34. AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Ruppin, 7 octobre 1736.



Mon très-cher général,

Je crois que la migraine est devenue une maladie épidémique, car je la pris un moment avant que de recevoir votre lettre. C'est la raison, monsieur, pourquoi il m'a été impossible de vous répondre hier. Je m'acquitte à présent de cette dette, en vous remerciant de votre lettre et des incluses, qui m'ont fait beaucoup de plaisir.

Je suis fort surpris que Praetorius543-b ait reçu son rappel; à moins de quelque intrigue de cour, comme vous le soupçonnez avec fondement, je ne comprendrais pas la raison qui peut avoir porté sa cour à le retirer d'un poste qu'il remplissait, autant que j'en puis juger,<544> très-dignement. Ne doit-on pas plaindre les princes quand ils se laissent gouverner, et qu'ils ont la mollesse de se laisser prévenir contre leurs serviteurs, sans examiner si les choses dont on les accuse sont fondées, ou non? Voilà cependant ce qui arrive tous les jours, et c'est ce qui a causé à Louis XIV la perte de plus d'une bataille, dépostant des gens habiles, et les remplaçant par faveur, ou par brigue des courtisans. Quoique je ne croie pas que le cas présent soit susceptible pour le roi de Danemark de suites de cette importance, cependant, s'il a eu le malheur de faire tort à un honnête homme, en a-t-il moins mal fait? Heureux si les princes étaient punis, à chaque injustice qu'ils commettent, par la perle d'une bataille! Je crois qu'ils en deviendraient plus circonspects. Cette punition, suivant de si près le crime, les altérerait peut-être davantage que cet enfer qu'ils n'entrevoient qu'en perspective, et que leurs flasques courtisans leur assurent être au-dessous de leur grandeur. Tant y a que la timide vérité n'ose approcher du trône que sous le voile de ces tours artificieux et de ces ménagements étudiés qui la défigurent, voilant sa nudité, qui seule fait son véritable caractère. Grâces au ciel, nous avons un maître qui fait tout par lui-même, et voit tout par ses yeux, qui hait le calomniateur, et auquel personne ne peut se flatter d'avoir imposé de sa vie.

Je reçois la pièce supposée de M. de Brandt pour ce que vous me la donnez, s'entend, pour un badinage assez plat, et où les belles pensées sont du dernier trivial. Je rends grâces au ciel de ce que mon frère est hors de danger, et de ce qu'il a eu la petite vérole. C'est un article dangereux, qu'il est toujours bon d'avoir passé. Je sais ce que c'est, car je l'ai eue deux fois; après cela il n'est plus permis d'être malin, quand on a fait cette double dépense de malignité. Ce n'est pas à moi à juger si je le suis. J'en laisse le soin à d'autres, car vous savez, monsieur, que le monde n'est jamais sans juges; un chacun croit en particulier avoir le droit de disséquer la conduite de son prochain, et de<545> cette façon la moitié du monde est le juge de l'autre. Je souhaiterais que vous fussiez le mien, et que vous fussiez bien en état de vous convaincre de l'évidence de l'estime que j'ai pour vous, étant avec une véritable considération, etc.


543-b Envoyé de Danemark à Berlin. Voyez t. XVII, p. 226.