176. AU MÊME.

Le 26 octobre 1776.

Il y a, mon cher d'Alembert, un proverbe qui souvent n'est que trop vrai : Un malheur ne vient jamais sans l'autre. Je serais fort embarrassé d'en donner une raison passable. Ni plus ni moins, l'expérience prouve que cela arrive souvent. Voilà madame Geoffrin attaquée de paralysie, qui, selon toutes les apparences, après avoir langui jusqu'à l'hiver, sera emportée par un coup d'apoplexie foudroyant. J'en suis lâché pour vous et pour les lettres, qu'elle honorait. Mais, mon cher d'Alembert, vous savez apparemment qu'elle n'était pas immortelle. A bien prendre les choses, les morts ne sont pas à plaindre, mais bien leurs amis qui leur survivent. La condition humaine est sujet le à tant d'affreux revers, qu'on devrait plutôt se réjouir de l'instant fatal qui termine leurs peines que du jour de leur naissance. Mais les retours qu'on fait sur soi-même sont affligeants; on a le cœur déchiré de se voir séparé pour jamais de ceux qui méritaient notre estime par leur vertu, notre confiance par leur probité.<62> et notre attachement par je ne sais quelle sympathie qui se rencontre quelquefois dans les humeurs et dans la façon de penser. Je suis tout à fait de votre sentiment, qu'à notre âge il ne se forme plus de telles liaisons; il faut qu'elles soient contractées dans la jeunesse, fortifiées par l'habitude, et cimentées par une intégrité soutenue. Nous n'avons plus le temps de former de semblables liaisons; la jeunesse n'est point faite pour se prêter à notre façon de penser. Chaque âge a son éducation; il faut s'en tenir à ses contemporains, et quand ceux-là partent, il faut se préparer lestement à les suivre. J'avoue que les âmes sensibles sont sujettes à être bouleversées par les pertes de l'amitié : mais de combien de plaisirs indicibles ne jouissent-elles pas, qui seront à jamais inconnus à ces cœurs de bronze, à ces âmes impassibles (quoique je doute qu'il en existe de telles)! Toutes ces réflexions, mon cher d'Alembert, ne consolent point. Si je pouvais ressusciter des morts, je le ferais. Vous savez que ce beau secret s'est perdu. Il faut nous en tenir à ce qui dépend de nous. Lorsque je suis affligé, je lis le troisième livre de Lucrèce,62-a et cela me soulage. C'est un palliatif; mais pour les maladies de l'âme nous n'avons pas d'autre remède.

Je vous avais écrit avant-hier, et je ne sais comment je m'étais permis quelque badinage; je me le suis reproché aujourd'hui en lisant votre lettre. Ma santé n'est pas trop raffermie encore. J'ai eu un abcès à l'oreille, dont j'ai beaucoup souffert. La nature nous envoie des maladies et des chagrins pour nous dégoûter de cette vie, que nous sommes obligés de quitter; je l'entends à demi-mot, et je me résigne à ses volontés.

Vous me parlez, mon cher, de guerre et des avant-coureurs qui pronostiquent l'arrivée du dieu Mars. Ce que j'en sais, c'est que les Portugais poussent à bout la patience espagnole, et que, en conséquence d'un certain pacte de famille, le plus chrétien des rois sera dans le<63> cas de seconder ses alliés. Ce sera probablement sur mer que les parties belligérantes exhaleront leur fureur. Vous savez que ma flotte manque de vaisseaux, de pilotes, d'amiraux et de matelots; probablement elle n'agira point; et quant à la guerre du continent, je ne vois pas comment elle aurait lieu. Votre jeune roi ne demande qu'à vivre en bonne intelligence avec tous ses voisins; s'il y a des puissances qui ont ce que les Italiens appellent la rabbia d'ambizione, il est à présumer qu'elle ne pervertira pas les bonnes et sages dispositions dans lesquelles se trouve votre jeune monarque; d'où je conclus que, après s'être battus dans les mers des deux Indes, les auteurs des troubles, lassés ou punis de leurs entreprises, feront la paix, sans que Bellone, suivie de la Discorde, trouble le reste de l'univers. Souvenez-vous, en lisant ceci, que ce n'est ni de Delphes ni de l'antre de Trophonius63-a que part cet oracle, mais que ce sont des combinaisons humaines sur des contingents futurs, sujets à l'erreur.

En attendant, je me réjouis véritablement de vous voir ici; j'espère même que ce voyage vous sera salutaire, parce que tout l'est pour qui peut faire diversion à la douleur. J'en reviens toujours à l'ouvrage, que je vous recommande. Mon ami Cicéron, ayant perdu sa fille Tullie, qu'il adorait, se jeta dans la composition; il nous dit63-b qu'en commençant il fut obligé de se faire violence, qu'ensuite il trouva du plaisir dans son travail, et qu'enfin il gagna assez sur lui-même pour paraître à Rome sans que ses amis le trouvassent trop abattu. Voilà, mon cher d'Alembert, un exemple à suivre; si j'en savais un meilleur, je vous le proposerais. Nous sentons nos pertes par le prix que nous y mettons; le public, qui n'a rien perdu, n'en juge pas de même, et il condamne avec malignité ce qui devrait lui inspirer la plus tendre compassion. Toutes ces réflexions ne font pas aimer ce public. Faites-vous violence, mon cher; vivez, et que j'aie encore<64> une fois le plaisir de vous voir et de vous entendre avant de mourir. Sur ce, etc.


62-a Voyez t. X, p. 226, et t. XIX, p. 49, 75 et 267.

63-a Cicéron, De natura deorum, liv. III, chap. 22, et De divinatione, liv. I, chap. 34.

63-b Lettres de Cicéron à Atticus, liv. XII, lettres 14, 15 et 23.