<269> conséquent ses pensées. Les Muses étaient filles de la Mémoire, pour nous apprendre que sans la mémoire toutes les facultés de l'esprit sont perdues. Pour moi, je suis journellement aux prises avec ma mémoire, et je m'efforce à la rappeler, malgré elle, aux moments qu'elle s'élance pour m'échapper. Tout nous fait apercevoir de la fragilité de notre nature, du peu que nous sommes, et de l'infini où nous allons nous abîmer. Et dans une telle situation, nous avons l'effronterie de nous targuer, de nous associer presque à la Divinité, de parler de grandeurs, de dignités, de majesté, et de cent autres folies qui font soulever le cœur à ceux qui étudient la nature de l'homme, sa vanité et son néant!

Mais je laisse ces réflexions trop mornes et trop lugubres, pour nous parler d'objets moins sombres, et premièrement de M. d'Esterno, qui vient d'arriver, et qui m'a paru un fort galant homme, autant que j'en ai pu juger par un premier entretien. Nos dames ont été très-fâchées que son épouse ne l'ait point accompagné; elles espéraient qu'une dame française serait pour les Tudesques une législatrice des grâces, et un modèle accompli sur lequel elles pourraient se mouler, pour répandre le vernis du bon ton sur ce qu'elles ont encore conservé d'agreste, et qui date du temps des Obotrites. Je ne sais si c'est sentiment d'équité ou faute de discernement, mais personne dans ces contrées n'attribue aux Français le malheur que les batteries flottantes des Espagnols ont essuyé à Gibraltar.a On croit que Sa Majesté Catholique a résolu absolument de prendre la lune avec les dents, et que des sujets fidèles ont inutilement épuisé leurs efforts pour la satisfaire. Toutefois, si Gibraltar n'est pas ravitaillé par les Anglais, la faim fera réussir ce que les batteries flottantes n'ont pu opérer.

Vous enviez la paix dont nous jouissons, sans penser qu'alternativement le sort des États est de se trouver tantôt acteurs, tantôt


a Voyez t. XXIV, p. 395.