324. A LA MÊME.

(Leitmeritz) 13 juillet 1757.



Ma très-chère sœur,

Votre lettre m'est très-bien parvenue; j'y vois vos regrets de la perte irréparable que nous avons faite de la plus respectable et de la plus digne mère de l'univers. Je suis frappé de tant de coups, que je me trouve dans une espèce d'étourdissement. Les Français viennent de s'emparer de la Frise, ils vont passer le Wéser; ils ont instigué les Suédois à se déclarer contre moi, ils font passer dix-sept mille hommes en Poméranie. Les Russes assiégent Memel, Lehwaldt les a en dos<336> et en face; les troupes de l'Empire vont aussi se mettre en marche. Tout cela m'obligera de vider la Bohême dès que tant d'ennemis se mettront en mouvement. Je suis fermement résolu de faire les derniers efforts pour sauver ma patrie, quitte à voir si la fortune se ravisera, ou si elle me tournera entièrement le dos. Ce sont les contingents futurs, sur lesquels la prévoyance humaine n'a point de prise. Heureux le moment où je me suis familiarisé avec la philosophie! Il n'y a qu'elle qui puisse soutenir l'âme dans une situation pareille à la mienne. Je vous fais, ma chère sœur, le détail de mes peines; si cela ne regardait que mon personnel, mon âme ne serait pas altérée; mais je dois veiller au salut et au bonheur d'un peuple qui m'est confié. Voilà le grand point, et j'aurai à me reprocher la moindre faute, si, par lenteur ou précipitation, je donne lieu au moindre incident, d'autant plus que, dans le moment présent, toutes les fautes sont capitales. Enfin, voici la liberté de l'Allemagne et celle de cette cause protestante pour laquelle on a tant versé de sang, voilà ces deux grands intérêts en jeu; et la crise est si forte, qu'un malheureux quart d'heure peut établir pour jamais dans l'Empire la tyrannique domination de la maison d'Autriche. Je suis dans le cas d'un voyageur qui se voit entouré et prêt à être assassiné par une troupe de scélérats qui veulent se partager sa dépouille.1_336-a Depuis la ligue de Cambrai,1_336-b il n'y a point d'exemple d'une conspiration pareille à celle que cet infâme triumvirat forme contre moi; cela est affreux, et fait honte à l'humanité et aux bonnes mœurs. A-t-on jamais vu que trois grands princes complotent ensemble pour en détruire un quatrième qui ne leur a rien fait? Je n'ai eu aucun démêlé ni avec la France, ni avec la Russie, encore moins avec la Suède. Si dans la société civile trois bourgeois s'avisaient de dépouiller leur cher voisin, ils seraient proprement roués par ordonnance de la justice. Quoi! des souve<337>rains qui font observer ces mêmes lois dans leurs États donnent des exemples aussi odieux à leurs sujets! Quoi! ceux qui doivent être les législateurs du monde enseignent le crime par leur exemple! O temps! ô mœurs! Il vaut, en vérité, autant vivre avec les tigres, les léopards, les loups-cerviers que de se trouver, dans un siècle qui passe pour poli, parmi ces assassins, ces brigands et ces perfides hommes qui gouvernent ce pauvre monde. Heureux, ma chère sœur, l'homme ignoré dont le bon sens a renoncé dès sa jeunesse à toute sorte de gloire, qui n'a ni envieux, parce qu'il est obscur, et dont la fortune n'excite pas la cupidité des scélérats! Mais ces réflexions sont inutiles; il faut être ce que la naissance, qui en décide, nous fait en entrant au monde. J'ai cru que, étant roi, il me convenait de penser en souverain, et j'ai pris pour principe que la réputation d'un prince devait lui être plus chère que la vie.1_337-a On a comploté contre moi, la cour de Vienne s'est émancipée à vouloir me maltraiter; c'était contre mon honneur de le souffrir. Nous avons fait la guerre; une ligue de scélérats me tombe sur le corps : voilà l'histoire qui m'est arrivée. Le remède est difficile; dans des maux violents, il n'y en a d'autre que des cures désespérées. Je vous demande mille pardons; je ne vous parle pendant trois grandes pages que de mes affaires; ce serait étrangement abuser de l'amitié de tout autre. Mais, ma chère sœur, je connais votre amitié, et je suis persuadé que vous ne me voulez point de mal quand je vous ouvre mon cœur; il est tout à vous, étant rempli des sentiments de la plus tendre estime avec laquelle je suis, ma très-chère sœur, etc.


1_336-a Voyez t. XIX, p. 177 et 178, et t. XXVI, p. 236.

1_336-b Voyez t. XIX, p. 252.

1_337-a Voyez t. XXIII, p. 16.