245. A D'ALEMBERT.

Le 10 novembre 1781.

J'ai été étonné du style de votre jeune écolier, et je crois qu'il fera fortune en France, si avec le temps il perfectionne son talent pour la flatterie, le plus nécessaire pour réussir à la cour. César se laissa encenser par Cicéron et tant d'autres; Auguste avalait à pleine gorge l'encens que Virgile, Ovide et Horace lui distribuaient à pleine mesure; Léon X préférait les flatteurs aux apôtres; et votre Louis XIV recevait avidement les éloges que lui distribuait son Académie, et s'il aimait les opéras, c'était pour les prologues. Alexandre, occupé à son expédition contre Porus, excédé de fatigue, s'écria : « O Athéniens! vous ne savez pas ce qu'il m'en coûte pour être loué devons. »229-b Pour<230> moi, qui ne suis pas fait pour me trouver en rang d'oignon avec ces dieux de la terre, je crois qu'entendre une fourmi qui fait le panégyrique d'une autre fourmi, c'est l'équivalent des louanges que nous nous donnons. Notre devoir est d'être justes et bienfaisants; on peut nous approuver, mais louer de misérables vers de terre qui n'existent qu'un instant, et disparaissent ensuite pour toujours, non, c'en est trop. Ayons le courage de nous borner à notre destinée, et ne souffrons pas qu'une imagination ardente, boursouflée d'hyperboles, nous élève au-dessus de notre être.

Je m'oublie en ce moment, et je ne fais pas attention que j'écris à un philosophe qui pourrait me donner des leçons de modestie et de sagesse, s'il en était besoin. Je vois que vous pensez vous promener incessamment sur les ruines de la superstition, et je ne crois pas sa destruction aussi prochaine. Si Joseph l'apostolique humilie la prostituée de Babylone, selon le style élégant de Jurieu,230-a ne pensez pas que la philosophie y soit pour quelque chose; mais envisagez cette démarche comme un acheminement pour dépouiller le saint-père de Ferrare. On soustrait le clergé à la dépendance de Rome, pour que ce clergé ne sonne pas le tocsin contre le César qui dépouille le saint-père. L'évêque de Vienne sera obligé de chanter un Te Deum pendant qu'on expulsera de Ferrare son chef spirituel. L'ambition et la politique des monarques abaisseront le saint-siége dans tout ce qui est contraire à leurs intérêts; mais la bêtise, la crédulité, la superstition des peuples soutiendra pendant bien des siècles encore l'extravagance des fables accréditées. Souvenez-vous combien de siècles a duré le paganisme, et concluez de là que le nombre des philosophes ne l'emportera jamais sur celui des imbéciles, et que, en tous siècles, à peine trouvera-t-on un philosophe sur cent mille habitants de ce globe. Ajoutez, s'il vous plaît, à ces raisons l'éducation générale, qui<231> ne s'occupe qu'à inculquer des préjugés et des erreurs dans le cerveau tendre d'une jeunesse qui, les ayant sucés avec le lait, en conserve une profonde impression pour le reste de ses jours. Mais il est possible et vraisemblable qu'on diminuera de beaucoup le nombre des cénobites, les organes et les trompettes du fanatisme, et que, en mettant les évêques sur le petit pied, ils perdront les avantages du faux zèle, et deviendront tolérants, n'ayant plus rien à gagner par leurs persécutions. Voilà jusqu'où me mène mon calcul des probabilités. Croire que tous les hommes seront sans erreurs, qu'ils deviendront tous philosophes, cela est impossible par les raisons que j'en ai alléguées plus haut; mais si on les peut rendre tolérants en détruisant le fanatisme, c'est tout ce à quoi l'on pourra parvenir. Laissons donc aller le monde comme il va; contentons-nous de pouvoir penser librement.

Il dépendra de vous de m'envoyer ce M. Dubois. Il me suffit de votre témoignage, et je m'en rapporte à vous. Quand je lui aurai parlé, je vous en dirai naturellement mon sentiment. Toutefois je sais bien que ce ne sera pas en Pologne où il se sera formé le cœur et l'esprit. Je vous félicite de la naissance du Dauphin; je lui souhaite la sagesse de Marc-Aurèle, l'humanité de César, la bonté de Tite et l'esprit de Julien; car il ne faut souhaiter à un monarque français pas moins que des qualités impériales. Et pour vous, je vous souhaite santé et contentement, car vous possédez tout le reste, et je ne puis rien désirer pour vous des dons de la nature dont elle ne vous ait enrichi depuis longtemps. Sur ce, etc.


229-b Plutarque, Vie d'Alexandre, chap. LX. Voyez notre t. IX, p. 270.

230-a Ministre protestant à Rotterdam, persécuteur de Bayle en 1693. Voyez t. X, p. 72, et t. XXI, p. 72.