<345> Je ne serais pas abattu d'un malheur, j'en ai tant essuyé : les pertes des batailles de Kolin et celle, en Prusse, de Jägersdorf, la malheureuse retraite de mon frère et la perte du magasin de Zittau, la perte de toutes mes provinces de la Westphalie, le malheur et la mort de Winterfeldt, l'invasion en Poméranie, dans le Magdebourg et dans le pays de Halberstadt, l'abandon de mes alliés; et malgré tout cela, je me roidis encore contre l'adversité, de sorte que je crois ma conduite jusqu'à présent exempte de toute faiblesse. Je suis très-résolu de lutter encore contre l'infortune; mais en même temps suis-je aussi résolu de ne pas signer ma honte et l'opprobre de ma maison.a Voilà, ma chère sœur, ce qui se passe dans le fond de mon âme, et la confession générale que je vous fais de ce qui m'agite actuellement.

Quant à vous, mon incomparable sœur, je n'ai pas le cœur de vous détourner de vos résolutions. Nous pensons de même, et je ne saurais condamner en vous les sentiments que j'éprouve tous les jours. La vie nous a été donnée par la nature comme un bienfait; dès qu'elle cesse de l'être, l'accord finit, et tout homme est maître de finir son infortune le moment qu'il juge à propos. On siffle un acteur qui reste sur la scène quand il n'a plus rien à dire. On plaint les malheureux les premiers moments; le public se lasse bientôt de sa compassion, la malignité humaine les critique, on trouve que tout ce qui leur est arrivé, c'est eux qui se le sont attiré, on les condamne, et l'on finit par les mépriser. Si je suis le cours ordinaire de la nature, le chagrin, ma mauvaise santé, abrégeront mes jours en peu d'années. Ce serait survivre à moi-même et souffrir lâchement ce que je suis maître d'éviter. Il ne me reste que vous seule dans l'univers qui m'y attachiez encore; mes amis, mes plus chers parents sont au tombeau; enfin j'ai tout perdu. Si vous prenez la résolution que j'ai prise, nous finissons ensemble nos malheurs et notre infortune, et c'est à ceux qui restent au monde à pourvoir aux soins dont ils


a Voyez t. XXVI, p. 185, 186, 217, 222, 227, 250, et ci-dessus, p. 337.