215. A D'ALEMBERT.

Le 26 mars 1780.

Il faut que les mauvais chemins aient retardé l'arrivée des postes; il n'y a ni pirates ni capres sur terre ferme entre nous et Paris, de sorte que l'interruption de notre correspondance ne peut s'attribuer qu'à la débâcle des rivières et à la crue des eaux, qui ont gâté les routes. Votre lettre également doit avoir été trois semaines en chemin; elle n'en a pas été moins bien reçue; les belles dames gagnent à se faire attendre. A l'égard de ma santé, vous devez présumer naturellement que, parvenu à soixante-huit ans, je me ressens des infirmités de l'âge.<160> Tantôt la goutte, tantôt la sciatique, tantôt quelque fièvre éphémère s'amusent aux dépens de mon existence, et me préparent à quitter l'étui usé de mon âme. Il semble que la nature veuille nous dégoûter de la vie par le moyen des infirmités dont elle nous accable sur la fin de nos jours. C'est le cas de dire avec l'empereur Marc-Aurèle qu'on se résigne sans murmurer à tout ce que les lois éternelles de la nature nous condamnent à souffrir.

Mais quittons un sujet si grave pour des objets plus amusants. Il se peut que Barbe-bleue vous ait amusé; l'idée n'en était pas mauvaise. Si ce sujet avait été traité par Voltaire, sa plume aurait bien su autrement l'embellir. J'ai maintenant ici un docteur de Sorbonne160-a qui me donne des leçons d'absurdités théologiques dont je profite à vue d'œil : j'ai appris de lui ce qu'est l'intention interne et l'intention externe, chose curieuse que, tout grand philosophe que vous êtes, vous ignorez; il m'a enseigné des formules d'une déraison inconcevable, dont je compte faire usage dans le premier ouvrage théologique que j'écrirai. Enfin je me flatte de pouvoir damer le pion à Tamponnet,160-b à Riballier160-b et même à Larcher,160-c à toutes les plus grandes lumières de la Sorbonne. Je suis muni, outre cela, d'une cinquantaine de distinctions les plus subtiles, les plus fines et. les plus propres à couvrir d'obscurités les vérités les plus claires. Fier d'aussi belles études, et rempli d'une noble audace, je n'aspire pas à moins qu'à devenir docteur de Sorbonne à mon tour; et après avoir déjà donné des preuves de ma science par l'ouvrage de Barbe-bleue, je compte de parvenir à la charge de commentateur en titre de la sacrée faculté. Charles-<161>Quint se retira au couvent de Saint-Just, et la Sorbonne deviendra l'asile de mes vieux jours; elle me tiendrait lieu de purgatoire, je quitterais Riballier et Patouillet161-a pour Abraham, Isaac et Jacob; accoutumé à m'ennuyer avec les docteurs, je me ferais à l'ennui des patriarches, et je détonnerais moins en chantant l'éternel alleluia. Plein du beau zèle qui m'anime, et dévoré du désir de faire des prosélytes, je vous propose d'entrer avec moi en Sorbonne; je commenterai leurs billevesées, et vous calculerez leurs sottises, si vous ne manquez point de chiffres pour les nombrer.

Il faudra s'y prendre adroitement pour arracher de nos prêtres une messe et un service pour Voltaire; les Allemands ne connaissent son nom que comme celui d'un athée, d'un Vanini, d'un Spinoza, et il faudra négocier pour amener cette messe à une fin heureuse. La Sorbonne soutiendra également qu'il est damné et dévolu à l'empire du prince des ténèbres. Hélas! leurs plaies saignent encore, et l'aiguillon de la plaisanterie y est enfoncé si profondément, que la vive douleur qu'ils en ressentent n'est pas apaisée, et ne s'apaisera de sitôt; car quiconque attaque l'Église attaque Dieu, et quiconque attaque Dieu doit être extirpé du nombre des vivants. Cela est clair, l'argument est en forme; par conséquent Voltaire bout à présent dans la chaudière infernale.

Mais quittons l'enfer, et retournons à Paris, où vous me dites que M. de Rulhière, que je connais, se propose d'écrire l'histoire des derniers troubles de la Pologne. Il me semble que l'époque est trop récente pour qu'un historien puisse s'expliquer sur cet événement avec toute la liberté convenable; les acteurs existent tous, et il est difficile, en voulant dire la vérité, de ne pas choquer l'un ou l'autre. Ce qu'on peut dire en gros sur cette matière se réduit à ceci : que les Polonais mécontents s'étaient confédérés pour détrôner un roi que l'impératrice de Russie leur avait donné; que quelques propositions relatives<162> à la tolérance dans la religion les révoltèrent au point de vouloir assassiner leur roi; que la cour de Vienne, s'emparant de la principauté de Zips, occasionna le partage du royaume, l'impératrice de Russie se croyant en droit de se venger de l'indocile obstination de la république.162-a En entrant plus dans le détail, il faut descendre à des minuties personnelles, qui ne peuvent paraître avec sûreté qu'aux yeux de la postérité. Sur ce, etc.


160-a L'abbé Duval du Peyrau, lecteur du Roi. Voyez les Anekdoten von König Friedrich II. publiées par Fr. Nicolaï, cahier II, p. 132 et 133.

160-b Voyez t. XXIV, p. 634.

160-c Pierre-Henri Larcher, né en 1726, mort en 1812, traducteur d'Hérodote, publia en 1767 un Supplément à la Philosophie de l'histoire (de Voltaire). En réponse à cet écrit, Voltaire publia la Défense de mon oncle; Larcher y répliqua par la Réponse à la Défense de mon oncle, précédée de la relation de la mort de l'abbé Bazin (nom sous lequel Voltaire avait publié sa Philosophie de l'histoire), 1767. Voyez notre t. XXIII, p. 163.

161-a Le père Louis Patouillet n'est guère connu que par ses démêlés avec Voltaire.

162-a Voyez t. VI, p. 11 et suivantes.