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168. A D'ALEMBERT.

Le 17 mars 1776.

Depuis la dernière fois que je vous ai écrit, j'ai encore essuyé deux accès de goutte. Gela est un peu dur; cependant à présent j'ai fait divorce avec cette vilaine maladie, dont je me crois entièrement délivré. Je suis fâché d'apprendre que vous soyez incommodé du rhumatisme; mais notre frêle machine va en baissant avec l'âge, et c'est en dépérissant insensiblement qu'elle se prépare à sa destruction totale. Cependant ma goutte salue votre rhumatisme. Je souhaite et j'espère que vous en serez bientôt délivré.

L'hiver dernier a été violent. Le baromètre est monté, les jours où le froid était excessif, à dix-huit degrés, à deux de plus que l'année 1740; mais il n'y a eu que trois jours de cette force; ni les blés ni les arbres fruitiers n'ont souffert, et le dégel qui est survenu le 20 de février n'a point endommagé les digues du Rhin, de l'Elbe, de l'Oder, ni de la Vistule, ce qui arrive d'ailleurs assez souvent, et cause des pertes considérables. Je n'attribue pas cependant ma maladie à l'intempérie de la saison; lorsque l'on est jeune, ni les froids de la zone glaciale, ni les chaleurs de la zone torride, n'altèrent un corps robuste et vigoureux. J'ai été curieux de savoir combien de temps les horloges de fer qui sont aux clochers peuvent durer; les experts m'ont assuré que tout au plus cela allait à vingt ans. N'est-il donc pas étonnant que notre espèce, dont les organes sont de filigrane et les chairs composées de boue et de fange, résiste plus de temps, et parvienne à une durée plus que triplée de celle de ces horloges, composées de la matière la plus dure que nous connaissions? La différence des horloges à nous est que nous souffrons, et qu'elles n'éprouvent aucune sensation douloureuse en se détraquant; en revanche, nous<44> avons goûté des plaisirs dans notre jeunesse, et, malgré l'âge, il en reste encore dont les personnes raisonnables peuvent jouir.

Je suis persuadé que les bonnes actions de votre jeune roi vous font plaisir, et que vous ne m'avez pas écrit avec indifférence sur son sujet. Si messieurs les robins intervertissent ses bons desseins, c'est la faute de ceux qui les ont rappelés : il faudrait les borner à l'objet de leur destination; ils sont payés pour juger les procès, et non pas pour tenir leurs souverains sous tutelle. Vous verrez que peut-être la cour sera réduite à les exiler une seconde fois. Vous m'avertissez un peu tard que Voltaire n'est ni marquis, ni intendant; je l'en avais déjà félicité; il n'y a pas de mal, il s'apercevra facilement que mon ignorance est involontaire. Si l'on ment d'une chambre à une autre, on peut débiter de même bien des mensonges, à Potsdam, de ce qui se fait à Paris.

Vous vous plaignez de la difficulté de remplir de bons sujets votre Académie; c'est la faute du siècle. Nous avons beaucoup plus de gens médiocres qu'il n'y en avait dans le siècle passé; mais il nous surpassait en génies; il semble que le moule en soit cassé. Lorsque la France aura perdu le Patriarche de Ferney et un certain Anaxagoras, il ne lui restera plus personne. Pour M. Wéguelin, dont je connais le mérite, je ne négligerai pas, en temps et lieu, d'avoir égard à votre recommandation; il serait peut-être un Montesquieu, si son style répondait à la force de ses pensées.

Je vous rassurerai facilement sur l'appréhension que vous causent les Anglais animés des fureurs du dieu Mars; s'ils ont la fièvre chaude, il n'y a pas d'apparence que l'épidémie franchisse les mers pour se communiquer au continent; leurs guinées l'ont fait passer à quelques principi di Germania bisognosi di scudi.44-a Sans doute cela s'arrêtera là, et la guerre de l'Amérique sera pour les Européens ce qu'étaient pour les anciens Romains les combats des gladiateurs.

<45>Je fais des vœux pour que vous soyez promptement délivré de votre sciatique. Je ne renonce pas encore à la consolation de vous revoir dans ce monde-ci, assuré que nous ne nous reverrons plus dans un autre; vous ne devez pas y trouver à redire. Quand on a fait votre connaissance, on voudrait jouir de votre présence plus souvent, et toujours davantage. En attendant, je prie Dieu, etc.


44-a Voyez, t. VI, p. 131 et 132, et t. XXIII, p. 429.