<344> cette ignominie. L'honneur qui m'a poussé à exposer cent fois ma vie dans la guerre m'a fait affronter la mort pour de moindres sujets que pour ceux-ci. La vie ne vaut certainement pas la peine qu'on s'y attache si fort, surtout quand on prévoit qu'elle ne sera désormais qu'un tissu de peines, et qu'il faudra se nourrir de ses larmes :

La douleur est un siècle et la mort un instant.

Si je ne suivais que mon inclination, je me serais dépêché d'abord après la malheureuse bataille que j'ai perdue; mais j'ai senti que ce serait faiblesse, et que c'était mon devoir de réparer le mal qui était arrivé. Mon attachement à l'État s'est réveillé; je me suis dit : Ce n'est pas dans la bonne fortune qu'il est rare de trouver des défenseurs, mais c'est dans la mauvaise.a Je me suis fait un point d'honneur de redresser tous les dérangements, à quoi j'ai encore réussi en dernier lieu en Lusace; mais à peine suis-je accouru de ce côté-ci pour m'opposer à de nouveaux ennemis, que Winterfeldt a été battu et tué auprès de Görlitz, que les Français entrent dans le cœur de mes États, que les Suédois bloquent Stettin. Il ne me reste à présent plus rien de bon à faire; ce sont trop d'ennemis. Quand même je réussirais à battre deux armées, la troisième m'écraserait. Vous verrez par le billet ci-joint ce que je tente encore; c'est le dernier essai. La reconnaissance, le tendre attachement que j'ai pour vous, cette amitié de vieille roche qui ne se dément jamais, m'oblige d'en agir sincèrement avec vous. Non, ma divine sœur, je ne vous cacherai aucune de mes démarches, je vous avertirai de tout; mes pensées, le fond de mon cœur, toutes mes résolutions, tout vous sera ouvert et connu à temps. Je ne précipiterai rien, mais aussi me sera-t-il impossible de changer de sentiments. Il est vrai que, après la bataille de Prague, les affaires de la reine de Hongrie paraissaient hasardées; mais elle avait de puissants alliés et encore de grandes ressources; je n'ai ni l'un ni l'autre.


a Voyez t. XXVI, p. 248.