223. DE D'ALEMBERT.

Paris, 15 septembre 1780.



Sire,

L'intérêt que Votre Majesté veut bien prendre à ma triste situation physique et morale me pénètre jusqu'au fond du cœur. Ses bontés pour moi, dont j'éprouve les effets depuis si longtemps, sont exprimées avec tant de sensibilité dans la dernière lettre qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire, que je n'ai plus, Sire, qu'un regret et qu'une crainte : c'est de vous avoir entretenu trop longtemps de mes maux, au milieu des grandes et importantes affaires qui vous occupent. Une seule chose peut excuser mon indiscrétion : c'est que les bontés de V. M. sont à présent ma seule consolation et ma seule ressource. Elle veut bien me proposer son exemple à suivre; elle m'exhorte à imiter sa gaîté et sa philosophie, malgré la vieillesse qui affaiblit ses organes, et les chagrins qu'elle éprouve sur le trône. Je sais, Sire, qu'aucune classe de l'espèce humaine n'est exempte de souffrir; mais je sais aussi qu'il est des êtres privilégiés, tels que V. M., à qui la nature et la destinée offrent des dédommagements refusés aux autres hommes. Je ne suis. Sire, qu'un pauvre géomètre littérateur, tant bon que mauvais, qui souffre à la fois et de ses reins, et de son estomac, et du dépérissement de ses facultés corporelles et intellectuelles, et de l'impossibilité où il se trouve de charmer ses ennuis par le travail. Je n'ai l'avantage d'être, pour ma consolation, ni le plus grand capi<180>taine, ni le plus grand roi, ni le plus grand et le plus vrai philosophe de ce siècle, ni le protecteur de l'Allemagne, ni le réformateur de la justice, ni enfin l'exemple des souverains et des gens de lettres. Avec ces adoucissements, Sire, on peut supporter la vie, qui, pour un être tel que moi, est tantôt douloureuse, tantôt insipide, et jamais agréable.

Mais je m'aperçois, Sire, et je m'en aperçois bien tard, que je n'ai presque fait encore que vous parler de moi, dont je ne nous avais déjà parlé que trop dans ma dernière lettre. J'en demande très-humblement pardon à V. M., et je passe à un objet qui l'intéresse davantage, et moi aussi, à ce grand homme dont V. M. a si éloquemment et si dignement honoré la mémoire. Vous pensez, Sire, que la forme de l'église de Berlin ne se prêterait guère au monument que j'ai eu l'honneur de vous proposer. Permettez-moi de vous faire observer que cette église est construite, dit-on, dans la manière du Panthéon de Rome, autrement dit, par un heureux changement de nom, Notre-Dame de la Rotonde; or Raphaël est enterré dans cette église, et on lui a érigé un monument dont V. M. pourrait aisément se faire donner la forme et les dimensions. Elle pourrait alors en élever un pareil, à Berlin, au Raphaël de la littérature française, et ce serait, ce me semble, pour cette église une beauté de plus, et pour V. M., protectrice du génie, même après sa mort, un nouveau monument de grandeur et de gloire.

En attendant, Sire, ce monument si précieux pour les lettres et pour la philosophie, dont j'ose encore ne pas désespérer, on travaille sérieusement et sans délai au buste de marbre, tel que V. M. l'a ordonné, coiffé à la française, et de la plus parfaite ressemblance. Je ne sais si V. M. destine ce buste à son cabinet ou à l'Académie. Si elle en veut un second, je la prie de vouloir bien me donner sur cela ses ordres. Elle pourrait au reste se contenter de l'original pour l'avoir dans son cabinet, comme il m'a paru que c'était d'abord son inten<181>tion, et faire faire ensuite à Berlin, par son sculpteur Tassaert, une copie bien exacte de ce buste pour l'Académie. Quoi qu'il en soit, dès que l'ouvrage sera fini, et je compte qu'il le sera bientôt, j'aurai l'honneur d'en donner avis à V. M., et de prendre les moyens les plus sûrs et les plus prompts pour le lui faire parvenir.

Ma santé, à laquelle V. M. veut bien prendre assez d'intérêt pour m'en demander quelque détail, est en ce moment meilleure, depuis la cessation des chaleurs affreuses et opiniâtres que nous avons essuyées pendant un mois. Mais elle est en général si incertaine et si chancelante, que je ne puis et n'ose plus former de projets de voyage. Je me vois réduit à végéter et à languir dans un malheureux pays où les lettres sont plus avilies, plus opprimées et plus persécutées que jamais, où les prêtres sont méprisés et puissants, où le génie est outragé de son vivant et après sa mort, où, en un mot, rien ne peut me retenir aujourd'hui que l'extrême danger de changer de place. Que j'aurais, Sire, de consolation et de plaisir même à verser dans le sein de V. M. toutes mes peines, et tout le détail des maux qu'on fait souffrir en France à la raison et à la justice! Je la supplie du moins de vouloir bien me conserver toujours ces mêmes bontés qui ont fait si longtemps ma gloire et mon bonheur, et qui font aujourd'hui mon seul dédommagement et ma seule ressource.

Je suis avec la plus profonde et la plus tendre vénération, etc.