219. DE D'ALEMBERT.

Paris, 8 juin 1780.



Sire,

J'écris à M. de Catt le malheureux et ennuyeux détail de ma situation physique et morale; il en rendra compte à V. M., et ne lui exprimera pas aussi vivement que je la sens ma profonde douleur de ne pouvoir aller mettre à ses pieds tous les sentiments que je lui dois, et que je lui ai voués jusqu'à la mort. Quoique mes peines de corps et d'esprit ne soient pas aussi grandes que celles que V. M. a tant de fois essuyées, et auxquelles elle a résisté avec un courage et une patience<169> si héroïques, j'aurais pourtant besoin, Sire, avec ma faible et frêle machine, d'une partie au moins de ce courage, étant accablé de tristesse de ne pouvoir en ce moment faire un voyage que je désire en ce moment plus que jamais, et qui serait plus que jamais nécessaire à mon âme abattue et flétrie. Il faut avec douleur se soumettre à sa destinée, et ajouter ce nouveau chagrin à ceux que j'ai déjà éprouvés plus d'une fois dans ce meilleur des mondes possibles. Pourquoi faut-il que je sois privé par une indisposition douloureuse et dangereuse de la douce consolation d'aller porter à V. M. non seulement ma tendre vénération, ma reconnaissance profonde et mon admiration plus vive que jamais, mais l'attachement et le respect que toute la France a pour elle, et dont je voudrais qu'elle pût être témoin? Ces sentiments, Sire, augmenteront encore, si l'on apprend ici que V. M. ait fait rendre les honneurs funèbres au grand homme à qui nos prêtres les ont si indignement refusés. Il est bien étrange que notre gouvernement ait souffert cette infamie, et qu'on laisse à ces fanatiques la licence de flétrir, autant qu'il est en eux, la mémoire des hommes qui ont le plus illustré la nation. Je me flatte, d'après l'espérance que V. M. a bien voulu m'en donner, que le 30 mai dernier, jour anniversaire de la mort de ce grand homme, qui depuis deux ans n'existe plus, son service solennel aura été célébré d'une manière digne du héros et du philosophe qui en aura donné l'ordre et fait les frais. Nous avons ici actuellement une assemblée du clergé, à qui M. Necker, notre Sully et notre Colbert, se prépare à demander beaucoup d'argent qu'il faudra bien donner; je m'imagine qu'elle sera bien irritée du service de Voltaire, et je me flatte que c'est l'intention de V. M. Je ne lui en épargnerai (je veux dire au clergé) aucun des détails qui pourront humilier son orgueil et son fanatisme.

Nous sommes ici dans l'attente la plus impatiente du succès de cette troisième campagne, surtout en Amérique. L'insolence et la piraterie anglaise révoltent toutes les nations de l'Europe. La déclara<170>tion que vient de faire l'impératrice de Russie a satisfait tous les Français, et tous les Français sont persuadés que V. M. a eu bonne part à cette démarche noble et ferme de la Russie. On voit avec plaisir que ces insolents Anglais, qui ne respectent rien, respectent pourtant jusqu'ici le pavillon de V. M.; mais on n'est point surpris qu'ils vous distinguent et vous redoutent. V. M. a fait, depuis quarante ans de règne, tout ce qu'il faut pour se faire respecter de ses amis et de ses ennemis. Toute la France voit avec plaisir que l'ancien système d'alliance et d'union reprend le dessus, que nous nous sommes rapprochés de l'allié naturel, et surtout de l'allié puissant et respectable que nous avions en vous; et dans cette confiance, on n'est guère effrayé de l'entrevue que l'Empereur et l'impératrice de Russie ont dû avoir à Mohilew. On se flatte qu'elle ne troublera point la paix de l'Europe, qui a si grand besoin de repos, et que l'Europe sera encore redevable à V. M. de ce nouveau bienfait.

V. M. aura, comme je l'espère, le buste de Voltaire vers la fin de septembre ou le commencement d'octobre; il serait déjà commencé, sans un embarras où est le sculpteur, et où je suis avec lui, par rapport à la forme qu'il faut donner à la tête. Je n'ennuierai point V. M. de ce détail; M. de Catt lui en rendra compte, et me fera parvenir ses ordres. Dès qu'ils seront arrivés, le sculpteur travaillera sans relâche. J'ose répondre d'avance à V. M. qu'elle sera très-satisfaite et du travail, et de la ressemblance.

On prépare une nouvelle édition170-a des ouvrages de cet homme si illustre et si précieux aux lettres et à la raison. Elle sera magnifiquement imprimée, prodigieusement enrichie, et, comme V. M. le pense bien, imprimée en pays étranger, grâce aux clameurs des fanatiques français, le fléau perpétuel de toute lumière et de tout bien. On assure d'ailleurs que cette édition sera faite avec soin, et revue par des hommes de mérite à qui la mémoire et les ouvrages de Voltaire sont<171> chers. Elle devrait être, Sire, imprimée chez vous et sous les auspices de V. M., pour réunir dans le frontispice les deux noms les plus illustres de notre siècle.

Je suis avec le plus profond et le plus tendre respect, etc.


170-a Voyez t. XXI, p. I et II.