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5. DU BARON DE GRIMM.

Paris, 19 mars 1781.



Sire,

Si j'osais vous fatiguer de mes lettres aussi souvent que le souvenir de vos bontés m'occupe et m'obsède, ma correspondance deviendrait bientôt le pain quotidien de Sans-Souci, et un monarque dont toute l'Europe respecte le repos, comme elle a admiré ses travaux, se trouverait exposé continuellement à un bavardage importun et interminable. Comment se peut-il donc que, avec de si belles dispositions, j'aie passé tant de mois sans écrire à V. M., sans porter à ses pieds l'hommage de ma reconnaissance, après la lettre remplie de bonté dont elle m'a honoré l'automne dernier? C'est que j'ai constamment observé qu'il n'y a que les grands hommes de vraiment oisifs dans ce monde, qu'il n'y a qu'eux qui aient le temps de faire des poëmes, de composer des brochures, de jouer de la flûte, comme s'ils n'avaient pas leurs États et l'Europe à gouverner, tandis que les petites gens sont toujours écrasés par leurs occupations. Je suis donc forcé de convenir de la chose du monde la plus ridicule et la plus malheureuse : c'est que j'ai été écrasé par mes petites et insignifiantes affaires, et réduit à la douloureuse extrémité de négliger jusqu'à ma grande impératrice, et son auguste allié et lieutenant-colonel. Rien n'est plus exact, Sire, que cette qualité que vous jugez à propos de prendre. Si elle met V. M. un grade au-dessous de moi, il est cependant bien sûr que le grand Frédéric et la grande Catherine se sont servi réciproquement de lieutenants-colonels, et qu'ils s'en sont assez bien trouvés l'un et l'autre pour continuer leur service sur ce pied-là jusqu'à la fin des siècles. Quant à moi, Sire, grâce à mes petites et interminables affaires, j'ai pensé être hors de combat. Je n'ai été malade l'automne dernier que huit ou dix jours; mais ces dix jours de<373> soumission aux ordres d'Esculape Tronchin m'ont mis à bas pour tout l'hiver, et ce n'est que depuis quelques semaines que je puis me regarder comme rétabli et échappé aux griffes de la médecine. Voilà le véritable motif de la longue pause que j'ai observée. Elle ne m'a pas empêché de suivre V. M. pas à pas, à l'aide des gazettes, de me glisser à sa suite dans l'Opéra de Berlin, de me trouver le jour de l'an à la porte du cabinet de V. M., pour voir la sortie du monarque dont l'apparition est aussi rayonnante de gloire que celle du soleil l'est de lumière, de célébrer surtout le 24 janvier avec la joie que la santé brillante de V. M. inspire et justifie. Mais pour oser prendre la plume, j'ai voulu attendre que le retour du sommeil ramenât le calme dans un sang trop agité.

V. M., en rendant justice à mon beau don de prophétie, se borne à la science du passé, et ne veut pas se donner les airs de deviner l'avenir. Vous vous contentez, Sire, de le préparer, et laissez aux goujats le don de divination. Vous avez pris de Jupiter, votre aïeul, la prévoyance; mais vous ne vous souciez pas de la prescience, qui est une vertu purement théologale. Ainsi V. M. ne se souciera pas de nous dire si nous aurons la paix cette année, si les Bataves figureront dans la neutralité armée, si nous aurons une trinité de médiateurs, sans laquelle, suivant mon catéchisme, il n'y a point de salut à espérer. Ce grand exemple de réserve devrait rendre M. le colonel aussi mystérieux; mais il n'a point de secret pour V. M. Il dit que son impératrice l'ayant créé vétéran sans qu'il ait été novice, il en a inféré qu'il pouvait postuler les invalides. Il reste donc colonel apraxin, ou sans pratique et inutile, à condition toutefois que s'il prend fantaisie à l'Impératrice de lui dire, Marche, il ne se le fera pas dire deux fois, et sur-le-champ il fait son paquet pour courir à Pétersbourg, non sans faire ses dévotions au temple de la Renommée situé entre la Sprée et la Havel. Voilà de quoi il est convenu avec son auguste souveraine. Tant qu'elle ne parlera pas, il se tiendra tranquille. En<374> attendant, il s'amuse à lui dépenser son argent à Paris et à Rome tant qu'il peut, et il ne laisse pas, en antiques, tableaux et autres inutilités, d'être un homme très-cher pour la Russie.

M. d'Alembert m'a remis un écrit du Marc-Aurèle moderne sur la littérature de sa patrie,374-a et j'ai reçu ce don royal avec le plus profond respect et la plus vive reconnaissance. Marc-Aurèle Frédéric avait, entre autres, aussi cela de commun avec Marc-Aurèle Antonin, que celui-ci dédaignait d'écrire en latin, et écrivait en grec, comme l'autre dédaigne d'écrire dans sa langue, et a adopté de préférence l'idiome des Racine et des Voltaire. Les Allemands disent que les dons qu'il leur annonce et promet leur sont déjà en grande partie arrivés; que la langue allemande n'est plus ce jargon barbare qu'on écrivait il y a cinquante ou soixante ans, dur, diffus, embarrassé; qu'elle a pris de l'harmonie et du nombre, de la précision et de l'énergie; que, étant par elle-même d'une très-grande richesse, elle a pris en peu de temps toutes les formes désirables. Quant à moi, exilé de ma patrie depuis ma première jeunesse, n'ayant presque aucun temps, depuis nombre d'années, à donner à la lecture, je ne suis pas en état de juger ce procès; mais il est vrai que toutes les fois que j'ai traversé l'Allemagne, on m'a montré des morceaux parfaitement bien écrits, et je n'y ai plus retrouvé l'ancien jargon tudesque, d'où j'ai conclu qu'il était arrivé une grande révolution en Allemagne dans les esprits. Cela m'a paru assez simple. Un pays qui a donné dans un siècle Frédéric et Catherine m'a paru le premier pays de ce siècle; et comme la nature opère tout par contagion, il m'a paru que l'apparition de ces deux phénomènes n'a pu rester isolée, et a dû avoir les suites les plus étendues, quoique aucun souverain n'ait songé à les encourager. Ce qui m'a surtout touché dans l'écrit de Marc-Aurèle, c'est la sollicitude qu'on remarque à chaque page pour l'amélioration des études. On dit que même à cet égard il est arrivé une grande<375> révolution en Allemagne, mais qu'elle a été plus sensible dans les pays catholiques que dans les pays protestants, peut-être parce que ceux-ci, ayant fait le principal à l'époque de la réformation, se sont ensuite relâchés, tandis que, les autres ayant à se débarbouiller de toute la crasse de l'ignorance et de la superstition, leur changement devient plus sensible et plus marqué. On dit qu'un prélat de Sagan,375-a sujet de V. M., a beaucoup contribué à cette révolution. Vers le Rhin, le baron de Dalberg, chanoine de Mayence et Statthalter d'Erfurt, a rendu de grands services. Le baron de Fürstenberg, que j'aurais tout simplement fait évêque de Münster, si le Saint-Esprit n'était pas descendu sur l'archiduc Maximilien, a fait participer à ces bienfaits la Westphalie, et les efforts de ces trois hommes ont pénétré jusqu'en Autriche, où la pieuse Marie-Thérèse a laissé établir des écoles normales, sans peut-être pressentir tous les effets de ricochet qui sont inséparables d'une institution sensée et dégagée d'un fatras d'absurdités.

Puisse Marc-Aurèle Frédéric être témoin du beau jour qu'il annonce à sa patrie, et jouir jusqu'au dernier terme de la vie humaine de la gloire immortelle que lui doit son pays et son siècle! Ce sont les vœux constants du colonel russe qui met à vos pieds l'hommage du plus profond respect avec lequel il sera toute sa vie, etc.


374-a Voyez ci-dessus, p. 191 et 192.

375-a L'abbé J.-J. de Felbiger. Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 126 et 127.