254. A D'ALEMBERT.

Le 26 avril 1782.

Non, mon cher Anaxagoras, vous n'êtes pas entré dans le sens de ma lettre. A Dieu ne plaise que je m'en prenne à vous pour m'avoir envoyé ce nouveau système de philosophie. Il ne s'agit pas d'un sage comme vous dans ce qui a excité mon zèle; ce n'est que contre l'auteur que je m'emporte; je ne puis lui pardonner que, sur la fin du dix-huitième siècle, il veuille s'écarter de l'expérience pour s'égarer dans un labyrinthe de chimères que son imagination enfante. Que deviendra la philosophie, si on s'écarte du chemin sage qu'on lui a tracé, et qu'on lui ôte le bâton de l'analogie et celui de l'expérience pour se conduire? Si le livre de ce songe-creux prend faveur, voilà d'abord nombre de jeunes écervelés qui vous débiteront des paradoxes pour se faire lire, la philosophie retombera, comme jadis dans Athènes, entre les mains des sophistes, et l'on substituera aux vérités évidentes un jargon obscur et entortillé de phrases métaphysiques, qui replongera la France dans l'ignorance. J'aime le siècle où je suis né; je m'affectionne à tous ceux qui l'honorent, et j'abhorre tout ce qui nous menace de replonger notre postérité dans la barbarie. Que des moines ambitieux persécutent les philosophes, et s'élèvent contre les vérités les mieux prouvées par les apôtres de la raison, je ne l'ap<248>prouve pas : cependant je vois qu'ils agissent selon les principes de leur intérêt, qui veut qu'ils dominent seuls sur les hommes. Mais que de prétendus philosophes sapent eux-mêmes les vérités les mieux reconnues, qu'ils dégradent la philosophie aillant qu'il est en eux, qu'ils ressuscitent les erreurs de nos ancêtres, en vérité, c'est ce qui n'est pas pardonnable. Tenez, voilà ce qui a mis ma bile en mouvement : et quiconque aime que les hommes soient éclairés éprouvera à la lecture de ce livre les mêmes sentiments d'indignation contre son auteur.

Vous me parlez d'un autre livre que vous avez la bonté de m'envoyer : il ne m'est point encore parvenu : je vous prie néanmoins d'en remercier ceux qui ont daigné me l'envoyer. La réputation du collège Mazarin a été célèbre depuis longtemps; les jésuites avaient d'habiles professeurs; la rhétorique était supérieurement traitée à Port-Royal; Pascal, Racine, Arnauld et Nicole étaient des gens d'un grand mérite, et qui étaient sortis de cette école. Je voudrais, pour la consolation de ma vieillesse, voir germer et éclore quelques plantes qui pussent remplacer celles qui ont honoré le siècle précédent. Il semble que les grands hommes meurent sans postérité. Je désirerais qu'il y eût une filiation d'âmes supérieures dont sans cesse les unes remplaçassent les autres. Après tout, mon temps est bientôt fini; j'ai joui du marc du siècle de Louis XIV. Je bénis le ciel de m'avoir fait naître dans ce temps, et pour se consoler de l'avenir il faut dire : Après moi le déluge. Le monde est un théâtre perpétuel de vicissitudes, c'est une scène mouvante où tout change : ici, les arts, les sciences et les empires s'élèvent; là, c'est la barbarie qui succède aux connaissances, et les potentats dont les trônes se renversent. Vous autres Fiançais, vous n'y allez pas de main morte; vous ne sapez pas mal le trône britannique. Cette nation, qu'on dit si profonde, avait des ministres superficiels pour la gouverner, qui, l'ayant dépouillée des richesses abusives qu'elle possédait, et lui ayant fait perdre des possessions qui<249> lui étaient à charge, ont bravement travaillé à son abaissement, sans doute pour tempérer l'excès où elle poussait sa fierté et son dédain pour le reste de l'Europe. Dans cent ans d'ici, quiconque ressusciterait de nos contemporains ne reconnaîtrait plus notre continent. En attendant, je vous souhaite santé, prospérité et contentement. Sur ce, etc.