VII. LETTRE D'ANAPISTÉMON.

Il faut avouer, mon cher ami, que vous êtes bien pressant. Vous ne me faites pas grâce sur la moindre bagatelle. Pour détruire quelque petit raisonnement que je fortifie de mon mieux, vous dressez contre moi une violente batterie qui bat mes pauvres arguments en brèche, et qui ne cesse de tirer que lorsque mes défenses ruinées et entière<268>ment bouleversées ne lui offrent plus de but sur lequel elle puisse diriger ses coups. Oui, vous l'avez résolu, vous voulez à toute force que j'aime, que je serve, que je sois attaché à ma patrie, et vous me pressez de telle sorte, que je ne sais presque plus comment vous échapper. Cependant on m'a parlé de je ne sais quel encyclopédiste qui a dit que la terre est l'habitation commune des êtres de notre espèce, que le sage est citoyen du monde, et qu'il est partout également bien. J'entendis, il y a quelque temps, un homme de lettres disserter sur ce sujet; je me plaisais à l'écouter; tout ce qu'il disait s'insinuait avec tant de facilité dans mon esprit, qu'il me semblait l'avoir imaginé moi-même. Ces idées élevaient mon âme; ma vanité se complaisait quand je pensais que, cessant d'être le sujet obscur d'un petit État, je pouvais m'envisager désormais comme citoyen de l'univers; je devenais incontinent Chinois, Anglais, Turc, Français, Grec, selon qu'il plaisait à ma fantaisie. Mon imagination parcourait toutes ces nations en idée. Je me transportais tantôt chez l'une, tantôt chez l'autre, et je m'arrêtais auprès de celle où je me plaisais le plus. Mais il me semble déjà vous entendre. Vous voudrez encore faire évanouir ce rêve agréable dont je m'occupe. Il sera facile de le dissiper, mais qu'y gagnerai-je? Les illusions qui nous charment ne valent-elles pas mieux que de tristes vérités qui nous répugnent? Je sais combien il est difficile de vous faire changer d'opinions; elles tiennent à des raisons si profondes, elles sont cramponnées dans votre esprit par tant d'arguments qui les y attachent, que j'essayerais en vain de les en arracher. Votre vie est une méditation continuelle; la mienne coule doucement, je me contente de jouir, j'abandonne les réflexions aux autres, je suis satisfait si je parviens à m'amuser et à me distraire. Voilà ce qui vous donne tant d'avantages sur moi, principalement lorsqu'il s'agit de traiter de matières graves qui exigent beaucoup de combinaisons. Je me prépare donc à vous voir armé de toutes pièces pour me forcer dans mes derniers retranchements. Je prévois qu'il<269> faudra que je renonce au système d'indépendance que je m'étais si commodément arrangé, et que vos arguments vainqueurs m'obligeront de me tracer un nouveau plan de conduite plus conforme aux devoirs de ma condition que celui que j'avais suivi jusqu'à présent.

Mais il s'élève sans cesse de nouveaux doutes en mon esprit. Vous êtes le médecin auquel je confie les maux de mon âme; c'est à vous à les guérir. Vous m'avez parlé d'un pacte social; personne ne me l'a fait connaître. Si ce contrat existe, jamais je ne l'ai signé. Selon vous, je suis engagé avec la société; je l'ignore. Je dois acquitter selon vous une dette; à qui? A la patrie. Pour quel capital? Je n'en sais rien. Qui m'a prêté ce capital? quand? où est-il? D'ailleurs je conviens avec vous que si tout le monde demeurait oisif et désœuvré, notre espèce périrait nécessairement; c'est toutefois ce qu'on n'a pas à craindre, parce que le besoin contraint le pauvre au travail, et que si quelque riche s'en dispense, cela ne tire guère à conséquence. Selon vos principes, tout serait en action dans la société, tout agirait, tout travaillerait. Un État de cette espèce serait pareil à ces ruches d'abeilles où chaque mouche est occupée, l'une à distiller le suc des fleurs, l'autre à pétrir le miel dans les alvéoles, et une troisième à la propagation de l'espèce, et où l'on ne connaît de crime irrémissible que l'oisiveté. Vous voyez que j'y procède de bonne foi. Je ne vous cache rien, je vous expose tous mes doutes. J'ai de la peine à me défaire si promptement de mes préjugés, s'ils sont tels. La coutume, cette maîtresse impérieuse des hommes, m'a façonné à certain genre de vie auquel je suis attaché; peut-être qu'il faudra me familiariser davantage avec les idées nouvelles que vous me présentez; je vous avoue que j'ai encore quelque répugnance à plier sous le joug que vous m'imposez. Renoncer à ma tranquillité, vaincre ma paresse, cela demande de terribles efforts; m'occuper sans cesse des affaires d'autrui, me tracasser pour le bien public, cela m'effarouche. Aristide, Thémistocle, Cicéron, Régulus, me présentent sans doute<270> de grands exemples de magnanimité, de grandeur d'âme, auxquels le public a rendu justice; mais que de peine pour acheter un peu de gloire! On rapporte qu'Alexandre le Grand, après une de ses victoires, s'écria : « O Athéniens, si vous saviez ce qu'il en coûte pour être loué de vous! »270-a Vous ne me passerez pas ces réflexions; vous les trouverez trop molles, trop efféminées. Vous voulez un gouvernement dont tous les citoyens ne soient que nerf et qu'énergie, où tout soit force et action; et je me doute que vous ne tolérez le repos que pour les imbéciles, les infirmes, les aveugles et les vieillards. Comme je ne me trouve pas de leur nombre, je m'attends à subir condamnation. Je ne saurais vous cacher que la matière que nous dissertons est beaucoup plus étendue que je ne me l'étais figuré. Que de différentes branches y concourent, que de combinaisons infinies pour former un corps de tant de parties qui constituent un gouvernement régulier! Nous avons peu de livres sur ce sujet, ou ceux qui existent sont d'une pédanterie assommante. Vous avez tout approfondi, et vous mettez vos connaissances à ma portée. Je vous ai l'obligation de m'avoir instruit, jusqu'aux difficultés près que je viens de vous expliquer. Continuez, je vous prie, comme vous avez commencé. Je vous regarde comme mon maître, je me fais gloire d'être votre disciple. Le rapport que les citoyens ont les uns avec les autres, les liens divers qui unissent la société, ce qu'exigent nos devoirs, toutes ces idées bouillonnent et fermentent sans cesse dans ma tête; je ne pense presque plus à autre chose. Quand je rencontre un agriculteur, je le bénis des travaux qu'il endure pour me nourrir; si j'aperçois un cordonnier, je le remercie intérieurement de la peine qu'il se donne de me chausser; passe-t-il un soldat, je fais des vœux pour ce vaillant défenseur de ma patrie. Vous avez rendu mon cœur sensible; j'étends maintenant les sentiments de ma reconnaissance sur tous mes concitoyens, mais principalement sur vous, qui, m'ayant développé la<271> nature de mes obligations, m'avez procuré un plaisir nouveau; vous avez parlé, et l'amour du prochain a rempli mon âme d'une sensation divine. C'est avec la plus haute estime et la plus parfaite reconnaissance que je suis, etc.


270-a Plutarque, Vie d'Alexandre, chap. 60.