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ODE II (III). LA FERMETÉ.

Fureur aveugle du carnage,
Tyran destructeur des mortels,
Ce n'est point ton aveugle rage
A qui j'érige des autels;
C'est à cette vertu constante,
Ferme, héroïque, patiente,
Qui brave tous les coups du sort,
Insensible aux cris de l'envie,
Qui, pleine d'amour pour la vie,
Par vertu méprise la mort.

Des dieux la colère irritée
Contre l'ouvrage audacieux
Du téméraire Prométhée,
Qui leur ravit le feu des cieux,
Du fatal présent de Pandore
Sur l'univers a fait éclore
Des maux l'assemblage infernal;
Mais par un reste de clémence,
Ces dieux placèrent l'espérance
Au fond de ce présent fatal.
<14>Sur ce prodigieux théâtre
Dont les humains sont les acteurs,
La nature, envers eux marâtre,
Semble se plaire à leurs malheurs.
Mérite, dignité, naissance,
Rien n'exempte de la souffrance,
Dans nos destins le mal prévaut :
Je vois enchaîner Galilée,
Je vois Médicis exilée,
Et Charles15-2 sur un échafaud.

Ici, ta fortune ravie
Anime ton ressentiment;
Là, ce sont les traits de l'envie
Qui percent ton cœur innocent;
Ou sur ta santé florissante
La douleur aiguë et perçante
Répand ses cruelles horreurs;
Ou c'est ta femme, ou c'est ta mère,
Ton fidèle Achate, ou ton frère,
Dont la mort fait couler tes pleurs.

Tels sur une mer orageuse
Naviguent de frêles vaisseaux
Malgré la fougue impétueuse
Des barbares tyrans des flots;
Par les vents les vagues émues
Soudain les élancent aux nues,
Les précipitent aux enfers,
Le ciel annonce leur naufrage;
Mais rassurés par leur courage,
Ils bravent la fureur des mers :
<15>Ainsi, dans ces jours pleins d'alarmes,
La constance et la fermeté
Sont les boucliers16-a et les armes
Que j'oppose à l'adversité.
Que le destin me persécute,
Qu'il prépare ou hâte ma chute,
Le danger ne peut m'ébranler.
Quand le vulgaire est plein de crainte,
Que l'espérance semble éteinte,
L'homme fort doit se signaler.

Le dieu du temps, d'une aile prompte,
S'envole et ne revient jamais;
Cet être, en s'échappant, nous compte
Sa fuite au rang de ses bienfaits;
Des maux qu'il fait et qu'il efface
Il emporte jusqu'à la trace,
Il ne peut changer le destin :
Pourquoi, dans un si court espace,
Du malheur d'un moment qui passe
Gémir et se plaindre sans fin?

Je ne reconnais plus Ovide
Triste et rampant dans son exil;
De son tyran flatteur timide,
Son cœur n'a plus rien de viril;
A l'entendre, on dirait que l'homme,
Hors des murs superbes de Rome,
Ne trouve plus d'espoir pour soi :
Heureux, si pendant sa disgrâce
Il eût pu dire, comme Horace :
Je porte mon bonheur en moi!
<16>Puissants esprits philosophiques,
Terrestres citoyens des deux,
Flambeaux des écoles stoïques,
Mortels, vous devenez des dieux.
Votre sagesse incomparable,
Votre courage inébranlable,
Triomphent de l'humanité :
Que peut sur un cœur insensible,
Déterminé, ferme, impassible,
La douleur et l'adversité?

Régulus se livre à Carthage,
Il quitte patrie et parents
Pour assouvir dans l'esclavage
La fureur de ses fiers tyrans;
J'estime encore plus Bélisaire
Dans l'opprobre et dans la misère
Qu'au sein de la prospérité;
Si Louis paraît admirable,
C'est lorsque le malheur l'accable,
Et qu'il perd sa postérité.

Sans effort une âme commune
Se repose au sein du bonheur;
L'homme jouit de la fortune
Dont le hasard seul est l'auteur.
Ce n'est point dans un sort prospère
Que brille un noble caractère,
Dans la foule il est confondu;
Mais si son cœur croît et s'élève
Lorsque le destin se soulève,
C'est l'épreuve de la vertu.
L'aveugle sort est inflexible,
En vain voudrait-on l'apaiser;
A sa destinée invincible
Quel mortel pourrait s'opposer?
<17>Non, toute la force d'Alcide
Contre un torrent d'un cours rapide
N'aurait pu le faire nager;
Il nous faut d'une âme constante
Souffrir la fureur insolente
D'un mal qu'on ne saurait changer.


15-2 Charles Ier, roi d'Angleterre.

16-a Le bouclier. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 20.)