3. DU MARQUIS DE CONDORCET.

Paris, 2 mai 1785.



Sire,

L'ouvrage que j'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté traite d'objets très-importants. J'ai cru qu'il pourrait être utile d'appliquer le calcul des probabilités à celle des décisions rendues à la pluralité des voix;412-a et comme j'ai toujours aimé presque également les mathématiques et la philosophie, je me suis trouvé heureux de pouvoir satisfaire deux passions à la fois.

Je n'ose désirer que V. M. daigne jeter les yeux sur un discours, beaucoup trop long peut-être, où j'ai exposé les principes et les résultats de l'ouvrage, dégagés de tout l'appareil du calcul. Je prendrai seulement la liberté de lui parler de deux de ces résultats. L'un conduit à regarder la peine de mort comme absolument injuste, excepté dans les cas où la vie du coupable peut être dangereuse pour la société. Cette conclusion est la suite d'un principe que je crois rigoureusement vrai : c'est que toute possibilité d'erreur dans un jugement est une véritable injustice, toutes les fois qu'elle n'est pas la suite de la nature même des choses, et qu'elle a pour cause la volonté du lé<413>gislateur. Or, comme on ne peut avoir une certitude absolue de ne pas condamner un innocent, comme il est même très-probable que dans une longue suite de jugements un innocent sera condamné, il me paraît en résulter qu'on ne peut sans injustice rendre volontairement irréparable l'erreur à laquelle on est nécessairement et involontairement exposé.

Le second résultat est l'impossibilité de parvenir, par le moyen des formes auxquelles les décisions peuvent être assujetties, à remplir les conditions qu'on doit exiger, à moins que ces décisions ne soient rendues par des hommes très-éclairés; d'où l'on doit conclure que le bonheur des peuples dépend plus des lumières de ceux qui les gouvernent que de la forme des constitutions politiques, et que plus ces formes sont compliquées, plus elles se rapprochent de la démocratie, moins elles conviennent aux nations où le commun des citoyens manque d'instruction ou de temps pour s'occuper des affaires publiques; qu'enfin il y a plus d'espérance dans une monarchie que dans une république de voir la destruction des abus s'opérer avec promptitude et d'une manière tranquille.

Les conséquences peuvent être importantes, ne fût-ce que pour les opposer à cette espèce d'exagération qu'on a voulu porter dans la philosophie; mais j'ai cru qu'il fallait se borner à les indiquer dans un ouvrage sorti des presses d'une imprimerie royale.

Je demande pardon à V. M. de lui parler si longtemps de mes idées, et je la supplie de ne regarder la liberté que je prends de lui présenter mon ouvrage que comme un témoignage de mon admiration et de mon respect.

Je ferai tous mes efforts pour répondre à la confiance dont V. M. m'a honoré. Je ne puis encore lui proposer qu'un seul sujet qui pourrait remplacer M. Thiébault dans l'Académie, et donner des leçons de grammaire. C'est M. Dupuis; il est professeur depuis longtemps dans l'université de Paris. Sa conduite et son amour pour le travail<414> lui ont mérité l'estime générale; mais son goût dominant pour l'érudition l'a conduit à entreprendre un grand ouvrage sur les théogonies anciennes, sur l'origine des constellations, et il ne peut continuer ce travail et le publier, sans offenser des gens qui ont encore ici quelque crédit. Ce n'est pas qu'il veuille attaquer directement les choses établies; mais les conséquences qui résultent de ses discussions ne peuvent pas toujours se concilier avec les idées communes. Il n'a pu même, en voilant ces conséquences, au hasard d'affaiblir le mérite de son travail, éviter de déplaire à une partie des membres de notre Académie des belles-lettres, qui ont voulu l'engager à faire sa profession de foi sur l'antiquité du monde. Dans cette position cruelle pour un homme sage, mais honnête et ferme, il accepterait avec reconnaissance une place dans votre Académie, et une chaire dans votre école militaire. Un seul obstacle l'arrête : il serait dans dix-huit mois ce qu'on appelle émérite, et aurait une retraite assurée de quatorze cents livres de notre monnaie; au lieu qu'en quittant aujourd'hui il perdrait dix-huit ans de sa vie employés dans l'espérance de cette retraite. Mais V. M. pourrait aplanir cet obstacle. Les professeurs qui voyagent par ordre du Roi peuvent conserver leur titre, en se faisant remplacer; et si V. M. paraissait y prendre quelque intérêt, cet ordre ne serait pas difficile à obtenir. Par là elle acquerrait un très-bon professeur de grammaire, un académicien d'une érudition très-distinguée, et qui a su y porter de l'esprit et une philosophie très-rare parmi cette classe de savants. Je pourrais proposer à V. M. d'autres hommes de mérite, mais aucun qui fût du même ordre. D'ailleurs, une longue habitude d'enseigner, et une conduite exempte de reproches dans un corps où ses opinions et son mérite lui ont fait des ennemis et des jaloux, semblent des avantages que bien peu d'hommes de lettres auraient au même degré.

M. Beauzée, dont V. M. m'a fait l'honneur de me parler, est âgé, assez dévot, très-flatté de siéger à l'Académie française, et, quoique<415> peu riche, il a pour lui-même et pour ses enfants des espérances qui le retiennent ici.

J'espère pouvoir bientôt remplir les intentions de V. M. pour un professeur de philosophie et de belles-lettres : mais elle connaît trop bien l'état de notre littérature et de notre philosophie pour ne pas me pardonner un peu de lenteur dans l'exécution de cette partie de ses ordres. Je suis avec le plus profond respect, etc.


412-a Application de l'analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voir. Paris, 1785, in-4.