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ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME VI.

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ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME VI.
BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLVII

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ŒUVRES HISTORIQUES DE FRÉDÉRIC II ROI DE PRUSSE TOME VI.
BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLVII

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MÉMOIRES DEPUIS LA PAIX DE HUBERTSBOURG JUSQU'A LA PAIX DE TESCHEN

<><I>

AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.

Le dernier des ouvrages historiques de longue haleine que l'on doit à la plume du Roi, se compose de trois parties, dont il écrivit la première au mois de février 1775. Elle est connue sous le titre de Mémoires depuis la paix de Hubertsbourg jusqu'à la fin du partage de la Pologne. Le manuscrit autographe se trouve aux archives royales du Cabinet (Caisse 365, H), placé à la suite des Réflexions sur les mesures à prendre au cas d'une guerre nouvelle avec les Autrichiens, en supposant qu'ils suivent la même méthode d'une défensive rigide comme dans la dernière campagne de 1778, du 28 septembre 1779. Cette ébauche, écrite sur du papier de format in-quarto, sans titre général et sans avant-propos, se compose de trois chapitres. Le chapitre premier, De la politique depuis 1763 jusqu'à 1774, commence par ces mots : « Le lecteur se souviendra du tableau des finances des puissances de l'Europe dont nous avons rapporté le précis à la fin de l'année 1762 et au commencement de 1763 (t. V, p. 260-263), etc.; » il porte à la fin, p. 27, la date A Potsdam, ce 18 février 1775, et il est signé Federic. Le second chapitre, Des finances, p. 1-8, et le troisième, Du militaire, p. 1-8, ne sont ni datés ni signés.

Peu de temps après la paix de Teschen, l'Auteur refit et copia cet ouvrage, puis il y ajouta les deux autres parties, c'est-à-dire, le récit des événements de 1774<II> à 1778, et celui de la guerre pour la succession de Bavière. Le 24 juillet 1779, il remit ce nouveau travail au comte Finck de Finckenstein, premier ministre de Cabinet; l'envoi était accompagné de la lettre suivante :

Ce 24.

Je vous prie, mon cher comte, de me faire copier tout ceci par une main fidèle, et de le faire brocher ensuite, et de me le renvoyer. Quant à l'original, vous aurez la bonté de le déposer dans les archives, auprès de mes mémoires précédents, dont il forme la suite.



Je suis avec estime

Votre fidèle ami,
Federic.

Le comte de Finckenstein mit au haut de cette lettre, à la marge : « Pràs. d. 24. Juli 1779; » puis il scella deux fois de son cachet de famille le manuscrit original. Il écrivit lui-même sur la couverture la note suivante, en allemand : « Königliche Eigenhändige Memoires vom Hubertsburger bis zu dem Anno 1779 zu Teschen geschlossenen Frieden. » Comme le Roi n'a pas donné de titre général à son ouvrage, dont l'original est déposé aux archives du Cabinet (Caisse 150, B), nous l'avons intitulé, d'après l'inscription du comte de Finckenstein : Mémoires depuis la paix de Hubertsbourg jusqu'à la paix de Teschen. Aussi l'avant-propos, sans date et sans signature, qui se trouve à la tête de l'ouvrage, n'a rapport qu'aux Mémoires depuis la paix de Hubertsbourg, 1763, jusqu'à la fin du partage de la Pologne, 1775. Le manuscrit de cet ouvrage a quarante-quatre pages in-quarto. Le chapitre Ier, De la politique depuis 1763 jusqu'à 1774, p. 1-27, est daté, au bas de la dernière page, Potsdam, 18 février 1775, et n'est pas signé; le chapitre II, Des finances, p. 28-35, n'est ni signé ni daté; et à la fin du chapitre III, Du militaire, p. 36-44, on lit ces mots : Fait en 1773 (sic), corrigé en 1779. Federic. Quant aux deux autres mémoires, c'est-à-dire, la relation De ce qui s'est passé de plus important en Europe depuis l'année 1774 jusqu'à l'année 1778, manuscrit de huit pages in-quarto, sans date ni signature, et les Mémoires de la guerre de 1778, manuscrit de dix-huit pages in-quarto, signé, Fait à Potsdam, ce 20 juin 1779, Federic, ils ont été ajoutés, comme ouvrages à part, pour continuer les mémoires du royal Auteur sur son propre règne, et n'ont de préface ni l'un ni l'autre.

<III>Le corps de cet ouvrage, formant trois cahiers, est écrit en entier de la main du Roi. Un quatrième et un cinquième cahier, copiés par un secrétaire, contiennent la Correspondance de main propre de Sa Majesté le Roi avec Sa Majesté l'Empereur, en 1778, et la Correspondance de main propre de Sa Majesté le Roi avec Sa Majesté l'Impératrice-Reine, en 1778. Le texte que nous donnons de ces correspondances est vérifié sur les minutes des lettres ou sur les originaux, que l'on conserve aux archives royales.

L'autographe de Frédéric est très-serré, net et bien lisible, comme l'ouvrage sur la guerre de sept ans. Jl y a peu de corrections, çà et là seulement un mot rayé ou quelques expressions intercalées et mises au-dessus de la ligne.

Nous n'avons pas osé toucher aux dates différentes, 1775 et 1774, que l'Auteur a ajoutées au titre et au premier chapitre du premier ouvrage, par la raison que, dans les deux rédactions de ces mémoires, il a conduit en effet l'exposé des affaires de Pologne jusqu'au moment où il a écrit, en février 1775, année qui se trouve aussi indiquée à la marge, tandis que pour la politique en général il s'arrête en 1774, pour la reprendre à la même année dans le second ouvrage.

Les archives royales du Cabinet possèdent (Caisse 365, D) une copie faite sur l'autographe du Roi lorsqu'il fut complet. Cette copie, dont la reliure porte le titre suivant : MS. de l'Histoire de mon temps, depuis 1763-1779, a été préparée pour l'impression par le comte de Hertzberg, qui a procédé aussi arbitrairement ici que pour l'Histoire de mon temps proprement dite et pour l'Histoire de la guerre de sept ans. Cela résulte aussi d'une lettre de ce ministre d'État au roi Frédéric-Guillaume II, du 30 janvier 1788. En voici le commencement et la partie principale : « Le libraire Decker vient d'achever l'impression de l'Histoire de mon temps du feu roi. Comme il ne veut la publier qu'à la Saint-Michel, quand tous les Œuvres posthumes du feu roi seront imprimés, afin d'en empêcher la contrefaction, je crois faire plaisir à Votre Majesté en lui envoyant les feuilles qui contiennent l'histoire de la dernière guerre de Bavière. J'y ai trouvé avec le plus grand plaisir que le feu roi a rendu justice aux manœuvres de Votre Majesté, dans les endroits que j'ai marqués. Il a relevé, d'un autre côté, la faute qu'il attribue au prince Henri d'avoir commis dans cette campagne, comme Votre Majesté daignera le voir par les passages que j'ai soulignés dans le manuscrit original<IV> ci-joint; mais je crois avoir rencontré l'intention de Votre Majesté en retranchant ledit passage, qui aurait beaucoup exposé à la postérité la réputation militaire de Son Altesse Royale, laquelle pourra juger par ce trait que j'agis plus généreusement à son égard qu'elle ne fait envers moi, etc. »

Dans sa réponse autographe, du 31 janvier 1788, le Roi dit, entre autres, qu'il se souvient très-bien que feu son oncle lui avait lu les passages de l'ouvrage sur la guerre de Bavière qui le concernent.

Les éditeurs de 1788 ont laissé l'ouvrage sans titre général; de plus, ils ont donné la seconde partie, qui forme un tout indépendant, comme le quatrième chapitre de la première. Ainsi que dans les volumes précédents, ces mêmes éditeurs se sont permis partout des omissions considérables, et ont ajouté des choses qui ne se trouvent pas dans le manuscrit original, par exemple à la page 56, où l'Auteur, racontant la fin tragique de Struensée, s'exprime ainsi : « Deux généraux et le sieur d'Osten se rendirent en secret chez la reine Julie, etc. » Le comte de Hertzberg y a mis : « Les deux généraux d'Eickstedt et de Köller, tous deux Poméraniens de naissance, et le ministre d'État d'Osten, etc. » A la page 70, Frédéric, en parlant de la mort du sultan Mustapha, dit seulement : « Son frère occupa le trône après lui; » les éditeurs de 1788 ont inséré après son frère le faux nom d'Achmet. Ils ont aussi fait à l'ouvrage l'addition inutile des Pièces authentiques de la négociation de Braunau (Œuvres posthumes, t. V, p. 335-354), qui avaient déjà paru en 1778, et que le comte de Hertzberg a fait entrer avec raison dans son Recueil des déductions, etc. A Berlin, 1789, t. II, p. 190-200.

Quant à la correspondance du Roi avec l'Empereur et avec l'Impératrice-Reine, on trouve, dans la collection intitulée Briefe von Joseph dem Zweyten. (Bis jetzt ungedruckt). Leipzig, F. A. Brockhaus, 1821, p. 23-25, une lettre de l'Empereur à Frédéric II, datée de Jaromircz, juillet 1778. Elle est écrite en langue allemande, à part la fin, qui est en français. Le ton inconvenant qui y règne en rend l'authenticité fort douteuse. Sans cette circonstance, elle appartiendrait à la correspondance au sujet de la Bavière; mais rien ne fait supposer que le Roi ait eu connaissance d'une pièce de cette nature.

Nous avons ajouté à ce dernier ouvrage historique du Roi deux écrits qui servent comme de conclusion aux mémoires que l'auguste Auteur a consacrés aux<V> événements de son propre règne, nous voulons parler du Projet de ligue et du Testament.

Frédéric a terminé ses mémoires sur son règne à la paix de Teschen. Il a gardé le silence sur les affaires générales auxquelles il prit part dès lors, ainsi que sur les dernières années de sa bienfaisante administration. Son association avec ses coétats pour le maintien de la constitution germanique, association connue sous le nom de Deutscher Fürstenbund et conclue à Berlin le 23 juillet 1785, était de sa part l'objet d'une prédilection particulière. Nous en avons vu manquer les premiers essais (Histoire de mon temps, Œuvres, t. II, p. 158, et t. III, p. 27 et 34); de même, le 31 mars 1778, le Roi avait prescrit en vain à ses ministres de Cabinet de travailler à une association des cercles (Friedrich der Grosse. Eine Lebensgeschichte von J. D. E. Preuss, t. IV, p. 390). C'est avec d'autant plus de plaisir que nous donnons du moins le Projet de la ligue qu'il eut le bonheur de former entre les princes d'Allemagne. Le texte que nous offrons au lecteur est tiré du Recueil des déductions, etc. du comte de Hertzberg, t. II, p. 364-368, où il est intitulé par l'éditeur, Projet de ligue entre les princes d'Allemagne, calquée sur le modèle de celle de Smalcalde, dressé par le roi Frédéric II de sa propre main, 1784. L'autographe de l'Auteur, communiqué à ses ministres d'État et de Cabinet le comte de Finckenstein et le sieur de Hertzberg, par une lettre datée A Potsdam, le 24 octobre 1784, ne se trouve pas dans les archives royales du Cabinet, non plus que la réponse du Roi aux représentations de ses ministres de Cabinet, datée du 1er novembre 1784, et faisant suite au Projet de ligue.

Pour ce qui regarde le Testament, nous devons entrer dans plus de détails. Trois documents remarquables, qui datent de l'année 1752, prouvent combien, à cette époque, le Roi pensait sérieusement à sa fin. L'un est le Pacturn Fridericianum, conclu entre les souverains de Prusse, de Baireuth et d'Ansbach, qui tous trois portaient le nom de Frédéric; il concerne tous les membres de la maison de Hohenzollern, et le contenu en est demeuré un secret d'État. Les deux autres se rapportent immédiatement à l'éventualité de la mort du Roi.

Ce fut le 11 janvier 1752 que le Roi écrivit l'acte qui renfermait ses dernières volontés. Deux jours après, il le plaça dans ses archives du Cabinet, avec cette inscription autographe : « Copie du Testament que j'ai fait déposer aux archives<VI>le 13 janvier 1752; » une copie de sa propre main en fut déposée aux archives du duc de Brunswic. C'était son Testament, ou sa Disposition testamentaire. Le Testament politique, qui est daté de Potsdam, le 27 août de la même année, fut confié au duc régnant de Brunswic en personne, et ne fut confié qu'à lui.

Dix-sept ans plus tard, le Roi se fit rendre l'original du Testament, ou de la Disposition testamentaire, déposé à Berlin, jugeant qu'en raison des événements survenus pendant cet espace de temps, il était nécessaire d'y apporter des modifications. Il le remplaça donc par une nouvelle rédaction, datée du 8 janvier 1769, qu'il fit mettre aux archives le 10 janvier suivant. Elle est écrite de sa propre main, sur une feuille de papier timbré de huit gros, conformément à la loi. Voyez le fac-similé à la fin de ce volume. La copie du Testament de 1752 ne fut pas redemandée à la cour de Brunswic, tout comme le nouvel acte de 1769 ne lui fut pas envoyé.

Le 7 novembre 1768, déjà, le Roi avait fait, à Sans-Souci, une nouvelle rédaction de son Testament politique, et l'avait déposée aux archives du Cabinet à Berlin. Après la mort de Charles duc de Brunswic, arrivée le 26 mars 1780, son fils et successeur renvoya à Berlin, le 3 avril de la même année, le Testament politique de 1752, en félicitant le Roi de ce qu'il n'y avait pas eu lieu de l'ouvrir.

Quant à la copie ci-dessus mentionnée du Testament, ou de la Disposition testamentaire, de l'an 1752, elle resta dans les archives de Brunswic jusqu'à la mort du roi de Prusse. Alors le duc Charles-Guillaume-Ferdinand l'envoya à Berlin par son conseiller intime Charles-Auguste de Hardenberg-Reventlow, plus tard chancelier d'État prussien, dont l'arrivée fut annoncée par les Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen, no 101, le 24 août 1786. On avait déjà trouvé aux archives royales le Testament de 1769, qui fut ouvert et lu par le ministre d'État de Hertzberg, le 18 août 1786, au château de Berlin, en présence du nouveau roi, des princes Henri et Ferdinand, et du ministre d'État comte Finck de Finckenstein. Le Testament politique du 7 novembre 1768 fut présenté au nouveau roi le 6 décembre 1786; il ne fut renvoyé aux archives que le 20 avril 1803. Voyez t. I, p. XIX.

Le Testament de 1769 fut imprimé pour la première fois dans les Stats-Anzeigen de Schlozer, Gottingue, octobre 1791, t. XVI, cahier 64, p. 450-456. Le<VII> ministre d'État comte de Hertzberg adressa au conseiller de Cabinet Laspeyres une lettre datée du 27 novembre 1791, dans laquelle il se prononce de la manière suivante sur cette impression : « Dans le dernier cahier des Stats-Anzeign von Schlözer in Göttingen, on trouve le Testament du feu roi tout entier et fort exact. Cela ne peut être sorti que du cabinet particulier du Roi même. J'ai été obligé de le lire deux fois au Roi et aux princes pour la publication, quelque temps après la mort du feu roi. Sa Majesté le reprit d'abord, et l'enferma fort soigneusement dans son bureau. Je ne l'ai pas revu depuis. » Le texte que nous donnons de ce testament est tout à fait conforme à l'autographe qui en existe aux archives royales du Cabinet (Caisse 104, H). Néanmoins il diffère en beaucoup de points, peu essentiels, il est vrai, de celui qu'on avait publié précédemment.

Berlin, ce 10 juin 1847.

J.-D.-E. Preuss,
Historiographe de Brandebourg.

<VIII><1>

I. MÉMOIRES DEPUIS LA PAIX DE HUBERTSBOURG, 1763. JUSQU'A LA FIN DU PARTAGE DE LA POLOGNE, 1775.

<2><3>

AVANT-PROPOS.

J'avais eu lieu de croire que les derniers ouvrages politiques et militaires que je donnerais à la postérité, seraient ceux qui contiennent ce qui s'est passé en Europe depuis l'année 1756 jusqu'à l'année 1763, où la paix de Hubertsbourg fut conclue. Tant de campagnes laborieuses qui avaient usé mon tempérament, et mon âge avancé qui commençait à me faire ressentir les infirmités qui en sont la suite nécessaire, me faisaient entrevoir comme prochaine la fin de ma carrière, ce qui me faisait augurer que les seuls services que je pourrais encore rendre à l'État, seraient d'effacer par une administration sage et active les maux infinis que la guerre avait causés dans toutes les provinces de la domination prussienne. On avait lieu de se flatter qu'après d'aussi violentes secousses que l'Europe avait éprouvées durant la dernière guerre, à tant d'orages succéderait un temps calme et serein. Les puissances prépondérantes étaient fatiguées des efforts prodigieux qu'elles avaient été obligées de<4> faire. Leurs finances, étant également épuisées, leur inspirèrent des sentiments de modération qui effacèrent ceux de l'animosité auxquels elles ne s'étaient que trop abandonnées. Enfin, lasses de tant de travaux inutiles, elles ne désirèrent que l'affermissement de la tranquillité publique.

Cette tranquillité était plus nécessaire encore à la Prusse qu'au reste de l'Europe, parce qu'elle avait porté presque seule tout le fardeau de la guerre. On ne peut se représenter cet État que sous la forme d'un homme criblé de blessures, affaibli par la perte de son sang, et prêt à succomber sous le poids de ses souffrances; il lui fallait du régime pour se remettre, des toniques pour lui rendre ses forces, et des baumes pour consolider ses plaies. Dans ces conjonctures, le gouvernement n'avait d'autre exemple à suivre que celui d'un sage médecin, qui, à l'aide du temps et de remèdes doux, rétablit les forces d'un corps exténué.

Ces considérations étaient si puissantes, que le gouvernement intérieur de l'État absorba toute mon attention. La noblesse était dans un état d'épuisement, le petit peuple, ruiné, nombre de villages, brûlés, beaucoup de villes, détruites, soit par des siéges, soit par des incendiaires dont l'ennemi s'était servi; une anarchie complète avait bouleversé tout l'ordre de la police et du gouvernement; les finances étaient dans la plus grande confusion; en un mot, la désolation était générale. Ajoutez à tantd'embarras que les vieux conseillers et ministres des finances étaient morts durant le cours de cette guerre, et qu'isolé, pour<5> ainsi dire, et manquant d'aides, je fus obligé de choisir de nouveaux sujets, et de les former en même temps aux emplois auxquels je les destinais.

L'armée ne se trouvait pas dans une meilleure situation que le reste du pays : dix-sept batailles avaient fait périr la fleur des officiers et des soldats; les régiments étaient délabrés, et composés en partie de déserteurs ou de prisonniers de l'ennemi. L'ordre avait presque disparu, et la discipline était relâchée au point que nos vieux corps d'infanterie ne valaient pas mieux qu'une nouvelle milice. Il fallut donc penser à recruter les régiments, à y rétablir l'ordre et la discipline, surtout à ranimer les jeunes officiers par l'aiguillon de la gloire, pour rendre à cette masse dégradée son ancienne énergie.

Le tableau que présentait la politique, n'était pas plus flatteur que ceux que nous venons d'exposer. La conduite indigne et perfide de l'Angleterre sur la fin de la dernière guerre avait rompu l'alliance que nous avions avec elle; la paix séparée qu'elle fit avec la France, les négociations qu'elle entama en Russie pour me brouiller avec l'empereur Pierre III, les avances qu'elle avait faites à la cour de Vienne pour lui sacrifier mes intérêts, toutes ces infamies, ayant dissous les liens que j'avais avec la Grande-Bretagne, me laissaient, après la paix générale, isolé et sans alliés dans l'Europe. Cette situation critique ne fut pourtant pas de durée, et sur la fin de l'année 1763, elle prit une forme plus favorable. La cour de Russie avait été comme étourdie par la révolution subite qui s'y était faite; il lui fallait<6> du temps pour reprendre ses esprits. A peine la nouvelle impératrice eut-elle assuré l'intérieur de son gouvernement, qu'elle porta ses vues plus loin; elle se rapprocha de la Prusse : dans le commencement, ce ne furent que des explications; bientôt le besoin mutuel de s'unir ne parut plus problématique. Dans le temps que cette négociation commençait à s'échauffer, mourut Auguste III, roi de Pologne, et cet événement inattendu fut suffisant pour accélérer la conclusion d'une alliance défensive entre la Russie et la Prusse. L'Impératrice voulut disposer à son choix de ce trône vacant; la Prusse était l'alliée qui pour cette fin lui convenait le mieux; aussi, bientôt après, Stanislas Poniatowski fut-il élu roi de Pologne, parce que l'impératrice de Russie le voulait ainsi. Cette élection n'aurait point eu de suites fâcheuses, si l'Impératrice s'en était tenue là; mais elle exigea, de plus, que la République accordât des priviléges considérables aux dissidents. Ces prétentions nouvelles soulevèrent toute la Pologne : les grands du royaume implorèrent le secours des Turcs; bientôt la guerre s'alluma, et les armées russes n'eurent qu'à se montrer pour vaincre les Musulmans dans toutes les rencontres.

Cette guerre changea tout le système politique de l'Europe; une nouvelle carrière venant à s'ouvrir, ou il fallait être sans adresse, ou il fallait être enseveli dans un engourdissement stupide pour ne point profiter d'une occasion aussi avantageuse. J'avais lu la belle allégorie du Bojardo;6-a je saisis donc par les<7> cheveux l'occasion qui se présentait, et à force de négocier et d'intriguer, je parvins à indemniser notre monarchie de ses pertes passées, en incorporant la Prusse polonaise avec mes anciennes provinces. Cette acquisition était une des plus importantes que nous pussions faire, parce qu'elle joignait la Poméranie à la Prusse orientale, et qu'en nous rendant maîtres de la Vistule, nous gagnions le double avantage de pouvoir défendre ce royaume et de tirer des péages considérables de la Vistule, parce que tout le commerce de la Pologne se fait par cette rivière. Cette acquisition de la Pomérellie, qui m'a paru faire époque dans les annales de la Prusse, m'a semblé assez remarquable pour en transmettre les détails à la postérité, d'autant plus que j'ai été témoin et acteur dans cet événement.

Les négociations dont je fais le recensement dans cet ouvrage, se trouvent toutes en original dans le dépôt des archives des affaires étrangères. J'ai divisé ces mémoires en trois chapitres : le premier traite des négociations et des affaires de la politique depuis la paix de Hubertsbourg jusqu'à la pacification de la Pologne; le second embrasse les affaires de finances, les nouvelles branches de commerce qui ont été établies, les défrichements faits dans différentes provinces, les produits de la Prusse occidentale, et les améliorations dont elle est susceptible; le troisième contient tous les objets qui ont rapport à l'armée, son rétablissement, son augmentation, le nombre des nouveaux corps levés depuis l'acquisition de la Pomérellie, l'état des troupes, fixé en temps de paix à cent quatre-vingt-six mille<8> hommes, l'artillerie, tous les arrangements qu'il faut pour mouvoir cette masse, enfin, un projet de campagne défensive, uniquement adopté pour soutenir le royaume de Prusse contre les entreprises qu'un ennemi quelconque pourrait former pour l'envahir. Je dois en même temps avertir le lecteur qu'ayant senti quelque répugnance à parler toujours de moi-même durant une longue narration, j'ai préféré à cet égoïsme révoltant le parti de parler des faits en tierce personne. Je me borne donc simplement à l'office d'un historien qui veut décrire avec vérité et avec clarté les choses qui se sont passées de son temps, sans exagérer ni falsifier les moindres circonstances. Je n'ai jamais trompé personne durant ma vie : encore moins tromperai-je la postérité.

<9>

MÉMOIRES DEPUIS LA PAIX DE HUBERTSBOURG JUSQU'A LA FIN DU PARTAGE DE LA POLOGNE.

CHAPITRE Ier.

De la politique depuis 1763 jusqu'à 1774

Pour nous faire une juste idée de la situation politique de l'Europe après la paix de Hubertsbourg, il faut se rappeler que toutes les puissances étaient presque également épuisées. La France avait fait la paix avec l'Angleterre, faute d'avoir pu trouver des fonds suffisants pour la campagne de l'année 1763. L'Impératrice-Reine n'aurait pas fait non plus la paix de Hubertsbourg, si les ressources pécuniaires ne lui eussent totalement manqué. Le roi de Prusse était le seul qui eût encore de l'argent comptant, parce qu'il avait eu la prudence d'avoir toujours une année d'avance dans ses coffres. Cependant ce manque de numéraire influait dans les vues politiques, et chaque puissance<10> désirait le maintien de la tranquillité publique, pour avoir le temps de se refaire et de regagner ses forces. C'est probablement une des causes qui contribuèrent le plus à maintenir le traité que l'Empereur, la France et l'Espagne avaient conclu à Versailles. La maison d'Autriche en retirait sans doute le plus grand avantage, parce qu'étant assurée de la France, elle n'avait rien à craindre ni pour la Flandre ni pour l'Italie, et qu'ainsi elle était maîtresse d'employer toutes ses forces contre la Prusse, si le besoin le requérait. D'autre part, la France, n'ayant rien à redouter de la maison d'Autriche, voyait ses frontières à l'abri de toute insulte; et n'étant point à prévoir qu'une guerre de terre ferme pût avoir lieu, la France, dis-je, pouvait tourner toute son attention à rendre formidable sa flotte, qui, jointe un jour à celle de l'Espagne, pouvait en imposer à la marine anglaise. Ces vues de prévoyance étaient fondées sur de bonnes raisons : on avait précipité la conclusion de la paix d'Aix-la-Chapelle; bien des points qui devaient être clairement énoncés, n'étaient qu'ébauchés, comme celui de la pèche accordée aux Français sur les bancs de Terre-Neuve, la rançon de la Manille, que l'Angleterre demandait à l'Espagne, et autres choses, à la vérité de peu d'importance, mais qui suffisent et fournissent des prétextes à des têtes inquiètes qui veulent embrouiller les affaires.

Ces raisons de convenance réciproque n'étaient pas les seules qui unissaient les deux maisons de Bourbon à la maison de Habsbourg renouvelée : le caractère et la façon de penser des ministres qui gouvernaient à Vienne et à Versailles, n'y contribuait pas moins. Le prince Kaunitz, d'un caractère haut, arrogant et impérieux, envisageait le traité de Versailles comme le chef-d'œuvre de sa politique; il s'applaudissait d'avoir désarmé les anciens ennemis de la maison d'Autriche, et de les avoir engagés assez avant pour servir l'Empereur contre le roi de Prusse. Le duc de Choiseul était né Lorrain; son père, le comte de Stainville, avait été ambassadeur de la cour de<11> Vienne à Paris, de sorte que M. de Choiseul, se croyant encore vassal de l'Empereur, était intérieurement plus attaché à l'Autriche qu'à la France. Il n'est donc pas étonnant que la prévention de ces deux premiers ministres pour cette alliance la maintînt, et qu'elle continue à durer tant que ses promoteurs conserveront leur crédit sur l'esprit de leurs maîtres.

Si, d'un autre côté, nous tournons nos regards vers la Prusse, nous la trouvons comme isolée et sans alliance aucune : en voici la raison. Lorsque le sieur Pitt quitta le ministère, sa place fut donnée à l'Écossais Bute; ce ministre anglais rompit toutes les liaisons qui subsistaient entre nos deux cours; l'Angleterre, comme nous l'avons rapporté, ayant fait sa paix avec la France, lui avait sacrifié sans pudeur les intérêts de la Prusse, et, par une perfidie encore plus inouïe, elle avait offert la conquête de la Silésie à la maison d'Autriche, pour renouveler, à la faveur de ce service, les anciennes liaisons de la cour impériale avec celle d'Angleterre; et comme si ce n'en était pas assez de tous ces procédés infâmes, le sieur Bute avait mis tout en œuvre à Pétersbourg pour brouiller le Roi avec l'empereur Pierre III; en quoi cependant il ne put réussir. Tant de mauvaise foi, jointe à des trahisons aussi ouvertes, avait rompu tous les liens formés entre la Prusse et l'Angleterre; à cette alliance, que l'intérêt réciproque avait formée, succéda l'inimitié la plus vive et la haine la plus violente, de sorte que le Roi demeura seul comme un champion sur un champ de bataille, sans à la vérité que personne l'attaquât, mais aussi sans que personne se présentât pour le défendre. Cette situation, soutenable tant qu'elle était passagère, ne devait pas durer à la longue; aussi changea-t-elle bientôt.

Vers la fin de 1763, l'on commença à négocier en Russie pour conclure avec cette puissance une alliance défensive; il n'y avait alors à Pétersbourg que le comte Panin qui fût porté pour la Prusse; l'ancien ennemi du Roi, le chancelier Bestusheff, ce promoteur de toutes<12> les brouilleries qu'il y avait eu entre les deux cours, s'opposait sourdement, et il était soutenu auprès de l'Impératrice par le comte Orloff, qui était alors le favori déclaré de cette princesse. Les cours de Vienne et de Dresde intriguèrent sous main, autant qu'elles purent, pour traverser la négociation du comte de Solms. Les Autrichiens représentaient à l'impératrice de Russie que leur puissance était la seule dont l'alliance pût être avantageuse aux Russes, parce que la cour de Vienne était l'unique qui pût les assister contre les Turcs, leur commun ennemi. Les Saxons avaient d'autres raisons pour faire manquer les négociations du comte Solms : ils sollicitaient l'appui et la protection de l'Impératrice, afin de se frayer le chemin à la succession du trône de Pologne, au cas qu'Auguste III vînt à décéder. Les Saxons, gouvernés par le comte de Brühl, de tout temps ennemi des Prussiens, étaient d'ailleurs disposés à joindre leurs intrigues à celles de toutes les puissances qui pouvaient contrecarrer ou diminuer toutes les choses qui pouvaient donner au Roi de l'influence dans les affaires de l'Europe.

Il fallait un événement inattendu pour terminer et résoudre cette crise; il arriva à point nommé : Auguste III, roi de Pologne, mourut à Dresde le 5 octobre de la même année. Son fils, l'électeur de Saxe, suivit de près son père au tombeau; le petit-fils d'Auguste, qui devint alors électeur, n'avait pas encore atteint l'âge de majorité. Ces deux morts si promptes, et ce jeune prince en tutelle, changèrent subitement la face des affaires : depuis, les intrigues et les cabales des Français, des Saxons et des Autrichiens ne purent rien effectuer à Pétersbourg. Le comte Panin gagna le dessus et devint grand chancelier de l'empire; et par une suite de l'ascendant qu'il avait sur l'esprit de l'Impératrice, il lui persuada de placer un Piaste sur le trône de Pologne. Pour aller à jeu sûr, Catherine communiqua ses projets au roi de Prusse. Ce prince promit de les appuyer, et sans attendre la signature du traité qu'il négociait à Pétersbourg, son ministre à Varsovie<13> fut chargé d'assister celui de la Russie qui se trouvait dans cette capitale, et de faire, au sujet de l'élection future, les insinuations les plus fortes et les plus nerveuses, tant au primat qu'aux plus grands seigneurs de la Pologne. Cette démarche bien calculée décida enfin l'irrésolution de la cour de Pétersbourg; les ministres de Russie marquèrent à leur souveraine combien l'assistance du roi de Prusse avait facilité leurs négociations, ce qui acheva de déterminer cette princesse à conclure l'alliance que le Roi lui avait proposée. Au mois de janvier de l'année 1764, le contre-projet fut envoyé de Berlin au comte de Solms, et après que quelques difficultés eurent été levées touchant le concours et l'assistance que l'Impératrice exigeait du Roi, ce traité important fut signé dans le courant du mois de mars.13-a

Pour ne pas être trop verbeux, je me contenterai d'en rapporter en peu de mots la substance. Le traité était limité, et ne devait durer que huit années; on y stipulait la garantie mutuelle pour les possessions des deux puissances contractantes; on ne devait faire ni trêve ni paix sans un consentement mutuel; on se promettait réciproquement l'assistance d'un corps de dix mille hommes d'infanterie et de deux mille chevaux; par un article secret on avait stipulé qu'on évaluerait ce secours, au cas que le Roi fût attaqué vers le Rhin, ou l'Impératrice vers la Crimée, à une somme annuelle de quatre cent mille roubles, ou quatre cent quatre-vingt mille écus de notre monnaie. Quant à la Pologne, on s'engageait à s'opposer à ce que ce royaume devînt héréditaire, et à ne pas souffrir les entreprises de ceux qui tenteraient, en changeant la forme du gouvernement, d'y introduire le pouvoir monarchique. On promettait en outre de protéger les dissidents contre l'oppression de l'Église dominante. Enfin, par une convention secrète, signée le même jour, on s'engagea de faire en sorte que l'élection tombât sur un Piaste, et ce Piaste fut Stanislas Poniatowski, stolnik de Lithuanie, dès longtemps connu de<14> l'impératrice de Russie, et dont la personne lui était agréable. Bientôt dix mille Russes s'approchèrent de Varsovie, tandis que sur les frontières de la Pologne, les troupes prussiennes faisaient des démonstrations qui pouvaient faire penser à ces républicains, ainsi qu'aux puissances étrangères, que ceux qui voudraient s'ingérer dans l'affaire de cette élection contre la volonté de la Russie et de la Prusse, trouveraient à qui parler, et feraient bien d'y penser plus d'une fois.

Le temps approchait où allait s'assembler la diète d'élection : il était de la dignité des deux cours d'y envoyer un ministre titré et du premier ordre; le Roi destina cette ambassade au prince de Carolath-Schönaich, qui se rendit aussitôt à Varsovie. L'on changea la forme de la diète : elle fut assemblée sous le nom de confédération, afin d'annuler le liberum veto, ou le niepozwalam, du parti contraire, et afin que la pluralité des voix fût suffisante pour donner la sanction aux résolutions qu'on ferait prendre aux députés des palatinats. A cette diète en succéda une autre, au mois d'août, qui arbora également la forme de confédération; ce fut celle qui, par les fortes recommandations et l'appui des ambassadeurs russe et prussien, élut unanimement, le 7 septembre, Stanislas Poniatowski roi de Pologne; et ce prince fut reconnu pour tel par toutes les puissances de l'Europe.

Il fallut encore une troisième diète pour le couronnement. Les Czartoryski, oncles du nouveau roi, se prévalurent de la confédération qui subsistait encore, pour abolir entièrement le liberum veto; ce qui les aurait rendus les maîtres absolus des délibérations de cette république. Le roi de Prusse craignit que ces changements ne tirassent à conséquence, en introduisant un changement considérable dans le gouvernement d'une république aussi voisine de ses États que la Pologne; il en avertit la cour de Pétersbourg, qui entra dans ses vues; toutefois on laissa subsister la forme de la confédération jusqu'à la prochaine diète.

Ce ne furent ensuite que négociations infructueuses pour l'aboli<15>tion d'une douane générale que la diète de convocation avait substituée à la douane de la noblesse; ce nouvel établissement, étant contraire au traité antécédent de Wehlau, autorisait le Roi à user de représailles envers la République. Le sieur de Goltz15-a fut envoyé à Varsovie, pour concilier ce différend; on s'en remit à l'arbitrage de l'impératrice de Russie, et les nouvelles douanes furent abolies de part et d'autre.

La cour de Pétersbourg, mécontente de la conduite du roi de Pologne, et encore plus de la conduite des Czartoryski ses oncles, qui le gouvernaient, envoya à Varsovie le sieur de Saldern pour les observer et pour leur faire les remontrances convenables, afin qu'ils missent plus de modération et de sagesse dans leurs procédés. De Varsovie ce négociateur passa par Berlin, chargé de vastes projets; le comte Panin les avait formés, et il était porté par goût pour toutes les choses d'ostentation et d'éclat. Le sieur de Saldern,15-b qui n'avait ni manières, ni souplesse dans l'esprit, prit le ton d'un dictateur romain, pour obliger le Roi à consentir à l'accession de l'Angleterre, de la Suède, du Danemark et de la Saxe au traité de Pétersbourg. Ce projet, entièrement contraire aux intérêts de la Prusse, empêchait le Roi d'y donner les mains. Comment pouvait-on prétendre que le Roi prît des arrangements avec l'Angleterre, après toutes les perfidies qu'il en avait éprouvées? Et l'assistance de la Suède, du Danemark et de la Saxe était nulle, parce qu'on ne pouvait les faire agir qu'en leur payant de gros subsides; et de plus, étant unies avec la Russie, elles pouvaient trop partager l'influence que le Roi espérait de gagner dans ce pays-là. Il valait donc mieux les en éloigner à temps, d'autant plus qu'il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité.

<16>Toutes ces raisons portèrent le Roi à décliner les propositions du sieur de Saldern. Ce ministre prit feu, se croyant le préteur Popilius, et prenant Sa Majesté pour Antiochus, roi de Syrie. Il voulait prescrire des lois à un souverain : le Roi, qui ne se croyait pas du tout Antiochus, congédia le ministre avec tout le sang-froid possible, en l'assurant qu'il serait toujours l'ami des Russes, mais jamais leur esclave. M. de Saldern, mécontent d'avoir trouvé un prince si peu soumis à ses commandements, se rendit de Berlin à Copenhague, où étalant tout à son aise son despotisme et ses prétentions illimitées, il subjugua tellement l'esprit du roi de Danemark, qu'il chassa les ministres et les généraux qui lui déplaisaient, et les remplaça par ses créatures; après quoi il conclut un traité éventuel d'échange du duché de Holstein-Gottorp, qui revenait au Danemark, pour les comtés d'Oldenbourg et de Delmenhorst, que les princes de Holstein recevaient à la place de ce qu'ils perdaient.

Sur la fin de cette année, on assembla encore une diète en Pologne. L'impératrice de Russie s'était déclarée la protectrice des dissidents, dont un nombre étaient grecs : elle demanda qu'on leur accordât le libre exercice de leur religion, et qu'ils pussent posséder des charges tout comme leurs compatriotes. Cette proposition jeta la semence de tous les troubles et des guerres qui s'ensuivirent. L'envoyé de Prusse présenta un mémoire à la diète pour lui insinuer que son maître ne saurait voir avec des yeux indifférents l'abolition du liberum veto, l'établissement des nouveaux impôts, et l'augmentation des troupes de la couronne; et la République eut égard à cette représentation. Elle n'eut pas la même complaisance pour les priviléges qu'on avait demandés en faveur des dissidents : bien loin d'y déférer, la diète confirma par une espèce d'enthousiasme fanatique les constitutions dont les dissidents avaient le plus à se plaindre. Tout ce que la cour de Russie put obtenir de plus favorable, fut de dissoudre cette diète et la confédération qui l'avait formée. L'Impératrice, piquée au<17> vif de la grossièreté insolente dont les Polonais usaient envers elle, prit la résolution de soutenir la cause des dissidents à force ouverte; tout de suite elle invita le Roi à coopérer de sa part aux mesures qu'elle voulait prendre; à quoi ce prince était déjà engagé en vertu de son traité d'alliance.

Pendant toutes ces agitations de la Pologne, on conclut17-a le mariage du prince de Prusse avec la princesse Élisabeth, quatrième fille du duc de Brunswic. La succession ne roulait que sur quatre têtes : le prince de Prusse, le prince Henri; ce dernier, plein de talents, promettait infiniment plus que son frère, mais il fut enlevé par la petite vérole peu de temps après;17-b le prince Henri, frère du Roi, ainsi que le prince Ferdinand, n'avait alors aucun successeur mâle.

Mais revenons à la Pologne, dont nous nous sommes écarté. Le despotisme avec lequel la cour de Pétersbourg agissait dans cette république, révoltait les Sarmates, ainsi qu'une partie de l'Europe, contre la Russie. La cour de Vienne avait peine à cacher sa jalousie et son mécontentement. La France, qui conservait encore des restes de cet esprit de grandeur qui s'était tant manifesté du temps de Louis XIV, avait peine à digérer qu'il arrivât un grand événement en Europe auquel elle n'eût aucune part. Le duc de Choiseul, qui jouissait de la puissance royale sans en avoir le titre, était l'homme le plus inquiet et le moins endurant qui fût jamais né en France. Il envisageait l'élection d'un roi de Pologne sans le concours de son maître comme une avanie pour le royaume. Pour venger cet affront idéal, il aurait incessamment engagé la France dans une nouvelle guerre, s'il n'avait été retenu par l'épuisement des finances, et par l'éloignement de Louis XV pour s'engager en de pareilles entreprises. Il se dédommageait de l'impuissance d'agir dans laquelle il était, en<18> chicanant les Russes dans toutes les occasions : ainsi, pour refuser à l'Impératrice le titre de Majesté Impériale, il eut recours à l'Académie française, qui fut obligée de décider que cette phrase n'était pas française. Ce sont là de petites vengeances, indignes de grands cœurs; aussi ne rapporterais-je point ces misères, si elles ne peignaient le caractère des hommes.

Dès l'année 1765, l'empereur François Ier était décédé à Inspruck. Son fils Joseph, qui avait été couronné roi des Romains, lui succéda sans obstacle. Ce jeune prince fit une tournée en Bohême et en Saxe, pour examiner ces terrains qui avaient servi de théâtre à la dernière guerre. Comme il devait passer par Torgau, le Roi lui fit proposer une entrevue, à laquelle l'Impératrice sa mère et le prince Kaunitz s'opposèrent. L'Empereur ressentit quelque chagrin de ce refus, et il fit insinuer au roi de Prusse qu'il trouverait bien moyen de réparer la grossièreté que ses pédagogues lui faisaient commettre.

Cependant le mécontentement des Polonais devenait presque général : toute la nation jetait les hauts cris; à les en croire, c'était la religion catholique que les Russes voulaient détruire, et tout prince né dans le sein de l'Église apostolique et romaine était obligé en conscience de les assister. Ces clameurs, souvent répétées, commençaient à faire impression sur la cour de Vienne, mais plus encore le despotisme que l'impératrice de Russie s'arrogeait d'exercer sur les Polonais; l'orgueil de l'impératrice Thérèse se cabrait contre l'orgueil de l'impératrice de Russie. L'humeur qu'avait prise la souveraine, occasionna quelques mouvements de troupes dans les provinces autrichiennes; on commençait à prendre des arrangements militaires, non pas tels qu'ils sont nécessaires pour entrer incessamment en campagne, mais de la nature de ceux qui servent à l'acheminement d'un grand dessein qu'on médite. Le bruit de cet armement, qui se répandit promptement partout, causa quelques alarmes à la cour de Pétersbourg; et les inquiétudes où se trouvait l'impératrice de Russie,<19> donnèrent lieu à une convention secrète entre cette puissance et la Prusse, qui fut promptement conclue. Elle portait en substance que l'Impératrice ferait entrer un corps de troupes en Pologne pour soutenir le parti des dissidents, et que pour éviter de donner de nouveaux ombrages à la cour de Vienne, le Roi se bornerait à appuyer les entreprises des Russes par des déclarations vigoureuses et capables d'intimider les mécontents. On stipula toutefois que si la cour de Vienne faisait entrer des troupes en Pologne pour agir hostilement contre les Russes, en ce cas Sa Majesté se déclarerait et agirait ouvertement contre les Autrichiens, en faisant même une puissante diversion dans leurs États; et il fut stipulé de plus qu'en considération de cette guerre, que le Roi aurait à soutenir uniquement pour les intérêts de la Russie, l'Impératrice promettait d'assister ce prince par un corps de ses troupes, et de lui procurer un dédommagement convenable après la conclusion de la paix. Les liaisons qui de jour en jour devenaient plus intimes entre le Roi et la Russie, en imposèrent à la cour de Vienne, et parce que les hasards auxquels elle s'exposerait, étaient plus considérables que les avantages qu'elle pouvait se procurer, elle prit le parti de demeurer tranquille spectatrice des événements.

Cette même année, le mariage de la princesse Wilhelmine, nièce du Roi, fut conclu avec le prince d'Orange. Cela ne pouvait influer en rien dans la politique, et ce mariage se bornait à procurer un établissement honnête à une princesse de la maison.

Mais retournons aux affaires de la Pologne, dont nous nous sommes écarté. En suivant les instigations de la Russie, les dissidents formèrent une confédération. Elle était protégée par les troupes russes qui venaient d'entrer dans ce royaume. En même temps, le ministre prussien résidant à Varsovie y déclara que le Roi regardait le rétablissement des dissidents comme une clause du traité d'Oliva et de son alliance avec l'impératrice de Russie, et qu'il priait la Répu<20>blique d'avoir égard à leurs griefs. Le roi de Pologne donna audience aux députés de ces dissidents; ce qui donna lieu à un senalus-consilium, lequel convoqua une diète extraordinaire. Cette diète s'assembla sous les auspices des troupes russes qui entouraient Varsovie. Le prince Repnin, ambassadeur de Catherine, homme d'un caractère autant emporté qu'audacieux, n'employa que des moyens violents pour subjuguer la diète : il fit braquer du canon contre la salle où les nonces étaient assemblés; il fit enlever l'évèque de Cracovie, celui de Kiovie, et le petit général de la couronne, Rzewuski, tous ennemis déclarés des dissidents, lesquels furent envoyés en exil au delà de Moscou, vers la Sibérie. Les autres nonces furent obligés de limiter la durée de la diète au 1er de février 1767,20-a et l'on nomma des commissaires munis20-b de pouvoirs pour conclure les affaires définitivement au nom de la République. Le ministre de Russie, celui de Prusse et ceux des cours protestantes, ainsi que les maréchaux des dissidents, assistèrent aux séances de cette commission; là se signa un acte20-c en vertu duquel les dissidents furent rétablis dans tous leurs droits. Peu de temps après, on procéda à la signature des lois cardinales du royaume, par lesquelles le pouvoir des premières charges de la République fut limité, nommément de celle du grand général; la diète fut obligée de confirmer ces lois nouvelles, après quoi elle se sépara.

Tant d'actes de souveraineté qu'une puissance étrangère exerçait dans cette république, soulevèrent à la fin tous les esprits; la fierté, la hauteur et la dureté du prince Repnin ne les radoucissaient pas; ceux qui occupaient les premières charges, le cœur ulcéré de la diminution de leur pouvoir, ne pouvaient digérer des changements aussi préjudiciables à leur autorité qu'avilissants. Les évêques, dont la moitié du diocèse était composée de dissidents, et qui se flattaient bien<21> d'augmenter leurs dîmes par leur conversion, voyaient par ces nouvelles lois leurs espérances anéanties : ils se lièrent d'intérêt, et prévoyant que le peuple ne s'enflammerait pas pour quelques torts dont ils se plaignaient, ils résolurent d'employer le fanatisme pour exciter ces âmes stupides à la défense de leurs pontifes. Les évêques et les magnats, qu'un mécontentement égal réunissait, répandirent dans le public que les Russes, d'accord avec le roi de Pologne, voulaient abolir la religion catholique, apostolique et romaine; que tout était perdu si l'on ne prenait les armes, et que s'il se trouvait encore des catholiques zélés et fervents, ils devaient tous accourir pour défendre et pour sauver leurs autels. Le peuple, vexé dans différentes contrées où les troupes russes étaient distribuées, avait déjà commencé à s'impatienter, et à différentes reprises il avait manifesté son mécontentement. Cette masse imbécile et faite pour être menée par ceux qui se donnent la peine de la tromper, se laissa facilement séduire par les prêtres; la cause de la religion fut le signal et le mot de ralliement; le fanatisme s'empara de tous les esprits, et les grands profitèrent de l'enthousiasme de leurs serfs, pour secouer un joug qui commençait à leur devenir insupportable.

Déjà s'échappaient des étincelles de ce feu qui couvait encore sous la cendre; peut-être que la prépondérance des cours alliées l'aurait étouffé, si la France, qui, par jalousie, voulait diviser et troubler le Nord à force d'exciter ce feu, n'eût causé l'embrasement général qui s'ensuivit. Le duc de Choiseul était un homme dévoré d'ambition, et qui voulait donner de l'éclat à son ministère; trop prévenu d'un soi-disant testament du cardinal de Richelieu, il avait toujours présente à l'esprit la promesse du cardinal à Louis XIII, qu'il ferait respecter sa monarchie de l'Europe; et lui se proposait de faire respecter Louis XV. Mais les temps et la situation des affaires sous M. de Choiseul étaient en tout dissemblables à celles où se trouvait le cardinal de Richelieu. Premièrement, alors la France n'était point accablée de<22> dettes. En second lieu, depuis le XVIIe siècle, l'Europe avait tout à fait changé : la Russie, à laquelle nous voyons jouer un si grand rôle maintenant, était alors inconnue et barbare; la Prusse et le Brandebourg étaient sans énergie; la Suède brillait, et à présent elle est éclipsée. Et d'ailleurs, quels projets peut former un ministre, quand les moyens de les exécuter lui manquent, et que la crainte d'une banqueroute générale l'oblige à se borner aux intrigues, et à écarter toutes les entreprises hardies qui pourraient le tirer de son inaction? Ces obstacles, qu'on ne pouvait lever, sans calmer l'inquiétude de M. de Choiseul, resserraient son génie; et ne pouvant mettre en action les grands ressorts de la politique, il se contentait de tracasser.

Outre la jalousie que donnait à la France l'élection d'un roi de Pologne à laquelle elle n'avait aucune part, à Versailles on ne pouvait pardonner à l'impératrice de Russie d'avoir abandonné la grande alliance, et d'avoir fait une paix séparée avec le roi de Prusse. M. de Choiseul, pour s'en venger, excita contre Catherine les Polonais et les Turcs; il voulait qu'en même temps les Suédois fissent une diversion en Finlande et dans l'Esthonie, et il espérait, par ces différents moyens, d'allumer une guerre contre la Russie, dont il lui serait difficile de sortir avec avantage. Dès lors les émissaires français se répandirent partout : les uns encourageaient les Polonais à défendre leur liberté; les autres couraient à Constantinople exciter la Porte à ne pas voir avec des yeux indifférents le despotisme qu'une puissance voisine exerçait en Pologne; d'autres se rendaient à Stockholm, pour cabaler à la diète, pour changer la forme du gouvernement, et rendre le roi souverain, afin qu'en faveur des Turcs et des Polonais il fît une diversion contre les Russes.

M. de Choiseul, non content de tant d'intrigues, voulait encore détacher le roi de Prusse d'une puissance qu'il espérait d'écraser facilement. A cette fin, il proposa un traité de commerce qui devait être rédigé à Versailles. M. de Guines entama cette négociation à Berlin.<23> Le Roi ne put se défendre d'envoyer M. de Goltz23-a à Paris. Ce traité de commerce, qui ne pouvait procurer que de faibles avantages, fut accroché par des conditions inadmissibles, qui tendaient directement aux engagements de la Prusse avec la Russie. Ce traité, comme on le peut croire, n'eut point lieu. M. de Choiseul échoua également en Suède, où, à la diète, le parti russe l'emporta sur celui de la France. Mais il en fut autrement en Pologne, ainsi qu'en Turquie.

Dès le mois de mars, il se forma dans la ville de Bar en Pologne une confédération contre la Russie : le comte Krasinski en fut élu maréchal. Cette confédération en produisit plusieurs autres; les rebelles signalèrent le premier acte de leur soulèvement en annulant toutes les nouvelles lois; mais loin de se borner à ce premier essai de leur force, enivrés d'espérances, et dans le délire des passions, ils n'aspiraient pas à moins qu'à détrôner le Roi, et n'attendaient que l'occasion pour exécuter leur dessein criminel. Le roi de Pologne en fut instruit; alarmé du danger qui le menaçait, il assembla un senatus-consilium, où l'on convint qu'on réclamerait l'assistance de la Russie pour protéger Poniatowski, qu'elle avait placé sur le trône de Pologne. Ce fut le signal des hostilités : les Russes, qui n'avaient pas dix mille hommes dans ce royaume, battirent cependant tous les confédérés qui leur résistaient; mais comme ils n'étaient pas assez nombreux pour les détruire, cet essaim de guêpes, dispersé d'un côté, reparaissait aussitôt d'un autre. Dans une de ces rencontres qu'il y eut en Podolie, les Russes, sans le savoir, poursuivirent les confédérés jusque sur le territoire des Turcs. Dans ce conflit, la petite ville de Balta, où les Polonais s'étaient sauvés, fut brûlée. Cette violation de territoire fut le prétexte dont les Turcs se servirent pour déclarer la guerre à la Russie.

Aussitôt les Turcs firent prendre et transporter aux Sept-Tours<24> le sieur Obreskoff, ministre de l'impératrice de Russie à Constantinople. Ces gens ne savaient faire ni la paix ni la guerre; ils précipitèrent maladroitement cette déclaration; c'était plutôt un avertissement qu'ils donnaient aux Russes de se préparer pendant l'hiver à pouvoir résister aux forces ottomanes dont ils seraient attaqués le printemps d'après. Si cette déclaration avait été remise à l'année suivante, la foudre serait tombée le même temps qu'on eût entendu gronder le tonnerre; et les Russes auraient été si bien pris au dépourvu, qu'il leur fallut six grands mois pour se préparer à la guerre et rassembler une armée assez formidable, pourvue de tout ce qui lui était nécessaire pour s'opposer avec vigueur aux entreprises des ennemis. Leurs régiments n'étaient point complets; ils manquaient d'armes; leurs canons étaient évasés, de sorte qu'il fallut en fondre de nouveaux; tant le militaire avait été négligé après la dernière paix.

Les troubles qui se manifestaient alors, causèrent de grands embarras à la cour de Berlin. Le Roi était à peine sorti d'une guerre aussi longue que ruineuse : ses provinces pouvaient se rétablir à l'ombre d'une paix durable; mais il fallait du temps pour consolider les anciennes plaies. L'armée était recrutée, on commençait à la discipliner; mais elle n'était pas encore parvenue à un état de maturité qui pût inspirer une entière confiance dans ses opérations; et la guerre qui venait de s'allumer avec les Turcs, pouvait devenir générale en moins de rien, parce que l'Europe ne manquait pas de matières combustibles, que la moindre étincelle pouvait embraser.

Ces inquiétudes du dehors se trouvaient augmentées par des chagrins domestiques. Nous avons fait mention naguère du mariage du prince de Prusse avec la princesse Élisabeth de Brunswic. Cet engagement, dont on avait espéré des suites heureuses, ne répondit point aux vœux de la maison royale. L'époux, jeune et sans mœurs, abandonné à une vie crapuleuse dont ses parents ne pouvaient le corriger, faisait journellement des infidélités à sa femme. La princesse, qui<25> était dans la fleur de sa beauté, se trouvait outragée du peu d'égard qu'on avait pour ses charmes; sa vivacité et la bonne opinion qu'elle avait d'elle-même, l'excitèrent à se venger des torts qu'on lui faisait. Bientôt elle donna dans des débordements qui ne le cédaient guère à ceux de son époux. Les désordres éclatèrent et furent bientôt publics. L'antipathie qui s'ensuivit entre le prince et la princesse, rendit vaine toute espérance de succession. Le prince Henri, frère du prince de Prusse, doué de toutes les qualités qu'on peut souhaiter à un jeune homme, venait d'être emporté par la petite vérole. Les frères du Roi, les princes Henri et Ferdinand, disaient sans dissimulation qu'ils ne consentiraient jamais à se laisser enlever par quelque bâtard les droits qu'ils avaient de la succession à la couronne. Toutes ces raisons d'une égale importance obligèrent, à la fin, de procéder à la séparation de ces époux. Cet acte se fit à tête réfléchie, et la maison de Brunswic, après qu'on lui eut communiqué les malheureuses preuves de l'inconduite de la princesse Élisabeth, y consentit. Après cette séparation,25-a il fallut penser à remarier le prince de Prusse. Le choix était difficile. Il tomba, après quelques recherches, sur la princesse Frédérique, fille du landgrave régnant de Darmstadt. Les nouvelles noces furent célébrées25-b à Charlottenbourg, et la succession fut assurée peu après par la naissance d'un prince25-c que cette princesse mit au monde.

D'autre part, la guerre déclarée entre la Porte et la Russie mettait le Roi dans l'obligation de remplir ses engagements envers l'Impératrice : il fallait payer les subsides stipulés par l'alliance, qui montaient, comme nous l'avons dit, annuellement à quatre cent quatre-vingt mille écus.

Pour se dédommager en quelque sorte d'une aussi grande dépense, le Roi demanda la prolongation du traité avec la Russie, dont la durée<26> avait été fixée à huit années, en y ajoutant encore quelques articles avantageux à ses intérêts. On étendit le traité jusqu'à l'année 1782, et Sa Majesté obtint la garantie éventuelle des margraviats de Baireuth et d'Ansbach, dont le prince, son neveu, qui en était possesseur, n'avait point de lignée. L'Impératrice exigea en revanche de la Prusse la garantie de la forme actuelle du gouvernement suédois. Cet article, rédigé, se borna au maintien de la constitution promulguée dans ce royaume l'année 1720. Le comte de Horn l'établit alors pour limiter la puissance royale. Le Roi s'engagea à faire une diversion dans la Poméranie suédoise en faveur de la Russie, au cas que les Suédois voulussent violer cette loi fondamentale de leur gouvernement.26-1

Pendant qu'on négociait à Berlin, les Russes et les Turcs en étaient déjà aux mains. Les armées russes, sous le commandement du prince Galizin, avaient battu les Ottomans auprès de Chotzim, et la prise de cette ville fut suivie de la conquête de la Moldavie. Les généraux de Catherine ignoraient jusqu'aux premiers éléments de la castramétrie et de la tactique, les généraux du sultan avaient encore moins de connaissances; de sorte que pour se faire une idée nette de cette guerre, il faut se représenter des borgnes qui, après avoir bien battu des aveugles, gagnent sur eux un ascendant complet. Des progrès aussi rapides alarmaient également les alliés des Russes, ainsi que les autres puissances de l'Europe. La Prusse avait à craindre que son alliée, devenue trop puissante, ne voulût avec le temps lui imposer des lois comme à la Pologne. Cette perspective était aussi dangereuse qu'effrayante. La cour de Vienne était trop éclairée sur ses intérêts pour ne pas avoir des appréhensions à peu près semblables. Ce danger commun fit oublier pour un temps les animosités passées. Quoique les succès étonnants des Russes donnassent de l'ombrage à toute l'Europe, les impressions en étaient bien plus fortes sur les puissances qui se trouvaient dans le voisinage. Ce danger commun rapprocha donc<27> la cour de Vienne et celle de Berlin; un pas en amena successivement un autre. L'Empereur, fâché, comme nous l'avons dit, que l'entrevue proposée l'année 1766 n'eût pas eu lieu, proposa au Roi de lui rendre visite en Silésie; le prince Kaunitz ne s'opposa point à ses volontés; l'Impératrice-Reine y consentit également; cette affaire fut mise tout de suite en négociation, et il fut convenu que l'entrevue serait à Neisse.

L'Empereur voulut garder un incognito parfait : il prit le nom de comte de Falkenstein, et l'on crut ne pouvoir lui rendre plus d'honneur qu'en déférant en tout à ses volontés. Ce jeune prince affectait une franchise qui lui semblait naturelle; son caractère aimable marquait de la gaieté jointe à beaucoup de vivacité. Avec le désir d'apprendre, il n'avait pas la patience de s'instruire; sa grandeur le rendait superficiel : mais ce qui dénotait son caractère plus que tout ce que nous venons de dire, c'étaient des traits qui lui échappaient malgré lui, et qui dévoilaient l'ambition démesurée dont il brûlait. Tout cela n'empêcha pas que des liaisons d'amitié et d'estime ne se formassent entre les deux monarques. Le Roi dit à l'Empereur qu il regardait ce jour comme le plus beau de sa vie, parce qu'il servirait d'époque à l'union de deux maisons trop longtemps ennemies, et dont l'intérêt mutuel était de s'entre-seconder plutôt que de se détruire. L'Empereur répondit qu'il n'y avait plus de Silésie pour l'Autriche; après quoi il laissa entrevoir assez adroitement que, tant que sa mère vivrait, il n'osait se flatter d'avoir assez d'ascendant sur son esprit pour pouvoir exécuter ce qu'il désirait; toutefois il ne dissimula point que, vu la position actuelle des choses en Europe, ni lui ni sa mère ne souffriraient jamais que les Russes demeurassent en possession de la Moldavie et de la Valachie. Il proposa ensuite qu'on prît des mesures pour maintenir une exacte neutralité en Allemagne, au cas qu'il s'allumât une guerre entre l'Angleterre et la France. Ce cas paraissait alors vraisemblable et possible, parce qu'un vaisseau fran<28>çais, enlevé par les Anglais auprès de Terre-Neuve, avait donné lieu à d'assez vives altercations entre ces deux cours. Le Roi, pour marquer le désir qu'il avait d'entretenir la bonne intelligence entre la Prusse et l'Autriche, accepta les offres de l'Empereur, et ces deux princes s'engagèrent réciproquement par écrit de maintenir cette neutralité; ce qui devenait un acte aussi inviolable qu'un traité dressé dans les formes et parafé de la signature des ministres. L'Empereur promettait, au nom de l'Impératrice et au sien, et le Roi engageait sa parole d'honneur, que si la guerre éclatait entre la France et l'Angleterre, ils maintiendraient fidèlement la paix heureusement rétablie entre la Prusse et l'Autriche, et que s'il survenait d'autres troubles, dont il était impossible de prévoir les causes, ils observeraient la plus exacte neutralité de part et d'autre à l'égard de leurs possessions respectives. Cet engagement, dont le secret fut scrupuleusement observé, fut signé à Neisse, à la commune satisfaction des deux souverains.

Il faut convenir qu'en politique ç'aurait été une faute impardonnable que de se fier aveuglément à la bonne foi des Autrichiens; mais dans les conjonctures alors présentes, où la prépondérance de la Russie devenait trop considérable, et lorsqu'il était impossible de prévoir quelles bornes elle prescrirait à ses conquêtes, il était très-convenable de se rapprocher de la cour de Vienne. La Prusse se ressentait encore des coups que la Russie lui avait portés dans la dernière guerre; il n'était point de l'intérêt du Roi de travailler lui-même à l'accroissement d'une puissance aussi redoutable que dangereuse. Il y avait deux partis à prendre, ou celui de l'arrêter dans le cours de ses immenses conquêtes, ou, ce qui était le plus sage, d'essayer par adresse d'en tirer parti. Le Roi n'avait rien négligé à cet égard : il avait envoyé à Pétersbourg un projet politique, qu'il attribuait à un comte de Lynar, connu dans la dernière guerre pour avoir négocié la convention de Kloster-Zeven entre les Hanovriens, commandés par le<29> duc de Cumberland et campés à Stade, et les Français, sous les ordres du duc de Richelieu. Ce projet contenait une esquisse d'un partage à faire de quelques provinces de la Pologne entre la Russie, l'Autriche et la Prusse. L'objet d'utilité de ce partage consistait en ce que la Russie, par ce partage, pourrait continuer tranquillement sa guerre avec les Turcs, sans appréhender d'être arrêtée dans ses entreprises par une diversion que l'Impératrice-Reine était à portée de lui faire en envoyant un corps de ses troupes vers le Dniester, ce qui aurait coupé les armées russes de la Pologne, d'où elles tiraient la plus grande partie de leurs subsistances. Mais les grands succès des Russes, tant dans la Moldavie qu'en Valachie, et les victoires que leurs flottes remportèrent dans l'Archipel, avaient tellement enivré la cour de ses prospérités, qu'elle ne fit aucune attention au soi-disant mémoire du comte de Lynar.

On crut donc, voyant ces essais manqués, devoir recourir à d'autres mesures. Il n'était pas de l'intérêt de la Prusse de voir la puissance ottomane entièrement écrasée, parce qu'en cas de besoin elle pourrait être utilement employée à faire des diversions, soit dans la Hongrie, soit en Russie, selon les puissances avec lesquelles on serait en guerre. Le Roi jugea donc qu'en faisant intervenir la cour de Vienne, et en y joignant sa médiation, on pourrait rétablir la paix entre les puissances belligérantes, à des conditions acceptables des deux parts. On commença par faire des ouvertures à la cour de Pétersbourg, de même qu'à Constantinople, en leur représentant que les deux partis devaient désirer également la fin de la guerre, d'autant plus qu'il était à craindre qu'avec le temps cet embrasement ne devînt général; on souhaitait de pouvoir leur proposer quelque tempérament qui leur convînt également à tous les deux, pour terminer leurs différends à l'amiable. Le comte Panin, après avoir fait l'éloge de la modération et du désintéressement de l'Impératrice, répondit que cette princesse était toute disposée à écouter les propositions<30> qu'on lui ferait. Cette réserve cachait sous des dehors de douceur les prétentions les plus outrées. Avant d'entendre les demandes des Turcs, il voulait préalablement que le sieur Obreskoff fût mis en liberté; il ajouta qu'au reste l'Impératrice verrait avec plaisir que le Roi employât ses bons offices auprès de la Porte pour lui inspirer des sentiments pacifiques, et que, lorsque les choses en seraient là, cette princesse ne demanderait pas mieux que de parvenir, par la médiation de Sa Majesté Prussienne, au rétablissement de la tranquillité publique. D'autre part, les Turcs commençaient à désirer la fin d'une guerre dont les succès n'avaient pas répondu à leur attente; le Roi, qui leur avait fortement déconseillé cette levée de boucliers, avait par cela même acquis leur confiance. Les Turcs acceptèrent donc la médiation prussienne; mais ils avaient quelque répugnance pour celle de la cour de Vienne; on trouva pourtant moyen de la vaincre, à force de réitérer les mêmes représentations, fondées sur le poids décisif qu'une aussi grande puissance que celle de la maison d'Autriche pouvait donner à la négociation, pour la faire réussir.

Les Russes, sur l'esprit desquels les insinuations pacifiques n'avaient guère fait d'impression, continuaient, en attendant, de remporter les plus grands avantages sur les armées ottomanes : leur flotte, après avoir battu celle des Turcs, la détruisit presque totalement, si bien que la plupart des vaisseaux ennemis furent brûlés ou coulés à fond. Un coup aussi imprévu qu'inattendu obligea la Porte à partager son attention : elle ne savait si elle devait employer ses forces à défendre les passages de Sestos et d'Abydos, ou s'il fallait penser préférablement à la Moldavie. Cet état d'incertitude mêlée de terreur favorisa les opérations du maréchal Romanzoff, et contribua certainement à lui faire remporter la victoire à Kiab sur l'armée du grand vizir.30-b Il ajouta<31> ainsi, dans une campagne, la conquête de la Valachie à celle de la Moldavie. En ce même temps, le comte Panin, frère du ministre, qui faisait le siége de Bender, emporta cette place après une vigoureuse défense de la part de l'ennemi.

Des succès aussi rapides, et souvent multipliés, éblouissaient la cour de Pétersbourg, et la rendaient comme ivre de sa fortune. Les hommes sont partout les mêmes. S'ils sont malheureux, ils sont humbles; sont-ils trop heureux, la prospérité les enorgueillit. Mais si l'on pensait à Pétersbourg à écraser la puissance ottomane, à Vienne les ombrages et les jalousies augmentaient à proportion des avantages des Russes; les Autrichiens, comparant la dernière guerre malheureuse qu'ils avaient faite contre les Turcs, aux succès brillants des Russes, ne pouvaient pas dissimuler à quel point leur amour-propre en était humilié; outre cela, ils craignaient qu'une aussi grande puissance ne devînt leur voisine, si elle conservait, comme elle l'avait faite, la conquête de la Moldavie et de la Valachie. Pour obvier à ces appréhensions, ou plutôt pour s'opposer ouvertement à la Russie, les Autrichiens venaient de renforcer les troupes qu'ils avaient en Hongrie; ils y formèrent des magasins, et préparèrent toutes choses pour se mettre en état d'agir, si les circonstances l'exigeaient. Ils ne s'en cachaient point, et disaient à qui voulait l'entendre, que si la guerre ne finissait pas promptement, l'Impératrice-Reine serait obligée d'y prendre part.

La seconde entrevue du Roi et de l'Empereur fut au camp de Neustadt en Moravie. On ne rencontrait aucun Autrichien qui ne laissât échapper quelque trait d'animosité contre la nation russe. L'Empereur parut au Roi tel qu'il en avait porté son jugement la première fois qu'il le vit à Neisse. Le prince Kaunitz, qui se trouvait aussi à Neustadt, eut de longues conférences avec Sa Majesté Prussienne. Cet homme, avec un sens droit, avait l'esprit rempli de travers : l'interrompre quand il parlait, c'était l'outrager; au lieu de converser, il<32> dissertait, aimant mieux s'entendre discourir lui-même que d'écouter ce que les autres lui répondaient. Il était arrivé à l'Impératrice-Reine de demander à ce ministre quelque explication sur une matière qu'il épluchait gravement; le prince Kaunitz, au lieu de lui répondre, lui tira sa révérence, et sortit brusquement de la chambre du conseil. Dans les conférences qu'il eut avec le Roi, il étala avec emphase le système de sa cour, et le présenta comme un chef-d'œuvre de politique, dont il était l'auteur; il insista ensuite sur la nécessité de s'opposer aux vues ambitieuses de la Russie, et déclara que jamais l'Impératrice-Reine ne souffrirait que les armées russes passassent le Danube, ni que la cour de Pétersbourg fît des acquisitions qui la rendissent voisine de la Hongrie. Il ajouta que l'union de la Prusse et de l'Autriche était l'unique barrière que l'on pût opposer à ce torrent débordé qui menaçait d'inonder toute l'Europe.

Quand il eut achevé de parler, le Roi répondit qu'il tâcherait toujours de cultiver l'amitié de Leurs Majestés Impériales, dont il faisait un cas infini; mais que, d'autre part, il priait le prince Kaunitz de considérer les devoirs qu'imposait au Roi l'alliance qu'il avait contractée avec la Russie, à laquelle il ne pouvait en aucune façon déroger, et que ces engagements étaient comme autant d'entraves qui l'empêchaient d'entrer dans les mesures que le prince Kaunitz venait de lui proposer. Le Roi ajouta que son unique désir était d'empêcher que la guerre entre les Russes et les Turcs ne devînt générale; que, pour cet effet, il s'offrait de bon cœur à réconcilier les deux cours impériales; qu'il était même temps d'y penser, pour empêcher que des mécontentements réciproques ne dégénérassent enfin en brouilleries ouvertes. Cependant, pour maintenir la cour de Vienne dans les dispositions favorables qu'elle feignait d'annoncer, le Roi jugea à propos de réitérer les mêmes assurances qu'il avait données à l'Empereur lorsque ce prince vint à Neisse; de plus, on promit de terminer à l'amiable les petites chicanes qui ont souvent lieu entre les employés<33> des finances le long des frontières; de même le Roi voulut bien consentir à ce que l'Empereur lui demandait, savoir, de communiquer avec franchise à la cour de Vienne toutes les ouvertures que la France pourrait faire à celle de Berlin. Comme cependant tout ceci s'était passé entre le Roi et le prince Kaunitz seul, le Roi trouva qu'il était décent de mettre l'Empereur au fait de ce qui s'était dit et fait, et il sembla que ce monarque, peu accoutumé à de tels égards, tînt compte au Roi de l'attention qu'il avait eue pour lui; car son premier ministre le traitait avec beaucoup de fierté, et plutôt en subalterne qu'en maître.

Le lendemain de cette conférence arriva à Neustadt un courrier de Constantinople avec des lettres du caïmacan, datées du 12 août, par lesquelles le Grand Seigneur invitait les cours de Vienne et de Berlin à se charger de la médiation pour accommoder les différends qui subsistaient encore entre la Porte et la Russie. Il était expressément marqué dans cette dépêche que les Turcs ne voulaient consentir à aucune paix, que par l'entremise des deux cours.

L'Empereur convint qu'il était uniquement redevable de cette médiation aux soins que le roi de Prusse s'était donnés à Constantinople, et il lui en témoigna sa reconnaissance. Ce même jour, le Roi eut un entretien avec le prince Kaunitz; il ne manqua pas de le féliciter de cet heureux événement, qui pouvait le tranquilliser en quelque sorte, et même diminuer la jalousie que les succès des Russes avaient fait naître dans son esprit. Il lui disait que cette démarche de la Porte rendait la cour de Vienne l'arbitre des conditions de paix qu'elle voudrait stipuler entre ces deux puissances. Le ministre reçut ce compliment avec toute la morgue autrichienne, et répondit, avec un ton de hauteur et une indifférence affectée, qu'il approuvait la démarche que les Turcs venaient de faire; aussi jamais médiation ne fut acceptée avec un plus vif empressement.

Pendant qu'on s'occupait à pacifier le Nord, d'autres querelles et<34> de nouveaux différends présageaient de prochaines ruptures vers le sud de l'Europe. M. de Choiseul, dont l'esprit inquiet se plaisait à répandre le trouble dans toutes les cours, était l'unique auteur de ces dissensions : il voulait à toute force humilier les Anglais, et n'osant agir ouvertement, de crainte de choquer Louis XV, il mit les Espagnols en avant, qui s'emparèrent de l'île de Falkland, où les Anglais avaient commencé à former quelques établissements; des vaisseaux de la flotte marchande des Anglais furent pris par ceux des Espagnols, en même temps que le chantier que les Anglais ont à Portsmouth, fut consumé par un incendie. Tant d'événements fâcheux qui arrivèrent coup sur coup, firent une impression d'autant plus vive sur la cour de Londres, que le ministre préposé à la flotte, par une négligence impardonnable, avait eu si peu de soin de son administration, qu'alors à peine l'Angleterre pouvait-elle mettre vingt vaisseaux de guerre en mer. Cependant les Anglais prirent feu, et la guerre s'en serait ensuivie, si le duc de Choiseul fût resté à la tête des affaires; mais ses ennemis le culbutèrent.

M. de Maupeou, qui était grand chancelier de France, se flatta qu'en déplaçant ce ministre, il pourrait réunir tous les emplois que M. de Choiseul avait possédés, et qu'en les joignant aux sceaux, qu'il avait actuellement, il serait réellement premier ministre, ainsi qu'autrefois l'avaient été Richelieu et Mazarin. Pour former un parti, il s'associa les ducs d'Aiguillon et de Richelieu. Ceux-ci captivèrent leur maître en lui procurant la connaissance d'une demoiselle dont la réputation était plus qu'équivoque; elle réussit par ses charmes, et devint bientôt toute-puissante; le vieux Louis XV l'idolâtrait. M. de Choiseul, trop fier pour s'abaisser envers une personne pour laquelle il avait un souverain mépris, lui refusa les distinctions que les hommes en place rendent d'ordinaire aux favorites de leurs maîtres. Le mécontentement qu'en ressentit la nouvelle maîtresse, se communiqua promptement à son amant; les cabaleurs en profitèrent sur-le-champ :<35> ils aigrirent l'esprit du Roi dans les mauvaises dispositions où il était déjà pour M. de Choiseul, en lui dépeignant ce ministre comme un prodigue, qui avait dissipé mal à propos et en folles dépenses les revenus du royaume, et qui, pour se rendre nécessaire, avait si bien embrouillé les affaires de la France et de l'Angleterre, que les querelles qui en naîtraient, entraîneraient nécessairement la France dans une guerre pour le moins aussi ruineuse que la précédente. Ce dernier argument fut celui qui fit la plus forte impression. Louis XV disgracia tout de suite son ministre, et avec lui tombèrent tous les vastes projets qu'il avait formés.

Le roi de France négocia lui-même avec l'Angleterre et l'Espagne, pour pacifier leurs différends. L'île de Falkland fut restituée aux Anglais; mais le roi d'Espagne, ayant le cœur ulcéré de ce que la France n'avait pas, dans cette occasion, soutenu ses intérêts, en conserva un ressentiment secret. Aucune cour ne regretta plus la perte de M. de Choiseul que celle de Vienne : elle avait placé toute sa confiance dans ce ministre, dont l'attachement lui était connu; M. d'Aiguillon, auquel le Roi avait donné le département des affaires étrangères, était réputé pour n'avoir point le même attachement pour la maison impériale. Le chancelier fut également trompé, et vit échouer ses projets et ses espérances. Il faut donc dater de la disgrâce du duc de Choiseul les changements qui, depuis, arrivèrent en France; tant la chaîne des événements est liée, et tant il est difficile de prévoir les suites importantes que souvent des bagatelles amènent.

Mais tout ce qui se passait alors dans cette partie de l'Europe, nous intéresse moins que ce qui se traitait en Orient et vers le septentrion. Les propositions que la Porte avait faites aux cours de Berlin et deVienne, furent communiquées à celle de Pétersbourg. Sa Majesté fit en même temps insinuer en Russie que si l'Impératrice refusait la médiation de l'Autriche et des Prussiens, il serait à craindre<36> que le Grand Seigneur ne s'adressât à la France pour implorer son secours. Cette seule réflexion pouvait déterminer la cour de Pétersbourg à ne pas refuser la médiation autrichienne, parce que l'éloignement qu'elle avait pour la cour de Vienne, n'approchait pas de l'aversion qu'elle avait pour la cour de Versailles. D'abord, les Russes répondirent qu'ils ne pouvaient accepter la médiation que leur offraient ces deux puissances, sous prétexte qu'ils avaient refusé celle des Anglais. Cependant, par politesse et par les bons offices des deux cours, ce qui, au nom près, revenait à la même chose, les Russes, qui craignaient d'être gênés par l'intervention d'autres puissances dans les projets qu'ils avaient arrangés pour la paix, tâchèrent d'entamer avec les Turcs une négociation directe par le canal du maréchal Romanzoff, qui pouvait traiter immédiatement avec le grand vizir. Cette tentative ne leur ayant pas réussi, ils consentirent aux propositions que leur avaient faites précédemment les cours de Berlin et de Vienne.

Le hasard fit qu'alors le prince Henri, frère du Roi, avait fait un tour à Stockholm pour rendre visite à la reine de Suède sa sœur. L'impératrice de Russie, qui, dans sa jeunesse, avait connu ce prince à Berlin, demanda qu'il eût la permission de se rendre à Pétersbourg; c'était une chose qu'on ne pouvait refuser honnêtement. Le prince passa donc en Russie, et avec l'esprit qu'il a, il gagna bientôt de l'ascendant sur celui de l'Impératrice, et lui persuada de s'ouvrir au Roi son frère. La lettre de l'Impératrice était accompagnée d'un long mémoire, lequel contenait les conditions de paix qui devaient servir de base à la négociation qu'on voulait entamer. Après un préambule qui annonçait la plus grande modération, l'Impératrice demandait aux Turcs la cession des deux Cabardies, Asow et son territoire, l'indépendance du kan de la Crimée, le séquestre pour vingt-cinq années de la Valachie et de la Moldavie pour l'indemniser des frais de la guerre, la libre navigation sur la mer Noire, une île dans l'Archipel<37> pour servir d'entrepôt au commerce des deux nations, une amnistie générale pour les Grecs qui avaient embrassé le parti des Russes, et, avant toutes choses, que le sieur Obreskoff fût élargi des Sept-Tours.

Des conditions aussi énormes auraient achevé de cabrer la cour de Vienne, peut-être même l'auraient-elles portée aux résolutions les plus violentes, si on les lui avait communiquées. Cette raison empêcha le Roi de lui en donner la moindre connaissance. Ce prince préféra les voies de la douceur, les plus sûres pour ne choquer personne. Il s'expliqua amicalement avec l'impératrice de Russie, sans la contredire; mais pour qu'elle sentît elle-même la difficulté qu'il y aurait à faire consentir le Grand Seigneur à l'indépendance des Tartares, il lui représenta les obstacles presque invincibles que la cour de Vienne mettrait à ce que la Russie, en possédant la Valachie et la Moldavie, devînt sa voisine, et que l'île dans l'Archipel donnerait de la jalousie et de l'envie à toutes les puissances maritimes; et il conseilla à l'Impératrice de limiter ses prétentions aux deux Cabardies, à la ville d'Asow avec son territoire, et à la libre navigation dans la mer Noire. Il ajouta que ce n'était par aucun sentiment de jalousie de l'agrandissement de l'Impératrice qu'il s'expliquait ainsi, mais dans l'unique vue qu'au moyen de ces adoucissements l'on pût parvenir à éviter que d'autres puissances, en prenant part à cette guerre, ne la rendissent générale; d'ailleurs, les Turcs étaient déjà convenus de deux points, celui d'accorder l'amnistie aux Grecs, et celui de relâcher le sieur Obreskoff.

Ces représentations, quoique fort modérées, parurent faire quelque peine à l'Impératrice; elle donna à connaître qu'elle ne s'était pas attendue à rencontrer des oppositions de la part de son meilleur allié : mais comme elle continuait d'insister sur son projet, à quelques petites restrictions près, le Roi se vit dans la nécessité de le communiquer à la cour de Vienne. Sa Majesté accompagna cette pièce de tous les adoucissements dont elle était susceptible, et pour<38> ne point effaroucher le prince Kaunitz, il lui fit insinuer que ce n'était pas le dernier mot de la cour de Russie, qui sans doute était disposée à se relâcher sur les articles qui rencontreraient le plus de difficulté.

Les précautions que le Roi prenait, étaient d'autant plus nécessaires, que la cour impériale ne cachait plus ses projets, et que tous les mouvements qu'on voyait en Hongrie, annonçaient une prochaine rupture avec la Russie. La cour de Vienne était décidée à ne pas souffrir que le théâtre de la guerre s'établit au delà du Danube; elle espérait même qu'à la faveur d'une médiation armée, elle pourrait forcer les Russes à restituer aux Turcs la Moldavie et la Valachie, et de plus, à les faire désister de l'indépendance des Tartares, qu'ils demandaient. Dans cette vue, des troupes d'Italie, de la Flandre et de l'Autriche avaient marché en Hongrie; l'envoyé de l'Empereur s'était même expliqué sur ce chapitre assez nettement envers le Roi; il alla jusqu'à demander qu'au cas que les Russes fussent attaqués tout autre part qu'en Pologne, la Prusse dût demeurer neutre; ce qui lui fut nettement refusé. Le prince Kaunitz se flattait, à la faveur de ce plan, d'agrandir la maison d'Autriche sans quelle eût la peine de faire des conquêtes; il comptait bien que la Porte payerait cette assistance en cédant à l'Impératrice-Reine les provinces quelle avait perdues par la paix de Belgrad.

En même temps que Vienne était remplie de projets, et la Hongrie de troupes, un corps autrichien entra en Pologne, et s'empara de la seigneurie de Zips, sur laquelle la cour avait des prétentions; mais ces troupes occupèrent encore des seigneuries adjacentes sur lesquelles jamais les Empereurs n'avaient eu des droits. Une démarche aussi hardie étonna la cour de Pétersbourg, et ce fut ce qui achemina le plus le traité de partage qui se fit dans la suite entre les trois puissances. La principale raison était celle d'éviter une guerre générale toute prête à éclore; il fallait, outre cela, entretenir la balance des<39> pouvoirs entre de si proches voisins; et comme la cour de Vienne donnait suffisamment à connaître qu'elle voulait profiter des troubles présents pour s'agrandir, le Roi ne pouvait se dispenser de suivre son exemple et d'en faire autant. L'impératrice de Russie, irritée que d'autres troupes que les siennes osassent faire les maîtres en Pologne, dit au prince Henri que si la cour de Vienne voulait démembrer la Pologne, les autres voisins de ce royaume étaient en droit d'en faire autant.

Cette ouverture se fit à propos; car après avoir tout examiné, c'était l'unique moyen qui restât d'éviter de nouveaux troubles et de contenter tout le monde. La Russie pouvait s'indemniser de ce que lui avait coûté la guerre avec les Turcs, et au lieu de la Valachie et de la Moldavie, qu'elle ne pouvait posséder qu'après avoir remporté autant de victoires sur les Autrichiens que sur les Musulmans, elle n'avait qu'à choisir une province de la Pologne à sa bienséance, sans avoir de nouveaux risques à courir; on pouvait assigner à l'Impératrice-Reine une province limitrophe de la Hongrie, et au Roi ce morceau de la Prusse polonaise qui sépare ses États de la Prusse royale; et par ce nivellement politique, la balance des pouvoirs entre ces trois puissances demeurait à peu près la même. Néanmoins, pour s'assurer davantage de l'intention de la Russie, le comte de Solms fut chargé d'examiner si ces paroles échappées à l'Impératrice avaient quelque solidité, ou si elles avaient été proférées dans un moment d'humeur et d'emportement passager. Le comte de Solms trouva les sentiments partagés sur ce sujet. Le comte Panin, qui avait fait déclarer, au commencement des troubles de la Pologne, que la Russie maintiendrait l'indivisibilité de ce royaume, sentait de la répugnance pour ce démembrement; il promit néanmoins de ne s'y point opposer, si l'affaire passait au conseil. Mais l'Impératrice était flattée de l'idée qu'elle pourrait sans danger étendre les limites de son empire; ses favoris et quelques ministres qui s'en aperçurent, se rangèrent de son senti<40>ment, de sorte que le projet de partage passa à la pluralité des voix. On annonça au roi de Prusse la résolution qui venait d'être prise, comme un expédient qu'on avait imaginé pour le dédommager des subsides qu'il avait payés à la Russie.

Le comte Panin, en communiquant au comte de Solms les choses que nous venons de rapporter, exigea comme un préalable que le Roi sondât les sentiments de la cour de Vienne au sujet de ce partage. Sur cela, le Roi en fit l'ouverture au baron van Swieten, en l'assurant que la Russie ne témoignait aucun mécontentement de ce que les Autrichiens avaient pris possession de Zips, et que Sa Majesté, pour donner des preuves de son amitié à Leurs Majestés Impériales, leur conseillait de s'étendre dans cette partie de la Pologne selon leur bienséance, ce qu'elles pourraient faire avec d'autant moins de risque, que leur exemple serait imité par les autres puissances voisines de ce royaume. Cette ouverture, toute cordiale qu'elle était, ne fut point accueillie par la cour de Vienne comme on s'en était flatté. Le prince Kaunitz était trop préoccupé du projet qu'il se préparait à mettre en exécution; il trouvait plus d'avantage dans l'alliance des Turcs qu'il ne croyait en pouvoir espérer d'une alliance avec la Russie. Il répondit donc sèchement que si sa cour avait fait occuper quelques parcelles de la Pologne sur les confins de la Hongrie, ce n'était pas à dessein de les garder, mais uniquement pour obtenir justice sur quelques sommes que la maison d'Autriche réclamait de la République, et qu'il n'avait pas imaginé qu'un objet d'aussi peu de valeur pût faire naître l'idée d'un plan de partage, dont l'exécution serait hérissée de difficultés insurmontables, à cause qu'il était autant qu'impossible d'établir une égalité parfaite entre les différentes portions des trois puissances; qu'enfin un tel projet ne pouvant servir qu'à rendre la situation embrouillée de l'Europe plus critique qu'elle ne l'était, il déconseillait à Sa Majesté Prussienne d'entrer dans de telles mesures. Il ajouta d'un air d'indifférence que sa cour était prête à évacuer les districts que<41> ses troupes avaient occupés, si les autres puissances en voulaient faire autant. Ces derniers mots étaient comme un reproche tacite aux Russes, qui avaient des armées en Pologne; ils visaient également sur le Roi, qui avait tiré un cordon de troupes depuis le pays de Crossen jusqu'au delà de la Vistule, pour garantir ses États de la peste, qui faisait alors en Pologne de grands ravages.

Dans une affaire de cette nature, il ne fallait pas se laisser décourager par des bagatelles. On pouvait prévoir que la cour de Vienne changerait de sentiments sitôt que la Russie et la Prusse seraient bien d'accord ensemble, parce que les Autrichiens préféreraient d'avoir part à ce partage aux risques de tenter les hasards de la guerre contre aussi forte partie. Ajoutez à cela que l'Impératrice-Reine, n'ayant d'allié que la France, ne pouvait alors aucunement compter sur des secours. Pour profiter de combinaisons aussi favorables, le Roi résolut de pousser l'affaire du partage; il observa le silence envers la cour de Vienne, pour lui laisser le temps de réfléchir. En même temps, le comte de Solms fut chargé d'informer les Russes que les ouvertures du traité de partage avaient été faites à Vienne, et que, quoique le prince Kaunitz eût évité jusqu'alors de s'expliquer sur ce sujet, on pouvait néanmoins prévoir qu'il y donnerait volontiers les mains, aussitôt que les deux autres puissances seraient convenues de leurs intérêts réciproques; il se servit de ce motif pour que cette affaire fût conclue plus promptement, parce qu'il n'y avait pas un moment à perdre.

Peut-être que la lenteur et la paresse habituelle des Russes aurait encore traîné la conclusion du traité en longueur, si la cour de Vienne n'eût servi le Roi sans le vouloir. Tous les jours elle faisait naître par sa médiation de nouvelles difficultés pour la paix; souvent elle chicanait avec aigreur les Russes sur leurs énormes prétentions, et s'expliquait d'un ton despotique sur les articles de la paix qu'elle rejetait, favorisant les Turcs en tout ce qui dépendait d'elle. Mais les mouve<42>ments qui se faisaient dans l'armée de Hongrie, achevèrent de rendre les Autrichiens suspects à la cour de Pétersbourg. Dans ce même temps, une rumeur se répandit dans le public que les Impériaux négociaient un traité de subsides à Constantinople; cette dernière nouvelle donna l'alarme au conseil de Pétersbourg, et le Roi, qui communiquait aux Russes tous les avis propres à découvrir les intrigues des Autrichiens, parvint enfin à tirer la cour de Pétersbourg de cette léthargie dans laquelle elle était plongée. L'impératrice de Russie sentit le besoin qu'elle avait d'être assistée par Sa Majesté : elle jugea que pour s'assurer de ce prince, il fallait lui procurer des avantages, de sorte que le comte Panin déclara au comte Solms qu'il n'attendait que le projet de partage de Berlin pour entrer avec lui en conférence sur ce sujet.

Ce projet s'expédia bien vite à Pétersbourg; il donnait carte blanche à la Russie de choisir en Pologne, selon sa convenance, telle province qu'elle jugerait à propos de prendre en possession. Le Roi demanda pour sa part la Pomérellie, le district de la Grande-Pologne en deçà de la Netze, l'évêché de Varmie, les palatinats de Marienbourg et de Culm, en laissant le champ libre aux Autrichiens pour accéder à ce traité, s'ils le jugeaient à propos. Tous les arrangements qui se prenaient à Berlin, comme à Pétersbourg, n'empêchaient point le prince Kaunitz de continuer d'aller son train. Il était plus arrogant que jamais; il accrochait, par mille difficultés que sa médiation lui fournissait, la négociation de la paix avec les Turcs; il rejetait surtout l'article des cessions de la Valachie et de la Moldavie, que les Russes exigeaient de la Porte; fier des offres que lui faisait le sultan, et croyant que le nombre des troupes assemblées en Hongrie pouvait en imposer aussi bien aux Prussiens qu'aux Russes, il fit déclarer au Roi que les conditions de paix proposées par la Russie étaient diamétralement opposées aux intérêts de la monarchie autrichienne, qu'elles tendaient à renverser l'équilibre de l'Orient, et qu'au cas que<43> la cour de Pétersbourg ne voulût pas les modérer, Leurs Majestés Impériales seraient forcées de prendre part à cette guerre; qu'elles se flattaient que, dans ce cas, le Roi observerait une parfaite neutralité, d'autant plus que ses engagements avec la Russie se bornaient à la Pologne, dont les Autrichiens respecteraient le territoire.

On voyait bien que la cour de Vienne ne voulait absolument pas que les Russes devinssent ses voisins : d'une part, elle craignait qu'un nombre de Grecs répandus en Hongrie ne s'attachassent à cette puissance par religion; d'autre part, elle aimait mieux être voisine de l'empire affaibli des Turcs que de l'empire formidable de la Russie. La situation où le Roi se trouvait entre ces deux cours impériales, était embarrassante : s'il consultait ses intérêts, il ne devait ni souhaiter, ni employer ses forces pour accroître la puissance des Russes, qui n'était que trop formidable. Ces raisons, d'autre part, étaient contre-balancées par des engagements solennels, qui obligeaient ce prince d'assister l'Impératrice son alliée dans toutes les occasions où elle serait attaquée par l'Impératrice-Reine; ou il fallait remplir ces engagements, ou il fallait renoncer aux fruits qu'on espérait d'en recueillir. De plus, le parti de la neutralité était plus dangereux pour la Prusse que celui de soutenir son alliée : les Autrichiens et les Russes se seraient battus, puis, en s'accommodant, ils auraient pu faire la paix aux dépens du Roi; ce prince aurait perdu toute considération; personne ne se serait fié à sa bonne foi; et après la paix, il serait demeuré isolé; ce qui serait indubitablement arrivé, si le Roi avait suivi un plan aussi défectueux.

Sa Majesté ne balança point : elle se détermina à remplir fidèlement ses engagements avec la Russie, et pour adoucir en même temps la cour de Vienne, elle la flatta de l'espérance qu'il ne serait pas impossible de fléchir l'impératrice de Russie, et de faire changer les vues qu'elle avait sur la Valachie et sur la Moldavie; mais en ajoutant que si c'en venait à une rupture entre les deux Impératrices, Sa Majesté<44> ne pouvait se dispenser d'assister celle de Russie, avec laquelle elle était en alliance. Pour donner plus de poids à cette déclaration, l'on augmenta et remonta toute la cavalerie; les ordres donnés pour cet effet s'ébruitèrent promptement et partout. Ces mesures vigoureuses, prises si à propos, firent impression sur la cour de Pétersbourg; on profita de son contentement pour l'engager à sacrifier une partie de ses prétentions sur la Valachie au bien commun de la paix.

Il était difficile de traiter avec les Russes, parce qu'ils n'entendent rien à l'art de la négociation. Ils ne pensent qu'à leurs intérêts, et ne tiennent aucun compte de celui des autres, comme on le va voir. Le contre-projet du traité de partage de la cour de Pétersbourg arriva alors à Berlin; il était singulièrement conçu : tout l'avantage en était pour la Russie, tous les risques pour la Prusse. On accordait, à la vérité, la plus grande partie du terrain de la Pologne que le Roi avait demandé; mais l'acquisition des Russes était au moins d'une étendue double de celle-là. On avait inséré surtout dans ce traité un article très-onéreux pour Sa Majesté : on demandait que la Prusse assistât de toutes ses forces la Russie, au cas qu'elle fût attaquée par les Autrichiens; mais supposé que l'Impératrice-Reine déclarât la guerre au roi de Prusse, ce prince n'avait aucun secours à attendre de la Russie, avant que la paix avec les Turcs fût conclue. Des conditions aussi peu proportionnées n'étant pas acceptables, elles donnèrent lieu à quelques explications; on fit un résumé de tous les engagements de la Prusse avec la Russie. Il résultait de ce recensement que tout était en faveur de l'Impératrice, et rien en faveur du Roi; toutefois on ajouta que Sa Majesté avait résolu de satisfaire à tout ce qu'on pouvait prétendre d'elle raisonnablement. Le Roi se reposait sur l'équité comme sur la modération de l'impératrice de Russie, qui voudrait bien sacrifier quelques parties de ses conquêtes, pour prévenir une guerre qui menaçait dans peu de devenir générale, d'autant plus que la Moldavie et la Valachie servaient de prétexte aux Autrichiens pour<45> embrouiller de plus en plus les affaires, et que, dans des circonstances aussi critiques que les présentes, il était de la dignité d'une aussi vaste monarchie que celle de la Russie d'avoir moins d'égard à ses intérêts qu'au bien public. On proposa en même temps que pour indemniser la Prusse de tous les dangers qu'elle pouvait s'attirer par une nouvelle guerre, dont on ne pouvait prévoir quelles seraient les suites, la Russie voulût bien ajouter la ville de Danzig, située au milieu de la Pomérellie, au partage de la Pologne dont le Roi devait se mettre en possession.

Ces représentations, comme il arrive d'ordinaire, ne firent pas tout l'effet qu'on en devait attendre. Cependant, à force de réfléchir sur les raisons qu'on lui avait exposées si clairement, l'impératrice de Russie voulut bien restreindre les propositions de paix qui se trouvaient incompatibles aux intérêts d'autres puissances : elle s'engagea donc en conséquence à restituer aux Turcs, après la paix, toutes les conquêtes qu'elle venait de faire entre le Dniester et le Danube. La cour de Berlin communiqua promptement cette heureuse nouvelle à celle de Vienne; on vit pour la première fois paraître le prince Kaunitz avec un visage serein; son astuce et son orgueil s'humanisèrent, les esprits se calmèrent, et l'inquiétude et la jalousie que les grands succès des Russes avaient données à la cour impériale, disparurent, du moment qu'elle n'eut plus à craindre d'avoir cette puissance pour voisine de ses États.

La Porte fut aussitôt informée des bonnes dispositions où se trouvait la cour de Pétersbourg. Les Turcs, dégoûtés de la guerre à force de malheurs qu'ils avaient essuyés, inclinaient fortement à la paix. La dernière campagne des Russes n'était qu'une suite de triomphes : ils avaient conquis la Crimée, et une bataille décisive qu'avait gagnée le maréchal de Romanzoff sur la fin de l'année, avait mis le comble à la prospérité de leurs armes. Dans des circonstances aussi désespérées, la nouvelle arriva à Constantinople que les plus grands obstacles<46> à la paix étaient levés; les Turcs résolurent alors de leur côté, pour faciliter la pacification générale, de rendre la liberté au sieur d'Obreskoff, détenu jusqu'alors aux Sept-Tours. Le relâchement46-a de ce ministre était un préalable que l'Impératrice avait exigé, sans lequel elle ne voulait entendre à aucune négociation.

Quoique toutes les cours fussent en action, la lenteur et l'irrésolution des Russes traînaient en longueur la conclusion du traité de partage; la négociation s'accrochait principalement à la possession de la ville de Danzig : les Russes prétendaient qu'ils avaient garanti46-b la liberté de cette petite république. Ce n'étaient proprement que les Anglais, jaloux des Prussiens, qui protégeaient la liberté de cette ville maritime, et qui encourageaient l'impératrice de Russie à ne pas consentir aux demandes de Sa Majesté Prussienne. Il fallait néanmoins que le Roi se déterminât; et comme il était évident que le possesseur de la Vistule et du port de Danzig assujettirait cette ville avec le temps, on jugea qu'il ne fallait pas arrêter une négociation aussi importante, pour un avantage qui proprement n'était que différé; ce qui fit que Sa Majesté se relâcha de cette prétention. L'on reçut, après bien des longueurs, l'ultimatum de la cour de Pétersbourg. Les Russes insistaient toujours sur les secours considérables qu'ils demandaient aux Prussiens, en cas que les Autrichiens leur déclarassent la guerre; quelque choquantes que fussent ces inégalités, quelque disproportionnés que fussent des secours que deux alliés se doivent au fond réciproquement, comme on savait que l'Impératrice-Reine se trouvait dans des dispositions plus favorables et plus pacifiques que par le passé, on négligea des considérations qui cessaient d'être importantes, pour conclure un traité qui dès lors devenait avantageux, et l'on promit aux Russes les secours dont dès lors il ne pouvait plus être question.

Après que tant d'obstacles eurent été levés, cette convention<47> secrète fut enfin signée à Pétersbourg : les acquisitions prussiennes furent telles que nous les avons rapportées, à l'exception des villes de Danzig, de Thorn, et de leur territoire. Par ce partage, la cour de Pétersbourg acquit en Pologne une lisière considérable le long de ses anciennes frontières, depuis la Dwina jusqu'au Dniester. On fixa le temps de la prise de possession au mois de juin. On convint d'inviter l'Impératrice-Reine à se joindre aux deux puissances contractantes, afin de participer à ce partage. La Russie et la Prusse se garantirent leurs acquisitions, et promirent d'agir de concert à la diète de Varsovie, pour obtenir pour tant de cessions le consentement de la République. Le Roi promit encore, par un article secret, d'envoyer vingt mille hommes de son armée en Pologne, pour se joindre aux Russes au cas que la guerre devînt générale; de plus, Sa Majesté s'engageait à se déclarer ouvertement contre la maison d'Autriche, supposé que ce secours ne fût pas suffisant; on convint aussi que les subsides prussiens cesseraient d'être payés, aussitôt que leur corps auxiliaire aurait joint l'armée russe. On ajoutait, par un autre article, que Sa Majesté serait autorisée à retirer ses troupes auxiliaires, si, en haine de ces secours, elle était attaquée par les Autrichiens dans ses propres États; si telle chose avait lieu, la Russie promettait de lui envoyer six mille hommes d'infanterie et quatre mille Cosaques, et même de doubler ce nombre, aussitôt que les circonstances le permettraient. La Russie s'engageait aussi d'entretenir une armée de cinquante mille hommes en Pologne, afin de pouvoir assister le Roi de toutes ses forces, après que la guerre avec les Turcs serait terminée; et enfin, elle promit de continuer cette assistance jusqu'à ce que, par une pacification générale, elle pût procurer aux Prussiens un dédommagement convenable. On joignit à tous ces articles une convention séparée, pour régler l'entretien réciproque des corps auxiliaires.

Cet ouvrage, qui servait de base aux projets qui devaient s'ensuivre, étant terminé, il restait à persuader la cour de Vienne de se<48> joindre aux deux puissances contractantes. Trois partis se formaient dans cette cour, dont chacun pensait différemment : l'Empereur aurait voulu regagner en Hongrie les provinces que sa maison avait perdues par la paix de Belgrad. L'Impératrice sa mère, qui n'avait plus cette énergie et cette fermeté dont elle avait tant donné de marques dans sa jeunesse, et qui commençait à s'adonner à une dévotion mystique, se reprochait le sang que ses guerres passées avaient fait répandre; elle détestait la guerre, et voulait conserver la paix à quelque prix que ce fût. Le prince Kaunitz, doué d'un jugement droit, qui voulait accorder les intérêts de la monarchie avec le penchant de sa souveraine, se trouvait par conséquent dans l'embarras d'opter entre la guerre ou le partage de la Pologne, et craignait, de plus, que s'il prenait ce dernier parti, l'union de la maison de Bourbon avec celle d'Autriche, qu'il regardait comme son chef-d'œuvre, n'en fût rompue. D'un côté, la cavalerie prussienne remontée si promptement lui donnait à connaître que le Roi avait pris un parti décisif; d'un autre, il voyait que ce prince ne désirait pas mieux qu'une pacification générale, et qu'il y travaillait avec ardeur.

Enfin, le Roi dit à l'envoyé d'Autriche, dans une conférence qu'il eut avec lui, que Sa Majesté félicitait l'Impératrice-Reine de ce que, dans ce moment, elle avait le sort de l'Europe en ses mains, parce que réellement la paix ou la guerre dépendait, dans ces circonstances, du parti qu'elle allait prendre. Le Roi ajouta qu'il avait une si grande confiance dans la sagesse reconnue de cette grande princesse, qu'il ne doutait point qu'elle ne préférât la tranquillité générale de l'Europe aux troubles qui pouvaient survenir, et dont il était impossible de prévoir quelles en pourraient être les suites. Cet entretien, dont van Swieten rendit compte à sa cour, produisit tout l'effet qu'on en pouvait espérer : le prince Kaunitz fut convaincu qu'il fallait renoncer à l'alliance des Turcs, comme à tous les projets qui étaient fondés sur ce préalable; il comprit également qu'il ne pouvait plus empêcher le<49> partage de la Pologne, à moins d'attaquer, sans l'assistance d'aucun allié, la Prusse et la Russie en même temps. Cette chance était trop désavantageuse pour qu'un homme, pour peu qu'il fût prudent, voulût s'y hasarder : il ne lui restait donc d'autre parti raisonnable que celui de se joindre aux deux cours alliées, afin de participer au partage de la Pologne, et de soutenir par ce moyen un équilibre égal entre ces trois puissances. Par une suite de cette résolution, le baron van Swieten fut chargé de proposer, au nom de sa cour, la signature d'un acte par lequel les trois cours promettaient d'observer une égalité parfaite dans le partage qu'elles feraient de la Pologne. Cette proposition, qui était juste, fut reçue sans empêchement, parce qu'elle devait aplanir toutes les difficultés qui avaient jusqu'alors causé tant d'embarras, et que c'était l'unique moyen d'éviter la guerre générale, qu'on avait eu de si fortes raisons d'appréhender. Cet acte fut signé sans délai, et l'échange s'en fit tout de suite.

Ce traité conclu entre les cours de Berlin et de Vienne fut incessamment communiqué à celle de Pétersbourg. L'Impératrice reçut avec plaisir cette nouvelle importante : elle se voyait, par cette accession de l'Autriche, dégagée du fardeau d'une nouvelle guerre qu'elle aurait peut-être eu de la peine à soutenir. Elle suivit les conseils du Roi, qui l'exhortait à diminuer autant qu'il se pourrait le nombre de ses ennemis : aussi, peu après, la même convention fut signée à Pétersbourg par les deux cours impériales. On se pressa ensuite à niveler le partage des trois cours; ce qui avait été réglé entre la Prusse et la Russie, fut aussitôt communiqué à l'Impératrice-Reine. La cour de Vienne ne s'oublia pas dans son contre-projet : son avidité d'agrandissement étendit ses vues sur une quantité de palatinats qui remplissaient l'espace depuis la principauté de Teschen jusqu'aux confins de la Valachie, et qui poussaient une pointe, par Belz, à une distance peu éloignée de Varsovie. Les pays enclavés dans cette démarcation, qui faisaient à peu près le tiers de la Pologne, étaient évidemment opposés<50> à la convention que cette cour venait à peine de signer avec les autres puissances. On trouva cette portion que les Autrichiens voulaient s'approprier, aussi énorme à Pétersbourg qu'on l'avait trouvée exorbitante à Berlin. Choqué de procédés aussi indécents, le comte Panin remit un mémoire raisonné au prince Lobkowitz, qui résidait à Pétersbourg en qualité de ministre d'Autriche, dans lequel il évaluait avec précision les partages des trois cours; et il concluait que pour établir une égalité parfaite, il désirait que la cour de Vienne voulût bien renoncer à la possession de Léopol et des salines importantes de Wieliczka, afin que les portions fussent semblables, et que personne ne pût se plaindre d'être lésé.

La cour de Vienne continua d'insister sur la ville de Léopol et sur les salines de Wieliczka, qu'elle voulait posséder à toute force, en même temps que pour faciliter cette convention elle se désista des palatinats de Lublin, de Chelm et de Belz. Les choses étant dans ces termes, il fallait se hâter de conclure, si l'on ne voulait pas renoncer à tout partage. Dans cette occasion, trop d'exactitude à évaluer les différentes portions aurait fait naître des disputes interminables; d'autres puissances auraient immanquablement profité de cette mésintelligence, et toutes les peines qu'on s'était données jusqu'alors, auraient été perdues. Dans cette persuasion, le Roi conseilla à l'impératrice de Russie d'accepter les conditions que la cour de Vienne annonçait être son ultimatum. Cette princesse comprit combien les moments étaient précieux, et, rien n'y mettant plus d'empêchement, la triple convention des cours contractantes fut signée par leurs ministres à Pétersbourg.

Les acquisitions prussiennes et celles des Russes lurent articulées dans ce traité telles que nous les avons annoncées; ce qui devait tomber en partage aux Autrichiens, fut marqué depuis la principauté de Teschen jusqu'au delà de Sendomir et du confluent du San, en tirant une ligne droite au Bug, et de cette rivière à celle du Dniester, aux<51> frontières de la Pococie51-a et de la Moldavie. Les trois cours se garantirent leurs possessions respectives; elles promirent qu'elles agiraient de concert pour engager la république de Pologne à donner son consentement aux cessions qu'on lui demandait. La cour de Vienne, adoucie par tant d'acquisitions, promit d'employer ses bons offices, conjointement avec celle de Prusse, afin de disposer la Porte à recevoir les conditions de paix que la Russie lui avait proposées. Les trois cours fixèrent la prise de possession au premier jour du mois de septembre. On convint de remettre vers ce temps au roi de Pologne une déclaration concertée entre les trois cours, afin d'instruire la République des arrangements qu'on venait de prendre, et pour l'exhorter à la convocation d'une diète extraordinaire, afin qu'elle travaillât à l'entière pacification du royaume; c'était à cette diète que la Russie, l'Autriche et la Prusse se proposaient de présenter une déduction qui devait contenir les prétentions de chaque puissance, avec les droits qu'elles croyaient avoir sur ce qu'elles avaient pris en possession.

Le Roi fondait ses prétentions sur la Pomérellie et sur une partie de la Grande-Pologne située en deçà de la Netze, sur ce que ces provinces, autrefois annexées à la Poméranie,51-b en avaient été démembrées par les Polonais. Il revendiquait la ville d'Elbing en vertu d'une prétention liquide et de l'argent que ses ancêtres avaient avancé sur cette ville à la République. On faisait des évêchés de Varmie et des palatinats de Marienbourg et de Culm un équivalent de la ville de Danzig, capitale de la Pomérellie, laquelle demeurait libre. Nous ne voulons pas répondre de la validité de ces droits, ni de ceux des Russes, encore moins de ceux des Autrichiens. Il fallait des conjonc<52>tures singulières pour amener et réunir les esprits pour ce partage, et il se fit pour éviter une guerre générale.

Telle fut la fin de tant de négociations, qui demandaient de la patience, de la fermeté et de l'adresse. L'on parvint cette fois à préserver l'Europe d'une guerre générale qui était près d'éclater. Des intérêts aussi contraires que ceux des Russes et des Autrichiens étaient difficiles à concilier. Pour dédommager les Russes de leurs conquêtes, que les Autrichiens voulaient qu'ils restituassent à la Porte, il n'y avait d'autre moyen que de leur assigner des possessions en Pologne. L'Impératrice-Reine en avait donné l'exemple, en faisant occuper par ses troupes la principauté de Zips; et pour que la balance se soutînt en quelque manière entre les puissances du Nord, il fallait de nécessité que le Roi eût part à ce partage. C'est là le premier exemple que l'histoire fournisse d'un partage réglé et terminé paisiblement entre trois puissances; sans les conjonctures où l'Europe se trouvait alors, les plus habiles politiques y auraient échoué : tout dépend des occasions et du moment où les choses se font.

Le soin d'accorder ces divers intérêts n'absorbait pas toute l'attention des trois puissances; on n'en pressait pas moins les Turcs de consentir à la tenue d'un congrès; l'internonce d'Autriche, qui résidait à Constantinople, ne parlait plus des subsides qu'il avait si vivement sollicités, ni des diversions que sa cour allait faire en faveur de la Porte; et loin d'encourager les Turcs à la continuation de la guerre, il s'était joint au ministre prussien pour engager le divan à choisir ceux que le Grand Seigneur enverrait au congrès de la pacification. Les plénipotentiaires furent nommés de la part des deux puissances belligérantes; les ministres prussien et autrichien les joignirent à Fokschani, lieu où se tinrent les conférences. Le comteOrloff, favori de l'Impératrice, y présidait de la part de la Russie, et Osman-Effendi de la part des Turcs. Ces deux ministres paraissaient d'accord sur les articles essentiels du traité, et même sur l'indépen<53>dance des Tartares; mais lorsqu'on en vint au projet article par article, Osman-Effendi en présenta un autre, par lequel le droit de confirmer le kan des Tartares élu, et le droit d'administrer la justice en Crimée, étaient réservés au Grand Seigneur. Cette proposition fut rejetée; Osman en présenta une plus modérée, mais qui fut aussi peu admise que la première; sur quoi il déclara qu'après avoir épuisé tous les moyens qui lui étaient permis par ses instructions, qu'après avoir modifié par des adoucissements les articles qui faisaient le plus de peine aux Russes, voyant néanmoins que, sans égard pour la modération du Grand Seigneur, on rejetait toutes ses propositions, il ne lui restait qu'à demander des chevaux pour s'en retourner à Constantinople. M. Orloff le prit au mot : ses intérêts personnels le rappelaient à Pétersbourg, où ses ennemis, profitant de son absence, étaient parvenus à le supplanter; ainsi ce congrès, qu'on avait eu tant de peine à faire assembler, n'atteignit pas la fin du même mois.

Plus les affaires prenaient vers le Nord et l'Orient une tournure avantageuse à la Russie, plus la France, mécontente du peu de considération dont elle jouissait, essayait de se dédommager par ses intrigues de l'ascendant qu'elle avait perdu; elle se flattait de pouvoir le regagner en mettant la Suède en jeu. Le prince royal de Suède, qui voyageait alors en France, se trouva précisément à Paris lorsqu'il apprit la mort du Roi son père. Les ministres de Louis XV, pour profiter de la conjoncture qui se présentait à eux, prirent des engagements secrets avec ce jeune prince. Ils lui promirent d'acquitter les arrérages de la dernière guerre, que la France devait à la Suède : la somme en montait à un million trois cent mille écus; une partie lui en fut remise à Paris, avec l'espérance de lui payer le reste, au cas qu'il voulût l'employer à changer la forme du gouvernement en Suède, en s'y rendant souverain. Dès lors ce jeune prince, vif, ambitieux, mais léger, se livra sans réserve à l'exécution de ce projet, à laquelle la diète qui allait s'assembler pour son couronnement, lui<54> fournissait une occasion favorable. De retour à Stockholm, on envoya des émissaires munis d'argent dans toutes les provinces du royaume, pour corrompre les députés et une partie des troupes; son frère, le prince Charles, se mit à la tête d'un de ces corps, pour le conduire à la capitale au secours du Roi. Mais le jeune monarque n'attendit pas son arrivée; il avait gagné le régiment des gardes et celui de l'artillerie; il s'empara par leur moyen de l'arsenal, fit braquer les canons sur les places et dans les rues, assembla le sénat intimidé par cet appareil qui lui était si nouveau, et se fit déclarer souverain par ce corps, qui représentait toute la nation.

Cet événement inattendu causa quelques inquiétudes à la cour de Berlin : le Roi s'était engagé par son traité avec la Russie à soutenir la forme de gouvernement établie en Suède l'année 1720. Ce prince n'ignorait pas la vive impression qu'une révolution aussi subite ferait sur l'esprit de l'impératrice de Russie. Le congrès de Fokschani venait à la vérité d'être rompu; mais les Russes et les Turcs étaient derechef en pourparlers pour en assembler un nouveau à Bucharest. Si la paix venait à se conclure entre ces deux puissances, il fallait s'attendre qu'incessamment la Russie travaillerait à remettre le gouvernement suédois sur l'ancien pied; le jeune roi de Suède, qui comptait sur l'appui de la France, ne se serait jamais désisté de bon gré de la souveraineté à laquelle il venait de parvenir. Ces causes allaient fournir des matériaux à une nouvelle guerre, dans laquelle le Roi aurait été obligé de combattre contre son propre neveu. La nature, qui parle aux cœurs des rois tout comme à ceux des particuliers, se révoltait contre ce parti. D'autre part, la politique et la foi des traités exigeaient qu'on le prît. Dans cet embarras, le Roi se servit de la cour de Vienne, afin que, par ses représentations à celle de Pétersbourg, on pût parvenir à calmer la première effervescence de la Russie. Les mouvements de colère et de vengeance l'auraient cependant emporté dans l'esprit de l'impératrice de Russie, si les Turcs n'avaient pas<55> résisté avec beaucoup de fermeté aux conditions dures et fâcheuses de la paix qu'on voulait leur faire accepter, en même temps que, du côté de la Suède, le Roi, concevant le danger dont il était menacé de la part de la Russie, se proposait de mettre d'avance le Danemark hors de jeu, pour n'avoir qu'un ennemi à combattre à la fois.

Ceci nous engage à reprendre les choses de plus haut, pour exposer avec précision les raisons qu'avait le roi de Suède d'agir ainsi. Le roi de Danemark était monté trop jeune sur le trône pour que son expérience pût être formée; il était entouré de vieux ministres rompus dans les intrigues de cour, qui, plus intéressés que citoyens, n'ambitionnaient que de gouverner leur maître; et comme ces rivaux luttaient pour se supplanter mutuellement, cela donnait lieu à de fréquentes disgrâces; chaque jour produisait de nouveaux ministres et de nouveaux projets de gouvernement. Le sieur de Saldern, qui se trouvait alors à cette cour en qualité de ministre de Russie, avait, comme nous l'avons dit, moyenné l'échange du duché de Gottorp contre ceux d'Oldenbourg et de Delmenhorst; ce ministre d'une cour étrangère, mais trop puissant à Copenhague, persuada au Roi de voyager et de faire un tour dans les pays étrangers, dans l'intention de le détourner de visiter le royaume de Norwége, où l'on craignait qu'il ne voulût introduire des nouveautés préjudiciables à ses intérêts. Peu après son mariage avec la princesse Mathilde, sœur du roi d'Angleterre, il partit de Copenhague, se rendit à Londres, et de là à Paris. Ses courtisans et ceux qui l'environnaient, animaient en lui le goût de la volupté et de la débauche, auquel il inclinait naturellement. De retour de ses voyages, le Roi en rapporta une maladie honteuse, de laquelle il n'avait pris aucun soin; la Reine son épouse, sous prétexte du rétablissement de sa santé, s'empara de son esprit, et lui proposa un médecin nommé Struensée, comme l'homme le plus capable de le guérir. La familiarité que ce médecin eut à la cour, lui fit gagner imperceptiblement plus d'ascendant sur l'esprit<56> de la Reine qu'il n'était convenable à un homme d'une extraction aussi obscure.

Cette liaison, qui allait de jour en jour en augmentant, obligeait la Reine à prendre les plus grandes précautions pour que le Roi ne pût pas s'apercevoir de l'affront qu'il endurait. On assurait que pour être sûrs de n'être point interrompus dans ces tête-à-tête si scandaleux, la Reine et le médecin imaginèrent que, sous prétexte de donner des remèdes au Roi, on lui ferait prendre de l'opium, pendant l'action duquel le Roi était hors d'état de les troubler. L'usage trop fréquent de ces soporifiques altéra considérablement l'esprit de ce jeune prince : il eut des absences si considérables et si longues, que la Reine et le médecin s'emparèrent des rênes du gouvernement. Struensée fut créé premier ministre, et fut réellement roi de Danemark durant quelques mois. La honte du trône indigna la nation danoise. On découvrit enfin que le projet de la Reine et de son ministre était de faire déclarer le Roi incapable de régner, et, sous ce prétexte apparent, de s'emparer de la tutelle du royaume. Cela acheva de révolter les esprits.

On trouvait qu'on se couvrirait d'opprobre, si l'on exposait le royaume à tomber sous la domination d'une race bâtarde à laquelle un médecin allemand aurait servi de tige. Des gardes de la marine, qu'on avait voulu casser, parce que la cabale se défiait de leur fidélité, furent les premiers qui donnèrent le branle à la révolution. Deux généraux et le sieur d'Osten se rendirent en secret chez la reine Julie, belle-mère du Roi; ils lui représentèrent avec les couleurs les plus vives les périls où sa personne, celle de son beau-fils, et tout le royaume étaient exposés, et la conjurèrent de prendre, dans un moment aussi critique, un parti décisif; ils la déterminèrent qu'après un bal qui devait durer avant dans la nuit, elle se rendît par un escalier dérobé dans la chambre du Roi, pour l'avertir du péril imminent qui le menaçait, et l'obliger à signer incessamment un ordre par lequel<57> les généraux étaient autorisés, l'un à arrêter la reine Mathilde, et l'autre à s'assurer du médecin premier ministre.

Ce projet s'exécuta comme il avait été médité : on enferma la Reine dans une forteresse, et le médecin, ainsi que ses adhérents, furent traduits devant la justice. La crainte des supplices leur fit avouer tous les attentats dont on les accusait; le mariage de la reine Mathilde fut cassé; le roi d'Angleterre obtint qu'on permît à cette princesse de sortir du Danemark pour se retirer dans l'électorat de Hanovre; elle s'établit à Celle, où elle fut traitée par son frère avec des distinctions dont ses crimes l'avaient rendue indigne. Le médecin et le baron de Brandt, après qu'on leur eut fait le procès, furent décapités; la reine Julie, belle-mère du Roi, prit le maniement des affaires.

Tout fut faible dans les commencements d'une telle administration, qui en effet n'était qu'une tutelle. L'aliénation d'esprit du Roi occasionnait l'équivalent d'une minorité. Les Norwégiens, qu'on avait accablés d'impôts pour soutenir la banque, qui était sur le point de faire faillite, les Norwégiens, dis-je, commencèrent à différentes reprises à manifester assez ouvertement leur mécontentement. Les révolutions qui arrivèrent presque en même temps dans le gouvernement suédois, donnèrent de vives alarmes à la cour de Copenhague, qui craignait les entreprises d'un jeune prince voisin, ennemi-né des Danois. Pour y obvier, et pour prévenir ce qu'il pouvait tenter sur cette frontière, la reine Julie envoya le général Huth avec quelques troupes en Norwége, afin de garantir ce royaume contre toute invasion étrangère.

Ce mécontentement des Norwégiens, les mauvaises dispositions qu'ils témoignaient pour leur cour, voilà sur quoi le roi de Suède fondait ses espérances. Quelques députés des paysans de ce royaume, qui se rendirent auprès de lui dans le bourg d'Ekholmsund, l'assurèrent qu'il n'avait qu'à se montrer avec quelques troupes sur leurs<58> frontières pour donner le cœur aux paysans norwégiens, et pour leur faire à tous embrasser son parti. Sans examiner si c'était la nation qui s'expliquait par la bouche de ces députés, ou s'ils n'étaient que les organes de quelques mécontents obscurs, le Roi partit brusquement, sous prétexte de faire ce qu'on appelle en Suède l'ériksgata : il fit la tournée de ses provinces méridionales en Scanie et vers les frontières de la Norwége; de là il envoya un mémoire à la cour de Danemark, conçu en termes menaçants, par lequel il demandait raison des armements extraordinaires que cette cour faisait en Norwége. En même temps, il préparait tout, de son côté, pour entreprendre la guerre : des troupes suédoises, munies d'artillerie, s'approchaient des frontières de la Norwége; ses émissaires en foule rôdaient dans ce royaume, pour exciter le peuple à la sédition; il essaya des tentatives infructueuses pour brûler le chantier de Copenhague. Enfin tout se préparait à une rupture entre ces deux royaumes, et peut-être s'en serait-elle ensuivie, si la cour de Berlin, par les représentations les plus fortes, n'avait engagé ces deux puissances à s'éclaircir mutuellement sur leurs soupçons, et à se réconcilier; sur ces représentations, le roi de Suède s'en retourna dans sa capitale, et les Danois se rassurèrent.

Si le changement du gouvernement en Suède avait déplu à l'impératrice de Russie, ces mouvements que le Roi faisait sur les frontières de la Norwége, la choquèrent encore davantage : elle craignait qu'un jeune prince aussi remuant, aussi inquiet et aussi étourdi que l'était le roi de Suède, n'entreprît avec la même légèreté de l'attaquer sur les frontières de l'Esthonie et de la Finlande. Ces deux provinces étaient alors dégarnies de troupes : les armées russes étaient dans la Bessarabie, dans la Crimée, et plus de cinquante mille hommes inondaient la Pologne. L'Impératrice jugea que dans ces circonstances, en faisant des conquêtes en Orient, et en subjuguant les Sarmates, elle ne devait pas négliger d'assurer ses anciennes possessions. Elle<59> rappela, dans cette intention, vingt mille hommes de ses troupes qui étaient en Pologne, pour les employer à garnir et à défendre la Livonie et les provinces qu'elle croyait exposées aux insultes des Suédois; d'autre part, elle porta plus de facilités que par le passé pour reprendre avec les Turcs le congrès qui venait de se rompre.

Ce nouveau congrès s'ouvrit à Bucharest; le reis-effendi était le plénipotentiaire de la Porte, et le sieur Obreskoff, celui des Russes. Les deux ministres plénipotentiaires de la Prusse et de l'Autriche ne s'y trouvèrent point, parce que les Russes avaient été mécontents du sieur Thugut, qui avait assisté au premier congrès comme ministre de l'Impératrice-Reine. Les Russes commencèrent par renouveler leurs prétentions exorbitantes; ensuite ils se relâchèrent sur plusieurs articles : mais la cession des places de la Crimée, Kertsch et Jenikale, situées sur le détroit de Zabache, dont la possession ouvrait aux Russes le passage de la mer Noire, fut un obstacle invincible à la conclusion de la paix; le corps des ulémas, ou gens de la loi, déclara au Grand Seigneur qu'il ne consentirait jamais que, par cette cession, on mît la Russie en état d'équiper une flotte qui menacerait Constantinople même du plus imminent danger. La Russie déclara, de son côté, que la possession de ces deux places était une condition dont elle ne se départirait jamais. Sur cela, chacune des deux cours envoya son ultimatum à ses plénipotentiaires : les Russes offrirent de se relâcher sur ce qu'ils avaient demandé en argent, à condition que les Turcs consentissent au reste; et les Turcs offrirent vingt millions de roubles aux Russes, s'ils voulaient remettre les choses sur le pied où elles étaient avant le commencement de cette guerre. Après que les conditions eurent été refusées de la part des Turcs et de celle des Russes,59-a vers la fin du mois de mars, ce second congrès fut rompu comme le premier.

Deux raisons influèrent à rendre ce congrès infructueux : la pre<60>mière ne peut s'attribuer qu'aux conditions onéreuses, humiliantes et dures que Catherine voulait forcer Mustapha d'accepter; l'autre, aux intrigues de la France, qui, non contente d'employer les corruptions pour gagner les principaux vizirs et seigneurs de la Porte, relevait leur courage par l'espérance que le roi de Suède se préparait à porter la guerre en Finlande pour faire une diversion en leur faveur; et ils ajoutaient que la France armait actuellement à Toulon une nombreuse escadre, qu'on enverrait aux échelles du Levant pour s'établir en croisière dans l'Archipel. La cour de Versailles ne se borna point à ces petites intrigues : elle désapprouvait la conduite de l'Impératrice-Reine, qui, étant son alliée, s'était unie avec la Russie et la Prusse, et avait pris le parti des puissances que la France regardait être les ennemis de sa cause. Pour se venger des Autrichiens, on projeta à Versailles de conclure une quadruple alliance entre les cours de Versailles, de Madrid, de Turin et de Londres. On commença par mettre en jeu toutes sortes d'intrigues, afin d'indisposer l'Angleterre contre la Prusse et contre la Russie. Les émissaires français répandaient nombre de pamphlets; dans les uns, ils démontraient aux Anglais le tort considérable que souffrait leur commerce depuis que le roi de Prusse était en possession du port de Danzig; dans d'autres, ils exagéraient les pertes que le commerce d'Angleterre ferait, si les Russes obtenaient la libre navigation sur la mer Noire. Ces écrits, répandus de tous côtés, firent enfin quelque impression : la fougue anglaise en fut promptement animée, et, sans savoir pourquoi, la nation jeta les hauts cris, en disant que le port de Danzig allait ruiner le commerce de la Grande-Bretagne.

Il n'est pas nécessaire de rapporter ici tous les désagréments auxquels ces clameurs donnèrent lieu; mais il est indispensable de rapporter que les Anglais s'adressèrent aux Russes, et qu'ils exigèrent de l'Impératrice que son ministre, conjointement avec celui d'Angleterre, donnassent la loi au roi de Prusse dans ses propres États, qui lui ap<61>parvenaient à aussi bon droit que les provinces que les deux autres puissances venaient d'envahir, pour qu'il sacrifiât son intérêt à leurs caprices. Les Russes n'entrèrent pas entièrement dans ces idées extravagantes des Anglais : la guerre avec les Turcs durait encore; le Roi payait des subsides; ils devaient donc le ménager. Il y eut quelques négociations vagues avec la cour de Pétersbourg, touchant les douanes et les péages de la Vistule et touchant le port de Danzig; et après quelques explications de part et d'autre, et après avoir remontré à cette cour que chacun, étant maître chez soi, ne devait point être inquiété dans l'administration de ses finances, les Russes trouvèrent ces raisons valables, et les choses restèrent sur le pied où elles étaient.

Le projet des Français et des Anglais était plus artificieux que nous ne l'avons représenté : leur vue était de brouiller la Prusse et la Russie au sujet du port de Danzig; et quoique l'événement n'eût pas répondu à leur attente, les Anglais ne laissèrent pas de témoigner à la cour de Pétersbourg à quel point ils étaient jaloux et envieux du commerce de la mer Noire que les Russes avaient intention d'exercer; mais la rupture du congrès de Bucharest leur fit perdre pour lors leurs appréhensions.

Nous avons parlé, il n'y a pas longtemps, de la disgrâce du comte Orloff. Un comte Potemkin avait succédé à cet ancien favori. Cet événement, ou, si l'on veut plutôt, cette intrigue de cour pensa causer une révolution dans le ministère de Pétersbourg. Le comte Orloff, quoique exilé, n'avait pas entièrement perdu l'ascendant qu'il avait eu sur l'esprit de l'Impératrice. Il trouva le moyen de se faire rappeler, et quoiqu'il ne pût renouer la liaison intime dans laquelle il avait été avec cette princesse, il fut pourtant réintégré dans tous les honneurs dont il avait joui précédemment. La première sensation qu'il eut à son retour, fut un désir immodéré de se venger de ses ennemis. Le comte Panin, qu'il jugeait le plus coupable, fut aussi l'homme de la cour contre lequel il s'arma de tout son ressentiment.<62> Ce premier ministre se vit tout à coup abandonné de ses amis. Sa maîtresse le négligeait. M. de Saldern, dont nous avons parlé, qui était sa créature, et qui n'avait pu l'engager dans un projet de révolution qu'il avait médité, se jeta dans le parti du comte Orloff. Ces deux hommes, réunis par un même intérêt, travaillèrent de concert pour noircir dans l'esprit de l'Impératrice son premier ministre, qui l'avait toujours servie avec intégrité. Il y eut quelques jours qu'on crut à la cour que le comte Panin était perdu sans ressource. Heureusement, il se soutint, car sa chute aurait été fatale à toutes les puissances qui tenaient par système à la Russie. Néanmoins cette secousse retarda l'exécution de bien des choses importantes : on oublia le port de Danzig jusqu'à l'année 1774. L'attention de la cour de Russie étant absorbée par une multitude d'affaires, elle négligea cette bagatelle, et le comte Golowkin, qu'elle avait envoyé à Danzig pour la régler, y demeura dans une entière inaction.

Les troubles intestins de la cour de Pétersbourg, et les différents partis qui travaillaient à perdre leurs antagonistes, influaient dans les affaires, et occasionnaient de nouvelles contestations, tantôt pour le port de Danzig, tantôt sur les péages,62-a enfin sur les limites des nouvelles acquisitions. On poussa la mauvaise humeur jusqu'à chicaner le Roi sur une banlieue située au delà de la Netze, qu'il avait insérée dans sa démarcation; on lui fit d'autres difficultés sur le territoire de Thorn, qu'on prétendait qu'il avait trop rétréci, quoiqu'on l'eût réglé sur les cartes géographiques les plus exactes qu'on avait pu se procurer. Les Russes firent des querelles semblables aux Autrichiens sur un terrain qu'ils s'étaient approprié au delà du San, et qui était assez considérable. Le Roi promit d'avoir la complaisance pour l'impératrice de Russie de s'accommoder à quelques égards à ses désirs, à condition toutefois que les Autrichiens en fissent de même; mais la cour<63> de Vienne, affichant la hauteur, et étalant toute sa dignité, déclara qu'elle n'était pas intentionnée à céder un pouce de ses possessions. Cette déclaration fière et déterminée des Autrichiens produisit que les Russes gardèrent le silence, et qu'alors les choses restèrent sur le pied où elles étaient, Toutes ces petites tracasseries tenaient leur origine de la haine que le comte Orloff, devenu prince, avait contre le comte Panin : il l'accusait d'avoir réglé trop avantageusement les partages des alliés de la Russie; et le ministre, qui voyait son crédit chanceler, n'avait pas le courage de soutenir avec fermeté les points dont il était convenu dans la convention signée par l'impératrice de Russie et le roi de Prusse. En ces temps, les noces du grand-duc se célébrèrent à Pétersbourg; le comte Panin, qui avait été son gouverneur, le quitta alors; et non seulement l'Impératrice le récompensa généreusement, mais, détrompée des calomnies dont on avait voulu le noircir, elle lui rendit sa confiance.

Ce ne fut qu'à force de menées et d'intrigues que le Roi parvint à fixer le choix que l'Impératrice fit d'une belle-fille, sur la princesse de Darmstadt, propre sœur de la princesse de Prusse : pour avoir du crédit en Russie, il fallait y placer des personnes qui tinssent à la Prusse. On devait espérer que le prince de Prusse, lorsqu'il parviendrait au trône, en pourrait tirer de grands avantages. M. d'Assebourg,63-b sujet du Roi, et qui avait passé au service de l'Impératrice, fut chargé de parcourir toutes les cours d'Allemagne où il y avait des princesses nubiles, et d'en faire son rapport. Le Roi réveilla son zèle patriotique en lui marquant que la princesse de Darmstadt était celle pour laquelle il s'intéressait le plus. L'envoyé servit si bien Sa Majesté, que cette princesse fut désignée pour épouser le grand-duc. Ces sortes<64> de mesures prises pour l'avenir peuvent tromper; cependant il ne faut pas les négliger.

Tandis que la ville de Pétersbourg retentissait des fêtes pour la célébration de ce mariage, la diète de Pologne s'assemblait à Varsovie; les trois cours y publièrent un manifeste avec une déduction de leurs droits. On demanda au Roi et à la République de signer : 1o le traité de cession pour les trois cours; 2o la pacification de la Pologne; 3o une somme fixe pour l'entretien du Roi; 4o l'établissement du conseil permanent; 5o un fonds assuré pour que la République pût entretenir trente mille hommes; et les trois cours se cotisèrent pour former une caisse dont l'argent serait employé aux corruptions, surtout pour faire passer une loi pour obliger les Polonais à ne pouvoir élire un autre pour roi qu'un Piaste. En même temps, chaque puissance fit entrer en Pologne un corps de dix mille hommes. Toutes envoyèrent également un général à Varsovie : les Autrichiens, Richecourt; les Russes, Bibikoff; les Prussiens, Lentulus. Ils avaient ordre d'agir de concert, et de sévir contre les seigneurs qui voudraient cabaler ou mettre des obstacles aux nouveautés qu'on voulait introduire dans leur patrie.

Au commencement, les Polonais firent les revêches : ils répugnaient à tout ce qu'on leur proposait; les nonces des palatinats n'arrivaient point à Varsovie. Fatiguée de ces longueurs et de cette obstination, la cour de Vienne proposa de fixer un jour pour l'assemblée de la diète, avec menace que si les nonces manquaient de s'y trouver, les trois cours, sans différer, partageraient entre elles tout le royaume; mais aussi, par égard pour eux, et s'ils donnaient des marques de leur docilité, qu'aussitôt après que l'acte de cession aurait été signé, les trois puissances retireraient leurs troupes du territoire de la République. A peine cette déclaration fut-elle publiée, que tout s'arrangea comme de soi-même. La diète s'assembla le 19 avril; le traité de cession fut approuvé, et signé premièrement avec les Autrichiens,<65> ensuite avec les Russes, et celui des Prussiens, le 18 septembre. On convint que des commissaires seraient envoyés pour régler les frontières. La République renonça en faveur de Sa Majesté à la réversibilité du royaume de Prusse et65-a des fiefs de Lauenbourg, de Butow et de Draheim; on abolit plusieurs articles du traité de Wehlau; on garantit à la Pologne toutes les provinces qui lui restaient. Le Roi promit, de plus, de conserver dans sa portion la religion catholique sur le pied où il l'avait trouvée, et l'on renvoya à des actes séparés les articles dont on conviendrait à l'égard du territoire de la ville de Danzig et de la ville de Thorn.

Ce traité, ainsi que ceux des autres cours, ne fut signé d'abord que par les deux maréchaux de la confédération et par le président de la délégation, ainsi que par les ministres des trois cours. Ces ministres commencèrent ensuite à traiter avec les membres de la délégation. On convint de la création d'un conseil permanent, et l'on en renvoya la discussion, qui devait être longue et détaillée, aux assemblées suivantes.

Les Polonais, qu'il faut considérer comme la nation la plus légère et la plus frivole de l'Europe, se flattaient, sans la moindre lueur d'apparence, d'anéantir dans peu l'ouvrage des trois puissances voisines : voici comme raisonnaient ces têtes sans dialectique. La campagne des Russes n'a pas été heureuse cette année-ci; ils seront donc accablés l'année prochaine. Les zélateurs de leur ancien gouvernement anarchique ajoutaient, en exagérant les choses, que le Grand Seigneur, à la tête de ses braves Janissaires, pénétrerait bientôt en Russie, brûlerait Moscou et Pétersbourg, détrônerait l'Impératrice, et partagerait entre lui et les Polonais les débris de ce vaste empire.

<66>Pour juger combien leur mauvaise volonté outrait les mauvais succès des Russes, il sera nécessaire de rapporter ce qui se passa entre les armées dans cette campagne, et même de remonter un peu plus haut. Depuis la rupture du congrès de Bucharest, l'impératrice de Russie, accoutumée aux exploits inconcevables de ses troupes, crut qu'au moyen d'une nouvelle victoire, elle pourrait fléchir l'obstination du sultan, et le faire consentir aux conditions de paix dont elle ne voulait pas se désister. Elle se flattait, avec cela, que le gain d'une bataille ne dépendait que d'un ordre signé de sa main. Elle manda donc au maréchal de passer le Danube avec son armée, et d'attaquer l'ennemi partout où il le trouverait. Le maréchal avait quelque répugnance à commettre sa réputation dans une entreprise aussi hasardeuse; il en représenta les difficultés : le Danube large d'un mille dans ces contrées, l'impossibilité d'y faire des ponts, le danger de débarquer à l'autre bord sous le feu de l'ennemi. Il ajouta qu'on ne trouverait aucun établissement dans la Romélie, et qu'on devait craindre d'exposer l'armée dans des circonstances pareilles à celles où Pierre Ier s'était trouvé au bord du Pruth.

Ces représentations furent vaines : les raisons de guerre cédèrent à l'impatience de l'Impératrice; M. de Romanzoff fut contraint de passer le Danube avec son armée, forte de trente-cinq mille hommes. Il repoussa et défit un corps d'observation que les Turcs avaient poussé vers les bords du fleuve; il marcha ensuite sur Silistria, qu'il avait intention de prendre. Cette ville est située dans une gorge; elle n'a point d'ouvrages qui la défendent, mais les montagnes qui l'environnent de deux côtés, étaient bien fortifiées; trente mille Turcs y campaient, et l'armée du grand vizir, postée sur le mont Hémus, était à portée de la secourir. Le maréchal Romanzoff, approchant de Silistria, résolut de prendre cette ville d'emblée : il partagea son armée en différents corps, les uns pour soutenir les batteries qui tiraient sur le camp des ennemis, d'autres pour attaquer la ville par l'endroit<67> où la gorge des montagnes s'ouvrait le plus; et le reste demeura comme en réserve, soit pour soutenir les attaques, soit pour protéger la retraite. Les Turcs attaquèrent avec leurs spahis cette réserve et les corps qui couvraient les batteries, en même temps qu'ils prirent à dos les détachements qui étaient à la vérité entrés dans Silistria, mais qui furent obligés de s'en retirer avec une perte assez considérable. Le grand vizir, informé de ce qui se passait, détacha promptement un gros corps de troupes à dos de l'armée russe, pour garnir un défilé par lequel il fallait qu'elle repassât pour pouvoir regagner les bords du Danube. Si le grand vizir avait su profiter de l'occasion, il n'aurait pas laissé échapper celle qui alors se présentait à lui. S'il eût donc engagé sans perte de temps une affaire d'arrière-garde avec l'armée de M. de Romanzoff, qui se retirait, il y a toute apparence qu'il aurait détruit toute cette armée russienne qui avait passé le Danube. Mais les destinées n'avaient pas résolu que les choses tournassent ainsi : le grand vizir demeura tranquillement dans son camp, et le maréchal Romanzoff, ayant été averti qu'un corps de Turcs s'était posté sur ses derrières, envoya le général Weissmann, à la tète d'un détachement, pour déloger les troupes ennemies de leur embuscade. Ce brave général Weissmann, après des efforts de valeur incroyables, réussit, mais en y perdant la vie. Cet important avantage donna à l'armée russe la facilité de regagner le Danube. Il n'y avait pas assez de barques pour transporter ces troupes tout à la fois; il fallut y employer trois jours, sans qu'il vînt en pensée aux Turcs d'attaquer les sections de l'armée qui attendaient le retour de leurs bateaux, ou d'apporter le moindre obstacle à leur passage.

L'impératrice de Russie fut très-mécontente de cette expédition; il fallut tirer des troupes de l'Ingrie, de l'Esthonie et de la Pologne, pour renforcer l'armée de la Valachie; cependant on ne se découragea point. On forma de nouveaux projets, et l'on résolut à Pétersbourg de les exécuter sur la fin de l'automne de la même année. Il<68> faut savoir que chez les Turcs c'est l'usage que les troupes asiatiques retournent chez elles au commencement de l'arrière-saison. Les Russes, qui en étaient instruits, voulurent profiter de l'affaiblissement où serait l'armée du grand vizir après le départ d'une aussi grande multitude de combattants : par ordre de l'Impératrice, M. de Romanzoff envoya différents détachements de ses troupes au delà du Danube, et le maréchal, avec le gros de l'armée, consistant en vingt mille hommes à peu près, couvrit, derrière les fleuves, les provinces conquises de la Valachie et de la Moldavie. Il détacha le général Ungern, le prince Dolgoruki et le général Soltykoff, chacun à la tête de trois mille hommes. Ungern et Dolgoruki donnèrent sur une troupe de Turcs, qu'ils mirent en fuite; ils prirent le sérasquier qui les commandait, et quelques canons. Leur ordre portait de marcher de là sur Varna pour s'emparer de ce poste important et du port par lequel les troupes du vizir tiraient leurs magasins sur la mer Noire. Le malheur voulut que ces deux généraux se brouillèrent : Ungern s'avança seul vers Varna; il trouva la ville bien fortifiée, entourée d'un fossé profond rempli d'eau; une forte garnison la défendait, et le port était rempli de frégates turques, dont l'artillerie, fouettant tout le rivage, incommodait beaucoup les troupes russes. M. d'Ungern comprit qu'il lui était impossible de forcer cette place : ayant abandonné ce dessein, il fut, dans sa retraite, vivement harcelé par les Turcs; il y perdit son canon, sans compter une partie assez considérable de son monde. Il regagna cependant le Danube, tandis que, de leur côté, les Turcs s'emparèrent du magasin que les Russes avaient rassemblé pour cette expédition; ce qui les obligea tous à repasser le Danube, et ils rejoignirent leur armée, harassés, affamés, fatigués, et considérablement fondus.

Il semblait alors que la fortune, par un effet de ses caprices, lasse de ce qu'elle avait si constamment favorisé les Russes, voulait passer, par légèreté, dans le parti contraire. Déjà deux expéditions consé<69>cutives en Romélie avaient manqué; et comme si ce n'était pas assez, les Cosaques du Don, et ceux qui sont sur le Jaïk, dans le voisinage d'Orenbourg, se révoltèrent. Ils se plaignaient principalement de ce que la cour avait violé leurs privilèges, en les enrégimentant comme des troupes régulières; de ce qu'on avait tiré vingt mille hommes de leurs compatriotes pour les envoyer contre les Turcs; et de ce qu'on épuisait leur province, en lui faisant livrer plus d'hommes et de chevaux qu'elle n'en pouvait fournir. Un vagabond se mit à leur tête; il leur persuada qu'il menait avec lui l'empereur Pierre III, qui voulait détrôner sa femme, l'Impératrice, pour placer sur le trône son fils, le grand-duc. Quelques provinces voisines se joignirent à ces rebelles. Ce nombre, qui augmentait chaque jour, contraignit l'Impératrice à retirer ce qu'elle put de troupes de l'Esthonie, de l'Ingrie et de la Pologne, pour les opposer aux mutins; le général Bibikoff fut mis à la tête de ce corps qu'on avait ainsi assemblé à la hâte; mais quelque diligent qu'il fût, il ne put arriver au royaume de Kasan qu'au mois de mars de l'année 1774.

Tant de contre-temps, qui étonnaient une cour accoutumée à des prospérités continuelles, inspirèrent à l'Impératrice des dispositions plus pacifiques qu'elle n'en avait eu; elle craignit avec raison que le grand nombre des recrues qu'on exigeait des provinces, et qui occasionnait déjà des murmures, ne fît passer les Russes de la mauvaise volonté à une révolte ouverte. Ajoutez à ces considérations que les succès des armes qui avaient, pour ainsi dire, ébloui les yeux de l'Europe au commencement de cette guerre, avaient beaucoup perdu de leur éclat dans le cours de cette dernière campagne. Comme la cour avait une envie sincère de rétablir la paix, le comte Panin requit le comte de Solns de mander au sieur de Zegelin, ministre du Roi à la Porte, qu'on le priait de faire en son propre nom les propositions suivantes au cadilesker qui gérait les emplois du grand vizir pendant son absence : 1o Que la Porte se désistât de la possession de Kertsch<70> et de Jenikale. 2o Que la Crimée fût gouvernée par son kan, sans que la Russie ni les Turcs s'en mêlassent. 3o Que la libre navigation de la mer Noire se bornât aux vaisseaux marchands, dont aucun ne pourrait avoir plus de quatre à cinq canons, et qu'on interdît aux vaisseaux russes armés en guerre l'entrée de tous les ports qui sont sous la domination du Grand Seigneur. 4o Qu'Oczakow, au lieu de Kinburn, demeurât aux Russes, pour qu'ils eussent au moins une place forte avec un port sur la mer Noire. 5o Qu'en considération de cet accord, les Russes rendissent aux Turcs Bender et tout le reste des conquêtes qu'ils avaient faites sur eux.

Pour ménager la délicatesse de l'impératrice Catherine, qui répugnait à faire la première des propositions de paix à ses ennemis, le Roi se chargea d'autant plus volontiers de les faire passer à Constantinople, qu'il était intéressé lui-même à mettre fin à cette guerre, qui pouvait produire par sa continuation des événements aussi désagréables que fâcheux. Cette nouvelle tentative de pacification ne réussit pas mieux que les précédentes. Ces deux puissances étaient trop hautes et trop fières pour qu'on pût les accommoder.

Sur ces entrefaites mourut à Constantinople Mustapha, qui avait régné durant le cours de cette guerre. Son frère occupa le trône après lui.70-a Ce prince ne connaissait que la prison du sérail, dans laquelle il avait été élevé; ignorant, d'un esprit aussi borné que faible, il remit les soins du gouvernement entre les mains de sa sœur et de son grand vizir, et l'on ne s'aperçut pas d'un changement de règne. Cependant, malgré la fierté qu'affichaient ces deux cours, sentant également le besoin de rétablir la paix, et dégoûtées de tant de congrès inutilement assemblés, elles tentèrent un nouveau moyen de conciliation : elles renouèrent une négociation directe entre le grand vizir et le maréchal Romanzoff. Mais cette négociation s'accrocha également, tant à l'égard de l'indépendance de la Crimée que de la<71> cession des places que la Russie demandait; cette affaire traîna ainsi languissamment jusqu'au mois de juin, où la campagne s'ouvrit.

Pour éviter un engagement général, le grand vizir avait choisi son camp sur les montagnes de la Bulgarie, et il n'opposait à M. de Romanzoff que de gros détachements. Celui-ci, désirant de rétablir sa réputation, qui avait un peu souffert par les opérations malheureuses de sa dernière campagne, après avoir passé le Danube avec son armée, trouva le moyen de tourner celle du grand vizir avec des corps détachés, qui défirent toutes les troupes qu'ils rencontrèrent. Alors M. de Romanzoff fortifia ces corps, dont l'un fut assez heureux pour défaire et pour enlever un convoi considérable destiné pour la grande armée turque. Dès lors le vizir se vit comme affamé dans son propre camp. Le général Kamensky lui coupa la communication avec Adrianople. Si ce Turc avait eu de la hardiesse, il se serait rouvert cette communication l'épée à la main, d'autant plus que la plus grande partie de ses troupes, manquant de nourriture, l'abandonnèrent après avoir pillé son propre camp. Cela fit tourner la tête à ce malheureux grand vizir, et il se crut obligé de signer toutes les propositions de paix que le maréchal Romanzoff voulut lui prescrire.

Cette paix produisit l'indépendance de la Crimée; elle valut aux Russes la cession des places d'Asow, de Kinburn et de Jenikale; les Turcs leur accordèrent en outre la libre navigation dans l'Hellespont, dans la Propontide et dans l'Archipel, et une somme de quatre millions et demi de roubles en forme d'indemnisation pour les frais de la guerre. Ces préliminaires si flatteurs pour la gloire de l'impératrice Catherine furent signés le 1071-a juillet 1774, dans le camp du maréchal Romanzoff. Le grand vizir ramena sans différer le peu de troupes qui lui restaient, à Adrianople, où il mourut de chagrin et de douleur

La prospérité dont jouissait l'empire de Russie par les avantages qu'il acquérait sur les Turcs, était contre-balancée par l'inquiétude<72> que la révolte des Cosaques lui causait. Ce Pugatscheff qui était à la tête des rebelles, eut l'adresse d'attirer dans son parti les peuples qui habitent les bords du Jaïk, jusqu'à ceux qui habitent les environs de Moscou; la noblesse même commençait à se laisser séduire, et il ne manquait à ce chef de parti que l'assistance de la fortune pour consommer la révolution qu'il se proposait de faire dans cet empire. Mais la paix qui venait d'être conclue avec les Turcs, fit avorter toutes ses entreprises : les troupes que l'Impératrice retirait de la Romélie, furent employées contre le rebelle; elles l'entourèrent de tous côtés, dissipèrent son parti, et lui coupèrent la retraite; enfin, trahi par un de ses adhérents, il fut livré aux Russes, et condamné au supplice qu'il avait mérité.

Pendant tout ce temps-là, la diète de Pologne et la délégation travaillaient à ce qu'on disait être la réforme du gouvernement. Tout ce qui concernait le conseil permanent fut réglé : on assigna des fonds pour l'entretien du Roi, que l'on fixa à la somme d'un million deux cent mille écus. On destina d'autres fonds pour l'entretien de l'armée. L'article qui regardait les dissidents, étant regardé comme le plus délicat par crainte de la fermentation qu'il pouvait causer dans les esprits, fut réservé pour la fin de la diète.

Une nouvelle rumeur se répandit alors en Pologne : la nation jetait les hauts cris sur ce qu'on disait que les Autrichiens et les Prussiens ne mettaient point de bornes à l'extension de leurs limites. Ces plaintes n'étaient pas tout à fait dépourvues de raison; car les Autrichiens, en abusant d'une carte peu exacte de la Pologne, comme elles l'étaient toutes, ayant confondu le nom de deux rivières, la Sobrucze et la Podhorze, avaient, sous ce prétexte, étendu leurs limites bien au delà de ce qui leur était assigné par le traité de partage. Or, on était convenu que les différents partages se feraient avec une si parfaite égalité, que les portions échues aux trois puissances ne seraient pas plus considérables les unes que les autres. Comme<73> donc les Autrichiens avaient enfreint cette condition, le Roi se crut autorisé d'en faire autant. Il étendit en conséquence ses limites, et enferma la vieille et la nouvelle Netze dans la partie de la Pomérellie qu'il possédait déjà. La cour de Pétersbourg intervint dans cette affaire, et le Roi s'engagea de resserrer les limites de son cordon, à condition que la cour de Vienne en ferait autant.

Les Polonais, informés des altercations qu'il y avait entre les trois cours, crurent que c'était le moment où, par le moyen de leurs intrigues, ils pourraient parvenir à mettre de la division, de l'aigreur et de l'envie entre ces puissances. Dans cette intention, le comte Braniki, grand général de la Pologne, fut envoyé à Pétersbourg, sous prétexte de plaider la cause de la République, mais plus encore pour aigrir l'esprit de l'Impératrice contre la Prusse et l'Autriche, qui faisaient les despotes en Pologne. Cet homme, avant qu'il fût grand général, avait accompagné à Pétersbourg Poniatowski, avant qu'il fût roi. Il avait eu, dans ce temps, occasion de rendre de petits services à Catherine comme à Poniatowski, dont cette princesse conservait le souvenir; et comme il arriva dans sa cour, elle lui témoigna des bontés, mais qui ne s'étendaient pas au delà du personnel. Quoique cet envoyé ne remplît pas le grand but de la République, qui était d'annuler tout ce qui s'était fait, il parvint pourtant à irriter la morgue et la vanité russienne, en représentant à l'Impératrice que son honneur était engagé à ne pas souffrir que les Prussiens et les Autrichiens étalassent leur despotisme en Pologne. D'abord s'expédièrent des lettres déhortatoires au Roi comme à l'Impératrice-Reine, pour leur persuader de ne point abuser des complaisances que l'Impératrice avait eues à l'égard de leurs intérêts. Le Roi répondit avec politesse à cette exhortation, en priant l'impératrice Catherine de se rappeler l'article fondamental du traité de partage, qui portait sur l'égalité des portions, et il ajouta par manière d'acquit que, pourvu que les Autrichiens voulussent prescrire de justes bornes à leurs<74> acquisitions, il se désisterait volontiers de l'étendue des limites qu'on trouvait équivoque, n'ayant point d'intérêt qu'il ne sacrifiât à l'avantage de conserver l'amitié de l'Impératrice. La réponse de l'Impératrice-Reine était toute dissemblable de celle-là : elle se ressentait du style de celui qui l'avait dictée; sèche, fière et arrogante, elle annonçait la ferme résolution des Autrichiens de conserver ce qu'ils avaient en possession.

Tous ces détails dans lesquels nous sommes entré, ne doivent pas nous occuper assez fortement pour que nous ne jetions pas les yeux sur le reste de l'Europe : toutes les puissances tiennent à la chaîne générale qui lie les intérêts politiques, et l'on ne doit omettre aucun des événements qui peuvent influer plus ou moins sur ce qui arrive dans le monde. Louis XV venait de terminer sa carrière au commencement de cette année. Il mourut de la petite vérole. Les évêques qui l'assistèrent dans ses derniers moments, agirent avec une cagoterie révoltante : ils l'obligèrent à demander publiquement pardon au public de ses faiblesses. Ce prince était bon, mais sans fermeté; il n'avait de défaut que celui d'être roi. La nation française, insatiable de nouveautés, ennuyée de son long règne, déchira impitoyablement sa mémoire. Enfin, ce successeur impatiemment attendu succéda à son grand-père. Louis XVI, parce qu'il ne faisait que de devenir roi, fut d'abord applaudi : son règne, c'était l'âge d'or, personne ne serait mécontent sous son gouvernement, il ramenait les temps de Saturne et de Rhéa. C'était là le langage de l'enthousiasme; celui de la vérité se borne à dire que ce prince, incapable de gouverner, choisit pour son mentor M. de Maurepas, ancien ministre disgracié sous le règne de Louis XV. L'âge avancé de ce premier ministre ne faisait point qu'on attendît que, sous son administration, la France regagnerait la considération qu'elle avait perdue; sa politique devait se borner à maintenir les choses dans l'état où il les avait trouvées : comment se serait-il engagé dans de grandes entreprises? Un octogénaire n'en<75> pouvait voir la fin. Il devait sans doute travailler au rétablissement des finances, mais par quels moyens? En modérant les dépenses? il s'attirait la haine de tous les grands du royaume; en trouvant de nouveaux fonds? tous les moyens étaient épuisés. Il ne restait d'expédient sage que celui de faire une banqueroute raisonnée, pour prévenir une banqueroute totale, et il craignait que si cela arrivait de son temps, ce ne fût une tache pour son administration. La seule chose qui signala sa rentrée dans le ministère, fut qu'il rétablit l'ancien parlement, et qu'il contribua à l'exil de M. de Maupeou, de quoi il fut loué par les gens de robe, et désapprouvé par les politiques.

La France craignait alors que les brouilleries entre l'Espagne et le Portugal, au sujet du fort Saint-Sacrement, en Amérique, n'occasionnassent une rupture entre ces deux puissances. L'Angleterre ne le craignait pas moins, à cause qu'elle-même avait envoyé des troupes en Amérique, à Boston et dans d'autres colonies, pour apaiser le mécontentement que ces provinces marquaient du gouvernement de la mère-patrie. Si la guerre s'allumait entre le Portugal et l'Espagne, le roi d'Angleterre était obligé de secourir celui de Portugal; ce qui ne pouvait manquer de le commettre avec les Espagnols, qui, pour se venger, auraient assisté les colonies anglaises, et auraient par conséquent mis la nation en danger de perdre les possessions importantes de l'Amérique. Pour se tirer de ce pas embarrassant, la cour de Londres gagna l'empereur de Maroc, et le disposa tout de suite à déclarer la guerre à l'Espagne. En fournissant une occupation aussi sérieuse à la cour de Madrid, les Anglais se flattèrent de différer les hostilités entre l'Espagne et le Portugal, et de gagner également le temps de soumettre leurs propres colonies. Tant d'intérêts importants qui occupaient les Anglais, firent que, pour lors, ils perdirent l'Europe de vue.

Ces conjonctures favorisaient les intérêts du Roi : pendant que les<76> Anglais et les autres puissances se trouvaient dans une situation embarrassante, et que, songeant à leurs propres intérêts, ils avaient moins d'attention à ce qui se passait dans le reste de l'Europe, le Roi avait moins à craindre de la jalousie importune des Anglais, qui se seraient à coup sûr mêlés des affaires qui regardaient le traité de partage. On essaya donc, à l'aide de la cour de Russie, de terminer les différends qu'on avait avec les Danzicois : les ministres de Prusse et de Russie négocièrent avec les maires et les syndics de cette ville infructueusement. Ils étaient si entêtés d'une espèce de despotisme en fait de commerce qu'ils s'étaient arrogé sur les autres villes situées le long de la Vistule, qu'ils auraient cru flétrir leur dignité en cédant sur la moindre bagatelle. Le ministre de Russie s'aperçut que, par les voies de la douceur, il ne ferait pas avancer sa négociation : il leur déclara donc que puisqu'ils n'avaient aucun égard aux remontrances de l'Impératrice, il les abandonnait à leur sort; sur quoi il s'en retourna tout de suite à Pétersbourg rendre compte de sa mission. Le ministre de Prusse partit également pour Berlin. Si la déclaration des Russes avait été plus vigoureuse, les Danzicois se seraient sans doute accommodés; mais Catherine aimait mieux laisser cette épine au pied de son allié que de l'arracher, parce que les différends de la Prusse avec cette ville fournissaient un sujet de chicane tout préparé, dont la Russie pouvait se servir au moment où la bonne intelligence de ces deux puissances commencerait à s'altérer.

L'harmonie entre les deux Impératrices était bien plus dérangée encore qu'entre la Prusse et la Russie. Ces éternelles chicanes de la cour de Russie pour les lisières des acquisitions autrichiennes commençaient à choquer la hauteur de l'Impératrice-Reine; et dans le temps que les esprits commençaient à s'aigrir, on reçut la copie d'un traité signé de la cour de Vienne et de celle de Constantinople : la date en était de l'année 1771. Le comte Galizin et le baron de Riedesel furent assez habiles de se le procurer. Quoique la pièce ait été impri<77>mée, nous croyons pourtant devoir en rapporter le sommaire. L'Impératrice-Reine s'engage, voici les termes, d'obliger la Russie, soit par la négociation, soit par les armes, à restituer toutes les conquêtes qu'elle a faites sur la Porte; à raison de quoi le Grand Seigneur lui payera un subside de dix millions de piastres, pour l'indemniser des frais de la guerre; de plus, il lui cédera une partie de la Valachie et quelques extensions sur le territoire de la Moldavie. Quoique ce traité n'eût pas été ratifié, le prince Kaunitz fut assez habile, ou, pour mieux dire, assez fourbe pour faire payer d'avance à sa cour une somme considérable; quoiqu'il signât, depuis, ce traité de partage des trois couronnes, il n'en suivit pas moins son plan. Il ne voyait que l'intérêt de sa cour; peu délicat sur les moyens qu'il employait, il aurait trompé à la fois les Turcs et les Russes : aussi s'aperçut-on que le ministre impérial, le sieur de Thugut, qui assista aux différents congrès qui se tinrent entre les puissances belligérantes, traversait autant qu'il le pouvait les intérêts de la Russie, mais non assez adroitement pour que les cours de Pétersbourg et de Berlin ne s'en aperçussent point, et ne découvrissent pas ses infâmes manœuvres.

Aussitôt que la paix entre les Russes et les Turcs fut signée, les Autrichiens, comme s'ils avaient rempli leur traité avec la Porte, se mirent sans façon en possession des parties de la Moldavie et de la Valachie qu'ils s'étaient stipulées, bien assurés que, dans ce moment, la Porte ne trouverait aucune puissance dont elle pût réclamer le secours contre un procédé aussi odieux. Cette conduite de la cour de Vienne, marquée par tant de duplicité et de mauvaise foi, acheva de perdre le peu de confiance qu'on avait encore en elle. L'impératrice Catherine et le roi de Prusse en furent indignés; l'on s'aperçut bien à Pétersbourg que les Russes n'avaient gagné tant de batailles, n'avaient fait tant de conquêtes, que pour l'avantage de la cour de Vienne, qui n'avait obligé les Russes à rendre aux Turcs la Moldavie et la Valachie que pour en saisir ensuite elle-même une partie; et que ces usurpa<78>tions, qui touchaient presque à Chotzim, rendraient la cour impériale, à la première guerre que les Russes auraient avec les Turcs, arbitre des événements, parce que ses possessions nouvelles lui donnaient le moyen de couper, par le Dniester, les Russes de la Pologne, d'où ils doivent tirer tous leurs magasins.

Le Roi avait aussi des sujets de plainte contre la cour de Vienne, parce qu'elle était cause qu'il avait fait désister les Russes de leurs conquêtes. Ces tromperies ouvertes découvraient l'avidité de s'agrandir des Autrichiens, leur ambition démesurée, et devaient mettre les autres puissances en garde contre ce qu'ils pourraient vouloir entreprendre à l'avenir. L'on savait que le jeune empereur désirait la conquête du Frioul vénitien, qu'il avait des projets sur la Bavière, qu'il méditait de s'emparer de la Bosnie, sans compter la Silésie, l'Alsace et la Lorraine, dont il n'avait pas oublié la perte. Ce prince était l'ennemi irréconciliable de la maison de Brandebourg, de sorte qu'il fallait, par principe, s'opposer à son agrandissement. Les Russes auraient voulu que le Roi se chargeât de tout, et que, comme un vaillant champion, il provoquât l'Autriche au combat. Mais les Turcs, qui étaient lésés, gardaient un morne silence : comment assister qui ne se plaint pas? Les Russes étaient épuisés par la guerre dont ils sortaient, sans avoir les moyens ni la volonté de se joindre au Roi. La France ne s'était point expliquée sur le sujet de ces événements, et l'Angleterre était engagée dans une guerre civile avec ses colonies, entreprise par esprit de despotisme, conduite avec maladresse; et l'on pouvait s'attendre qu'elle ne se terminerait pas dans les premières années. Ces considérations réunies firent que la cour de Berlin demeura dans l'inaction, et le Roi écrivit à Pétersbourg qu'il ne lui convenait pas de faire le Don Quichotte des Turcs.

Dans le temps que l'animosité était la plus vive entre ces trois cours, la délégation devait envoyer des députés pour régler avec ceux des trois puissances les limites de leurs possessions. Ceux des<79> Autrichiens et des Prussiens ne purent convenir de rien, pas même des lieux qui devaient fixer les limites des frontières. Le prince Kaunitz demanda la médiation de la Russie et de la Prusse; mais les esprits, dans ces cours, étaient trop aigris pour qu'elle pût lui être accordée, et quoique l'impératrice Thérèse et le Roi gardassent leurs extensions, ils n'en purent obtenir de la République la cession légale.

Il résulte donc, d'après tout ce que nous venons d'exposer, que l'Europe n'était pas dans une situation stable et jouissante d'une paix assurée : partout le feu couvait sous la cendre. Au sud de l'Europe, on pouvait prévoir que la guerre civile des Anglais avec leurs colonies pouvait devenir générale, pour peu que la France et l'Espagne y prissent part. Il en était de même du traité de partage, qui pouvait occasionner de nouveaux troubles, si la sanction de la république de Pologne ne le confirmait. Il en était de même de la paix entre les Russes et les Turcs, dont les conditions avaient paru si révoltantes à Constantinople, qu'il semblait que l'intérêt du bien public devait rompre ce que la nécessité avait fait conclure. La révolution en Suède laissait également des germes de mécontentement dans le Nord. Mais surtout que ne devait-on pas attendre de l'ambition démesurée d'un jeune empereur, secondée par les intrigues et les perfidies d'un ministre qui se faisait un point d'honneur de tromper ceux avec lesquels il était en négociation? Toutes ces considérations obligeaient les souverains prudents à demeurer sur leurs gardes, à se maintenir bien armés, et à ne pas détourner les yeux d'affaires qui pouvaient s'embrouiller au moment où l'on s'y attendrait le moins. Il semble, en parcourant l'histoire, que les vicissitudes et les révolutions soient une des lois permanentes de la nature : tout, dans ce monde, est sujet au changement; et cependant des fous s'attachent aux objets de leur ambition et les idolâtrent, et ils ne se détrompent point des illusions de cette lanterne magique qui sans cesse se repro<80>duit à leurs yeux. Mais il est des hochets pour tout âge : l'amour pour les adolescents, l'ambition pour l'âge mûr, les calculs de la politique pour les vieillards.

Potsdam, 18 février 1775.

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CHAPITRE II.

Des finances.

Les princes doivent être comme la lance d'Achille, qui faisait le mal et qui le guérissait : s'ils causent des maux aux peuples, leur devoir est de les réparer. Sept années de guerre contre presque toutes les puissances de l'Europe avaient à peu près épuisé les finances de l'État; la Prusse, les provinces du Rhin et celles de la Westphalie, de même que l'Ost-Frise, n'ayant pu être défendues, étaient tombées au pouvoir des ennemis. Leur perte causait un déchet de trois millions quatre cent mille écus dans les caisses royales, tandis que la Poméranie, l'Électorat, et les confins de la Silésie étaient occupés, pendant une partie de la campagne, par les Russes, les Autrichiens et les Suédois, ce qui les mettait hors d'état d'acquitter leurs contributions. Cette situation embarrassante obligea d'avoir recours, pendant cette guerre, à l'économie la plus resserrée, et à ce que la valeur la plus déterminée peut suggérer, pour la conduire à une fin heureuse. Les ressources dont on avait un besoin urgent, se trouvaient dans les contributions de la Saxe, dans les subsides anglais, et dans l'altération des monnaies, remède aussi violent que préjudiciable, mais unique dans ces conjonctures pour que l'État pût se soutenir. Ces moyens,<82> bien ménagés, fournirent tous les ans aux caisses royales les avances des frais de la campagne et de la paye de l'armée. Tel était l'état des finances lorsque la paix de Hubertsbourg fut conclue; les caisses étaient en fonds, les magasins formés pour la campagne étaient remplis, et les chevaux pour l'armée, l'artillerie et le train des vivres, tout était complet et en bon état. Ces ressources, destinées pour la continuation de la guerre, devinrent encore plus utiles pour le rétablissement des provinces.

Pour se faire une idée de la subversion générale dans laquelle le pays était abîmé, pour se représenter la désolation et le découragement des sujets, il faut se figurer des contrées entièrement ravagées, où l'on découvrait à peine les traces des anciennes habitations, des villes ruinées de fond en comble, d'autres à demi consumées par les flammes, treize mille maisons dont il ne paraissait plus de vestiges, aucunes terres ensemencées, point de grains pour la nourriture des habitants, soixante mille chevaux qui manquaient aux cultivateurs pour le labourage, et, dans les provinces, une diminution de cinq cent mille âmes en comparaison de l'année 1756, ce qui est considérable sur une population de quatre millions cinq cent mille âmes. La noblesse et le paysan avaient été pillés, rançonnés, fourragés par tant de différentes armées, de sorte qu'il ne leur restait que la vie, et de misérables haillons pour couvrir leur nudité. Point de crédit pour satisfaire seulement aux besoins journaliers que la nature exige; plus de police dans les villes; à l'esprit d'équité et d'ordre avait succédé un vil intérêt et un désordre anarchique; les colléges de justice et de finances avaient été réduits à l'inactivité par les fréquentes invasions de tant d'ennemis; le silence des lois produisit dans le public le goût du libertinage, et de là naquit une avidité du gain désordonnée : le noble, le marchand, le fermier, le laboureur, le manufacturier, tous rehaussaient à l'envi le prix de leurs denrées et marchandises, et ne semblaient travailler que pour leur ruine mutuelle. Tel était le<83> spectacle funeste que tant de provinces naguère florissantes présentaient après que la guerre fut terminée; quelque pathétique qu'en soit la description, elle n'approchera jamais de l'impression touchante et douloureuse qu'en présentait la vue.

Dans une situation aussi déplorable, il fallait opposer le courage à l'adversité, ne point désespérer de l'État, mais se proposer de l'améliorer plus que de le rétablir : c'était une création nouvelle qu'il fallait entreprendre. On trouva dans les caisses les fonds pour rebâtir les villes et les villages; on tira des magasins d'abondance les grains qu'il fallait pour la nourriture du peuple et pour l'ensemencement des terres; on prit les chevaux destinés pour l'artillerie, le bagage et les vivres, pour les employer au labourage. La Silésie fut déchargée de contributions pour six mois, la Poméranie et la Nouvelle-Marche pour deux ans. Une somme de vingt millions trois cent quatre-vingt-neuf mille écus fut donnée83-a pour soulager les provinces, et acquitter les contributions qu'elles avaient empruntées pour satisfaire aux impositions que les ennemis en avaient exigées. Quelque grande que fût cette dépense, elle était nécessaire et indispensable. La situation de ces provinces après la paix de Hubertsbourg rappelait celle où se trouva le Brandebourg après la fin de la fameuse guerre de trente ans. Alors l'État manqua de secours par le défaut de moyens, qui mettait le Grand Électeur hors d'état d'assister ses peuples; et qu'en arriva-t-il? qu'un siècle entier s'écoula avant que ses successeurs parvinssent à rétablir les villes et les campagnes dévastées. Cet exemple si frappant de ce que l'État avait souffert faute d'être secouru à temps, détermina le Roi à ne pas perdre un moment dans des conjonctures aussi fâcheuses, et à porter des secours prompts et suffisants pour réparer les calamités publiques. Des largesses multipliées rendirent le courage aux pauvres habitants, qui commençaient à désespérer de leur sort; avec les moyens qu'on leur fournit, l'espérance renaquit;<84> les citoyens reprirent une nouvelle vie; le travail encouragé produisit l'activité; l'amour de la patrie reprit une force nouvelle; et dès lors toutes les terres furent recultivées, les manufactures reprirent leur ouvrage, et la police, rétablie, corrigea successivement les vices qui s'étaient enracinés durant l'anarchie.

Pendant cette guerre, les conseillers les plus âgés et tous les ministres du grand directoire étaient morts successivement; et dans ce temps de troubles, il avait été impossible de les remplacer. L'embarras était de trouver des sujets capables de gérer ces différents emplois : on fouilla dans les provinces, où les bons sujets étaient aussi rares que dans la capitale; enfin, M. de Blumenthal, M. de Massow, M. de Hagen et le général de Wedell84-a furent choisis pour remplir ces postes importants; quelque temps après, M. de Horst eut le cinquième département.

Les premiers temps de l'administration furent durs et fâcheux : toutes les recettes avaient des non-valeurs, et néanmoins il fallait acquitter exactement les charges de l'État. Quoique, après la réduction, le pied de paix de l'armée eût été fixé à cent cinquante mille hommes, on était embarrassé à fournir l'argent nécessaire pour les payer. On s'était servi, pendant la guerre, de billets pour payer tout ce qui n'était pas militaire; c'était encore une dette qu'il fallait acquitter, et qui, outre les autres payements nécessaires, incommodait beaucoup. Cependant le Roi parvint, dès la première année après la paix, à contenter tous les créanciers de l'État, et à ne pas devoir un sou des dépenses que lui avait coûté la guerre.84-b On aurait dit que les dévasta<85>tions causées par la guerre n'étaient pas suffisantes pour ruiner et abîmer l'État : la guerre fut à peine terminée, que de fréquents incendies firent presque autant de mal que ceux que les ennemis avaient causés. La ville de Königsberg fut deux fois mise en cendres; en Silésie, un même sort détruisit les villes de Freystädtel,85-a Ober-Glogau, Parchwitz, Haynau, Naumbourg-am-Queis et Goldberg; dans l'Électorat, Nauen; dans la Nouvelle-Marche, Callies et une partie de Landsberg; en Poméranie, Belgard et Tempelbourg. Ces malheurs exigeaient sans cesse de nouvelles dépenses pour les réparer.

Pour trouver le moyen de suffire à tant de besoins extraordinaires, il fallut imaginer de nouvelles ressources; car, outre ce qu'exigeait le rétablissement des provinces, les fortifications nouvelles et la refonte des canons emportaient des sommes considérables, dont nous parlerons en son lieu. Pour se procurer des sommes suffisantes, qui missent en état de faire face à d'aussi grandes dépenses, les besoins qu'on avait, produisirent l'industrie. Les revenus des péages et des accises n'étaient pas exactement administrés, à cause que les commis manquaient de surveillants; afin d'établir sur un pied solide cette partie importante des revenus de la couronne, et comme ceux qui avaient été à la tête de cette branche d'administration, étaient morts pendant la guerre, le Roi se trouva obligé d'avoir recours à des étrangers : dans cette intention, il prit à son service quelques Français routinés de longue main à cette partie. On n'établit point des baux à forfait, mais une régie, comme le parti le plus convenable, moyennant lequel on pouvait empêcher les commis de fouler les peuples, ainsi qu'on ne voit que trop de pareils abus en France. Les impôts sur les grains furent rabaissés, et le prix de la bière tant soit peu rehaussé, pour qu'il y eût une compensation. Par ce nouvel arrangement, les produits augmentèrent, surtout ceux des péages, qui faisaient entrer dans le royaume de l'argent étranger; mais le plus<86> grand bien qui en résulta, fut celui de diminuer la contrebande, si préjudiciable aux pays où des manufactures sont établies.

Lorsqu'un pays a peu de productions à exporter, et qu'il est dans la nécessité d'avoir recours à l'industrie de ses voisins, la balance du commerce lui doit être défavorable; il paye plus d'argent à l'étranger qu'il n'en reçoit; et si cela continue, après un certain nombre d'années il doit se trouver dépourvu d'espèces : ôtez tous les jours de l'argent d'une bourse, et n'en remettez point, elle sera bientôt vide. Voilà de quoi la Suède peut servir d'exemple. Pour obvier à cet inconvénient, il n'y a d'autre moyen que celui d'augmenter les manufactures : on gagne tout sur ses propres productions, et on gagne au moins la main-d'œuvre sur les étrangères. Ces assertions aussi vraies que palpables servirent de principes au gouvernement; ce fut d'après elles qu'il dirigea toutes ses opérations de commerce. Il se trouva aussi, dès l'année 1773, une augmentation de deux cent soixante-quatre fabriques nouvelles dans les provinces. Entre autres, on établit une fabrique de porcelaine à Berlin, dont se nourrissent cinq cents personnes, et qui surpassa bientôt celle de Saxe. On établit une fabrication de tabac, dont une compagnie se chargea : elle avait des établissements dans toutes les provinces qui fournissaient à la consommation interne des provinces, et gagnait, par ce qu'elle vendait à l'étranger, ce que lui coûtait l'achat des feuilles de la Virginie. Les revenus de la couronne en furent augmentés, et les actionnaires en retirèrent dix pour cent de leurs capitaux.

La guerre dernière avait rendu le change désavantageux au commerce des Prussiens, quoique, dès que la paix eut été signée, la mauvaise monnaie eût été refondue, et remise sur l'ancien pied : il n'y avait que l'établissement d'une banque qui pût obvier à cet inconvénient. Des personnes remplies de préjugés, pour n'avoir pas assez approfondi cette matière, soutenaient qu'une banque ne pouvait se soutenir que dans un État républicain, mais que jamais personne<87> n'aurait de confiance en une banque établie dans une monarchie. Cela était faux; car il y a une banque à Copenhague, il y en a une à Rome, et une autre à Vienne. On laissa donc au public la liberté de raisonner à sa guise, et l'on procéda au fait. Des différents genres de ces comptoirs, après les avoir bien comparés pour juger de celui qui s'adapterait le mieux à la nature du pays, on trouva que la banque de giro, en y ajoutant un lombard, serait la plus convenable. Pour l'établir, la cour déboursa huit cent mille écus, comme devant servir de fonds à ses opérations. Au commencement, la banque fit quelques pertes, et souffrit, soit par l'ignorance, soit par la friponnerie de ceux qui en avaient l'administration. Mais depuis que M. de Hagen la dirigea, l'exactitude et l'ordre s'y établirent. On ne créa de billets qu'autant qu'il y avait de fonds pour les réaliser. Outre l'avantage que cet établissement procurait pour la facilité du commerce, il en résulta encore un autre bien pour le public. Dans les temps précédents, c'était l'usage que l'argent des pupilles dût être déposé à la justice, et ces pupilles, qui ne tiraient, durant la durée des procès, aucun revenu de leurs capitaux, devaient encore en payer un pour cent par année; depuis, ces sommes furent déposées à la banque, qui en donna trois pour cent aux pupilles, de sorte qu'effectivement, en comptant ce qu'ils payaient autrefois à la justice, ils en gagnaient quatre. Depuis, la banqueroute de Neufville87-a et d'autres marchands étrangers occasionna la faillite de quelques marchands prussiens : le crédit serait tombé, si, par l'intervention de la banque, il n'avait été soutenu et relevé. Bientôt le change se mit au pair; les marchands convinrent alors, convaincus par les effets, que cet établissement était utile et nécessaire à leur commerce. Déjà la banque avait des comptoirs dans toutes les grandes villes du royaume; mais elle avait, de plus, des mai<88> sons dans toutes les places commerçantes de l'Europe; cela facilitait la circulation des espèces, les payements des provinces, en même temps que le lombard empêchait les usuriers de ruiner les manufacturiers pauvres, qui ne pouvaient pas assez promptement débiter leur ouvrage. Outre le bien qui en revenait au public, la cour se préparait, par le crédit de la banque, des ressources pour les grands besoins de l'État.

Les princes sont, comme les particuliers, dans le cas d'amasser d'un côté, s'ils ont d'un autre des dépenses à faire. Les bons agriculteurs conduisent des ruisseaux, et s'en servent pour arroser les terrains arides, qui, faute d'humidité, ne seraient d'aucun rapport; par le même principe, le gouvernement augmentait ses revenus, pour les employer aux dépenses nécessaires au bien public. Il ne se borna point à rétablir ce qui était détruit par la guerre; il voulut perfectionner tout ce qui en était susceptible. Il se proposa donc de tirer parti de toute sorte de terrain, en défrichant les marais, en perfectionnant la culture des terres par l'augmentation des bestiaux, et même en rendant le sable utile par les bois qu'on y pouvait planter.

Quoique nous entrions dans de petits détails, nous nous flattons néanmoins qu'ils pourront intéresser la postérité. La première entreprise de cette espèce regarde la Netze et la Warthe,88-a dont on défricha les bords, après avoir saigné les eaux croupissantes par différents canaux qui menaient diversement ces eaux vers l'Oder; l'ouvrage coûta sept cent cinquante mille écus, et trois mille cinq cents familles y furent établies. La noblesse et les villes situées vers ces rivières augmentèrent considérablement leurs revenus. Cet ouvrage, achevé dès l'an 1773, comptait déjà alors le montant de sa population à quinze mille âmes. On saigna ensuite le lac de la Madue et les marais qui vont à Friedeberg, où l'on établit quatre cents familles étran<89>gères. En Poméranie, on saigna le lac de la Leba, au moyen de quoi la noblesse gagna trente mille journaux en prairies. De pareils établissements se firent également aux environs de Stargard, de Cammin, de Treptow, de Rügenwalde et de Colberg. Dans la Marche, on saigna les marais de la Havel, ceux du Rhin vers Fehrbellin, ceux du Finow entre Rathenow et Ziesar, sans compter l'argent employé à l'amélioration des terres de la noblesse, qui montait à des sommes considérables. En même temps, on élevait en Frise, dans le Dollart, des digues par le moyen desquelles on regagnait pied à pied le terrain que la mer avait submergé en 1724.89-a On établit dans le pays de Magdebourg deux mille familles nouvelles; leurs bras y étaient d'autant plus nécessaires, qu'auparavant les paysans de la Thuringe y venaient aider à faire la récolte; depuis, on se passa d'eux. La couronne possédait trop de métairies : plus de cent cinquante furent changées en villages, et ce qu'elle y perdit de revenus, lui fut richement récompensé par l'augmentation de la population. Une métairie ne contient guère plus de six personnes, et dès qu'elles se convertirent en villages, elles eurent trente habitants chacune pour le moins. Quelque soin que se fût donné le feu roi pour repeupler la Prusse, qui, en l'année 1709, avait été désolée par la peste, il n'était point parvenu à la remettre dans l'état florissant où elle était avant que ce fléau l'eût abîmée. Le roi régnant ne voulut pas que cette province le cédât à d'autres, et depuis la mort de son père, il l'avait augmentée de treize mille familles nouvelles; et si par la suite on ne la néglige point, sa population pourra s'accroître de plus de cent mille âmes.

La Silésie ne méritait pas moins d'attention et de soins pour son rétablissement que les autres provinces. On ne se contenta pas de remettre les choses sur l'ancien pied, on voulut les perfectionner; on rendit les prêtres utiles, en obligeant tous les riches abbés d'établir des manufactures : là c'étaient des ouvriers qui faisaient les nappages<90> pour les tables, ici des moulins à huile, en d'autres lieux des tanneurs, ou des ouvriers en cuivre ou en fil d'archal, selon que cela convenait aux lieux, ainsi qu'aux produits. De plus, on augmenta le nombre des cultivateurs de la Basse-Silésie de quatre mille familles. On sera surpris sans doute qu'on ait pu multiplier à ce point ceux qui vivaient de l'agriculture, dans un pays où aucun champ ne demeure inculte. La raison en est que beaucoup de seigneurs, pour augmenter leurs domaines, s'étaient imperceptiblement approprié les terres de leurs sujets. Si l'on avait toléré cet abus, avec le temps beaucoup de censés seraient demeurées vides, et la terre, manquant de bras pour la travailler, aurait baissé de rapport; enfin, chaque village aurait eu son seigneur, mais plus de censiers : or, les possessions font des citoyens attachés à leur patrie, car ceux qui n'ont aucune propriété, ne peuvent s'attacher à un pays où ils n'ont rien à perdre. Toutes ces choses ayant été représentées aux seigneurs, leur propre avantage les fit consentir à remettre leurs paysans sur l'ancien pied.

En revanche, le Roi secourut la noblesse par des sommes considérables, pour rétablir son crédit entièrement tombé; bien des familles endettées avant ou par la guerre étaient sur le point de faire faillite : la justice leur accorda des moratoires pour deux ans, afin qu'ayant le temps de remettre leurs terres en valeur, ils se trouvassent en situation de payer au moins le dividende. Ces moratoires achevèrent de perdre le crédit de la noblesse. Le Roi, qui se faisait un plaisir et un devoir d'assister le premier et le plus brillant ordre de l'État, paya trois cent mille écus de dettes de la noblesse : mais la somme dont les terres étaient chargées, montait à vingt-cinq millions d'écus, et il fallut recourir à des remèdes dont l'effet fût plus efficace. La noblesse fut assemblée, et, en forme d'états, elle se rendit solidaire des dettes contractées. On créa pour vingt millions de billets, qui, mis en circulation, avec deux cent mille écus que le Roi y ajouta pour réaliser les payements les plus pressés, rétablirent dans peu le crédit perdu;<91> et quatre cents des familles les plus nobles durent leur conservation à ces mesures salutaires. En Poméranie et dans la Nouvelle-Marche, la noblesse était aussi ruinée qu'en Silésie. Le gouvernement paya pour elle cinq cent mille écus de dettes, en ajoutant autres cinq cent mille écus pour remettre leurs terres en valeur.

Les villes qui avaient le plus souffert de la guerre, furent également soulagées : Landeshut reçut deux cent mille écus, Striegau quarante mille, Halle quarante mille, Crossen vingt-quatre mille, Reppen six mille, Halberstadt quarante mille, Minden vingt mille, Bielefeld quinze mille, et celles du Hohnstein treize mille écus. Toutes ces dépenses étaient nécessaires; il fallait se précipiter de répandre de l'argent dans les provinces, pour les rétablir d'autant plus vite. Si dans ces conjonctures on avait usé d'une économie rigide, il se serait peut-être écoulé cent années avant que le pays fût redevenu florissant; mais par l'activité dont on entreprit cette affaire, plus de cent mille âmes expatriées retournèrent dans leur patrie. Aussi, dès l'année 1773, la population, comparée à ce qu'elle était en 1756, était augmentée au delà de deux cent mille personnes. On ne s'en tint pas là : surtout considérant que le nombre des habitants fait la richesse des souverains, on trouva moyen d'établir dans la Haute-Silésie deux cent treize nouveaux villages, dont le nombre d'âmes montait à vingt-trois mille; et l'on forma le plan d'augmenter le nombre des cultivateurs en Poméranie de cinquante mille personnes, et de douze mille dans la Marche électorale; ce qui fut exécuté vers l'année 1780. Si nous voulons comparer le résultat que ces opérations produisirent, il n'y a qu'à comparer la population de l'année 1740 avec celle de 1779; en voici l'exposé :

<92>
Prusseen 1740370,000 habitants,
en 1779780,000 »
L'Électoraten 1740480,000 »
en 1779710,000 »
Magdebourg et Halberstadten 1740220,000 »
en 1779280,000 »
La Silésieen17401,100,000 »
en 17791,520,000 »
 Augmentation1,120,00092-a âmes.

On croirait que d'aussi énormes largesses auraient épuisé les fonds et les revenus de la couronne; cependant il faut ajouter encore les dépenses que coûtèrent les forteresses, tant celles qu'on perfectionnait que les nouvelles que l'on construisit, et l'argent qu'il fallait pour rétablir l'artillerie, dont le total montait à la somme de cinq millions neuf cent mille écus. Toutefois le gouvernement fit face à tout. Le Roi ne faisait point de ces dépenses d'ostentation si communes dans les grandes cours; il vivait comme un particulier, pour ne pas manquer aux devoirs principaux de sa charge. Par le moyen d'une économie rigide, le grand et le petit trésor furent remplis; le premier, pour fournir aux dépenses de la guerre, le second, pour acheter les chevaux et tout ce qu'il faut pour rendre l'armée mobile. De plus, neuf cent mille écus furent déposés à Magdebourg, et quatre millions deux cent mille écus à Breslau, pour l'achat des fourrages. Cet argent était en caisse lorsque la guerre s'alluma entre l'impératrice Catherine et Mustapha. Selon les traités, il fallut tous les ans fournir cinq cent mille écus de subsides aux Russes,92-b tant que durèrent les troubles de la Pologne et ceux de la Turquie. Le bien de l'État et la foi des traités<93> exigeaient que cette dépense se fît, qui, d'ailleurs, venait mal à propos, surtout à l'égard des grandes entreprises de finance dont on était occupé, et qui absorbaient seules des sommes considérables. Il restait donc à la politique d'indemniser l'État de ces sommes qu'on envoyait en Russie, et qui, sans les circonstances où l'on se trouvait, pouvaient s'employer d'une manière plus utile pour les provinces de la domination prussienne.

Il survint, l'année suivante, une stérilité générale dans tout le nord de l'Europe, causée par des gelées tardives qui firent périr toutes les productions de la terre : nouvelle misère à craindre pour le peuple, nouvelle nécessité de lui donner des secours. On donna aux pauvres du blé gratis; mais comme la consommation des denrées diminuait, il y eut dans les produits des accises une non-valeur de cinq cent mille écus. Le Roi avait formé de grands magasins d'abondance, tant en Silésie que dans ses pays héréditaires : soixante-seize mille winspels étaient amassés pour nourrir l'armée pendant douze mois; neuf mille winspels étaient à part, destinés uniquement aux besoins de la capitale. D'aussi sages arrangements préservèrent le peuple de la disette dont il était menacé : l'armée fut nourrie des magasins; le peuple en reçut également, outre les grains donnés à part pour fournir aux semailles. La récolte manqua encore l'année d'après; mais si le boisseau de seigle se vendait dans les États du Roi à deux écus et quelques gros, chez les voisins la misère était encore plus grande. En Saxe et en Bohême, le boisseau se vendait à cinq écus. La Saxe perdit plus de cent mille habitants que la famine détruisit, ou qui s'expatrièrent. La Bohême y perdit cent quatre-vingt mille âmes au moins; plus de vingt mille paysans bohémiens, et autant de Saxons, cherchèrent un asile contre la misère dans les États du Roi; ils furent reçus à bras ouverts, et furent employés à peupler les nouveaux établissements qu'on avait formés.

<94>Les malheurs dont se ressentaient les sujets des autres puissances, venaient de ce que dans aucun pays, excepté ceux de la Prusse, il n'y avait des magasins d'établis. Cependant ces calamités, auxquelles on avait pourvu, et que l'on pouvait détourner par les précautions que la prudence avait suggérées, ces calamités, dis-je, n'empêchèrent pas le gouvernement de continuer avec la même activité les améliorations du pays dont il avait arrêté le projet. L'expérience démontrait que la mortalité des bestiaux était plus fréquente dans le Brandebourg que dans la Silésie. En en recherchant les causes, on en trouva deux, savoir : que dans les Marches et les autres provinces on ne se servait pas comme en Silésie de ce sel pétrifié qu'on tire des salines de Wieliczka; et que les habitants des Marches et de la Poméranie ne nourrissaient pas leurs bestiaux dans les étables, mais les menaient paître dans des temps où quelquefois la nielle avait envenimé les herbes. Depuis qu'on eut introduit cette nouvelle façon de nourrir les bestiaux, leurs fréquentes mortalités diminuèrent visiblement, et les possesseurs des terres eurent moins de malheurs à réparer qu'autrefois.

Par l'attention qu'on mettait à savoir tous les produits étrangers qui entraient dans le pays, on trouva, en dépouillant les registres de la douane, qu'il entrait pour deux cent quatre-vingt mille écus de beurre étranger; afin de fournir soi-même une denrée aussi nécessaire, on calcula tout ce que les nouvelles améliorations pourraient produire. Une vache, en convertissant son lait en beurre, rapporte communément cinq écus, et par les défrichements nouveaux auxquels on travaillait, on calcula que l'entretien allait à quarante-huit mille vaches, ce qui répond à un produit de deux cent quarante mille écus. Mais il faut décompter la consommation des propriétaires, et en ajoutant ce qu'il fallait, le nombre des vaches devait monter à soixante-deux mille. Ce problème restait encore à résoudre; mais toutefois il<95> était possible d'y parvenir, parce qu'il restait, après tout ce qui s'était entrepris, des terrains moins étendus à défricher, et qui pouvaient suppléer au reste.

Le gouvernement, qui se proposait de perfectionner tout ce qu'il y avait de défectueux dans les anciens usages, examinant avec attention les différentes parties de l'économie rurale, trouva qu'en général tout ce qu'on appelle communes, portait préjudice au bien public; ce ne fut qu'après la séparation des communes que l'agriculture des Anglais commença à prospérer. Tout gouvernement monarchique qui imite les usages introduits dans les républiques, ne mérite pas d'être accusé de despotisme. On imita donc un aussi louable exemple; on envoya des commissaires de justice et d'économie pour séparer aussi bien les pâturages que les arpents qui étaient, ou mêlés, ou en commun. Dans les commencements, ce projet rencontra de grandes difficultés, parce que la coutume, reine de ce monde, règne impérieusement sur des esprits bornés; mais quelques exemples de pareils partages exécutés à la satisfaction des propriétaires firent impression sur le public, et bientôt cela fut introduit généralement dans toutes les provinces.

Dans une partie du Brandebourg et de la Poméranie sont des terrains élevés, éloignés des rivières et des ruisseaux, qui par conséquent manquent des pâturages et des engrais nécessaires pour la culture des champs. Ce défaut tenait plus au local qu'au manque d'industrie des propriétaires; et quoiqu'il ne soit pas donné aux hommes de changer la nature des choses, on voulut tenter quelques essais, pour apprendre par l'expérience ce qui serait faisable, ou ce qui ne pourrait pas réussir. Pour cet effet, on eut recours à un fermier anglais, par le moyen duquel on fit un essai dans un des bailliages de la couronne. Sa méthode était de planter dans des champs sablonneux des navets qu'on nomme turnips en anglais; il les laissait pour<96>rir; après quoi il semait ces champs de trèfle et d'autres herbages, qui les transformaient en prés artificiels, par le moyen de quoi l'on augmentait la quantité du bétail d'un tiers sur chaque terre. Cette épreuve ayant si bien réussi, on eut soin de généraliser dans les provinces une économie aussi avantageuse.

Nous avons déjà dit que la guerre et les fréquentes invasions des ennemis avaient établi une pernicieuse anarchie dans les provinces héréditaires; elle s'étendait sur toutes les branches, non seulement sur l'économie rurale et sur les finances, mais encore sur les bois, que les grands maîtres des forêts avaient ruinés selon leur fantaisie, faute d'être surveillés. Une guerre opiniâtre, dont les succès ne pouvaient pas tous être heureux, fit juger à ces misérables forestiers et à quelques sous-conseillers des finances qui participèrent aux déprédations, que l'État était perdu sans ressource, qu'il allait devenir dans peu la proie des ennemis, et que ce qu'ils pouvaient faire de mieux dans une situation aussi désespérée, était de vendre à leur profit tout le bois qu'ils pourraient abattre, parce qu'il n'y aurait personne qui pût leur demander compte de leurs malversations. En conséquence de cette idée aussi fausse qu'infâme, ils avaient si bien dévasté les forêts, qu'on n'y voyait qu'à peine quelques arbres isolés, au lieu des bois touffus qui s'y trouvaient auparavant. Les coupables furent chassés et punis comme ils l'avaient mérité; l'on fut obligé de donner de nouvelles ordonnances, tant pour la plantation des bois que pour fixer une coupe proportionnelle selon les différents genres et espèces des arbres, afin d'y mettre une règle que personne ne pût enfreindre, et surtout pour en avoir suffisamment, soit pour la bâtisse, soit pour les chauffages, article qui mérite de ne point être négligé dans les pays du nord. Avant la guerre, on avait retiré des Marches et de la Poméranie un revenu annuel du bois, qui souvent passait cent cinquante mille écus; il fallut recourir aux expédients pour réparer ce<97> produit. Dans cette intention, on établit un droit de transit sur les bois des pays étrangers qu'on faisait flotter sur l'Elbe et sur l'Oder, et par ce moyen, on pouvait acheter à bon marché le bois de la Saxe, de la Bohême et de la Pologne, et le revendre avec avantage aux nations qui avaient des flottes marchandes ou des vaisseaux de guerre à construire; et par cet expédient, on ménagea les forêts, auxquelles il fallait donner le temps de recroître, et l'on remplaça la perte des revenus d'une manière durable.

Le gouvernement ne doit pas se borner à un seul objet; l'intérêt ne doit pas être l'unique mobile de ses actions; le bien public, qui a tant de branches diverses, lui offre une foule de matières dont il peut s'occuper, et l'éducation de la jeunesse doit être considérée comme une des principales : elle influe sur tout; elle ne crée pas, mais elle peut corriger des défauts. Cette partie si intéressante avait peut-être été trop négligée les temps passés, principalement dans le plat pays et dans les provinces. Voici en quoi consistaient les vices qu'il y avait à réformer. Dans les villages des gentilshommes, des tailleurs faisaient le métier de maîtres d'école; et dans les terres appartenantes à la couronne, les baillis, sans discernement, en faisaient le choix. Pour redresser un abus aussi pernicieux, le Roi fit venir de la Saxe de bons maîtres d'école; il augmenta leurs gages, et l'on tint la main à ce que les paysans leur envoyassent leurs enfants pour les faire instruire. En même temps, l'on publia une ordonnance97-a qui enjoignait aux ecclésiastiques de ne point admettre les jeunes gens à la communion, à moins que, dans les écoles, ils n'eussent été instruits dans leur religion. De tels arrangements sont de nature qu'on n'en jouit pas d'abord, et que le temps seul fait qu'on en recueille les fruits.

<98>On porta les mêmes soins pour réformer tous les colléges fondés pour l'instruction de la jeunesse; les pédagogues ne s'appliquaient qu'à remplir la mémoire de leurs élèves, et n'avaient aucun soin à former et à perfectionner leur jugement. Cet usage, qui était une continuation de l'ancienne pédanterie tudesque, fut corrigé; et sans négliger ce qui est du département de la mémoire, les instituteurs furent chargés de familiariser dès la jeunesse leurs élèves avec la dialectique, afin qu'en formant leur jugement, ils apprissent à raisonner, en tirant des conséquences justes des principes qu'ils avaient prouvés et établis.

Pendant que tout était nerf dans l'État, que chacun travaillait pour perfectionner sa partie, le traité de partage entre les trois couronnes fut signé. La Prusse acquit, comme nous l'avons rapporté, la Pomérellie, les palatinats de Culm et de Marienbourg, l'évêché de Varmie, la ville d'Elbing, une partie de la Cujavie, et une partie de la Posnanie. Cette nouvelle province avait environ cinq cent mille habitants. Les bonnes terres sont du côté de Marienbourg, le long de la Vistule, aux deux bords de la Netze, en y ajoutant l'évêché de Varmie. Mais dans la Pomérellie et le palatinat de Culm, en revanche, il y a beaucoup de terrains remplis d'un sable aride. L'avantage principal de cette acquisition consistait donc principalement en ce qu'elle joint la Poméranie à la Prusse royale, qu'elle rend le gouvernement maître de la Vistule, par conséquent du commerce de la Pologne, et que, par la quantité de blé que ce royaume exporte, les États prussiens n'auront désormais plus à craindre ni la disette ni la famine.

Cette acquisition était utile, et pouvait devenir importante après que, par de sages arrangements, tout serait bien réglé. Mais dans l'état où se trouvait cette province lorsqu'elle tomba sous la domination prussienne, tout s'y ressentait de l'anarchie, de la confusion et du désordre d'un peuple barbare qui croupissait dans l'ignorance et<99> dans la stupidité. On commença par le cadastre des terres, pour proportionner les charges : la contribution fut réglée sur le pied qu'elle est établie dans la Prusse royale; les ecclésiastiques payèrent à l'instar des évêques et des abbés de la Silésie; les starosties devinrent les biens de la couronne : elles avaient été des fiefs donnés à vie comme ceux des timariots chez les Turcs; le Roi dédommagea les propriétaires par une somme de cinq cent mille écus qui leur fut payée une fois pour toutes. On introduisit des postes dans ce pays agreste et barbare, surtout des colléges de justice, dont le nom avait été à peine connu dans ces contrées. On réforma quantité de lois aussi bizarres qu'extravagantes; on en appelait en dernier ressort de la sentence de ces colléges au tribunal supérieur de Berlin. Le Roi fit creuser un canal qui coûta sept cent mille écus, pour joindre, de Nakel à Bromberg, la Netze avec la Vistule,99-a au moyen duquel ce grand fleuve avait une communication directe avec l'Oder, la Havel et l'Elbe. Ce canal avait un double usage : il faisait écouler les eaux croupissantes d'une grande étendue de terre, où l'on pouvait établir des colons étrangers. Tous les bâtiments économiques tombaient en ruine; il en coûta plus de trois cent mille écus pour les rétablir.

Les villes étaient dans l'état le plus pitoyable. Culm avait de bonnes murailles, de grandes églises; mais au lieu de rues, on ne voyait que les caves des maisons qui avaient existé autrefois. Quarante maisons formaient la grande place, dont vingt-huit, sans portes, sans toit ni fenêtres, manquaient de propriétaires. Bromberg était dans le même état. Leur ruine datait de l'année 1709, où la peste avait ravagé cette province; mais les Polonais n'imaginaient pas qu'il fallût réparer les malheurs. On aura peine à croire qu'un tailleur était un homme rare dans ces malheureuses contrées; il fallut en établir dans toutes les villes, de même que des apothicaires, des charrons, des menuisiers et<100> des maçons. Ces villes furent rebâties et peuplées. Culm eut une maison où cinquante jeunes personnes de la noblesse sont élevées par des maîtres qui se donnent tout le soin pour les instruire; cent quatre-vingts maîtres d'école tant protestants que catholiques furent placés dans différents endroits, et salariés par le gouvernement. On ne savait ce que c'était que l'éducation dans ce malheureux pays; aussi était-il sans mœurs comme sans connaissances. Enfin, l'on renvoya en Pologne plus de quatre mille Juifs qui gueusaient, ou volaient les paysans.

Comme le commerce faisait la branche principale des produits de la Prusse occidentale, on s'appliqua à la recherche de tout ce qui pouvait l'étendre. La ville d'Elbing y gagna le plus, en attirant à elle le commerce qui précédemment s'était fait par Danzig; on forma une compagnie de sel qui, au moyen d'une rétribution annuelle de soixante-dix mille écus qu'elle payait au roi de Pologne, eut le monopole de cette denrée dans tout le royaume; ce qui obligea les Autrichiens de lui vendre leur sel de Wieliczka, ce qui rendit cette compagnie florissante.

Voici jusqu'où montèrent les revenus que la couronne tira de cette nouvelle acquisition :

Contributions497,000 écus,
Domaines410,000 »
Accises360,000 »
Froment8,000 »
Timbre13,000 »
Postes53,000 »
Forêts40,000 »
Les péages du Danziger Werder et de la Drewenza730,000 »
 2,111,000 écus.

Ces revenus, joints à ce que la banque, l'accise et le tabac rappor<101>taient, produisirent à l'État une augmentation de revenus de plus de cinq millions.

C'est ainsi qu'un système de finances toujours perfectionné, et suivi de père en fils, peut changer un gouvernement, et le rendre, de pauvre qu'il était, assez riche pour ajouter son grain dans la balance des pouvoirs qu'ont les premiers monarques de l'Europe.

<102>

CHAPITRE III.

Du militaire.

Sept campagnes, qui avaient produit dix-sept batailles rangées et presque autant de combats non moins sanglants, trois siéges entrepris par l'armée et cinq à soutenir contre l'ennemi, sans compter des entreprises sur les quartiers d'hiver des ennemis, ou autres expéditions militaires à peu près semblables, avaient tellement ruiné l'armée, qu'une grande partie des meilleurs officiers et des vieux soldats avaient péri en combattant. Pour en juger, on n'a qu'à se rappeler que le gain de la bataille de Prague coûta seul vingt mille hommes : qu'on ajoute à ce calcul que nous avions quarante mille prisonniers des Autrichiens, qu'ils en avaient presque autant des nôtres, au nombre desquels il fallait compter au delà de trois cents officiers, que les hôpitaux étaient tous remplis de blessés, et que, dans les régiments d'infanterie, on ne trouvait guère au delà de cent hommes qui, l'année 1756, eussent servi au commencement de cette guerre.

Plus de quinze cents officiers péris dans différentes actions avaient extrêmement diminué la noblesse, et ce qui en restait dans le pays, étaient, ou des vieillards, ou des enfants, qui ne pouvaient point servir. Le manque de gentilshommes, et le nombre de places d'officiers<103> vacantes dans les régiments, firent qu'on eut recours à la roture pour les remplir. Il y avait des bataillons auxquels il ne restait que huit officiers pour le service; les autres étaient, ou morts, ou prisonniers, ou blessés. Il est facile de juger par ces circonstances fâcheuses que les anciens corps mêmes étaient sans ordre, sans discipline, sans exactitude; et par conséquent ils manquaient d'énergie.

Voilà quel était l'état de l'armée lorsque, après la paix de Hubertsbourg, elle rentra dans ses anciens quartiers. Les régiments se trouvaient alors plus composés de citoyens que d'étrangers; les compagnies étaient fortes de cent soixante-deux hommes; on en renvoya quarante, qui devinrent utiles en remettant les terres en culture. Les bataillons francs servirent à compléter les régiments de garnison, qui congédièrent également ce qu'ils avaient de soldats nationaux de trop. La cavalerie réforma cent cinquante hommes par régiment; les hussards, chacun quatre cents; ainsi les provinces gagnèrent par cette réforme trente mille sept cent quatre-vingts cultivateurs qui leur manquaient. On ne s'en tint point là : autrefois le nombre des nationaux avait été arbitraire; on le fixa à sept cent vingt hommes pour chaque régiment; et ce qui manquait au complet de la compagnie, fut levé chez l'étranger. Les soldats des cantons eurent la permission de se marier sans le consentement de leur capitaine : peu se vouèrent au célibat, et le grand nombre aima mieux contribuer à l'accroissement de la population. Les effets de ces bons arrangements répondirent à l'attente du gouvernement, et déjà l'année 1773, le nombre des enrôlés surpassait d'un nombre considérable celui qu'on en avait levé l'année 1756.

Précédemment, les capitaines recrutaient eux-mêmes leurs compagnies, de l'argent qu'ils retiraient de la paye des semestres. Cette méthode avait donné lieu à trop d'abus : les officiers, pour épargner l'argent, enrôlaient par force; tout le monde criait; aucun prince ne voulait que de telles violences se commissent sur son territoire. On<104> changea donc cette économie, de façon que le général Wartenberg104-a tira seul la paye des semestres, dont les capitaines recevaient, outre leurs gages, trente écus par mois; on se servait du surplus pour les enrôlements, qui produisaient par an sept ou huit mille recrues levées dans les pays étrangers, lesquels, avec les femmes et les enfants qu'ils menaient avec eux, formaient une colonie militaire d'environ dix mille personnes. Quoiqu'un fils unique de paysan ne devînt pas soldat, la taille se rehaussait cependant d'année en année, et en 1773, il n'y avait plus de compagnie dans les régiments d'infanterie dont les soldats eussent au-dessous de cinq pieds cinq pouces.

Les régiments tant d'infanterie que de cavalerie furent partagés en différentes inspections, afin d'y faire renaître l'ordre, l'exactitude, la sévérité de la discipline, pour qu'il y eût une égalité parfaite dans l'armée, et que tant les officiers que les soldats eussent la même éducation dans un régiment que dans l'autre. Les régiments du Rhin et du Wéser eurent pour inspecteur le général Diringshofen; ceux du duché de Magdebourg, le général Saldern; ceux de l'Électorat furent partagés entre M. de Ramin, M. de Steinkeller et le colonel Buttlar; ceux de la Poméranie échurent au général Möllendorff; ceux de la Prusse, au général Stutterheim, et ceux de Silésie, au général d'infanterie Tauentzien; le lieutenant-général de Bülow eut l'inspection de la cavalerie de la Prusse; le général Seydlitz, de celle de Silésie; le général Lölhöffel, de celle de Poméranie et de la Nouvelle-Marche; et celle de l'Électorat et du Magdebourg fut mise sous la direction du général Krusemarck.104-b

<105>Rien ne coûta plus de peines que de rétablir l'ordre et la discipline dans cette infanterie si fort déchue de ce qu'elle avait été autrefois. Il fallut employer la sévérité pour rendre le soldat obéissant, de l'exercice pour le rendre adroit, et une longue habitude pour lui apprendre à charger son fusil quatre fois en une minute, à marcher en ligne sans flottement, et enfin à savoir se prêter à toutes les manœuvres que des occasions différentes dans la guerre pouvaient exiger de lui. Mais, le soldat étant en ordre, il fut plus difficile encore de former les jeunes officiers, et de leur donner l'intelligence nécessaire pour leur métier. Afin de leur donner la routine de ces manœuvres, on les exerça, dans le voisinage de leurs garnisons, aux différents déploiements, aux attaques de plaine, aux attaques des postes fortifiés, ainsi qu'à celles des villages, aux manœuvres d'une avant-garde, à celles d'une retraite, comme aux carrés, pour savoir comment ils devaient attaquer, et comment ils devaient se défendre. Cela se pratiquait pendant tout l'été, et chaque jour ils répétaient une partie de leur leçon. Pour rendre ces pratiques générales, les troupes s'assemblaient deux fois, l'une au printemps et l'autre en automne; il ne se faisait alors que de grandes manœuvres de guerre, des défenses ou des attaques de postes, des fourrages, des marches dans tous les genres, et des simulacres de bataille, où les troupes, en agissant, désignaient les dispositions qui en avaient été faites. Ainsi, comme le dit Végèce,105-a la paix devint pour les armées prussiennes une école, et la guerre, une pratique. Il ne faut pas croire que, d'abord après la paix, les premières manœuvres fussent des plus brillantes : il faut du temps pour que la tactique mise en pratique devienne une chose habituelle, que les troupes exécutent sans difficulté. La précision qu'on désirait d'établir, ne commença à devenir sensible que depuis l'année 1770.<106> Dès lors l'armée prit une autre face, et l'on pouvait s'assurer sans se tromper que si l'armée était menée à la guerre, on pouvait avoir toute confiance en elle.

Pour parvenir à ce degré de perfection si intéressant pour le bien de l'État, on avait purgé le corps des officiers de tout ce qui tenait à la roture : ces sortes de sujets furent placés dans des régiments de garnison, où ils valaient au moins autant que ceux auxquels ils succédaient, qui, étant trop infirmes pour servir, furent mis à pension; et comme le pays même ne fournissait pas le nombre de gentilshommes que demandait l'armée, on engagea des étrangers, de la Saxe, du Mecklenbourg, ou de l'Empire, parmi lesquels il se rencontrait quelques bons sujets. Il est plus nécessaire que l'on ne croit de porter cette attention au choix des officiers, parce que d'ordinaire la noblesse a de l'honneur. Il ne faut pas disconvenir que quelquefois, mais rarement, on rencontre du mérite et du talent chez des personnes sans naissance; mais cela est rare. S'il s'en trouve, on fait bien de les conserver. Mais, en général, il ne reste de ressource à la noblesse que de se distinguer par l'épée; si elle perd son honneur, elle ne trouve pas même de refuge dans la maison paternelle; au lieu qu'un roturier, après avoir commis des bassesses infâmes, reprend sans rougir le métier de son père, et ne s'en croit pas plus déshonoré.

Un officier a besoin de bien des connaissances diverses; mais une des principales est celle de la fortification. Y a-t-il des siéges? cela lui donne occasion de se distinguer; est-il dans une ville assiégée? il peut rendre de bons services; faut-il fortifier un camp? on se sert de son intelligence; y a-t-il quelque point106-a à fortifier dans les postes avancés de la chaîne des quartiers d'hiver? on l'emploie, et pour peu qu'il ait de génie, il trouve cent occasions pour se distinguer. Afin que les officiers ne manquassent point d'instruction dans une partie du génie aussi utile, le Roi avait adjoint à chaque inspection un offi<107>cier du génie pour instruire les jeunes officiers qui marquaient du talent. Après qu'ils avaient appris les éléments de cet art, on leur faisait tracer des ouvrages adaptés aux différents terrains : ils prenaient des camps, ils disposaient la marche des colonnes, et sur leurs dessins ils n'osaient pas même omettre les avant-postes de la cavalerie. Cette étude étendit la sphère de leurs idées, et leur apprit à penser en grand, à savoir les règles de la castramétrie, et à acquérir dès leur jeunesse les connaissances que doivent avoir les généraux.

L'attention qu'on apportait à perfectionner l'infanterie de campagne, n'empêcha pas d'avoir l'œil sur les régiments destinés à servir en garnison. Ceux qui défendent les places, peuvent rendre d'aussi grands services que ceux qui gagnent des batailles. On purifia ces régiments de toute la mauvaise race qui se trouvait tant parmi les officiers que parmi les soldats; on les disciplina comme les régiments de campagne, et toutes les années que le Roi faisait la revue des troupes dans les provinces, ces régiments de garnison y figuraient également. Ces corps étaient moins élevés que les autres; il ne s'y trouvait cependant aucun soldat qui eût moins de cinq pieds trois pouces; et quoiqu'ils ne chargeassent pas aussi vite que l'infanterie de campagne, aucun général, dès l'année 1773, n'aurait été fâché de les avoir dans sa brigade.

Quant à la cavalerie, elle n'avait pas à beaucoup près fait des pertes proportionnées à celles de l'infanterie; comme elle avait été victorieuse dans toutes les occasions, les vieux soldats et les vieux officiers y étaient à peu de chose près conservés. Il arrive toujours que plus la guerre dure, et plus l'infanterie souffre; et, par un effet contraire, plus la guerre dure, et plus la cavalerie se perfectionne. On eut un soin particulier de remonter ce corps respectable des meilleurs chevaux qu'on put trouver. Il y avait pourtant quelques reproches à faire à quelques-uns de nos généraux de cavalerie qui, ayant eu des détachements à conduire, avaient maladroitement fait manœuvrer<108> l'infanterie; le même reproche pouvait se faire aussi à quelques officiers d'infanterie qui employèrent leur cavalerie avec peu de discernement. Afin d'empêcher que ces fautes grossières n'eussent lieu à l'avenir, le Roi composa un ouvrage de tactique et de castramétrie, qui contenait des règles générales, tant pour la guerre défensive que pour la guerre offensive; des ordonnances différentes pour les attaques et les défenses s'y trouvaient dessinées avec toutes les dispositions, adaptées à des terrains connus de toute l'armée. Ce livre méthodique et plein de préceptes évidents, confirmés par toutes les expériences des guerres passées, fut déposé entre les mains des inspecteurs. Ils le donnaient à lire aux généraux comme aux commandeurs des bataillons ou des régiments de cavalerie; mais, d'ailleurs, on eut la plus grande attention pour que le public n'en eût aucune connaissance. Ce livre produisit plus d'effet qu'on ne l'espérait : il ouvrit l'esprit des officiers sur des manœuvres dont ils n'avaient pas compris le sens; leur intelligence fit des progrès visibles; et comme les succès de la guerre roulent principalement sur l'exécution de la disposition, et que, plus on a de généraux habiles, plus on peut s'assurer de réussir, on avait lieu de croire qu'après tant de peines pour instruire les officiers, les ordres seraient exactement suivis, et que les généraux ne feraient pas des fautes assez considérables pour causer la perte d'une bataille.

Selon les usages qui s'étaient établis pendant la dernière guerre, l'artillerie était devenue une partie principale des armées : on avait si prodigieusement augmenté le nombre des canons, que cela devenait un abus. Mais pour ne point perdre son avantage, il en fallait avoir tout autant que l'ennemi. Il fallut donc commencer par rétablir l'artillerie de campagne, et l'on eut huit cent soixante-huit canons à refondre. On procéda ensuite aux canons des forteresses, dont une partie étaient évasés. On inventa des espèces de tombereaux, afin que chaque bataillon d'infanterie eût toujours avec soi des charges de ré<109>serve, qui étaient enfermées pour chaque peloton dans des sacs séparés, pour qu'on pût les distribuer d'autant plus vite. On doubla les moulins à poudre, qui en fabriquèrent six mille quintaux par année; en même temps, les forges travaillaient à fondre des bombes, des boulets et des grenades royales.

Les forteresses furent pourvues de bois de charpente et de soliveaux pour l'usage des batteries; et comme on voulait avoir toute une artillerie de réserve pour l'armée, on fondit en sus huit cent soixante-huit canons de campagne. Tous ces différents ouvrages, en y ajoutant soixante mille quintaux de poudre, fuient fournis aux arsenaux vers la fin de 1777. La dépense de l'artillerie, avec la réparation de ses chariots et de son train, coûta la somme d'un million neuf cent soixante mille écus; c'était beaucoup, mais la dépense était nécessaire.

En commençant la guerre de 1756, la Prusse n'avait que deux bataillons d'artillerie. Ce nombre étant trop inférieur à celui de l'ennemi, on augmenta leur nombre, qu'on porta à six bataillons, chacun de neuf cents hommes, outre les compagnies détachées, et distribuées dans les différentes forteresses. Ce corps, après la paix, resta sur pied tel qu'il était, et l'on construisit de grandes casernes à Berlin, pour que, étant toujours assemblé, il fût mieux et plus également dressé à l'usage auquel il était destiné. On fit instruire les officiers dans la fortification, afin qu'ils se perfectionnassent en l'art des siéges. Les canonniers et les bombardiers s'exerçaient tous les ans. Il fallait que dans une nuit ils eussent construit une batterie; ils apprenaient à démonter le canon de l'ennemi, à tirer à ricochet, et à bien jeter les bombes malgré les différentes directions des vents qui, les chassant de côté ou d'autre, les empêchent de tomber au lieu de leur destination. D'autre part, on faisait avancer en ligne les canons de campagne, comme s'ils eussent été distribués entre les bataillons; ils étaient obligés de profiter de la moindre butte de terre, pour ne négliger aucun<110> de leurs avantages, et de viser toutes les fois avant de tirer leur coup. Comme on raffinait sur tout, on avait inventé une espèce nouvelle d'obusiers, dont la grenade portait à quatre mille pas; les bombardiers fuient dressés à savoir s'en servir à diverses distances, et l'on s'aperçut que pour donner aux canons de campagne le dernier degré d'agilité dont ils peuvent être susceptibles, il faudrait encore augmenter l'artillerie d'un certain nombre de manœuvres, afin qu'à force de bras les canons demeurassent invariablement auprès des bataillons en avançant.

L'armée avait fait bien des campagnes; mais souvent le quartier général avait manqué de bons maréchaux de logis : le Roi voulut former ce corps, et choisit douze officiers qui avaient déjà quelque teinture du génie, pour les dresser lui-même. A cet usage, on leur fit lever des terrains, marquer des camps, fortifier des villages, retrancher des hauteurs, élever ce qu'on appelle des palanques, marquer les colonnes des marches, et surtout on les styla à sonder eux-mêmes tous les marais et tous les ruisseaux, pour ne pas se méprendre par négligence, et donner à une armée pour appui une rivière guéable, ou bien un marais par lequel l'infanterie pût marcher sans se mouiller la cheville du pied; ces fautes sont de très-grande conséquence, et sans elles, les Français n'auraient pas été battus à Malplaquet, ni les Autrichiens à Leuthen.

L'éducation de la jeune noblesse qui se voue aux armes, est une chose qui mérite les plus grands soins : on peut les former dès leur jeunesse au métier auquel ils se destinent, et les avancer par de bonnes études, de manière que leur capacité peut être considérée comme des fruits précoces, qui en valent mieux, quoique mûris plus vite. Durant la dernière guerre, l'éducation des cadets avait dégénéré de ce qu'elle avait été, et était devenue si mauvaise, qu'à peine les jeunes gens qui sortaient de ce corps, savaient lire et écrire. Afin de couper le mal par la racine, le Roi plaça à la tête de cette institution le géné<111>ral Buddenbrock,111-a l'homme du pays sans contredit le plus capable de vaquer à cet emploi. En même temps, on choisit de bons instituteurs, et on augmenta leur nombre à proportion des élèves qu'ils devaient instruire. Pour subvenir en même temps au manque d'éducation de la jeune noblesse poméranienne dont les parents étaient trop pauvres pour y pourvoir, le Roi institua une école dans la ville de Stolp, où cinquante-six enfants de condition étaient nourris, vêtus et élevés à ses dépens. Après qu'ils avaient passé les premiers éléments des connaissances, et terminé leurs humanités, ils entraient dans les cadets, où leur éducation était perfectionnée. Tout roulait principalement sur l'histoire, la géographie, la logique, la géométrie et l'art de la fortification, connaissances dont un officier peut difficilement se passer. Une académie fut instituée en même temps, dans laquelle entraient ceux des cadets qui annonçaient le plus de génie; le Roi en régla lui-même la forme, et donna une instruction qui contenait l'objet des études et de l'éducation que devaient recevoir ceux qu'on y placerait. On choisit pour professeurs les personnes les plus habiles qu'on put trouver en Europe. Quinze jeunes gentilshommes y étaient élevés; trois et trois avaient un gouverneur. Toute l'éducation tendait à former le jugement des élèves. L'académie prospéra, et fournit, depuis, des sujets utiles, qui furent placés dans l'armée.

Après la conquête de la Silésie, on y avait construit différentes places; la plupart avaient besoin d'être perfectionnées; il fallut encore en bâtir une nouvelle à Silberberg, afin d'être maître des débouchés qui mènent vers Glatz à gauche, et vers Braunau à droite. Ces ouvrages différents avaient coûté en 1777 la somme de quatre millions cent quarante-six mille écus, tandis qu'en Poméranie on fortifiait la<112> ville de Colberg, qui coûta huit cent mille écus. Lors de l'invasion des Russes, on s'était aperçu qu'en des cas pareils cette place pouvait devenir de la dernière importance. Quoiqu'on travaillât dans toutes les forteresses avec vigueur, il restait encore en 1778 quelques dépenses pour finir tout ce qui était près d'être achevé : le tout pouvait monter à la somme de deux cent mille écus.

Le général de Wartenberg, qui dirigeait l'économie militaire, était aussi occupé dans son département que les autres officiers dans leurs parties différentes. On profitait de la paix pour se préparer à la guerre. L'année 1777, cent quarante mille nouveaux fusils avaient été fabriqués à Spandow, des épées de rechange pour toute la cavalerie, des bandoulières, des selles, des brides, des ceinturons, des marmites, des pioches, des haches, et une garniture complète de tentes pour toute l'armée. Ces immenses apprêts étaient déposés, les fusils dans l'arsenal, et le reste dans deux grands bâtiments qu'on appelait les garde-robes de l'armée. Outre tout cet appareil, on avait mis à part la somme de trois millions pour fournir en temps de guerre à la remonte de la cavalerie, ainsi que pour remplacer les uniformes qui se perdaient dans les batailles; une autre somme était destinée pour les frais de l'augmentation de vingt-deux bataillons francs. Toutes ces choses ainsi préparées d'avance allégeaient au moins pour quelques campagnes le poids de la guerre, si accablant pour les finances quand elle est de durée.

L'article des magasins militaires ne fut point oublié : on en forma deux, l'un à Magdebourg, l'autre dans les places de la Silésie, chacun de trente-six mille winspels de seigle, pour entretenir durant une année deux armées de soixante-dix mille hommes. Le premier était destiné aux troupes qui devaient agir en Bohême ou en Moravie, et le second était destiné pour les troupes dont les opérations seraient dirigées vers la Saxe ou vers la Bohême. Le prix de ces magasins était évalué au prix d'un million sept cent mille écus. On entama ces<113> magasins durant les trois années de disette dont nous avons parlé précédemment; mais dès l'année 1775, ils étaient remis sur le pied où ils avaient été précédemment.

Nous avons parlé des magasins du général Wartenberg, et des grands magasins d'abondance que l'on avait amassés; mais cela n'était pas encore suffisant pour que l'armée pût entrer en campagne aussitôt que le besoin le demanderait. Un des articles les plus difficiles était de pouvoir trouver et de rassembler tous les chevaux nécessaires à mouvoir une aussi grande machine. Cette multitude de canons qui était devenue de mode, demandait seule une immense quantité de chevaux pour les transporter; il en fallait, outre cela, pour les tentes, pour les officiers et pour les vivres. On calcula de combien on en avait besoin, et le nombre se trouva monter à soixante mille. Or, comme il était impossible que le pays pût les fournir tous, on en répartit trente mille sur les provinces, et l'on prit des entrepreneurs qui s'engagèrent, pour une somme fixe, de livrer les autres trente mille dans l'espace de trois semaines, aussitôt qu'on les demanderait.

Après la paix, l'armée avait été mise sur le pied de cent cinquante et un mille hommes; les troubles qui s'élevèrent en Pologne faisant appréhender qu'une nouvelle guerre ne s'allumât, le Roi jugea à propos, en 1768, d'augmenter de quarante hommes les compagnies de douze régiments d'infanterie; pour les loger, il fallut bâtir des casernes qui coûtèrent trois cent soixante mille écus. Les hussards et les Bosniaques, qui n'étaient que onze cents têtes, furent mis à quatorze cents. Un bataillon de mille hommes fut levé, aux ordres de M. de Rossières, pour la défense de Silberberg. Ces différentes augmentations mirent l'armée en temps de paix sur le pied de cent soixante et un mille hommes, dont son nombre était composé.

Il fallait faire de tels efforts : les conjonctures indécises où l'on se trouvait, obligeaient de se préparer à tout événement. Surtout du<114>rant le cours de l'année 1771, pendant que les négociations étaient les plus vives, il était impossible de deviner quel parti prendrait la cour de Vienne : si ce serait celui de la Porte, ou celui de la Russie. Mais comme il semblait, par les apparences, que la maison d'Autriche penchait plutôt du côté des Turcs que de celui des alliés du Roi, il fut résolu de remonter toute la cavalerie, en y joignant l'augmentation. Ce furent huit mille chevaux qu'on acheta tout à la fois. Bientôt le bruit s'en répandit dans toute l'Europe; la cour de Vienne comprit que le roi de Prusse s'était déterminé à soutenir de toutes ses forces son alliée, l'impératrice de Russie, et l'on jugea à Vienne qu'il valait mieux partager les dépouilles de la Pologne avec les deux puissances qui en avaient fait la proposition, que de s'engager dans une nouvelle guerre où il y avait plus de hasards à risquer que d'avantages à espérer.

Le concert de ces trois cours occasionna le partage de la Pologne, comme nous l'avons déjà dit dans le chapitre qui traite de la politique. Ce chapitre-ci n'étant destiné qu'à ce qui regarde le militaire, nous n'envisagerons cette acquisition que de ce point de vue-là. Elle était très-importante, en ce qu'elle joignait la Poméranie à la Prusse royale. On aura remarqué, en lisant l'histoire de la dernière guerre, que le Roi avait été obligé d'abandonner toutes les provinces qui étaient séparées ou trop éloignées du corps de l'État. Ces provinces étaient celles du Bas-Rhin et de la Westphalie, surtout la Prusse royale. Cette dernière se trouvait non seulement séparée, mais coupée de la Poméranie et de la Nouvelle-Marche par un fleuve d'une profondeur et d'une largeur considérables. Il fallait être le maître de la Vistule pour pouvoir soutenir la Prusse royale; mais après que le partage fut réglé, le Roi pouvait élever des places sur les bords de ce fleuve et s'assurer les passages selon qu'il le jugeait convenable, et pouvait non seulement soutenir le royaume contre les ennemis, mais<115> se servir, en cas de malheur, de la Vistule et de la Netze, comme de bonnes barrières, pour empêcher l'ennemi de pénétrer, soit en Silésie, soit dans la Poméranie et la Nouvelle-Marche.

D'autre part, cette nouvelle acquisition fournissait les moyens d'augmenter considérablement l'armée. Elle fut mise en temps de paix sur le pied de cent quatre-vingt-six mille hommes, et l'on résolut de la porter en temps de guerre, avec les bataillons francs et autres annexes pareilles, au nombre de deux cent dix-huit mille combattants.

Voici en quoi consista l'augmentation :

Quatre bataillons de garnison, et des compagnies de grenadiers, faisant3,150 hommes,
Deux nouveaux bataillons d'artillerie2,510 »
Cinq régiments d'infanterie sur le pied de paix8,500 »
Un régiment de hussards1,400 »
Trente-six régiments d'infanterie, la compagnie augmentée de vingt hommes8,640 »
Les chasseurs augmentés de300 »
Une nouvelle compagnie de mineurs150 »

Vingt-cinq nouveaux majors, avec autant d'aides de camp, furent créés pour commander les bataillons de grenadiers; autrefois on les prenait des régiments en temps de guerre; maintenant cette charge est devenue permanente. Outre cela, les artilleurs qui servaient l'artillerie volante, furent remontés, afin qu'exercés en temps de paix, ils devinssent plus utiles en temps de guerre. Le total de cette nouvelle augmentation consistait en vingt-cinq mille deux cent vingt hommes; et un million deux cent cinquante mille écus, assignés sur la Prusse occidentale, furent destinés à l'entretien de ces nouvelles troupes.

Quelque chose qui se fasse dans l'État, il s'ensuit toujours des conséquences auxquelles le gouvernement doit penser à temps. Les forces<116> de l'État s'étant accrues, il fallait faire un calcul nouveau de ce que coûterait à l'avenir la dépense d'une campagne. En l'année 1773, l'armée, avec l'augmentation, consistait en cent quarante et un bataillons de campagne, soixante-trois escadrons de cuirassiers, soixante-dix de dragons, cent de hussards, outre une artillerie de campagne consistant en neuf mille six cents canonniers et bombardiers, sans compter douze cents artilleurs distribués pour le service des forteresses, et trente-six bataillons de garnison. Sur ce tableau de l'armée, tel qu'on vient de le représenter, en y ajoutant l'augmentation de vingt-deux bataillons francs, on fit le devis de ce que coûteraient les premiers frais pour mettre cette machine en branle. On répartit sur les provinces la livraison de vingt-trois mille valets, tant pour les troupes que pour l'artillerie et les vivres. Nous avons déjà parlé de l'achat de soixante mille chevaux. La dépense totale fut évaluée à quatre millions deux cent quarante-six mille écus. On amassa cette somme, qui fut déposée dans ce qu'on appelle le petit trésor, destiné uniquement à cet usage.

En suivant la même règle, on calcula la dépense extraordinaire de cette armée pendant la durée d'une campagne, et pour ne s'y point tromper, on se modela sur la campagne la plus coûteuse de la dernière guerre, où s'étaient données les batailles les plus sanglantes, c'est-à-dire, sur l'année 1757; ce qui monta à la somme de onze millions deux cent mille écus. Il vaut mieux, dans ces sortes d'évaluations, mettre les sommes plus considérables que trop faibles, parce qu'on ne perd rien en ayant du superflu, et l'on risque beaucoup si l'argent n'est pas en quantité suffisante.

Les évaluations si utiles et si nécessaires, dictées par une longue expérience, sont déposées, l'une, pour rendre l'armée mobile, dans le petit, l'autre, des frais d'une campagne, dans le grand trésor; et s'il se présente avec le temps des occasions où il ne soit pas nécessaire<117> de mettre toutes les forces de l'État en activité, il n'y a rien de plus facile que d'évaluer les dépenses au nombre de troupes dont on veut se servir. Et supposant, d'autre part, qu'un jour l'armée puisse encore augmenter en nombre, par la dépense de ce que coûte en temps de guerre un escadron, un bataillon avec l'artillerie qui doit y être annexée, il est facile, par une addition toute simple, d'ajouter cette somme à celles qu'on a déjà calculées comme indispensablement nécessaires pour la dépense, non d'une campagne ordinaire, mais comme peut le devenir la plus coûteuse.

Nous avons cru qu'en rapportant la manière dont on s'y est pris pour rétablir l'armée, tous les moyens dont on s'est servi, tous les détails dans lesquels il a fallu entrer, ce recensement pourrait être de quelque usage pour la postérité. La moitié de la vie des hommes se passe à réparer les malheurs qu'ils ont essuyés; et si, par la suite des temps, le gouvernement se trouvait dans des cas semblables, il est à présumer qu'il serait bien aise de voir la marche qu'ont tenue les prédécesseurs, pour avoir devant soi l'esquisse des soins qu'il faut se donner, et des détails dans lesquels il est indispensable d'entrer pour rétablir une armée délabrée et détruite, et pour la remettre dans un état assez respectable pour que la monarchie ait lieu d'en espérer le maintien de sa gloire et de son existence.

Ce que nous venons de dire, est suffisant pour le passé; cependant il faut encore y ajouter un article qui regarde le projet du Roi pour la défense des deux Prusses tant orientale qu'occidentale. Avant que la nouvelle acquisition fût faite, il fallait abandonner le royaume aussitôt qu'un ennemi paraissait à la frontière. Si une armée du Roi eût été battue dans cette province, elle n'avait que deux retraites, l'une à Königsberg, où bientôt elle aurait été enfermée et peut-être obligée à signer une capitulation honteuse, à l'exemple de ce qui arriva au duc de Cumberland près de Stade, ou bien cette armée devait<118> diriger sa retraite vers la Vistule, où elle ne trouvait ni magasins, ni forteresses, ni ponts même pour passer ce fleuve. Mais les choses, étant maintenant changées, permirent de former un plan de défense raisonné, et sur lequel on put prendre d'avance des arrangements, soit pour bâtir des forteresses, soit pour établir des magasins ou pour construire des ponts. Voici ce qui fut arrêté :

On établit pour base du système qu'on adopta, que la Vistule était le point principal sur lequel roulait la défense de toute la Prusse. On résolut donc d'abord de construire une forteresse importante sur le bord de ce fleuve. On choisit Graudenz pour l'endroit le plus convenable à ce dessein, non pas la ville, mais une hauteur dominante qui en est proche. On y trouvait un double avantage. Les ruisseaux, l'Ossa et un autre, qui passent à un quart de lieue de l'endroit qu'on voulait fortifier, pouvaient, au moyen d'écluses, inonder le contour d'un camp qui devenait par là inattaquable. On commença donc à construire cette forteresse importante. Rien n'y fut épargné; le plan en est dans la chambre des cartes et des fortifications. Ainsi nous n'y ajouterons rien, si ce n'est que, par l'aisance que donne l'élévation du lieu, on a pu y construire trois étages de mines dont les rameaux s'étendent à cent vingt pieds du glacis; on y bâtit un magasin d'abondance pour les troupes; et quoique tout ne soit pas achevé cette année 1779, et qu'il faille encore la somme de huit cent mille écus pour mettre les choses dans un point de perfection, toutefois le commencement est fait, et deux ponts de bateaux, achevés, pour y passer le fleuve en quelque sens que les circonstances l'exigent.

Remarquons, en passant, que la largeur et la rapidité de la Vistule empêchent que personne ne la passe avec des pontons : sans bateaux, il est impossible de la traverser. Mais pour que cette défense devienne encore plus assurée, il faudra avec le temps construire encore deux petits forts, l'un sur la Nogat, vers Marienbourg, et l'autre, vers<119> Bromberg, au confluent de la Drewenza et de la Vistule, et cela pour empêcher que l'ennemi ne tire des bateaux du côté de Varsovie ou par le Haff, pour passer le fleuve, soit à la droite, soit à la gauche de la forteresse.

Ce projet que nous venons d'exposer, formait celui de la troisième ligne de défense. La Prusse, par le local de sa situation, a des contrées si avantageuses, qu'on peut en disputer pied à pied le terrain à l'ennemi. La première ligne de défense est derrière la Memel, rivière qui passe près de Tilsit, et va se jeter dans une autre rivière, nommée la Russe.119-a On y trouve des camps qui sont levés par des ingénieurs, presque inexpugnables. L'armée peut tirer ses subsistances de Königsberg, tant qu'elle est dans ce poste, et établir sa boulangerie à Tilsit. Mais deux choses sont à craindre dans ce cas : si les Russes venaient de ce côté avec une armée supérieure, ils obligeraient bien vite à quitter cette position, soit en faisant passer vers Grodno un gros corps par la Pologne, qui, se portant sur les derrières de l'armée, l'obligerait tout de suite d'abandonner la Memel; soit en embarquant dix mille hommes sur des galères, qui, venant droit par le Haff, débarqueraient près de Königsberg, et se rendraient maîtres de la ville, qui ne peut faire aucune résistance, et s'empareraient en même temps des magasins de l'armée.

La seconde ligne de défense se trouve derrière l'Inster, et ensuite derrière le Prégel. L'endroit le plus avantageux qu'on pourrait trouver pour s'y placer derrière l'Inster, est cet endroit qui est à droite d'Insterbourg, au confluent de la Pissa. L'armée pourrait également tirer ses vivres de Königsberg, et les magasins, en cas de besoin, pourraient être rafraîchis par des transports d'Elbing à Königsberg, au<120> travers du Hait. La retraite de cette position est assurée par des forêts qui présentent des abris à ceux qui sont les plus faibles. Si, dans une de ces contrées, l'armée remportait quelque avantage sur l'ennemi, la guerre serait tout de suite transportée sur l'extrémité septentrionale ou orientale du royaume. Le poste près d'Insterbourg est d'une telle bonté, ayant son flanc droit couvert par l'Inster, qu'un corps russe venant par la Pologne serait obligé de manœuvrer longtemps et avec toute l'habileté requise, avant de se trouver en état de l'entamer. Mais supposons qu'on fût obligé de céder ce terrain à l'ennemi, il faut alors diriger sa marche par des bois pour tomber sur Nordenbourg, de là se poster entre Schippenbeil et Bartenstein; mais si l'ennemi tourne plus du côté de la Pologne, il faut se porter sur Lötzen; et vu que la distance de Lötzen à Graudenz est trop considérable pour qu'on pût fournir à l'armée d'aussi loin, il faut de nécessité construire un fort intermédiaire, pour y conserver un dépôt pour les vivres.

L'endroit le plus convenable se trouve entre deux villages, Borrowen et Ribben, situés à côté d'un grand lac; et même, si on le jugeait à propos, on pourrait faire auprès de ce fortin un camp retranché qui le mettrait à l'abri de toute insulte. Cette position, très-forte par la nature, étant environnée de lacs, de marais et de rivières, pourrait se soutenir longtemps sans craindre que l'ennemi parvînt à la tourner. Car supposons même que l'ennemi voulût s'avancer sur la Vistule ou sur la Netze, il ne donnerait aucune inquiétude réelle à l'armée, parce qu'il n'y pourrait faire aucun progrès, et qu'il faudrait que ce fût le plus imbécile des généraux, si, en entreprenant une pareille marche, il fournissait aux Prussiens l'occasion de se porter sur ses derrières; ou soit qu'en prêtant à l'ennemi un autre projet, on suppose qu'il n'enverra qu'un détachement à Thorn pour passer la Vistule, nous ne croyons pas que le mal qui en résulterait, fût considérable. Ce détachement ne pourra ni assiéger ni prendre la nouvelle forte<121>resse de Graudenz, et rien du plan de la défensive prussienne ne serait dérangé. Mais je demande : comment subsistera-t-il dans une province aussi stérile que la Pomérellie? Il se hasardera à périr de faim avec son détachement; car tant que les Prussiens sont les maîtres de la Vistule, il est impossible qu'un ennemi réussisse de ces côtés-là. Ainsi un général prussien campé dans un camp retranché à Lötzen, ou près de Borrowen, peut détacher hardiment sur ses derrières, pour donner la chasse aux corps des ennemis qui auraient franchi la Vistule et la Netze.

Mais poussons les choses à bout, et supposons que la Memel et la Russe, l'Inster et le Prégel, les camps de Lötzen et de Borrowen ne puissent être soutenus à la longue, et que, par impossible, après quelques campagnes on fût obligé de repasser la Vistule, ce fleuve même n'offre-t-il pas une barrière très-considérable? Cette considération même, et ce que nous venons de dire, nous mène à indiquer ce qu'il faudrait faire au cas qu'une rupture avec les Russes devînt inévitable, et qu'on s'attendît d'être attaqué du côté de la Prusse orientale. Dans des conjonctures pareilles, il faut d'abord s'emparer de Danzig, et en même temps faire raccommoder la forteresse qui est située de cette part-ci de la Vistule; l'autre se défend suffisamment par ses inondations. Cette mesure de précaution et le fortin situé sur la Nogat sont suffisants pour défendre le flanc droit du camp de Bromberg. Il n'en est pas de même de la ville de Thorn, qu'il faut se donner de garde d'occuper, à cause que sa situation désavantageuse, entourée de hauteurs, empêche d'y faire une bonne défense. Ainsi la droite du camp de Graudenz n'a besoin que du fortin de Bromberg, et ne doit pas étendre plus loin sa ligne de défense. L'usage de ces deux fortins se borne à empêcher l'ennemi d'amasser des bateaux, soit en les faisant remonter par le Haff, soit en les faisant descendre de Varsovie, pour établir un passage sur la Vistule. Les pontons ne<122> peuvent pas être jetés sur ce fleuve; il faut des bateaux pour qu'on puisse construire un pont.

Pour ne rien omettre des cas possibles, il faut convenir que si les Russes veulent se servir de leurs galères pour faire quelque débarquement, soit à Duwemürs,122-a soit même à Stolp dans la Poméranie, on ne saurait les en empêcher; mais ce ne peut être que des corps faibles, et un détachement du camp de Graudenz peut facilement les rechasser. Voilà pour la gauche. Du côté droit, il y a d'autres mesures à prendre. Premièrement, rien de plus facile que de ruiner le pont de Thorn dès le commencement de la guerre. J'avoue cependant que ce n'est pas suffisant, à cause que l'ennemi peut tirer de Varsovie autant de bateaux qu'il en veut, pour jeter un pont sur la Vistule dans ces mêmes environs; mais voici où les manœuvres commencent. Qui empêche un général du camp de Graudenz de marcher droit à Thorn sitôt qu'il est assuré du passage de l'ennemi, de le couper de la Vistule, et de réduire sans combat l'armée ennemie aux abois?

Nous concluons de tout ce que nous venons d'exposer, qu'un général habile, n'ayant qu'un corps médiocre, peut soutenir la Prusse durant quelques campagnes; qu'il a trois positions supérieurement avantageuses à prendre avant d'en venir à la Vistule, savoir : 1o la Memel, 2o l'Inster, 3o Lötzen; et que, mettant tout au pis, qu'il soit obligé de se retirer à Graudenz, par les moyens que nous avons proposés, il peut, en défendant bien la Vistule et la Netze, couvrir en même temps la Poméranie et la Silésie.

Le Roi ne s'en est pas tenu à ce projet : il a fait lever tous les camps; les officiers du génie les ont dessinés; toutes les colonnes des marches sont marquées, les dispositions par écrit à côté de chaque<123> morceau, de sorte qu'un général chargé de la défense de la Prusse trouve sa besogne toute préparée; il ne lui reste que la gloire de l'exécution. On a tiré de doubles exemplaires de cette disposition : l'un est déposé dans les archives du gouvernement de Königsberg, l'autre est à Potsdam, gardé dans la chambre des plans.

Fait en 1773, corrigé en 1779.

Federic.

<124><125>

II. DE CE QUI S'EST PASSÉ DE PLUS IMPORTANT EN EUROPE DEPUIS L'ANNÉE 1774 JUSQU'A L'ANNÉE 1778.[Titelblatt]

<126><127>

DE CE QUI S'EST PASSÉ DE PLUS CONSIDÉRABLE DEPUIS L'ANNÉE 1774 JUSQU'A 1778.

On se persuadera bien que la jalousie, la haine et l'envie qu'avait excitées parmi les puissances de l'Europe le partage de la Pologne, ne se dissipèrent pas tout d'un coup. La chose était récente, et la sensation en avait été trop forte pour que les souverains regardassent avec les yeux de la coutume un événement dont leur amour-propre était choqué. La France se rappelait avec un chagrin secret ses efforts inutiles pour soutenir la confédération de Bar; elle ne pouvait se dissimuler la mauvaise tournure qu'avait prise la guerre qu'elle avait conseillé aux Turcs d'entreprendre contre la Russie; elle était en quelque façon humiliée qu'une monarchie comme la sienne eût eu si peu d'influence dans les troubles qui avaient déchiré la Pologne; elle ne craignait pas moins cette liaison qui commençait à se former entre l'Impératrice-Reine, l'impératrice de Russie et le roi de Prusse. Une telle alliance donnait à ces puissances une prépondérance trop décidée en Europe, pour qu'à Versailles on pût l'envisager avec des yeux indifférents; mais ces apparences étaient trompeuses, et il s'en fallait de<128> beaucoup que ces trois puissances fussent dans une aussi étroite amitié que le public pouvait se le figurer.

Louis XVI venait de monter sur le trône; un évêque lui remit le testament politique que le Dauphin, père du Roi, lui avait confié pour le donner à son fils lorsqu'il parviendrait à la régence. Le Roi se fit une loi de suivre en tout les volontés de son père, et ce fut en conséquence de ce testament que M. de Maurepas, disgracié par Louis XV, devint premier ministre de Louis XVI, que M. d'Aiguillon fut exilé, et que M. de Choiseul perdit à jamais l'espoir de rentrer en faveur. M. de Maurepas touchait à son seizième lustre; il avait été longtemps ministre sous le règne précédent; il possédait la routine des affaires; il avait l'esprit orné, et une tête capable de grands desseins : mais il n'était plus dans l'âge, comme nous l'avons remarqué, où l'âme, remplie d'effervescence, entreprend hardiment de grandes entreprises. La mauvaise administration du règne précédent avait acheminé les finances du royaume vers une banqueroute générale. Il était d'autant plus atterré de cette idée, que cette banqueroute aurait au moins écrasé quarante mille familles qui avaient placé tout leur bien dans les fonds publics; et quoique les ministres ne soient guère sensibles aux malheurs des peuples, ils le sont pourtant au blâme qui en retombe nécessairement sur eux. Le traité de Versailles, quoique peu avantageux à la France, subsistait toujours. M. de Maurepas avait, de plus, à ménager la jeune reine, sœur de l'empereur Joseph, et fille de Marie-Thérèse, qui, avec un peu de complaisance, pouvait d'un jour à l'autre gagner un tel ascendant sur l'esprit du Roi son époux, qu'elle l'eût entièrement gouverné; de sorte que ce vieux mentor d'un pupille qui n'avait aucun caractère fixe, employait tour à tour la prudence et la fermeté pour empêcher que le royaume ne tombât en quenouille. La France, d'autre part, toujours rivale de l'Angleterre, voyait avec plaisir les troubles qui s'élevaient en Amérique entre les colonies et la mère patrie. Elle encourageait sous main l'esprit de<129> révolte qui s'y manifestait, et animait les Américains à soutenir les droits de leur indépendance contre le despotisme que le roi George III voulait y établir, en leur présentant en perspective les secours qu'ils pouvaient attendre de l'amitié du Roi Très-Chrétien.

La cour de Londres nous présente un tableau tout différent de celui que nous venons de crayonner. C'est l'Écossais Bute qui gouverne le Roi et le royaume : pareil à ces esprits malfaisants dont on parle toujours et qu'on ne voit jamais, il s'enveloppe, ainsi que ses opérations, des plus profondes ténèbres; ses émissaires, ses créatures sont les ressorts avec lesquels il meut cette machine politique selon sa volonté. Son système politique est celui des anciens torys, qui soutiennent que le bonheur de l'Angleterre demande que le Roi jouisse d'un pouvoir despotique, et que, bien loin de contracter des alliances avec les puissances du continent, la Grande-Bretagne doit se borner uniquement à étendre les avantages de son commerce. Paris est à ses yeux ce qu'était Carthage à ceux de Caton le censeur. Bute exterminerait en un jour tous les vaisseaux français, s'il en était le maître et s'il pouvait les rassembler. Impérieux et dur dans le gouvernement, peu soucieux sur le choix des moyens qu'il emploie, sa maladresse dans le maniement des affaires l'emporte encore sur son obstination. Ce ministre, pour remplir d'aussi grandes vues, commença par introduire la corruption dans la chambre basse. Un million de livres sterling que la nation paye annuellement au Roi pour l'entretien de sa liste civile, ne suffisait qu'à peine pour contenter la vénalité des membres du parlement. Cette somme, destinée pour l'entretien de la famille royale, de la cour et des ambassades, étant annuellement employée à dépouiller la nation de son énergie, il ne restait au roi George III, pour subsister et pour soutenir à Londres ce qui convient à la dignité royale, que cinq cent mille écus qu'il tirait de son électorat de Hanovre. La nation anglaise, avilie et dégradée par son souverain même, n'eut, depuis, plus d'autre volonté que la sienne; mais<130> comme si ce n'en était pas assez de tant de prévarications, le lord Bute voulut frapper un coup plus hardi et plus décisif, pour établir plus promptement le despotisme auquel il visait : il porta le Roi à mettre arbitrairement des impôts sur les colonies américaines, autant pour augmenter ses revenus que pour donner un exemple qui, par la suite des temps, pût être imité dans la Grande-Bretagne; mais nous verrons que les suites qu'eut cet acte de despotisme, ne répondirent point à son attente.

Les Américains, qu'on n'avait pas daigné corrompre, s'opposèrent ouvertement à cet impôt si contraire à leurs droits, à leurs coutumes, et surtout aux libertés dont ils jouissaient depuis leur établissement. Un gouvernement sage se serait hâté d'apaiser ces troubles naissants; mais le ministère de Londres agit d'après d'autres principes : il suscita de nouvelles brouilleries avec les colonies, à l'occasion des marchands qui avaient le monopole de certaines marchandises des Indes orientales, qu'on voulut les forcer d'acheter. La dureté et la violence de ces procédés acheva de soulever les Américains : ils tinrent un congrès à Philadelphie, où, renonçant au joug anglais, qui désormais leur devenait insupportable, ils se déclarèrent libres et indépendants. Dès lors voilà la Grande-Bretagne engagée dans une guerre ruineuse avec ses propres colonies. Mais si le lord Bute se montra maladroit dans la conduite de cette affaire, il le parut encore davantage dans l'exécution et lorsque la guerre commença. Il crut bonnement que sept mille hommes de troupes réglées était un nombre suffisant pour subjuguer l'Amérique; et comme il n'avait pas l'art de Newton dans les calculs, il s'y trompa toujours. Le général Washington, qu'à Londres on appelait le chef des rebelles, remporta, dès les premières hostilités, quelques avantages sur les royalistes assemblés près de Boston. Le Roi, qui s'attendait à des victoires, fut surpris de la nouvelle de cet échec, et le gouvernement se vit obligé de changer de mesures.

Il était évident que le nombre des troupes en Amérique était trop<131> faible pour remplir le dessein qu'on voulait exécuter; il fallait donc avoir une armée, quoiqu'on sentît toutes les difficultés qui s'opposaient à trouver ce monde et à le rassembler. Les Anglais ont manqué de tout temps d'art et de souplesse dans leurs négociations : attachés avec acharnement à leurs intérêts, ils ne savent pas flatter ceux des autres; ils pensent qu'en offrant des guinées, ils peuvent tout obtenir. Ils s'adressèrent d'abord à l'impératrice de Russie, et la choquèrent d'autant plus par leurs demandes, que la fierté de cette princesse regardait comme bien au-dessous d'elle d'accepter des subsides d'une autre puissance. Enfin, ils trouvèrent en Allemagne des princes avides ou obérés qui prirent leur argent; ce qui leur valut douze mille Hessois, quatre mille Brunswicois, douze cents hommes d'Ansbach, autant de Hanau, sans compter quelques centaines d'hommes que leur fournit le prince de Waldeck. Outre cela, la cour envoya quatre mille Hanovriens à Gibraltar et à Port-Mahon pour relever les garnisons anglaises de ces places, lesquelles furent de là conduites en Amérique. Toutes ces troupes servirent sous les auspices du lord Howe et de son frère l'amiral, comme nous le rapporterons en son temps. Chaque campagne coûta à l'Angleterre six millions de livres sterling, ou trente-six millions d'écus. On comptait alors que les dettes de la Grande-Bretagne montaient déjà à neuf cents millions d'écus. Une campagne ne suffisait pas pour soumettre les colonies; ainsi l'on prévoyait dès lors que dans peu la dette nationale dépasserait un milliard.

La campagne suivante ne produisit aucun événement décisif, et les Américains se soutinrent contre le lord Howe et tous les renforts qui l'avaient joint; mais vers la fin de l'année 1777, la fortune commença à se déclarer en faveur des colonies. Sur les ordres de la cour, le général Burgoyne partit du Canada avec treize mille hommes, pour se rendre à Boston, selon le projet qu'on lui avait donné à exécuter; tandis que le lord Howe, qui n'était informé de rien, s'était emparé<132> de Philadelphie. Ce quiproquo acheva de gâter les affaires : Burgoyne, qui manquait de chevaux pour se faire suivre de ses vivres, ayant entrepris une expédition impraticable relativement aux subsistances, fut obligé de se rendre prisonnier avec toutes ses troupes aux Américains qu'il croyait subjuguer. Cet échec, dont des événements semblables auraient autrefois soulevé toute la nation contre le gouvernement, et causé même une révolution, ne produisit alors qu'un léger murmure, tant l'amour des richesses l'emportait sur l'amour de la patrie, et faisait préférer à ce peuple, autrefois si noble et si généreux, l'avantage personnel au bien général.

Le roi d'Angleterre, qui soutenait le système de Bute par caprice et par obstination, se roidissait contre les obstacles qu'il voyait naître sous ses pas. Peu sensible aux malheurs qui retombaient sur son peuple, il n'en devenait que plus ardent pour l'exécution de ses projets; et afin de gagner la supériorité des forces sur les Américains, il faisait négocier dans toutes les cours de l'Allemagne, pour en tirer le peu de secours qu'elles pouvaient encore lui fournir. L'Allemagne se ressentait déjà de la quantité d'hommes qu'on en avait tirés pour les envoyer dans ces climats lointains, et le roi de Prusse voyait avec peine l'Empire dépourvu de tous ses défenseurs, surtout au cas qu'il survînt une nouvelle guerre, car, dans les troubles de 1756, la Basse-Saxe et la Westphalie seules avaient assemblé une armée avec laquelle on avait arrêté et dérangé tous les progrès de l'armée française.132-a Par cette raison, il chicana le passage des troupes des princes qui en donnaient à l'Angleterre, en tant qu'elles se trouvaient obligées de passer par le Magdebourg, le pays de Minden, ou par le Bas-Rhin. Ce n'était qu'une faible revanche des mauvais procédés que la cour de Londres avait eus envers lui au sujet de la ville et du port de Danzig. Toutefois le Roi ne voulut pas pousser les choses trop loin : une longue expérience lui avait appris qu'on trouve une multitude d'ennemis dans<133> le monde, sans qu'on se donne la peine de s'en susciter soi-même de gaieté de cœur. Voilà en gros l'idée qu'on peut se représenter de l'Angleterre pendant le peu d'années dont nous nous sommes proposé de décrire les événements. Nous la quitterons maintenant pour présenter le résumé de ce que, pendant la même époque, il se passa de mémorable en Russie.

L'impératrice de Russie sortait de la guerre qu'elle avait faite aux Turcs, couverte de gloire des succès que ses troupes avaient eus contre ses ennemis; mais l'État était presque épuisé d'hommes et d'argent, et la paix, si mal assurée, que le grand vizir déclara lui-même au prince Repnin, ambassadeur à la Porte, qu'à moins que le kan de Crimée ne retournât sous la domination de la Porte, et que l'impératrice de Russie ne restituât Kertsch et Jenikale, la paix qu'on avait extorquée aux Turcs, ne serait ni solide ni durable. Sur cette déclaration, les troupes russes occupèrent Pérécop, et aussitôt les hostilités recommencèrent en Crimée. Ce n'était pas une guerre dans les formes, où deux grandes armées se trouvassent en présence l'une de l'autre; mais c'étaient des incursions où des troupes turques débarquaient en différents parages, ce qui occasionnait de petits combats, dont toutefois les Russes sortirent toujours victorieux. Cependant cet état d'incertitude inquiétait l'Impératrice, parce qu'elle était obligée d'assembler son armée sur les frontières de la Tartarie, et de tenir un gros corps à Kiovie, pour l'opposer, en cas de nécessité, à un corps de quarante mille Turcs campé près de Bender, qui de là, en traversant la Pologne, pouvait facilement se porter vers cette partie des provinces russes située à l'autre bord du Dniester. Ainsi, sans avoir ni la paix ni la guerre, les dépenses de l'Impératrice étaient aussi grandes que si la guerre avait été déclarée entre ces deux puissances.

L'intérieur de la cour de Pétersbourg fournissait des événements d'une autre nature, mais qui tiennent également à l'histoire de ce<134> temps. L'Impératrice, voyant que son fils le grand-duc était en âge d'être marié, délibérait sur le choix de l'épouse qu'elle voulait lui donner. Ce devait être une princesse d'Allemagne, dont l'âge et la personne convinssent à son fils. Ce choix n'était pas indifférent pour la cour de Berlin, cette nouvelle liaison pouvant devenir favorable ou contraire à ses intérêts. L'Allemagne était alors stérile en princesses : il n'y en avait que trois ou quatre qui pussent être proposées, parce que les unes étaient trop vieilles, et les autres, trop jeunes. Celles qu'on pouvait mettre en avant, étaient : une sœur de l'électeur de Saxe, une princesse de Würtemberg, trop jeune, et trois princesses, filles du landgrave de Darmstadt. La sœur aînée de ces princesses de Darmstadt était mariée au prince de Prusse;134-a ainsi il y avait tout à gagner si une de ces princesses devenait grande-duchesse, parce que les nœuds de la parenté, se joignant à ceux de l'alliance, semblaient annoncer que l'union de la Prusse et de la Russie serait par là plus cimentée que jamais. Le Roi mit tout en œuvre pour agencer les choses de la sorte, et il fut assez heureux pour y réussir entièrement. Les princesses de Darmstadt passèrent par Berlin; elles arrivèrent à Pétersbourg; la seconde des filles du landgrave fut celle qui emporta la pomme, et le mariage fut solennellement célébré.134-b

La conduite de la nouvelle grande-duchesse ne fut pas telle qu'on le devait attendre d'une princesse de sa naissance. Elle était arrivée à Pétersbourg dans un temps d'intrigues et de cabales, et où toute la cour était agitée par les intrigues des ministres étrangers. Les ministres de France et d'Espagne mettaient tout en œuvre pour semer la zizanie entre la Russie, l'Autriche et la Prusse, entre lesquelles ils craignaient qu'une union trop étroite ne se formât. Pour remplir leurs vues, ils crurent devoir former un parti dont ils pussent disposer, et ils s'imaginèrent qu'en mettant la grande-duchesse dans<135> leurs intérêts, le reste de l'ouvrage ne serait pas difficile. Pour s'acheminer à ce but, ils gagnèrent un certain prince Rasumoffsky, attaché à la personne du grand-duc. Celui-là, s'étant livré à leur direction, s'enhardit jusqu'à devenir l'amant de la grande-duchesse, auprès de laquelle les faveurs de son maître lui donnaient un libre accès. Cette princesse, imbue des sentiments de son amant, et suivant toutes ses impressions, s'était livrée sans réserve aux insinuations que le ministre d'Espagne lui faisait parvenir. Un an et demi après son mariage, elle devint grosse; mais tout le monde se disait à l'oreille que ce n'était pas de son époux. La cour de Berlin avait vent de toutes ces manigances et de ces dangereuses menées; et, de plus, il s'était élevé en même temps de nouvelles chicanes à Varsovie sur les possessions que les puissances copartageantes occupaient en Pologne. Les Sarmates, en jetant les hauts cris, accusaient les Autrichiens et les Prussiens d'avoir étendu les limites de leurs possessions beaucoup au delà de ce qui leur avait été accordé par les traités. Ces plaintes avaient fait impression sur l'impératrice de Russie, dont l'ambition s'applaudissait d'avoir donné des provinces à de grands souverains, et dont l'orgueil était encore plus flatté d'en fixer les limites.

Pour prévenir les suites que pourrait avoir le mécontentement de l'Impératrice, si on ne l'apaisait pas au plus tôt, le Roi résolut d'envoyer le prince Henri à Pétersbourg, sous prétexte de faire une visite à l'Impératrice, laquelle l'avait invité à se rendre à sa cour. Il faut ajouter à ceci que le Roi s'était concerté avec la cour de Vienne, de manière que les deux puissances conservassent leurs possessions intactes, en laissant crier les Polonais, et en tâchant en même temps d'apaiser la cour de Russie. Mais le prince Kaunitz, attaché à sa politique fallacieuse, dans l'intention de brouiller les cours de Berlin et de Pétersbourg, fit déclarer à cette dernière que l'Impératrice-Reine, par la seule envie d'obliger l'impératrice de Russie, avait résolu de rendre à la république de Pologne une partie du palatinat de Lublin,<136> toutes les terres qui se trouvent au delà de la rive droite du Bug, la ville de Casimir, et encore quelques autres morceaux qu'elle possédait.

Le prince Henri arriva donc à Pétersbourg dans des conjonctures aussi singulières que fâcheuses. Il avait à combattre les Français, les Espagnols et les Autrichiens. A peine avait-il été reçu de l'Impératrice, que la grande-duchesse mourut136-a en accouchant d'un enfant mort. Le prince, qui se trouva présent à cette scène, assista l'Impératrice dans cette catastrophe, autant qu'il dépendait de lui; il prit un soin particulier du grand-duc, atterré par un spectacle aussi nouveau pour lui que lugubre. Le prince ne l'abandonna point, et ayant non seulement contribué à rétablir sa santé, son chef-d'œuvre fut de raccommoder entièrement la mère et le fils, dont la mésintelligence et l'inimitié, s'étant beaucoup augmentée depuis le mariage de la grande-duchesse, faisait appréhender qu'il n'en résultât des suites fâcheuses ou pour l'un ou pour l'autre. L'Impératrice fut vivement touchée du service que le prince Henri lui avait rendu, et depuis ce temps, son crédit s'augmenta de jour en jour. Il en fit bientôt un très-bon usage. L'Impératrice était intentionnée de remarier promptement son fils; le prince lui proposa la princesse de Würtemberg, petite-nièce du Roi, qui fut aussitôt agréée. Il fut, outre cela, résolu que le prince Henri mènerait le grand-duc à Berlin, où il verrait cette princesse, et où les promesses se feraient; après quoi il la ramènerait en Russie, pour que les noces se fissent à Pétersbourg.

Le prince trouva plus de difficultés pour éluder les restitutions que les Polonais exigeaient du Roi. La cour de Vienne avait donné l'exemple de ces restitutions; la Russie insistait sur ce que le Roi imitât sa conduite. Cette affaire fut donc remise à la médiation de M. de Stackelberg, ambassadeur de Russie en Pologne, et, après s'être arrangée le mieux possible, la cour de Berlin rendit à la République le<137> lac de Goplo, la rive gauche de la rivière de la Drewenza, et quelques villages aux environs de Thorn.

Nous ne rapporterons point ici en détail la réception du grand-duc. Ce fut une fête perpétuelle depuis les frontières jusqu'à Berlin, où le luxe et le goût se disputèrent lequel des deux honorerait le plus cet illustre étranger. Mais nous ne devons pas passer sous silence le jugement que les connaisseurs portèrent du caractère de ce jeune prince. Il parut altier, haut et violent; ce qui faisait appréhender à ceux qui connaissent la Russie, qu'il n'eût de la peine à se soutenir sur le trône, où, devant gouverner une nation dure et féroce, et gâtée par le gouvernement mou de quelques impératrices, il aurait à craindre un sort pareil à celui de son malheureux père.

On ne croyait point à Vienne que le grand-duc viendrait à Berlin. Le prince Kaunitz, confiant dans le succès de ses ruses et de ses manigances, était persuadé que sa cour ayant été la première à restituer quelques terrains envahis aux Polonais, il avait, par cette complaisance, irrémissiblement brouillé les cours de Berlin et de Pétersbourg; et au moment qu'il pensait préparer son triomphe, il apprend que le grand-duc est à Berlin, qu'il épouse la princesse de Würtemberg, et que l'intimité entre la Prusse et la Russie est mieux resserrée que jamais. Mais si ce ministre avait manqué son coup en Russie, il s'en était dédommagé aux dépens des Turcs; car la cour de Vienne, sous prétexte de régler les limites qui séparent la Hongrie et la Valachie, s'était emparée du district de la Bukowina, qui s'étend jusqu'à un mille de Chotzim. Les Turcs avaient été assez ignorants, ou, pour mieux dire, assez stupides pour consentir à ce démembrement de leurs États, sans qu'il y eût une raison valable pour l'autoriser, et sans se plaindre. Les autres puissances ne pensaient pas ainsi. La Russie avait raison d'être jalouse de l'acquisition de la cour de Vienne vers le Dniester, parce que cette possession, en l'approchant si près de Chotzim, mettait les Autrichiens en état de disputer aux armées russes<138> le passage du Dniester, toutes les fois qu'elles voudraient pousser leurs conquêtes, soit en Moldavie, soit en Valachie; et même, s'ils laissaient passer leurs troupes, les Autrichiens, maîtres de la Bukowina, pouvaient les couper de leurs subsistances, ou du moins tenir la balance dans les guerres entre les Russes et les Turcs, selon qu'ils le jugeraient convenable à leurs intérêts. D'autre part, les Autrichiens intriguaient sans remise à Constantinople, afin d'entretenir l'aigreur que la dernière paix avait laissée entre la Porte et la Russie, et d'occasionner de nouvelles brouilleries. Les Français soufflaient également le feu de leur côté. Ces manœuvres sourdes animèrent enfin le Grand Seigneur, et occasionnèrent les déclarations au prince Repnin dont il a été fait mention, et cette esquisse de guerre dans la Tartarie-Crimée, qui fut apaisée ensuite.

Vienne était alors dans l'Europe le foyer des projets et des intrigues. Cette cour si arrogante et si altière, pour dominer sur les autres, portait ses vues de tous côtés pour étendre ses limites et pour engloutir dans sa monarchie les États qui se trouvaient situés à sa bienséance. Du côté de l'orient, sa cupidité méditait de joindre la Servie et la Bosnie à ses vastes possessions. Au midi, tentée par une partie des possessions de la république de Venise, elle n'attendait que l'occasion de s'en saisir, afin de joindre Trieste et le Milanais au Tyrol par un démembrement qui était à sa bienséance. Ce n'en était pas assez : elle se promettait bien, après la mort du duc de Modène, dont un archiduc avait épousé l'héritière, de revendiquer le Ferrarois, possédé par les papes, et de dépouiller le roi de Sardaigne du Tortonois et de l'Alexandrin, comme pays ayant toujours appartenu aux ducs de Milan. Vers l'occident, la Bavière lui présentait un morceau bien tentant. Voisine de l'Autriche, elle lui ouvrait un passage vers le Tyrol. En la possédant, la maison d'Autriche voyait le Danube courir presque toujours sous sa domination. On supposait, outre cela, qu'il était contraire à l'intérêt de l'Empereur de laisser réunir la Bavière<139> et le Palatinat sous un même souverain; et comme cet héritage eût rendu l'Électeur palatin trop puissant, il valait mieux que l'Empereur le prît pour lui-même. De là, en remontant le Danube, on rencontre le duché de Würtemberg, sur lequel la cour de Vienne pensait avoir des prétentions bien légitimes. Toutes ces acquisitions auraient formé comme une galerie qui, de Vienne, en s'agençant les unes aux autres, la conduisait jusqu'aux bords du Rhin, où l'Alsace, qui avait fait anciennement partie de l'Empire, pouvait être répétée; ce qui menait enfin à cette Lorraine qui naguère avait été le domaine des ancêtres de Joseph. En nous tournant vers le septentrion, nous rencontrons cette Silésie dont l'Autriche ne pouvait oublier la perte, et qu'elle se proposait bien de récupérer aussitôt qu'elle en trouverait l'occasion. L'Empereur n'avait pas assez de maturité pour savoir cacher et voiler ses vastes desseins. Sa vivacité le trahissait souvent, et il ignorait combien la dissimulation est nécessaire dans le maniement des affaires politiques. Pour en rapporter un exemple, il suffit de dire que vers la fin de l'année 1775, le roi de Prusse fut attaqué de quelques forts accès de goutte consécutifs. Van Swieten, fils de médecin, et ministre de la cour impériale à Berlin, supposa que cette goutte était une hydropisie formée, et flatté de pouvoir annoncer à sa cour la mort d'un ennemi qui longtemps avait été redoutable pour elle, il manda hardiment à l'Empereur que le Roi tirait vers sa fin, et qu'il ne passerait pas l'année. Voilà d'abord l'âme de Joseph qui s'exalte; voilà toutes les troupes autrichiennes en marche; leur rendez-vous est marqué en Bohême, et l'Empereur attend plein d'impatience à Vienne la confirmation de cette nouvelle pour pénétrer tout de suite en Saxe, et de là sur les frontières du Brandebourg, pour proposer au successeur du trône l'alternative, ou de rendre tout de suite la Silésie à la maison d'Autriche, ou de se voir écrasé par ses troupes avant de pouvoir se mettre en défense. Toutes ces choses, qui se firent ouvertement, s'ébruitèrent partout, et ne cimentèrent point<140> l'amitié des deux cours, comme il est facile d'en être convaincu. Cette scène parut d'autant plus ridicule au public, que le roi de Prusse, n'ayant été atteint que d'une goutte ordinaire, en était déjà guéri avant que l'armée autrichienne fût rassemblée. L'Empereur alors fit retourner toutes ses troupes dans leurs quartiers ordinaires, et la cour de Vienne fut bafouée de son imprudente conduite.

L'année d'après, savoir en 1777, l'Empereur fit un voyage incognito en France. Le séjour qu'il fit à Paris et à Versailles, ne contribua pas à resserrer l'union des deux nations. Il avait beaucoup plus de monde et d'aménité que Louis XVI. Cela causa des jalousies au monarque français, qui s'en cachait à peine. Joseph voulut ensuite parcourir les provinces de la France, et peut-être que s'observant moins que dans la capitale du royaume, il laissa échapper des marques trop évidentes du chagrin qu'il éprouvait en voyant de bons établissements de manufactures ou de commerce, ou d'autres choses pareilles, qui étaient des monuments de l'industrie nationale. Quelquefois même, et dans des moments d'humeur, il recevait avec des manières brusques et dédaigneuses les marques d'attention et de respect qu'on s'empressait de lui donner. Ces choses, quelque petites qu'elles fussent, n'échappèrent pas à la sagacité française. L'Empereur s'était annoncé par sa politesse à la cour : mais se contraignant moins dans les provinces, il parut plutôt envieux qu'ami de la nation chez laquelle il se trouvait, et perdit tout le crédit que sa gentillesse lui avait acquis.

D'autre part, ce voyage fit un effet tout différent sur Joseph. Il avait parcouru la Normandie, la Bretagne, la Provence, le Languedoc, la Bourgogne et la Franche-Comté, toutes provinces qui, autrefois gouvernées par des souverains, quoique vassaux, avaient été, par la suite des temps, insensiblement incorporées dans la monarchie française. Ces objets, qui le frappaient vivement, occasionnaient la comparaison, humiliante selon lui, qu'il faisait de cette masse réunie<141> sous un chef, et du gouvernement germanique, dont à la vérité il était l'empereur, mais dans lequel il se trouvait des rois et des souverains assez puissants pour lui résister, même pour lui faire la guerre. S'il en avait eu les moyens, il aurait voulu réunir incessamment toutes les provinces de l'Empire à ses domaines, pour se rendre souverain de ce vaste corps, et élever, par ce moyen, sa puissance au-dessus de celle de tous les monarques de l'Europe. Ce projet l'occupait sans cesse, et il pensait que la maison d'Autriche ne devait jamais le perdre de vue.

C'était de ces principes ambitieux que partait l'ardeur avec laquelle il convoitait la Bavière; et quoique la mort de l'électeur de Bavière ne parût point devoir être un événement prochain, l'Empereur n'épargna ni corruption ni intrigues pour mettre l'Électeur palatin et ses ministres dans ses intérêts. Et qui croirait que ces choses aussi odieuses que révoltantes se traitaient avec si peu de secret et de retenue à Mannheim, que non seulement l'Allemagne, mais toute l'Europe en était informée? Le roi de Prusse, qui ne perdait jamais de vue la cour de Vienne, fut des premiers à découvrir ce mystère d'iniquité. Cette cour était trop dangereuse et trop puissante pour être négligée, d'autant plus qu'il faut connaître les projets de son ennemi, si l'on veut s'y opposer.

Il résulte des différents faits que nous venons d'exposer, que la paix de l'Europe était menacée de tous les côtés : le feu couvait sous les cendres, un rien pouvait en exciter les flammes. La Russie croyait d'un moment à l'autre d'être attaquée par les Turcs. La guerre n'était point déclarée, mais les hostilités se commettaient de part et d'autre. La dernière guerre avait occasionné des dépenses énormes à l'Impératrice; la Russie en était presque épuisée, surtout si l'on y ajoute les ravages de Pugatscheff le long du Jaïk, dans la province de Kasan, et la ruine des mines qui sont dans ces contrées, et dont le rapport est très-considérable. Cette situation n'était pas des plus<142> avantageuses : l'armée était mal entretenue, l'artillerie, négligée; peu d'argent, peu de crédit; enfin tout faisait craindre que si la Porte lui faisait la guerre, l'empire de Russie ne devait pas s'attendre à des succès aussi brillants que ceux dont il s'était glorifié dans les temps passés.

A Vienne, c'était un jeune empereur dévoré d'ambition, avide de gloire, qui n'attendait qu'une occasion pour devenir le perturbateur du repos de l'Europe. Il avait deux généraux, Lacy et Loudon, qui s'étaient acquis de la réputation dans la guerre précédente. Son armée était mieux entretenue et sur un meilleur pied qu'elle ne l'avait jamais été. Il avait augmenté le nombre des canons de campagne, et l'avait porté jusqu'à deux mille. Ses finances, qui se ressentaient encore des prodigieuses dépenses qu'avait coûté la dernière guerre, n'étaient pas sur un pied tout à fait solide. On évaluait les dettes de l'État à cent millions d'écus, dont on avait réduit le dividende à quatre pour cent; mais le peuple était surchargé des plus durs impôts, et chaque jour on en ajoutait de nouveaux; et malgré tout l'argent qu'à force de presser les provinces on rassemblait à Vienne, en déduisant la dépense fixe et couchée sur l'ordre du tableau, il ne restait à l'Impératrice-Reine que deux millions dont elle pût disposer. Ainsi il n'y avait d'autre fonds que celui de quatre millions d'écus que le maréchal de Lacy avait ramassés par ses lésines sur l'entretien de l'armée; mais par l'exactitude de la banque de Vienne à payer les intérêts des capitaux que la cour avait empruntés, elle avait assuré et consolidé son crédit, tant en Hollande qu'à Gênes, de sorte que si la cour trouvait nécessaire de recourir à de nouveaux emprunts, elle pouvait se flatter de trouver de nouvelles ressources. Ajoutez à ce crédit si bien établi une armée de cent soixante-dix mille hommes toujours entretenus, et tout lecteur conviendra que l'Autriche faisait alors une puissance plus formidable que ne l'avait jamais été celle des empereurs précédents, sans en excepter Charles-Quint même.

<143>La France, telle que nous l'avons dépeinte, était bien déchue, si nous comparons son état politique présent à ce qu'il était durant les belles années de Louis XIV. Il semblait que sa fécondité épuisée n'eût plus la force de produire d'aussi grands génies que ceux qu'elle formait alors. Écrasée par le poids de dettes énormes, elle en était sans cesse aux expédients. Un contrôleur général des finances était regardé comme un adepte : on voulait qu'il fît de l'or, et quand il n'en fournissait point à proportion des besoins, on le chassait aussitôt. On fit enfin choix du sieur Necker, tout calviniste qu'il était. On espérait peut-être qu'un hérétique, maudit pour maudit, en faisant un pacte avec le diable, fournirait les sommes nécessaires aux vues du gouvernement. L'État entretenait cent mille hommes de troupes réglées et soixante mille de milices. Ses ports étaient dégarnis de vaisseaux; à peine en trouvait-on douze en état d'aller en mer. M. de Maurepas se servit du temps où l'Angleterre faisait si mal à propos la guerre à ses colonies, pour relever la marine française. On travailla dans tous les chantiers dès l'année 1776. Trente-six vaisseaux de ligne étaient déjà construits, et dès l'année 1778, le nombre en était augmenté et montait à soixante-six, sans compter les frégates et les autres bâtiments. Les îles et les colonies américaines étaient toutes bien fournies de troupes. Peut-être n'avait-on pas eu la même attention pour les possessions françaises des Indes orientales. Tant de mesures préalables auraient dû ouvrir les yeux aux Anglais et leur pronostiquer une prochaine rupture avec la France, s'ils avaient su prévoir. La situation de la France, quoique n'étant pas des plus brillantes, n'en méritait pas moins l'attention des autres puissances. Ses dettes la mettaient dans l'impuissance de soutenir une longue guerre; mais forte de l'alliance de l'Espagne et de l'assistance qu'elle en pouvait tirer, on la voyait épier le moment pour tomber comme un faucon sur sa proie, et se venger sur la Grande-Bretagne des maux qu'elle lui avait causés durant la guerre précédente; et, en général, on ne pouvait rien<144> traiter d'important en Allemagne, ni dans le sud de l'Europe, sans se concerter ou s'entendre avec cette puissance.

L'Angleterre, comme nous l'avons dit, était sous le joug des torys, accablée de dettes, engagée dans une guerre ruineuse qui augmentait les dettes nationales de trente-six millions d'écus par an; pour frapper son bras droit de son bras gauche, elle épuisait toutes ses ressources, et s'acheminait à grands pas vers sa décadence. Ses ministres accumulaient les fautes : la principale consistait à porter en Amérique la guerre, dont il ne pouvait lui revenir aucun avantage; les autres fautes, à se brouiller aussi sans raison avec tout le monde; nous en exceptons les Français, perpétuels ennemis de l'Angleterre. Mais la cour de Londres était également mal avec l'Espagne, touchant les chicanes qui s'étaient élevées entre ces nations pour l'île de Falkland; et depuis la mort du dernier roi de Portugal, l'Angleterre avait entièrement perdu l'influence qu'elle avait dans ce royaume. Ses procédés hauts, durs et despotiques à l'égard du gouverneur de Saint-Eustache lui avaient aliéné et fait perdre l'amitié et la confiance des Provinces-Unies. Le roi d'Angleterre, comme électeur de Hanovre, avait indisposé la cour de Vienne, en lui refusant des passe-ports pour des chevaux de remonte, que l'on accorde toujours en pareils cas. Il avait indisposé l'impératrice de Russie, la traitant comme une petite puissance vénale dont il voulait acheter le secours. Depuis l'aventure de sa sœur la reine Mathilde, l'inimitié du Danemark était manifeste. Le roi de Prusse avait encore plus de griefs que les autres. Il pouvait reprocher au roi d'Angleterre l'indigne paix conclue avec la France, par laquelle il l'abandonna, la perfidie avec laquelle il voulut le sacrifier à la cour de Vienne, les indignes intrigues pour le brouiller avec l'empereur de Russie Pierre III, et enfin toutes les intrigues que l'Angleterre mit en jeu pour le déposséder du port de Danzig. L'Angleterre ne pouvait donc attribuer qu'à sa propre inconduite le délaissement et l'abandon général où elle se trouvait alors.

<145>La Suède, quoiqu'elle eût changé sa forme de gouvernement, n'avait point gagné des forces nouvelles. La balance de son commerce lui était défavorable; elle ne recevait point de subsides de la France : aussi avait-elle à peine les moyens de se défendre, et se trouvait-elle hors d'état d'attaquer personne; et elle était à l'égard des puissances de l'Europe encore moins que ces sénateurs de Rome qu'on nommait pédaires, parce qu'ils n'opinaient jamais, et qu'ils se contentaient de passer vers celui de l'avis duquel ils se rangeaient. Le Danemark avait une bonne flotte et trente mille soldats; mais sa faiblesse le mettait presque de niveau avec la Suède. Le roi de Sardaigne se trouvait comme garrotté par l'alliance de la France et de l'Autriche; il ne pouvait rien par lui-même; il ne pouvait figurer qu'avec le secours d'un allié puissant, de sorte que, dans l'état actuel des choses, on ne pouvait pas plus l'apprécier que la Suède et le Danemark. La Pologne, pleine de têtes remuantes mais légères, n'entretenait que quatorze mille hommes, et ses finances n'étaient pas même suffisantes pour mettre en action ce petit nombre de troupes. Le ministre de Russie gouvernait ce royaume au nom de l'Impératrice, à peu près comme autrefois les proconsuls romains gouvernaient les provinces de l'empire. Il ne s'agissait donc point réellement de ce qu'on pensait ou projetait à Varsovie; il suffisait de savoir ce qu'on avait résolu à Pétersbourg, pour porter son jugement sur la Pologne.

La Prusse avait joui de quelque tranquillité pendant cette paix; attentive aux projets que forgeaient ses voisins, mais ne se mêlant directement d'aucune affaire, elle s'était appliquée principalement à rétablir ses provinces ruinées. La population avait pris des accroissements considérables; les revenus de l'État se trouvaient augmentés de plus d'un quart de ce qu'ils étaient en 1756; l'armée était entièrement rétablie, et depuis l'année 1774, le Roi entretenait cent quatre-vingt-six mille hommes bien disciplinés et prêts à mettre en action d'un jour à l'autre. Ses forteresses étaient, pour la plupart, achevées et en<146> bon état, ses magasins, remplis pour une campagne, et des sommes assez considérables, en réserve pour soutenir seul la guerre pendant quelques années. La Russie était l'unique alliée de la Prusse. Cette liaison aurait été suffisante, si l'on n'avait pas eu lieu de craindre qu'une nouvelle guerre éclatant en Crimée n'empêchât l'impératrice de Russie de fournir au Roi les secours qu'elle lui devait selon les traités. D'ailleurs, la cour de Berlin, ayant ménagé toutes les puissances, n'était brouillée avec aucune; mais les soupçons que donnaient les vues ambitieuses de l'Empereur, faisaient pronostiquer avec certitude que le premier événement inattendu donnerait lieu à l'explosion de ce volcan. Il s'était déjà élevé des troubles dans l'Empire, à l'occasion de la Visitation de la chambre impériale à Wetzlar. Ce tribunal de justice, ayant très-injustement rempli ses fonctions, occasionna les plaintes de nombre de princes qui souffraient de ses prévarications. La cour de Vienne, loin de punir ou de chasser les coupables, qui étaient ses créatures, s'obstinait à les soutenir. Le roi de Prusse et le roi d'Angleterre, comme électeurs, avec un parti considérable, contraignirent les Autrichiens à céder sur plusieurs points. L'esprit despotique de l'Empereur en fut choqué, et son ressentiment couvait des projets de vengeance. Enfin, de quelque côté qu'on jetât ses regards, on voyait la tranquillité de l'Europe sur le point d'être troublée.

Pour ne point agir inconsidérément pendant ces conjonctures critiques, il était nécessaire que la Prusse s'entendît avec d'autres puissances, et qu'elle sût au vrai dans quelles dispositions se trouvait la France. Les anciennes liaisons de la cour de Berlin et de celle de Versailles étaient rompues depuis l'année 1756. La guerre qui se faisait alors, l'enthousiasme des Français pour l'Autriche, les efforts qu'ils firent pour écraser le roi de Prusse, phrase qu'ils avaient souvent employée, enfin l'animosité qui s'en était ensuivie, n'avaient pas rapproché les esprits. Ces sortes de plaies sont trop douloureuses pour<147> qu'elles se consolident promptement. Après la paix de l'année 1763, l'animosité se tourna en froideur; ensuite la cour de Berlin s'unit par des traités à celle de Pétersbourg; et il est nécessaire de savoir que l'impératrice de Russie avait une espèce d'aversion pour tout ce qui était français, parce que, du temps de l'impératrice Élisabeth, les ministres des cours de Vienne et de Versailles avaient opté qu'il fallait enfermer dans un couvent l'Impératrice, alors grande-duchesse, pour marier le grand-duc avec la princesse Cunégonde de Saxe. De pareils traits laissent des traces si profondes dans l'esprit féminin, qu'elles ne s'effacent plus. Le roi de Prusse ne pouvait donc pas alors, s'il voulait ménager son unique alliée, se rapprocher trop des Français. Ce fut par cette raison que M. de Guines, créature de Choiseul, ministre de la cour de Versailles à Berlin, ne put pas avancer dans ses négociations, d'autant plus que, dès l'année 1770, les affaires de Pologne commençaient à s'agiter, et que le Roi ne pouvait pas en même temps être du parti des Russes, qui soutenaient le roi Poniatowski, et du parti des Français, qui soutenaient la confédération de Bar. Bientôt après survinrent les affaires qui menaient au partage de la Pologne dont nous avons parlé précédemment, qui dès lors interdisaient plus que jamais toute intimité avec la cour de Versailles.

Outre ces obstacles que nous venons d'exposer, il y avait, de plus, l'alliance qui subsistait entre la France et l'Autriche, qui mettait des empêchements encore plus considérables à toute liaison qu'on aurait pu contracter avec la France, vu qu'aussi longtemps que ce traité subsistait, elle ne pouvait, sans l'enfreindre, entrer dans les vues de la cour de Berlin. A M. de Guines, qui fut rappelé, succéda M. de Pons,147-a dont le caractère n'était guère propre au poste qu'il occupait. C'était un homme sans routine, né avec un esprit borné, et qui s'abandonnait pour toute sa conduite à la volonté d'un ex-jésuite qui avait dirigé son éducation. Cet abbé Mat dont nous parlons, s'était<148> laissé subjuguer à tel point par van Swieten, ministre de l'Empereur, qu'il n'entendait, ne pensait et ne jugeait que ce que l'Autrichien lui avait suggéré. Cela allait au point qu'on avait donné le sobriquet à M. de Pons de chambellan de van Swieten, et que par conséquent les ministres prussiens ne pouvaient s'ouvrir envers lui, à moins de vouloir que la cour de Vienne fût aussitôt informée de tout ce qui s'était dit, dont on pouvait prévoir qu'elle ferait un usage contraire aux intérêts du Roi.

Mais comme vers l'année 1777 toutes les affaires de la Pologne furent terminées, et que le théâtre de la politique présentait des décorations nouvelles; que, outre cela, un nouveau roi et d'autres ministres gouvernaient la France, il y eut dès lors moyen de rapprocher les cours de Pétersbourg et de Versailles, parce que les mêmes acteurs ne subsistaient plus. Le ressentiment de l'impératrice de Russie ne pouvait pas s'étendre sur leurs successeurs.

La difficulté n'était donc que de savoir à qui s'expliquer. Le Roi jugea qu'il était plus convenable de faire passer ses insinuations par M. de Goltz, son ministre à la cour de Versailles, que par toute autre voie. Celui-là s'adressa directement à M. de Maurepas, en lui exposant le désir de son maître de se rapprocher de la France, et, en même temps, que le peu de confiance que sa cour pouvait avoir en M. de Pons, lui faisait désirer qu'on pût envoyer quelqu'un à Berlin envers lequel on pût s'expliquer librement et sûrement. M. de Maurepas reçut cette offre avec plaisir, et fit choix d'un M. de Jaucourt, qui, étant militaire, pouvait, sans donner de soupçon, entreprendre le voyage de Berlin, sous prétexte de voir les manœuvres des troupes prussiennes. M. de Jaucourt arriva148-a pendant les revues de Magdebourg. Le hasard voulut que le prince de Lichtenstein s'y trouvât également, ce qui occasionna des ménagements et beaucoup de circonspection de la part du Roi et de l'envoyé, pour que l'Autrichien<149> ne se doutât en aucune manière des choses dont il était question. On sut si bien s'observer, que ce prince retourna à Vienne tel qu'il en était venu, et sans soupçonner le moins du monde qu'il y eût de l'intelligence entre la France et la Prusse. Après son départ, le Roi trouva l'occasion de s'expliquer avec M. de Jaucourt sans que cela causât le moindre ombrage. Les choses furent reprises depuis la paix jusqu'au temps où l'on était; bien des matières relatives aux conjonctures passées et aux circonstances présentes furent discutées. On poussa les conjectures dans l'avenir. L'ambition démesurée de l'Empereur ne fut pas mise en oubli. Enfin, après avoir discuté à fond les intérêts des deux cours, M. de Jaucourt convint que l'alliance de la Prusse convenait mieux en tout sens à l'avantage de la France que celle de la cour de Vienne. Pour mieux cacher son jeu, M. de Jaucourt alla, pour assister aux manœuvres des troupes autrichiennes, à Prague, et l'on sut, après son retour à Versailles, que M. de Maurepas n'avait pas été mécontent de ces conférences; et quoique rien n'eût été stipulé entre les deux cours, cela donna lieu toutefois à plus de confiance et à plus d'harmonie qu'il n'y en avait eu depuis longtemps entre la France et la Prusse.

Tel était l'état des affaires de l'Europe jusqu'à la mort de l'électeur de Bavière, dont nous aurons lieu de parler dans l'article suivant.

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III. MÉMOIRES DE LA GUERRE DE 1778.[Titelblatt]

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MÉMOIRES SUR LA GUERRE DE 1778.

Après avoir exposé comment se fit le partage de la Pologne entre la Russie, l'Autriche et la Prusse, nous jugeâmes que ce serait le dernier événement remarquable du règne du Roi; cependant le destin, qui se joue de la prévoyance humaine, en ordonna autrement. La mort soudaine d'un prince, qui ne paraissait ni apparente ni prochaine, troubla subitement la tranquillité dont jouissait l'Europe. L'électeur de Bavière prend la petite vérole, et l'on apprend son décès lors même que la nouvelle de sa guérison rendait l'espérance à tous ceux qui s'intéressaient à sa conservation. Dès lors la guerre devint presque inévitable; car l'on fut instruit que l'ambition démesurée de la cour impériale et la cupidité du jeune empereur Joseph avaient formé le projet d'envahir la Bavière à la mort de l'Électeur. Ce dessein avait été conçu par l'empereur François, qui, pour y donner quelque apparence de justice, avait fait épouser à son fils la sœur de l'électeur de Bavière, pour acquérir le droit de revendiquer l'héritage allodial de cette succession; mais cette princesse étant morte sans lignée, ce prétexte ne pouvait plus servir. La cour impériale, n'ayant de prétention ni légitime ni apparente sur cet électorat, se servit de docu<154>ments controuvés et des droits de suzeraineté qu'elle croyait avoir, comme roi de Bohême, sur les fiefs de la Bavière. Elle avait d'avance corrompu tous les ministres de l'Électeur palatin et ce prince même, auquel elle promit des établissements avantageux pour ses bâtards, pourvu qu'il leur sacrifiât ses successeurs légitimes, à la tête desquels était le duc de Deux-Ponts.

A peine apprit-on à Vienne la mort de l'électeur de Bavière, que le conseil s'assembla : l'Empereur proposa d'envahir la Bavière; l'Impératrice-Reine consentit avec répugnance à une démarche aussi violente, ou plutôt elle se laissa entraîner à la persuasion du prince Kaunitz, qui l'assura que cet événement n'aurait point de suites, et que l'Europe consternée ou léthargique n'oserait pas traverser l'Empereur dans une entreprise aussi hardie que décisive. D'abord seize bataillons, vingt escadrons et quatre-vingts canons se mettent en marche. L'Électeur palatin, qui était à Munich, pâlit à cette nouvelle; une terreur panique offusque son peu de raison; sa pusillanimité l'emporte; et il signe sa honte,154-a en abandonnant les deux tiers de la Bavière à la voracité des Autrichiens.

Cette action aussi violente qu'injuste se répandit partout. L'Empereur s'était trop démasqué pour que l'Europe ne jugeât pas de ce qu'annonçait de suites une ambition aussi effrénée. Dans ce moment de crise, il fallait prendre un parti, ou celui de s'opposer avec vigueur à ce torrent qui allait se déborder si rien ne l'arrêtait, ou il fallait que tout prince de l'Empire renonçât aux priviléges de sa liberté, parce qu'en demeurant dans l'inaction, le corps germanique semblait approuver tacitement le droit que l'Empereur voulait s'arroger de disposer despotiquement des successions qui viendraient à vaquer; ce qui tendait au renversement général des lois, des traités, des confraternités et des priviléges qui assuraient les possessions de ces princes. Toutes ces funestes conséquences n'avaient point échappé à la péné<155>tration du Roi; mais avant que d'en venir aux remèdes violents, il y avait des arrangements préalables à prendre : il fallait que le prince de Deux-Ponts protestât contre le traité de Munich; que la Saxe réclamât l'assistance du Roi pour sa succession allodiale; mais surtout que l'on pressentît les cours de Versailles et de Pétersbourg, afin de pénétrer leur façon de penser, et d'être sûr à quoi on pouvait s'attendre de leur part.

L'électeur de Saxe s'adressa le premier au Roi, après s'être vainement adressé à la cour de Vienne, dont la hauteur arrogante ne daigna pas même l'honorer d'une réponse, parce qu'ayant presque entièrement dépouillé l'Électeur palatin, ce prince se trouvait hors d'état de satisfaire la Saxe sur ce qu'elle exigeait de la succession allodiale. La cour de Vienne, qui, d'autre part, agissait avec plus de précipitation que de prudence, avait négligé de s'assurer du prince de Deux-Ponts, légitime successeur de l'Électeur palatin, dont l'accession était absolument nécessaire pour rendre le traité de Munich valable. Elle avait, de plus, traité cette affaire avec si peu de secret et de ménagement, que toutes ses démarches étaient connues depuis dix ans qu'elle couvait ce projet. C'est ce qui engagea le Roi à envoyer le comte de Görtz155-a incognito à Munich, où il arriva à point nommé pour arrêter le prince de Deux-Ponts au bord du précipice où il allait s'abîmer. Le comte de Görtz lui représenta qu'il ne gagnerait rien en ratifiant le traité de son oncle, au lieu qu'en protestant contre l'illégalité de cet acte, il conservait l'espérance de se faire restituer une partie du cercle de Bavière, que l'Électeur palatin avait si indignement abandonnée à l'Autriche. La force de la vérité se fit sentir à ce jeune prince, et sa protestation parut peu de temps après; il écrivit en même temps au Roi pour lui demander son appui et son assistance.<156> Dès lors cette affaire commença à prendre une forme régulière. La cour de Berlin, chargée des intérêts de l'électeur de Saxe et du prince de Deux-Ponts, trouva des motifs suffisants pour entamer une négociation avec la cour de Vienne, touchant la succession de la Bavière. C'étaient des escarmouches politiques, qui donnaient le temps de s'instruire foncièrement du parti que la France prendrait, et de ce qu'on pensait à Pétersbourg. Sous prétexte d'une ignorance affectée, on demandait à la cour de Vienne des éclaircissements sur les droits qu'elle prétendait avoir sur la Bavière; l'on exposait ses doutes; on alléguait le droit public, et ce que les lois et les coutumes avaient d'opposé à ces prétentions; l'on rappelait les articles formels du traité de Westphalie qui réglaient cette succession; enfin l'on mettait la cour impériale dans des embarras d'autant plus grands, qu'étant surprise par la mort inopinée de l'électeur de Bavière, elle avait manqué de temps pour donner à son usurpation des couleurs apparentes, qui pussent en imposer : aussi ses défenses furent-elles si faibles et si mauvaises, qu'on les réfuta facilement; tant il est difficile à la ruse et à la fourberie de combattre contre l'évidence et la vérité. Dans ce conflit des plus grandes affaires, le Roi se trouvait plus gêné par la position actuelle des puissances prépondérantes que par celle des Autrichiens. La France était liée à l'Autriche par le traité de Versailles : s'était-elle arrangée ou non avec l'Empereur? Ce prince lui avait-il promis des cessions en Flandre pour qu'elle consentît à l'usurpation de la Bavière? Préférerait-elle à la garantie du traité de Westphalie le traité de Versailles? Enfin, dans les démêlés qui s'annonçaient, demeurerait-elle neutre, ou bien assisterait-elle l'Autriche? Il était de la dernière importance d'avoir des notions sûres sur tous ces points, pour ne point se précipiter dans une entreprise sans en prévoir les suites.

Tous ces points furent développés successivement à Versailles; l'on connut que le ministère désapprouvait intérieurement la conduite des Autrichiens; que, par ménagement pour la reine de France, fille de<157> Marie-Thérèse, on ne se déclarerait point contre l'Empereur; mais aussi qu'on ne se départirait pas de la garantie de la paix de Westphalie. Cela voulait dire que la France se proposait de conserver la neutralité; ce qui paraissait un bien petit rôle pour une aussi grande puissance, qui, du temps de Louis XIV, avait fixé les yeux de l'Europe étonnée. Mais bien des raisons motivaient cette conduite : le poids des dettes énormes dont le royaume était chargé, et qui, en l'augmentant, menaçait d'une banqueroute générale; l'âge de M. de Maurepas, qui touchait à son seizième lustre; l'aversion que la nation française avait pour une guerre en Allemagne, accrue par le peu de réputation que les armées françaises avaient acquis dans leurs dernières campagnes contre les alliés que le prince Ferdinand de Brunswic commandait; les engagements que la France avait pris avec les colonies anglaises de l'Amérique, qui l'obligeaient à soutenir leur indépendance, et cela dans un moment où elle avait résolu de déclarer par mer la guerre à la Grande-Bretagne. Pour armer tant de vaisseaux, l'on travaillait dans tous les chantiers; à cause que par un article secret de la dernière paix de 1763, l'Angleterre avait fixé la marine française au nombre de douze vaisseaux de ligne, l'on était occupé à en construire soixante nouveaux. Tout l'argent que l'industrie pouvait ramasser, était destiné pour la flotte, et il ne restait rien pour d'autres opérations. Cet état d'impuissance n'empêchait pas le ministère de voir avec chagrin les pas téméraires et audacieux du jeune empereur pour s'acheminer au despotisme. Il faisait de la Bavière une galerie pour s'approcher de l'Alsace et de la Lorraine; il se frayait en même temps un chemin en Lombardie, projet dont le roi de Sardaigne appréhendait le contre-coup, et dont il portait des plaintes amères en France. Toutes ces différentes idées, tous ces motifs résumés mettaient le ministère de Versailles dans des sentiments favorables pour le roi de Prusse, parce qu'il était bien aise que quelque puissance que ce fût s'opposât à l'ambition démesurée d'un jeune<158> prince qui pouvait pousser ses projets d'agrandissement bien loin, s'il n'était arrêté au commencement de sa course. La France demeurait dans une espèce d'apathie, et elle voyait en même temps les deux plus puissants princes d'Allemagne qui s'affaiblissaient réciproquement.

Telles étaient les dispositions de la cour de Versailles, sur lesquelles on pouvait compter. Il restait à pénétrer avec le même soin quelles étaient les vues et les sentiments de la cour de Pétersbourg. L'impératrice de Russie était l'alliée du roi de Prusse; mais elle se trouvait à la veille d'une nouvelle guerre avec la Porte, ce qui devait la gêner, en lui ôtant les moyens de remplir ses engagements envers la Prusse. Il était facile de prévoir que les Autrichiens mettraient la ruse, la fourberie et la corruption en œuvre pour accélérer les hostilités entre les Russes et les Turcs; c'était une diversion qui, en occupant ailleurs la cour de Pétersbourg, l'empêcherait de fournir des secours aux Prussiens, et donnerait par conséquent beau jeu aux vastes desseins de l'Empereur. Il était important pour les Prussiens de prévenir la cour de Vienne, et de contrecarrer les intrigues qu'elle se préparait à mettre en œuvre à Constantinople. Ce fut à cette fin que le Roi eut recours aux bons offices de la France auprès de la Porte. La cour de Versailles s'en chargea, et l'on verra, par la suite de ces mémoires, que ses soins ne furent pas perdus. La négociation des Français fut secondée par un fléau épouvantable : une peste plus maligne qu'à l'ordinaire affligea la ville de Constantinople, où elle fit de terribles ravages; et en pénétrant dans l'intérieur du sérail, elle obligea le Grand Seigneur à se réfugier dans une de ses maisons de plaisance, à quelque distance de la capitale. Une calamité aussi générale inspira à cette nation des sentiments plus pacifiques : elle ralentit l'esprit remuant et inquiet de Hassan-Pacha, grand amiral de la Porte, qui était le vrai promoteur de la guerre que le Grand Seigneur méditait contre la Russie; ce qui aplanissait le chemin aux insinuations pacifiques des Français.

<159>Quoique ces différentes mesures levassent bien des obstacles, il restait encore d'autres difficultés à résoudre pour que tout fût aplani. Ces difficultés venaient des ministres de Russie, qui avaient peu ou point d'idée du tout du système germanique. Quelque soin que se fût donné le czar Pierre, et les impératrices qui lui ont succédé, de policer le vaste empire de la Russie, il s'en fallait de beaucoup que les lumières y fussent aussi répandues que dans le reste de l'Europe. La succession de la Bavière, texte qui demandait des commentaires, devait être discutée par le droit public, par le droit féodal, par le droit coutumier, et par les traités qui en constataient la validité. Les ministres de Russie, peu instruits de ces connaissances, étaient dans l'état qu'on nomme, dans les écoles, d'ignorance invincible. Pour les mettre donc à même déjuger de l'état de la cause, il fallait descendre jusqu'aux détails les plus minutieux, leur faire comprendre en quoi consiste le droit des agnats, leur expliquer ce qu'il y avait de vicieux dans le traité que l'Électeur palatin avait signé avec l'Empereur, parce qu'il lui manquait le consentement du prince de Deux-Ponts, sans lequel l'Électeur palatin n'était pas en droit de transiger et de sacrifier ainsi la partie majeure de son héritage. Toutes ces écritures demandaient un détail immense, auquel se joignait l'éloignement des lieux; ce qui absorba du temps. Néanmoins la cour de Pétersbourg fut convaincue des procédés iniques de l'Empereur, et elle comprit que ce prince, qui ne devait être que le chef de l'Empire, aspirait à s'en rendre le tyran.

On négociait donc ainsi dans toutes les cours de l'Europe, tandis qu'à Vienne on s'apercevait, par les mémoires que le baron de Riedesel159-a présentait au nom de la Prusse, que, touchant la succession de Bavière, on raisonnait à Berlin sur des principes tout opposés à ceux<160> de la cour impériale. Cette cour en conçut des soupçons, et se doutant que les choses pourraient en venir à une brouillerie ouverte, dès le commencement de mars elle résolut de rassembler ses forces en Bohême. Les ordres furent donnés aux régiments d'Italie, à ceux de Hongrie et à ceux de la Flandre de hâter leur marche pour s'y rendre. Or, dès qu'une armée aussi nombreuse s'assemble sur les frontières d'une province, la sûreté de l'État exige qu'on se mette également en force, pour ne pas recevoir la loi de son voisin. Ces considérations engagèrent le Roi à mettre ses troupes en mouvement pour former deux armées, chacune de quatre-vingt mille hommes. L'une, sous les ordres du prince Henri, fut destinée à s'assembler aux environs de Berlin, pour être à portée de joindre promptement les Saxons, au cas que l'Empereur tentât de faire une invasion en Saxe. L'autre armée, à la tête de laquelle le Roi avait résolu de se mettre, avait son rendez-vous en Silésie. Sa Majesté partit de Berlin, le 4 d'avril,160-a pour Breslau, d'où elle se rendit à Frankenstein, où les troupes silésiennes arrivèrent le même jour. Cela formait un corps de trente mille hommes, avec lesquels il fallait établir une défensive pour attendre que les Prussiens, les Poméraniens, et ceux de la Marche électorale eussent le temps de les joindre. Dans cette vue, on prépara un camp retranché dans le comté de Glatz, sur les hauteurs de Pischkowitz, dont la gauche était flanquée par les canons de la forteresse et couverte par le ruisseau de la Steina, duquel, par le moyen d'une écluse, on avait formé une inondation.

Tandis qu'on s'occupait de ces préparatifs, arriva un courrier de l'Empereur, chargé de lettres pour le Roi.160-2 Elles contenaient de ces lieux communs vagues sur le désir de maintenir la paix et de mieux s'entendre. Le Roi y répondit avec toute la politesse convenable, insinuant à l'Empereur qu'en réservant ses prétentions sur la Bavière,<161> il était maître de conserver la paix, et que sa modération lui ferait plus d'honneur que ne pourraient faire les plus brillantes conquêtes. Bientôt le courrier revint avec une autre lettre, dans laquelle l'Empereur voulut justifier ses droits. Elle fut réfutée par des arguments tirés du droit féodal, des pactes de famille, et du traité de Westphalie. Enfin, un troisième courrier succéda aux précédents : l'Empereur, faisant semblant de se relâcher, proposait une négociation qui fût confiée au comte de Cobenzl, ministre de Vienne à Berlin. Le Roi comprit bien que l'Empereur voulait gagner du temps pour assembler toutes ses troupes en Bohême, pour fortifier tous les postes qu'il prétendait occuper, et pour ramasser les chevaux d'artillerie, de bagage et de vivres qui manquaient encore à son armée; mais comme il importait de montrer de la modération dans cette affaire pour ne point choquer la France et la Russie, le Roi consentit à cette négociation, quoiqu'il fût facile de prévoir quelle en serait l'issue. Les Autrichiens étalèrent toutes leurs mauvaises preuves, qui furent réfutées d'une façon victorieuse par les ministres prussiens, sans que la cour de Vienne voulût se désister le moins du monde de ses usurpations. Enfin, pour terminer cette plaidoirie infructueuse, l'on déclara, pour l'ultimatum, que si les Autrichiens ne consentaient pas à restituer la plus grande partie de la Bavière à l'Électeur palatin, on prendrait ce refus pour une déclaration de guerre. C'était ce que désirait l'Empereur : il aspirait à se rendre indépendant de l'Impératrice sa mère par le commandement des armées et par l'éclat qu'il espérait d'obtenir par ses succès; toutefois il a paru, par la suite des événements, que ses combinaisons n'étaient ni justes ni exactes. Il était haï de la noblesse, laquelle l'accusait d'avoir le dessein de la rabaisser; il était craint des ecclésiastiques, plus attachés aux richesses qu'à la religion qu'ils professent, qui appréhendaient d'être dépouillés de leurs revenus considérables; et l'armée ne l'aimait point. Il s'était aliéné le cœur des officiers et des soldats par sa trop grande vivacité et ses emportements, qui<162> le faisaient ressembler plutôt à une personne en délire qu'à un homme raisonnable. Tel était le prince auquel le Roi déclara la guerre.

Dès le 4 de mai, les armées, tant celle de Silésie que celle de Saxe, étaient formées; la négociation de Berlin se rompit le 4 juillet, et le 6, toutes les troupes se mirent en marche. Pour mieux cacher ses desseins, l'armée de la Silésie cantonnait, dans une espèce de coude, depuis Reichenbach, Frankenstein, jusqu'à Neisse. Par cette position, il était impossible que l'ennemi pût deviner si les forces du Roi se porteraient vers la Moravie, ou bien en Bohême. L'armée impériale avait un corps de trente mille hommes en Moravie, commandé par le prince de Teschen. Ce corps était retranché près de Heydepiltsch, sur les bords de la Mora, pour couvrir Olmütz. L'armée de l'Empereur était derrière l'Elbe, dans des fortifications inexpugnables, depuis Königingrätz jusqu'à la petite ville d'Arnau. Le corps du maréchal de Loudon, de quarante à cinquante mille hommes, garnissait les postes de Reichenberg, Gabel et Schluckenau, vers la Lusace; le gros de son monde était entre Leitmeritz, Lowositz, Dux et Teplitz.

Le projet de campagne que le Roi avait formé, était bien différent de celui qu'il lui fallut exécuter. Il se proposait de porter la guerre en Moravie; de laisser environ vingt mille hommes pour couvrir le comté de Glatz et les passages de Landeshut; de tourner le poste de Heydepiltsch, ce qui était faisable; d'engager une affaire avec les Autrichiens, et, si le succès en était heureux, d'envoyer un détachement de vingt mille hommes derrière la Morawa, droit à Presbourg, par où l'on gagnait le pont du Danube qui s'y trouve, l'on coupait l'armée impériale de tous les vivres qu'elle tirait de la Hongrie, et en faisant de là des incursions vers Vienne, on obligeait la cour, pour sa propre sûreté, d'attirer une partie de ses troupes à l'autre côté du Danube pour couvrir la capitale, de sorte que l'affaiblissement des armées de Bohême aurait donné beau jeu au prince Henri, et aurait facilité toutes les opérations de sa campagne.

<163>Quelque avantageux que fût ce projet, le Roi fut obligé de s'en désister, par les raisons suivantes : en premier lieu, les Autrichiens ne laissèrent qu'environ dix mille hommes en Moravie; le reste, commandé par le prince de Teschen, joignit l'Empereur auprès de Jaromircz. Il résultait de là que si le Roi entrait en Moravie avec soixante mille hommes, toute l'armée de l'Empereur, portée à quatre-vingt mille combattants, aurait tenté une diversion dans la Basse-Silésie, contre laquelle les troupes dont on destinait le commandement au général Wunsch, auraient été trop inférieures en nombre pour y pouvoir résister; d'où il serait résulté que le Roi se serait vu obligé d'abandonner l'offensive dans la Haute-Silésie, pour courir défendre le comté de Glatz ou les montagnes de Landeshut. En second lieu, la raison principale qui détermina pour l'entrée en Bohême, fut que l'électeur de Saxe craignait que les Autrichiens ne fissent une invasion dans ses États, et ne prissent Dresde, avant que les Prussiens pussent arriver à son secours, et que le prince Henri pensait à peu près de même. Il fallait empêcher l'Empereur d'exécuter ce dessein, au cas qu'il l'eût conçu; car il en serait résulté que l'électeur de Saxe, accablé, aurait pu être forcé à changer de parti, ou pour le moins qu'au lieu d'établir le théâtre de la guerre en Bohême, on l'aurait, par maladresse, établi en Saxe. Il fallut donc que le Roi entrât en Bohême avec ses forces principales, pour se présenter vis-à-vis de l'Empereur, et l'empêcher de renforcer le corps du maréchal Loudon, qui, sans secours, était trop faible pour s'opposer aux entreprises du prince Henri; mais, d'autre part, l'on ne pouvait pas laisser la Haute-Silésie sans défense, et il fallait opposer des troupes au général Ellrichshausen, qui se tenait dans le camp de Heydepiltsch, derrière la Mora. Ce furent MM. de Stutterheim163-a et de Werner163-a qui furent<164> chargés de ce commandement, avec environ dix mille hommes. Voici comment le projet sur la Bohême s'exécuta : l'armée de Silésie entra dans le comté de Glatz; l'avant-garde occupa le poste important du Ratschenberg, d'où elle se porta sur Nachod, le reste de l'armée suivant l'arrière-garde. Le 7 juillet, le Roi fit une reconnaissance à la tête de cinquante escadrons de dragons et de hussards.

Pour qu'on se fasse une idée nette de la position de l'ennemi, il faut savoir que les Autrichiens avaient assez bien fortifié la ville de Königingrätz pour qu'au moins elle pût soutenir un siége de quelques semaines; à quoi contribuait principalement le confluent de l'Adler et de l'Elbe, au moyen duquel ils avaient formé des inondations difficiles à saigner. Cette ville faisait l'appui de la droite de leur camp. Au delà de l'Elbe et près de Königingrätz campait un corps de grenadiers et quelque cavalerie, dans des ouvrages qui ressemblaient plutôt à une ville fortifiée qu'à des retranchements de campagne. De Semonitz à Schurz s'étendait un autre corps environ de trente mille hommes, couvert par des fossés de huit pieds de profondeur, de seize pieds de large, bien fraisés et palissadés, et, par surcroît, entourés de chevaux de frise qui liaient ensemble les ouvrages séparés. Plus loin s'élevait la hauteur de Kukus, qui, commandant ces bords-ci de l'Elbe, s'étend de colline en colline, par Königssaal,164-a vers Arnau; d'où cette chaîne de montagnes aboutit à Hohenelbe, où elle se joint et se confond avec les montagnes que l'on nomme le Riesengebirge. Tous les passages de l'Elbe étaient défendus par de triples redoutes. L'ennemi avait fait des abatis d'arbres aux sommets de ces montagnes couvertes de bois, derrière lesquels campaient quarante bataillons de la réserve, pour porter de prompts secours aux lieux que les Prussiens auraient la témérité d'attaquer, au cas qu'il fût possible d'emporter successivement ce nombre de redoutes et d'ouvrages munis de quinze cents canons en batterie. Ajoutez à tant de difficultés la plus considérable, et qui em<165>péchait absolument de tenter le passage de l'Elbe : c'est que, depuis Jaromirez jusqu'aux hautes montagnes, le lit de la rivière est bordé à chaque rive de rochers de douze et plus de pieds de hauteur, qu'on ne la peut franchir qu'aux lieux où il y a des ponts établis; et c'était là qu'une surabondance d'ouvrages en rendait l'approche impraticable.

Quelque imposant que fût l'aspect de ce camp formidable, on se flatta pourtant, durant les premiers jours, de gagner par adresse ce qu'on ne pouvait emporter par la force. L'on se proposait d'opposer à la partie de l'armée autrichienne campée entre Jaromirez et Schurz un corps de troupes capable de la tenir en respect. On le destinait, en même temps, à faire de fausses attaques, d'une part, sur le village de Herzmannitz, et de l'autre, sur Königssaal, tandis que le gros de l'armée se glisserait par la vallée de Silva, passerait, la nuit, l'Elbe au village de Werdeck, enfilerait le chemin de Prausnitz pour gagner les hauteurs de Switschin, qui, étant les plus hautes, dominaient toute la contrée, et le camp même de l'ennemi. S'il avait été possible aux Prussiens de s'y établir, ils coupaient l'aile droite des Impériaux de l'aile gauche, les obligeaient à combattre à leur désavantage, ou bien à se retirer plus honteusement encore. En conséquence de ce projet, le Roi se campa à Welsdorf avec vingt-cinq bataillons seulement et soixante escadrons. C'était ce corps qui devait masquer les mouvements de la grande armée. Celle-là demeura dans le poste de Nachod, d'où il était plus facile de la faire manœuvrer, soit sur la droite, soit à la gauche principalement de cette avant-garde.

Comme il était nécessaire de reconnaître exactement la position de l'ennemi pour s'assurer si le plan dont nous avons parlé pouvait s'exécuter, ou s'il était de nature à être rejeté, l'on déguisa les reconnaissances sous différents prétextes apparents : tantôt on donnait l'alarme à quelque quartier de l'ennemi; quelquefois on engageait des escarmouches avec ses avant-postes; le plus souvent on fourrageait sous son canon. Ce fut dans les différentes occasions que four<166>nirent ces petites opérations de guerre, qu'en s'approchant de Königssaal et du village de Werdeck, on découvrit auprès de Prausnitz un camp fort, à peu près de sept bataillons, et derrière ce poste, sur la croupe du mont de Switschin, un autre corps d'environ quatre bataillons. Ces précautions de l'ennemi, mettant des obstacles insurmontables aux desseins qu'on avait formés, mirent le Roi dans la nécessité d'y renoncer pour imaginer d'autres expédients.

La distribution des troupes était bonne, autant qu'on pouvait exécuter le premier projet; elle pouvait à la longue devenir vicieuse, si l'on se contentait d'un si faible corps pour l'opposer à toutes les forces de l'Empereur. La distribution de l'armée fut donc changée : quarante bataillons formèrent le camp de Welsdorf; le lieutenant-général Bülow 166-a fut placé avec quelques bataillons et trente escadrons à Smirschitz; le général Falkenhayn,166-a au défilé de Chwalkowitz, qui était derrière l'armée; le général Wunsch,166-a avec vingt bataillons, à Nachod, pour couvrir les convois de l'armée; et le général Anhalt,166-a avec douze bataillons et vingt escadrons, tout à fait sur la droite de l'armée, à Pilnikau, vis-à-vis d'Arnau et de Neuschloss; mais sa communication était assurée avec l'armée du Roi par la forêt de Silva, où les Prussiens avaient des postes.

Tandis que ces mouvements se faisaient en Bohême, et que l'armée de l'Empereur était si occupée d'elle-même, que la crainte d'être attaquée d'un moment à l'autre écartait toute pensée de détacher vers le maréchal Loudon, le prince Henri gagna Dresde sans opposition. De là il poussa des détachements en Bohême, à la rive gauche de l'Elbe;<167> mais par une manœuvre assez leste, quoique difficile, il se porta en Lusace, laissant le général Platen167-a à la tête d'environ vingt mille hommes pour couvrir Dresde. Dix-huit mille Saxons s'étant joints à ses troupes, ce prince se porta en Bohême par différents corps, qui, tournant et attaquant les détachements que l'ennemi avait à Schluckenau, Rumbourg et Gabel, les dépostèrent et leur prirent quinze cents hommes et six canons. S. A. R. fit fortifier les environs de Gabel, dont la défense fut confiée aux Saxons, et s'avança avec le gros de l'armée à Niemes, où elle se posta dans un camp d'une forte assiette.

Ce coup, auquel les Impériaux n'étaient point préparés, dérangea tout le projet de leur défensive. Le maréchal Loudon abandonna avec précipitation les postes d'Aussig et de Dux, mais, ce qui doit surprendre davantage, ses fortifications de Leitmeritz, avec le magasin qui s'y trouvait. Le général de Platen profita avec célérité de cette faute : il prit Leitmeritz, s'avança vers Budin, sur l'Éger, et poussa son avant-garde jusqu'à Welwarn, qui n'est qu'à trois milles de Prague. L'alarme et la consternation se répandirent dans cette grande ville; la première noblesse, qui s'y était rassemblée, se sauva par la fuite, et cette capitale resta quelques jours comme déserte. Le maréchal Loudon, ayant, comme nous l'avons rapporté, abandonné toute la rive gauche de l'Elbe, ne se crut en sûreté qu'à Münchengrätz, auprès de Jung-Bunzlau; et comme les ennemis avaient tout à craindre pour l'armée de l'Empereur, sur laquelle le prince Henri aurait pu tomber, pour peu qu il l'eût voulu, le maréchal Loudon garnit de gros détachements tout le cours de l'Iser, qui coule, ou entre des rochers, ou entre des marais. Dans la Haute-Silésie, les Prussiens avaient surpris dans leur camp de Heydepiltsch deux régiments de dragons impériaux, et les avaient presque ruinés.

<168>Ce fut dans ces circonstances, où la guerre était bien décidée, où les Prussiens avaient déjà quelques avantages, où, dans le royaume de Bohême, quatre grandes armées étaient en action les unes contre les autres, qu'arrive à Welsdorf un étranger qui, s'annonçant secrétaire du prince Galizin, ministre de Russie à Vienne, demande à parler au Roi. Ce soi-disant secrétaire était le sieur Thugut, ci-devant ministre de l'Empereur à Constantinople. Il était chargé d'une lettre de l'Impératrice-Reine pour le Roi. Nous nous contentons d'en rapporter la substance : l'Impératrice témoignait son chagrin des brouilleries et des troubles qui venaient de naître, l'appréhension qu'elle avait pour la personne de l'Empereur, le désir de trouver des tempéraments propres à concilier les esprits, en priant le Roi d'entrer en explication sur ces différents sujets. Le sieur Thugut prit, sur cela, la parole, et dit au Roi qu'il serait facile de s'entendre, si l'on y procédait de bonne foi. L'intention des Autrichiens était de corrompre ce prince par des offres si avantageuses, qu'elles le fissent désister de l'appui qu'il prêtait à l'Électeur palatin. Pour cet effet, Thugut l'assura que sa cour non seulement ne s'opposerait point à sa succession éventuelle des margraviats de Baireuth et d'Ansbach, mais qu'encore elle offrait son appui à la Prusse pour le troc de ces margraviats contre des provinces limitrophes du Brandebourg, comme la Lusace ou le Mecklenbourg, si le Roi le jugeait conforme à ses intérêts.

Le Roi lui répondit que sa cour mêlait et confondait ensemble des choses qui n'avaient aucune connexion, savoir, sa succession légitime et indisputable sur ces margraviats avec l'usurpation de la Bavière, et l'intérêt de ses États avec l'intérêt de l'Empire, dont il embrassait la cause; que si l'on voulait s'entendre, il était nécessaire que sa cour se désistât d'une partie de la Bavière, et qu'on prît des mesures pour qu'à l'avenir des actes d'un despotisme aussi violent ne troublassent plus la sécurité du corps germanique, en ébranlant ses plus fermes fondements; et qu'à l'égard de cette succession, il était bien éloigné<169> de forcer un prince quelconque à troquer ses États contre ces margraviats; enfin, que si un troc pareil avait lieu, il fallait que ce fût de bon gré qu'il s'arrangeât. Le Roi ajouta que ceci ne s'étant traité que verbalement, il voulait bien, pour donner à l'Impératrice des marques évidentes de ses dispositions pacifiques, minuter quelques articles principaux qui pourraient servir de base au traité qu'on se proposait de faire. Thugut s'offrit pour secrétaire; mais le Roi, qui ne se fiait ni à son style ni à ses intentions, les coucha lui-même par écrit. Certainement l'Impératrice-Reine aurait bien gagné en les acceptant. La cour de Russie ne s'était point encore déclarée; la France conseillait à l'Autriche de faire la paix; mais ses avis avaient peu d'influence sur l'esprit ardent et fougueux du jeune empereur et sur le génie impérieux du prince Kaunitz.

Voici le résumé de ce projet : l'Impératrice rendra la Bavière à l'Électeur palatin, à l'exception de Burghausen, des mines, et d'une partie du Haut-Palatinat; le Danube sera libre; Ratisbonne ne sera plus bloquée par la possession de Stadt-am-Hof; la succession de ce pays sera assurée aux héritiers légitimes de la Bavière; l'électeur de Saxe obtiendra du Palatin une somme d'argent pour les allodiaux, et la cour impériale lui cédera les droits qu'elle prétend avoir sur tous les fiefs situés en Saxe; le duc de Mecklenbourg aura, en guise de dédommagement pour ses prétentions en Bavière, quelque fief vacant dans l'Empire; la cour impériale ne chicanera plus le roi de Prusse pour la succession des margraviats; la France, la Russie et le corps germanique garantiront le présent traité.

Thugut partit pour Vienne avec cette pièce; il revint ensuite, chargé d'une foule de propositions insidieuses dont le prince Kaunitz l'avait muni. Le Roi s'aperçut, par la forme que prenait cette négociation, quelle n'était pas de nature à pouvoir réussir; il ne lui convenait pas, d'ailleurs, de traiter avec un homme du calibre de Thugut; ainsi il l'envoya au couvent de Braunau, étaler ses fourberies<170> devant le comte Finck170-a et le sieur de Hertzberg,170-a ses ministres, qui l'expédièrent infructueusement pour Vienne quelques jours après. Tout ce qui s'était passé dans cette négociation, fut communiqué aux ministres de la France et de la Russie, afin que, convaincus des procédés désintéressés de la Prusse, ils ne se laissassent point prévenir par les fausses expositions que leur en feraient les ministres de Vienne.

L'Impératrice-Reine désirait sincèrement la paix; son fils l'Empereur, dont elle connaissait l'ambition à la tête de ses troupes, lui faisait craindre la perte ou l'affaiblissement de son autorité : mais elle était mal secondée par son ministre le prince Kaunitz, qui, par des vues assez communes aux courtisans, s'attachait plutôt à l'Empereur, dont la jeunesse ouvrait une perspective plus brillante à la famille de ce ministre que l'âge avancé de l'Impératrice, de laquelle il n'avait plus de grâces à espérer. Le sort des choses humaines est d'aller ainsi : de petits intérêts décident des plus grandes affaires. L'Empereur, instruit de la négociation du sieur Thugut, en fut furieux; il écrivit à sa mère que si elle voulait faire la paix, il ne retournerait jamais à Vienne, et s'établirait à Aix-la-Chapelle, ou dans quelque lieu que ce pût être, plutôt que de s'approcher jamais de sa personne. L'Impératrice avait fait venir le grand-duc de Toscane, qu'elle envoya aussitôt à l'armée pour qu'il adoucît l'Empereur son frère, et lui inspirât des sentiments plus pacifiques. L'effet de cette entrevue fut de brouiller les deux frères, qui jusqu'alors avaient vécu dans la meilleure intelligence.

Cet enthousiasme du jeune César pour la guerre venait des fausses idées qu'il avait de la gloire. Il croyait qu'il suffisait de faire du bruit dans le monde, d'envahir des provinces, d'étendre son empire et de commander des armées, pour acquérir de la réputation, et il ne sen<171>tait pas le prix de la justice, de l'équité et de la sagesse; tant il est nécessaire que les souverains sachent l'exacte définition des termes. Il avait d'aussi fausses idées du militaire. Il croyait que la présence seule d'un empereur à son armée suffisait pour qu'elle fît une ample moisson de lauriers. L'expérience n'avait pu lui apprendre combien de travaux et de soins il faut endurer pour en recueillir quelque faible branche. Il avait ouï répéter qu'un général devait être vigilant, et il mettait son activité à parcourir son armée à cheval d'une aile à l'autre, sans jamais sortir de ses retranchements, lors même qu'il y avait des escarmouches ou des fourrages qui se faisaient sous son canon.

Ayant rendu compte de cette négociation et de tout ce qui s'y rapporte, il est temps de reprendre la suite des opérations militaires de ces quatre armées qui s'observaient en Bohême. Du côté où le Roi commandait, la position de l'armée impériale avait été exactement reconnue de Königingrätz jusqu'à la ville d'Arnau; restait à savoir si, au delà, il y avait des troupes vers Hohenelbe et les hautes montagnes. Le général Anhalt, qui, comme nous l'avons dit, était détaché au delà de la droite du camp, aux villages de Pilnikau et de Kottwitz, eut ordre d'envoyer des partis vers Langenau, et de s'y porter lui-même, pour rendre un rapport exact de ce qu'il aurait découvert. Il vit d'abord un camp fortifié derrière Neuschloss, et plus loin il ne trouva que deux bataillons campés sur les hauteurs qui couronnent la ville de Hohenelbe. Ce fait bien constaté servit de matériaux au nouveau projet que le Roi forma en portant vivement l'armée de ce côté. Là on pouvait forcer le passage de l'Elbe, que deux bataillons ne pouvaient défendre. Cette entreprise exécutée, on pouvait se flatter d'avoir les succès les plus brillants, surtout si le prince Henri s'avançait de Niemes sur l'Iser. Les deux armées prussiennes se prêtant la main, elles se trouvaient sur le flanc et à dos de l'armée de l'Empereur, qui ne pouvait se soutenir que par un combat, ou qui, se trouvant forcé d'abandonner ses retranchements immenses, ne pouvait<172> trouver de poste assuré que derrière les étangs de Gitschin, où même sa position était tournable, ce qui l'aurait réduit à se réfugier à Pardubitz, où il était couvert par les étangs de Bohdanetz et le courant de l'Elbe.

Ce projet, quelque beau qu'il fût, rencontrait de grandes difficultés dans l'exécution. La première était celle des chemins creux et des défilés qu'il fallait traverser pour arriver à l'Elbe, et l'affreux embarras de traîner par ces chemins une artillerie nombreuse; la seconde, de fournir l'armée de vivres : quand on aurait passé l'Elbe, on aurait mené le pain jusqu'à cinq milles au delà de cette rivière; le manque de chevaux aurait rendu un transport plus éloigné impossible; la quatrième, la difficulté de mettre le prince Henri en action, d'autant que sa santé était assez faible, et qu'il répugnait à toute entreprise qui demandait de la vigueur. Tous ces obstacles, qui se présentaient à l'esprit du Roi, lui firent résoudre d'aller au plus sûr, et de cacher encore soigneusement ce projet, qu'il n'abandonna pas cependant. Il ne voulut donc point quitter son camp de Welsdorf avant d'avoir fourragé radicalement toute la contrée qui s'étend de l'Elbe à ses frontières de Silésie, d'autant plus que les Autrichiens avaient forcé les habitants de s'enfuir avec tout leur bétail au delà de l'Elbe; et le Roi gagnait au moins par là qu'il était impossible que les Autrichiens tinssent, l'hiver, un corps de troupes considérable sur ses frontières, et inquiétassent ses troupes dans leurs quartiers.

Dès que tous les fourrages furent consommés, le Roi marcha avec l'armée, et prit le camp de Burkersdorf, proche de Soor, où il y avait trente-trois ans qu'il avait gagné une bataille sur les mêmes ennemis. Les Autrichiens ne firent pas sortir un homme de leurs retranchements pour poursuivre son armée, et l'Empereur demeura immobile et dans son ancienne position derrière l'Elbe, sans même chicaner l'arrière-garde au terrible défilé de Chwalkowitz, où elle était obligée de passer. M. de Wunsch reprit son poste du Ratschenberg, derrière<173> Nachod. Le prince de Prusse occupa le poste de Soor, à portée de celui de Pilnikau, où commandait le prince héréditaire de Brunswic. On envoya quelques bataillons à Trautenau, à Schatzlar et à Landeshut, pour assurer les convois, qui de là étaient plus près de l'armée.

Tous ces mouvements n'opérant aucun changement dans la position où était l'ennemi, l'on crut pouvoir exécuter le projet que le Roi avait formé. A cette fin, le Prince héréditaire alla occuper avec son corps la hauteur des Dreyhauser; le prince de Prusse le remplaça avec son détachement, en s'établissant à Pilnikau, et le Roi se campa avec quarante bataillons auprès du village de Léopold; de manière que ces trois corps, communiquant ensemble, pouvaient se prêter la main, au cas qu'un d'eux fût attaqué. Il était temps d'avancer pour s'approcher davantage de Hohenelbe. A cette fin, le prince héréditaire de Brunswic couronna les montagnes qui vont de Schwarzthal à Langenau; le Roi le joignit par sa droite, et remplit le terrain qui va de Lauterwasser à une hauteur à gauche, qui fut également occupée. Le prince de Prusse garda sa position de Pilnikau, d'où il pouvait faire une fausse attaque sur le corps des ennemis de Neuschloss, tandis que l'armée forcerait le passage de l'Elbe. Ce prince se distingua à différentes reprises par sa vigilance et par ses bonnes dispositions. La réserve fut placée à Wildschiitz, pour épauler le camp du prince de Prusse, et la brigade de Luck173-a fut destinée à garnir les défilés impraticables de Hermannseifen, de Mohren et des Dreyhauser. Cette brigade, chargée de mener le gros canon et les obusiers à l'armée, employa trois jours pour les traîner de Trautenau à Hermannseifen, qui font une distance de trois milles. L'artillerie, qui avait des voies larges, ne put jamais traverser les chemins étroits qui étaient creusés dans le roc vif; on l'attendait avec impatience; mais elle n'arriva pas.

<174>Un temps aussi précieux, perdu par des soins inutiles, favorisa si bien les Autrichiens, qu'ils purent s'établir avec toute leur armée et leur canon sur les montagnes qui sont en delà de Hohenelbe, et dès lors il fallut renoncer au projet; car tout ce qu'il est permis de tenter contre un corps faible, devient téméraire si on le veut hasarder contre une armée nombreuse, principalement quand elle se trouve placée dans un poste presque inexpugnable. Pour forcer ces troupes, il fallait avoir les obusiers, seule artillerie dont on pût se servir contre des ennemis postés sur des montagnes; et ces obusiers n'y étaient point. Il fallait, de plus, passer l'Elbe sur des ponts, et défiler devant un grand front qui aurait écrasé les troupes avant qu'elles pussent se mettre en bataille. De plus, il fallait déloger le corps de Siskovics des coteaux du Riesengebirge, d'où il serait tombé sur le flanc des assaillants, si on ne lui avait précédemment donné la chasse. La montagne où il était, s'appelait Wachura, et cette expédition était un préalable. Il fallait aussi que le prince Henri coopérât à cette entreprise, en donnant quelque signe de vie à dos de l'armée impériale, vers l'Iser, qui en était peu distant; et ce prince ne voulut se déterminer à rien. Si tous ces empêchements n'étaient survenus, le projet était de chasser, comme je l'ai dit, M. de Siskovics de son poste; d'établir ensuite quarante-cinq gros obusiers derrière Hohenelbe, pour bombarder de là la partie des ennemis qui se trouvait vis-à-vis de notre droite; de passer l'Elbe à un gué qu'on avait découvert près d'un couvent de moines, et, après avoir délogé l'ennemi de cette position, de s'établir entre Branna et Starkenbach, sur le flanc des troupes qui campaient près de Neuschloss, où les ennemis devaient s'assembler promptement pour attaquer les Prussiens dans un bon poste, ce qui demandait du temps, ou ils étaient dans la nécessité d'abandonner tout le cours de l'Elbe à nos troupes victorieuses.

Toutes les raisons que nous venons d'alléguer ayant obligé de renoncer à ce plan hardi, il ne restait qu'à consumer par les four<175>rages tout ce pays dépourvu d'habitants, et à le réduire en une espèce de désert, pour assurer la tranquillité des quartiers d'hiver, qu'on ne pouvait prendre qu'en Silésie. On fourragea comme de coutume, toujours sur les bords de l'Elbe et sous le canon des ennemis, sans que l'Empereur et ses troupes donnassent la moindre marque de vigueur, sans qu'aucun d'eux se hasardât à passer la rivière pour défendre le fourrage qu'on prenait sous leurs yeux à leurs malheureux cultivateurs. Quoique le pays fût abondant, le grand nombre de troupes qui s'y nourrissaient, acheva bien vite de consumer les productions de la terre. Le prince Henri, qui était obligé175-a de ménager ses fourrages, manda au Roi qu'il ne lui en restait que jusqu'à la moitié de septembre. Les deux armées décampèrent donc à peu près le même jour. Le Roi quitta la position de Langenau et de Lauterwasser le 14 de septembre,175-b le prince Henri, son camp de Niemes deux jours plus tard.175-b Ce prince passa l'Elbe à Leitmeritz. Le gros bagage qui passa cette rivière à Aussig, y perdit la moitié de ses chevaux, non par l'ennemi, mais manque de précaution et par négligence. Le prince de Bernbourg,175-c qui avait les Saxons avec lui, se replia sur Zittau, et plaça ses troupes sur l'Eckartsberg : il y eut quelques escarmouches à l'arrière-garde du prince Henri, où les hussards d'Usedom175-d eurent occasion de se distinguer. Le lecteur nous saura gré de ne lui point rapporter ces minuties et ces affaires de détail qui n'influent en rien sur les grandes affaires.

Du côté du Roi, ce prince, pour alléger sa retraite, avait eu la précaution de renvoyer d'avance son artillerie et ses obusiers de Hermannseifen à Wildschütz. Les mesures furent si bien prises, que<176> l'ennemi tenta inutilement d'entamer le Prince héréditaire auprès de Schwarzthal, et qu'il lui laissa tranquillement reprendre son ancien camp des Dreyhauser. La colonne que le Roi conduisait, rencontra encore une vingtaine de canons embourbés dans les défilés de Léopold. Cet accident arrêta la marche de l'armée; l'on garnit d'abord les hauteurs des troupes qui avaient la tête de la colonne. Elles repoussèrent facilement quelques détachements de pandours et de hussards venus de Neuschloss, par Arnsdorf, dans l'intention de harceler l'arrière-garde royale. Les canons furent traînés à force de bras sur les hauteurs; quelques coups de canon dissipèrent l'ennemi, et l'armée entra dans le camp de Wildschütz, dont la réserve, comme nous l'avons dit, occupait les hauteurs, et le prince de Prusse, la gauche, de sorte que depuis les Dreyhauser jusqu'à Pilnikau et Kottwitz, l'armée formait une ligne presque contiguë.

Tous ces différents mouvements des Prussiens ne firent aucune impression sur l'armée impériale : elle demeura immobile derrière l'Elbe, comme si elle eût été pétrifiée. Après avoir donc épuisé de fourrages tous les environs, le Roi se replia sur Trautenau. Cette marche se fit sur trois colonnes; il n'y eut de harcelée que celle que le prince héréditaire de Brunswic conduisait. Ce prince fit volte-face; à son tour il attaqua l'ennemi, qui, craignant un engagement sérieux, se retira, après avoir perdu une centaine de morts, et quelques prisonniers qu'on fit sur lui; après quoi les Prussiens entrèrent dans leur camp, le corps du Prince héréditaire à droite, sur les hauteurs de Freyheit, et le corps du prince de Prusse à gauche, sur les collines de la chapelle de Trautenau. M. de Wurmser, qui, avec un tas de troupes légères, se tenait à Prausnitz, essaya à différentes reprises d'attaquer le poste du prince de Prusse; toutes les fois qu'il attaqua, il fut repoussé, ce qui fut dû aux bonnes dispositions et à l'activité de ce prince, conduite qui eût honoré tout autre militaire qui en aurait fait autant.

<177>Les Prussiens, ne pouvant rien entreprendre sur les Impériaux, étaient réduits à consommer les vivres des contrées où ils pouvaient atteindre, et à décamper quand tout était mangé. On employa toute la prévoyance et toute la prudence convenable pour assurer ce mouvement. Les hauteurs qui sont derrière l'Uppau,177-a furent garnies d'infanterie et de canons; les postes avancés se replièrent sur l'armée, et la retraite se fit avec tant d'ordre, que l'ennemi ne put entamer l'arrière-garde; si l'on en excepte une légère pandourade, rien ne troubla les troupes dans leur marche, qu'elles continuèrent jusqu'à Trautenbach, où l'on séjourna peu de jours. De là l'armée se replia sur Schatzlar, dont le poste couvre toute la Basse-Silésie. M. de Wurmser s'était préparé, ce jour, pour engager une affaire d'arrière-garde. Soit précipitation, soit ignorance, il n'attendit pas que les Prussiens fussent en marche pour les attaquer, et engagea sur notre gauche une affaire de poste. La brigade de Keller,177-b qui occupait une hauteur de cette extrémité, se défendit vaillamment, et repoussa l'ennemi avec perte de quatre cents hommes. Cela fait, les troupes se rendirent à l'endroit de leur destination. Le Prince héréditaire partit de Schatzlar avec dix bataillons; il fut joint à Münsterberg par trente escadrons de l'armée du Roi, avec lesquels il se mit en chemin pour la Haute-Silésie, où il prit le commandement de tout le corps qui se trouvait dans cette province. Il arriva à Troppau vers la fin de septembre. Le renfort qu'il menait dans la Haute-Silésie, était calculé pour contrebalancer un détachement à peu près de la même force, que l'Empereur envoyait à M. d'Ellrichshausen, et qui aurait donné aux Impériaux une supériorité trop considérable sur M. de Stutterheim, si l'on n'y avait pourvu à temps.

Cette campagne s'était bien vite terminée; on était à la fin de<178> septembre; la saison des opérations militaires n'était point écoulée : on devait donc soupçonner que l'ennemi ne s'en tiendrait pas là, et qu'après avoir observé pendant la campagne une défensive aussi restreinte que celle que nous avons rapportée, il couvait encore quelque dessein, et méditait peut-être de faire une campagne d'hiver. Deux points principaux pouvaient être les objets d'une irruption pour les Autrichiens : l'un, d'attaquer en force le corps du Prince héréditaire; l'autre, de forcer les passages de la Lusace. Un empereur jeune et ambitieux, à la tête de ses troupes, qui brûlait de se signaler par quelque coup d'éclat, donnait un air de vraisemblance aux projets qu'on lui supposait, ce qui méritait assurément un examen réfléchi. Les tentatives que l'ennemi pouvait méditer sur la Haute-Silésie, paraissaient les plus faciles : il avait de gros magasins à Olmütz, et la facilité de transporter ses subsistances; de plus, il ne fallait que chasser les Prussiens de Troppau pour les forcer à abandonner l'Oppa et à se retirer vers Cosel et Neisse. Le dessein de pénétrer en Lusace rencontrait plus de difficultés. Le prince de Bernbourg y commandait un corps de vingt mille hommes; les Impériaux n'avaient point de magasins à portée de la Lusace; les vivres étaient rares du côté de Schluckenau, Gabel, Rumbourg et Friedland, de sorte que l'ennemi aurait eu de la peine pour y amasser assez de subsistances pour un corps de troupes considérable. Toutefois, comme il pouvait disposer de tout le charriage de la Bohême, il aurait pu, à grands frais et avec du temps, former des magasins dans cette partie pour se préparer à une telle entreprise, très-difficile relativement au poste de l'Eckartsberg.

Moins on voyait clair dans les vues de l'ennemi, plus il fallait se préparer pour tous les cas. A cette intention, M. de Bosse178-a fut détaché avec dix escadrons et cinq bataillons pour Löwenberg et Grei<179>fenberg; ses ordres portaient d'observer le général d'Alton, qui occupait Friedland et Gabel, et, au cas que ce général voulût entamer le prince de Bernbourg, de prendre l'ennemi à dos, et de se concerter en tout avec ce prince. D'un autre côté, le prince Henri, qui campait à Nollendorf, envoya un détachement, sous le général Möllendorff, à Bautzen, pour joindre le prince de Bernbourg, au cas que les Autrichiens tournassent de son côté, et, supposé que cette expédition fût plus sérieuse, et qu'une partie de l'armée ennemie voulût pénétrer en Lusace, pour marcher à Lauban avec vingt bataillons et trente escadrons pour couper les assaillants de leurs vivres. Lorsque le général Möllendorff quitta la Bohême pour se rendre à Bautzen, il fut attaqué par les Autrichiens, qui furent repoussés avec une perte assez considérable. Le major d'Anhalt,179-a qui servait sous le général Möllendorff, se distingua beaucoup dans cette petite affaire.

Tandis qu'on ne savait à quoi les ennemis se détermineraient, le Roi demeura à Schatzlar; mais sitôt qu'on s'aperçut qu'ils ne faisaient aucuns préparatifs vers la frontière de la Lusace pour amasser des magasins, et que le corps que les Impériaux avaient sur cette frontière, était même inférieur à celui des Prussiens, il parut assez probable que la tranquillité se maintiendrait de ce côté-là pendant l'hiver. Dès lors le Roi eut la liberté de tourner toutes ses pensées vers la Haute-Silésie; d'ailleurs, le froid commençait à se faire sentir assez vivement dans les montagnes de la Bohême : il gelait toutes les nuits. Les Autrichiens n'avaient aucun corps d'armée dans le voisinage. Toutes ces considérations parurent suffisantes pour lever le camp, et mettre les troupes qui devaient défendre la frontière en cantonnement entre Landeshut, Griissau, Hirschberg, Schmiedeberg et<180> Friedland. Elles consistaient en vingt bataillons et trente escadrons, dont le général Ramin180-a avait le commandement. Cette position était la même que le Roi avait occupée en l'année 1759. Seize bataillons et quinze escadrons partirent à part pour se rendre dans la Haute-Silésie; le Roi les joignit à Neisse, se mit à leur tête et marcha à Neustadt. Les raisons de ce mouvement étaient les suivantes, savoir : le dessein d'attirer la guerre en Moravie comme le Roi l'avait toujours voulu; le Prince héréditaire occupait Troppau; les ennemis avaient Jagerndorf, et pouvaient de là le couper de Neisse et de Cosel. C'était donc une nécessité d'occuper Jagerndorf, pour assurer, par cette position, la chaîne des quartiers d'hiver derrière l'Oppa. On était obligé, d'ailleurs, de prendre des établissements solides dans la Haute-Silésie, pour se mettre en état de faire, le printemps suivant, les plus grands efforts en Moravie. Les troupes du Roi chassèrent sans peine les Autrichiens de Jägerndorf, et l'on s'occupa dès lors à fortifier la ville, la montagne de la Chapelle, et les villages les plus exposés aux insultes de l'ennemi. Le Prince héréditaire en fit autant à Troppau, et ces deux villes, par les fortifications qu'on y ajouta, devinrent de bonnes places à l'abri de toute insulte. Dès la mi-novembre, ces ouvrages étant en assez bon état, le Roi se rendit à Breslau, tant pour prendre des arrangements pour la campagne prochaine, que pour veiller aux négociations, qui commençaient à prendre une tournure assez intéressante.

N'ayant pas voulu rompre le récit d'une campagne stérile en grands événements, nous croyons devoir reprendre maintenant le fil des affaires politiques. La cour de Pétersbourg était celle qui intéressait le plus, parce que c'était d'elle uniquement qu'on pouvait attendre des secours réels. L'impératrice de Russie s'était engagée d'assister le Roi sitôt que ses différends avec la Porte ottomane seraient<181> vidés. Le Roi, qui voulut mettre l'Impératrice dans le cas d'accomplir sa promesse, s'était, par une suite de la bonne harmonie qui s'établissait entre la France et la Prusse, adressé au ministère de Versailles, afin qu'il se chargeât de la médiation entre les Turcs et les Russes; et les Français avaient réussi à faire consentir la Porte à s'accommoder avec ses ennemis en rendant les vaisseaux russes qu'elle avait pris aux Dardanelles, et à reconnaître le kan des Tartares, protégé par Catherine. A peine ces nouvelles arrivèrent-elles à Pétersbourg, que l'Impératrice, rassurée sur la tranquillité de ses États, et flattée par l'ambition de prendre une part directe aux affaires d'Allemagne, se déclara ouvertement pour la Prusse. Ses ministres, tant à Vienne qu'à Ratisbonne, déclarèrent en substance : « Qu'elle priait l'Impératrice-Reine de donner une satisfaction entière aux princes de l'Empire à l'égard de leurs griefs, et surtout des justes sujets de plainte que leur fournissait l'usurpation de la Bavière, manque de quoi l'impératrice de Russie serait dans l'obligation de remplir ses engagements envers Sa Majesté Prussienne, en lui envoyant le corps de troupes auxiliaires qu'elle lui devait selon la teneur des traités. »

Cette déclaration fit l'effet d'un coup de foudre sur la cour de Vienne. Cet événement inattendu troubla et dérangea sa sécurité hautaine; le prince Kaunitz fut honteux, n'ayant rien prévu, de se voir surpris. Il était bien embarrassé sur qui en rejeter la faute. Son fils, qui était envoyé à Pétersbourg, jeune et sans expérience, s'étant plus occupé de ses plaisirs que des affaires, n'avait point averti sa cour de l'état de la négociation de Constantinople, ni des dispositions où l'impératrice de Russie était pour le roi de Prusse. Joseph, qui désirait ardemment la continuation de la guerre, profita du trouble et de la perplexité où il trouva l'Impératrice sa mère, et lui fit signer un ordre pour augmenter son armée de quatre-vingt mille recrues. Il s'écriait qu'il fallait tout mettre en œuvre, épuiser toutes les ressources, pour rendre, dans ce moment décisif, la maison d'Autriche<182> plus formidable que jamais; il pensait que les dépenses une fois faites, rien ne pourrait arrêter la continuation de la guerre : mais l'Impératrice était dans des sentiments tout opposés. Elle soupirait après la fin de ces troubles; elle mettait tout son espoir en la médiation de la France, qu'elle avait demandée; ses peuples, surchargés d'impôts, ne pouvaient point fournir les sommes immenses que les frais de la guerre exigeaient; les emprunts étrangers ne remplissaient point les attentes de la cour; enfin l'argent manquait à tel point, que souvent les soldats étaient sans paye et manquaient des besoins journaliers; et les personnes les plus éclairées prévoyaient avec douleur un bouleversement général de la monarchie, si on ne le prévenait en se prêtant de bonne grâce aux propositions d'une paix raisonnable.

Déjà l'Impératrice avait sollicité, comme nous l'avons déjà dit, la médiation de la France; elle avait de même imploré les bons offices de la cour de Russie, et par un hasard singulier, la dépêche de Vienne et la déclaration de Pétersbourg, étant parties en même temps, arrivèrent à peu près le même jour au lieu de leur destination. Cela tourna à l'avantage du Roi, parce que, si la demande des Autrichiens fût arrivée à Pétersbourg avant le départ de la déclaration, il est à présumer que l'impératrice de Russie l'aurait supprimée. D'autre part, le Roi, qui, par ses émissaires, était informé de tout, ne demandait pas mieux que de s'accommoder avec la cour de Vienne, pourvu toutefois qu'on maintînt les constitutions de l'Empire dans leur intégrité, et qu'on ne négligeât ni les intérêts de l'électeur de Saxe ni ceux du prince de Deux-Ponts, et qu'il fût à l'abri de toute chicane à l'égard de la succession des margraviats, sur lesquels il avait des droits incontestables; et bien éloigné de s'opposer à la médiation de la France, ce prince envisageait la cour de Versailles comme garante de la paix de Westphalie, et comme autant intéressée que la Prusse même à ne pas permettre que l'Empereur, par son usurpation de la Bavière, se frayât un chemin, soit pour tomber sur le roi de Sar<183>daigne en Italie, ce qu'on craignait fort à Turin, soit pour pénétrer avec plus de facilité en Alsace et dans la Lorraine. L'électeur de Saxe était cousin de Louis XVI, et le prince de Deux-Ponts, son protégé. Néanmoins c'aurait été manquer de prudence que de confier entièrement les intérêts de la Prusse et de l'Allemagne à un ministère sans vigueur, et qui, n'ayant aucune volonté ferme, était susceptible de se laisser ébranler par les machinations et les représentations insidieuses de la cour de Vienne. Pour prémunir M. de Maurepas contre toute proposition des Autrichiens directement opposée à la pacification de l'Allemagne, le Roi lui envoya un mémoire raisonné qui contenait les motifs pourquoi telle condition de paix pouvait être acceptable, et pourquoi l'on n'en pouvait pas admettre une contraire, avec un résumé des articles principaux et indispensables pour la paix générale. Cette pièce fit un effet si avantageux, que la France l'admit pour base de la négociation dont elle s'était chargée à Vienne. M. de Breteuil, ambassadeur de France à cette cour, éprouva de la part de l'Empereur des difficultés qui renaissaient à chaque proposition qu'il mettait en avant; mais cela n'empêcha pas l'Impératrice-Reine d'admettre le projet de pacification tel que la France l'avait minuté.

Sur ces entrefaites, le prince Repnin arriva à Breslau de la part de l'impératrice de Russie; il y parut plus sous les dehors d'un ministre plénipotentiaire qui venait dicter de la part de sa cour des lois à l'Allemagne, qu'avec les apparences d'un général destiné à conduire un corps auxiliaire à l'armée prussienne. L'impératrice de Russie, fière de ce que l'Impératrice-Reine avait requis ses bons offices pour le rétablissement de la paix, se croyait pareille aux dieux d'Homère, qui réglaient par des paroles le sort des misérables humains. Le Roi avait proposé à la cour de Pétersbourg d'employer, le printemps suivant, le corps des Russes contre la Lodomirie et la Gallicie, où il y avait peu de troupes; de pénétrer en Hongrie, où l'approche des Russes aurait fait révolter tous ceux de la religion grecque qui étaient<184> répandus dans la Croatie, dans la Hongrie, dans le banat de Témeswar et dans la Transylvanie; le Roi s'était même offert d'y joindre un corps de ses troupes, et d'abandonner toutes les richesses de ces provinces à l'avide cupidité des généraux moscovites.

Ce projet fut rejeté par ignorance et par un désir plus vaste de s'enrichir. Le corps que les Russes devaient fournir selon le traité, consistait en seize mille combattants; l'on y mit un prix si énorme, qu'il ne pouvait jamais s'évaluer par les services qu'on en pouvait attendre. Il en aurait coûté par an au Roi trois millions cinq cent mille écus, et en outre un subside de cinq cent mille écus pour une guerre que la Russie ne faisait point aux Turcs. Et comme si ce n'en était pas assez de conditions aussi onéreuses qu'extravagantes, le prince Repnin insistait pour qu'on stipulât qu'au cas que la guerre des Turcs le rappelât avec son corps en Pologne, le Roi lui donnerait seize mille Prussiens pour le convoyer à son retour, afin que ce convoi l'empêchât d'être inquiété dans son chemin par les troupes autrichiennes rassemblées dans la Lodomirie; et pour comble de ridicule, il ajouta que les Prussiens pourvoiraient eux-mêmes à leur subsistance, en achetant partout leurs besoins argent comptant. De telles conditions désignaient clairement que l'Impératrice n'avait pas l'intention sincère d'assister la Prusse; elles étouffèrent les sentiments de reconnaissance qu'on aurait dû avoir pour ses secours. Aussi ne fallait-il attribuer ces démonstrations d'amitié qu'au désir de Catherine de s'immiscer, sous ce prétexte, dans les affaires d'Allemagne pour étendre son influence sur celles de l'Europe. La vanité du désir de la gloire la faisait agir, et non pas l'intérêt de ses alliés, ni les obligations qu'elle avait contractées par ses alliances.

Le prix excessif que les Russes mettaient à leurs troupes auxiliaires, partait en grande partie de l'intention qu'ils avaient de se servir de ce moyen pour dégoûter le Roi de la guerre. Les lettres de Pétersbourg contenaient toutes de grandes exhortations à la paix. Parmi tant de<185> choses désagréables, la plus dangereuse et la plus fâcheuse pour la Prusse était la malhabileté et le peu de lumières des ministres de la Russie. Le comte Panin n'était pas stylé du tout aux tours insidieux des négociations autrichiennes. Sans cesse il fallait l'avertir des piéges qu'on lui tendait, et si on ne l'eût surveillé attentivement, le prince Kaunitz l'eût ballotté selon son plaisir. D'une part, la faiblesse du ministère de Versailles, et de l'autre, l'ignorance de celui de Pétersbourg, mettaient le Roi dans de grands embarras et augmentaient ses inquiétudes. Cependant, comme la sagacité française l'emportait de beaucoup sur l'ineptie russe, c'était de la première qu'il fallait attendre l'heureux succès de cette négociation.

Le marquis de Breteuil, ambassadeur à la cour impériale, était flatté de devenir le pacificateur de l'Allemagne; il se plaisait à se représenter qu'en suivant les traces de Claude d'Avaux, plénipotentiaire à la paix de Westphalie, ce lui serait un acheminement pour monter aux premières dignités dans sa patrie, et surtout au ministère des affaires étrangères, qu'il ambitionnait avec la plus vive ardeur. Il mit toute son activité en jeu, et travailla avec tant de persévérance, que vers la fin de janvier,185-a il envoya à Breslau au prince Repnin le plan de pacification générale, tel que le Roi l'avait conçu et qu'il avait été approuvé par l'Impératrice-Reine. Les conditions étaient telles que nous les avons marquées, à l'exception d'un seul article, auquel le Roi avait consenti, à savoir, que Sa Majesté renonçait aux prétentions qu'elle avait sur les duchés de Juliers et de Berg, en faveur du prince de Deux-Ponts; et c'était proprement un renouvellement du traité signé l'année 1741 avec la France, et qui procura à Sa Majesté la garantie de toute la Silésie de la part de Sa Majesté Très-Chrétienne.

L'on communiqua ce projet de paix aux alliés de la Prusse. Les<186> Saxons en jetèrent les hauts cris; ils faisaient monter leur prétention sur les alleux de la Bavière à la somme de soixante-dix millions de florins, et ils prévoyaient avec douleur que s'ils en obtenaient six millions, ce serait beaucoup. Ils exigeaient, de plus, que l'Empereur renonçât à toutes les prétentions féodales qu'il prétend, comme roi de Bohême, avoir sur la Saxe et sur la Lusace, et surtout ils s'étaient flattés de gagner quelque dédommagement en fonds de terre pour arrondir leur territoire. Le prince de Deux-Ponts, de son côté, s'opiniâtrait à soutenir que la Bavière ne devait être démembrée en aucune manière; il s'offrait à céder une partie du Haut-Palatinat pour conserver le cercle de Burghausen; avec cela, il ne consentait qu'avec une extrême répugnance aux dédommagements que l'électeur de Saxe avait à prétendre.

Pour contenter le désir de ses alliés, le Roi fit une nouvelle tentative, uniquement relative à la Bavière et au cercle de Burghausen, pour essayer s'il pourrait obtenir pour eux quelques conditions plus favorables de la cour de Vienne; mais bien loin d'y acquiescer, le prince Kaunitz, effarouché des nouvelles demandes des Prussiens, et se revêtant de toute la morgue autrichienne, répondit fièrement que le projet de pacification communiqué par l'ambassadeur de France au prince Repnin était l'ultimatum de la cour de Vienne, et que l'Impératrice était résolue à sacrifier jusqu'au dernier homme de son armée, plutôt que d'adhérer à de nouvelles conditions aussi humiliantes et aussi contraires à sa dignité que celles qu'on venait de lui présenter. Quoiqu'il n'y eût rien que de fort naturel à demander la restitution entière d'une province envahie et usurpée, la France et la Russie ne voulaient que la paix : la première, pour se délivrer des sollicitations de l'Empereur, qui lui demandait des secours; la seconde, pour ne point assister les Prussiens de ses troupes. Elles agirent en conséquence, et pressèrent les ministres prussiens de ne point former<187> d'obstacles nouveaux à la pacification générale. Le Roi, gêné par des puissances médiatrices qui méritaient les plus grands égards, n'eut pas la liberté d'assister ses alliés avec le zèle qu'il sentait pour eux; il ne pouvait pas heurter de front en même temps l'Autriche, la France et la Russie; il voulut pourtant concerter avec cette dernière les mesures qui restaient à prendre; ce qui recula d'un mois l'assemblée du congrès, parce qu'il fallait ce temps pour avoir la réponse de Pétersbourg.

Nous emploierons ce délai à mettre sous les yeux du lecteur le précis des opérations militaires qui occupèrent les troupes pendant cet hiver. On se rappellera que nous avons laissé le Prince héréditaire dans la Haute-Silésie, occupé à soutenir sa position de Troppau et de Jagerndorf, donnant la chasse aux ennemis, tantôt du côté de Grätz, tantôt à Mährisch-Ostrau, tantôt vers Lichten. Les Autrichiens croyaient, de leur côté, que c'était une humiliation de laisser les Prussiens tranquillement les maîtres d'une partie de leur territoire; ils auraient voulu tout tenter pour les en déloger : mais ils prévoyaient qu'ils ne pourraient reprendre les villes de Troppau et de Jägerndorf sans les ruiner et les brûler totalement. Ce moyen paraissant trop onéreux et trop dur à l'Impératrice-Reine, les généraux autrichiens imaginèrent qu'en coupant l'armée du Prince héréditaire de Neisse, d'où ils supposaient faussement qu'elle tirait ses vivres, ils obligeraient ce prince à vider toute la Haute-Silésie.

Dans l'intention d'exécuter ce projet, le général Ellrichshausen, avec un renfort de dix mille hommes qu'il avait reçu de la Bohême, établit son quartier à Engelsberg, petite ville située dans les gorges des montagnes, dont l'une aboutit à Branna, proche de Jägerndorf, l'autre débouche à Hof, et la troisième, qui passe par Zuckmantel et Ziegenhals, aboutit à cette plaine qui s'étend de Weidenau à Patschkau, Neisse et Neustadt. Ce corps, environ de quinze mille hommes, placé avec cet avantage, donnait différentes alarmes à nos quartiers :<188> tantôt il fourrageait près de Neisse, mais toujours repoussé; tantôt il alarmait les environs de Jägerndorf, d'où le général de Stutterheim, qui en avait le commandement, le renvoya bien battu. Enfin, las de ces échauffourées, qui ne laissaient pas de fatiguer les troupes, le prince héréditaire de Brunswic résolut de les alarmer à son tour. Il rassembla ses quartiers, et fondit avec trois corps séparés sur les postes de Branna, de Lichten et de l'Engelsberg. Les Impériaux prirent la fuite aussitôt que les Prussiens se montrèrent; le prince leur prit quatre canons et cinquante prisonniers; mais la terreur des ennemis fut si grande, qu'ils s'éloignèrent des cantonnements prussiens, et que les troupes de Troppau et de Jägerndorf purent jouir de quelque tranquillité. Alors M. d'Ellrichshausen tourna son attention entièrement vers Zuckmantel et Ziegenhals, d'où il faisait journellement des incursions dans le plat pays.

Les troupes prussiennes de Neustadt et de Neisse s'opposaient à chaque moment aux déprédations que l'ennemi voulait commettre; ce qui fournit matière à différentes escarmouches, où l'infanterie et la cavalerie prussiennes se distinguèrent également; mais ce genre de petite guerre n'entre pas dans le plan des mémoires que nous nous sommes proposé d'écrire. Toutefois on résolut de réprimer la témérité de telles entreprises : il fallait du repos aux troupes pendant l'hiver, et elles avaient assez de temps pour se battre durant la saison des opérations de campagne. Pour amener les choses à cette fin, et couper le mal par ses racines, on résolut de déloger les Autrichiens de leur poste de Zuckmantel, si la chose était faisable.

M. de Wunsch, qui se trouvait avec dix bataillons dans le comté de Glatz, où jusqu'alors il était resté désœuvré, crut qu'il pourrait s'en éloigner pour peu de temps sans trop hasarder par une courte absence. Il laissa le prince de Philippsthal avec deux faibles bataillons à Habelschwerdt; il arriva à Ziegenhals, d'où il chassa les ennemis,<189> et les poursuivit dans des gorges que forment les montagnes jusqu'à Zuckmantel; mais ce poste avait été rendu insoutenable pour les Prussiens, à cause des hauteurs qui le dominent, et que les Autrichiens avaient non seulement garnies de canons, mais encore retranchées par des ouvrages considérables, dont il était impossible de les expulser. Il était même impossible de les tourner, parce qu'on ne pouvait gravir contre ces montagnes trop hautes, trop roides et trop escarpées. M. de Wunsch, convaincu physiquement qu'il ne pouvait rien entreprendre de ce côté-là sur l'ennemi, et qu'un plus long séjour ne serait qu'une perte de temps, s'achemina pour retourner à son ancien poste auprès de Glatz. En passant près de Landeck, il entendit une canonnade assez vive du côté de Habelschwerdt; il tourna aussitôt de ce côté; mais à peine eut-il fait quelque chemin, qu'il rencontra deux cent cinquante soldats du régiment de Luck, qui s'étaient ouvert un passage, et qui lui apprirent que le prince de Philippsthal avec le reste du régiment s'était laissé surprendre par les Autrichiens sans avoir pris aucune précaution pour sa sûreté. Il ne faut attribuer cette catastrophe honteuse qu'à l'ignorance de ce jeune prince, qui faisait sa première campagne, et auquel on n'aurait point dû confier de commandement séparé.189-a

Bientôt M. de Wunsch entendit une autre canonnade : l'ennemi attaquait une espèce de palanque ou de redoute dans laquelle le général prussien avait laissé cent hommes pour la défendre. Les obusiers autrichiens y mirent le feu, et le capitaine Capeller,189-b qui se signala<190> par sa belle résistance, fut obligé de se rendre avant l'arrivée du secours, de sorte que M. de Wunsch se jeta avec tout son corps dans la forteresse de Glatz. Wurmser et les Impériaux, qui n'avaient aucune connaissance de cette redoute, avaient eu dessein de marcher droit à Glatz, et de surprendre la ville. Leur projet ne pouvait aucunement s'exécuter par surprise : les ouvrages de cette forteresse sont tels, qu'ils ne peuvent être insultés, à moins que l'ennemi n'entreprenne un siége dans les formes. M. de Wurmser eut toutefois l'avantage de prendre quelques quartiers dans le comté, et il se flattait bien que pour le déloger du domaine prussien, le Roi tirerait des troupes de la Haute-Silésie pour les employer contre lui, et qu'en dégarnissant par là le cordon de Troppau et de Jägerndorf et l'armée du Prince héréditaire, M. d'Ellrichshausen aurait beau jeu, et trouverait le moyen d'entreprendre avec succès contre les Prussiens, et de nettoyer ces bords de l'Oppa qui donnaient tant de jalousie aux Impériaux; mais les choses tournèrent autrement que les généraux ennemis ne l'imaginaient et ne le désiraient.

Le Roi se mit à la tête de quelques bataillons de sa réserve qui avaient hiverné à Breslau, auxquels se joignirent les gardes du corps, les gendarmes, et le régiment d'Anhalt, avec lesquels il se rendit à Reichenbach; et M. de Ramin envoya quatre bataillons au général d'Anhalt, qui en avait quatre sous ses ordres. Tout ce corps occupa Friedland et les retranchements qu'on y avait faits. Pour chasser l'ennemi de Waldenbourg, le général Lestwitz190-a se porta sur Scharfeneck, et le général Anhalt, sur Braunau. Les Impériaux prirent la fuite de tous côtés; à peine M. d'Anhalt put-il attraper une cinquantaine de pandours. Dans le même temps que ces corps avançaient, le Roi occupa Silberberg, pour être de là à portée de donner des secours où il serait nécessaire. Ce mouvement fit une telle impression sur les<191> ennemis, qu'ils évacuèrent la ville de Habelschwerdt, et se sauvèrent en Bohême.

On avait pourvu à tout : si l'on avait laissé les Impériaux tranquilles en Bohême sur les frontières de la Saxe, toutes leurs troupes auraient reflué vers la Silésie, et M. de Wurmser aurait été renforcé considérablement; afin donc que l'attention de l'ennemi fût divisée, et qu'il pensât plutôt à sa sûreté qu'à inquiéter la Silésie, M. de Möllendorff ramassa quelques troupes, partit de la Saxe, marcha à Brix, battit avec sa cavalerie le parti qui lui était opposé, gagna trois canons, trois cent cinquante prisonniers, et prit le magasin qui était dans la petite ville de Brix. La nuit, il arriva qu'un bas officier du régiment de Wunsch déserta, et pour se venger de son major, il mena tout de suite les hussards autrichiens dans le même village, d'où il enleva ce major et cinq drapeaux;191-a tant il est vrai qu'un officier ne peut jamais être assez sur ses gardes pour éviter d'être surpris. Une aventure pareille était arrivée quelques mois auparavant en Silésie au régiment de Thadden, cantonné dans le village de Dittersbach,191-a près de Schmiedeberg. Les hussards firent une fausse attaque sur un poste du régiment, tandis qu'une autre troupe, pénétrant par un jardin et une grange dans la maison du commandeur, en enleva trois drapeaux, ayant été chassée avant de pouvoir emporter les autres. Ces faits ne sont pas honorables au service prussien; mais dans le grand nombre d'officiers qui composent cette armée, tous ne sauraient être également éclairés et vigilants.

Durant le temps que la guerre se faisait sans égard à la saison, le courrier que le Roi avait envoyé avec son ultimatum, revint de Pétersbourg, et les deux cours étant convenues sur tous les articles qu'il<192> contenait, le prince Repnin l'envoya à M. de Breteuil à Vienne. Cet ambassadeur manda que cette pièce avait causé beaucoup de satisfaction à l'Impératrice-Reine, et que l'on se proposait d'assembler un congrès pour mettre la dernière main à la pacification générale. La postérité pourra-t-elle croire que dans de pareilles circonstances, lors même que la cour de Vienne paraissait intentionnée sérieusement de terminer la guerre, un général Wallis avec huit ou dix mille hommes se soit présenté tout à coup devant la ville de Neustadt, où le régiment de Prusse et le bataillon de Preuss192-a étaient en garnison? L'ennemi, ne pouvant emporter la ville, y jeta tant de grenades royales d'une vingtaine d'obusiers qu'il menait avec lui, que le feu prit aux toits de bardeau dont la plupart des maisons sont couvertes, et que deux cent quarante habitations furent consumées par les flammes. Mais la garnison tint bon. Le général Stutterheim, averti du mouvement des ennemis, les prit à dos vers Branitz; les troupes cantonnées à Rosswalde vinrent sur un flanc des Autrichiens, des détachements de Neisse, sur l'autre. Wallis, ne pouvant pas s'arrêter plus longtemps sans risquer tout son corps, se retira sur Zuckmantel, et fut poursuivi et convoyé jusque dans son repaire. Cette expédition, méditée par l'Empereur, avait été prescrite au général Wallis. Ce prince, supposant le roi de Prusse ardent et d'une vivacité étourdie, croyait qu'en aigrissant son esprit par l'incendie d'une de ses villes, il le rendrait plus renitent et plus difficile pour la négociation qui devait s'entamer, et que peut-être l'humeur qu'il en aurait, le porterait à la rompre; mais cette indigne expédition des Autrichiens ne tourna qu'à leur honte.

<193>Peu après, le prince Repnin reçut une dépêche de M. de Breteuil, qui lui marquait combien l'Impératrice-Reine désirait impatiemment une suspension d'armes; le 4 mars, le Roi reçut ces nouvelles à Silberberg, et donna ordre à ses généraux de prendre des mesures avec ceux des ennemis pour régler avec eux la trêve qu'on avait proposée. Le 7 fut le terme marqué pour celle de la Bohême; le 8, pour celle de la Haute-Silésie et de la Moravie; le 10, pour celle de la Saxe et de la Bohême. Ce terme arrivé, on mit les troupes dans des quartiers plus étendus, pour leur procurer plus d'aisance, et éviter surtout les maladies contagieuses qui commençaient à régner sur les frontières. Le Roi se rendit le 6 à Breslau, pour conférer avec le prince Repnin : la ville de Teschen fut agréée d'un commun accord pour le lieu des conférences, et le Roi nomma M. de Riedesel son ministre plénipotentiaire à ce congrès. Arriva alors à Breslau M. de Törring-Seefeld, en qualité de ministre de l'Électeur palatin; lui, le prince Repnin, M. de Riedesel, M. de Zinzendorf, ministre de Saxe, et M. de Hofenfels, envoyé de Deux-Ponts, toute cette masse de négociateurs, dis-je, partit pour Teschen, où ils furent joints par M. de Breteuil, ambassadeur et plénipotentiaire du roi de France, et par M. de Cobenzl, chargé d'un même emploi par l'Impératrice-Reine.

L'Impératrice voulait sincèrement la paix; mais quelque empressement qu'elle eût de la voir bientôt rétablie, elle n'avait pu parvenir à inspirer les mêmes sentiments à l'Empereur son fils. Ce prince, comme nous l'avons dit précédemment, croyait son honneur lésé s'il ne soutenait point avec fermeté une démarche que sa témérité lui avait fait entreprendre. Les différentes dispositions de la mère et du fils avaient formé à Vienne deux factions qui se traversaient et se contrariaient sans cesse, comme cela est naturel; ce qui embarrassait beaucoup les puissances médiatrices, quoique l'Empereur vît bien que s'il intervertissait ouvertement une négociation dont la France et la Rus<194>sie se mêlaient, il aurait affaire à forte partie. Il se promettait qu'en déguisant son obstination, il pourrait parvenir à son but également, surtout s'il ne paraissait point agir lui-même, et qu'il mît quelqu'un en avant qu'il pût faire agir et mouvoir à sa volonté. Son choix s'arrêta sur l'Électeur palatin, qui, ainsi que ses ministres, était entièrement dévoué à la cour impériale. Mais cette nouvelle ruse se découvrit bientôt.

Dès que les ministres ouvrirent leurs conférences à Teschen, le comte Cobenzl acquiesça purement et simplement au plan de pacification proposé par la France; il ne fit aucune difficulté, et parut aussi content qu'on pouvait le désirer. On croyait que cet ouvrage serait promptement terminé, lorsque le prince Repnin reçut un courrier de la part de M. d'Assebourg,194-a ministre de l'impératrice de Russie à Ratisbonne, lequel lui mandait que l'Électeur palatin lui avait déclaré qu'il ne pouvait ni ne voulait donner aucune satisfaction à l'électeur de Saxe, et qu'il aimait mieux s'en tenir à son traité précédent, fait avec la cour de Vienne, que de soumettre la discussion de ses intérêts aux décisions du congrès de Teschen. Il est vrai que l'Électeur palatin joua gauchement le rôle que l'Empereur lui avait épelé. M. de Breteuil et le prince Repnin pénétrèrent sans peine le véritable auteur de cette nouvelle manigance; ils prirent tous deux le haut ton, et s'armant de toute la dignité convenable à des plénipotentiaires d'aussi grandes puissances, ils déclarèrent que toutes les parties contractantes ayant déjà adopté le plan de pacification qui leur avait été proposé, ils con<195>sidéreraient désormais comme ennemi celui des souverains qui voudrait contrevenir à son premier engagement. A ces paroles, le comte de Cobenzl pâlit, le Palatin s'humilia, et des courriers furent expédiés, qui partirent en hâte pour Vienne.

Cela n'empêcha pas qu'on ne vît renaître d'autres difficultés, qui barraient à chaque pas le chemin aux médiateurs. Un jour, c'étaient les Saxons, dont on ne pouvait satisfaire l'avidité; un autre, c'était le ministre de Deux-Ponts, qui, pour manifester son zèle, demandait pour son prince une augmentation d'apanage énorme, et soutenait son système favori, en prouvant que la Bavière était un duché indivisible. Il fallut que le Roi s'en mêlât pour que les choses n'allassent pas trop loin. Avec le secours des médiateurs, il parvint, quoique avec peine, à calmer l'effervescence déplacée de ces deux ministres; l'on démontra au Saxon que, sans la France, la Russie et la Prusse, qui l'assistaient, son électeur n'aurait pas retiré une obole de la cour de Vienne, quelque justes que fussent ses prétentions; qu'ainsi il agirait raisonnablement en se contentant de la somme qu'avec bien de la peine on lui faisait obtenir. On s'expliqua de même à peu près avec celui de Deux-Ponts, en lui rappelant qu'ayant perdu les trois quarts de la Bavière, son prince devait se trouver heureux qu'on lui en restituât les deux tiers, sans compter qu'en sa faveur le Roi renonçait aux droits que la maison de Brandebourg a sur les duchés de Juliers et de Berg. A peine avait-on tranquillisé ces deux ministres, que la marionnette de l'Empereur, l'Électeur palatin, se remit sur les rangs pour produire de nouvelles chicanes. La France en fut indignée, et le ministre de Louis XVI à Munich y parla sur le ton dont Louis XIV s'exprimait durant ses triomphes. Néanmoins ces altercations continuèrent à Teschen, et furent poussées au point que les plénipotentiaires mêmes commençaient à se défier du succès de leur négociation.

<196>Déjà six semaines s'étaient écoulées infructueusement; on en était au 20 d'avril, lorsqu'il arriva de Constantinople à Vienne un courrier avec la nouvelle de la paix conclue entre la puissance ottomane et la Russie. Il ne fallait pas moins qu'un événement aussi important pour fléchir l'âme inquiète et ambitieuse du jeune empereur. Tant que les apparences de guerre entre la Russie et la Porte annonçaient une rupture prochaine entre ces puissances, Joseph n'avait considéré la déclaration de la cour de Pétersbourg en faveur de la Prusse et de l'Empire que comme une ostentation, une vaine bravade, un enchaînement de paroles qui faisait plus de bruit que d'effet, parce que la Russie se trouvait assez occupée en Crimée pour soutenir le kan, son protégé, contre la puissance ottomane, qui voulait le détrôner, et que par conséquent elle n'aurait ni la force ni les moyens de soutenir efficacement la Prusse. Mais le rétablissement de la paix détruisait toutes les espérances dont l'Empereur s'était flatté; il ne pouvait pas se déguiser que la Russie, ayant maintenant les bras libres, était maîtresse d'employer ses forces comme bon lui semblerait; que par conséquent elle pouvait faire marcher un si puissant corps de troupes au secours du Roi, que la Prusse gagnerait par là une trop grande supériorité d'hommes, contre laquelle il serait impossible aux troupes impériales de se soutenir une campagne avec dignité, et à plus forte raison si la guerre venait à traîner en longueur. La paix des Russes doit donc proprement servir d'époque pour dater l'ouverture du congrès assemblé à Teschen. Dès ce moment, les machines dont l'Empereur faisait sourdement mouvoir les ressorts, s'arrêtèrent comme si elles étaient détraquées : l'Électeur palatin et son plénipotentiaire s'astreignirent à un silence respectueux; le comte de Cobenzl en devint plus liant, et abandonnant ses propositions insidieuses, il s'expliqua rondement et nettement sur les matières qu'il traitait avec les médiateurs. Toutes ces circonstances favorables avancèrent si promp<197>tement cet ouvrage, qu'en moins de quinze jours, tout le monde étant d'accord, la paix fut conclue et signée le 13 mai, jour de la naissance de l'Impératrice-Reine.

Nous nous contenterons d'en rapporter les articles principaux, savoir : que l'Empereur rendrait toute la Bavière et le Haut-Palatinat à l'Électeur palatin, à l'exception du cercle de Burghausen; que la succession de ces États serait assurée au prince de Deux-Ponts, ainsi qu'à toutes les branches collatérales qui avaient les mêmes droits; que l'électeur de Saxe obtiendrait pour dédommagement la somme de six millions de florins, laquelle lui serait payée à raison de cinq cent mille florins par an; que l'Empereur renoncerait en faveur de la Saxe au fief de Schönbourg, enclavé dans cet électorat; qu'à l'égard de la succession des margraviats de Baireuth et d'Ansbach, qui devaient retomber à la Prusse, l'Empereur reconnaissait la légitimité de ces droits, et promettait de ne plus le chicaner sur cette succession; que, d'autre part, le roi de Prusse renonçait à ses prétentions sur Juliers et sur le duché de Berg en faveur de la branche de Sulzbach, moyennant le renouvellement de la garantie que la France lui avait donnée de la Silésie par le traité de 1741; que le duc de Mecklenbourg obtiendrait le droit de non appellando, pour l'indemniser de ses prétentions; et enfin, que le présent traité serait garanti par la Russie, par la France et par tout le corps germanique.

A peine le traité fut-il signé, que les Prussiens, par bon procédé, évacuèrent tout de suite ce qu'ils occupaient de possessions autrichiennes. L'Électeur palatin, qui était si gauche et si maladroit dans toutes ses actions, s'avisa de chicaner les Autrichiens sur les districts de la Bavière qui devaient être rendus ou troqués; mais ces petits différends n'eurent point de suites, parce que les puissances garantes de la paix imprimaient trop de considération pour que les princes contractants les choquassent aussi ouvertement, en<198> n'exécutant pas les articles d'un traité solennel conclu par leur médiation.

Telle fut la fin de ces troubles de l'Allemagne; tout le monde s'attendait à l'enchaînement de quelques campagnes de suite avant de les voir terminer; mais ce ne fut qu'un mélange bizarre de négociations et d'entreprises militaires, qu'il ne faut attribuer qu'aux deux factions qui divisaient la cour impériale, dont l'une gagnait le dessus pour quelque temps, et tantôt était réprimée par l'autre. Les officiers étaient dans des incertitudes perpétuelles, et personne ne savait si l'on était en paix ou en guerre; et cette situation désagréable continua jusqu'au jour que la paix fut signée à Teschen. Il parut que les troupes prussiennes avaient de l'avantage sur leurs ennemis toutes les fois qu'elles pouvaient combattre en règle, et que les Impériaux l'emportaient en ce qui est ruse, surprise et stratagème, qui sont proprement du ressort de la petite guerre.

Il n'appartient peut-être pas à des contemporains de porter leur jugement sur les fautes principales qui furent commises de part et d'autre. Toutefois nous, en qualité de témoin oculaire, pouvons hasarder nos conjectures sur la conduite que les cours et leurs généraux ont tenue, autant avant que dans le cours de cette importante affaire. Il paraît que la cour impériale s'engagea sans beaucoup de prévoyance dans son projet sur la Bavière. Si elle y avait bien réfléchi, elle aurait trouvé des tempéraments qui l'auraient fait réussir sans se compromettre avec personne. C'était un préalable de s'entendre avec la France, en lui faisant des cessions dans la Flandre pour compenser les acquisitions que l'Empereur faisait en Bavière, ou de s'arranger avec la Prusse, en favorisant ses intérêts d'une autre part. Ainsi, de quelque côté que l'Empereur se fût tourné, il n'avait plus d'ennemis à craindre, parce qu'étant d'accord avec la France, la partie était trop forte pour que la Prusse pût s'y opposer, et de même, s'il était d'in<199>telligence avec la Prusse, la France était hors d'état d'y apporter le moindre obstacle.

La seconde faute qu'on peut reprocher aux ministres de Vienne, est de n'avoir point pensé du tout à mieux motiver le manifeste qu'ils publièrent en prenant possession de la Bavière; quelque illégale que fût leur façon d'agir, ils auraient pu se servir d'arguments, sinon concluants, du moins propres à éblouir, et dont l'illusion, répandue dans le public, aurait été plus difficile à détruire que ceux de droits supposés qu'ils alléguaient, faciles à réfuter, et qu'on parvint si vite à détruire.

La troisième faute tombe principalement sur le général des Autrichiens qui leur a minuté leur projet de campagne. Ce projet ne cadrait d'aucune manière avec la situation politique où se trouvait cette cour, parce que l'Empereur n'ayant aucun allié dont il pût espérer des secours, et le roi de Prusse pouvant s'attendre d'être assisté par la Russie, par les troupes de Hanovre et par celles d'autres princes de l'Empire, il ne convenait en aucune manière à l'armée impériale de restreindre son plan de défensive dans des limites aussi bornées que celles des bords de l'Elbe. Sa défensive contre la Saxe et la Lusace était aussi peu judicieuse que celle que l'Empereur avait adoptée contre la Silésie, parce qu'il est impossible de défendre des frontières aussi étendues contre un ennemi qui, perçant par un seul endroit avec toutes ses forces, renverse par un seul coup de main tous les arrangements qu'on a pris contre lui, et porte la confusion dans tous les corps auxquels la garde de la frontière a été confiée, à cause qu'ils sont dans l'obligation de précipiter leur retraite. Voilà ce qui est arrivé souvent dans les Alpes, que les rois de Sardaigne ont voulu soutenir, et qui ont toujours été forcées par les Français. Ceux-là, ne pouvant pas pénétrer d'un côté, ont trouvé le moyen de percer par un autre jusqu'en Piémont et auprès de Turin. Les intérêts de l'Em<200>pereur exigeaient donc qu'il débutât par une guerre offensive, qu'il attaquât les Prussiens au moment qu'ils débouchaient de la Silésie, parce qu'en battant les Prussiens, il pouvait prévoir qu'un coup aussi décisif intimiderait leurs alliés et les empêcherait de leur fournir des secours, et que, supposé qu'il fût battu, il retrouvait toujours ses postes fortifiés derrière l'Elbe, dans lesquels il pouvait se soutenir, empêcher l'ennemi de pénétrer plus en avant, et faire une guerre défensive qui se trouvait alors conforme à toutes les règles de l'art.

D'autre part, on peut reprocher aux Prussiens que leur armée de Saxe a manqué de nerf et d'activité, en laissant échapper une occasion unique qui se présenta, quand le prince Henri était à Niemes, et le Roi, proche de Hohenelbe. Une marche sur l'Iser suffisait pour faire décamper l'Empereur. Ce prince, en se retirant, ne pouvait, en pareil cas, trouver de bon poste pour son armée qu'en se plaçant derrière les étangs de Bohdanetz, ou peut-être en prenant le poste de Kuttenberg. Mais en ce cas, la moitié de la Bohême était perdue pour lui, et les Prussiens gagnaient pour cette campagne une supériorité décidée sur leurs ennemis.

Mais telle est la destinée des choses humaines, que l'imperfection s'y rencontre partout. Le sort de l'humanité est de se contenter des à peu près. Que résulte-t-il donc de cette guerre qui a pensé mettre toute l'Europe en mouvement? Que, pour cette fois, l'Allemagne a été garantie du despotisme impérial; que l'Empereur a essuyé une espèce d'humiliation, en rendant ce qu'il avait usurpé. Mais quel effet cette guerre produira-t-elle pour l'avenir? L'Empereur en deviendra-t-il plus circonspect? Chacun pourra-t-il cultiver son champ avec tranquillité? La paix en sera-t-elle plus assurée? Nous ne pouvons répondre à ces questions qu'en pyrrhoniens. Dans l'avenir, tout événement est dans la possibilité des choses. Nos yeux sont trop bornés pour pénétrer les contingents futurs; il ne nous reste qu'à nous en<201> remettre à la Providence ou bien à la fatalité, qui régleront l'avenir, de même qu'elles ont arrangé le passé et cette immensité de temps qui s'est écoulée avant que la nature nous ait produits.

Fait à Potsdam, ce 20 juin 1779.

Federic.

<202><203>

CORRESPONDANCE DE L'EMPEREUR ET DE L'IMPÉRATRICE-REINE AVEC LE ROI AU SUJET DE LA SUCCESSION DE LA BAVIÈRE.[Titelblatt]

<204><205>

CORRESPONDANCE DE L'EMPEREUR ET DE L'IMPÉRATRICE-REINE AVEC LE ROI AU SUJET DE LA SUCCESSION DE LA BAVIÈRE.

I. COPIE D'UNE LETTRE DE LA PROPRE MAIN DE L'EMPEREUR AU ROI DE PRUSSE.

D'Olmütz, le 13 avril 1778.



Monsieur mon frère,

Si j'ai différé jusqu'à ce moment-ci de remplir une promesse mutuellement contractée entre nous, tant à Neisse qu'à Neustadt, de nous écrire directement, c'est que, préparé à tous les événements, je voulais attendre que je fusse moi-même éloigné de la capitale, et par conséquent de tout ce qui peut ressentir finesse et politique, pour communiquer à Votre Majesté mes idées, que je crois plus analogues à nos vrais intérêts que toute brouillerie que nous pourrions avoir ensemble. Je les ai rédigées dans le projet de convention ci-joint, que j'ai l'honneur de lui envoyer. Je n'y ajoute aucune réflexion, bien certain qu'il ne lui en échappera aucune dont l'objet peut être susceptible. En même temps, je fais charger Cobenzl des pleins pouvoirs<206> nécessaires pour que, si Votre Majesté adopte ce projet, l'on puisse d'abord procéder à la signature; et si elle désirait quelque changement ou explication sur des accessoires, je la prie de me les faire connaître par sa réponse directement. Elle peut compter d'avance que je ne m'y refuserai pas, si je le puis; ainsi que naturellement tout sera dit, si cela ne lui convenait en façon quelconque.

Je serais vraiment charmé de raffermir par là de plus en plus une bonne intelligence qui seule doit et peut faire le bonheur de nos États, qui avait déjà si heureusement et avantageusement commencé, qui de ma part était d'abord fondée sur la haute estime et considération que le génie et les talents supérieurs de Votre Majesté m'avaient su inspirer, qu'une connaissance personnelle avait augmentée, et que je souhaite vraiment de perpétuer par des assurances et témoignages réitérés d'une amitié sincère, avec laquelle serai toujours



de Monsieur mon frère et cousin

le très-affectionné frère et cousin,
Joseph.

PROJET DE CONVENTION QUI S'EST TROUVÉ JOINT A LA LETTRE.

Sa Majesté l'Impératrice-Reine apostolique et Sa Majesté le roi de Prusse ont vu avec une vraie peine que les affaires de la succession de Bavière prenaient une tournure si critique et si embarrassante, que non seulement il y avait tout à craindre présentement pour la tranquillité de l'Allemagne, mais qu'aussi on devait appréhender dans l'avenir les suites les plus fâcheuses de conjonctures de la même espèce.

Et Leursdites Majestés étant animées l'une et l'autre du désir sincère d'écarter, pour autant que possible, tout ce qui pourrait altérer la bonne intelligence et l'amitié qui subsistent entre elles, ainsi que le repos général de l'empire germanique, elles sont entrées à ce sujet dans un concert amiable; et sur les éclaircissements et assurances

<207>donnés, d'une part, par Sa Majesté l'Impératrice-Reine, et suivis, de l'autre, des déclarations amicales de Sa Majesté le roi de Prusse, elles ont, dans cet esprit de conciliation, chargé leurs ministres respectifs, munis de leurs pleins pouvoirs, de conclure et arrêter une convention de la teneur suivante.

1o Reconnaît Sa Majesté Prussienne la validité de la convention faite le 3 janvier de l'année courante entre Sa Majesté l'Impératrice-Reine apostolique et Son Altesse Sérénissime Électorale palatine, ainsi que la légitimité de l'état de possession des districts de la Bavière occupés en conséquence par Sa Majesté Impériale apostolique.

2o Et attendu que, dans cette convention, les deux parties contractantes se sont expressément réservé la faculté de faire entre elles une convention ultérieure sur l'échange à régler d'après les convenances réciproques, soit des districts qui sont tombés en partage à Sa Majesté Impériale et apostolique et à la maison d'Autriche, soit de la totalité du pays, ou seulement de quelques parties; promet Sa Majesté Prussienne de laisser exécuter paisiblement les échanges en question, bien entendu néanmoins que les acquisitions à faire ne puissent porter sur aucun pays immédiatement limitrophe aux États actuels de Sa Majesté Prussienne.

3o En revanche reconnaît Sa Majesté Impériale et apostolique, d'avance, la validité de l'incorporation des pays d'Ansbach et Baireuth à la primogéniture de l'électorat de Brandebourg, et promet, de son côté,

4o De laisser consommer paisiblement tout échange qui pourrait être fait de ces pays d'après les convenances de Sa Majesté Prussienne, bien entendu néanmoins que les acquisitions à faire ne puissent porter sur aucun pays immédiatement limitrophe aux États actuels de Sa Majesté l'Impératrice, reine de Hongrie et de Bohême.

<208>

II. RÉPONSE DE LA PROPRE MAIN DU ROI A L'EMPEREUR.

De Schönwalde, le 14 avril 1778.



Monsieur mon frère,

J'ai reçu avec toute la satisfaction possible la lettre que Votre Majesté Impériale a eu la bonté de m'écrire. Je n'ai ni ministre ni scribe avec moi; ainsi Votre Majesté Impériale voudra bien se contenter de la réponse d'un vieux soldat qui lui écrit avec probité et avec franchise sur un des sujets les plus importants que la politique ait fournis depuis longtemps. Personne plus que moi ne désire de maintenir la paix et la bonne harmonie entre les puissances de l'Europe; mais il y a des bornes à tout, et il se trouve des cas si épineux, que la bonne volonté ne suffit pas seule pour maintenir les choses dans le repos et la tranquillité. Que Votre Majesté me permette de lui exposer nettement l'état de la question de nos affaires actuelles. Il s'agit de savoir si un empereur peut disposer selon sa volonté des fiefs de l'Empire. Si l'on prend l'affirmative, tous ces fiefs deviennent des timars,208-a qui ne sont qu'à vie, et dont le sultan dispose après la mort du possesseur. Or, c'est ce qui est contraire aux lois, aux coutumes et aux usages de l'empire romain. Aucun prince n'y donnera les mains; chacun provoquera sur le droit féodal, qui assure ces possessions à ses descendants, et personne ne consentira à cimenter lui-même le pouvoir d'un despote qui tôt ou tard le dépouillera, lui et ses enfants, de ses possessions immémoriales. Voilà donc ce qui a fait crier tout le corps germanique contre la façon violente dont la Bavière vient d'être envahie. Moi, comme membre de l'Empire, et comme ayant rappelé la paix de Westphalie par le traité de Hubertsbourg, je me trouve direc<209>tement engagé à soutenir les immunités, les libertés et les droits du corps germanique, les capitulations impériales, par lesquelles on limite le pouvoir du chef de l'Empire afin de prévenir les abus qu'il pourrait faire de sa prééminence. Voilà, Sire, au vrai, l'état des choses. Mon intérêt personnel n'y est pour rien; mais je suis persuadé que Votre Majesté me regarderait elle-même comme un homme lâche et indigne de son estime, si je sacrifiais bassement les droits, immunités et priviléges que les électeurs et moi avons reçus de nos ancêtres. Je continue à lui parler avec la même franchise. J'aime et j'honore sa personne. Il me sera certainement dur de combattre contre un prince doué d'excellentes qualités, et que j'estime personnellement. Voici donc, selon mes faibles lumières, des idées que je soumets aux vues supérieures de Votre Majesté Impériale.

Je confesse que la Bavière, selon le droit de convenance, peut convenir à la maison impériale; mais comme, d'ailleurs, tout autre droit lui est contraire dans cette possession, ne pourrait-on pas, par des équivalents, satisfaire le duc de Deux-Ponts? Ne pourrait-on pas trouver de quoi indemniser l'électeur de Saxe sur les alleux de la succession de Bavière? Les Saxons font monter leurs prétentions à trente-sept millions de florins; mais ils en rabattraient bien quelque chose en faveur de la paix. C'est, Sire, à de telles propositions, en n'oubliant pas le duc de Mecklenbourg, que Votre Majesté Impériale me verrait concourir avec joie, parce qu'elles seraient conformes à ce que demandent mes devoirs et la place que j'occupe.

J'assure à Votre Majesté que je ne m'expliquerais pas avec mon frère avec plus de franchise que j'ai l'honneur de lui parler. Je la prie de faire ses réflexions sur tout ce que je prends la liberté de lui représenter; car voilà le fait dont il s'agit. La succession d'Ansbach y est tout à fait étrangère. Nos droits sont si légitimes, que personne ne peut nous les rendre litigieux. C'est ce van Swieten qui m'en parla, il y a, je crois, quatre à six ans, et qui me dit que la cour impériale<210> serait bien aise s'il y avait quelque troc à proposer, parce que j'ôterais à sa cour la supériorité des voix dans le cercle de Franconie, et qu'on ne voudrait pas de mon voisinage près d'Éger en Bohême. Je lui répondis qu'on pouvait se tranquilliser encore, parce que le margrave d'Ansbach se portait bien, et qu'il y avait tout à parier qu'il me survivrait. Voilà tout ce qui s'est passé sur cette matière, et Votre Majesté Impériale peut être persuadée que je lui dis la vérité. Quant au dernier mémoire que j'ai reçu du prince Kaunitz, ledit prince paraît avoir eu de l'humeur en le dressant. La réponse ne pourra arriver ici qu'en huit jours. J'oppose mon flegme à ses vivacités, et j'attends surtout ce que Votre Majesté Impériale aura la bonté de décider sur les sincères représentations que je prends la liberté de lui faire, étant avec la plus haute estime et avec la plus haute considération,



Monsieur mon frère,

de Votre Majesté Impériale
le bon frère et cousin,
Federic.

S'il m'est arrivé de manquer au cérémonial, j'en fais mes excuses à Votre Majesté Impériale; mais, foi d'honneur, à quarante milles à la ronde il n'y a personne qui pourrait m'instruire.

<211>

III. LETTRE DE LA PROPRE MAIN DE L'EMPEREUR, ADRESSÉE AU ROI.

De Littau, le 16 avril 1778.



Monsieur mon frère,

Dans ce moment je viens de recevoir sa lettre. Je vois Votre Majesté dans une erreur de fait, et qui change entièrement sa longue tirade, mais surtout la question; cela m'engage donc, pour le bien de l'humanité, à la lui éclaircir par cette lettre. Dans tout ce qui s'est fait en Bavière, ce n'est point l'Empereur qui a agi, mais l'électeur de Bohême et l'archiduc d'Autriche, qui, comme coétat, a fait reconnaître ses droits, et s'est arrangé, par une convention libre et amicale, avec son coétat et voisin, l'Électeur palatin, devenu seul héritier des États de la Bavière. Le droit de s'entendre et arranger avec son voisin sans l'aveu d'un tiers a toujours paru jusqu'à présent un droit incontestable à quiconque n'est pas dépendant, et par conséquent tous les princes de l'Empire l'ont toujours exercé de droit et de fait.

Quant aux prétentions sur l'allodial de la cour de Saxe et du duc de Mecklenbourg, dont elle veut bien me parler, il me paraît que c'est une affaire litigieuse à décider devant qui il compète, ou à arranger uniquement avec l'héritier, qui est l'Électeur palatin, selon les pactes de famille.

Pour Sa Majesté l'Impératrice-Reine, je crois pouvoir assurer que le droit de regrédience dont elle a touché quelque chose dans la réponse qu'elle a donnée, elle pourra même ne plus le faire valoir, en faveur des autres héritiers allodiaux et pour leur faire plaisir.

<212>Pour le duc de Deux-Ponts, il est prouvé qu'il n'a aucun droit, tant que l'Électeur palatin existe, et il lui est libre d'accéder ou non à la convention qui s'est faite; et quoiqu'il ait autorisé préalablement l'Électeur à s'arranger en son nom et au nom de tous ses héritiers avec Sa Majesté l'Impératrice sur la succession de Bavière, ses droits resteront néanmoins intacts, et Sa Majesté ne se croira point obligée vis-à-vis de lui à sa convention, et par conséquent dans le cas de faire de nouveaux arrangements, ou de procéder par la voie légale que son bon droit lui donne vis-à-vis du duc de Deux-Ponts, lorsqu'il sera dans le cas de succéder à l'Électeur palatin.

Par les raisons ci-alléguées, qui sont toutes des faits prouvés, je crois que Votre Majesté sera convaincue entièrement que le mot de despotisme dont elle se sert, et que j'abhorre pour le moins autant qu'elle, est de trop, et que l'Empereur n'a fait autre chose, dans toute cette occurrence, que de promettre à un chacun qui se plaindra à lui en bonne forme et lui fera connaître ses droits, de lui administrer prompte justice, tout comme Sa Majesté l'Impératrice-Reine n'a fait que faire valoir ses droits et les constater par une convention libre; et elle saura par conséquent, avec tous les moyens qu'elle a, défendre ses possessions. Voilà le vrai état de la question, qui se réduit à savoir si quelque loi d'Empire empêche un électeur de faire avec son voisin un arrangement et une convention sans l'intervention des autres, qui leur convient mutuellement, ou non. J'attendrai avec tranquillité ce qu'il lui plaira de me répondre ou de faire. J'ai appris tant de choses vraiment utiles déjà de Votre Majesté, que si je n'étais pas citoyen, et que quelques millions d'êtres qui par là en souffriraient cruellement, ne me touchassent, je lui dirais presque que je ne serais pas fâché qu'elle m'apprît encore à être général. Néanmoins elle peut compter que le maintien de la paix, et surtout avec elle, que j'honore et aime vraiment, est mon sincère désir, et que quatre cent mille braves gens ne devraient point être employés à s'égorger mutuellement, et cela<213> pourquoi? et à quoi bon? et sans en prévoir surtout de part ni d'autre des fruits qui les puissent valoir. Voilà mes sincères réflexions; j'ose les communiquer à Votre Majesté avec toute la cordialité et franchise possible, étant avec la plus haute et parfaite considération,



Monsieur mon frère,

de Votre Majesté
le bon frère et cousin,
Joseph.

IV. LETTRE DE LA PROPRE MAIN DU ROI A L'EMPEREUR.

De Schönwalde, le 18 avril 1778.



Monsieur mon frère,

Les marques d'amitié que Votre Majesté Impériale daigne me donner, me sont d'un prix inestimable, car certainement personne ne la considère, et, si elle me permet de le dire, n'aime plus sa personne que je le fais. Si des causes imprévues donnent lieu à des diversités d'opinions sur des matières politiques, cela n'altère en rien les sentiments que mon cœur lui a voués. Puis donc que Votre Majesté Impériale veut que je lui parle avec ma franchise ordinaire sur les matières épineuses qui sont maintenant l'objet principal de nos occupations, je suis prêt à la satisfaire, à condition toutefois qu'elle aura la même indulgence pour ma sincérité qu'elle a bien voulu avoir jusqu'ici. Je la prie d'avance de ne pas croire que, séduit par une folle ambition, j'aie la démence de vouloir m'ériger en arbitre des souverains. Les passions vives sont amorties et ne sont pas de saison à mon âge, et ma raison a su prescrire des bornes à la sphère de mon activité. Si<214> je m'intéresse aux événements récents de la Bavière, c'est que cette affaire est compliquée avec l'intérêt de tous les princes de l'Empire, au nombre desquels je suis compté. Qu'ai-je donc fait? J'ai examiné les lois, les constitutions germaniques, l'article de la paix de Westphalie relatif à la Bavière, et j'ai comparé le tout à l'événement qui vient d'arriver, pour voir si ces lois et ces traités pouvaient se concilier avec cette prise de possession; et je confesse qu'au lieu des rapports que je désirais d'y trouver, je n'ai rencontré que des contradictions.

Pour en détailler plus clairement mes remarques à Votre Majesté Impériale, qu'elle agrée que je me serve d'une comparaison. Je suppose donc que la branche des landgraves de Hesse à présent régnante fût sur le point de s'éteindre, et que l'électeur de Hanovre, par un traité signé avec le dernier de ces princes, s'emparât de la Hesse sous prétexte de son consentement : les princes de Rheinfels, qui sont de la même famille, réclameraient sans doute cet héritage, parce qu'un possesseur de fief n'en est que l'usufruitier, et que, selon toutes les lois féodales, il ne peut transiger ni disposer de ses possessions sans le consentement des agnats, c'est-à-dire, des princes de Rheinfels; et devant tous les tribunaux de justice, l'électeur de Hanovre serait repris de s'être mis par les armes en possession d'un bien litigieux, et il perdrait sa cause avec dépens. Autre est le cas de succession d'une famille éteinte, de laquelle les héritiers ont droit de prendre possession, ainsi qu'il s'est fait en Saxe à la mort des ducs de Mersebourg, de Naumbourg et de Zeitz. Telles ont été jusqu'ici les lois et les coutumes du Saint-Empire romain.

J'en viens actuellement au droit de regrédience dont il est fait mention dans le manifeste que la cour impériale a publié. Je me souviens encore qu'en l'année 1740, le roi de Pologne fit valoir ce droit pour autoriser les prétentions qu'il formait sur la Bohême, du chef de la reine son épouse, et je me rappelle que les ministres autrichiens<215> d'alors réfutèrent vivement les arguments que les ministres de Saxe déduisaient de ce droit, que ceux d'Autriche persévérèrent constamment à trouver invalide et inadmissible. Or, se peut-il qu'un droit soit mauvais en un temps, et devienne bon dans un autre? J'avoue à Votre Majesté Impériale qu'il me paraît que cela implique contradiction. Votre Majesté Impériale ajoute dans sa lettre, à l'égard du prince de Deux-Ponts, qu'on pourrait s'accommoder avec lui à la mort de l'électeur de Bavière; elle m'enhardit assez pour que j'ajoute, Et pourquoi pas à présent? Car effectivement ce serait conserver les germes de nouveaux troubles et de nouvelles divisions, quand rien n'empêche de les prévenir dès à présent. Qu'elle ne trouve pas mauvais que j'ajoute encore un mot à l'égard de l'électeur de Saxe, qu'on veut assigner à l'Électeur palatin : mais il faudrait donc achever de dépouiller ce dernier, si l'on voulait satisfaire l'autre. Ne trouverait-on donc pas d'autres expédients pour le contenter? Je crois que la chose en vaudrait la peine; il faudrait les articuler, ces expédients; ils serviraient de points fixes sur lesquels on pourrait négocier.

Enfin, Sire, puisque Votre Majesté Impériale m'enhardit, puisqu'elle souffre qu'on lui dise la vérité, puisqu'elle est si digne de l'entendre, elle ne désapprouvera pas qu'en lui ouvrant mon cœur, je jette en avant quelques idées qui peuvent servir de matière de conciliation. Je crois toutefois qu'une discussion de cette nature exige d'être traitée par des ministres. C'est à elle à décider si elle veut charger de ses ordres à ce sujet le comte de Cobenzl, ou qui elle jugera à propos de nommer, pour accélérer un ouvrage aussi avantageux à l'humanité. Je confesse que c'est un chaos difficile à débrouiller; mais les difficultés doivent plutôt encourager que rebuter. Si on ne peut les vaincre, l'humanité exige au moins qu'on l'essaye, et si l'on veut sincèrement la paix, il faut la cimenter d'une façon durable. Que Votre Majesté soit persuadée que, d'ailleurs, je ne confonds jamais les affaires et sa personne. Elle a la bonté de me badiner. Non, Sire, vous n'avez pas<216> besoin de maître. Vous jouerez tel rôle que vous voudrez, parce que le ciel vous a doué des plus rares talents. Qu'elle se rappelle que Lucullus n'avait jamais commandé d'armée quand le sénat romain l'envoya dans le Pont. A peine y fut-il arrivé, que, pour son coup d'essai, il battit Mithridate. Que Votre Majesté Impériale remporte des victoires, je serai le premier à l'applaudir; mais j'ajoute que ce ne soit pas contre moi. Je suis avec tous les sentiments de la plus parfaite estime et de la plus haute considération,



Monsieur mon frère,

de Votre Majesté Impériale
le bon frère et cousin,
Federic.

V. LETTRE DE L'EMPEREUR.

De Königingrätz, le 19 avril 1778.



Monsieur mon frère,

La lettre amicale que Votre Majesté vient de m'écrire, me touche sensiblement, et si la haute considération et, j'ose le dire, vraie amitié que j'ai toujours eue pour sa personne, pouvait augmenter, certainement qu'elle serait bien faite pour cela. Je vais donner part à Sa Majesté l'Impératrice-Reine des intentions remplies d'humanité qu'elle contient, et qui sont dignes d'un aussi grand homme qu'elle. Je puis d'avance l'assurer que Sa Majesté a déjà donné et donnera encore à Cobenzl les instructions nécessaires pour recevoir et se prêter à toutes les propositions conciliatoires qui seront décentes et possibles, tant à ce que Sa Majesté se doit à elle-même qu'à son État, afin d'éloigner, tant pour ce moment que pour les occasions à venir, le fléau de la<217> guerre entre nos Etats respectifs. Quelque difficile que cela paraisse, si l'on veut bien, cela pourra réussir, et nous aurons par là acquis tous deux une gloire bien plus réelle que ne seraient toutes les victoires; et les bénédictions de tous nos sujets, la conservation de tant d'hommes, seront les plus beaux trophées qu'on pourrait acquérir; et il n'appartient à en sentir la valeur qu'à ceux qui, comme elle, apprécient le prix de rendre les hommes heureux.

Votre Majesté, en me parlant des moyens pour conserver la paix, paraît vouloir faire la guerre à ma raison par les compliments trop flatteurs qu'elle me fait, et qui devraient me tourner la tête, si je ne connaissais tout ce qui me manque en expérience et talents. Éloigné de toute vanité et du plaisir d'être prôné, par caractère, je lui avouerai néanmoins que je ne puis être insensible à l'estime et à l'approbation d'un bon juge comme elle. Je la prie de vouloir bien être persuadée des sentiments de la plus haute et parfaite considération et sincère amitié que je lui ai voués personnellement pour la vie, étant,



Monsieur mon frère,

de Votre Majesté
le bon frère et cousin,
Joseph.

VI. LETTRE DE LA PROPRE MAIN DU ROI A L'EMPEREUR.

De Schönwalde, le 20 avril 1778.



Monsieur mon frère,

Rien ne peut être plus glorieux pour Votre Majesté Impériale que la résolution qu'elle daigne prendre d'essayer à conjurer l'orage qui se prépare, et qui menace tant de peuples innocents. Les succès, Sire,<218> que les plus illustres guerriers ont sur leurs ennemis, se partagent entre bien des têtes, qui, par leur valeur et leur conduite, y concourent. Mais les bienfaits des souverains envers l'humanité leur sont uniquement attribués, parce qu'ils tiennent à la bonté de leur caractère, comme à l'élévation de leur génie. Il n'est aucune espèce de réputation à laquelle Votre Majesté Impériale n'ait droit de prétendre, soit que ce soient des traits de valeur, soit que ce soient des actes de modération. Je la crois également capable des uns comme des autres, et Votre Majesté Impériale peut être persuadée que j'agirai rondement, et me prêterai de bonne foi à tous les moyens de conciliation que l'on pourra proposer, d'une part, pour prévenir l'effusion de sang innocent, et de l'autre, Sire, par les sentiments d'admiration que j'ai pour votre personne, et dont les profondes impressions ne s'effaceront jamais de mon cœur. Que Votre Majesté Impériale soit persuadée que si je me suis hasardé à lui ouvrir les sentiments que j'ai pour sa personne, c'est l'expression pure et simple de la vérité. L'on m'accuse d'être plus sincère que flatteur, et je suis incapable de dire ce que je ne pense pas. C'est en attendant ce qu'il plaira à Votre Majesté Impériale de régler pour l'importante négociation dont il s'agit, que je la prie de me croire, avec tous les sentiments de la plus parfaite estime et de la plus haute considération,



Monsieur mon frère,

de Votre Majesté Impériale
le bon frère et cousin,
Federic.

<219>

VII. COPIE DE LA LETTRE DU MINISTRE DE RUSSIE A VIENNE, LE PRINCE DE GALIZIN, AU ROI.

Vienne, le 12 juillet 1778.



Sire,

Sa Majesté l'Impératrice-Reine m'a confié la résolution qu'elle vient de prendre de dépêcher vers Votre Majesté l'envoyé M. Thugut, chargé d'une lettre pour elle, ainsi que d'ouvertures tendantes à arrêter les progrès de la mésintelligence survenue entre les deux cours. Elle m'a requis de le munir d'un passe-port sous le nom de quelqu'un qui est attaché au service de mon auguste souveraine, ainsi que d'une lettre pour Votre Majesté.

J'ai d'autant moins hésité de me rendre à ses ordres et à sa volonté, que je suppose que la commission dont M. Thugut est chargé, sera agréable à Votre Majesté.

Rien n'égalerait mon bonheur, si, après avoir servi d'instrument à acheminer l'action la plus héroïque du règne de Votre Majesté, celle de rendre la paix à l'Allemagne, à la tête de ses puissantes armées, j'osais encore me flatter que Votre Majesté daignera agréer les hommages que je porte à cette occasion à ses pieds, et les sentiments du plus profond respect avec lequel je suis,



Sire,

de Votre Majesté
le très-humble, très-obéissant et
très-soumis serviteur,
Démétri prince Galizin.

<220>

VIII. RÉPONSE DE SA MAJESTÉ AU PRINCE DE GALIZIN A VIENNE.

Du camp devant Jaromircz, le 17 juillet 1778.



Monsieur le prince de Galizin,

Indépendamment de ce que la dernière négociation avec la cour de Vienne a été rompue, je ne suis pas si éloigné de la paix, que, si la cour de Vienne voulait faire des propositions acceptables et qui puissent se concilier avec le maintien du système du corps germanique, je ne fusse toujours très-disposé à les recevoir; et si M. Thugut est chargé de quelque proposition, je ne saurais me refuser, au bien de l'humanité, de l'entendre et de faire un dernier effort pour concilier ces troubles. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait, Monsieur le prince de Galizin, en sa sainte et digne garde.

IX. COPIE DE LA LETTRE DE SA MAJESTÉ L'IMPÉRATRICE-REINE, ENVOYÉE PAR LE SIEUR THUGUT.



Monsieur mon frère et cousin,

Par le rappel du baron Riedesel et par l'entrée des troupes de Votre Majesté en Bohême, je vois avec une extrême sensibilité l'éclat d'une nouvelle guerre. Mon âge et mes sentiments pour la conservation de la paix sont connus de tout le monde, et je ne saurais lui en donner une preuve plus réelle que par la démarche que je fais. Mon cœur maternel est justement alarmé de voir à l'armée deux de mes fils et<221> un beau-fils chéri.221-a Je fais ce pas sans en avoir prévenu l'Empereur mon fils; et je lui demande même pour tout le monde le secret, quel qu'en soit le succès. Mes vœux tendent à faire renouer et terminer la négociation dirigée jusqu'à cette heure par Sa Majesté l'Empereur, et rompue à mon plus grand regret. C'est le baron Thugut, muni d'instructions et d'un plein pouvoir, qui lui remettra celle-ci en main propre. Souhaitant ardemment qu'elle puisse remplir nos vœux conformément à notre dignité et satisfaction, je la prie de vouloir répondre avec les mêmes sentiments aux vifs désirs que j'ai de rétablir notre bonne intelligence pour toujours, pour le bien du genre humain et même de nos familles, étant



de Votre Majesté

bonne sœur et cousine.
Marie-Thérèse.

COPIE D'UN POST-SCRIPTUM A LA LETTRE CI-DESSUS DE L'IMPÉRATRICE-REINE.

Ce 12.

C'est dans ce moment qu'arrivent les nouvelles du 8 et du 9 de l'armée, qui m'annoncent son arrivée vis-à-vis de nous. Je m'empresse d'autant plus à expédier celui-ci, crainte de quelques accidents qui changeraient la situation présente. Je compte, après le départ de Thugut, expédier un courrier à l'Empereur pour la lui marquer sans entrer en détail, pour empêcher par là peut-être quelques pas précipités, ce que je souhaite de bon cœur. Je suis



de Votre Majesté

bonne sœur et cousine,
Marie-Thérèse.

<222>

X. COPIE DU PLEIN POUVOIR DE LA PROPRE MAIN DE L'IMPÉRATRICE-REINE, DONT L'ORIGINAL A ÉTÉ RENDU, PAR ORDRE DU ROI, AU SIEUR THUGUT, A WELSDORF, LE 17 JUILLET 1778.

Plein pouvoir pour le baron de Thugut, afin de conclure avec Sa Majesté le roi de Prusse une convention, selon mes intentions, que je lui ai confiées.

Le 12 juillet 1778.

Marie-Thérèse.

XI. COPIE DES PROPOSITIONS DE SA MAJESTÉ L'IMPÉRATRICE-REINE.

I.

L'Impératrice gardera de ses possessions actuelles en Bavière une étendue de pays d'un million de revenus, et rendra le reste à l'Électeur palatin.

II.

Elle conviendra incessamment avec l'Électeur palatin d'un échange à faire de gré à gré de ces possessions contre quelque autre partie de la Bavière, dont le revenu n'ira pas au delà d'un million, et qui n'avoisinera pas Ratisbonne, ni n'aura l'inconvénient de couper la Bavière en deux, comme les possessions actuelles.

<223>III.

Elle réunira ses bons offices à ceux de Sa Majesté le roi de Prusse, pour ménager sans délai un arrangement juste et équitable entre l'Électeur palatin et l'électeur de Saxe, relativement aux prétentions de ce dernier sur l'alleu de Bavière.

COPIE DES ADDITIONS DU ROI AUX PROPOSITIONS CI-DESSUS.

IV.

L'Impératrice ne voudra-t-elle pas relâcher de ses droits sur quelques fiefs de la Saxe, dont elle prétend la suzeraineté en qualité de reine de Bohême?

V.

Ne pourra-t-on pas accommoder le duc de Mecklenbourg par quelque petit fief de l'Empire?

VI.

Est-ce que l'on conviendra encore de régler la succession de Baireuth et d'Ansbach selon qu'on l'avait stipulé dans le traité, en y ajoutant que l'électeur de Saxe se fera rendre l'hommage éventuel des deux margraviats, et que le roi de Prusse recevra également l'hommage de la Lusace?

VII.

Lèvera-t-on le blocus de la ville de Ratisbonne, où la diète de l'Empire est rassemblée?

Voilà à peu près des points dont il faudrait convenir pour pouvoir signer des préliminaires.

<224>

XII. COPIE DE LA RÉPONSE DU ROI A LA LETTRE CI-DESSUS.

Ce 17 juillet 1778.



Madame ma sœur,

Monsieur Thugut m'a rendu la lettre dont Votre Majesté Impériale et Royale a voulu le charger pour moi. Personne ne le connaît ici, ni ne saura qu'il y a été. Il était digne du caractère de Votre Majesté Impériale et Royale de donner des marques de magnanimité et de modération dans une affaire litigieuse, après avoir soutenu la succession de ses pères avec une fermeté héroïque. Le tendre attachement que Votre Majesté Impériale marque pour l'Empereur son fils et pour des princes remplis de mérite, doit lui attirer les applaudissements de toutes les âmes sensibles, et cela augmente, s'il se peut, la haute considération que j'ai pour sa personne sacrée. M. de Thugut a minuté quelques points pour servir de base à une suspension d'armes. J'ai dû y ajouter quelques articles, mais dont en partie l'on était déjà convenu, et d'autres qui, je crois, ne rencontreront guère des difficultés. En attendant, madame, que la réponse arrive, je ménagerai si bien mes démarches, que Votre Majesté Impériale n'aura rien à craindre pour son sang et pour un empereur que j'aime et que je considère, quoique nous soyons dans des principes différents à l'égard des affaires d'Allemagne. M. Thugut va partir incessamment pour Vienne, et je crois que dans six ou sept jours il pourra être de retour. En attendant, je fais venir des ministres pour mettre la dernière main à cette négociation, au cas que Votre Majesté Impériale et Royale<225> daigne agréer quelques articles nécessaires que j'ai ajoutés pour que les préliminaires puissent être signés. Je suis avec la plus haute considération,



Madame ma sœur,

de Votre Majesté Impériale et Royale le bon frère et cousin, Federic.

XIII. COPIE D'UNE SECONDE LETTRE DE SA MAJESTÉ L'IMPÉRATRICE-REINE, ENVOYÉE SOUS SIMPLE COUVERT DU PRINCE GALIZIN, SANS LETTRE DE CE MINISTRE.

Ce 22 juillet 1778.



Monsieur mon frère et cousin,

Thugut est arrivé hier fort tard, et m'a remis la lettre de Votre Majesté, du 17 de ce mois. J'y ai vu à ma grande satisfaction ses sentiments conformes aux miens pour la paix, et tout ce qu'elle veut me dire d'obligeant. Ayant informé l'Empereur de l'expédition de Thugut, je vais lui communiquer tout de suite ce qu'il m'a rapporté. Je m'empresserai, dès que je serai en état, de lui donner tous les éclaircissements qu'elle me demande. En attendant, je suis avec toute l'estime,



Monsieur mon frère et cousin,

bonne sœur et cousine,
Marie-Thérèse.

<226>

XIV. COPIE DE LA RÉPONSE DU ROI A LA LETTRE CI-DESSUS.

Ce 25 juillet 1778.



Madame ma sœur,

La lettre que Votre Majesté Impériale et Royale a eu la bonté de m'écrire, m'est bien parvenue. J'attendrai, madame, ce qu'elle et son auguste fils jugeront à propos de décider sur la situation actuelle des affaires, et je dois prévoir des suites heureuses de leur sagesse et de leur modération. Je réitère encore à Votre Majesté Impériale et Royale l'assurance que je lui ai donnée précédemment, que je compasserai si bien mes démarches, qu'elle pourra être sans inquiétude sur le sort des personnes qui, à bon droit, lui sont chères et précieuses. Rien de décisif ne se passera avant, madame, que Votre Majesté Impériale et Royale n'ait jugé à propos de me faire tenir sa réponse. Je suis avec toute l'admiration et la plus haute considération,



Madame ma sœur,

de Votre Majesté Impériale et Royale
le bon frère et cousin,
Federic.

<227>

XV. COPIE D'UNE LETTRE DU ROI A SA MAJESTÉ L'IMPÉRATRICE-REINE.

Ce 28 juillet 1778.



Madame ma sœur,

Quelque éloignement que j'aie d'importuner Votre Majesté Impériale et Royale par mes lettres, j'ai cru cependant devoir, dans les conjonctures actuelles, lui présenter quelques idées qui me sont venues touchant la pacification générale de l'Allemagne. Je les ai crues les plus propres à concilier promptement les démêlés actuels. Je les soumets aux lumières supérieures de Votre Majesté Impériale, la priant, supposé même qu'elle ne dût pas les agréer, de les attribuer uniquement à la sincérité avec laquelle j'entre dans ses vues pacifiques, et au désir de sauver tant de peuples innocents des malheurs et des fléaux que la guerre attire inévitablement après elle. Je suis avec les sentiments de la plus haute considération,



Madame ma sœur,

de Votre Majesté Impériale et Royale
le bon frère et cousin,
Federic.

COPIE DES PROPOSITIONS ANNEXÉES A LA LETTRE CI-DESSUS POUR UN NOUVEAU PLAN GÉNÉRAL DE CONCILIATION.

1o Sa Majesté l'Impératrice-Reine restituera à l'Électeur palatin tout ce qu'elle a occupé en Bavière et dans le Haut-Palatinat. Ce prince lui cédera en retour le district de Burghausen depuis Passau

<228>le long de l'Inn jusqu'au confluent de la Salza, et le long de la Salza jusqu'aux frontières de Salzbourg, près de Wildshut; le reste du district de Burghausen, ainsi que la rivière de l'Inn, devant rester à la maison palatine. Par ce moyen, la cour de Vienne obtiendrait sans contestation une province grande et fertile, qui arrondirait si bien l'Autriche, qui est bordée d'une belle rivière, et qui contient la forteresse de Scharding avec d'autres villes considérables. La Bavière ne serait pas coupée en deux, et la ville de Ratisbonne, ainsi que la diète, resterait libre.

2o Si la cour de Vienne avait de la répugnance à indemniser la maison palatine par quelques cessions en pays, elle pourrait le faire en quelque façon, quoique d'une manière nullement proportionnée à cette cession, en renonçant à ses féodalités, ou droits de suzeraineté, dans le Haut-Palatinat et en Saxe, et en payant un million d'écus à l'électeur de Saxe. Par ces deux derniers articles, la cour de Vienne satisferait l'électeur de Saxe sur ses prétentions allodiales, à la place de l'Électeur palatin, libérerait celui-ci de cette obligation, et indemniserait en quelque façon la maison palatine de la perte du district de Burghausen. On pourrait ajouter, pour la satisfaction de l'électeur de Saxe, la petite principauté de Mindelheim, comme un franc-alleu, et le petit district de Rothenberg, appartenant au Haut-Palatinat, mais enclavé dans le territoire de Nuremberg. Toutes les considérations d'équité, d'honneur et d'intérêt exigent que l'échange des districts occupés en Bavière, la satisfaction de la maison palatine et de celle de Saxe, en général l'arrangement de la succession de Bavière, ne soient pas renvoyés à une négociation et discussion particulière, mais qu'on règle le tout dès à présent, avec la concurrence de Sa Majesté le roi de Prusse, comme ami et allié de ces deux maisons. On pourrait leur proposer ce plan et les inviter à y accéder, dès que Leurs Majestés Impériales en seraient d'accord avec Sa Majesté le roi<229> de Prusse; et on a tout lieu d'espérer qu'elles ne s'y refuseront pas, vu la nature du plan et des circonstances.

3o Dès que la succession de Bavière serait ainsi arrangée, Sa Majesté Impériale, ainsi que l'électeur de Saxe, renonceraient à toutes prétentions ultérieures sur la Bavière et le Haut-Palatinat, et on assurerait expressément la succession de ces deux pays sans exception aux princes palatins de Deux-Ponts, après l'extinction de la ligne présente de Sulzbach.

4o Les fiefs devenus vacants à l'Empire par la mort du dernier électeur de Bavière seraient conférés à l'Électeur palatin, et après lui à la ligne de Deux-Ponts.

5o Sa Majesté l'Empereur voudra bien conférer un de ces petits fiefs aux ducs de Mecklenbourg, ou bien leur donner le privilége de non appellando dans tout leur duché, pour les indemniser de leurs prétentions sur une partie du landgraviat de Leuchtenberg.

6o Leurs Majestés l'Empereur et l'Impératrice-Reine voudront bien renoncer aux droits de féodalité, ou autres, que la couronne de Bohême pourrait avoir dans les pays d'Ansbach et Baireuth, et s'engager à ne jamais mettre aucune opposition à ce que les pays d'Ansbach et Baireuth puissent être incorporés à la primogéniture de l'électorat de Brandebourg. Si Sa Majesté le roi de Prusse et l'électeur de Saxe pouvaient convenir de faire un échange des pays d'Ansbach et Baireuth contre les margraviats de la Haute et Basse-Lusace, et de quelques autres districts selon leur convenance, Leurs Majestés Impériales et Royales n'y seraient aucunement contraires, et elles renonceraient plutôt, dans le cas existant, à tout droit de féodalité, de réversion, d'achat, ou autres droits qu'elles pourraient avoir sur la Lusace entière, ou sur quelques parties de ce pays, de sorte que Sa Majesté le roi de Prusse et ses héritiers et successeurs puissent posséder ce pays libre de toutes prétentions de la part de la maison d'Autriche.

<230>Ce plan paraît conforme à l'équité, aux circonstances, et au plus grand avantage de la maison d'Autriche. Si l'on pouvait s'accorder là-dessus, il ne serait pas difficile de le rédiger en forme d'articles préliminaires ou de traité définitif.

XVI. COPIE D'UNE TROISIÈME LETTRE DE SA MAJESTÉ L'IMPÉRATRICE-REINE.

Ce 1er d'août.



Monsieur mon frère et cousin,

Le baron Thugut allait partir pour se rendre auprès de Votre Majesté, lorsqu'il me parvint sa lettre du 28 de juillet, accompagnée d'un nouveau plan général de conciliation. Je l'avais chargé de tous ces éclaircissements qu'elle aurait pu souhaiter, et des propositions réciproques de ma part qui me paraissaient pouvoir amener un arrangement entre nous. Mais celles que Votre Majesté vient de me faire à mon grand regret, changent si fort l'état des choses, qu'il n'est pas possible que je puisse lui en dire ma pensée tout de suite. Je tâcherai de le faire le plus tôt que possible, et c'est pour l'en prévenir que je lui adresse la présente, en la priant d'être persuadée de la considération que je suis,



Monsieur mon frère et cousin,

de Votre Majesté
bonne sœur et cousine,
Marie-Thérèse.

<231>

XVII. COPIE DE LA RÉPONSE DU ROI A LA LETTRE CI-DESSUS.

Ce 5 d'août 1778.



Madame ma sœur et cousine,

Je viens de recevoir la lettre que Votre Majesté Impériale et Royale a eu la bonté de m'écrire. Je sens, madame, que des choses de cette importance demandent une mûre délibération. J'attendrai donc avec patience les résolutions que Votre Majesté Impériale et Royale aura prises, et qu'elle daignera me communiquer par M. de Thugut, en l'assurant des sentiments de la plus haute considération avec lesquels je suis à jamais,



Madame ma sœur et cousine,

de Votre Majesté Impériale et Royale
le bon frère et cousin,
Federic.

<232>

XVIII. COPIE D'UNE QUATRIÈME LETTRE DE SA MAJESTÉ L'IMPÉRATRICE-REINE.

Ce 6 d'août.



Monsieur mon frère et cousin,

J'ai annoncé à Votre Majesté, par ma lettre du 1er, que je lui ferais tenir le plus tôt que possible ma pensée sur la proposition d'un nouveau plan général de conciliation. En conséquence, Thugut est chargé de lui faire une contre-proposition de ma part, pour terminer les malheurs d'une guerre cruelle et destructive tout d'un coup. Je me rapporte à ce que Thugut lui exposera, et je suis avec toute la considération,



Monsieur mon frère et cousin,

de Votre Majesté
bonne sœur et cousine,
Marie-Thérèse.

COPIE DE LA CONTRE-PROPOSITION DONT IL EST QUESTION DANS LA LETTRE CI-DESSUS.

L'Impératrice-Reine n'étant pas animée de vues d'agrandissement, et ne désirant principalement que le maintien de sa dignité, de sa considération politique et de l'équilibre en Allemagne, Sa susdite Majesté déclare qu'elle est disposée et déterminée à restituer tout ce qu'elle a fait occuper par ses troupes en Bavière et dans le Haut-Palatinat, et à délier l'Électeur palatin des engagements qu'il a pris avec elle par la convention du 3 de janvier, sous la condition sine qua non

<233>qu'il plaise à Sa Majesté Prussienne de s'engager en due forme, pour elle et ses successeurs, de ne pas réunir les deux margraviats de Baireuth et d'Ansbach à la primogéniture de sa maison, aussi longtemps qu'il y existera des princes puînés, ainsi qu'il est statué dans la sanction pragmatique établie dans la maison de Brandebourg, et qui, étant confirmée par les Empereurs et l'Empire, a obtenu force de loi publique. Comme au moyen d'un tel arrangement toute la succession de Bavière serait remise dans son état primitif, la discussion et le jugement des prétentions des autres parties intéressées à ladite succession seraient renvoyés aux voies ordinaires de justice prescrites par les lois et la constitution de l'Empire, conformément à ce que Sa Majesté Prussienne, dès le commencement, avait proposé elle-même.

XIX. COPIE DE LA RÉPONSE DU ROI A LA LETTRE CI-DESSUS.

Ce 10 d'août 1778.



Madame ma sœur et cousine,

Monsieur Thugut m'a rendu la lettre que Votre Majesté Impériale et Royale a eu la bonté de m'écrire. Il m'a décliné les propositions dont il était chargé, et comme elles n'étaient pas conciliantes, il remarqua l'éloignement que je témoignais pour les accepter. Il me dit qu'il y avait peut-être des moyens qui restaient encore pour pacifier les troubles de l'Allemagne, et qu'il avait été chargé par Votre Majesté Impériale et Royale d'en faire les ouvertures; sur quoi je lui ai proposé de s'aboucher avec mes ministres, pour essayer si cette dernière<234> tentative réussira mieux que les précédentes. Votre Majesté Impériale et Royale me rendra au moins le témoignage que si cette œuvre salutaire ne parvient pas à une heureuse fin, ce ne sera pas ma faute. Je suis avec la plus haute considération,



Madame ma sœur et cousine,

de Votre Majesté Impériale et Royale
le bon frère et cousin,
Federic.

<235>

APPENDICE.[Titelblatt]

<236><237>

PROJET DE LA LIGUE A FORMER ENTRE LES PRINCES D'ALLEMAGNE.

Le but de cette ligue, n'étant point offensif, doit être formé dans l'unique intention de soutenir les droits et les immunités des princes d'Allemagne, et cela sans distinction de religion; s'entend que tout ne roulera que sur les droits et priviléges tant stipulés par les anciens usages que par la bulle d'or. Je n'ai pas besoin de rappeler cet ancien apologue où l'on démontre qu'on peut arracher les crins d'un cheval facilement en les tirant un par un, mais qu'on ne saurait arracher la queue d'un cheval en la saisissant en entier. Une ligue telle que je la propose, ne tend qu'à assurer les possessions d'un chacun, et à empêcher qu'un empereur ambitieux et entreprenant ne parvienne à renverser la constitution germanique, en la détruisant par pièces et morceaux.

Si l'on n'y prévoit à temps, l'Empereur pourvoira tous ses neveux de tous les évêchés, archevêchés et abbayes de l'Allemagne; bientôt il les sécularisera, et gagnera la supériorité dans toutes les diètes par les voix de ses neveux. Voilà pour les ecclésiastiques catholiques, que notre constitution nous oblige de maintenir dans leurs droits.

<238>Pour les princes séculiers des deux communions, ils ont un intérêt égal à soutenir les pays qu'ils possèdent, et cette ligue empêche et barre l'Empereur dans toutes les prétentions qu'il pourrait former sur leurs États, comme récemment nous en avons vu l'exemple dans ce qui arriva avec la Bavière.

Un objet non moins intéressant est ce qui regarde la diète de Ratisbonne et la justice de Wetzlar. Si l'on ne prend pas à temps de bonnes mesures pour maintenir dans leur vigueur ces anciens établissements, l'Empereur en profitera pour établir son despotisme dans toute l'Allemagne.

Voilà en gros les points importants qui doivent joindre tous les princes à cette ligue, parce que leurs intérêts sont les mêmes, et que s'ils laissent écraser quelques-uns de leurs égaux, leur tour viendra à coup sûr, et qu'ils n'auront que le privilége de la grotte de Polyphême, d'être mangés les derniers. Or, l'avantage de cette ligue consiste en ce que, si l'Empereur veut abuser de son pouvoir, la voix réunie de tout le corps germanique peut lui en imposer et lui donner des sentiments de modération, ou que, s'il regimbe, il trouvera assez forte partie, qui pourra opposer ses forces aux siennes, sans compter les alliés que le corps germanique pourra persuader à embrasser ses intérêts.

Voilà, je crois, des considérations qui méritent d'être mûrement pesées. Je ne me suis arrêté qu'aux objets principaux; mais on pourrait y ajouter plus de détails, et remplir, pour plus d'éclaircissement, des détails dans lesquels je ne suis pas entré, parce que cela m'aurait mené trop loin; mais ce qui sont des minuties dans un projet proposé dans le grand, deviennent des morceaux intéressants, traités avec connaissance de cause, et je crois que M. de Hertzberg serait très-capable d'étendre ces idées, et de leur donner la dernière sanction.

Federic.

<239>Je suis bien aise de vous communiquer par la présente le projet ci-joint de la ligue à former entre les princes d'Allemagne, écrit de ma propre main, qui vous fera voir toutes mes idées sur cet objet. Je suis sûr qu'en l'exposant et amplifiant un peu, il ne pourra que fructifier et produire son effet sur les différents princes de l'Empire. Sur ce, etc.

A Potsdam, le 24 octobre 1784.

Federic.

Aux ministres d'État et de Cabinet le comte
de Finckenstein et le sieur de Hertzberg.

LETTRE DU ROI A SES MINISTRES DE CABINET.

J'ai reçu vos représentations en date d'hier. Si vous, sieur de Hertzberg, voulez me faire le plaisir de venir passer quelques jours ici, je pourrais vous expliquer toutes mes idées en détail sur l'objet dont il est question.

La première chose par laquelle il faut débuter, c'est de s'expliquer verbalement avec les princes de l'Empire, pour leur faire sentir leur situation et celle où ils pourraient se trouver un jour. Souvenez-vous que lorsque la ligue de Smalcalde se forma, il exista de terribles embarras pour unir les princes, qui étaient divisés les uns les autres. Il y avait un duc de Brunswic, qui avait été arrêté dans ces petites guerres d'alors. L'électeur de Brandebourg ne voulait entendre parler de ligue avant qu'on ne relâchât ce prince. L'électeur de Saxe ne voulait entrer en aucune liaison avec le roi d'Angleterre, ni avec la<240> France, ni même avec les Suisses, parce qu'il se faisait un cas de conscience de s'allier avec Henri VIII, dont la religion n'était pas entièrement conforme avec celle de Luther, ni avec François Ier, qui persécutait les protestants dans son pays, et avec les Suisses, parce qu'ils étaient calvinistes. Il y avait le landgrave de Hesse, qui contestait tous ces points, mais qui ne put jamais persuader l'électeur de Saxe, et qui n'entra dans ces mesures qu'après que Charles-Quint se fut exprimé avec beaucoup d'arrogance dans la diète de Ratisbonne. Ce fut cette harangue qui réunit ces princes, leur fit lever la crête et rassembler des troupes.

Dans cette affaire-ci, il ne s'agit pas de réunir les États, mais de les réveiller, pour qu'ils maintiennent leurs constitutions, et ne s'endorment pas sur leurs propres intérêts. Il n'est pas question non plus de faire la guerre, à moins que des usurpations de l'Empereur ou des actions illégales n'obligent les princes de l'Empire à réunir leurs forces pour s'opposer à ses violences et usurpations. Mais pour parvenir à tout ceci, mon idée serait de ne s'expliquer que verbalement sur ce projet d'une telle ligue, pour entendre ce que chacun y répondra, et des difficultés ou des facilités qu'il paraîtra y donner. L'intérêt de tous les évêques catholiques doit les faire adhérer nécessairement à ce projet; et si l'Électeur palatin était mort, nous pourrions compter sur la Bavière et la Saxe, peut-être sur l'électorat de Hanovre, sur Trèves, Bamberg, Würzbourg, Fulde; et si la France se brouillait avec la maison d'Autriche, nous pourrions ajouter à tous ceux-ci le duc de Würtemberg et les villes impériales de la Souabe. Mais si la France reste attachée à la cour de Vienne, il faut décompter Würtemberg, Bade, le Palatinat, l'électeur de Trèves, et autres. Si nous ne faisons rien et restons les bras croisés, il est aussi sûr que deux et deux font quatre, que personne ne pensera à une telle alliance, et qu'on lâchera la bride à l'Empereur pour faire tout ce qu'il voudra. Mais si nous sondons le terrain par nos différents ministres, l'on<241> entendra ce que ces gens-là disent, et il est très-certain que si après cela il arrive quelque action contraire de l'Empereur, qu'il n'y aura qu'une voix pour faire des représentations.

J'attends votre arrivée ici, sieur de Hertzberg, pour vous parler plus amplement là-dessus, et sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

A Potsdam, le 1er novembre 1784.

Federic.

Aux ministres d'État et de Cabinet le comte
de Finckenstein et le sieur de Hertzberg.

<242><243>

TESTAMENT DU ROI.

Notre vie est un passage rapide du moment de notre naissance à celui de notre mort. Pendant ce court espace, l'homme est destiné à travailler pour le bien de la société dont il fait corps. Depuis que je parvins au maniement des affaires, je me suis appliqué avec toutes les forces que la nature m'avait données, et selon mes faibles lumières, à rendre heureux et florissant cet État, que j'ai eu l'honneur de gouverner. J'ai fait régner les lois et la justice, j'ai mis de l'ordre et de la netteté dans les finances, et j'ai entretenu l'armée dans cette discipline qui l'a rendue supérieure aux autres troupes de l'Europe. Après avoir rempli ces devoirs envers l'État, j'aurais un reproche éternel à me faire si je négligeais ce qui concerne ma famille; c'est donc pour éviter les brouilleries qui pourraient s'élever entre mes proches à l'égard de mon héritage, que je déclare par cet acte solennel ma volonté dernière.

1o Je rends de bon gré et sans regrets ce souffle de vie qui m'anime à la nature bienfaisante qui a daigné me le prêter, et mon corps aux éléments dont il a été composé. J'ai vécu en philosophe, et je veux être enterré comme tel, sans appareil, sans faste, sans pompe; je ne veux être ni disséqué ni embaumé; qu'on m'enterre à Sans-Souci, au haut des terrasses, dans une sépulture que je me suis fait préparer.<244> Le prince de Nassau, Maurice, a été inhumé de même dans un bois proche de Clèves; si je meurs en temps de guerre, ou bien en voyage, il n'y a qu'à déposer mon corps dans le premier lieu, et le transporter en hiver à Sans-Souci, au lieu que j'ai désigné ci-dessus.

2o Je laisse à mon cher neveu Frédéric-Guillaume, premier successeur de la couronne, le royaume de Prusse, provinces, États, châteaux, forts, places, munitions, arsenaux, les pays par moi conquis ou hérités, tous les joyaux de la couronne (qui sont entre les mains de la Reine et de son épouse),244-a les services d'or et d'argent qui sont à Berlin, mes maisons de campagne, bibliothèque, cabinet de médailles, galerie de tableaux, jardins, etc., etc., etc.; de plus, je lui laisse le trésor, tel qu'il se trouvera le jour de ma mort, comme un bien appartenant à l'État, et qui ne doit servir que pour défendre les peuples ou les soulager.

3o S'il arrive que je laisse quelque petite dette que la mort m'aura empêché d'acquitter, mon neveu sera obligé de la payer : telle est ma volonté.

4o Je laisse à la Reine mon épouse le revenu dont elle jouit, avec 10,000 écus par an d'augmentation, deux tonneaux de vin par année, le bois franc, et le gibier pour sa table. A cette condition, la Reine s'est engagée de nommer mon neveu pour son héritier. D'ailleurs, comme il ne se trouve pas de demeure convenable pour lui assigner pour sa résidence, je me contente de nommer Stettin, pour la forme; j'exige en même temps de mon neveu qu'il lui laisse un logement convenable au château de Berlin, et qu'il ait pour elle la déférence convenable à la veuve de son oncle et à une princesse dont la vertu ne s'est jamais démentie.

5o Venons à la succession allodiale. Je n'ai jamais été ni avare ni riche : aussi n'ai-je pas à disposer de grand'chose; j'ai considéré les revenus de l'État comme l'arche du Seigneur, à laquelle aucune main<245> profane n'osait toucher; les revenus publics n'ont jamais été détournés à mon usage particulier; les dépenses que j'ai faites pour moi, n'ont jamais passé deux cent vingt mille écus par an : aussi mon administration me laisse-t-elle la conscience en repos, et ne craindrais-je pas d'en rendre compte au public.

6o J'institue mon neveu Frédéric-Guillaume héritier universel de mon allodial, à condition qu'il paye les legs suivants :

7o A ma sœur d'Ansbach une tabatière du prix de 10,000 écus, qui se trouve dans ma cassette, et un de mes services de porcelaine de la fabrique de Berlin.

8o A ma sœur de Brunswic 50,000 écus, je dis cinquante mille écus, et mon service d'argent de Potsdam travaillé en feuilles de vigne, et un beau carrosse.

9o A mon frère Henri 200,000 écus, dis deux cent mille écus, cinquante antals de vin de Hongrie, et un beau lustre de cristal de roche de Potsdam, le diamant vert que j'ai au doigt, deux chevaux de main avec leur équipage, et un attelage de six chevaux de Prusse.

10o A la princesse Wilhelmine de Hesse son épouse 6000 écus de revenus que je tire d'un capital placé dans la ferme de tabac.

11o Je lègue à ma sœur la reine de Suède une de mes tabatières d'or du prix de 10,000 écus, vingt antals de vin de Hongrie, et un tableau de Pesne qui pend au palais de Sans-Souci, que j'ai eu d'Algarotti.

12o A ma sœur Amélie 10,000 écus, dix mille écus de revenus du capital placé sur le tabac, une tabatière de 10,000 écus de ma cassette, vingt antals de vin de Hongrie, et la vaisselle d'argent dont mes aides de camp mangent à Potsdam.

13o Je lègue à mon cher frère Ferdinand 50,000 écus, dis cinquante mille écus, cinquante antals de vin de Hongrie, un carrosse de parade avec attelage et tout ce qui y appartient.

14o A sa femme, ma chère nièce, 10,000 écus, je dis dix mille écus<246> de revenus de mon argent placé sur la ferme de tabac, et une tabatière avec des brillants.

15o A ma nièce la princesse d'Orange un de mes services de la porcelaine de Berlin, une tabatière de 10,000 écus de valeur, quarante antals de vin de Hongrie, et un carrosse de parade avec un attelage de chevaux prussiens.

16o A ma nièce la duchesse de Würtemberg une tabatière du prix de 6000 écus, et vingt antals de vin de Hongrie, une chaise ouverte avec un attelage prussien.

17o A mon cher neveu le margrave d'Ansbach mon diamant jaune, deux de mes meilleurs chevaux de main avec leur équipage, et trente antals de vin de Hongrie.

18o A mon neveu le prince héréditaire de Brunswic deux de mes chevaux anglais avec leur équipage, et dix antals de vin de Hongrie.

19o A mon neveu le prince Frédéric de Brunswic 10,000 écus.

20o A mon neveu le prince Guillaume de Brunswic 10,000 écus.

21o A ma nièce de Schwedt, épouse du prince de Würtemberg, 20,000 écus, et une tabatière de brillants.

22o Et à son mari deux de mes chevaux de main avec leur équipage, et vingt antals de vin de Hongrie.

23o A ma nièce la princesse Philippine de Schwedt 10,000 écus.

24o Au prince Ferdinand de Brunswic mon beau-frère, que j'ai toujours estimé, une tabatière en brillants de ma cassette, et vingt antals de vin de Hongrie.

25o Je recommande, avec toute l'affection dont je suis capable, à mon héritier ces braves officiers qui ont fait la guerre sous mes ordres; je le prie d'avoir soin des officiers particulièrement attachés à ma personne, qu'il n'en congédie aucun, qu'aucun d'eux, accablé d'infirmités, ne périsse de misère; il trouvera en eux des militaires habiles et des personnes qui ont donné des preuves de leur intelligence, de leur valeur et de leur fidélité.

<247>26o Je lui recommande mes secrétaires privés, ainsi que tous ceux qui ont travaillé dans mon bureau; ils ont la routine des affaires, et pourront l'éclairer, dans les commencements de son règne, sur bien des choses dont ils ont des connaissances, et que les ministres même ignorent.

27o Je lui recommande également tous ceux qui m'ont servi, ainsi que mes domestiques de la chambre; je lègue 2000 écus, deux mille écus, à Zeysing pour sa grande fidélité, et 500 écus à chaque de mes valets de garde-robe, et je me flatte qu'on leur laissera leur pension jusqu'à ce qu'on les aura pourvus d'emplois convenables.

28o Je lègue aux officiers de l'état-major de mon régiment, et à ceux de Lestwitz et des gardes du corps, à chacun une médaille d'or frappée à l'occasion de nos succès et des avantages que les troupes ont remportés sous ma conduite; je lègue à chaque soldat de ces quatre bataillons 2 écus, deux écus, par tête, et autant pour chaque garde du corps.

29o Si j'ajoute avant ma mort un codicille à mon testament, écrit et signé de ma main, il aura la même force et la même valeur que cet acte solennel.

30o Si quelqu'un de ceux à qui j'ai légué, vient à mourir247-a avant moi, le legs se trouve annulé par là.

31o Si je meurs durant la guerre, mon héritier général ne sera tenu à payer mon héritage qu'après le rétablissement de la paix; mais pendant le cours de la guerre, personne ne sera en droit de répéter la succession.

32o Je recommande à mon successeur de respecter son sang dans la personne de ses oncles, de ses tantes, et de tous les parents; le hasard qui préside au destin des hommes, règle la primogéniture, mais pour être roi, on n'en vaut pas mieux pour cela que les autres. Je recommande à tous mes parents à vivre en bonne intelligence, et à<248> savoir, quand il le faut, sacrifier leurs intérêts personnels au bien de la patrie et aux avantages de l'État

Mes derniers vœux, au moment où j'expirerai, seront pour le bonheur de cet empire. Puisse-t-il toujours être gouverné avec justice, sagesse et force; puisse-t-il être le plus heureux des États par la douceur des lois, le plus équitablement administré par rapport aux finances, et le plus vaillamment défendu par un militaire qui ne respire que l'honneur et la belle gloire; et puisse-t-il durer en florissant jusqu'à la fin des siècles!

33o Je nomme pour mon exécuteur testamentaire le duc régnant Charles de Brunswic, de l'amitié, de la droiture et de la probité duquel je me promets qu'il se chargera de faire exécuter ma dernière volonté.

Fait à Berlin, le 8 de janvier 1769.

(L. S.)Federic.

<249>

NOTES HISTORIQUES DE L'ÉDITEUR SUR LE TESTAMENT DU ROI

1. Le désir d'être enterré à Sans-Souci, au haut des terrasses, est déjà exprimé par le Roi dans la première rédaction de ce testament, celle du 11 janvier 1752; on le retrouve dans l'ordre autographe adressé aux généraux, du camp de Gorgast près de Cüstrin, le 22 août 1758, trois jours avant la bataille de Zorndorf.

Le 14 juin 1763, Frédéric se rendit à pied de Clèves à Berg-und-Thal, pour voir le tombeau que Jean-Maurice prince de Nassau-Siegen s'était fait préparer lui-même dans ce jardin, en 1663. Jean-Maurice, surnommé l'Américain, né à Dillenbourg en 1604, mourut à Berg-und-Thal en 1679. Son corps fut en effet déposé dans le tombeau de son jardin; mais six mois après, il fut transporté à Siegen.

4. Élisabeth-Christine princesse de Brunswic, femme de Frédéric le Grand, naquit à Wolfenbüttel le 8 novembre 1715. Le 12 juin 1733, elle épousa à Salzdalum Frédéric, encore prince royal. Elle mourut à Berlin le 13 janvier 1797.

6. Frédéric-Guillaume, qui régna sous le nom de Frédéric-Guillaume II, épousa en premières noces Élisabeth princesse de Brunswic, d'avec qui il divorça le 21 avril 1769 (voyez p. 25 de ce volume). Sa seconde femme fut Frédérique princesse de Hesse-Darmstadt, qu'il épousa le 14 juillet de là même année. Elle mourut le 25 février 1805. Il était naturel que ces deux épouses de Frédéric-Guillaume ne

<250>fussent pas mentionnées dans le testament du Roi; mais on n'y trouve pas davantage le nom de la princesse de Prusse, Louise-Amélie, mère de Frédéric-Guillaume, qui, née princesse de Brunswic, et sœur cadette de la femme de Frédéric le Grand, devint veuve en 1758, et ne mourut que le 13 janvier 1780.

7. Frédérique-Louise mourut le 4 février 1784. Depuis 1757 elle était veuve du margrave Charles-Guillaume-Frédéric d'Ansbach.

8. Philippine-Charlotte, veuve de Charles duc de Brunswic, mourut à Brunswic le 16 février 1801.

9. Le prince Frédéric-Henri-Louis, le vainqueur de Freyberg, mourut à Rheinsberg le 3 août 1802.

Un antal de vin de Hongrie se payait alors cent soixante-dix thalers de Prusse. Voyez Friedrich der Grosse. Eine Lebensgeschichte von J. D. E. Preuss, t. IV, p. 280.

10. L'épouse du prince Henri mourut le 8 octobre 1808, à Berlin.

11. Louise-Ulrique, reine de Suède, veuve depuis 1771, mourut le 16 juillet 1782; ainsi elle ne reçut pas son legs, et le tableau d'Antoine Pesne qui lui était destiné, est resté à Sans-Souci, où l'on peut le voir dans le cabinet de S. M. contigu au salon ovale. Il représente une jolie paysanne à la fenêtre, la tête appuyée sur son bras droit. Frédéric, dans la réponse qu'il fit le 1er juin 1764 à une lettre de son ami moribond Algarotti, dont il ignorait encore la mort, arrivée à Pise le 3 mai 1764, lui dit entre autres choses : « Je vous suis bien obligé de la part que vous prenez à ce qui me regarde, et du tableau de Pesne que vous m'offrez. »

12. La princesse Amélie mourut abbesse de Quedlinbourg, le 30 mars 1787.

13. Auguste-Ferdinand prince de Prusse mourut le 2 mai 1813.

14. Anne-Élisabeth-Louise princesse de Brandebourg-Schwedt, née en 1738, mourut le 10 février 1820.

15. La princesse Wilhelmine, fille du prince de Prusse, naquit en 1751, et mourut à Loo le 9 juin 1820, veuve de Guillaume V d'Orange, stadhouder héréditaire des Pays-Bas.

16. Élisabeth-Frédérique-Sophie princesse de Baireuth, devenue en 1748 duchesse de Würtemberg, était née en 1732, et mourut le 6 avril 1780. Elle était fille unique du margrave Frédéric de Baireuth, mort en 1763, et de la célèbre margrave Wilhelmine, sœur favorite du Roi. Voyez t. IV, p. 252.

<251>Charles-Eugène duc de Würtemberg (t. IV, p. 161, et t. V, p. io et 261), époux de cette nièce du Roi, mort le 23 octobre 1793, n'a pas de legs dans le testament.

17. Le margrave Christian-Frédéric-Charles-Alexandre d'Ansbach, fils de la princesse Frédérique-Louise dont il a été fait mention au numéro 7, naquit le 24 février 1736. Il parvint au gouvernement d'Ansbach le 3 août 1757, et à celui de Baireuth le 20 janvier 1769. Il déposa cette double couronne le 1er juin 1791, et mourut à Benham en Berkshire, le 5 janvier 1806.

18. Charles-Guillaume-Ferdinand prince héréditaire de Brunswic succéda à son père le 26 mars 1780. Voyez t. IV, p. 157, et t. V, p. 8-11.

19. Frédéric-Auguste duc de Brunswic-Oels, frère du précédent, mourut à Weimar le 8 octobre 1805. Voyez t. V, p. 164.

20. Guillaume prince de Brunswic, frère des deux précédents, colonel au service de Prusse, mourut en Bessarabie le 24 août 1770, par suite d'une maladie inflammatoire, après s'être distingué à la bataille où Romanzoff vainquit les Turcs au bord du Kaghul.

21. Frédérique-Dorothée-Sophie princesse de Brandebourg-Schwedt, née en 1736, mourut le 9 mars 1798, veuve du duc de Würtemberg.

22. Frédéric-Eugène, depuis 1795 duc régnant de Würtemberg-Stuttgart, mourut le 23 décembre 1797. Voyez t. IV, p. 131.

23. La princesse Philippine-Auguste-Amélie, née en 1745, était une sœur cadette de la princesse Ferdinand et de la duchesse de Würtemberg mentionnées aux numéros 14 et 21. Elle était donc fille de la princesse Sophie-Dorothée-Marie, sœur de Frédéric, et de Frédéric-Guillaume margrave de Brandebourg-Schwedt. Elle épousa en 1773 Frédéric II, landgrave de Hesse-Cassel, et mourut à Berlin le 1er mai 1800, veuve depuis 1785.

Le margrave Frédéric-Guillaume (t. V, p. 73) n'est pas nommé dans ce testament; il en est de même de son frère Henri (t. V, p. 227) et des deux filles de celui-ci.

24. Ferdinand duc de Brunswic, le fameux feld-maréchal prussien de la guerre de sept ans, était beau-frère du Roi. Voyez t. IV, p. 177. Depuis la paix de Hubertsbourg, il vécut dans son gouvernement de Magdebourg. Au mois de juin 1766, il se démit de toutes ses charges militaires et se retira dans son pays. Il mourut à Brunswic le 3 juillet 1792.

<252>27. Le trésorier Zeysing, congédié en 1770, n'était pas encore mort en 1790.

28. Les médailles léguées par cet article furent distribuées le 18 janvier 1787. Voyez Berlinischie Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen, 1787, no 11, p. 72. On sait de source certaine que la grande médaille d'or de la bataille de Torgau ne fut donnée qu'à six officiers dont voici les noms :

Le major de Kunitzky, du premier bataillon des gardes;

Le lieutenant-colonel de Röder et le major d'Arnim, du second bataillon;

Le colonel de Hahnenfeld, du Grenadiergardebataillon, dont le général de Lestwitz (t. V, p. 102, et p. 190 de ce volume) fut chef de 1766 à 1779;

Le colonel de Byern et le major de Zollikoffer, des gardes du corps.

La médaille frappée à l'occasion de la bataille de Torgau, ouvrage du graveur Jacques Abraham, porte sur la face le buste du Roi, représenté le front ceint d'une couronne à l'antique, avec cette inscription : « Fridericus Bor. Rex Lab. XII Peractis Divus; » et sur le revers, Hercule recevant de l'aigle les foudres de Jupiter, avec la légende : « Novus Incipit Ordo. » A l'exergue : « Torgaviae. D. III. Nov. MDCCLX. »

33. Charles duc régnant de Brunswic, frère de la reine de Prusse, mourut le 26 mars 1780. Voyez l'Avertissement de l'Editeur, p. VI.


104-a Le colonel Frédéric-Guillaume de Wartenberg, né en 1725, succéda, peu de temps après la paix de Hubertsbourg, au lieutenant-général Hans-Jürgen-Detleff de Massow dans la direction de l'économie militaire. Il devint général-major en 1770, lieutenant-général en 1781, et chevalier de l'Aigle noir en 1784. Il donna sa démission en 1787, et mourut à Berlin le 27 janvier 1807.

104-b On trouve une liste plus exacte de tous les inspecteurs généraux dans l'ouvrage de Kurd-Wolfgang de Schöning, intitulé : Die Générale der Chur-Brandenburgischen und Königlich Preussischen Armée von 1640-1840. Berlin, 1840, p. 204-209.

105-a Dans plusieurs endroits de son ouvrage, particulièrement livre II, chapitre 24. Végèce recommande au soldat d'étudier sa profession, et de s'y perfectionner par un exercice continuel. C'est un sujet sur lequel Frédéric aime à revenir.

106-a Nous avons remplacé par le mot point les mots poste avancé que porte l'autographe.

111-a Le général-major Jean-Jobst-Henri-Guillaume de Buddenbrock, fils du feld-maréchal de ce nom (t. II, p. 166), fut nommé chef du corps des cadets le 18 novembre 1759, et de l'Académie des nobles au mois de mars 1765. Il devint lieutenant-général en 1767, chevalier de l'Aigle noir le 12 janvier 1770, et mourut le 27 novembre 1781. dans sa soixante-quinzième année.

119-a La Memel perd son nom à un mille au-dessous de Tilsit, et se jette dans le Curische Haff, après s'être divisée en deux branches principales, dont l'une, au nord, prend le nom de Russe, et l'autre, au midi, celui de Gilge.

122-a Ce nom, fidèlement transcrit de l'autographe, nous est inconnu. Le manuscrit de 1775 porte : « II est vrai que les Russes avec leurs galères peuvent débarquer un corps entre Danzig et Stolp. »

13-a Le 31 mars (11 avril, nouveau style) 1764.

132-a Voyez t. IV, p. 119, 120 et 156.

134-a Voyez ci-dessus, p. 25.

134-b Voyez ci-dessus, p. 63.

136-a Le 26 avril 1776.

147-a Le marquis de Pons arriva à Berlin le 5 juin 1772. Voyez ci-dessus, p. 23.

148-a Le 26 mai 1777.

15-a Voyez t. V, p. 176.

15-b Le conseiller intime Gaspard de Saldern eut sa première audience le 20 mai 1766. Voyez Denkwürdigkeiten des Freiherrn Achatz Ferdinand von der Asseburg. Berlin, 1842, p. 168, et 415-422.

154-a La convention du 3 janvier 1778.

155-a Mémoire historique de la négociation en 1778, pour la succession de la Bavière, confiée par le roi de Prusse Frédéric le Grand au comte Eustache de Görtz. Francfort-sur-le-Main, 1812, p. 17 et suivantes.

159-a Jean-Hermann baron de Riedesel, depuis le 8 août 1773 envoyé de Prusse auprès de la cour impériale. Après la paix de Teschen, il y fut de nouveau accrédité le 27 juillet 1779. Il mourut dans le village de Hitzing, près de Vienne, le 20 septembre 1785.

160-2 La copie de ces lettres se trouve à la fin de ces Mémoires.

160-a Le 6 avril.

163-a Joachim-Frédéric de Stutterheim (voyez ci-dessus, p.104), frère aîné d'Othon-Louis de Stutterheim (t. IV, p. 189, et t. V, p. 156), était né en 1715. Il devint lieutenant-général en 1767, et mourut en 1783.
Paul de Werner (t. IV, p. 154, et t. V, p. 89) mourut lieutenant-général en 1785.

164-a Königinhof.

166-a Christophe-Charles de Bülow, né en 1716, lieutenant-général de cavalerie depuis le 25 mai 1771. Voyez t. V, p. 101.
Frédéric-Gotthelf de Falkenhayn, né en 1719, fut nommé général-major d'infanterie en 1767, et lieutenant-général au mois de juin 1778.
Le lieutenant-général de Wunsch (t. IV, p. 188, et t. V, p. 22, 23, 25, 26 et 33) ne devint général de l'infanterie et chevalier de l'Aigle noir que le 22 mai 1787.
Henri-Guillaume d'Anhalt, général-major depuis le 30 mai 1770, parvint au grade de lieutenant-général en 1782. Voyez t. V, p. 115 et 239.

167-a Le lieutenant-général de Platen (t. IV, p. 228, et t. V, p. 65) fut fait chevalier de l'Aigle noir le 18 septembre 1786, et général de la cavalerie le 20 mai 1787. Il mourut le 7 juin de la même année.

17-a Le 14 juillet 1765.

17-b Le 26 mai 1767; voyez t. V, p. 83. On peut consulter aussi l'Éloge du prince Henri de Prusse, dans le septième volume.

170-a Charles-Guillaume comte Finck de Finckenstein (t. III, p. 17) devint premier ministre de Cabinet après la mort du comte Podewils, arrivée en 1760, et le 5 avril 1763, Ewald-Frédéric de Hertzberg (t. V, p. 248), né en 1725, lui succéda dans la charge de second ministre de Cabinet.

173-a Gaspard-Fabien-Gottlieb de Luck, chef du régiment d'infanterie no 53, était né en 1723. Il devint général-major en 1774.

175-a Les mots était obligé sont omis dans le manuscrit du Roi.

175-b Le 8. Le prince Henri quitta son camp de Niemes le 10 septembre.

175-c François-Adolphe prince d'Anhalt-Bernbourg (t. V, p. 209) devint lieutenant-général et chevalier de l'Aigle noir le 21 mai 1771.

175-d Le général-major Adolphe-Detleff d'Usedom, depuis 1775 chef du régiment de hussards no 7.

177-a Aupa.

177-b Jean-George-Guillaume baron de Keller, chef du régiment d'infanterie no 37, était né en 1710. Il devint général-major en 1771.

178-a Frédéric-Léopold de Bosse, chef du régiment de dragons no 11, était né en 1719. 11 devint général-major le 12 mars 1778.

179-a Albert comte d'Anhalt, né en 1735, fils naturel du prince héréditaire Guillaume-Gustave d'Anhalt-Dessau, était major au régiment d'infanterie (no 21) du prince héréditaire de Brunswic. En 1794, il devint général-major et chef du régiment d'infanterie no 53. Il donna sa démission en 1800, et mourut deux ans plus tard.

180-a Frédéric-Ehrentreich de Ramin (t. V, p. 218), né dans la Marche-Ukraine en 1710, devint général-major au mois de mars 1759, et en 1767, lieutenant-général et chevalier de l'Aigle noir.

185-a 1779.

189-a Le général-major prince Adolphe de Hesse-Philippsthal-Barchfeld, né le 29 juin 1743, quitta le service le 11 juin 1780. On trouve dans les Stats-Anzeigen de Schlözer, t. XIII, p. 50, une relation de cette affaire destinée à le disculper.

189-b Michel-Guillaume Capeller, natif de Darmstadt, depuis 1766 capitaine dans le régiment de garnison dit de Berrenhauer, et major dans le même corps depuis le 20 janvier 1779. Il devint commandant de Silberberg en 1787, lieutenant-colonel en 1790, colonel en 1794, et mourut en 1797.

190-a Voyez t. V, p. 21 et 102.

191-a Le major d'Auerswald fut enlevé par les ennemis, le 6 février 1779, dans Cammerswalde. village frontière.
L'aventure de Dittersbach arriva au colonel de Heilsberg, le 8 novembre 1778.

192-a Quant au régiment de Prusse, voyez t. IV, p. 161.
Louis-Ernest de Preuss, né en 1724, devint en 1773 major au régiment du margrave Henri, et commandeur d'un bataillon de grenadiers formé des compagnies de grenadiers des régiments du margrave Henri, no 42, et du général de La Motte Fouqué, no 33. Cette brillante défense de Neustadt lui valut l'ordre pour le mérite.

194-a Il y a ici une légère inexactitude, que nous rectifions d'après des recherches dans les archives de l'État; elle est dans les noms plutôt que dans la chose même. L'Électeur palatin, obéissant à l'impulsion du baron de Lehrbach, envoyé d'Autriche à sa cour, déclara qu'il ne voulait pas donner à l'électeur de Saxe plus d'un million de florins de dédommagement. Ce fut le baron de Breteuil qui communiqua cette nouvelle au prince Repnin, le 15 mars 1779, et ces deux ambassadeurs des puissances médiatrices firent tous leurs efforts pour que le baron Lehrbach reçût des instructions qui le fissent agir dans le sens des déclarations pacifiques du comte Cobenzl. Le baron Riedesel manda tout cela au Roi à Breslau, par sa lettre du 16.

20-a Probablement 1768.

20-b Le mot munis manque dans l'autographe.

20-c Le 24 février 1768.

208-a L'autographe porte timariots.

221-a L'empereur Joseph, son frère Léopold, grand-duc de Toscane, et le duc Albert de Teschen. époux de l'archiduchesse Marie-Christine.

23-a Voyez ci-dessus, p. 15. Le baron de Goltz partit de Berlin le 2 janvier 1769, et ce fut le 9 février que Frédéric donna au maréchal de camp comte de Guines sa première audience.

244-a Le Roi a sans doute voulu écrire : entre les mains du Roi et de la Reine son épouse.

247-a L'autographe porte vient à venir.

25-a L'arrêt de divorce fut prononcé le 21 avril 1769.

25-b Le 14 juillet 1769.

25-c Frédéric-Guillaume (III) naquit le 3 août 1770.

26-1 Signé le 12 octobre 1769.

30-a La flotte turque fut battue à Scio le 5 juillet 1770, nouveau style, et brûlée dans la baie de Tschesmé le 7 du même mois.

30-b Le Roi veut sans doute parler de la victoire décisive que le maréchal Romanzoff remporta sur le grand vizir, au bord du Kaghul, le 1er août 1770, nouveau style.

35-a Le 24 décembre 1770.

46-a La leçon le relâchement se trouve dans le manuscrit de 1775; celui de 1779 porte la détention.

46-b Le mot garanti manque dans l'autographe.

51-a Probablement la Pudolie.

51-b Voyez l'Exposé des droits de Sa Majesté le roi de Prusse sur le duché de Pomérellie et sur plusieurs autres districts du royaume de Pologne. Avec les pièces justificatives. Berlin, imprimé chez G.-J. Decker, imprimeur du Roi, 1772, in-4.

59-a Les mots de Turcs et de celle des Russes sont omis dans l'autographe.

6-a Orlando innamorato, livre I, chant XII, stances 14 et 15.

62-a Voyez Preuves et défense des droits du Roi sur le port et péage de la Vistule. A Berlin, imprimé chez G.-J. Decker, imprimeur du Roi, 1773, in-4.

63-a Le 10 octobre 1773.

63-b Achatz-Ferdinand d'Assebourg, né à Meissdorf, dans la principauté de Halberstadt, entra au service de Hesse-Cassel en 1744, et à celui de Danemark en 1753. En 1771, il passa au service de Russie en qualité de conseiller intime, poste qu'il occupa jusqu'à sa mort, arrivée en 1797. Voyez Denkwürdigkeiten des Freiherrn von der Asseburg, p. 255 et 256.

65-a Les mots du royaume de Prusse manquent dans l'autographe; mais ils se trouvent dans le troisième article du Traité entre Sa Majesté le roi de Prusse et Sa Majesté le roi et la république de Pologne, conclu à Varsovie le 18 septembre 1773. Berlin, imprimé chez G.-J. Decker, imprimeur du Roi, 1778. in-4, p. 11.

70-a Abdul-Hamid succéda à son frère Mustapha III le 21 janvier 1774.

71-a Le 21, nouveau style.

83-a Les mots fut donnée manquent dans l'autographe.

84-a Le lieutenant-général de Wedell (t. IV, p. 187, et t. V, p. 15) devint ministre le 27 janvier 1761; Valentin de Massow, le 29 avril 1763. Joachim-Chrétien comte de Blumenthal, le 3 septembre 1763. Louis-Philippe de Hagen, le 13 juin 1764. Jules-Auguste-Frédéric von der Horst, le 12 juin 1766.

84-b Voyez (Fr. Nicolai) Freymüthigc Anmerkungen iiber des Herrn Ritters von Zimmermann Fragmente iiber Friedrich den Grossen, t. II, note de la page 117; et Neue Berlinische Monatschrift. Herausgegeben von Biester, t. XII, p. 298 et 299.

85-a Freystadt, dans la principauté de Glogau.

87-a Léonard de Neufville, à Amsterdam. Voyez Geschichte eines patriotischen Kaufmanns (J. E. Gotzkowsky), 1768, in-8, p. 183-187. Le Roi lui-même, dans une lettre à la duchesse de Gotha, datée du 6 septembre 1763, parle déjà de ces grandes banqueroutes d'Amsterdam et de Hambourg.

88-a Voyez (A. G. Meissner) Leben Franz Balthasar Schönberg von Brenkenhoff. Leipzig, 1782. p. 80 et suivantes.

89-a Peut-être l'Auteur veut-il parler de la grande inondation de 1277.

92-a L'addition des différences donne effectivement pour résultat 1,120,000. La somme indiquée par l'autographe est de 1,269,000 âmes.

92-b Voyez plus haut, p. 13 et 25.

97-a L'Auteur veut parler du paragraphe 26 du General-Land-Schul-Règlement, du 12 août 1763, qui se trouve dans (Mylius) Novum Corpus Constitutionum Prussico-Brandenburgensium, praecipue Marchicarum. Berlin, 1766, in-fol., t. III, p. 281.

99-a Voyez Brenkenhoff's Leben, p. 100 et suivantes.