<248>Je pense qu'un homme en danger de se noyer ne prêterait pas l'oreille aux discours de ceux qui lui diraient qu'il serait indigne de lui de devoir la vie à d'autres qu'à lui-même, et qu'ainsi il devrait plutôt périr que d'embrasser la corde ou le bâton que d'autres lui tendent pour le sauver. L'expérience nous fait voir que le premier soin des hommes est celui de leur conservation, et le second, celui de leur bien-être; ce qui détruit entièrement le paralogisme emphatique de l'auteur.

En approfondissant cette maxime de Machiavel, on trouve que ce n'est qu'une jalousie travestie que cet infâme corrupteur s'efforce d'inspirer aux princes; c'est cependant la jalousie des princes envers leurs généraux ou envers des auxiliaires qui venaient à leur secours et qu'ils ne voulaient pas attendre, crainte de partager leur gloire, qui de tout temps fut très-préjudiciable à leurs intérêts. Une infinité de batailles ont été perdues par cette raison, et de petites jalousies ont souvent plus fait de tort aux princes que le nombre supérieur et les avantages de leurs ennemis.

L'envie est un des vices les plus nuisibles à la société, et il est de tout une autre conséquence lorsqu'il se trouve chez les princes que chez les particuliers. Un État où gouverne un prince envieux de ses sujets ne fournira que des citoyens timides, au lieu d'hommes habiles et capables de faire de grandes actions. Les princes envieux étouffent comme dans leur germe ces génies que le ciel paraît avoir formés pour d'illustres entreprises; de là la décadence des empires et enfin leur chute totale. L'empire d'Orient devait autant sa perte à la jalousie que les empereurs témoignaient des heureux succès de leurs généraux qu'à la pédanterie religieuse des derniers princes qui y régnèrent; au lieu de récompenser les habiles généraux, on les punissait de leurs succès, et les capitaines peu expérimentés accéléraient la ruine de l'État. Cet empire ne pouvait donc manquer de périr.

Le premier sentiment qu'un prince doit avoir est l'amour de la