230. A D'ALEMBERT.

Le 24 février 1781.

L'ouvrage que je vous ai envoyé est l'ouvrage d'un dilettante195-a qui, prenant part à la gloire de sa nation, désirerait qu'elle perfectionnât autant les lettres que l'ont fait les nations ses voisines qui l'ont précédée de quelques siècles. Loin d'être sévère, je ne l'ai fouettée qu'avec des roses; il ne faut pas abaisser ceux que l'on veut encourager; au contraire, il faut leur faire voir qu'ils ont le talent, et qu'il ne leur manque que la volonté de le perfectionner; et en cela, une pédanterie grossière et le manque de goût sont les plus grands obstacles qui les arrêtent. J'avoue que le génie n'est pas aussi commun qu'on le croit, et que des hommes déplacés, qui auront fait merveille dans un genre, ne réussissent pas également dans les autres. Dans les écoles et les universités de mon pays, j'ai introduit la méthode d'instruction que<196> j'ai proposée, et je m'en promets des suites avantageuses.196-a Je signe volontiers mon arrêt touchant Marc-Aurèle et Épictète; toutefois vous saurez qu'en Allemagne la connaissance de la langue latine est bien plus commune que la connaissance de la grecque; pourvu que nos savants s'appliquent à bien traduire ces auteurs, ils mettront dans leur propre langue, par ce moyen, plus de force et d'énergie, qualités qui lui manquent encore.

Vous voulez bien vous intéresser à ma santé, et dans le temps que vous me félicitez d'en jouir, votre lettre me trouve dans le troisième accès de goutte dont je suis accablé depuis mon retour de Berlin. Ce sont des galanteries dont l'âge favorise les vieillards. Je me console avec l'abbé de Chaulieu196-b et avec tous les goutteux du Vieux et du Nouveau Testament.196-c Cela incommode un peu en écrivant; mais on se fait à tout, et je dis comme Posidonius : O goutte! tu ne m'empêcheras pas d'écrire au sage Anaxagoras.

Ce M. Mayer a été ici.196-d Je vous confesse que je l'ai trouvé minutieux; il a fait des recherches sur les Cimbres et sur les Teutons, dont je ne lui tiens aucun compte; il a encore écrit une analyse de l'histoire universelle,196-e dans laquelle il a studieusement répété ce qu'on a écrit et dit mieux que lui. Si l'on ne veut que copier, on augmen<197>tera le nombre des livres à l'infini, et le public n'y gagnera rien. Le génie ne s'attache point aux minuties; ou il présente les choses sous des formes nouvelles, ou il se livre à l'imagination, ou, ce qui est mieux encore, il choisit des sujets intéressants et nouveaux. Mais nos Allemands ont le mal qu'on appelle logon diarrhoea;197-a on les rendrait plutôt muets qu'économes en paroles.197-b Voilà bien du bavardage pour un goutteux; j'étais en bon train d'en dire davantage, si ma main (peut-être à propos) ne m'arrêtait pour ne vous point ennuyer. Sur ce, etc.


195-a Voyez t. XXIII, p. 277 et 363, et t. XXIV, p. 167 et 563.

196-a Frédéric parle sans doute de sa Lettre sur l'éducation, remise, le 17 avril 1770, au ministre d'État de Münchhausen, avec l'ordre d'en prescrire l'usage dans les universités, et de son ordre de Cabinet, du 5 septembre 1779, relatif aux divers établissements d'instruction publique, et adressé au ministre d'État baron de Zedlitz. Voyez t. IX, p. VIII, et 131-147.

196-b Dans sa lettre à Voltaire, du 3 avril 1770 (t. XXIII, p. 171 et 172), Frédéric fait déjà allusion à la poésie de Chaulieu, Sur la première attaque de goutte que l'auteur eut en 1695.

196-c Voyez saint Matthieu, chap. VIII, v. 5 et suivants, chap. IX, v. 2 et suivants; et Actes des Apôtres, chap. IX, v. 33 et 34. Nous ne connaissons aucun passage de l'Ancien Testament où il soit question de goutteux.

196-d Le 12 février. Voyez Briefe zwischen Gleim, Wilhelm Heinse und Joh. von Müller, herausgegeben von W. Körte, Zürich, 1806, t. II, p. 157-160, et 170-172.

196-e Frédéric parle de la Vue générale de l'histoire politique de l'Europe dans le moyen âge, que l'on trouve dans Johannes von Müller särnmtliche Werke, herausgegeben von Johann Georg Müller, Tübingen, 1810, in-8, t. VIII, p. 263-314.

197-a Voyez t. XXIII, p. 399, et t. XXIV, p. 333 et 593.

197-b Il semble que Jean de Müller fasse allusion à ce passage vers la fin de son examen des Œuvres posthumes de Frédéric, en parlant de la correspondance avec d'Alembert. Voyez (Jenaische) Allgemeine Litteratur-Zeitung vom Jahre 1789, t. I, p. 414 et 415.