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164. A D'ALEMBERT.

Le 23 octobre 1775.

Quoi qu'en dise Posidonius, la goutte est un mal physique très-réel. Cette maudite goutte m'a tenu quatre semaines tous les membres garrottés, et m'a empêché de vous répondre. Votre dernière lettre m'a fait bien du plaisir, parce qu'elle me fait espérer de voir et d'entendre encore le sage Anaxagoras avant de boire du fleuve Léthé. Croyez-moi, jouissons de la liberté de nous voir tant que nous le pouvons. Dès que je saurai la route que vous aurez choisie, je prendrai le contre-pied des prêtres, qui sèment la route du paradis d'épines et de ronces, pour semer la vôtre de roses et d'oeillets. A la vérité, vous ne serez pas chez nous dans le paradis, mais dans une contrée bien sablonneuse, où cependant les vrais philosophes sont plus estimés que chez les juifs les chérubins et les séraphins.

Je vous félicite du ministère philosophique dont le seizième des Louis a fait choix. Je souhaite qu'il se maintienne longtemps, ce ministère, dans un pays où l'on veut sans cesse des nouveautés, et où la scène est toujours mobile; gare que leur règne ne soit de courte durée! Divus Etallundus vient d'arriver. Nous lui préparons une niche comme martyr de la philosophie et du bon sens, et nous espérons qu'il opérera incessamment des miracles, par exemple, qu'il rendra complétement fous ses persécuteurs, qu'il fera mettre les fanatiques aux Petites-Maisons, qu'il ressuscitera La Barre et Calas, enfin qu'il décorera dignement la tête de tous vos sorboniqueurs. Si vous voyez là-bas quelque commencement de pareils miracles, ne manquez pas de m'en avertir, pour qu'on les note dans la légende du saint.

Quant à ce que vous me proposez touchant notre Académie, je crois que la place a été donnée avant l'arrivée de votre lettre; cela n'empêche pas qu'à la première occasion je ne puisse y déférer. Enfin<35> venez vous-même, comme vous me le faites espérer, pour rendre la vie à cette Académie, dont vous êtes l'âme, quoique absent, et recueillez ici les approbations sincères et les marques d'amitié d'un peuple obotrite qui vous rend plus de justice que vos compatriotes. Sur ce, etc.