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389. AU MÊME.

Le 10 octobre 1784.



Mon très-cher frère,

Je ne vous ai point parlé de ma personne, mon cher frère, parce qu'un homme est un misérable individu en comparaison de l'espèce, et que c'est peu de chose dans l'Europe qu'un vieillard souffre des fatigues, ou qu'il les expédie lestement. J'ai fait ma tournée accoutumée; il m'en a plus coûté qu'à l'âge de quarante ans; mais enfin il ne faut pas se refuser aux devoirs de sa charge, mais tâcher de les remplir le moins mal que possible. Nous avons eu ici M. de Bouille, qui est un homme de mérite, parce qu'il a su allier au mérite d'un bon militaire tout le désintéressement d'un philosophe; et quand on est assez heureux de rencontrer des hommes pareils, il faut en tenir compte à toute l'humanité, parce que la vertu est rare, et que d'honnêtes gens ne sauraient qu'en relever le mérite. A présent tous nos étrangers ont disparu à la fin de nos manœuvres, et je vis retiré dans ma retraite philosophique. Je ne connais tous les gens de lettres dont vous me parlez que par réputation. M. de Condorcet est un élève de d'Alembert; il est à croire qu'il suivra les préceptes de son instituteur, auquel il n'y aurait aucun reproche à faire, si ce n'est sa trop grande complaisance pour Diderot, qui l'a entraîné au delà des lois sages qu'il s'était prescrites. Vous voyez par là combien l'esprit humain est sujet à des séductions étranges, et que les plus sages se laissent quelquefois entraîner par ceux auxquels ils devraient imposer des lois. Voilà où les plus sages en sont réduits, ce qui diminue beaucoup, en ma façon d'envisager les choses, le mérite de notre espèce. Les plus sages font des fautes; à quoi ne sont pas réduits les plus ignorants! Tout ceci, mon cher frère, se ressent des réflexions d'un vieillard qui est presque mort au monde, et qui, dans le silence