226. A D'ALEMBERT.

Le 20 novembre 1780.

Bien des hommes ont gagné des batailles et ont conquis des provinces, mais peu d'hommes ont écrit un ouvrage aussi parfait que l'Avant-propos de l'Encyclopédie;185-a et comme c'est une chose rare que d'apprécier toutes les connaissances humaines, et que c'est une chose<186> plus commune de mettre en fuite des gens qui ont déjà peur, je crois que, en pesant les voix, les travaux du philosophe seraient jugés supérieurs à ceux du militaire, si nous envisageons ces choses du côté de l'utilité. Des connaissances bien détaillées et appréciées se conservent pour toujours, les livres les transmettent à la postérité la plus reculée; au lieu que les succès passagers d'une guerre qui n'intéresse que quelques peuples dans un petit coin de l'Europe s'oublient aussitôt qu'ils sont passés. Et voilà pour le philosophe et pour le guerrier.

J'en viens présentement aux nerfs, et pour qu'on juge par comparaison des miens et des vôtres, je propose que quelque habile chirurgien nous dissèque tous deux; mais attendons, et avec un peu de patience ces messieurs pourront disserter profondément sur les nerfs du philosophe français et du soldat tudesque. Je prévois qu'ils diront que les nerfs les plus fins, les plus faciles à ébranler font des tempéraments faibles et des esprits déliés, et que les nerfs plus robustes ne conviennent qu'aux portefaix, aux gladiateurs et aux manants. Consolez-vous donc, mon cher Anaxagoras, de votre petite santé; la meilleure portion vous est échue, car les avantages de l'esprit sont en tout sens préférables aux avantages du corps; il ne vous reste qu'à faire un généreux effort pour bannir de vos idées toutes les sensations tristes qui l'offusquent. Quand même on perdrait ce premier feu de la jeunesse, souvent impétueux, il faut conserver précieusement un certain fonds de gaîté qui, joint à l'espérance, nous sert à supporter le fardeau de la vie.

Si des têtes tonsurées et mitrées font de nouveaux efforts pour étendre leur tyrannie sur les esprits, vous avez les armes du ridicule; et les traits de la satire, acérés par la gaîté, renverseront le pontife et l'idole du fanatisme du même coup. Vos ennemis les cagots veulent que les philosophes pleurent; riez, et vous les confondrez. Si vous voulez m'enrôler parmi vos troupes légères, je vous offre mes très-humbles services; j'attaquerai gaîment la Sorbonne rassemblée en<187> corps, votre Beaumont, archevêque par la colère de Dieu, votre Braschi,187-a au Monte Cavallo, et mieux encore, si les intérêts de l'association militaire l'exigent. Voilà tout ce qui dépend de moi : et comme nos armes sont des plumes, et que dans nos contrées personne ne nous empêche de les manier, que, de plus, les presses gémissent pour ceux qui les occupent, vous n'avez qu'à m'assigner ma tâche, et je m'efforcerai de la remplir.

Ce que vous m'apprenez au sujet de l'indigne traitement que vos moines ont fait au cadavre de Voltaire m'excite à le venger de ces scélérats, qui osent exercer leur vengeance impuissante sur les restes éteints du plus beau génie que la France ait produit. Je vous prie de m'envoyer le buste de cet homme rare et unique; je placerai son effigie dans notre sanctuaire des sciences, où il pourra rester à demeure;187-b au lieu que si on le mettait dans une église, son ombre en serait indignée, sans compter les hasards que cette statue aurait à courir après ma mort, où peut-être le faux zèle porterait quelque prêtre, dans la rage de son fanatisme, à mutiler ou à briser le simulacre de l'apôtre de la tolérance.

Je retourne maintenant au commencement de votre lettre, où il était question de nos nerfs, pour vous apprendre que j'ai eu la goutte quatre semaines de suite, que j'ai beaucoup souffert, et qu'à force de régime j'ai chassé le marasme et la maladie; mes doigts ne sont point engourdis, et s'il est question de prêtres, je répandrai avec mon encre sur eux les flots de ma bile et de mon fiel hérétique. Allons, mon cher Anaxagoras, recueillez vos forces, ranimez ou ressuscitez votre belle humeur. Sur ce, etc.


185-a Voyez t. XXIII, p. 94, et t. XXIV, p. 406.

187-a Pie VI (Braschi) occupa le trône pontifical de 1774 à 1799. Voyez t. XXIV, p. 308.

187-b Voyez J.-D.-E. Preuss, Urkundenbuch zu der Lebensgeschichte Friedrichs des Grossen, t. III, p. 128, no 26.