233. A LA MÊME.

Ce 29 (décembre 1751).1_230-b



Ma très-chère sœur,

Sensible à vos bontés autant qu'on peut l'être, je vous rends grâce de votre cher souvenir et de la belle statue que vous avez eu la bonté de m'envoyer; je la conserverai précieusement comme antique, mais surtout comme venant de vous. Ce me sera une grande consolation d'avoir, l'année que nous allons commencer, la satisfaction de vous voir, de vous entendre et de vous embrasser. Je pourrai verser dans<231> votre sein tous mes chagrins et toutes mes afflictions, ce qui n'est pas une légère consolation. Je suis bien de votre sentiment, ma chère sœur, sur les plaisirs : on est heureux quand on peut les aimer; mais la mauvaise santé, les soins, les chagrins, etc. en font passer l'agrément. Je suis, comme vous, fidèle à la musique et passionné pour l'adagio; mais il faut un peu de mélancolie pour le rendre plaintif, et je ne pourrai sentir que de la joie en vous voyant. J'ai eu un deuil domestique qui a entièrement dérangé ma philosophie. Je vous confie toutes mes faiblesses; j'ai perdu Biche,1_231-a et sa mort a renouvelé en moi la perte de tous mes amis, de celui surtout qui me l'avait donnée. J'ai été honteux qu'un chien ait si fort affecté mon âme; mais la vie sédentaire que je mène et la fidélité de cette pauvre bête m'avaient si fort attaché à elle, ses souffrances m'ont si fort ému, que, je vous le confesse, j'en suis triste et affligé. Faut-il être dur? doit-on être insensible? Je crois qu'une personne capable d'indifférence pour un animal fidèle ne sera pas plus reconnaissante envers son égal, et que, s'il faut opter, il vaut mieux être trop sensible que dur. Voilà, ma chère sœur, comme je suis le sophiste de mes passions, et comme je me déguise à moi-même mes faiblesses. Il faut bien peu de chose pour déranger notre raison, et le sentiment est en nous toujours plus fort que le meilleur syllogisme. Après tout, on ne saurait se refondre, et quand même on parviendrait en soi à éteindre une passion, aussitôt il en renaît une autre qui la remplace. Je lis les Réflexions de l'empereur Marc-Antonin1_231-b pour me fortifier l'âme, et je trouve un consolateur plus affligé que moi-même, qui traite les hommes comme s'ils n'avaient point de partie animale ni de sensations, et j'en reviens à Épicure.

<232>Si vous êtes curieuse de nouvelles, je vous apprendrai que Voltaire s'est conduit comme un méchant fou, qu'il a attaqué cruellement Maupertuis,1_232-a et qu'il a fait tant de friponneries, que, sans son esprit, qui me séduit encore, j'aurais, en honneur, été obligé de le mettre dehors. Après avoir goûté de tout et essayé de tous les caractères, on en revient toujours aux personnes de mérite; il n'y a que la vertu de solide, mais elle est rare à trouver. C'est cette vertu que vous possédez, ma très-chère sœur, qui m'attache plus à vous encore que les liens du sang, et qui me rend à jamais avec la plus parfaite tendresse, ma très-chère sœur, etc.


1_230-b La réponse de la Margrave à cette lettre est datée du 17 janvier 1752.

1_231-a Frédéric aimait beaucoup les chiens. Voyez, au sujet de la mort de sa levrette Alcmène, sa lettre au prince Henri, du 9 octobre 1763, t. XXVI, p. 330; voyez aussi les Vers de la levrette Diane à la Princesse de Prusse, du 30 novembre 1767, t. XIII, p. 17.

1_231-b Voyez t. XXV, p. 48 et 49.

1_232-a La querelle de Voltaire avec Maupertuis avait commencé au mois de mars 1751. Voyez t. XV, p. 61 et suiv.; t. XVII, p. VIII et IX, art. VII, et p. 371 et suiv.; t. XXII, p. 344 et suiv.