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ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XXIV.

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ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XXIV. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCLIV

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CORRESPONDANCE DE FRÉDERIC II ROI DE PRUSSE TOME IX. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCLIV

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CORRESPONDANCE TOME IX.

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AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.

Ce volume, le neuvième de la Correspondance de Frédéric, renferme, outre les deux cent quatre-vingt-une lettres qui en forment les neuf premiers groupes, et qui vont jusqu'au 3 août 1783, une partie de la correspondance avec d'Alembert. Les deux cent soixante-douze lettres dont celle-ci se compose embrassent la période de 1746 au 30 septembre 1783; nous en donnons dans ce volume cent quarante-huit, dont la dernière est du 15 décembre 1774.

Dans ce nombre total de quatre cent vingt-neuf lettres, il y en a deux cent vingt-deux de Frédéric.

I. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DE CATT. (21 janvier 1759 - 27 février 1779.)

Henri-Alexandre de Catt, né à Morges, au bord du lac Léman, était gouverneur d'un jeune Hollandais, lorsque, au mois de juin 1755, le hasard lui fit faire sur une barque la rencontre de Frédéric, qui se rendait incognito d'Amsterdam à <II>Utrecht,II-a accompagné du lieutenant-colonel de Balbi et d'un page. L'abbé de Prades étant tombé en disgrâce, le Roi offrit les fonctions de lecteur à M. de Catt, qui les accepta, et arriva à Breslau le 13 janvier 1758. Il gagna bientôt la confiance et l'amitié de son maître, et la familiarité de leurs relations se manifeste soit dans leurs lettres, soit dans les poésies adressées par le prince à son lecteur, ou composées en son nom pour sa fiancée (voyez t. XII, p. 219,II-b p. 263 et suivantes, t. XIV, p. 140-157, et p. 158-169). Pendant la guerre de sept ans, M. de Catt put apprécier les souffrances et la fermeté de Frédéric, qui aimait à verser ses chagrins dans le cœur de ses amis. Les correspondances de ce prince avec le marquis d'Argens et avec M. de Catt furent une vraie consolation pour lui, et sont en même temps la source la plus pure que l'on puisse consulter pour connaître son caractère.

Frédéric parle souvent de son lecteur de la manière la plus avantageuse dans ses lettres au marquis d'Argens, à Voltaire et à d'Alembert.II-c Il ne se borna pas à lui donner des éloges, mais il lui conféra, le 2 février 1770, une vicairie dans le chapitre de saint Pierre et saint Paul, à Halberstadt, « avec le bénéfice de la résigner. » Cependant, au printemps de l'année 1780, M. de Catt, ayant eu le malheur de déplaire au Roi, cessa d'être admis à remplir les fonctions de sa charge. Dès lors il n'eut plus la satisfaction de revoir son maître, quoiqu'il demeurât à Potsdam, où il mourut le 27 novembre 1795.

Dans les volumes précédents, par exemple, t. XIV, p. XI et XII, t. XV, p. II, IX et XXIII, et t. XX, p. 304, nous avons eu occasion de tirer parti des Mémoires (manuscrits) de M. de Catt, qui rendent compte de ses intéressants entretiens avec le Roi.

Nous avons copié aux Archives du Cabinet (Caisse 397, D) les vingt-sept lettres de Frédéric à M. de Catt que nous présentons au lecteur dans ce volume. La<III> Vie de Frédéric (par de la Veaux), t. VI, p. 315, 320, 381, 387 et suivantes, en contenait neuf; mais cette collection est arbitrairement ordonnée, et très-inexacte pour le texte et les dates : ainsi le second alinéa de la lettre qu'on lit p. 398 n'appartient point à la lettre du 14 avril 1762, mais à celle du 18 novembre de la même année,III-a et la lettre qui se trouve p. 392-394 a été formée de deux pièces des années 1773 et 1764.III-b Ces neuf ou plutôt ces dix lettresIII-c ont été réimprimées avec toutes leurs fautes dans le Supplément aux Œuvres post-humes de Frédéric, t. III, p. 38-49; les vers par lesquels commence la lettre du 24 novembre 1761 y sont omis, parce que les éditeurs les avaient donnés dans les Œuvres posthumes, t. VIII, p. 3-8.

Les trois lettres de M. de Catt au Roi se trouvent également aux Archives du Cabinet.

L'Appendice annexé à cette correspondance renferme des Vers de M. de Catt à sa fiancée, avec les corrections de Frédéric.

II. LETTRE DE FRÉDÉRIC AU COMTE D'ARGENTAL. (27 février 1779.)

Charles-Augustin de Ferriol, comte d'Argental, naquit le 20 décembre 1700, et mourut le 6 janvier 1788. Son amitié pour Voltaire, née au collége, dura soixante-dix ans sans nuage.

M. Louis du Bois, de Ménil-Durand, à qui nous devons aussi les six lettres de Frédéric à Gresset, a bien voulu nous donner une copie de la lettre de Frédéric au comte d'Argental, du 27 février 1779, dont nous avons trouvé la minute, écrite par M. de Catt, aux Archives du Cabinet.

<IV>

III. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE. (24 avril 1763 - 28 décembre 1779.)

Marie-Antonie-Walpurgis, princesse de Bavière et fille de l'empereur Charles VII, naquit le 18 juillet 1724. Elle épousa, en 1747, le prince Frédéric-Chrétien de Saxe, qui devint électeur le 5 octobre 1763, et qui mourut le 17 décembre de la même année. L'électrice Marie-Antonie mourut le 23 avril 1780.

Après la conclusion de la paix de Hubertsbourg, Frédéric, se rendant en Silésie, alla à Moritzbourg, le 16 mars 1763, présenter ses hommages à cette princesse, pour laquelle il avait eu des attentions particulières dès l'an 1758.IV-a L'Électrice, de son côté, séjourna deux fois à Sans-Souci, du 20 au 29 octobre 1769, et du 26 septembre au 5 octobre 1770;IV-b c'est en son honneur que le Roi fit représenter à Berlin, le 26 octobre 1769, le Prologue de comédie qui se trouve dans notre t. XIII, p. 24-27.IV-c Il entretint, de plus, avec elle une correspondance fort intéressante. Les autographes de l'Électrice et une partie des lettres du Roi, copiées par ses conseillers de Cabinet, sont conservées aux Archives de l'État, à Berlin (F. 111. D), qui nous ont fourni les cent dix lettres de l'Électrice, et vingtIV-d <V>lettres de Frédéric. Quant aux quatre-vingt-seize autres lettres de ce prince, copiées et collationnées soigneusement sur les autographes, la direction des Archives royales de Dresde (Königlich Sächsisches Haupt-Staats-Archiv) a bien voulu en enrichir noire édition monumentale des Œuvres de Frédéric; et nous avons reçu ce généreux présent avec d'autant plus de gratitude, qu'il rehausse infiniment la valeur de cette précieuse collection, qui forme le pendant le plus piquant à la correspondance avec la duchesse Louise-Dorothée de Saxe-Gotha, t. XVIII, p. 187 à 294.

L'orthographe des lettres de Frédéric à l'électrice de Saxe mérite quelques observations. De tous les manuscrits de ses lettres que nous connaissons, ceux-ci sont les plus faibles à ce point de vue, tandis que les autographes de ses lettres familières à ses amis intimes offrent relativement peu de fautes.V-a Nous présumons que plus le Roi est obligé de réfléchir à l'objet même de sa correspondance, plus son orthographe est défectueuse. Or, l'Électrice aimant à traiter dans ses lettres des matières diplomatiques, Frédéric était obligé de méditer les siennes avec soin, ce qui détournait son attention des menus détails de la forme. Les pensées y sont, en revanche, très-nettement exprimées; il ne dit que ce qu'il veut dire, rien de plus, rien de moins. Du reste, on remarque des différences analogues, dans ses Poésies, entre les pièces graves et de longue haleine, où le fond le préoccupait davantage, et les vers légèrement jetés sur le papier, dans lesquels rien ne l'empêchait de donner tous ses soins à l'expression.

<VI>

IV. LETTRE DE FRÉDÉRIC AU COMTE DE SOLMS SONNEWALDE. (23 janvier 1780.)

Victor-Frédéric comte de Solms-Sonnewalde, né le 16 septembre 1730, fut pendant dix-sept ans, à dater du 20 septembre 1762, envoyé de Prusse à Saint-Pétersbourg. Le 11 avril 1764, il y signa, au nom de son maître, l'important traité dont le Roi parle dans ses Mémoires, t. VI, p. 13. Des raisons de santé l'obligèrent à demander son rappel, qui lui fut accordé le 28 juin 1779. Il mourut à Berlin, le 24 décembre 1783, grand maréchal de la cour et chevalier de l'ordre de l'Aigle noir.

Nous tirons la lettre de Frédéric au comte de Solms, du 23 janvier 1780, de l'ouvrage de J.-D.-E. Preuss : Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 143. Nous avons annexé une autre lettre de Frédéric au comte de Solms, du 26 novembre 1767, à celle que ce prince écrivit le même jour à l'impératrice Catherine II, t. XVIII, p. 301.

V. LETTRES DE FRÉDÉRIC A MADAME DE BÜLOW, née DE FORESTIER. (10 avril et 13 mai 1780.)

Madeleine-Jacobine, fille du colonel de Forestier, et, depuis 1776, veuve de Jean-Albert de Bülow, général d'infanterie et gouverneur de Spandow (t. IV, p. 246, et t. V, p. 101), mourut le 9 octobre 1780.

C'est à l'obligeance de M. le lieutenant-colonel Charles-Guillaume-Louis de Bülow, mort à Niesky, près de Görlitz, le 1er décembre 1852, que nous devons les deux lettres de Frédéric à madame de Bülow, qui était la grand' mère de cet officier.

<VII>

VI. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DE HERTZBERG. (29 avril 1779 - 4 janvier 1781.)

Ewald-Frédéric de Hertzberg naquit le 2 septembre 1720 à Lottin, près de Neu-Stettin, dans la Poméranie ultérieure. Après avoir achevé ses études à Halle, il présenta à la faculté de droit de l'université un volume manuscrit in-4, intitulé Jus publicum Prusso-Brandenburgicum.VII-a Il revint à Berlin au commencement de l'année 1745, et fut attaché au département des affaires étrangères en qualité de secrétaire de légation. Le 15 janvier de l'année suivante, il obtint du Roi la permission de faire des recherches dans les grandes Archives (Haupt-Archiv); le 19 janvier 1747, il reçut le titre de conseiller de légation, et fut adjoint au conseiller intime de Lith, premier conservateur des grandes Archives. Après la mort de M. d'Ilgen, conseiller de guerre, M. de Hertzberg fut nommé, à sa place, garde des Archives secrètes (Archiv-Cabinet), et prêta serment pour ces fonctions le 30 octobre 1750. Le titre de conseiller intime de légation lui fut donné le 8 juillet 1752. En 1753, le ministre d'État comte de Podewils confia à M. de Hertzberg un travail que le Roi lui avait demandé le 3 février, et qui fut exécuté avec succès, sous le titre de : Précis des négociations du Roi aux différentes cours de l'Europe, ou extraits des dépêches de ses ministres depuis 1746 à 1752. La guerre de sept ans offrit à M. de Hertzberg de nombreuses et honorables occasions de faire valoir ses talents et son patriotisme.VII-b Le 21 janvier 1757, ses travaux diplomatiques lui valurent la place de premier conseiller intime au département des affaires étrangères; la garde des Archives secrètes lui fut en même temps conservée, et il ne se démit de cette charge qu'au mois de janvier 1765. <VIII>Enfin, il négocia la paix de Hubertsbourg (t. V, p. 248), et fut nommé second ministre de Cabinet le 5 avril 1763. Les négociations qui eurent lieu pendant la guerre de Bavière fournirent à cet homme d'État l'occasion de manifester de nouveau son zèle infatigable pour le service de son souverain.VIII-a Frédéric-Guillaume II le décora de l'ordre de l'Aigle noir le 17 août 1786, et le nomma comte le 19 septembre de la même année. Le comte de Hertzberg donna sa démission le 6 juillet 1791, et mourut à sa terre de Britz, près de Berlin, le 27 mai 1795. Il avait épousé, en 1753, la troisième fille du défunt ministre d'État baron de Knyphausen.

Dans sa longue carrière diplomatique, M. de Hertzberg rédigea, entre autres, le Recueil des déductions, manifestes, déclarations, traités et autres actes et écrits publics, etc. Berlin, chez J.-F. Unger, trois volumes in-8, (1788-1792). On trouve un catalogue très-détaillé de ses productions littéraires, qui appartiennent pour la plupart au genre historique, dans l'ouvrage connu sous le titre de Neuestes gelehrtes Berlin, Berlin, 1795, t. I, p. 203 à 213.

La correspondance de Frédéric avec M. de Hertzberg, de quatorze lettres en tout, dont sept du Roi, a paru pour la première fois sous le titre de : Histoire de la dissertation sur la littérature allemande, publiée à Berlin en 1780, quinze pages in-8, sans indication de lieu d'impression, de libraire, ni d'année. Cette Histoire a été réimprimée dans les Huit Dissertations du comte de Hertzberg, Berlin, 1787, p. 39-58. Nous en donnons le contenu, savoir les lettres et le texte explicatif, tel que M. de Hertzberg lui-même l'a publié, en 1789, dans le Supplément aux Œuvres posthumes de Frédéric II, t. III, p. 63-77, sous le titre de : Correspondante du Roi avec Son Excellence le ministre d'État et du Cabinet M. le comte de Hertzberg, à l'occasion de l'écrit : Sur la littérature allemande, etc. Nous avons ajouté en note, p. 382, les quatre vers allemands d'une ode de Gottsched qui se trouvent dans l'Histoire de la dissertation sur la littérature allemande, et qui sont omis dans le Supplément, t. III, p. 70, quoique annoncés dans le texte.

<IX>Nous joignons à cette correspondance deux lettres de Frédéric à M. de Hertzberg, du mois d'août 1779; elles sont relatives à la traduction allemande de ses Lettres sur l'amour de la patrie, confiée à M. J.-D. Kluge. Les originaux de ces deux lettres sont conservés aux Archives de l'État.

VII. LETTRE DE FRÉDÉRIC A M. LION GOMPERZ. (6 septembre 1781.)

Lion Gomperz, négociant juif, né à Metz en Lorraine, en décembre 1749, s'établit d'abord à Berlin, puis à Schidlitz, faubourg de Danzig. En 1782, il se fit baptiser dans l'église luthérienne de Neuteich, petite ville de la Prusse occidentale, et prit alors le nom de baptême de Louis.

Lorsque l'ouvrage de Frédéric, De la littérature allemande,IX-a fut connu du public, plusieurs auteurs en publièrent des critiques, entre autres, Justus Möser, Jérusalem, Jean-Charles Wetzel, Rauquil-Lieutaud, Tralles, Afsprung, et Jean de Müller.IX-b Lion Gomperz publia à son tour des Lettres sur la langue et la littérature allemande, relatives à l'ouvrage : De la littérature allemande. Dédiées à Sa Majesté le roi de Prusse. A Danzig, 1771, in-8. Nous avons tiré la réponse de Frédéric, du 6 septembre 1781, des Litterarische Nachrichten von Preussen, publiées par Goldbeck, Leipzig et Dessau, 1783, t. II, p. 232 et 233.

VIII. LETTRE DE FRÉDÉRIC AU GENERAL ELIOTT. (Octobre 1782.)

George-Auguste Eliott,IX-c plus tard lord Heathfield, né à Stobbs en Écosse le 25 décembre 1717, général anglais et commandant de Gibraltar, s'illustra en dé<X>fendant cette forteresse avec autant d'habileté que d'héroïsme contre les flottes combinées des Espagnols et des Français. Ce brillant fait d'armes eut lieu aux mois de septembre et d'octobre 1782. Le général Eliott mourut aux eaux d'Aix-la-Chapelle, le 6 juillet 1790.

A défaut de l'original, nous reproduisons la traduction anglaise de la lettre de Frédéric à cet officier, telle que lord Murray l'avait donnée au feld-maréchal comte de Kalckreuth. Elle nous rappelle l'empressement avec lequel le Roi témoigna son admiration au vainqueur de Laeffelt, au mois de juillet 1747. Voyez t. XVII, p. v, et t. XIX, p. 17 et 18.

IX. LETTRES DE FRÉDÉRIC A M. DE ZASTROW. (12 janvier 1778 - 3 août 1783.)

Frédéric-Guillaume-Chrétien de Zastrow, né à Ruppin le 22 décembre 1752, mourut au Bied, près de Neufchâtel, le 22 juillet 1830, général d'infanterie, ministre d'État, gouverneur de la principauté de Neufchâtel et Valengin, et chevalier de l'ordre de l'Aigle noir.

Les trois lettres que nous donnons sont tirées de l'ouvrage de J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, t. III, p. 546 et 547.

X. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC D'ALEMBERT. (1746 - 30 septembre 1783.) Première partie. (1746 - 15 décembre 1774.)

Jean-Le-Rond d'Alembert, fils naturel de Louis Camus, chevalier Destouches, directeur général des écoles d'artillerie, et de madame de Tencin, sœur du car<XI>dinal de ce nom, naquit à Paris le 16 novembre 1717, et fut exposé sur les marches de Saint-Jean-le-Rond, église située près de Notre-Dame, et maintenant détruite. L'enfant fut recueilli et confié à la femme d'un pauvre vitrier, qui l'éleva. D'Alembert devint en 1772 secrétaire perpétuel de l'Académie française, dont il était membre depuis 1754; il mourut à Paris le 29 octobre 1783. Ses Réflexions sur la cause générale des vents, pièce qui avait remporté le prix proposé par l'Académie de Berlin pour l'année 1746, avaient attiré l'attention du Roi sur leur auteur, de manière que, surtout depuis le mois de juillet 1752, Frédéric fit tout son possible pour l'attirer auprès de lui. Mais les offres les plus brillantes (douze mille livres de pension, un logement au château de Potsdam, et la présidence de l'Académie après la mort de Maupertuis, déjà fort malade alors) ne parvinrent pas à séduire le philosophe, heureux de sa liberté et content de sa fortune, qui était pourtant au-dessous du médiocre, puisque ses revenus ne dépassaient pas mille sept cents livres. On trouve la preuve de tous ces faits dans la correspondance de Frédéric avec Darget,XI-a alors à Paris, et de d'Alembert avec le marquis d'Argens, qui était à Potsdam, enfin dans une lettre de Maupertuis à l'abbé de Prades, lecteur du Roi, lettre datée de Paris, 25 mai 1753. Darget, Maupertuis et d'Argens avaient été chargés par le Roi d'engager d'Alembert à se rendre à Potsdam. La rigueur du climat du Nord, l'exemple des tracasseries suscitées par Voltaire à Maupertuis, un scrupule de délicatesse à l'égard de ce dernier, enfin son attachement à ses amis, ainsi qu'à cette obscurité et à cette retraite si précieuse aux sages, telles furent les excuses que d'Alembert fit valoir. Les engagements qu'il avait pris pour l'Encyclopédie l'obligèrent même à refuser, en 1753, de venir passer quelques mois à Berlin. Cependant il alla rendre ses devoirs au Roi à Wésel, où il arriva le 17 juin 1755, et il séjourna à Potsdam, auprès de lui, du 22 juin jusqu'à la mi-août 1763.XI-b

<XII>Lorsque d'Alembert eut refusé de se charger de l'éducation du grand-duc de Russie avec cent mille livres de rente, Frédéric écrivit au marquis d'Argens, le 1er mars 1763 : « J'applaudis fort à cette marque évidente de son désintéressement, et je crois qu'il a pris un parti sage de ne point s'exposer à la fortune vagabonde. » Lors de son séjour à Paris, en 1782, le grand-duc exprima en personne à d'Alembert le regret qu'il avait eu de ne point le posséder à Saint-Pétersbourg.XII-a

Obligé de renoncer à la société du savant qu'il estimait à si haut point. Frédéric jouit du moins de sa correspondance.

Les lettres qu'il échangeait avec Voltaire et d'Alembert étaient pour lui une source intarissable de jouissances; de leur côté, ils regardaient ce commerce avec le Roi comme une bonne fortune pour eux-mêmes et pour les lettres. La correspondance de ces trois hommes célèbres est une source précieuse pour l'étude du cœur humain et pour l'histoire du temps. Celle de Frédéric avec d'Alembert, entretenue pendant trente-deux ans parallèlement à celle qu'il eut avec Voltaire, est le digne pendant de celle-ci, soit pour la célébrité des correspondants, soit pour les sujets traités. Le caractère des deux correspondances diffère autant que le caractère même des deux amis littéraires de Frédéric. Autant la verve spirituelle, l'élégante vivacité et les allures aisées de l'auteur de la Henriade intéressent l'esprit, autant la noble simplicité et la droiture du philosophe mathématicien attachent et réchauffent le cœur; et Frédéric sait toujours prendre avec un tact merveilleux le ton qui convient soit à l'individualité de chacun de ces deux hommes distingués, soit aux circonstances dans lesquelles il leur adresse ses remarquables lettres.XII-b

Frédéric fut plus de trente-sept ans en correspondance avec d'Alembert II écrivait toutes ses lettres de sa main, mais il les faisait copier par de Catt ou par Villaume. N'envoyant jamais à d'Alembert que ces copies, il en gardait les auto<XIII> graphes, qui se sont trouvés, formant six gros paquets, dans la possession du marquis Lucchesini, un des derniers amis du Roi.XIII-a Ces lettres de Frédéric, conservées soigneusement par d'Alembert, furent remises, après la mort de celui-ci, à Claude-Henri Watelet, de l'Académie française, qu'il avait nommé un de ses exécuteurs testamentaires. Watelet étant décédé le 12 janvier 1786, elles devaient être livrées à Condorcet, l'autre exécuteur testamentaire; mais le ministre d'État de Vergennes les fit saisir et brûler avant que Condorcet, qui s'adressa au Roi pour faire valoir son droit, en obtînt l'autorisation de Frédéric.XIII-b Ce prince, en conservant ses autographes, a sauvé le plus beau monument qui pût honorer la mémoire de son digne ami.

La correspondance du Roi avec d'Alembert a été publiée pour la première fois dans les Œuvres posthumes de Frédéric II, Berlin, 1788. Le tome XI contient les quatre-vingt-quatorze lettres écrites par le Roi du 24 mars 1765 au 23 mars 1782; le t. XII en donne, p. 3-34, la continuation jusqu'au 30 septembre 1783, neuf lettres; ensuite viennent, p. 34-60, neuf lettres non datées. Les lettres de d'Alembert au Roi, au nombre de soixante-dix-sept, du 11 mars 1760 au 3 octobre 1775, se trouvent au t. XIV, et la continuation jusqu'au 28 avril 1783 (quarante-neuf lettres) est dans le t. XV, p. 3-236. On trouve encore dans le Supplément, t. III, p. 81-108, vingt-deux lettres de d'Alembert au Roi, du 16 juillet 1754 au 13 juillet 1783. Le traducteur allemand des Œuvres posthumes a distribué toutes ces lettres en trois volumes, en y intercalant les lettres non datées du Roi et les vingt-deux de d'Alembert dont nous venons de parler. De cette manière, il donne dans son onzième volume cent douze lettres du Roi à d'Alembert, du 24 mars 1765 au 30 septembre 1783; t. XIV, cent une lettres de d'Alembert au Roi, du 16 juillet 1754 au 23 mai 1777; t. XV, enfin, quarante-sept autres<XIV> lettres de d'Alembert, du 28 juillet 1777 au 13 juillet 1783 : en tout, cent douze lettres du Roi et cent quarante-huit de d'Alembert.

Les Œuvres philosophiques, historiques et littéraires de d'Alembert. A Paris, chez Jean-François Bastien. An XIII (1805), contiennent, t. XVII et XVIII, la Correspondance de d'Alembert avec le roi de Prusse, 1760-1774, et 1775-1783. Cette collection ne donne que les lettres des Œuvres posthumes de Berlin, t. XI, t. XII, t. XIV et t. XV, citées ci-dessus, en faisant succéder immédiatement les réponses aux lettres; mais son texte, dans lequel les vingt-deux lettres du Supplément sont omises, n'est pas toujours correct.

Nous avons également réuni, dans notre édition de la correspondance de Frédéric avec d'Alembert, les deux cent soixante lettres des Œuvres posthumes et du Supplément, les lettres avec les réponses qui y appartiennent, en y intercalant huit lettres,XIV-a six de Frédéric et deux de d'Alembert, que nous avons copiées aux Archives royales du Cabinet, Caisse 365, L, Caisse 397, D, et Caisse 397, E. Les Œuvres posthumes de d'Alembert, Paris, Charles Pougens, 1799, t. I, p. 139, 141 et 21, nous ont fourni deux lettres de d'Alembert, du mois de novembre 1746 et de 1751, et une de Frédéric, de 1763.XIV-b De plus, nous devons aux Archives de Darmstadt les copies des deux lettres de Frédéric, du 28 août et du 25 novembre 1769. Celle-ci se trouve déjà dans les Œuvres posthumes, t. XI, p. 56-59, à la date du 15 novembre 1769; mais le texte et la date de la copie de Darmstadt nous ont paru préférables. Les Œuvres de d'Alembert, Paris, Belin et Bossange, 1822, renferment, t. V, sa Correspondance avec le roi de Prusse; mais elles ne donnent sous ce titre que les lettres de d'Alembert, savoir : 1° p. 15 et 16, les deux lettres de 1746 et 1751, citées ci-dessus, et tirées des Œuvres posthumes de d'Alembert, t. I, p. 139 et 141; 2° p. 16, la lettre du 16 juillet 1754, tirée du Supplément, t. III, p. 83 et 84; 3° p. 249-467, les cent-vingt-six lettres du t. XIV et du t. XV des Œuvres posthumes de Frédéric, tirées de l'édition Bastien; 4° enfin, p. 469 et 476, deux lettres inédites et sans date, d'un style un<XV> peu enflé, que nous n'avons pas admises dans notre recueil, présumant que ce ne sont que des ébauches que d'Alembert n'envoya pas, ou même des lettres supposées.

Notre collection, soigneusement ordonnée, contient en tout cent vingt lettres du Roi, et cent cinquante-deux de d'Alembert; en tout, deux cent soixante-douze lettres. Le présent volume renferme soixante et une lettres de Frédéric et quatre-vingt-sept de d'Alembert.

Nous donnons dans l'Appendice annexé à cette correspondance quelques lettres échangées entre le marquis d'Argens et d'Alembert, en 1752 et 1753, une lettre de Maupertuis à l'abbé de Prades, de 1753, et deux lettres de d'Alembert au même, de 1755. Les trois lettres du marquis d'Argens ayant évidemment été écrites sous la dictée du Roi pour attirer d'Alembert à Potsdam, nous les avons ajoutées, avec les réponses, comme éclaircissant les rapports qui unissaient le monarque philosophe et le savant français. Nous tirons ces six intéressantes pièces des Œuvres posthumes de d'Alembert, t. I, p. 427-453. La lettre de Maupertuis à l'abbé de Prades, Paris, 25 mai 1753, prouve clairement, comme les trois lettres de d'Argens, l'envie qu'avait Frédéric d'attirer d'Alembert auprès de lui. L'autographe de cette lettre est conservé parmi les papiers que l'abbé de Prades a laissés, et qui se trouvent aux Archives royales du Cabinet. Les deux lettres de d'Alembert à l'abbé de Prades, du 2 septembre et du 10 décembre 1755, écrites probablement pour être communiquées au Roi, ont été copiées sur les autographes aux mêmes Archives.

Pour compléter ce qui a été dit des relations de Frédéric avec d'Alembert, nous renvoyons le lecteur aux Épîtres que le Roi lui a adressées (t. XII, p. 147, t. XIII, p. 119, et t. XIV, p. 112). Dans ses Réflexions sur les Réflexions des géomètres sur la poésie (t. IX, p. v, et 69-86), dans sa Facétie au sieur d'Alembert, grand géomètre, indigné contre le frivole plaisir de la poésie (t. XII, p. 250-254), et dans sa correspondance avec le marquis d'Argens (t. XIX, p. 335, 360 et 361), Frédéric montre quelque rancune de poëte contre le géomètre d'Alembert. Il aime en général à s'égayer un peu aux dépens des mathématiciens; il se moque<XVI> de leur haute science, et appelle leurs travaux « un luxe de l'esprit » dans ses lettres à Voltaire, du 27 janvier 1775, et à d'Alembert, du 1er mai 1780. D'Alembert ne manque pas de répliquer respectueusement, dans sa lettre du 27 mai 1762, aux Réflexions sur les Réflexions des géomètres sur la poésie, et, dans sa lettre du 23 décembre 1762, à la Facétie qui lui avait été adressée. Enfin, il est bon de consulter aussi la lettre de d'Alembert, du 6 mars 1771, où, en citant le vers de Frédéric :

Dur comme un géomètre en ses opinions,

il lui dit : « Je vois que Votre Majesté a toujours une dent secrète contre la géométrie. »

On sait que Frédéric avait l'habitude de donner des surnoms à ses amis et à ceux de ses convives qu'il admettait dans sa familiarité. Il appelait d'Alembert Athénagoras, Protagoras, Diagoras et Pythagoras, mais plus ordinairement Anaxagoras. Il ne cessa pas de rendre au caractère de cet écrivain l'hommage de la plus flatteuse estime. Il comptait toujours le revoir, et ce ne fut qu'avec regret qu'il renonça à cette espérance.

Berlin, 26 mars 1852.

J.-D.-E. Preuss, Historiographe de Brandebourg.

<1>

I. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DE CATT. (21 JANVIER 1759 - 27 FÉVRIER 1779.)[Titelblatt]

<2><3>

1. DE M. DE CATT.

Breslau, 21 janvier 1759.

Voilà l'oraison funèbre;3-a elle n'annonce pas des forces défaillantes. Tout y intéresse; la fin a fait sur moi une impression vive que n'a point produite celle de Bossuet. Le dirai-je? elle m'a attendri.

2. A M. DE CATT.

Ce 29 (août 1760).

Je vous renvoie le catalogue de M. de Vannes. Vous avez très-bien jugé que, dans ma situation, il n'était guère possible de penser à des tableaux;3-b d'ailleurs, la collection n'est pas bien choisie : c'est un ramas d'ouvrages de peintres médiocres, qui ne m'accommoderaient pas. Ma situation me laisse sans cesse en purgatoire, et vous comprenez qu'une âme dans les inquiétudes et dans les angoisses ne pense pas à se pourvoir d'auréoles. Ce poids qui continue si longtemps de s'affaisser, et qui s'appesantit journellement sur mes épaules, me devient souvent insupportable. Mais que faire? il faut subir sa destinée. Rien ne tend à une décision; ma patience se lasse; il y a de quoi<4> devenir fou, et je prévois que si cela dure, on m'enfermera, à la fin de la campagne, dans les Petites-Maisons de Liegnitz, où vous m'avez vu loger. Adieu, mon cher; exaltez bien votre âme, si vous en avez le don, et apprenez-moi, si vous le pouvez, quand ceci finira.

3. AU MÊME.

Neustadt ( près de Meissen) 21 novembre 1760.4-a

Je vous vois arrivé à Berlin dans un temps où vous ne trouverez que de tristes vestiges de ce que la ville fut autrefois. Vous vous faites une idée trop brillante de notre situation; elle n'est pas telle que vous l'imaginez :

Ailleurs on nous envie, ici nous gémissons.4-b

Nous nous sommes battus en désespérés pour regagner la maudite position de l'année passée; voilà pourquoi tant de sang a été répandu. Mais si cette bataille4-c ne s'était pas donnée, nous serions peut-être aux antipodes. Commandez-moi, je vous prie, un Cicéron complet, et les meilleures éditions de ce que nous avons des abbés d'Olivet et Gombaut,4-d la tragédie de Tancrède, de Voltaire, le Pauvre Diable,<5> du même, une bonne logique ou de Port-Royal, de Lami,5-a ou d'un autre, un Xénophon, la tragédie de Mahomet, de Le Blanc, je crois,5-b les deux différentes éditions de la Pucelle de Voltaire, et tout ceci, indépendamment des livres que j'ai commandés pour Breslau. Si vous êtes déjà en chemin, il ne vous en coûtera qu'une lettre au petit de Beausobre,5-c qui s'acquittera bien de cette commission.

Je vous attends à Meissen, mon cher, où la fragilité des ouvrages qu'on y fait ressemble à la fortune des hommes. Je suis ici occupé de prendre les arrangements pour mes quartiers d'hiver. Il y a de quoi se donner au diable, s'il y en avait un. Adieu, mon cher; bon voyage.

4. AU MÊME.

Meissen, 22 mars 1761.

J'ai reçu la lettre de d'Alembert. Il serait superflu de lui répondre à présent, d'autant plus que cette correspondance pourrait lui nuire. J'ai reçu la tragédie de Tancrède;5-d je la trouve mal écrite, et il me paraît que les vers croisés dont l'auteur se sert, loin de donner plus de force à sa poésie, l'énervent, et lui donnent le ton de l'opéra. Sa lettre à la Pompadour est bien écrite, mais remplie de faussetés. Il en<6> est de même de celle qu'il écrit à cet Italien.6-a C'est un tissu de mensonges. Il désavoue la Pucelle, quand, dans une autre lettre à l'Académie française de Paris, il s'en avoue l'auteur, et ne se plaint que des copies fautives qu'on a semées dans le public de son ouvrage. Il dit tout ce qu'il a retenu de son catéchisme; il fait le bon chrétien catholique, apostolique, lui qui m'a écrit cent lettres qui sentent le fagot, et qui respirent l'incrédulité. C'est un grand faquin. Je le dis à regret, c'est dommage qu'un aussi beau génie ait une âme aussi perverse, aussi basse et aussi lâche. Je l'abandonne à sa turpitude, et je ne me mêle plus de ses affaires. Il est bien humiliant pour l'espèce humaine que les qualités de l'esprit se trouvent si rarement réunies à celles du cœur. Je ne m'étonne pas que les anciens Persans aient imaginé leur Ahrimane et leur Ormuzd, et qu'ils se soient persuadé que nous tenons le bien de l'un et le mal de l'autre. Cette opinion n'est pas aussi folle qu'elle le paraît. Vous la pouvez discuter avec vos professeurs dans votre région latine. Ici, je ne vois que de la porcelaine d'un côté, et des misérables réduits à la mendicité de l'autre. Quel contraste! En vérité, il est temps que la paix se fasse, ou la famine et la peste vengeront l'humanité des fléaux et des tyrans qui la persécutent; les maladies se manifesteront à coup sûr, si cette tragédie continue, et elles emporteront agresseurs et défenseurs, amis et ennemis, qu'elles confondront dans la même tombe. Dieu nous en préserve, et fasse grâce à votre âme et à la mienne, au cas que nous en ayons une! Adieu.

<7>

5. AU MÊME.

(Camp de Bunzelwitz.)

Ayez la bonté de m'apporter ou de m'envoyer cette après-midi le tome de Voltaire qui contient l'Œdipe, et le troisième tome des Oraisons de Cicéron.7-a

6. AU MÊME.

Camp de Strehlen, 18 novembre 1761.

Voici l'ode corrigée, que je vous renvoie.7-b Je vous suis obligé des remarques que vous m'avez envoyées. Vous me fouettez avec des roses; il y aurait encore bien des choses à dire. Si j'avais du temps et du génie, je ferais mieux. J'ai changé la plupart des endroits que vous avez critiqués comme l'abbé d'Olivet. Il y en a quelques-uns où je me suis épargné. Je crois n'avoir pas cité Thésée mal à propos; il descendit aux enfers avec Pirithoüs, mais il ne put pas le ramener. C'est pourquoi j'ai cru pouvoir dire :

Plus heureux que Thésée,
J'irais de l'Élysée
Ramener mon héros.

Votre accident est fâcheux;7-c cependant je crois que si vous étiez<8> docile, un bon chirurgien vous guérirait. A présent, ce n'en est ni le temps, ni le lieu. Adieu; je m'en vais lire pour bercer et endormir mon inquiétude et ma douleur, qui me suivent partout. Si je ne puis m'en défaire, je veux au moins les étourdir. Adieu.

7. AU MÊME.

(Strehlen) 24 novembre 1761.8-a

O Catt! nos jours, nos ans s'écoulent,
Qui peut, hélas! les racheter?
Les destins cruels qui nous roulent
Ne se laissent point arrêter.

Nous avons deux temps dans la vie :
L'un est l'empire de l'erreur,
Où nous jouissons du bonheur;
L'autre est pour la philosophie,
Toujours triste, morne et rêveur.

De vos beaux jours et de votre âge
Le premier est l'heureux partage.
Les doux plaisirs, les passions,
Les charmes des illusions,
Attirent par leur assemblage
Les prémices de notre hommage.
La vive imagination
Du plus frivole badinage
Vous fait une occupation,

<9>

Vous montrant la légère image
D'un plaisir facile et volage.

Ici l'Amour, en badinant,
Décoche une flèche dorée,
Dont vous sentez incontinent
La pointe en votre cœur entrée.
Vous soupirez, vous vous troublez,
Et vos feux bouillants redoublés,
Tous les sentiments de votre âme,
Sont pour l'objet qui vous enflamme;
Le posséder, c'est être heureux.
La jouissance éteint vos feux;
Vous l'abandonnez, car tout s'use.
L'inconstance a plus d'une excuse,
Et les amants n'en manquent pas.

Vous quittez Flore, et vers Sylvie
L'amour a dirigé vos pas;
Tout le bonheur de votre vie
Est de posséder ses appas.
Bientôt une autre lui succède;
Vient son tour, et celle-là cède
Votre cœur au nouvel objet
Dont Vénus vous rend le sujet.

Ainsi, courant de belle en belle,
Un heureux instinct vous appelle
A goûter des plaisirs nouveaux.
Des soucis la troupe cruelle,
La prévoyance et sa séquelle,
Ne vous livrent jamais d'assauts.
Votre cœur ouvert se déploie
Au sein de la société,
Et, sans gêne et sans gravité,
Aux épanchements de la joie
Vous vous livrez en liberté.

<10>

Tout semble créé pour vous plaire;
Votre gaîté, que rien n'altère,
Du moindre objet fait son profit.
La vérité, sans contredit,
Souvent dure et toujours sévère,
Ne vaut pas, quoi qu'on nous en dît,
Une jouissance en chimère.
Être heureux, c'est la grande affaire;
Et dans ce séjour imposteur
Où tout est fiction et songe,
Où chacun dans l'erreur se plonge,
Qu'importe donc que le bonheur
Soit en nous l'effet de l'erreur?
Chérissons-en jusqu'au mensonge.

On nous le dit, nous sommes tous,
Les uns moins, les autres plus fous.
Fuyez la folie intraitable,
D'humeur dure et peu sociable,
Et conservez toujours chez vous
La plus vive et la plus aimable;
De tous les agréments pour nous
Elle est la source intarissable.

Pour jouir longtemps de ce bien,
Gardez de n'approfondir rien.
Les objets ne sont que folie;
Effleurez leur superficie.

Vos plaisirs sont comme une fleur;
Cueillez-la d'une main légère;
A sa nuance, à sa couleur,
Au doux parfum de son odeur
S'attache un prix imaginaire.
Ah! nos sens ont tout à risquer
De qui veut métaphysiquer;
La rose, sous la main profane
Qui s'obstine à la disséquer,

<11>

Perd tout son éclat et se fane.
Le monde, et sans rien excepter,
S'échappe dès qu'on le pénètre;
L'examiner et le connaître,
C'est apprendre à s'en dégoûter.

Pour moi, qu'une longue infortune,
Que l'âge et les maux ont flétri,
Sous le fardeau qui m'importune
J'ai fait divorce avec les Ris.
Mon erreur s'est évanouie,
Je touche aux bornes de ma vie;
Et la raison, à mes esprits
Montrant son austère figure,
Règle mes occupations,
Et veut qu'en suivant son allure,
Avec son compas je mesure
La moindre de mes actions.
Cette raison a ses apôtres;
Mais dure, inflexible envers nous.
C'est un pédagogue en courroux
Qui nous nuit en servant les autres.

Malgré tous les destins divers
Dont le caprice nous irrite,
Nous lutinant dans l'univers,
Nous allons tous au même gîte;
Les ignorants et les experts
Passeront tous l'eau du Cocjte.
L'Amour et les Plaisirs légers
Jusqu'aux portiques des enfers
En foule iront à votre suite.

Pour moi, en rêvant tristement,
Peut-être en hâtant le moment
Du coup de ciseaux de la Parque.
J'irai mélancoliquement
Passer dans la fatale barque.

<12>

N'allez donc pas vous dessaisir
Des erreurs, charmes de la vie :
O Catt! un moment de plaisir
Vaut cent ans de philosophie.

J'ai fait mon Marc-Aurèle ou mon Zénon12-a pour moi; il convient à mon âge, à ma situation, et à tous les objets qui m'entourent. Vous qui êtes gai, qui ne voulez pas quitter les illusions qui vous flattent, je vous donne de l'Épicure; c'était mon maître lorsque j'avais votre âge. Je crains bien que, quand vous aurez le mien, vous ne reveniez à Zénon et à nos stoïciens. Ils nous donnent au moins un roseau pour nous appuyer lorsque le malheur nous abat, au lieu qu'Épicure n'est recevable qu'au sein de la prospérité. Ainsi tout a ses saisons. Vous êtes dans celle qui produit les fleurs et les fruits, et moi dans celle où les feuilles tombent, et où les arbres se dessèchent.

8. AU MÉME.12-b

(Breslau) 14 avril (1762).

Je vous renvoie le catalogue avec quelques marques, en vous remerciant. On reliera les livres choisis à Berlin. Il n'est pas de saison de les envoyer présentement ici, vu que nos mouvements vont bientôt commencer; mais je regarde ces livres comme des aliments que j'amasse pour nourrir mon âme l'hiver prochain, si je reste en vie. Je vous admire, mon cher, avec votre bonne espérance; je n'ai pas<13> la foi aussi vive que vous; je ne prévois pas l'avenir plus qu'un dindon, et je me vois environné de piéges, d'embûches et de précipices, sans nouvelles certaines jusqu'au jour présent. Ce sera le 20 qu'elles arriveront, tant de Russie que de Constantinople. Dites au bon marquis que quand il y aura quelque chose de bon à lui apprendre, je me hâterai de le lui communiquer. Sachez tous cependant que la paix avec les Suédois va se faire en même temps que celle des Russes. Je lis à présent Fleury;13-a mais comme mon tracas commence déjà, je ne vais pas si vite avec ma lecture que cet hiver. Je me réjouis sur votre retour. Adieu, mon cher; veuille le ciel que je puisse vous donner de bonnes nouvelles à votre arrivée!

9. AU MÊME.

Seitendorf, 14 (juillet 1762).

Notre campagne va cahin-caha, mon cher; nous sommes magni in minimis. Nous faisons tous les jours une vingtaine de galeux de prisonniers; mais de Caron pas un mot. Le maréchal Daun a épousé la montagne de Barsdorf; il en est inséparable. Je suis vis-à-vis de lui à le contempler, et voilà tout. Il faut avoir recours à une nouvelle machine. Je dresse ma batterie. Ceci me traînera jusqu'au 20; à savoir si alors je ne manquerai pas encore mon coup. Le temps et cent autres raisons me pressent; je suis dans de grands embarras, dont le public superficiel et frivole ne devine pas les raisons. La Providence, ou le destin, ou le hasard, mèneront tous ces événements comme il<14> leur plaira, sans cependant que j'ose jusqu'ici en prévoir le dénoûment.

Je vous envoie des vers pour votre belle,14-a que vous pourrez enchâsser dans votre prose comme il vous plaira.

Toujours absent de vous, et voulant vous joindre,
Rempli, frappé de vos attraits,
Je comptais les larcins que vos charmes ont faits.
Mon cœur, friponne, était le moindre;
Par un art jusqu'ici nouveau,
Inconnu de toutes nos belles,
Vous avez dépouillé l'Amour de son bandeau,
De son carquois et de ses ailes.

En voici un autre :

Un indigne intérêt fut l'Apollon d'Horace;
Une douce mollesse enfla le flageolet
Sur lequel soupirait Gresset.
Pour moi, que malgré moi vous placez au Parnasse,
Si ces vers paraissent au jour,
Momus et les neuf Sœurs pourront me faire grâce;
Je ne suis inspiré que par le tendre Amour.
Lorsqu'il dicte, j'écris; ces vers sont son ouvrage;
Daignez, chère Ulerique, accepter son hommage.
Mais mon exil, hélas! Sera-t-il sans retour?
Heureux qui vous adore et qui vous le peut dire!
Malheureux, comme moi, qui ne peut que l'écrire!

Cette petite provision poétique pourra vous servir, dans le besoin, pour remplir vos billets doux. J'aimerais mieux, je vous l'avoue, expulser le maréchal Daun de la Silésie que de faire de mauvais vers; mais l'un est plus aisé que l'autre. Je fais ce que je puis, et je me borne à mes faibles talents. Vous chassez beaucoup; si vous pouviez chasser ces Autrichiens, il y aurait de quoi faire une belle curée; mais votre<15> fusil ni votre dragée ne portent pas si loin. Patience, patience, c'est le refrain de cet hiver, et qui continue bien longtemps. Adieu, mon cher; portez-vous bien, et faites des vœux pour nous.

10. AU MÊME.

Camp de Seitendorf, 17 juillet 1762.

Vous parlez de mes vers comme s'ils valaient quelque chose; et je vous assure que j'en connais moi-même la faiblesse et les défauts. Quand j'en ai le temps, j'en fais d'un peu moins mauvais. Pour ceux-ci, écrits au milieu de l'agitation, du trouble et des inquiétudes, compagnes des expéditions militaires, ils ne sont bons que pour le moment, et pour flatter la personne à laquelle ils sont destinés. Les femmes n'y prennent pas garde de si près; tous les vers qui leur disent des douceurs sont bons à leurs yeux. Je crois que ceux-ci rempliront le but, n'étant faits que pour plaire, et n'ayant point à soutenir l'examen rigoureux des d'Olivet et des Fréron.

Nous ne faisons que des misères. Je suis honteux de ma campagne; les choses ne prennent pas encore le tour que je souhaiterais, et je crains bien que ce que je vous ai dit cet hiver ne s'accomplisse au pied de la lettre. Nous verrons, le 20 de ce mois,15-a ce qui en sera. J'ai de la peine à me tranquilliser; Marc-Aurèle et les stoïciens l'emportent quelquefois; mais souvent le naturel prend le dessus, et fait taire la philosophie. Que le ciel nous assiste, et nous donne quelque grand avantage qui achemine enfin les choses à la paix tant souhaitée et si nécessaire! Il reste encore quelque lueur d'espérance de la part<16> des gens sans prépuce,16-a si l'on pouvait se fier à leur parole. Mais Fabrice,16-b que j'ai lu, me fait trembler, et j'appréhende que nous n'en tirions aucun parti. Adieu, mon cher; chassez, si la chasse peut faire quelque chose pour nos affaires. Je ne vous ferai venir que lorsque nous pourrons entreprendre le siége de Schweidnitz.

11. AU MÊME.

(Camp de Seitendorf) ce 18 (juillet 1762).

Je vous envoie des vers16-c que j'ai faits hier pour vous pendant la pluie. J'ai reçu aujourd'hui une nouvelle qui m'accable, et dont malheureusement vous ne serez que trop tôt instruit à Breslau. J'en suis si consterné et si affligé, que je ne sais encore de quel côté me tourner. Il n'y a pour moi que des lueurs d'espérance, mais des malheurs réels qui m'accablent. Les belles prophéties sont toutes démenties;16-d et Dieu sait quel destin m'attend encore. Adieu, mon cher; mon cœur est si affligé, qu'il m'est impossible de vous en dire davantage.16-e

<17>

12. AU MÊME.

(Camp de Dittmannsdorf) ce 26 (juillet 1762).

Voici encore des vers pour votre belle,17-a capables de soutenir votre réputation poétique; comme ils se trouvent à peu près de la même trempe que les premiers, on les trouvera aussi bons que les autres. Nous allons commencer un siége, ou, pour mieux dire, nous ne savons ce que nous faisons. Nous sommes dans un chaos d'événements, de contradictions, d'embarras et d'incertitudes; et nous avons l'effronterie d'affecter un maintien comme si de rien n'était. Je suis excédé du fichu rôle que je joue, et je donne mes affaires, la guerre et mon existence au diable cent fois par jour. Ce n'est pas suivre littéralement les préceptes de Marc-Aurèle, mais le fond du cœur. L'homme se soulève et se révolte quelquefois contre la fortune qui le persécute, comme il arrive aux forçats de se débattre dans leurs chaînes sans pouvoir s'en délivrer. Voici les vers; ils sont cependant doux et tendres, et comme il convient à un amant de les faire.

Nul miracle à l'amour ne paraît impossible;
En subjuguant les dieux, il est seul invincible.
Que d'exemples nombreux j'en pourrais étaler!
Hercule, dont le cœur fait pour se signaler
N'était qu'à la gloire accessible,
Amolli pour Omphale, amant tendre et sensible,
A ses pieds apprit à filer.

Le souverain des dieux, dont la foudre terrible
De l'Olympe aux enfers les faisait tous trembler,
Sitôt qu'il se sentit brûler
D'amour et de désirs pour la charmante Europe,
Il déguisa le dieu sous la folle enveloppe
Des animaux qu'a fait parler
La Fable, en empruntant l'esprit qu'avait Ésope.

<18>

Si l'amour exerça ce souverain pouvoir,
Il est facile à concevoir
Qu'en influant sur ma planète,
Surtout m'obligeant de vous voir,
De moi, chétif mortel, il ait fait un poëte.
Mais en m'apprenant à rimer,
Par un tour qui me désespère
Il raya du dictionnaire
Des termes assez forts et dignes d'exprimer
Le feu que dans mon cœur vous venez d'allumer.
Hélas! par quel moyen ou par quel stratagème
Pourrais-je donc vous informer,
Ma divine Ulerique, à quel point je vous aime?

Adieu; j'ai erré toute la journée dans les montagnes, l'esprit inquiet et triste; je vous abandonne les pensées amoureuses, je vais me jeter entre les bras de Morphée, qui, pour me persécuter jusqu'au bout, me régalera de quelque rêve funeste.

13. AU MÊME.

7 octobre 1762.

Je vous renvoie ce tome expédié; je vous prie de m'en envoyer un autre. Ce maudit Gribeauval a résolu, je pense, de me faire achever ici toute l'Histoire ecclésiastique. Adieu.18-a

<19>

14. AU MÊME.

(Meissen) ce 18 (novembre 1762).

Je vous renvoie, mon cher, trois volumes de sottises ecclésiastiques, que j'ai expédiés; je compte de vous renvoyer les trois derniers volumes le 25. Vous les ferez partir pour Breslau à la première occasion. Que de mauvais raisonnements et de sophismes! Ce serait là le lieu de dire comme l'abbé Terrasson :19-a Pas un mot de géométrie dans tout cela.

Nous sommes en négociation pour convenir d'une convention pour l'hiver avec les ennemis; dès qu'elle sera conclue, et que j'aurai fini ici des arrangements très-essentiels, je ferai un tour pour visiter mes quartiers, et, cette tournée finie, je compte d'être le 5 à Leipzig. J'y appointerai mon cher marquis,19-b et vous pourrez profiter de l'occasion pour prendre haleine des travaux conjugaux dont je m'imagine que vous devez vous ressentir, ayant probablement fait des efforts pour soutenir la réputation de vos compatriotes. A Leipzig, j'étudierai tout à mon aise, et, si les conjonctures le permettent, je reposerai ma pauvre tête ébranlée par toutes les vives secousses qu'elle a soutenues l'hiver passé et toute cette campagne. N'oubliez pas le siége de Malte;19-c et si vous trouvez quelque nouvelle tragédie qui en vaille la peine, chargez-vous-en; car ici je vous jure qu'on ignore jusqu'aux almanachs, et que beaucoup de personnes y meurent sans savoir si l'on imprime ou non en France ou en Hollande. Quintus,19-d<20> qui est ici, me parle de livres allemands que je ne connais ni ne veux connaître. Je lui ai promis des annales de tous les célèbres pillards, depuis Charles-Quint jusqu'à nos jours, ad usum legionum franquum. Adieu, mon cher; je compte de vous trouver le 5 décembre à Leipzig.

15. AU MÊME.

Meissen, 25 novembre 1762.

Je vous renvoie les trois derniers tomes de Fleury. Mes vers vous disent20-a ce que j'en pense; ainsi ce serait superflu de le répéter en prose. Je suis encore environné d'embarras de toutes les espèces, militaires, politiques, et des finances. Je ne sais, en vérité, ce que tout ceci deviendra. Je crois encore que je pourrai me rendre le 5 du mois prochain à Leipzig; cependant, comme cela n'est pas bien sûr, je vous écrirai encore pour vous marquer positivement ce qui en sera. Patience, patience, c'est un mot que je ne cesse de me répéter; néanmoins j'en suis bien las, et je voudrais volontiers trouver un refrain plus agréable.

Adieu, mon cher; vous avez obtenu de la fortune et de l'amour tout ce que vous souhaitez; vous pouvez être content. Pour moi, je n'ai plus rien à démêler avec l'amour; mais si la fortune voulait un peu me seconder, je n'en serais pas fâché. Mes compliments au marquis. Adieu.

<21>

16. AU MÊME.

(1764.)

Les gens de lettres deviennent, à la honte du siècle, aussi avides d'intérêt que les financiers. Ce Toussaint21-a n'a rien à Bruxelles, et refuse cinq cents écus qu'on lui offre avec une place à l'Académie. Ce siècle philosophique est très-peu philosophe. J'en ai honte. Un professeur en langue française n'est pas ce qu'il nous faut, mais bien un grammairien et un puriste. Voyez, je vous prie, ce que nous pouvons faire de cet homme, qui s'est attiré la disgrâce de la reine de France pour avoir dit qu'une reine abandonnée de son époux, pour l'ordinaire, se faisait dévote. Cela est bon français et très-académique, mais peu politique. J'espère que votre fièvre va mieux.

17. AU MÊME.

(Bains de Landeck, 1765.)

Je vous renvoie, mon cher, la réponse pour d'Alembert,21-b que Villaume21-c copiera. Je vous renvoie en même temps la lettre du mar<22>quis italien, à laquelle il me semble qu'il n'est pas nécessaire de répondre. On m'a ordonné quatre-vingts heures de bains. Cela est fort pour un homme qui n'aime pas à perdre son temps dans l'eau. Mais enfin j'ai pris ma résolution, et j'ai déjà vingt-huit heures de ma cure d'absolvées. Mes jambes désenflent, et je me trouve assez bien. On me dit que dans trois jours je prendrai les hémorroïdes, la gale, ou la lèpre. J'attends tout cela de pied ferme, prêt à rire des prophètes aquatiques, si rien de tout cela ne m'arrive, et charmé, si je détrompe ce petit canton d'un préjugé. Ce sera toujours une crédulité superstitieuse de moins. Promenez-vous tranquillement à Sans-Souci. Je n'y serai que vers la mi-septembre. Est-ce donc que le diable a emporté le marquis en chair et en os? Car on n'entend pas plus parler de lui que s'il était enterré.

A propos, le duc de Parme vient de mourir. Belle excuse pour M. Du Bois pour ne me point envoyer le Corrége. Mes bains m'absorbent tout mon temps. Je m'étais attendu à étudier ici tout à mon aise; les eaux me dérangent tout mon plan. A peine puis-je lire quatre heures par jour. Adieu, mon cher; portez-vous bien, et ayez pitié de ceux que l'enchaînement fatal des choses a condamnés à passer quatre-vingts heures dans l'eau.

Je vous envoie le blanc signé.22-a

<23>

18. AU MÊME.

Bains de Landeck, 22 août 1765.

Je vous écris de l'eau, mon cher, où je vis plus que sur terre. Je commence à devenir poisson ou canard, je ne sais moi-même lequel des deux. Il ne faudrait qu'un Ovide pour célébrer ma métamorphose. Que nos bons Berlinois sont bêtes! Ils me disent enflé, m'écrit-on. Que sera-ce quand ils me verront chargé d'écailles, et orné de nageoires? Sans doute ils me prendront pour le poisson orné. Qu'importe? Je me porte mieux, mes jambes reprennent insensiblement leur élasticité,23-a et les on dit ne font de mal à personne. Il me reste huit heures de bains, que j'expédierai en deux jours, et je crois être de retour à Berlin le 14 ou le 15 du mois prochain. Cela s'appelle au moins expédier la besogne. Mais notre bon marquis me paraît inconcevable.23-b Ne pourrait-il pas m'écrire sur un chiffon, selon sa noble coutume, pour dire où il est, et la raison qui le retarde? S'il lambine encore, je prouverai, par conjecture, qu'il est enfermé dans un cul de basse-fosse, ou qu'il est gisant, et que nous ne le reverrons qu'à la vallée de Josaphat. Quel homme! quel homme!

J'ai vu ici tous les originaux de la contrée, entre autres un vieux comte dont la physionomie et l'accoutrement bizarre m'ont pensé faire éclater de rire à la simple inspection oculaire. Il s'est mis à parler, et il n'y a plus eu moyen de se tenir. Mes neveux23-c se sont surtout signalés par de grands éclats. Mais nous avons trouvé des prétextes, tant bons que mauvais, pour justifier notre gaîté, et notre bon compagnon, entraîné par la gaîté des jeunes gens, s'est mis à rire le<24> plus cordialement du monde de lui-même, sans qu'il le sût. Il a cependant de quoi se consoler. Il possède en biens-fonds au delà de six cent mille écus. Je vous en souhaite autant, mais sans son ridicule; car, s'il était joint à la possession du monde entier, l'être n'en serait pas moins l'animal le plus vexatif et le plus ridicule de notre espèce. Adieu, mon cher; je m'en vais me coucher.

19. DE M. DE CATT.

Potsdam, 26 septembre 1768.



Sire,

Votre Majesté est la bonté même; son âme est faite pour les grandes choses, et son cœur pour les grands sentiments de générosité; plus V. M. pardonnera, plus elle sera elle-même. J'ose la supplier encore, à ses pieds, d'accorder au marquis ce congé qu'il désire;24-a il reviendra, j'en suis sûr; il l'atteste sur ce papier, qui criera contre lui, s'il pouvait manquer à sa parole. Par ce trait généreux, vous conserverez, Sire, un ancien serviteur, un homme honnête qui chérit V. M. Il n'y aurait plus d'excuse pour le marquis, s'il ne revenait point; tout annoncerait son ingratitude, et ce dont est capable un cœur, Sire, comme le vôtre. Le marquis se dira un jour, j'en suis sûr : Pourrais-je vivre ailleurs qu'aux pieds d'un prince si bon, qui peut avoir tant de condescendance? Ah! Sire, qu'elle se laisse fléchir, qu'elle daigne accorder cette grâce; ce sera un bienfait qu'elle répandra sur moi, et dont le souvenir ne finira qu'avec mon existence. Le marquis reparaîtra<25> plus exact, plus attaché, s'il est possible; je n'en doute pas un instant. Il a senti qu'il était de la justice de ne point tirer les appointements pendant son absence; qu'elle en fixe la durée; tout me dit que le marquis reviendra, comme tout me prouve que V. M. a l'âme aussi belle que le cœur tendre, bon et compatissant.25-a

Je suis avec un profond respect,



Sire,

de Votre Majesté
le très-humble, très-obéissant et très-soumis serviteur,
de Catt.

20. A M. DE CATT.

Potsdam, 2 février 1770.

Je vous fais cette lettre pour vous dire que, vous ayant conféré une vicairie qui vaque dans le chapitre de Saint-Pierre et Paul, à Halberstadt, avec le bénéfice de la résigner, vous vous en adresserez à mon ministre d'État de Münchhausen pour les expéditions, qu'il a ordre de faire en conséquence. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

<26>

21. AU MÊME.

(1773.)

Ne venez point cette après-midi, parce que tout le monde va à Sans-Souci, et qu'on ne sera de retour que vers le soir. Prenez soin de votre santé; la fièvre est une vilaine chose :

Faites-la sortir, quoi qu'on die,
De son superbe appartement,
Où la cruelle insolemment
S'acharne à votre belle vie.26-a

Pour moi, qui ne suis pas un morceau friand, je n'ai été secoué que quatre fois par cette mégère; apparemment elle ne m'a pas trouvé à son goût, et, en me servant de quinquina, je me suis confirmé dans l'opinion que ce spécifique est plus sûr contre la fièvre que l'eau bénite contre le diable. Adieu.

22. AU MÊME.

(Potsdam 1773.)

Je ferai payer les deux tableaux par Splitgerber, faisant neuf cents ducats ensemble. Pour le Corrége, il n'y a pas moyen de donner quatorze mille ducats, cela est fou et exorbitant; mais si on se contentait de douze mille écus, je les payerais, et ce serait toujours un bel avantage pour les moines de pouvoir faire bâtir une chapelle d'argent hérétique. Si on veut ce prix du Corrége, je le payerai sitôt; mais je ne saurais le surpasser, car le reste serait folie.

<27>Pour peu que M. d'Alembert se donne de peine, il me trouvera quelque sujet, ne fût-ce qu'un ex-jésuite.

23. AU MÊME.

Burkersdorf, (août) 1778.

Je vous suis obligé des anecdotes que vous me rapportez au sujet du défunt patriarche;27-a je souhaiterais que vous me mandiez plutôt ce qu'il faisait vivant que ce qu'il a dit. Le tumulte des camps, et la dure besogne dont je suis chargé, m'empêchent d'entreprendre maintenant son Éloge; je renvoie cet ouvrage au quartier d'hiver; mais je crains que l'orateur soit trop inférieur à la matière qu'il doit traiter. C'est bien dommage que la bibliothèque de ce grand homme soit enlevée, pour ainsi dire, à l'Europe.27-b Notre siècle dégénère; il n'y a plus, comme autrefois, des amateurs des beaux-arts et des sciences. Si ces arts se perdent, comme je prévois que cela arrivera, à quoi l'attribuer qu'au peu de cas que l'on en fait? Pour moi, je les aimerai jusqu'au dernier soupir de ma vie. Quoique né avec des talents circonscrits dans des bornes étroites, je ne trouve de consolation pour supporter le fardeau de la vie qu'avec les Muses; et je vous assure que si j'avais été maître de mon destin, ni l'orgueil du trône, ni le fier commandement des armées, ni le frivole goût des dissipations, ne l'auraient emporté sur elles. Je sacrifie aux lettres le peu de moments de loisir dont je puis disposer, et je regrette d'autant plus Voltaire, que le<28> trône du Parnasse, qu'il a occupé, demeurera longtemps vacant, et que, pour moi, je ne le verrai jamais remplacé.

La carrière des armes me fournit dans cette Bohême d'autres difficultés. On a déserté toute cette province que nous occupons. Rien de plus rare que de voir un Bohémien. Vous ne trouvez ni chevaux ni bestiaux dans les villages, et le César Joseph est enfermé dans des ouvrages de fortifications plus difficiles à forcer que Lille en Flandre. Tout cela nous obligera de nous retourner de bien des façons pour que le sacré estomac de Sa Majesté Impériale rende cette Bavière qu'elle a avalée trop vite, et qui lui cause une indigestion.

Cura ut valeas.

24. AU MÊME.

(Silberberg, février 1779.)

J'ai reçu les livres que vous m'avez envoyés, dont j'avais grand besoin, parce que j'avais épuisé ce qui restait dans ma petite provision, et que je lis presque toute la journée. Nos démonstrations, qui ne sont ni algébriques, ni géométriques, ont produit que l'ennemi vient d'abandonner Braunau, et le comté de Glatz à l'exception de Reinerz et de Lewin. On a fait cinquante prisonniers, dont deux officiers. Je n'entends rien aux aurores boréales,28-a et j'y ajoute autant de foi qu'aux comètes. Élève de Bayle, j'ai l'esprit tranquille à l'égard de ces superstitions, mais non pas sur la bonne foi de la cour de Vienne. C'est sa réponse qu'il faut attendre, et qui terminera nos incertitudes.<29> Je préférerais de beaucoup la fièvre tierce à l'état où je suis depuis si longtemps; car si on a la fièvre, on lui oppose du quinquina; mais qu'opposer à la friponnerie, à la supercherie, à la mauvaise foi d'un ministre? La potence; mais on ne fait pas pendre qui l'on veut. Il n'y a que dame Thérèse qui puisse condamner un Kaunitz à l'échafaud; car s'il m'arrive de battre ces gueux de soldats qu'on m'oppose, et d'en tuer par centaines, le b..... de ministre n'en tient aucun compte. Mes compliments à ma petite.29-a Adieu; soignez-vous, et tâchez de vous guérir radicalement. Vale.

25. AU MÊME.

(Silberberg, février 1779.)

Voici deux livres que je vous renvoie. Je vous prie de me les remplacer par les Révolutions romaines de Vertot,29-b et par le volume de Voltaire qui contient l'Ingénu,29-c que vous trouverez dans la bibliothèque. D'ailleurs, nous flottons encore toujours dans les incertitudes; et quoique, par de simples démonstrations, j'aie fait quitter Braunau et Wünschelbourg aux Autrichiens, je n'ai rien pu entreprendre, à cause des chemins, qui sont si abominables dans les montagnes, que des ruisseaux sont devenus des torrents. Adieu; mes compliments à la petite Alcmène.

<30>

26. DE M. DE CATT.

Breslau, 16 février 1779.

La charmante Alcmène se porte bien; elle a prévenu par des cris de joie les compliments que j'avais ordre de lui faire. Ne pouvant sortir à cause de la fièvre, j'ai fait chaque jour demander de ses nouvelles.

27. A M. DE CATT.

Silberberg, février 1779.

Voilà vos trois volumes de Vertot. J'expédie un volume chaque jour, et si cela dure, je pourrai bien, en me perfectionnant, en faire autant d'un in-folio; mais il faut du temps encore pour que ma langue acquière assez de rapidité, et mes yeux plus de force, pour aller aussi lestement pour cela. L'on parle ici d'un courrier du prince Repnin, et l'on prétend qu'il est allé chercher la paix à Vienne pour nous l'apporter ici. Si cela est, votre seconde prophétie sera plus sûre que la première. Je vous prie de m'envoyer les deux premiers volumes des Orationes Ciceronis. Dans peu je renverrai également l'Ingénu. Vale.

<31>

28. AU MÊME.

(Silberberg) 25 février 1779.

Grand merci pour Cicéron; c'est une bonne nourriture pour l'âme, et que je relis toujours avec plaisir. Voilà donc la paix qui va se faire. Les prophètes font bien d'avoir de doubles prophéties : en cas que l'une ne réussisse pas, on met l'autre en avant. Deux ans de guerre, une année de guerre, après tout il faut bien que quelque chose de tout cela s'accomplisse. Mais pour la comédie,31-a il ne sera temps d'y penser que lorsque tous les troubles seront réellement apaisés. Que de papier il faudra barbouiller encore avant d'en venir là! Je crois bien que la paix fait plaisir à tout le monde, car le paysan, le gentilhomme, et le bourgeois, ne font que perdre quand la guerre dure. Mais cette guerre et cette paix n'ont été que des misères, l'ouvrage d'un vieillard épuisé, sans force et sans vigueur. Je me suis dit souvent ces vers de Boileau :31-b

Malheureux, laisse en paix ton cheval vieillissant,
De peur que tout à coup, essoufflé, sans haleine,
Il ne laisse, en tombant, son maître sur l'arène.

Adieu, mon cher; guérissez-vous de la fièvre.

Il me faut encore De natura deorum.

<32>

29. AU MÊME.

(Silberberg) 27 février (1779).

Demain je vous renverrai les Oraisons de Cicéron, en vous demandant le troisième, quatrième et cinquième volume. Je m'accommode toujours bien de cet homme; nous sommes d'anciens amis, et, en quelque occurrence que ce soit, sa compagnie est préférable à presque tous les autres auteurs anciens. J'en viens aux oracles de Pitt expliqués par lui-même,32-a et je trouve qu'il est fort heureux que ce Pitt ne soit pas employé par Kaunitz comme plénipotentiaire pour la paix; car par ses explications il pervertirait le sens de toutes les conditions dont les médiateurs seraient convenus. Les nouvelles de ma petite me font toujours plaisir; on ne rencontre pas d'honnêtes gens qui le soient autant qu'elle, et je prise plus sa vertu que sa charmante petite figure. Notre guerre finira aussi sottement qu'elle a été stérile en événements fameux, et moi, je retournerai ramer mes choux à Sans-Souci, et le public dira : N'était-ce que cela? cela valait-il la peine de faire tant de bruit? Et je répondrai : C'est ainsi, comme vous voyez, que doivent être les exploits des septuagénaires. Adieu, mon cher; mes compliments à ma petite. Vale.

<33>

30. AU MÊME.

(Silberberg, 27 février 1779.)

Voici une lettre de M. d'Argental, à laquelle vous ferez une réponse obligeante, en lui marquant que, ne pouvant pas réparer la perte des grands hommes, le devoir de leurs contemporains était borné à rendre justice à leur mérite et à les regretter. Vale.

<34><35>

APPENDICE.

VERS DE M. DE CATT A SA FIANCÉE.35-a

Iris, qu'exigez-vous de moi?
Qui peut vous inspirer cette bizarre envie, [+plaisante]
Et par quelle cruelle loi [+]
Voulez-vous que je versifie?
Ah! si les eaux de l'Hippocrène
Soulageaient un peu les amants, [-pouvaient soulager un amant
J'irais, j'irais dès ce moment
M'enivrer à cette fontaine.
Déjà, des traits d'Amour innocente victime,
Ma raison de ses fers n'a pu me préserver;
Vous voulez donc, pour m'achever,
M'asservir au joug de la rime?
Encor, si je pouvais me flatter en ce jour

<36>

Que pour prix de mes vers cette mère si tendre
Voudrait, sans plus me faire attendre,
Couronner mon fidèle amour! [+-Sceller les feux de mon amour.
Mais, sans nourrir ici d'espérance indiscrète,
Daignez au moins, Iris, soulager mon tourment;
[Et si l'Amour me rend poëte,
En retour, charmante Riquette,
Aimez-moi du moins tendrement.]
Et si je pouvais devenir poëte,
Aimez-moi toujours tendrement.

Mais cette digne mère, en qui la vertu brille,
Pour mon repos peut bien moins que sa fille.
Vous pouvez seule apaiser mon tourment.
Pour prix de ce qu'Amour me rend fou et poëte.
Par pitié, charmante Ulriquette,
Aimez-moi du moins tendrement.

<37>

II. LETTRE DE FRÉDÉRIC Au COMTE D'ARGENTAL. (27 FÉVRIER 1779.)[Titelblatt]

<38><39>

AU COMTE D'ARGENTAL.

Silberberg, 27 février 1779.

Connaissant tout le cas que faisait de vous M. de Voltaire, et l'attachement que vous aviez pour lui, je me fais un plaisir de vous envoyer son Éloge. Les circonstances dans lesquelles je me trouve ne m'ont pas permis de le faire aussi bien que je l'aurais désiré, et que le méritait le génie que je regretterai toujours. J'aurais fait tout au monde pour réparer la perte de ce grand homme; mais, dans l'impossibilité de le rappeler à la vie, j'ai cru de mon devoir de rendre justice à son mérite, et de témoigner les regrets que me causait la perte de ce beau génie. C'est malheureusement à cela qu'est borné le devoir des contemporains sur la perte qu'ils font des grands hommes. Sensible à tout ce que vous me dites d'obligeant, je serais charmé d'avoir des occasions de vous marquer le cas que je fais de vous, et l'intérêt que je prends à ce qui vous regarde.

Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

Federic.

<40><41>

III. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE. (24 AVRIL 1763 - 28 DÉCEMBRE 1779.)[Titelblatt]

<42><43>

1. DE LA PRINCESSE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 24 avril 1763.



Sire,

Je n'aurais pas retardé si longtemps à témoigner à Votre Majesté ma respectueuse reconnaissance pour la bonté qu'elle a eue de me donner un témoignage de son gracieux souvenir en m'envoyant de son vin, qui ne peut que m'être précieux, me venant de sa main, si je n'avais voulu attendre que ma musique fût copiée, afin de ne pas lui être à charge par deux lettres consécutives. Acceptez donc, Sire, ce témoignage de mon obéissance. Je sais bien qu'un aussi chétif ouvrage ne mérite pas de vous être présenté; mais vous l'avez ordonné, et je me fais une gloire de vous obéir. Ma joie serait parfaite, si vous trouviez quelque morceau qui soit de votre goût, et votre approbation en fera tout le prix. J'ose me flatter en même temps que la vue de cet ouvrage fera souvenir quelquefois V. M. de celle qui a l'honneur d'être le plus respectueusement,



Sire,

de Votre Majesté
la très-humble et très-obéissante servante,
Marie-Antonie.

<44>

2. A LA PRINCESSE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Potsdam, 29 avril 1763.



Madame,

J'ai reçu avec sensibilité et reconnaissance le beau présent que Votre Altesse Royale a daigné me faire de deux opéras dont elle a fait les paroles et la musique.44-a Ces ouvrages seraient précieux par eux-mêmes, et par leur beauté intrinsèque; ce qui leur ajoute un nouveau prix, c'est la main dont ils me viennent. V. A. R. a tant de grandes qualités, que ce serait une fadeur de la louer pour des talents qui feraient la réputation des autres. Mais je dois vous confesser, madame, que vous faites honneur à la musique, en conservant par vos ouvrages le bon goût prêt à se perdre, et que vous donnez un exemple aux compositeurs, qui tous, pour bien réussir, devraient être poëtes en même temps. Je suis charmé de voir une grande princesse qui cultive les arts, en les protégeant. Ces arts, madame, ajoutent un nouveau lustre à vos vertus; loin de déroger à la dignité, ils la rendent plus aimable, plus humaine et plus respectable. Je conserverai, madame, le bienfait précieux que je tiens de vos mains dans le sanctuaire de ma bibliothèque à musique, et toutes les fois que j'entendrai exécuter de ces airs, je me souviendrai que je le dois à vos bontés.

Mais quel trafic inégal de ma part! Je ne puis vous offrir que des jambons de neige, que j'attends à tout moment. Ils sont dignes, madame, de votre grande gouvernante, mais j'ai honte de vous les présenter. Dans les temps d'idolâtrie, la Grèce vous aurait érigé des temples et des autels, et moi, Visigoth, je m'avise de vous offrir de<45> vils aliments. Daignez m'excuser, madame, avec votre indulgence ordinaire, en faveur de la haute estime et de la considération avec laquelle je suis,



Madame ma sœur,

de Votre Altesse Royale
le très-dévoué frère et serviteur,
Federic.

3. A LA MÊME.

Sans-Souci, 26 juillet 1763.



Madame ma cousine,

Je devrais m'adresser à la gouvernante de Votre Altesse Royale comme à la digne protectrice des jambons, oies et cervelas, pour la charger de vous présenter, madame, ces jambons de neige si longtemps attendus, et qui peut-être ne mériteront pas l'approbation de V. A. R. Je suis bien honteux de cette chétive offrande, tandis que j'ai le cœur touché et les sens enchantés des dons que vous avez daigné me faire. Mais V. A. R. doit s'attendre qu'elle ne trouvera personne capable de troquer contre elle des ouvrages comme ceux que je tiens de ses bontés. Metastasio lui fera des vers, Hasse de la musique; ni l'un ni l'autre ne pourront cependant lui présenter une pièce dont ils aient fait le poëme et la mélodie en même temps. Il vous était réservé, madame, de joindre tant de talents aux grandes vertus qui vous font admirer de vos sujets. Il ne me reste que de vous admirer comme eux, et me faire votre commissionnaire de jambons, pour ne vous pas être tout à fait inutile.

<46>J'apprends avec plaisir que l'insertion de la petite vérole a bien réussi, madame, dans votre famille, et je vous en fais de sincères félicitations. Le parlement de Paris vient de donner un arrêt contre cet usage; tant les anciens préjugés de l'ignorance sont difficiles à détruire, et tant il faut de temps aux hommes pour parvenir à quelque chose de raisonnable! Le duc d'Orléans a cependant fait l'expérience de l'inoculation sur ses enfants, et s'en est bien trouvé; d'un millier de personnes qu'on a inoculées à Berlin, personne n'est mort; et après tant d'exemples, il est bien temps de donner des arrêts absurdes, qui flétrissent les magistrats et les compagnies dont ils émanent!

Trouvez bon, madame, que je vous remercie des assurances de votre souvenir que M. de Goltz46-a m'a données de votre part. Je tâcherai de les mériter surtout par l'admiration et la haute considération avec laquelle je suis, etc.

4. DE LA PRINCESSE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 5 août 1763.



Sire,

Je ne saurais trouver des termes pour lui témoigner ma respectueuse reconnaissance pour la bonté qu'elle a eue de se ressouvenir des jambons de neige qu'elle a daigné me promettre, et pour la gracieuse lettre dont elle a bien voulu les accompagner. Je n'ai osé en goûter encore, parce que je suis incommodée depuis quelque temps, et obligée à un certain régime qui me le défend; cependant je me fais donc<47> le plaisir de les voir, et ma grande maîtresse, qui en a goûté, les a trouvés excellents, et V. M. sait qu'elle est juge compétent, à ce qui a rapport à la friandise. Ce qu'elle daigne me répéter au sujet de mon opéra me confond, et je sens que je ne dois qu'à sa bonté tous les éloges qu'elle me prodigue à ce sujet. Quant à l'inoculation, c'est à vous, Sire, que je dois le courage que j'ai eu d'y soumettre ma famille. Ce sont vos discours qui m'y ont enhardie, et qui ont engagé le Prince électoral à le permettre. Ainsi je vous dois la conservation de mes enfants, et la Saxe vous devra des milliers d'enfants dont les parents suivent mon exemple. Je suis étonnée, comme V. M., que des docteurs aussi éclairés que ceux de la Sorbonne aient été assez esclaves des anciennes maximes pour défendre un usage aussi salutaire. Mes docteurs, et surtout les prêtres d'ici, n'ont pas voulu le permettre non plus; mais depuis que mon exemple les autorise en quelque façon, on se passe de leur permission, et presque toute la noblesse d'ici a suivi mon exemple.

Mais après avoir parlé d'un objet qui regarde le bien de l'État, oserais-je risquer une question sur un objet qui regarde la tranquillité publique? V. M. sait que les Russes sont entrés en Pologne. Est-ce pour passer ou pour soutenir les Czartoryski qu'ils y sont? Elle a daigné me promettre qu'elle nous avertira, si elle apprend quelques projets relatifs à la succession.47-a Oserais-je l'en faire ressouvenir? Je me flatte au moins que si V. M. ne peut contribuer à éteindre le feu qui s'allume, elle n'en sera pas de moitié pour nous accabler. Je compte trop sur ses assurances de bonté pour ne pas être tranquille à ce sujet; mais je la conjure de me dire ce qu'il y a à craindre, et de m'aider de ses conseils. Je mets toute ma confiance en elle, et lui promets que ce qu'elle daignera m'écrire ne sera su que de moi. Je la supplie de même de me garder le secret sur ce que je lui écris. Si<48> elle daigne me répondre, elle n'a qu'à charger son ministre48-a de me remettre sa lettre sans que cela donne de l'ombrage. Il n'a qu'à m'avertir qu'il en a une, et je lui indiquerai les moyens de me la donner. Car, comme actuellement je n'ai plus nulle part dans ces affaires, je dois être extrêmement circonspecte dans mes démarches, pour ne pas donner de la jalousie. Je la supplie de me pardonner la franchise avec laquelle j'ose lui écrire, et d'être persuadée du profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc.

5. A LA PRINCESSE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Sans-Souci, 10 août 1763.



Madame,

On peut certainement, sans flatter Votre Altesse Royale, rendre justice à ses rares talents. Vos productions, madame, que vous avez daigné me donner, m'ont autorisé à vous dire avec la plus grande simplicité l'effet qu'elles ont fait sur moi. A moins d'être sans âme, sourd et aveugle, il faut aimer le génie qui réunit de quoi faire la réputation de deux grands artistes. Mais je m'arrête en si beau chemin, de crainte de choquer votre délicatesse et l'extrême retenue que V. A. R. exige de ceux qui ont le bonheur de la connaître. Je me trouve, comme le barbier de Midas, contraint de confier mon secret aux roseaux, et ceux de ces environs, pour peu qu'ils soient animés par Minerve, diront incessamment : La princesse électorale de Saxe mérite l'admiration de l'univers.

<49>Je remercie la protectrice des jambons de ce qu'elle veut bien approuver ceux de neige, en faisant des vœux que la santé de V. A. R. se rétablisse bientôt entièrement.

Vous voulez, madame, que je m'explique sur une matière extrêmement délicate. J'aimerais autant commenter la Somme de saint Thomas que de parler politique, parce que je vois que la plupart de ceux qui s'en mêlent n'y entendent goutte. Daignez, madame, me compter pour un de ces politiques Quinze-Vingts, et pour un aveugle très-aveugle sur le fait des contingents futurs. Ce que je sais de science certaine est que les procédés de la cour de Pologne dans l'affaire de Courlande49-a ont extrêmement aigri l'impératrice de Russie contre le Roi; qu'on accuse ce prince de machiner à Constantinople contre la Russie, et à ne pas observer les engagements qu'il a pris avec les Russes lors de son avénement au trône. Je sais que la Russie protége beaucoup les Czartoryski, qu'elle considère comme ses fidèles partisans; qu'elle veut les soutenir dans l'affaire des tribunaux, source de divisions avec les Radziwill, et que c'est pour soutenir le parti des Czartoryski que ses troupes sont entrées en Pologne. Voilà des faits certains. Tout ce que je pourrais dire de plus se réduirait à de vaines conjectures et à des propos vagues. Cependant V. A. R. est assez éclairée pour juger, par le peu que je viens de lui dire, du tort considérable que la conduite du Roi son beau-père lui fait en tout ce qui s'est passé en Courlande. Pour l'avenir, il est interdit aux hommes. Si je savais exalter mon âme49-b ou prophétiser, je voudrais, primo, ne point être prophète de malheur; je ne voudrais point me cacher avec Jonas derrière un arbre pour voir la ruine de Ninive,49-c mais annoncer à tous ceux qui m'interrogeraient un avenir agréable, et ce qui pourrait leur faire le plus de plaisir. Mais, à moins de ces conditions,<50> je renonce à toute divination, à toute prophétie, à toute charlatanerie politique et mystique, et m'en tiens à des vérités évidentes, comme la haute considération et les sentiments d'estime et d'admiration avec lesquels je suis, etc.

6. DE LA PRINCESSE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 28 août 1763.



Sire,

Je demande mille pardons à Votre Majesté de n'avoir pas répondu sur-le-champ à sa chère lettre. Je me flatte que son envoyé lui en aura fait mes excuses. Quoique nous n'ayons pas des occupations bien sérieuses, nos journées sont si remplies par différents exercices et spectacles, qu'on n'a presque pas un moment à soi, ce qui est plus fatigant qu'amusant. V. M. saura que nous avons représenté la Thalestris mercredi passé. Si j'eusse osé former un désir, c'eût été de l'avoir pour spectateur, comptant toutefois sur son indulgence, dont nous aurions bien eu besoin.

Je lui rends mille grâces de la bonté avec laquelle elle a daigné répondre aux questions que j'eus pris la liberté de lui faire. Il est certain qu'on ne saurait se promettre un avenir heureux dans la situation où sont les choses; et il est triste de devoir prévoir des malheurs sans oser rien faire pour les détourner. Mais, quoi qu il arrive, je ne me croirai jamais malheureuse, tant que j'oserai me flatter de ne devoir pas craindre de compter V. M. au nombre de nos ennemis; et c'est ce dont je me flatte sûrement, surtout pour moi-même, puisque je ne ferai jamais rien qui puisse me priver de l'honneur de ses<51> bonnes grâces, dont elle a daigné me donner de si tendres assurances, et que je la prie de me continuer, ayant l'honneur d'être, etc.

7. A LA PRINCESSE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Potsdam, 5 septembre 1763.



Madame ma sœur,

Le souvenir de Votre Altesse Royale m'est d'autant plus flatteur, que je regrette infiniment de n'avoir pas été spectateur et auditeur des belles choses que j'ai admirées sans en voir la représentation. Je souhaiterais de pouvoir lui mander d'ici des choses aussi agréables; mais, madame, je suis obligé de vous donner un avis qui pourra être utile, si vous trouvez moyen de faire qu'on le suive. On ouvre mes lettres en Saxe; ceci m'oblige d'envoyer cette lettre par un homme affidé, et, pour qu'il ne donne aucun soupçon, je l'ai chargé de fruits de mon jardin. Vous aurez la bonté de dire que vous m'en aviez demandé à Moritzbourg, lorsque je fus assez heureux de vous y voir. Voici de quoi il s'agit.

Les esprits s'aigrissent à Pétersbourg de l'opiniâtreté qu'on témoigne chez vous à ne pas vouloir reconnaître le duc Biron. Je vous conseille de porter les puissants à cette condescendance, car on s'en trouvera mal, si l'on s'obstine à se roidir. On commence à dire qu'il y a plus d'un million de sujets russes réfugiés en Pologne, que, selon je ne sais quel cartel, cette république devrait rendre. On a donné des ordres à des détachements d'entrer dans ces lieux, et de les ramener de force. En un mot, vous perdrez vos affaires à jamais, si vous ne trouvez pas moyen de faire changer de conduite celui dont on se plaint.

<52>Prenez, madame, ce que je vous dis comme une marque de l'estime et de la considération que j'ai pour vous, et du désir que j'ai de vous obliger; et soyez persuadée que les sentiments que vous inspirez à tous ceux qui ont le bonheur de vous connaître ne s'effaceront point de mon cœur, étant, etc.

8. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 5 octobre 1763.



Sire,

Votre Majesté m'a donné tant d'assurances de ses bontés et de son amitié, que je viens l'informer de sa promesse. Elle nous a assuré, de plus, qu'elle contribuerait avec plaisir à nous procurer la Pologne. Voici le moment d'accomplir sa promesse. Le Roi est mort;52-a avec lui ces griefs de la Russie doivent être éteints, d'autant plus que nous nous prêterons volontiers à tout ce qu'on pourra exiger de nous pour nous réconcilier avec cette puissance. Vous pouvez tout faire, si vous le voulez; vous pouvez contribuer à cette réconciliation. Vous pouvez nous la rendre favorable. Rien ne peut vous arrêter à me donner cette preuve des sentiments dont vous m'avez flattée jusqu'ici. La Russie ne pourra désapprouver les démarches que vous daignerez faire vis-à-vis d'elle comme médiateur, et nos vues sur la Pologne ne doivent plus être retardées d'éclater, parce que les égards que nous avions pour feu le Roi ne subsistent plus. Nous ferons en droiture les démarches convenables. Je me borne à prier V. M. de les appuyer. Elle le peut avec succès, si elle daigne seulement le vouloir. Je mets<53> ma confiance en elle, et j'espère en même temps qu'elle ne doutera pas de la reconnaissance la plus vive avec laquelle je lui serai attachée tant que je vivrai. J'ai l'honneur d'être, Sire, etc.

9. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Berlin, 8 octobre 1763.



Madame ma sœur,

Je commence par faire mes condoléances et mes félicitations à Votre Altesse Électorale de la mort du Roi son beau-père, et de son avénenement à l'électorat. V. A. É. se ressouviendra de ce que je lui ai écrit, il n'y a pas longtemps, sur les affaires de Pologne; je crains fort, madame, que la Russie ne vous soit plus contraire que vous ne le pensez. M. de Woronzow, qui vient d'arriver ici,53-a m'a tenu aujourd'hui de certains propos qui me font mal augurer de cette affaire. Si vous ne désapprouvez pas que je vous parle franchement, il me semble qu'il vous conviendrait d'envoyer quelqu'un à cette cour pour notifier la mort du feu roi, et vous apprendriez par ce ministre à quoi vous pouvez vous attendre de l'Impératrice. Il me semble, madame, que ce serait agir avec précipitation que de vouloir vous engager dans une entreprise qui me paraît absolument hasardée, sans l'aveu de cette puissance. Pour moi, madame, je n'y ai pas l'ascendant que vous supposez; j'agis avec tous les ménagements avec une cour qui s'est séparée de mes ennemis lorsque toute l'Europe voulait m'écraser; mais je suis bien éloigné de pouvoir disposer de la façon<54> de penser de l'Impératrice. Il en est ainsi des démêlés touchant le duc de Courlande; l'on ne peut se charger d'une médiation que de l'aveu des deux partis. Je crois ne me pas tromper en supposant que la cour de Russie ne veut pas terminer cette affaire par une médiation étrangère. Ce qui m'est revenu sur cette affaire, et qui cependant n'est fondé que sur des nouvelles vagues, est que l'Impératrice pourrait se résoudre à acheter de Brühl la principauté de Zips pour la donner en dédommagement au prince Charles;54-a mais cela entraînerait une négociation avec la cour de Vienne, ce qui rendrait cette affaire plus contentieuse. Je vous conjure, madame, et je vous le répète, de ne vous précipiter en rien, ou j'appréhende que vous ne replongiez l'Europe dans les troubles dont à peine elle vient de sortir. Pour moi, j'ai trouvé depuis la paix tant d'ouvrage dans l'intérieur de mes États, que je n'ai, je vous assure, pas eu le temps, madame, de penser à l'étranger. Je me borne à faire mille vœux pour la prospérité de V. A. É., en l'assurant de la haute estime avec laquelle je suis, etc.

10. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 14 octobre 1763.



Sire,

J'ai reçu avec la plus parfaite reconnaissance les témoignages de bonté et de confiance que V. M. a bien voulu me donner par sa lettre du 8. La malheureuse prévention de la Russie contre nous, que V. M. paraît craindre, m'affligerait vivement, si je ne me flattais que, ne pouvant être personnelle, nous pourrons parvenir à la détruire<55> d'autant plus aisément, que nous sommes prêts à nous désister de tout ce qui a donné lieu aux brouilleries de cette cour avec feu le Roi. Nous avons non seulement envoyé sur-le-champ un courrier en Russie pour notifier la mort de feu le Roi, mais nous avons en même temps demandé les bons offices de l'Impératrice pour lui succéder, et avons donné à connaître que nous nous prêterons à ce sujet à tout ce qui peut lui être agréable. Nous comptons, de plus, y envoyer dans peu de jours un ministre avec des instructions plus amples, pour rechercher l'appui de cette cour, par laquelle nous désirons préférablement de réussir, si nous avons du reste fait les démarches pour faire connaître aux Polonais notre désir d'être élus. Nous les avons fait connaître à tous également, sans prétendre faire ni parti ni cabale. Nous ne voulons la couronne que par les bons offices des cours qui voudront bien s'intéresser pour nous, et du libre choix de la nation, et ne pensons pas à l'obtenir à la pointe de l'épée. Notre propre situation, l'exemple d'une aussi longue et aussi funeste guerre pour notre patrie, est un sûr garant de l'éloignement que nous avons d'être une occasion d'en rallumer le flambeau. Par conséquent je me flatte que V. M. ne trouvera pas les démarches que nous avons faites hasardées. Quant aux démêlés de l'impératrice de Russie avec le duc de Courlande, elle peut compter que nous ne nous en mêlerons point, et qu'en cas que nous réussissions, par l'assistance de la Russie, à obtenir la couronne, nous nous prêterions à tout pour faire, d'accord avec elle, un établissement au Duc, qui lui fasse oublier sa Courlande.

Voilà, en général, des sentiments que je crois que V. M. pourrait bien faire passer en Russie sans se compromettre, aussi bien que notre bonne volonté en faveur de tous ceux que l'Impératrice protége. Si elle a pour moi les bontés dont elle me flatte, elle est toujours à même de me le prouver en cette occasion. Malgré ce qu'elle veut bien me dire, je compte sur ces mêmes bontés. Me trompe<56>rais-je? Non, Sire; vous n'êtes pas capable de changer de sentiments envers celle qui vous sera le plus sincèrement attachée tout le temps de sa vie.

J'ai l'honneur d'être, etc.

11. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Sans-Souci, 22 octobre 1763.



Madame ma sœur,

J'ai été extrêmement flatté par la lettre que Votre Altesse Électorale a eu la bonté de m'écrire. Il ne se peut rien de mieux, madame, que votre façon de penser; le tour que V. A. É. se propose de donner aux affaires de Pologne est, ce me semble, le seul dont elles soient susceptibles. En négociant, madame, vous ne risquez rien; et, si vous ne réussissez pas par cette voie, je vous avoue franchement que je n'en vois point d'autre.

Permettez-moi, madame, que je vous fasse mon compliment sincère sur la manière dont vous illustrez les commencements de votre administration en Saxe; il était temps que les souverains de ce pays pensassent au bonheur de leurs peuples, et la nature devait aux Saxons un prince comme l'Électeur, et une princesse de votre rare mérite. Le soir, madame, en entendant chanter les airs de vos opéras, je me dis en moi-même : Cette femme rare fait non seulement le plaisir de ceux qui l'écoutent, mais encore le bonheur de ceux qu'elle gouverne. Continuez, madame, dans ce beau chemin que vous vous êtes ouvert vous-même; je suis un enthousiaste du bien public, et je vous avoue que mon cœur s'épanouit quand je vois de belles âmes qui aiment le bien, et qui le font si noblement. Enfin le<57> monde sera convaincu que les talents ne sont jamais nuisibles, et que ce n'est qu'aux esprits éclairés à faire des actions vraiment dignes de louange.

Je ne finirais pas, madame, si je vous disais tout ce que je pense sur ce sujet; j'en ai l'esprit rempli. Mais vous avez des affaires, et je ne dois pas vous distraire dans l'arrangement des bonnes choses que vous méditez. V. A. É. peut toutefois compter qu'elle a un admirateur ici, auquel elle donnera sans doute encore plus d'une occasion d'applaudir, et qui est avec tous les sentiments de la plus haute estime, etc.

12. A LA MÊME.

Potsdam, 3 novembre 1763.



Madame ma sœur,

Dans ce moment, je viens de recevoir une lettre de l'impératrice de Russie, dont le contenu ne me paraît guère favorable, madame, à vos espérances. Elle exige que j'instruise mon ministre en Pologne pour qu'il agisse en tout de concert avec le comte de Kaiserling; et elle y ajoute ces propres termes : « J'attends de l'amitié de V. M. qu'elle ne permettra ni le passage par son pays, ni l'entrée en Pologne aux troupes saxonnes, qui doivent y être regardées actuellement comme absolument étrangères. » Si vos lettres, madame, ne font pas changer de sentiment à l'Impératrice, je ne vois pas par quelle voie l'Électeur pourra parvenir au trône de Pologne, et par conséquent, que j'aie de la déférence pour les désirs de l'Impératrice, ou non, vous n'en deviendrez pas plus reine pour cela; et je pourrais me commettre contre une puissance que je dois ménager. Je suis persuadé,<58> madame, que V. A. É. entre dans tout mon embarras, et que, à moins qu'elle ne fasse prendre d'autres sentiments à l'Impératrice, elle n'exigera pas de moi que je me brouille infructueusement avec un voisin qui mérite de moi les plus grands égards.

Tout ceci est une suite de la conduite que le comte Brühl a fait tenir au défunt roi de Pologne relativement aux intérêts du prince Charles, et V. A. É. se souviendra que je lui ai souvent représenté le préjudice qui lui en reviendrait.

Je souhaite, madame, qu'il se présente d'autres occasions où je puisse prouver à V. A. É. la haute estime et considération avec laquelle je suis, etc.

13. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 11 novembre 1763.



Sire,

La lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire, en date du 3, ne me rebute point encore. J'aime à me flatter de votre amitié, Sire, et je ne renoncerai pas facilement à l'espérance que vous m'en donnerez une marque réelle dans une affaire qui m'intéresse si fort. Personne n'a plus d'ascendant que V. M. sur l'esprit de l'impératrice de Russie; servez-vous-en, Sire, pour la déterminer en notre faveur. Nous vous aurons la plus grande obligation. Je conviens de bonne foi que vous avez raison de ménager cette princesse, et même de cultiver son amitié; mais pourquoi nous serait-elle si absolument contraire? Elle ne peut ignorer que ni mon époux, ni moi, n'avons pas eu la moindre part aux conseils qui peuvent avoir été donnés au feu roi. Qu'a-t-elle à craindre de nous? Si l'affaire de la Courlande lui<59> tient au cœur, il y aura moyen de la terminer d'une manière convenable. L'Impératrice vous demande de ne point accorder le passage aux troupes saxonnes. Mon époux songe si peu à en envoyer en Pologne, qu'il a déjà donné ordre à celles qui sont dans ce royaume de revenir en Saxe. Il ne veut tenir la couronne que des libres suffrages de la nation, et si l'impératrice de Russie refuse absolument de l'aider de ses bons offices, il se réduira à lui demander au moins de ne lui être pas contraire. Ne me refusez pas, Sire, de faire une tentative pour cet effet; je me persuade qu'elle réussira. Vous avez de si bonnes raisons à alléguer! Et vous saurez bien les faire valoir. Ma reconnaissance égalera l'importance du service, et les sentiments d'admiration et d'attachement avec lesquels je suis, etc.

14. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Potsdam, 16 novembre 1763.



Madame ma sœur,

J'ai eu la satisfaction de recevoir deux lettres de Votre Altesse Royale et Électorale. Pour la première, madame, qui regarde les bouffons, je vous répondrai sans peine. Quoique leur jeu me paraisse excessivement outré, je les garderai, madame, jusqu'à ce qu'ils trouvent à se placer ailleurs. Pour la seconde lettre que vous avez eu la bonté de m'écrire, la matière est délicate, et le sujet embarrassant. Si j'avais, madame, des couronnes à donner, je placerais la première sur votre tête, comme très-digne de la porter. Mais, madame, je suis bien loin d'être dans cette position-là. Je sors d'une guerre affreuse, que mes ennemis m'ont faite avec un acharnement qui a peu d'exemples; je tâche de cultiver l'amitié de tous mes voisins, et de ne me brouiller<60> avec personne. Au sujet des affaires de Pologne, une impératrice que je dois ménager, et à laquelle j'ai de grandes obligations, exige de moi d'entrer dans ses mesures; vous, madame, que je voudrais complaire, si je le pouvais, vous voudriez, madame, que je fasse changer de sentiments à cette impératrice. Daignez, de grâce, entrer dans mon embarras. V. A. É. apprendra par le sieur de Sacken, lorsqu'il sera arrivé à Pétersbourg, quels sont les sentiments de l'impératrice de Russie. Mais, selon tout ce que j'apprends de ce pays-là, il me paraît que les résolutions sont toutes prises, et que même l'Impératrice est résolue à soutenir le parti de ses partisans en Pologne avec les forces qu'elle a toutes prêtes sur les frontières. Pour moi, madame, je voudrais, si cela était possible, ne me point engager dans toute cette affaire, qui jusqu'à présent n'est pas compliquée, mais qui d'un jour à l'autre peut le devenir, par la part trop vive que des voisins de la Pologne pourront y prendre; prêt à donner d'ailleurs, dans toutes les occasions, des marques à V. A. É. de la haute estime avec laquelle je suis, etc.

15. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 26 novembre 1763.

Je réponds par le premier courrier à la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire le 16. Autant je suis flattée de l'estime et de l'amitié que V. M. continue à me témoigner, autant suis-je frappée de ce qu'elle me dit de l'impératrice de Russie. Pourquoi cette princesse serait-elle si fortement déclarée contre nous? Nous n'avons point mérité sa haine. Nous recherchons au contraire son amitié.<61> Mais si elle ne veut point nous aider, elle déclare qu'elle veut maintenir la liberté des Polonais dans le choix de leur roi. Vous avez fait, Sire, la même déclaration. Mon époux ne veut tenir la couronne que des libres suffrages de la république. Il ne demande à ses amis que des bons offices, et à ceux qui ne voudront pas le favoriser rien autre qu'une chose très-juste, d'abandonner à l'indépendance de la nation polonaise une affaire qui lui est purement domestique. Jamais il ne sera volontairement cause que cette affaire devienne compliquée. Soyez-en certain, Sire; et, comme V. M. approuve sans doute les déclarations de l'impératrice de Russie en faveur de la liberté polonaise, assurez-la que mon époux ne songera jamais à y donner atteinte, que nous et nos amis, nous demandons uniquement que cette liberté soit respectée, et que nous ne croirons jamais d'offenser personne en nous prévalant de ce qu'elle pourra nous offrir. Nous vous aurons une vraie obligation de ce service, qui ne peut vous compromettre. Au reste, l'impératrice de Russie, dans la vue de maintenir la liberté de la Pologne dans son entier, ayant demandé à V. M. de ne point permettre le passage aux troupes saxonnes qui voudraient entrer en Pologne, il est à croire que, par le même principe, cette princesse n'y voudra pas non plus faire entrer les siennes. Je suis avec le plus respectueux attachement, etc.

16. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Potsdam, 2 décembre 1763.



Madame ma sœur,

J'ai reçu la lettre de Votre Altesse Royale avec une satisfaction infinie. Mais, madame, vous voulez que je sois l'avocat de l'impéra<62>trice de Russie, et que je plaide sa cause. V. A. É. sait trop bien que chacun ne peut répondre que de lui. Il semble qu'on est décidé en Russie sur l'élection d'un Piaste; cela me paraît clair. Vous verrez vous-même, madame, par le rapport de votre envoyé, quelle est la façon de penser de l'impératrice de Russie. Tout ce que je sais par rapport aux constitutions de ce royaume est que les étrangers n'ont aucun droit de se mêler de l'élection de ses rois, hormis ceux qui ont garanti les constitutions, et qui peuvent être appelés par un parti qui s'appuie sur ses lois. Pour moi, madame, je ne suis pas de ce nombre. Je n'ai rien garanti à la Pologne; mais je vous confesse naturellement que je ne voudrais pas, à l'occasion de ce qui peut y arriver, me brouiller avec l'impératrice de Russie. Les motifs qui font agir cette princesse se découvriront peut-être bientôt, et mes vœux se bornent, madame, à ce que cette élection ne trouble pas le repos de l'Europe. V. A. R. sait que les causes des grands princes ne se plaident pas, comme celles des particuliers, à des tribunaux civils. La jurisprudence des souverains est ordinairement le droit du plus fort, et le plus faible, s'il est prudent, ne doit pas se commettre à une lutte où il doit avoir le dessous. D'ailleurs, madame, si vous ne trouvez pas mauvais que je vous parle tout franchement, ne croyez-vous pas que l'Impératrice ait un fort parti en Pologne? Ne croyez-vous pas que ce parti, prêt à être soutenu par une armée qui est sur les frontières, n'ait la supériorité? Vous connaissez le génie des Polonais, fiers dans la sécurité, et lâches dans le danger; comment pouvez-vous donc espérer, madame, que cette nation donne sa voix à l'Électeur votre époux, dès qu'elle verra que cela est contraire aux intentions de l'Impératrice? Et, supposé que vous y eussiez un parti faible, qui le soutiendra? A peine la guerre est-elle finie, à peine les souverains peuvent-ils penser à l'intérieur de leurs États, où ils doivent leurs principaux soins; qui voudra donc se mêler des affaires de la Pologne? Non, madame, tout ceci me ramène à ce que j'ai eu l'honneur de<63> vous écrire si souvent : ou il faut gagner l'esprit de l'impératrice de Russie, ou il faut renoncer pour cette fois à vos projets. Et pour le premier, je m'explique peut-être avec trop de sincérité, mais je ne crois pas, madame, qu'il vous sera possible de faire changer de sentiment à cette princesse. Je ne saurais vous en dire davantage, mais vous me comprendrez avec le temps. V. A. R. trouvera alors elle-même que je lui ai dit la vérité. Je voudrais, madame, vous entretenir sur des sujets plus agréables; mais une princesse aussi éclairée que V. A. R. exige qu'on lui parle avec franchise. J'ai l'honneur d'être avec la plus haute estime, madame, etc.

17. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 23 janvier 1764.



Sire,

Je me disposais à répondre à Votre Majesté, lorsque j'ai été accablée du plus grand malheur qui pouvait m'arriver.63-a L'amitié de mes beaux-frères, et la confiance particulière que me témoigne le Prince administrateur, sont bien propres à adoucir ma juste douleur. Trouvez bon, Sire, que, après avoir un peu recueilli mes esprits, je reprenne notre correspondance. Me serais-je assez mal expliquée dans ma dernière lettre pour faire entendre à V. M. que je lui demandais de se rendre l'avocat de l'impératrice de Russie? Je voulais, Sire, que vous fussiez le nôtre auprès de cette princesse. Mais je vois que vous déclinez cet office. Ne pourriez-vous pas au moins proposer à l'Impératrice d'abandonner aux Polonais seuls le soin de se choisir<64> un roi, sans trop insister sur les conseils qu'elle a trouvé bon de leur donner? V. M. dit très-bien que les étrangers n'ont aucun droit de se mêler de cette élection. Elle excepte, il est vrai, ceux qui ont garanti les constitutions du royaume; mais je ne connais aucune garantie de cette nature, bien que la maison de Saxe ait régné plus de soixante ans en Pologne. Quoi qu'il en soit, comme cette maison est très-résolue de ne pas tenter même de donner la moindre atteinte aux lois de la Pologne, comme elle veut tout attendre des libres suffrages de la nation, elle ne donnera point sujet à l'impératrice de Russie de se servir de ses forces; et cette princesse est trop magnanime pour user du droit du plus fort. Je sais bien, Sire, que les grands princes ne plaident pas leurs causes devant des tribunaux; mais ceux qui aiment la véritable gloire respectent le public et la postérité. Les princes mes beaux-frères ne craignent pas de se compromettre ici dans une lutte dangereuse. Si la nation polonaise appelle l'un d'eux au trône, qui pourra le blâmer de se rendre à ses vœux dans ce cas? J'ose espérer encore que V. M., assurée de trouver pour elle-même dans ce prince tous les sentiments d'un bon voisin, voudra bien les garantir de sa part à l'impératrice de Russie. Il m'est impossible de deviner pourquoi cette souveraine ne pourrait pas revêtir à notre égard des sentiments favorables; et, lorsque V. M. trouvera bon de m'expliquer ce mystère, je lui en aurai beaucoup d'obligation. Je vous dirai, Sire, avec effusion de cœur que les vertus du Prince administrateur, et ses procédés envers moi, m'attachent tendrement à lui, et que je m'estimerais heureuse, si je pouvais lui procurer l'appui de V. M. Je me repose sur les assurances d'amitié qu'elle a bien voulu me réitérer si souvent, et, de mon côté, je lui prouverai la constance du parfait attachement avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc.

<65>

18. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Berlin, 29 janvier 1764.



Madame ma cousine,

J'aurais déjà fait mes condoléances à Votre Altesse Royale, si je n'avais craint de toucher une matière qui devait lui être triste, et dont il vaut mieux écarter que rappeler le souvenir. Le prince Xavier vous a rendu, madame, la justice que tout le monde vous doit, et je l'aurais trouvé fort à plaindre, si, dans les affaires dont il est chargé, il n'eût voulu s'éclairer de vos lumières. V. A. R. exige de moi que je plaide la cause de l'impératrice de Russie; me voilà donc avocat par votre ordre. Je vous épargnerai cependant, madame, toute la diffusion d'un plaidoyer, et je ne vous en rapporterai que la substance.

Je commence mon exorde par l'éloge des princes qui remplissent exactement leurs traités, et surtout leurs garanties. J'ajoute à cela que personne n'en donne un plus grand exemple que l'impératrice de Russie, qui, ayant garanti les constitutions fondamentales de la république de Pologne, s'emploie, en voisine officieuse, à les maintenir dans un moment critique où elles pourraient être ébranlées. C'est là le lieu à m'étendre longuement sur les priviléges des États électifs, privilége qui donne aux citoyens le droit d'élire leurs souverains, mais privilége difficile à maintenir (pardon) contre ceux qui tâchent de rendre cet État électif héréditaire. Alors j'ajoute des exemples; je dirai, par exemple : Considérez, madame, ce qu'est devenu ce droit d'élection en Germanie. Vous voyez que, après que les états de l'Empire ont eu l'imprudence de choisir quelques empereurs de suite dans la maison d'Autriche, l'État et cette dignité y passe, depuis, de père en fils, l'élection devient une cérémonie vaine, d'un droit et d'un privilége qu'elle était autrefois, qu'on exerçait avec liberté. Depuis les Othon, plus d'empereurs de la maison de Saxe. Depuis l'Oiseleur65-a et les der<66>niers Henri, plus d'empereurs de la maison de Souabe. Un sort pareil menaçait la Pologne. Voilà ce que dit l'Impératrice. Voilà deux princes de Saxe qui se sont remis cette couronne. Si elle passe au troisième, l'élection ne devient qu'une cérémonie superflue, et l'hérédité s'établit. Polonais, je vous ouvre les yeux, lorsque des objets séduisants allaient les éblouir et les fasciner. Est-ce que l'ancienne, la noble nation des Sarmates ne fournit plus de rejetons dignes d'occuper ce trône que les Sobieski ont rempli avec tant de splendeur? Faudra-t-il que l'Europe dise que dans tout votre vaste empire il ne se trouve aucun citoyen capable d'être placé à la tête de votre nation, et que votre indigence et la stérilité de mérite et de grandes qualités chez vos concitoyens vous oblige d'avoir recours à des vertus étrangères? Les princes de Saxe vous ont gouvernés; je veux que vous soyez contents de leur gouvernement : mais souvenez-vous qu'à Sparte, qu'à Athènes, le ban de l'ostracisme était établi pour écarter des mérites trop éminents de ces républiques, parce que ces peuples étaient plus attachés à leur liberté qu'à l'espèce de lustre que répandait sur leur nation la gloire des grands hommes qu'elle portait. Voilà comme agit, comme parle cette impératrice, qui n'a rien tant à cœur que le maintien de votre liberté, de vos constitutions, et de votre tranquillité.

Vous êtes obéie, madame, j'ai fait mon plaidoyer; du moins n'est-ce qu'un abrégé des déclarations de la cour de Pétersbourg. Après cela, madame, je vous avoue que je vois moins jour que jamais aux desseins que le prince Xavier peut former. S'il s'agit de gagner des voix à force d'argent, il est certain que la lutte entre l'impératrice de Russie et lui est tout à fait inégale. S'il s'agit de guerroyer, qu'opposera-t-il à quatre-vingt mille Russes postés sur la frontière de Pologne? S'il s'agit de plaider, quel tribunal décidera de cette question? Pour moi, madame, sorti d'une guerre vive et dure, il m'est impossible de m'exposer à de nouveaux hasards pour une cause qui m'est tout à fait étrangère. L'impératrice de Russie ne se désistera pas de<67> l'élection d'un Piaste; il me conviendrait d'autant moins de m'y opposer, que cette princesse m'a offert son alliance,67-a que je me trouve sans alliés, et que, pour la sûreté des pays dont le gouvernement m'est confié, il ne me convient pas de rester plus longtemps isolé, pendant que toutes les autres puissances resserrent leurs liaisons, ou en contractent de nouvelles. Dans une situation pareille, V. A. É. jugera avec son équité ordinaire que je me trouve hors d'état de pouvoir entrer dans des mesures contraires à celles de la Russie. Je vous demande pardon, madame, du plaidoyer et de l'impertinence de l'avocat, et j'espère de l'obtenir en considération de la haute estime et de l'admiration avec laquelle je suis, etc.

19. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 2 mars 1764.



Sire,

Votre Majesté n'aura pas été étonnée de mon silence; sa dernière lettre ne me laissait rien à répliquer. J'ai compris enfin, Sire, de quelle manière vous entendiez plaider la cause de l'impératrice de Russie, et j'ai senti qu'à tous égards vous lui donneriez la préférence. Mais enfin je n'aurai peut-être pas toujours auprès de vous une rivale aussi dangereuse, et je ne veux pas vous laisser ignorer que, toute pique de préférence à part, si jamais V. M. veut bien devenir aussi mon avocat en quelque autre occasion, elle trouvera en moi tous les sentiments de la reconnaissance, joints à la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.

<68>

20. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

8 mars 1764.



Madame ma sœur,

Que Votre Altesse Royale me permette de lui dire qu'elle se moque impitoyablement de moi. Vous m'ordonnez, madame, de plaider une cause qui n'est pas la mienne; vous me faites avocat d'un coup de baguette. Pour moi, dans cette métamorphose, je m'en vais chercher toutes les déclarations russes, pour en faire un résumé le moins mal qu'il m'est possible, et pour obéir à vos ordres, madame, je vous l'envoie; et je vois que V. A. R., semblable au Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob,68-a se repent de son ouvrage. Je ne suis avocat, madame, que par vos ordres, et je ne le serai jamais pour vous déplaire, prêt à vous servir et vous vouer mon ministère dans tout ce qui dépend uniquement de moi. S'il s'agissait d'un panégyrique, je sens qu'en parlant de V. A. R. j'aurais une abondante matière, si heureusement préparée, que je n'aurais rien à ajouter, et que, me bornant à rapporter de grands talents et de grandes vertus, je gagnerais par la simple exposition de la vérité un prix académique. Mais que vous dire, madame, d'un pauvre diable que le tourbillon des révolutions, que l'enchaînement des causes secondes emporte, comme le vent chasse le sable et les flots? Vous dire que je ne fais certainement pas un roi de Pologne, mais que je le laisse faire, c'est une vérité dont vous devez être convaincue. Vous assurer qu'on couronnerait encore dix rois des Romains à Francfort, et vingt rois de Pologne à Varsovie, sans que je m'en soucie beaucoup, c'est encore très-vrai, et que la seule chose qui dans tous les couronnements ne doit être indifférente à personne, c'est le maintien de la paix et de la tranquillité de l'Europe. Avec cette paix et une petite part dans votre estime, ma<69>dame, je me croirais le plus heureux des mortels. Daignez l'accorder, madame, à l'avocat malgré lui, à celui que vous métamorphosez en tout ce qu'il vous plaît, et qui est également, sous quelque travestissement qu'il se trouve, votre admirateur. Daignez recevoir avec bonté l'aveu de ces sentiments et mon hommage, étant, madame, etc.

21. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 20 avril 1764.



Sire,

Votre Majesté ne me croit certainement pas assez téméraire pour entrer en lice avec elle. Vous auriez, Sire, à tous égards trop d'avantage, et je ne sais si vous m'épargneriez beaucoup. Déjà vos comparaisons m'alarment. Il faudrait être fée, en effet, pour lutter contre un puissant génie. Si j'avais la merveilleuse baguette, je ne ferais point d'un vaillant chevalier un subtil avocat; mes métamorphoses seraient mieux entendues, et je serais sûre de ne point me repentir de mon ouvrage. Mais une fée plus puissante que moi s'est saisie de la baguette. Que me reste-t-il à faire? Vous rendre louange pour louange? Les miennes, Sire, mériteraient moins que les vôtres un prix académique, et puis c'est un tribut qui flatterait peu V. M.; elle y est trop accoutumée. Je ne puis cependant m'empêcher de vous laisser voir, Sire, toute mon admiration et ma joie au sujet de l'amour que vous témoignez pour la paix et pour la tranquillité de l'Europe. Persistez, Sire, dans un goût si heureux pour l'humanité. Délassez-vous à Sans-Souci avec la philosophie et les beaux-arts, et<70> daignez m'accorder quelque part à votre estime et à votre amitié, en faveur des sentiments sincères avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.

22. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Potsdam, 26 70-a avril 1764.



Madame ma sœur,

Votre Altesse Royale n'a pas besoin envers moi de baguette ou d'enchantements; je vous obéis, madame, sans qu'il soit nécessaire d'un pouvoir surnaturel pour me contraindre. Cet hommage vous est personnel, et vous vous l'attirerez, madame, de tous ceux qui auront le bonheur de vous approcher, de vous entendre et de vous admirer. Si quelque pouvoir surnaturel me retient dans des chaînes invisibles, c'est un torrent qui entraîne, et auquel apparemment mes forces ne sauraient résister; et si j'osais, madame, vous citer un auteur aussi grave que l'Arioste, je pourrais en apporter un nombre d'exemples. Mais en vérité l'Arioste n'a que faire dans cette lettre; les féeries politiques sont un peu plus sérieuses que les jeux d'imagination de cet aimable poëte, et un preux chevalier, transporté par l'hippogriffe à cent milles par les airs, ne manque pourtant pas, à la fin du poëme, de se retrouver auprès de la beauté qui a captivé son cœur. Il en est de même des combats de l'Arioste; ils font rire, au lieu qu'il n'y a que des larmes à répandre pour ceux que la politique fait livrer.

Je me trouve fort heureux de penser sur la paix comme V. A. R. Je vous assure, madame, que tous mes vœux et mes démarches<71> tendent à la maintenir, et il y a lieu de croire que cela arrivera, pourvu que les puissances ne veuillent pas se roidir contre un projet dont il me paraît qu'une certaine puissance ne se départira jamais. La guerre, madame, est un fléau qui les rassemble tous, et qui ne doit jamais se faire que pour ramener et consolider la paix. Il me semble que l'Europe doit être rassasiée de combats et de meurtres; il est bien temps que la paix se maintienne pour guérir toutes les plaies et les désolations dont tant d'États souffrent, et pour que, à l'ombre des lois, les nations qui commençaient à devenir féroces reprennent des mœurs et de l'urbanité. Dans ma sphère, quoique étroite, je tâche d'y contribuer autant qu'il dépend de moi. Mais, madame, il y a bien des têtes dans l'Europe, et il reste toujours la grande difficulté de concilier tant de différentes volontés.

Voilà, madame, ma confession authentique, qui, je l'espère, me méritera mon absolution. Je l'attends de votre indulgence, et encore plus de la bonté avec laquelle vous recevez les assurances de la haute estime et de la parfaite considération avec laquelle je suis, etc.

23. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 14 mai 1764.



Sire,

Je quitte la féerie et tous les jeux brillants de l'imagination pour me livrer tout entière au sentiment. Qu'il est beau de voir un grand guerrier faire l'éloge de la paix avec une éloquence qui paraît venir du cœur! V. M. nous fait espérer la conservation de cette paix si désirable. Elle juge qu'on peut la maintenir en Europe. Mais, Sire, de<72> quelle condition en faites-vous dépendre la possibilité? Pourvu que les puissances ne veuillent pas se roidir contre un projet dont il vous paraît qu'une certaine puissance ne se départira jamais. On nous donna l'autre jour Les Trois Frères rivaux.72-a Madame Philidor déclare qu'elle sera la complaisance même, pourvu que son mari se soumette à toutes ses volontés. Les rois, Sire, ne ressemblent guère au bonhomme Philidor.72-b Ne serait-il pas plus simple de ne se mêler que de ses propres affaires, d'abandonner, par exemple, aux Polonais le soin de s'accorder sur le choix d'un roi? Faites adopter, Sire, un moyen si juste et si facile. Vous le pouvez, j'en suis certaine, si vous le voulez; daignez le vouloir. Vous serez le pacificateur de l'Europe, le génie bienfaisant. Mais j'ai dit que je quittais la féerie et les fictions; je reviens au sentiment pour vous assurer du sincère attachement avec lequel je suis, etc.

24. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Potsdam, 18 mai 1764.



Madame ma sœur,

Rien ne saurait m'être plus agréable que de mériter, madame, les suffrages d'une princesse d'un aussi grand mérite et aussi éclairée que V. A. R. Ses sentiments pour la paix sont certainement les mêmes que j'ai eus longtemps. Je regarde, madame, la guerre comme un mal quelquefois nécessaire, lorsque la négociation et les voies de conciliation sont poussées à bout. Mais je suis très-persuadé que, étant<73> même forcé de prendre ce parti violent, ce ne doit être que pour le but de ramener la paix le plus tôt possible. La situation présente de l'Europe ne me paraît annoncer rien d'aussi dangereux. Les affaires en Pologne s'embrouillent, à la vérité, un peu; mais elles sont sujettes à différentes interprétations, que j'abandonne aux politiques plus versés que moi dans ces matières. Les questions que V. A. R. me fait sont un peu embarrassantes. Si l'on avait demandé à un patriarche pourquoi le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob avait rejeté Ésaü dans le ventre de sa mère, et lui avait préféré Jacob, ce patriarche aurait sans doute répondu que ce sont des choix de la Providence, et des marques de sa prédilection, qu'il n'est pas donné aux hommes de pénétrer. J'en dirai à peu près autant de la Pologne. Dieu, qui apparemment ne veut pas que le parti des Czartoryski soit opprimé, inspire à une impératrice de Russie d'envoyer des troupes à Varsovie pour les soutenir. Pour moi, madame, soumis aux décrets de la Providence, à la vue de ces événements, je l'adore et je me tais. D'ailleurs que dire, madame, dans un temps où les impératrices sont en train de faire des rois? Celle de Vienne en a fait un à Francfort, et celle de Russie veut faire le sien à Varsovie. Elle prétend que ce sera le troisième roi que la Russie donne à la Pologne, et, à le bien examiner, je crois qu'elle a raison, au moins en examinant l'histoire des élections d'Auguste Ier et d'Auguste II. Je vous avoue, madame, que j'entre dans l'intérêt que V. A. R. a pris à cette couronne durant la vie du défunt électeur son époux. Mais à présent que l'Électeur votre fils n'est pas en âge de prétendre à ce trône, il me semble que l'intérêt que V. A. R. peut prendre à cette élection ne doit être que très-faible, d'autant plus qu'un choix déterminé de la Russie est manifeste.

Je demande pardon à V. A. R. si je lui parle avec tant de franchise; mais, madame, vous êtes d'un caractère si estimable, qu'on vous doit la vérité; elle est faite, cette vérité, pour l'oreille de peu de<74> souverains; il faut avoir une âme forte comme la vôtre, et un génie comme celui de V. A. R., pour en être digne. J'avoue qu'il peut y avoir des moments où elle est moins agréable que l'illusion; mais celle-là s'évanouit, et la vérité reste. Je supplie d'ailleurs V. A. R. d'avoir moins bonne opinion de mon habileté; elle est restreinte à une sphère assez étroite, et elle ne saurait lutter contre des conjonctures contraires. D'ailleurs, madame, à quelque sauce que vous me mettiez, il n'est rien que je ne fasse par le désir de vous plaire et de vous donner des marques de mon dévouement; ce qui n'est qu'une suite de l'estime personnelle que tout être pensant vous doit, et de la haute considération avec laquelle je suis à jamais, etc.

25. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 18 juin 1764.



Sire,

En parlant d'un mystère de politique moderne, Votre Majesté me renvoie à un mystère du Vieux Testament, qui passe la raison humaine; j'entends, Sire, et me tais. Ce respectueux silence me convient bien plus encore qu'à V. M. Il ne me reste plus qu'à la remercier des bontés qu'elle me témoigne, et dont je suis pénétrée. Si vous voulez bien, Sire, les étendre sur toute la Saxe, sur mon fils et sur mes beaux-frères, rien ne manquera à ma satisfaction, et la plus vive reconnaissance se joindra aux sentiments de haute considération et d'admiration avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.

<75>

26. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Sans-Souci, 26 juin 1764.



Madame ma sœur,

Je conviens avec Votre Altesse Royale de l'incongruité de ma citation. Il est vrai que, hormis M. van Hoey75-a de défunte mémoire, les politiques modernes ne citent plus le Vieux Testament dans leurs négociations, ni dans leurs ouvrages. Mais, madame, le Dieu d'Israël a bien des imitateurs parmi les puissances de ce monde, qui font des choix par les conseils d'une prédilection secrète et déterminée, quoique insondables à la pénétration des mortels. Voilà le seul côté qui peut excuser les noms de MM. les patriarches que j'ai fait entrer dans ma lettre. Je prie d'ailleurs V. A. R. d'être assurée que, pour mon personnel, je suis le spectateur75-b passif de tout ce qui se passe, et qui peut, madame, vous déplaire. Je fais comme les dogues qui se sont longtemps battus avec acharnement, je sèche mes plaies; je vois que la plupart des puissances de l'Europe en font autant; trop heureux que, tandis qu'on fait des rois à droite et à gauche, la tranquillité publique ne s'en trouve pas troublée, et que chacun continue à demeurer en repos auprès de son foyer et de ses pénates. Pour moi, madame, qui suis le plus pacifique de tous vos serviteurs, je me réjouis de ce que nous conservons la paix, et je pense, madame, que, quant à vos désirs, vous n'avez pas tant perdu, parce que ce qui ne se fait pas un jour peut se faire un autre, et qu'avec de la patience et l'occasion on vient à bout de tout. Je me trouverai trop heureux, d'ailleurs, si je puis donner à V. A. R. des marques de la haute estime et de l'admiration avec laquelle je suis, etc.

<76>

27. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 3 août 1764.



Sire,

Je n'accuserai jamais d'incongruité les citations que Votre Majesté voudra faire; mais j'étais fâchée, Sire, de vous voir donner dans la prédestination arbitraire et absolue, et je remarque avec joie, dans la dernière lettre dont vous m'avez honorée, que vous n'êtes pas si calviniste. V. M. me fait espérer que la maison de Saxe ne doit pas être à jamais un vase de réprobation,76-a et qu'elle peut voir encore des jours plus heureux. J'en accepte l'augure; nous ne manquons pas de patience, Sire; une trop longue école nous y a formés, et quant à l'occasion, si V. M. veut bien contribuer à la faire naître, je joindrai le doux sentiment de la reconnaissance à ceux de l'attachement et de la plus haute estime, avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.

28. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Potsdam, 8 août 1764.



Madame ma sœur,

Si j'étais théologien, j'aurais une belle occasion d'ennuyer Votre Altesse Royale de tout ce fatras d'absurdités téméraires que des ignorants ont écrit sur la liberté et sur les décrets de la Providence. Pour moi, madame, je n'y trouve que des ténèbres, que ma faible raison ne peut ni pénétrer ni éclaircir. Je penche cependant à croire l'homme libre, et même très-libre, parce que cela est conforme à la<77> petite partie de raison qui m'est tombée en partage. Mais pour les grands souverains, madame, je suis très-persuadé qu'ils agissent souvent par prédilection, et que leur faveur ou leur inimitié n'est qu'un pur effet de leur volonté. L'histoire est pleine de ces sortes d'exemples. Le haut degré de grandeur où ils se trouvent les séduit à agir souvent selon l'exemple du Dieu d'Abraham : témoin les violences et les cruautés que Louis XIV fit commettre dans le Palatinat, témoin l'extrême attachement qu'il avait pour le maréchal de Villeroi, qui lui perdait des batailles, et l'espèce d'aversion qu'il avait contre M. de Villars, qui était le plus ferme soutien de son trône. Mais tous ces petits nuages se dissipent avec le temps. Le monde est une scène mobile, dont le changement paraît la première loi. L'on conte d'un certain cardinal qu'un de ses amis lui disait : Voici le quatrième conclave, monseigneur, où Votre Éminence se trouve, sans avoir été élue pontife. Ah, pardi! lui répliqua l'autre, j'attendrai; je me porte bien, je me ménage, pour voir si à la première occasion tu ne me baiseras pas les pieds; et la chose arriva comme il l'avait prédite. Je vous baiserai les mains et les pieds dès aujourd'hui, madame, en avancement d'hoirie, quoique vous ne vouliez pas précisément devenir papesse. Je ne sais point le grand art de faire naître les occasions, et je crois, madame, qu'il ne nous est donné que d'en profiter alors qu'elles se présentent. Qui peut mieux saisir ce moment avec justesse et dextérité que V. A. R.? Elle, qui réunit toutes sortes de mérites, fera sûrement tout à propos et avec le plus de sagesse, et si vos soins n'ont pas toujours été couronnés de succès, ce n'est pas à vous, madame, qu'on en peut faire des reproches, mais c'est aux causes secondes qu'il faut s'en prendre, à ces combinaisons qui se dérobent à nos yeux, et qui influent si prodigieusement dans le sort de ceux qui ne peuvent se conduire que par des conjectures. Après tout, il faut le dire, dût votre modestie s'en offenser, vous avez, madame, tant de mérite, qu'une couronne ne saurait le relever, et que, fussiez-<78>vous même dans un état plus obscur, quiconque aurait le bonheur de vous y connaître vous devrait la même estime. La mienne, madame, vous est entièrement acquise; je prie V. A. R. d'en être persuadée, ainsi que de l'admiration avec laquelle je suis, etc.

29. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 21 septembre 1764.



Sire,

Je dois depuis longtemps une réponse à Votre Majesté; mais je ne voulais pas la lui faire parvenir au milieu de ses occupations militaires. Je vous aime mieux, Sire, à Sans-Souci que dans un camp, et vous m'y donnerez plus aisément quelques minutes d'un temps toujours employé. Je n'en ferai point perdre à V. M. par des recherches théologiques. Mais je ne puis m'empêcher de lui dire que je ne trouve guère en moi ce précieux sentiment de liberté; ma volonté, au contraire, est fort gênée. La vôtre, Sire, et celle de tous les grands potentats, est plus libre. Vous forcez les destinées, et, quoi qu'en dise votre modestie, vous ne bornez pas votre art à saisir les occasions; vous savez les faire naître. J'accepte, Sire, si vous voulez y aider un peu, l'augure que vous me présentez; mais ce n'est pas pour moi-même. Fussé-je papesse, je vous dispenserais de me baiser les pieds; mais je ne vous dispense point de tendre la main à quelqu'un qui m'est cher.

Je vous dois, Sire, des actions de grâce bien particulières pour le compliment flatteur que le prince héréditaire de Brunswic m'a fait de votre part, et j'étais dans une vive impatience de vous dire à quel<79> point j'y ai été sensible. Ce prince, que j'ai vu ici avec bien du plaisir, m'a paru digne de sa réputation. S'il a bien peint à V. M. mes sentiments pour elle, je lui en aurai une obligation éternelle. Il vous convaincra, Sire, que je suis avec autant de sincérité que d'attachement, etc.

30. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Sans-Souci, 25 septembre 1764.



Madame ma sœur,

Dans quelque lieu que je me trouve, et quelle que soit l'occupation dont je sois chargé, il n'en est aucune que je ne quitte avec plaisir pour répondre à V. A. R., trop heureux qu'elle se souvienne de moi. Je sens bien, madame, que ma théologie vous doit paraître un peu hérétique, à vous, fille de l'Église, et très-orthodoxe héritière de la foi de vos pères. Je ne vous dirai point, madame, que les écoles distinguent une liberté spontanée d'une autre liberté; je ne vous fatiguerai point d'un verbiage métaphysique sur une matière difficile et presque impénétrable.79-a Mais j'ose vous assurer, madame, que la liberté dont je voudrais user librement se trouve, dans de certains cas, chargée d'entraves et arrêtée par des considérations qui l'obligent de se plier aux conjonctures. C'est, je crois, ce qui est arrivé plus d'une fois à V. A. R., et dont peu de personnes, ou, pour mieux dire, aucunes, n'ont pas eu la même expérience. Je laisse aux grands potentats à gouverner le monde à leur fantaisie, et je me trouve bien heureux quand je puis en paix faire le bien que je dois aux peuples que la Providence a daigné commettre à mes soins. Si j'avais quelque<80> influence sur les destinées, je les aurais assurément dirigées de façon qu'elles m'auraient fourni l'occasion de me trouver à vos pieds. Mais je n'ai assurément pas ce beau secret, et vous le voyez, madame, par l'éloignement où je me trouve, et par l'impossibilité dans laquelle je suis de réaliser mes vœux.

Le Prince héréditaire a dû rendre compte à V. A. R. de mon admiration et de la haute estime que j'ai pour votre personne. Il est revenu enchanté de vos bontés; il pense comme moi sur votre sujet, madame; c'est un nouvel enthousiaste que vous vous êtes acquis, qui publie partout ce que l'univers pense de vous, et ce que votre extrême modestie m'interdit de vous écrire. Il m'a assuré de la continuation de votre bienveillance; je vous supplie, madame, de me la conserver. Peut-être ne me rendez-vous pas toute la justice possible en ce moment; mais il n'en est pas moins sûr que personne ne saurait avoir une plus haute estime ni une plus grande considération pour votre personne que je fais profession d'en avoir, étant, etc.

31. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 9 novembre 1764.



Sire,

Je suis vivement touchée de la complaisance avec laquelle Votre Majesté veut bien me sacrifier quelques-uns de ses moments précieux; mais je ne dois pas en abuser. L'inutilité de mes lettres m'oblige souvent, malgré moi, à les différer; et voilà déjà un exemple de ces entraves dont vous dites, Sire, que notre liberté est souvent embarrassée. Si mes lettres pouvaient amuser V. M., je ne les jugerais pas<81> inutiles; mais il est difficile d'amuser ceux qui ont l'esprit supérieur. Si je pouvais encore, sans dissertations théologiques, métaphysiques, ni même politiques, vous persuader, Sire, de faire de votre liberté l'usage que je voudrais bien, je vous écrirais tous les jours, et je vous dirais bien des belles choses. Mais, Sire, je vous demanderais mieux que des louanges. Celles que donne V. M. sont assurément très-glorieuses; mais, si je l'en remerciais, elle me croirait peut-être assez vaine pour me flatter de les mériter. Je ne veux pas, Sire, que vous ayez de moi cette opinion; croyez-moi seulement sincère, et je ne douterai point alors de vos bontés. Je suis charmée que le prince héréditaire de Brunswic ait été content de moi. Il a vu du moins que je sais me réconcilier franchement et sans rancune avec le mérite. Ne doutez point, Sire, après cela, que je ne vous rende justice, et que je ne sois avec des sentiments pleins de sincérité et de haute considération, etc.

32. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Potsdam, 24 novembre 1764.



Madame ma sœur,

Je n'écris à Votre Altesse Royale que ce que je dis à tout le monde sur son sujet. Ces sentiments sont fondés sur la vérité et sur ma persuasion. Mais je ne m'étendrai pas sur ce sujet, pour ne point blesser, madame, votre extrême modestie; je me réduirai à ce que disait le perroquet de l'empereur Auguste : « Je ne dis rien, mais je n'en pense pas moins. » Voilà, madame, le silence que je garderai vis-à-vis de vous, en faisant des vœux pour votre conservation et pour tout ce<82> qui peut vous rendre la vie douce et agréable, en vous assurant de la haute considération et de la parfaite estime avec laquelle je suis, etc.

33. A LA MÊME.

Berlin, 23 décembre 1764.



Madame ma sœur,

Votre Altesse Royale ne doit pas douter de la réception de M. de Stutterheim82-a sous les plus favorables auspices, surtout, madame, puisqu'il m'a apporté une lettre si obligeante de votre part.82-b Je suis charmé de ce que V. A. R. veut bien être persuadée de la sincérité de mes sentiments. J'ose vous dire que votre haute naissance, le rang que vous occupez dans le monde, et les égards qu'on doit à une grande princesse, n'auraient extorqué de moi que des compliments froids, et de ces formules banales de civilité qu'on prodigue par coutume, et qu'on reçoit comme de la monnaie décriée, mais que l'usage maintient dans le commerce, si ce n'était, madame, que votre personne (et je n'ose presque pas dire votre mérite, parce que vous vous en offensez) me mettent naturellement dans la bouche l'expression des sentiments dont j'ai la conviction dans le cœur. Je n'en dirai pas davantage, je m'arrête en si beau chemin; mais, madame, malgré tout ce que vous pouvez sur moi, V. A. R. ne pourra jamais m'obliger à garder la même retenue envers ceux à qui j'ai occasion de parler sur son sujet. Je suis peu courtisan, peu propre à déguiser la conscience de mes pensées; et pourquoi se contraindre quand on a<83> de bonnes choses à dire? Le monde, madame, est si pervers, qu'on ne saurait assez donner de louanges aux personnes vertueuses, pour aiguillonner au moins celles qui ne le sont pas à le devenir; et c'est une consolation, dans cette turpitude générale, de trouver au moins de loin en loin quelques-unes de ces âmes divines qui semblent nées pour le bien de l'humanité. C'est comme on se réjouit d'apercevoir quelque habitation d'hommes, après avoir traversé de longs déserts et des contrées sauvages.

Mais n'en voilà que trop; V. A. R. dira, en recevant ma lettre : Je n'ai jamais vu d'animal plus bavard que celui-là. Que pourrais-je vous écrire d'ici, madame, pour vous amuser? Que notre première chanteuse est si excellente, qu'on n'entend pas le mot de ce qu'elle chante; qu'elle marche sur le théâtre comme une poule prête à pondre; que nous avons ici un prince soi-disant arabe, qui ne demande rien, mais qui prend tout ce qu'on lui donne; qu'il paraît un Dictionnaire philosophique de Voltaire, qui fait gémir les zélateurs? Mais tout cela, madame, ne vous touche guère. Permettez que, en finissant cette lettre, je vous renouvelle, à cause de la nouvelle année, les vœux que je fais pour votre prospérité et pour votre conservation, étant, etc.

34. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 25 janvier 1765.



Sire,

En apprenant le premier accueil que Votre Majesté a daigné faire au colonel de Stutterheim, je me suis flattée que ma recommandation<84> pouvait y avoir quelque part. Votre lettre, Sire, me confirme dans une pensée si agréable. L'estime des hommes supérieurs est bien flatteuse, et V. M. a grande raison de dire que leur suffrage est un puissant aiguillon à toutes les vertus. Mais que fais-je, Sire? Je tombe dans le ton du carême, et nous sommes en carnaval. La méprise est pardonnable à une veuve. Éloignée par goût et par état de ces plaisirs bruyants, je réussirais mal à en faire le récit. Je ne vois tout au plus que des masques en figure. Ma ressource est la comédie française; nous avons une troupe passable pour le comique, mais trop faible pour rendre les grandes beautés tragiques. Si Voltaire avait vu jouer ici sa Mérope, il eût dit que le ciel le punissait d'avoir écrit le Dictionnaire philosophique.

Vous vous délassez maintenant, Sire, avec les beaux-arts. Je vous souhaite ce doux plaisir sans interruption pendant une longue suite d'années, étant avec les sentiments de la plus parfaite considération, etc.

35. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 30 janvier 1765.



Madame ma sœur,

Je crois que Votre Altesse Royale s'efforce d'avoir de l'indulgence pour mon bavardage, et qu'elle reçoit en pitié les prémices de mon radotage. J'y touche de si près, madame, que, à l'exemple de certain évêque qui chargea Gil Blas de l'avertir quand ses homélies baisseraient,84-a je me pourvois de même d'un thermomètre pour m'avertir de ma caducité. J'ai déjà cru, ce carnaval, que j'avais perdu l'ouïe;<85> mais les courtisans m'ont fort rassuré en me disant que la Bartolotti85-a n'avait point de voix. Le procès est donc à présent entre sa poitrine et mes oreilles; à savoir qui des deux a tort.

J'ai connu, madame, quelques acteurs de votre comédie; il y avait un certain Favier, qui autrefois n'était pas mauvais. On trouve de ces histrions propres pour jouer la comédie; les bons tragiques sont même rares en France. La raison en est, je crois, que des ridicules bourgeois ou des fadeurs de petits-maîtres sont plus faciles à rendre par des comédiens issus de la lie du peuple que la dramatique et les sottises des grands, qui veulent être représentées avec dignité et une certaine élévation. Il faut que les germes de ces sentiments se trouvent dans l'acteur, ce qui est difficile, vu son extraction; d'où il arrive que, manque d'âme et de noblesse, ils sont ou faibles, ou bien outrés; ce qui révolte également le spectateur. Les seules tragédies supportables que j'aie vu exécuter l'ont été par des personnes de condition. Dernièrement mes neveux et mes nièces ont joué l'Iphigénie de Racine, et je puis dire avec vérité qu'il y avait des morceaux si bien rendus, qu'on ne pouvait retenir ses larmes. Voilà, madame, un des derniers amusements que nous avons eus ce carnaval; pour à présent, tout est fini, et le coin du feu succède à la dissipation du grand monde. Dans quelque situation que je me trouve, dans la solitude, soit dans la cohue, radoteur, ou conservant encore un reste de raison, je n'en serai pas moins avec la plus parfaite estime et la plus haute considération, etc.

<86>

36. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 1er février 1765.



Sire,

Votre Majesté m'a sensiblement affligée; je ne veux m'en plaindre qu'à elle-même. Quoi! Sire, vous qui êtes si fort au-dessus des vaines formalités, vous rappelez votre ministre pour une difficulté de ce genre! Vous lui ordonnez de partir dans les vingt-quatre heures, et sans prendre congé! Ah! Sire, après tant d'assurances d'amitié et de bonté que vous m'avez données, comment traitez-vous mon fils, ce fils que j'élève pour cultiver avec V. M. le meilleur voisinage, pour rechercher et mériter son amitié? Ce n'est point, Sire, une nouveauté que l'on ait prétendu introduire ici; jamais nos ministres d'État n'ont cédé formellement aux envoyés des rois; ils les ont quelquefois laissés passer à la suite des ambassadeurs, et en général il y a eu peu de règle et peu d'attention sur cette matière. A présent même, on ne cherchait nullement à mettre la question sur le tapis et à la décider. L'occasion qui l'a excitée n'y donna point lieu nécessairement. Les ministres d'État avaient demandé audience à l'Électeur pour le premier jour de l'an; elle leur était accordée pour dix heures; lorsqu'ils furent introduits, les ministres étrangers, qui n'avaient point demandé audience comme ils avaient coutume de faire auprès de feu l'Électeur mon époux et de moi, ni ne s'étaient fait annoncer, ne se trouvaient pas même rassemblés dans l'appartement. Il n'y avait que celui de V. M., avec ceux de la Grande-Bretagne et de Suède. De quel droit ces trois envoyés prétendaient-ils entrer dans la chambre du prince au moment qu'il avait assigné à son ministère? Il n'y avait point là de concurrence, et les ministres étrangers pouvaient, à ce qu'il me semble, rester tranquilles sans compromettre leur prétention. S'ils n'eussent pas fait tant de bruit, et n'eussent pas élevé la<87> question, on eût évité les occasions de concurrence, comme on avait fait jusqu'ici. Mais dès que les envoyés de têtes couronnées, se joignant pour faire cause commune, ont demandé hautement et de droit la préséance sur nos ministres d'État, quoique ci-devant ils eussent notoirement cédé aux feux comtes de Brühl et de Wackerbarth, on n'a pu se dispenser de leur déclarer que ni la dignité de la cour, ni les usages le plus universellement reçus, ne permettent d'accorder aux ministres du second ordre un rang qui est réservé aux ambassadeurs. V. M. porte dans ses titres la dignité électorale; vous ne voudrez point l'avilir, après avoir concouru aux capitulations qui lui assurent les honneurs royaux. Je dois croire que les rapports faits à V. M. ont été aigris et envenimés : il me revient, par exemple, que l'on nous accuse d'avoir expressément attendu le départ du comte de Sternberg pour faire prendre à nos ministres d'État le pas sur les envoyés. Daignez m'en croire, Sire, nous n'avons jamais eu cette pensée. On a mêlé dans le récit de cette malheureuse affaire des circonstances ou mal fondées, ou interprétées avec aigreur. J'y reconnais une manœuvre qui m'en veut à moi-même; on cherche à noircir des personnes qui me sont attachées, et dont je juge les services utiles à l'État. Soyez persuadé, Sire, que je ne donne et ne donnerai jamais ma confiance à aucun ministre, si je ne le vois imbu de principes sages et modérés, et par conséquent dans la ferme intention de travailler de tout son pouvoir au maintien d'un bon voisinage avec les États de V. M. Telle est, Sire, ma façon de penser, aussi invariable que les sentiments de la plus haute considération avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.

<88>

37. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Potsdam, 7 février 1765.



Madame ma sœur,

Je ne saurais nier que la lettre de Votre Altesse Royale ne m'ait un peu embarrassé. Je connais l'ascendant, madame, que vous avez sur moi, et je sens que je ne pourrais me soutenir dans une négociation vis-à-vis d'elle. Cependant, puisque je me trouve dans un cas où il faut que je réponde, je suis obligé, madame, de me faire illusion à moi-même. J'écarte de mon esprit l'image d'une princesse que j'estime et que je respecte, et je me représente que j'ai à traiter, par exemple, avec le vieux maréchal de Wackerbarth.88-a Or, dès ce moment, me voilà à mon aise, et c'est donc, madame, avec votre permission, à lui que j'adresse ma réponse.

Vous dites, monsieur le maréchal, que vous êtes étonné que je rappelle mon ministre de la cour de votre maître, avec lequel j'ai intention de vivre en amitié. Vous auriez raison de parler ainsi, si vous ne m'aviez pas offensé; mais, après avoir affronté mon ministre, est-il étonnant que je le rappelle, et voulez-vous que je l'expose à de nouvelles insultes? Il est parti le premier, direz-vous. La raison en est simple : on reçoit plus tôt des instructions quand elles n'ont que vingt-quatre milles à faire que quand on les attend de quatre-vingts ou de deux cents lieues. Vous dites, monsieur le maréchal, que les ministres du second ordre n'ont jamais disputé le pas au comte Brühl. Qui vous le dispute? Cela était simple : il était premier ministre d'un roi, et c'est un usage universel de céder à ceux qui occupent un pareil caractère. Mais les ministres de Saxe, mais ceux de Hanovre, du Palatin et de la Bavière, il est inouï qu'ils aient jamais fait de pareilles<89> prétentions. Il y a au contraire des exemples que des maréchaux de France ont prétendu s'égaler à des électeurs : voilà ce qui brouilla Villars avec Maximilien, électeur de Bavière; l'Électeur palatin proposa un cartel à M. de Turenne. Enfin vous voyez par là, monsieur de Wackerbarth, que vos prétentions sont singulières et nouvelles.

Vous me dites que vous vous étonnez que moi qui n'aime pas les cérémonies, la moutarde me monte au nez par rapport à ce qui s'est passé à Dresde. A cela je réponds qu'il est très-vrai que je n'aime ni les cérémonies, ni les gênants embarras de l'étiquette, dans la vie civile et privée; mais que cela n'empêche pas que je ne soutienne les prérogatives de la dignité dont je jouis. Vous serez peut-être étonné, monsieur de Wackerbarth, si je vous apprends que moi, le plus simple des hommes, j'ai obligé Louis XV d'admettre l'alternative des signatures dans les traités qu'il a conclus avec moi.89-a Vous prétendez qu'on peut éviter de se compromettre, en fuyant des occasions qui pourraient donner lieu à des disputes de rang. La meilleure façon de l'éviter est de mettre vingt-quatre milles de distance entre les concurrents. Vous me dites que je suis électeur. A la bonne heure; mais parce que je suis électeur, est-ce une raison pour m'insulter plus librement? Vous êtes mort et enterré, mon bon monsieur de Wackerbarth; mais, si vous viviez encore, vous seriez instruit du bruit qu'a fait à Vienne l'ambassade du comte Königsfeld; tous les ambassadeurs se sont absentés, et ont mené un train étonnant, et cela, parce que l'usage veut que les électeurs envoient des ambassadeurs aux diètes, et que, hors de là, cela n'a pas été usité jusqu'à présent.

Votre Excellence conclura donc de ce que j'ai l'honneur de lui dire que, quoique chacun soit maître chez soi, il est difficile d'intro<90>duire de nouveaux usages avec lesquels les autres princes doivent concourir, sans s'être arrangé avec eux, et que le plus sûr est de laisser les choses telles qu'elles étaient; car, après tout, que vous en reviendrait-il si M. de Rex,90-a avec ses larges épaules et sa grosse perruque noire, suivi de M. de Loss,90-a dont la femme autrefois était jolie, entre dans la chambre avec un air de dignité, de grandeur, de dédain, etc., etc.? Je ne vois pas que cela vous fasse grand bien, tandis qu'un représentant du roi d'Espagne, du roi de France, du roi d'Angleterre, attendent dans une antichambre, et ne peuvent attribuer de pareilles démarches qu'au profond mépris qu'on a pour leur maître.

Voilà, monsieur le comte de Wackerbarth, ce que j'avais à vous dire; maintenant vous pouvez retourner en paix dans les champs Élysées ou au Tartare, selon que votre place vous aura été assignée.

V. A. R. me pardonnera si j'ai évoqué des ombres en sa présence, et si j'ai fait un coq-à-l'âne en m'entretenant avec les morts. Mais comme il m'était impossible, madame, de vous adresser la parole, j'ai été trop heureux d'endosser mes arguments sur le dos de quelqu'un qui peut les ensevelir avec lui dans un profond oubli.

J'ai l'honneur d'être avec la plus haute estime, etc.

38. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 4 mars 1765.



Sire,

S'il m'était permis comme à Votre Majesté d'invoquer des morts, j'appellerais le dernier comte de Wackerbarth pour vous attester<91> l'usage qui s'observait à la cour du feu roi. Il vous dirait d'un ton et d'un air fort discret : Daignez croire, Sire, que, comme ministre du cabinet d'Auguste III, je n'ai jamais cédé aux ministres étrangers du second ordre. Ce même ministre de Suède, qui vient de susciter la question dans toutes les formes, voulut un jour la décider de fait contre moi. Il en vint presque aux coups de poing à la table de mon maître. Je lui résistai, quoique peu ferme sur mes jambes, et sus prendre mes mesures pour m'assurer l'avantage dans la suite. Mais, Sire, V. M. m'assure que l'amitié et le bon voisinage ne souffriront point de ce petit différend; le reste ne vaut pas la peine d'invoquer des ombres; laissons-les plutôt dans l'oubli, comme V. M. veut bien le proposer.

Je passe, Sire, à votre précédente lettre, car je veux rester sur la bonne bouche. Est-ce là, Sire, ce que vous appelez votre radotage? Je n'ai jamais rien vu de si bien pensé sur une question intéressante de belles-lettres. C'est qu'il fallait un grand génie sur le trône pour saisir et exprimer la vraie raison pourquoi les grands acteurs tragiques sont infiniment plus rares que les bons comiques. Il est glorieux aux princes et princesses de votre maison d'avoir fait couler vos larmes. Que je voudrais, Sire, en avoir été le témoin! Ces marques d'humanité sont bien touchantes dans un héros. Mesdames de Grapendorff et de Wrangel vous diront, Sire, l'état présent de notre comédie; je les ai vues ici avec plaisir; elles prouvent que la cour de V. M. est une bonne école d'agrément et de politesse.

Je suis, etc.

<92>

39. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 11 mars 1765.



Madame ma sœur,

La lettre de Votre Altesse Royale m'a fait un sensible plaisir; mais comme je n'aime point à disputer, ni avec les vivants, ni avec les morts, V. A. R. trouvera bon que je laisse en paix les mânes de tous les Wackerbarth qu'il y a eu au monde, et que, ayant à lui répondre, je me livre au plaisir que je ressens d'avoir le bonheur de m'entretenir avec elle. Je souhaiterais, madame, que ce qu'il y a de mieux à Berlin vous eût fait la cour; il n'y a aucune femme qui n'eût trouvé beaucoup à apprendre à Dresde. Elles auraient vu que le sexe n'est pas borné à la frivolité, et qu'il est des princesses qui à la sagesse du gouvernement ont joint ces rares talents qui ornent l'esprit et l'embellissent, ces talents qui durent quand ceux de la beauté perdent leur éclat, et qui font les agréments et les délices de la société en tout âge. On tâche ici de les inspirer à la jeunesse; mais il y a bien loin du récit touchant d'un drame à l'esprit créateur qui le compose. Nos jeunes princesses déclament joliment; ma petite nièce92-a a composé une comédie des Amants fidèles. Je lui ai dit que c'était bien l'ouvrage d'une novice, et qu'elle devrait prendre pour sujet les amants infidèles. Il est bon qu'elle s'accoutume d'avance à cette idée, car son futur époux ne vaudra pas, à ce que je crois, mieux que les autres, et l'expérience prouve que les plus grandes princesses ont, pour la plupart, besoin de la plus grande patience envers leurs illustres époux. V. A. R. ne s'est pas trouvée dans ce cas; vous faites, madame, exception aux règles générales, et ces exceptions sont toutes à votre avantage; mais il n'est pas donné à tout le monde d'aller à Athènes.92-b

<93>Nous nous préparons ici, madame, à faire des noces. Nous aurons la Gabriella; on jouera l'opéra d'Achille in Sciroe, et nous ferons des fêtes et des enfants, si nous pouvons. Mais tout cela ne doit toucher que très-médiocrement V. A. R. Je vous supplie, madame, d'avoir indulgence avec un vieillard à demi radoteur, qui vous conte des fagots, faute de mieux, et de me pardonner l'ennui que vous causera ma lettre, en faveur de l'admiration et de tous les sentiments distingués avec lesquels je suis, etc.

40. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 15 avril 1765.



Sire,

Votre Majesté dit très-bien : Laissons les ombres en paix. Je me trouve beaucoup mieux, Sire, lorsque vous m'adressez directement la parole. Ce que vous voulez bien me dire des talents de vos jeunes princesses, et des fêtes que vous préparez, ne saurait m'être indifférent. Vous parlez en maître de tout ce qui appartient aux beaux-arts. Puissent-ils, Sire, vous faire jusqu'à la fin du siècle un repos délicieux! Je crois que vos ennemis mêmes, s'il vous en reste, se joindront à moi dans ce vœu. L'exemple de V. M. fait des prodiges; si jeune encore, la princesse votre nièce, non contente de bien déclamer les drames d'autrui, en compose elle-même. Je voudrais être au nombre de ses auditeurs. Il est vrai que l'idée d'amours fidèles sent bien l'innocence de son âge. Les petits-maîtres et les petites-maîtresses diront que le sujet est vraiment comique, puisque la comédie joue les ridicules. Je souhaite à cet aimable auteur un époux digne<94> d'elle, un époux du bon vieux temps, et au Prince de Prusse une compagne aimable et féconde, et à V. M. la satisfaction de former elle-même ses petits-neveux; mais c'est à condition que vous leur apprendrez, Sire, à aimer mes enfants; autrement Dieu nous garde que vous leur enseigniez l'art de la guerre. Je suis, etc.

41. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Potsdam, 2 mai 1765.



Madame ma sœur,

Il ne me fallait pas moins qu'une grosse attaque de goutte pour m'empêcher de répondre plus tôt à la lettre obligeante que V. A. R. a eu la bonté de m'écrire. J'ai été lié et garrotté en tous mes membres, et j'espère que vous voudrez bien, madame, recevoir cette excuse, qui est valable devant les tribunaux même les plus rigides. Je vous ai mille obligations, madame, de la part obligeante que vous daignez prendre à l'éducation et au destin de mes neveux et nièces; ils doivent vous en conserver une obligation infinie. J'espère qu'ils se rendront dignes de l'amitié que vous leur témoignez; je tâche de leur inspirer de la droiture, de l'honneur et de l'humanité. Mes neveux sauront se défendre, madame, mais ils ne sauront point attaquer injustement; ce sont au moins les principes qu'on tâche de leur inspirer, conformes aux sentiments de Hugo Grotius et des plus savants jurisconsultes qui ont écrit sur le droit public.

Mais, madame, je suis le premier à condamner la bizarrerie des sujets sur lesquels je vous écris, et je vous assure que je me trouve ridicule de vous parler et de M. de Wackerbarth, et de Hugo Grotius. Tous ces noms en us ne devraient jamais entrer dans des lettres<95> qui vous sont adressées. Je compte trop sur votre extrême indulgence, sur votre support, et sur la patience que vous avez de lire mon bavardage; cependant il ne me convient point d'en abuser.95-a

J'apprends que V. A. R. est à Leipzig; ce voisinage m'enhardit à lui envoyer des asperges. Peut-être les a-t-on meilleures à Leipzig qu'ici, peut-être est-ce porter des chouettes à Athènes;95-b quoi qu'il en soit, V. A. R. fera comme les dieux, qui se contentent plus de l'intention que des offrandes qu'on leur fait. Je suis, etc.

42. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 17 mai 1765.



Sire,

Je sens vivement l'obligation que j'ai à Votre Majesté de ce qu'elle a bien voulu m'accorder un des premiers moments de sa convalescence. On dit qu'une attaque de goutte en forme délivre de plusieurs autres maux. Si cela est, je pardonne à cette maladie d'avoir retardé la réponse que vous me destiniez, Sire, et je consens, dussiez-vous en gronder, qu'elle vous visite quelquefois à ce prix. Mais pour le présent, je félicite de tout mon cœur V. M. d'en être délivrée, et je vous souhaite, Sire, toute la santé nécessaire pour jouir des fêtes que vous préparez. Nous avons mangé avec un plaisir singulier les productions de vos jardins, que vous avez bien voulu m'envoyer, et je vous prie, Sire, d'agréer mes remercîments sincères pour une attention si obligeante. Je savais déjà que vous faites croître à Sans-Souci les<96> fruits de tous les climats, comme vous rassemblez à Berlin les sciences et les arts de la Grèce et de Rome. Ne doutez point, Sire, du vif intérêt que je prends à tout ce qui appartient à V. M. Je serai toujours dans ces sentiments, et suis avec la plus haute considération, etc.

43. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Sans-Souci, 17 juin 1765.



Madame ma sœur,

Si j'ai différé de répondre à Votre Altesse Royale, cela a été par crainte de l'importuner, car je serais bien fâché de lui dérober quelques moments de loisir que les affaires lui laissent. Cependant, comme vous daignez prendre, madame, une part si obligeante à mes infirmités, je ne puis me dispenser de vous en témoigner ma reconnaissance. Je ne saurais dire si la goutte est un bénéfice ou un châtiment; mais sais-je bien que c'est un mal très-fâcheux, et qui laisse les membres estropiés, après les avoir accablés de douleurs. C'est la situation actuelle, madame, où je me trouve; mais je me résigne, et porte mon mal en patience. C'est un tribut que tout être paye à la nature pour avoir existé un certain temps. Il y a des ressorts qui s'usent les premiers; ceux-là présagent la chute de l'édifice, et le détruisent enfin. J'aurais fort souhaité que mes jardins eussent pu fournir à V. A. R. quelque chose d'assez rare pour lui être offert. C'est à force d'industrie qu'on force notre sable aride à produire malgré lui les semailles et les fruits que les habitants en tirent pour leur subsistance; c'est ce qui empêche de pousser la culture des jardinages et des terres au point de perfection où ils se peuvent dans<97> des pays plus favorisés de la nature. On tâche ici de lutter contre l'aridité du sol, et contre ce que l'esprit des hommes a d'inculte et d'agreste. Cependant, madame, tout ce qui se fait ici jusqu'à présent est si peu de chose, que cela ne mérite point d'attirer l'attention de la princesse la plus éclairée et la plus instruite de l'Allemagne. La seule chose à laquelle je prie V. A. R. de faire attention est la haute estime et la considération avec laquelle, etc.

44. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Pillnitz, 12 juillet 1765.



Sire,

Si j'ai félicité Votre Majesté de son attaque de goutte comme d'un bénéfice, c'est que vos courses et vos soins infatigables m'ont trompée. Comment aurais-je imaginé que le mal eût été si sérieux? Quand il va jusqu'à ce point, je ne me pique point assez de fermeté pour en badiner, et j'ai toujours trouvé ridicule la fanfaronnade de cet ancien philosophe97-a qui s'écriait en faisant la grimace : Douleur, tu as beau faire, je ne confesserai jamais que tu sois un mal! Il est bien plus vrai, et par conséquent plus philosophique, de dire comme V. M. : Je me résigne, et je porte mon mal en patience. Avec cela, Sire, vous n'êtes point tant à plaindre. Puissiez-vous cependant n'avoir pas trop d'occasions de mettre en usage cette heureuse et louable fermeté! Faites cultiver des jardins et des esprits, et goûtez-en longtemps les productions agréables. Pour moi, Sire, je me proposerai toujours<98> votre amitié comme le plus précieux fruit des sentiments sincères et de la haute considération avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.

45. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Potsdam, 22 juillet 1765.



Madame ma sœur,

Les félicitations, les condoléances, enfin tout ce qui me vient de V. A. R. m'est toujours cher et précieux, puisque c'est une marque, madame, d'un moment de souvenir dont vous m'honorez; je bénirai, à ce prix, les maux que j'ai soufferts, et que je puis souffrir encore. Mais, madame, pour vous parler d'autre chose que de goutte et d'infirmités, je dirai à V. A. R. que nous sommes heureusement au bout des fêtes auxquelles le mariage de mon neveu a donné occasion. Nous avons eu l'opéra d'Achille in Sciroe,98-a qui, me semble, a fort bien réussi, et dont le sujet est fort convenable; la musique m'en a semblé bonne. Le public a surtout paru très-content d'un nouvel acteur qui nous est venu de Munich; il se nomme Concialini, et je crois que V. A. R. l'aura peut-être entendu; il a une très-belle voix de soprano et une très-grande étendue, et il joint à une figure avantageuse beaucoup plus d'action que les Italiens n'ont coutume d'en avoir. Voilà, madame, ce que j'ai pu recueillir de plus intéressant. D'ailleurs, les noces se sont faites comme je crois qu'elles se font partout, et sans qu'événement singulier ait distingué celle-ci des autres, à moins que je ne vous entretienne de l'apparition d'une dame anglaise, nommée ma<99>dame Chudleigh,99-a qui, après avoir vidé une couple de bouteilles, a dansé en chancelant, et a été sur le point de tomber sur le parquet. Cette aventure a beaucoup amusé le public, peu accoutumé à voir des dames voyager seules, et encore moins préférer les fumées du vin aux grâces et à la belle humeur qui leur sied si bien, et qui fait leur plus belle parure.

Je vous demande pardon, madame, de vous ennuyer par des récits si peu intéressants, et j'ose m'y attendre en faveur des sentiments de la haute estime, etc.

46. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Pillnitz, 3 août 1765.



Sire,

Je me persuade aisément que tout le monde aura été content des fêtes ordonnées par V. M. L'approbation que vous donnez, Sire, à Concialini me flatte plus que vous ne l'auriez imaginé : non seulement j'ai entendu cet acteur avec plaisir, si c'est bien le même qui est au service de mon frère l'électeur de Bavière, je puis même le dire un peu mon disciple. J'ai vu aussi la chanteuse dont vous m'avez parlé l'hiver dernier. Je dis que je l'ai vue, car je ne l'ai pas mieux entendue que vous, Sire, quoiqu'elle ait chanté en chambre devant moi. Je suis bien contente de voir que V. M. fasse cas de l'action dans un chanteur, et j'avoue que j'ai été souvent choquée de voir une<100> machine vivante exécuter un air passionné comme aurait fait l'automate de Vaucanson.100-a Je ne le serais pas moins de voir danser une femme ivre, et l'honneur de mon sexe m'ôterait l'envie de rire avec les spectateurs. Nos buveurs d'eau de Carlsbad m'ont parlé de la voyageuse anglaise, et l'on disait qu'elle passerait ici; mais elle aura craint peut-être de n'y plus trouver de vin de Hongrie.

Le prince Henri nous a fait l'amitié de s'arrêter ici quelques jours, et nous avons tâché de le traiter comme le digne frère d'un grand roi. Je voudrais, Sire, marquer à tout ce qui vous appartient la sincérité de mes sentiments, et la haute considération avec laquelle je suis, etc.

Comme elle a honoré ma bonne vieille grande maîtresse100-b de ses bontés, je prends la liberté de lui notifier sa mort. La bonne vieille ne mangera plus de jambons de neige, qu'elle aimait tant.

47. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Bains de Landeck, 18 août 1765.



Madame ma sœur,

Je reçois avec une grande satisfaction la lettre que Votre Altesse Royale a la bonté de m'écrire. Elle a la bonté de suppléer à tout ce qui a manqué aux fêtes de Charlottenbourg. Les suffrages du public ont, madame, applaudi à votre disciple, sans que personne se doutât<101> qu'il eût un si illustre maître; et V. A. R. doit être convaincue par cela même que, lorsque je m'explique avec franchise sur son sujet, je ne me livre point à la flatterie, je ne suis que l'impulsion de la vérité et de la conviction. Le parterre a applaudi à Concialini, et l'on admirerait vos vers et votre musique également, quand même on ignorerait, madame, que vous en êtes l'auteur. Mais V. A. R. n'aime pas qu'on parle de ses talents; ainsi je supprime, uniquement à cause de votre extrême modestie, madame, ce que je pense de vos rares qualités. Sans doute que tout acteur doit avoir de l'action. On demandait à Isocrate quelle était la première partie de l'orateur; il répondit : L'action. On continua de l'interroger, et l'on n'eut de lui que la même réponse : L'action.101-a Il est sûr que les Grecs et les Romains faisaient un si grand cas de ce talent, qu'ils le regardaient comme ce qu'il y avait de plus persuasif. Cicéron ne crut point s'avilir en devenant disciple du fameux Roscius pour le geste et la voix. Les orateurs avaient raison de se perfectionner ainsi pour employer tous les charmes de l'illusion propres à subjuguer leur auditoire; à plus forte raison un acteur, qui récite ou chante des vers qu'il a appris comme un perroquet, doit seconder l'intention de l'auteur par la façon vraie dont il les débite; il doit entrer dans les passions et les représenter telles qu'elles se font sentir aux âmes sensibles, et cependant conserver toujours les grâces de ses gestes, de sorte qu'il ne se montre jamais dans aucune attitude qui ne fournisse à un sculpteur le dessin d'une statue bien et élégamment placée. Tout cela est difficile, j'en conviens; mais V. A. R. avouera qu'un opéra exécuté avec ce soin doit avoir un charme plus séducteur que la même pièce jouée par des acteurs qui se négligent.

Je fais mes condoléances à V. A. R. sur la perte de sa grande gouvernante. Je crois qu'elle donnera de l'occupation aux cuisiniers du<102> paradis. Je suis très-persuadé que V. A. R. n'aura aucune difficulté à la remplacer. Elle était persuadée qu'elle descendait d'un consul romain nommé Latrono; elle aurait eu peine à trouver ce nom dans l'histoire. Je me trouve ici en terre sainte, et, par reconnaissance de l'attachement que la bonne défunte a eu pour V. A. R., je lui ferai dire douze messes pour son âme. Si ces messes arrivent, sans s'égarer en chemin, jusqu'au lieu où elle gît, elle sera bien étonnée de recevoir de ma part une telle lettre de change. Toutefois, lorsqu'on est en purgatoire, je crois qu'on reçoit avidement le passe-partout qui en fait sortir. J'en juge ainsi, madame, par les bains où je suis; je me trouve déplacé et mal à mon aise dans l'eau; j'abandonne cet élément aux turbots, aux anguilles, aux brochets, aux canards, et à leurs pareils, et je bénirai le ciel lorsque le moment de ma délivrance sera arrivé. Mon frère, en sortant d'un purgatoire semblable, a eu le bonheur d'être introduit dans votre paradis; mais, madame, au sortir des eaux je n'ai aucun aspect flatteur qui me dédommage de ces jours de pénitence et d'ennuis; tant la fatalité diversifie le destin des hommes! Je souhaite que celui de V. A. R. soit toujours heureux et comblé de prospérités. Daignez, madame, ajouter foi à l'intérêt que j'y prends, et aux sentiments d'estime et de considération avec lesquels je suis, etc.

48. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Pillnitz, 16 septembre 1765.



Sire,

Je suis très-obligée à Votre Majesté de l'intention dans laquelle elle a voulu faire dire douze messes pour ma défunte grande maîtresse,<103> que j'ai remplacée par la Zehmen,103-a autre vieille, qui n'est ni de si bon appétit, ni de si bonne conversation, et qui n'a pas si bien étudié la généalogie que la défunte. La bonne Lodron aura été en effet bien surprise de recevoir ces messes de la part de V. M., et je ne doute pas que, par reconnaissance, elle ne vous souhaite, Sire, de n'avoir plus besoin ni de bains ni d'eaux. On se figure communément le purgatoire plein de feux; V. M. a trouvé le sien dans l'eau. Je n'en suis point surprise : vous êtes, Sire, si bien fait au feu, qu'il ne vous causerait ni crainte, ni mal; mais vous y avez fait rencontrer le purgatoire, et pis encore, à bien des gens. Quoi qu'il en soit, vous êtes allé, Sire, vous délasser dans des exercices militaires. Ce sont les récréations des héros. Retournez cependant à Berlin, goûter celles des hommes pacifiques. V. M. en parle si bien! Elles ne peuvent manquer de lui donner du plaisir.

Je fais le même cas que vous, Sire, de l'action dans l'orateur et dans l'acteur. Horace dit103-b que l'on rencontre mieux la partie sensible de notre âme par les yeux que par l'oreille; c'est ce qui donne tant de pouvoir à l'action, et d'ailleurs, comme elle comprend les accents de la voix aussi bien que le geste, elle nous touche par deux sens à la fois. Le bon goût d'Auguste excita les talents; soyez longtemps, Sire, le protecteur et le guide des beaux-arts, et, dans les plaisirs qu'ils vous donneront, n'oubliez point les sentiments que je vous ai voués, ni la haute considération avec laquelle je suis, etc.

<104>

49. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

22 septembre 1765.



Madame ma sœur,

La bonté de cœur de Votre Altesse Royale paraît par les regrets dont elle honore une personne qui lui a été attachée; c'est cette qualité que je respecte en votre défunte grande gouvernante, et qui m'a engagé à lui rendre (à ce que dit l'Église) le seul service que les vivants peuvent rendre aux morts. Je ne connais point madame de Zehmen, qui a été, à ce qu'on m'a dit, auprès des princesses filles de V. A. R.; mais, madame, si elle vous est attachée, et que je lui survive, elle peut s'attendre de ma part à la même recommandation en l'autre monde que sa devancière. Quelques pauvres desservants de l'Église ne demandent pas mieux qu'à délivrer des âmes du purgatoire, et cette petite rétribution qui leur en revient les fait subsister.

V. A. R. a la bonté de me badiner sur l'eau et le feu; mais je puis lui assurer certainement que je n'aime ni l'un ni l'autre de ces éléments, excepté le feu de cheminée en hiver, et je vous avoue, madame, que, dans ces climats rigoureux, c'est un besoin et un plaisir de se chauffer. V. A. R. a grande raison de préférer les amusements de l'esprit aux autres; ce sont les plus solides et les plus innocents. La guerre est un fléau; c'est un mal nécessaire, parce que les hommes sont corrompus et méchants, parce que les annales du monde attestent qu'on l'a faite de tout temps, et peut-être parce que l'Auteur de la nature a voulu qu'il y eût sans cesse des révolutions pour convaincre les hommes qu'il n'y a rien de stable dans tout l'empire sublunaire. Les souverains se trouvent quelquefois dans la nécessité de s'opposer à leurs ennemis cachés et ouverts; je me suis trouvé dans ce cas. Si j'ai fait des malheureux, je ne l'ai pas moins été moi-même; ce sont des accidents qui n'entrent pas dans les projets, mais<105> qui en sont des suites, ainsi que le mouvement d'une roue de carrosse, qui le fait avancer, élève en même temps de la poussière, ce qui est indifférent à l'accélération. Mais, madame, heureusement ces guerres sont finies, et il n'y a pas d'apparence qu'elles recommencent sitôt; tant que les bourses des grandes puissances seront vides, nous pourrons cultiver les sciences dans le repos et en sécurité, et leur dernière saignée a été si copieuse, que, pour moi, je me flatte au moins de finir ma carrière durant la paix générale de l'Europe. V. A. R. en fera toujours un des plus grands ornements, et la protection qu'elle donne à présent aux arts, dans un pays où la faveur ne distinguait que le luxe, rendra son nom immortel. Pour moi, madame, je ne cesse de bénir le moment où j'ai eu le bonheur de vous voir et de vous entendre; je le regarde comme le plus heureux de ma vie, trop heureux si vous voulez ajouter foi aux sentiments de la haute estime et de considération avec lesquels je suis, etc.

50. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 25 octobre 1765.



Sire,

Si Votre Majesté s'engage à faire jouir madame de Zehmen, après sa mort, du même bénéfice que sa devancière, elle risquera de devenir à la fin tributaire des mânes de mes grandes maîtresses. Il serait assez singulier qu'un monarque protestant fondât un fidéicommis spirituel à l'honneur de la confession catholique romaine. Quoi qu'il en soit, la distinction dont V. M. honore leur mémoire en récompense de leur affection pour moi est un précieux témoignage de ses bontés,<106> qui me pénètre de reconnaissance. Le feu, Sire, est l'âme de la nature, le principe de toutes les belles productions; c'est l'élément des Muses et des beaux génies, ce doit être le vôtre. Il réjouit, il excite l'imagination au coin d'une cheminée; qu'il vous échauffe, Sire, dans votre cabinet, qu'il nourrisse des pensées sublimes; tout le monde en sera content. Dès que ces pensées sont pacifiques, j'admire les réflexions de V. M. sur la guerre; j'en chéris la morale, et, ne pouvant aussi bien l'exprimer que vous, Sire, je ferai chorus avec joie, en répétant vos paroles : Que les coffres des grandes puissances demeurent vides, s'ils ne peuvent se remplir sans mettre la paix en danger. Mais que la paix soit moins l'ouvrage de l'épuisement que celui de l'humanité; elle en sera plus solide et plus durable; nous pourrons avec plus de sécurité et d'agréments cultiver les sciences et les arts. Qu'ils fassent longtemps, Sire, vos glorieux délassements. En les encourageant selon mon pouvoir, je suivrai de loin votre exemple. Je ne puis me proposer un plus beau modèle. Il serait vain à moi, Sire, de prendre au pied de la lettre vos paroles trop obligeantes; mais le principe m'en est trop précieux; je ne veux jamais le révoquer en doute. Veuillez de même être bien persuadé de mes sentiments, et de la haute considération avec laquelle je suis, etc.

51. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Sans-Souci, 4 novembre 1765.



Madame ma sœur,

Je crois, madame, qu'il faut servir ses amis à leur guise, et, pour ce qui est de l'opinion des hommes, qu'il ne faut pas les combattre.<107> Si j'avais un ami égyptien, je lui ferais mettre sans balancer de l'argent en sa main mourante, pour qu'il en pût payer Caron au passage du Styx. Si c'était un Turc, je lui ferais passer un vernis, pour que le diable ne pût pas entrer dans son corps. Ma religion incommodera moins mes amis, car je n'exige aucune dépense, ni pour me vernir, ni pour payer Caron, ni pour sortir du purgatoire. Je serai moins à charge, et c'est toujours quelque chose. La bonne madame Lodron ne me l'a point été. Son bon appétit et son estomac faisaient, madame, honneur à votre cour. Elle sera à présent dans la gloire éternelle, entre Apicius, Lucullus et les fameux gourmets de l'antiquité, à manger des jambons de neige et à chanter alleluia. Je présente à madame de Zehmen également mes faibles services, et quinze cents prêtres avides des De profundis. Je souhaite toutefois qu'elle n'en ait pas sitôt besoin, et qu'elle serve longtemps V. A. R. à votre plus grande satisfaction, madame.

Dans ces pays du nord, le feu de cheminée supplée à ce qui manque de chaleur au soleil. Il faut recourir à ce feu presque toute l'année. Le feu de votre beau génie n'a pas besoin de cette chaleur factice; il se suffit à lui-même. Il est comme le flambeau de la nature, qui donne et communique la vertu dont il est empreint. Ah! madame, que V. A. R. continue de cultiver les arts; c'est le seul bien réel dont on puisse jouir dans le monde. Il faut dire, du reste, comme Salomon : Tout est vanité. Je souhaiterais de pouvoir, ainsi que V. A. R., avoir la même bonne opinion des grandes puissances; non que je leur insulte, et ne croie pas qu'il y ait de loin en loin de bonnes âmes revêtues de la souveraineté; mais, madame, le témoignage de l'histoire, ce que déposent les annales de tous les temps, montrent des princes dirigés par leurs intérêts et non par la vertu, et malheureusement l'expérience confirme cette humiliante vérité. Ainsi daignez souffrir que je me fie de leurs dispositions pacifiques plus à l'épuisement de leur bourse qu'à leur humanité. Cela même, ma<108>dame, nous promet une paix assez longue pour en jouir tranquillement, sans nous inquiéter des motifs qui nous la procurent. Daignez, madame, dans vos moments de loisir, vous souvenir quelquefois de celui qui, admirateur de vos grands talents, sera à jamais, etc.

52. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 18 novembre 1765.



Sire,

A quelque cause que Votre Majesté attribue la durée de la paix, je suis réjouie de voir qu'elle nous la promet encore pour plusieurs années. L'Europe en a grand besoin; l'épuisement est général, et ne se borne pas aux coffres des puissances. Je ne connais point où passent les sommes immenses que les souverains dépensent aujourd'hui dans leurs guerres. On voit bien quelques entrepreneurs élever une fortune rapide, mais tout le reste paraît s'appauvrir. Il semble que l'or se dissipe dans les airs, comme la poudre par les coups de canon. Il faut maintenant que l'industrie et le commerce réparent les brèches. Par malheur arrive-t-il que l'on y mette des entraves entre les États de V. M. et la Saxe. Vous êtes si éclairé, Sire! Vous connaissez les saines maximes; je dois nécessairement penser que l'on aura fait à V. M. des rapports mal fondés, d'odieuses insinuations. Veuillez m'en croire, Sire, je connais un peu nos affaires, quoique je ne tienne pas le timon. Notre grand principe est la liberté du commerce et la réciprocité des avantages. Si V. M. veut adopter ce système, avec les restrictions que le besoin interne de chaque État peut rendre nécessaires, elle nous verra très-empressés à tout ce qui pourra contribuer<109> au bien commun des deux États. Je serais bien glorieuse et bien satisfaite, si je pouvais acheminer les choses à cette heureuse fin, et si je voyais s'affermir entre les États de V. M. et la Saxe un voisinage fondé sur des sentiments analogues à ceux avec lesquels je serai toute ma vie, etc.

53. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

24 novembre 1765.



Madame ma sœur,

Votre Altesse Royale a bien raison de dire que la guerre dernière a appauvri plusieurs pays; toutefois, comme c'est un mal qu'on ne peut lever facilement, je m'en console en considérant que la république de Sparte et la république romaine ne furent jamais plus fécondes en vertus que tandis qu'on y avait prohibé l'or et l'argent; et il est évident que l'introduction de ces métaux y amena le luxe, le goût d'une dépense excessive, et, pour y satisfaire, la corruption, l'intérêt et l'avidité du bien d'autrui. Toutefois, nos mœurs n'étant plus à comparer avec celles de ces temps reculés, il faut un peu relâcher la courroie en faveur de nos coutumes, et considérer qu'en notre Europe une nation entièrement appauvrie, et dépourvue de ces signes représentants de ses besoins, ne pourrait se soutenir. Cette nécessité oblige de rechercher ces métaux vils et méprisables par eux-mêmes, et c'est sans doute un commerce avantageux qui les procure. Vous voulez badiner sans doute, madame, quand V. A. R. prétend que c'est moi qui ai interverti le commerce des Saxons. V. A. R. doit se rappeler sans doute que, le printemps passé, à la sollicitation des<110> marchands de Leipzig, un édit émana de votre cour, par lequel tout commerce avec les Prussiens était interdit aux Saxons. Je me suis conformé à cet édit, et j'en ai fait autant dans ce pays, parce qu'il est de l'équité de payer chacun de la même monnaie qu'on en reçoit. Je veux croire que vos graves ministres se sont un peu précipités dans leurs résolutions, qu'ils n'ont pas combiné toutes les branches de leur commerce en publiant cet édit, qu'ils se sont flattés de nuire impunément; tout cela, madame, est possible, et beaucoup d'ignorance s'allie souvent en perfection avec beaucoup de suffisance. Je n'ai jamais soupçonné V. A. R. d'être mêlée dans cette affaire, convaincu qu'une princesse aussi éclairée, et qui m'honore de sa bienveillance, ne chicanerait pas pour des riens, et ne me marquerait pas de la mauvaise volonté par les effets, tandis qu'elle me donne des assurances si gracieuses de son amitié. Ces misères ne rejaillissent que sur les grandes perruques qui n'aiment rien autant qu'à chicaner et à susciter de petites dissensions pour se faire valoir. C'est le génie de ces sortes de gens; les miens sont faits de même. Pourvu que ces messieurs n'interdisent pas le commerce que vous daignez entretenir avec moi, je leur pardonne le reste; car il me serait douloureux de n'oser, madame, vous assurer de temps en temps des sentiments de l'estime distinguée avec lesquels je suis, etc.

54. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 9 décembre 1765.



Sire,

Lacédémone, comme l'observe Votre Majesté, pouvait se soutenir sans or ni argent; son terroir fournissait à tous ses besoins, et ses<111> expéditions de guerre ne s'étendaient alors qu'à quelques lieues de ses murs. Chaque Spartiate portait son bagage et ses munitions de bouche. Mais vous le dites très-bien, Sire, l'état présent des choses, non plus que nos mœurs, ne nous permet point de mépriser les métaux. Le commerce, qui en est le canal, s'attire nécessairement l'attention des souverains. Je m'estimerais bien heureuse, Sire, si je pouvais contribuer à le rétablir entre vos États et la Saxe sur un pied également avantageux aux uns et aux autres, et je commence à protester à V. M. que l'Administrateur a toujours été fort éloigné de vouloir y mettre des entraves. Il a cru ne faire qu'user d'une précaution nécessaire au soutien de nos fabriques, qui périraient, si on ne leur assurait au moins la consommation intérieure, tandis que l'entrée des pays voisins leur est interdite. Les marchands de Leipzig auraient bien mieux aimé la liberté entière. Aussi avons-nous toujours excepté dans nos défenses le transit, les foires, et même le commerce en gros hors des foires.

Mais laissons là le passé. Nous désirons, Sire, sincèrement d'y remédier, et je ferai volontiers toutes les avances. Entre souverains, ce n'est pas le sexe qui décide. Que faut-il faire, Sire? Veuillez vous expliquer et prendre confiance en moi; nous parviendrons mille fois plus tôt à une convention utile que si de part et d'autre nous rangeons nos grosses perruques en bataille, et les laissons combattre la plume à la main. Liberté et réciprocité : n'admettez-vous pas, Sire, cette devise? Mais, quoi qu'il en arrive, il n'est au monde ni perruque ni tête qui puisse m'empêcher d'écrire à V. M., aussi longtemps qu'elle l'aura pour agréable, ni altérer les sentiments de la plus haute considération avec lesquels je suis, etc.

<112>

55. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

17 décembre 1765.



Madame ma sœur,

Votre Altesse Royale est universelle; elle se trouverait aussi peu déplacée à la tête d'un collége de commerce qu'en compagnie des Richelieu et des Haro,112-a ou comme jugeant, au Parnasse, du talent des Muses. Vous faites, madame, ce que vous voulez, et votre esprit a une flexibilité étonnante; pour moi, madame, je connais mon faible, et je prévois combien peu je me soutiendrais en négociant vis-à-vis de vous. Pour entrer cependant en matière sur ce que V. A. R. vient de m'écrire, elle voudra bien que je lui représente que, depuis un demi-siècle que l'Europe commence à s'éclairer sur les intérêts de son commerce, il n'est aucun État où subsiste une liberté entière de commerce, préjudiciable en bien des points aux intérêts de cet État, et que ce qui se peut faire entre voisins est de convenir sur certains sujets également favorables aux deux partis; ce qui suppose toujours quelques limites aux importations. Ces sortes de différends ne sauraient se régler que par l'intervention de commissaires versés dans les détails immenses de ces négoces. Je crois, madame, que c'est la voie la plus naturelle pour convenir de quelque chose et statuer quelques principes réciproques entre des États voisins. Toutefois, que V. A. R. ne se figure pas qu'il y a de quoi s'enrichir dans ce pays. Nous sommes plus Spartiates que les Saxons, et, sans contredit, si un État se ressent de la dernière guerre, si quelque peuple a une raison évidente de s'en plaindre, c'est celui-ci. Figurez-vous, madame, que j'ai eu douze mille trois cent soixante maisons ou granges à rebâtir;112-b je touche à la fin de cette entreprise, mais que d'autres plaies<113> ne reste-t-il pas à guérir! Cela en revient à ce que V. A. R. disait de la guerre, que c'est le plus grand des maux, parce qu'il enferme en soi tous les autres fléaux. Heureusement cette guerre est terminée, et je souhaite, madame, que vous jouissiez longtemps de cette paix à laquelle votre admirable sagesse a eu tant de part, et que, pendant le cours de l'année que nous allons commencer, ainsi que de bien d'autres, V. A. R. jouisse de toutes les félicités que son cœur désire, étant avec la plus haute considération, etc.

56. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 30 décembre 1765.



Sire,

Votre Majesté continue à me donner des louanges que je prends comme l'expression de sa politesse et de ses bontés envers moi. Mais je n'en mériterais pas la moindre partie, si j'avais la présomption de vouloir entrer en lice avec vous, Sire, sur quelque matière que ce soit, particulièrement dans la politique. Je m'en garderai bien, Sire, et j'aurai la prudence de ne pas toucher aux détails, au fond même des choses. Je n'ai prétendu qu'entamer des préliminaires avec V. M. et mettre l'affaire en négociation amicale, et je me fiais du succès sur la droiture de mes intentions et sur la connaissance que vous en avez, Sire. Je ne me suis point abusée; je vois déjà que j'ai réussi. V. M. va droit au but en parlant de nommer des commissaires. Tâchons de les choisir honnêtes et habiles; ils feront un bon ouvrage. Je vois aussi que nous convenons des principes. L'avantage commun doit être, comme vous le dites très-bien, Sire, la base et la règle<114> d'une pareille négociation, et quant à la liberté du commerce, utile en général, je conviens avec vous, Sire, qu'elle a ses modifications, et ne peut exclure les règlements de police que chaque État juge à propos de faire pour la consommation intérieure.

J'ose promettre, Sire, que vous serez content de cette façon de penser, et qu'un règlement salutaire aux deux États s'ensuivra bientôt. Quelle satisfaction pour moi, si je puis me flatter de l'avoir acheminée, si je vois que j'ai convaincu V. M. du désir que nous avons d'entretenir avec elle le meilleur voisinage! Ce sera bien le moyen de me procurer ces années heureuses que V. M. a la bonté de me souhaiter. Je la prie d'agréer de ma part des vœux également sincères. Jouissez, Sire, en parfaite santé de votre gloire et des fruits de vos travaux, et conservez vos sentiments d'amitié à celle qui sera constamment avec la plus haute considération, etc.

57. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Berlin, 7 janvier 1766.



Madame ma sœur,

Si la force de la vérité me fait publier quelque éloge de votre mérite, quand j'oublie, madame, que j'écris à V. A. R., je la prie de me le pardonner; c'est vouloir parler de géométrie sans y mêler les idées de surface, de profondeur et de calculs. Élevé dans les camps et dans le tumulte des armes, je n'y ai point appris l'art de déguiser mes pensées; la vérité naïve, la conscience intime de mes pensées, passent dans mes paroles, ainsi qu'au bout de ma plume. J'ai les cinquante ans bien passés; on ne se corrige pas à cet âge; ainsi, madame, j'ai<115> recours à votre indulgence, à votre bonté, à votre équité. Prenez-moi tel que je suis, et que je resterai probablement jusqu'au moment que j'irai rôtir en purgatoire, entre votre défunte belle-mère et la bonne madame Lodron.

Mais avant que d'aller à ce lieu d'expiation, V. A. R. désire qu'on nomme des commissaires pour ajuster et régler ce qui se peut pour le commerce commun. Je vais, madame, selon vos intentions, remettre cette affaire aux ministres; nous détacherons grosse perruque contre grosse perruque, et ils feront des merveilles. Souffrez toutefois, madame, que j'ajoute à ceci quelques réflexions.

Vos bons amis, vos alliés, ces Autrichiens qui ont tant d'obligations à la Saxe pour s'être ruinée en couvrant et garantissant la Bohême des malheurs de la guerre; vos bons amis, dis-je, ont à peine attendu que la paix fût signée pour défendre tout commerce de leurs sujets avec la Saxe. Or, nous qui avons été vos ennemis, parce que feu le roi de Pologne l'a voulu absolument, nous n'avons rien fait de pareil; nous n'avons pas exercé envers vous la même dureté que vos amis n'ont pas eu honte de faire. Les Saxons ont voulu appliquer contre nous la méthode dont les Autrichiens en ont usé contre eux. Voilà l'origine de ce démêlé. Pour moi, qui ne peux vaincre l'ascendant que V. A. R. a pris sur moi, je me laisse entraîner; je pousse la complaisance jusqu'où elle peut aller. Mais, nonobstant cette facilité, une voix secrète m'arrête, et me dit : Ne trahis pas les intérêts des peuples qui te sont confiés. C'est donc sur cette voix secrète que ma grosse perruque recevra ses instructions, et qui mettra un frein à cette espèce d'abandon de moi-même qui me porterait à souscrire, madame, à toutes vos volontés. Mais qu'on vende ici un peu moins de basin de Saxe, ou qu'on achète à Leipzig un peu moins de nos étamines, tout cela, madame, n'influera jamais dans ma façon de penser à l'égard de V. A. R. Je ne vois qu'une personne en Saxe, à laquelle j'ai voué mon admiration; il n'y a que vous, madame, tout<116> le reste ne m'est rien. Ces sentiments, ce dévouement et cet attachement, je ne les perdrai qu'avec la vie, étant avec la plus haute considération, etc.

58. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 31 janvier 1766.



Sire,

Je m'applaudis du succès de ma négociation, et je rends grâces à Votre Majesté de la facilité qu'elle y apporte. Mais, Sire, pour arriver bientôt à une heureuse conclusion, je voudrais encore que nos grosses perruques n'eussent pas la liberté de se livrer aux chicanes trop ordinaires dans leur métier. Daignez diriger les vôtres par vos lumières supérieures, et les contenir par des ordres précis. Je consens de bon cœur qu'elles prennent pour règle invariable le bien de votre État, et je demande seulement qu'elles sachent voir ce bien dans ce qui est avantageux aux deux parties. Les nôtres seront munies d'instructions dans ce même goût. Je ne puis trop remercier V. M. des sentiments qu'elle veut bien me témoigner; mais veuillez, Sire, y faire participer mes enfants. Vous mettrez par là un nouveau degré de vivacité dans ceux avec lesquels je serai toute ma vie, etc.

<117>

59. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Potsdam, 8 février 1766.



Madame ma sœur,

Je ne manquerai pas d'entrer dans les idées de Votre Altesse Royale pour tâcher d'inspirer des sentiments conciliants à l'avocat des conférences. Vous avez grande raison, madame, de condamner cet esprit opiniâtre et contentieux dans lequel la plupart des gens d'affaires font consister leur mérite. Il serait heureux qu'on pût se passer d'eux; il ne faut les considérer que comme des mâtins de basse-cour qu'on ne déchaîne que pour les laisser poursuivre le voleur. Tous les hommes devraient naturellement vivre en intelligence; la terre est assez grande pour les contenir, pour les nourrir et les occuper. Deux malheureux mots ont tout gâté, le mien et le tien; de là sont nés l'intérêt, l'envie, l'injustice, la violence, et tous les crimes. Si j'avais eu le bonheur de naître particulier, je n'aurais eu de procès avec personne, parce que j'aurais cédé jusqu'à ma chemise, et que j'aurais trouvé des ressources dans une industrie honnête. Il en est autrement des princes; une opinion s'est établie dans l'esprit des hommes, que, s'ils cèdent, c'est par faiblesse, ou qu'ils sont dupes, ou qu'ils sont lâches, s'ils sont modérés. Il y en a que leur facilité et leur bonté ont rendus des objets de mépris aux yeux de leurs peuples. Je vous avoue, madame, que d'aussi faux appréciateurs du mérite doivent être dédaignés, qu'on ne doit tenir aucun compte de leur jugement, et qu'ils se rendent eux-mêmes méprisables. Toutefois c'est la voix publique qui décide des réputations; et, quelque envie que l'on ait de braver les jugements de ce tribunal, on se trouve quelquefois obligé de le respecter. Les juges éclairés sont, quoique en petit nombre, infiniment préférables à ceux de la multitude. Lucain dit :

<118>Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée.118-a

Il fait en même temps l'éloge de la vertu de Caton et de la cause de Pompée. Mais, madame, où est-ce que je m'égare? Il est bien question du jugement du public, de Lucain, de Caton, de César, dans une affaire de rien qui doit s'ajuster par l'intervention de quelques commissaires! La voix publique, la renommée, etc., diront ce qu'ils voudront; s'ils ne nous approuvent pas, ils auront dit une sottise, et ce ne sera pas la première. Pardon, pardon, madame; si j'en avais le temps, je vous écrirais une lettre plus sensée. Je me confie (et peut-être un peu trop) à votre extrême indulgence, en vous priant d'ajouter foi aux sentiments d'estime et d'admiration avec lesquels je suis, etc.

60. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 1er mars 1766.



Sire,

Plus je remarque à Votre Majesté d'inquiétude sur le jugement que je puis porter de ses lettres, plus je redoute le sort de mes réponses. Si j'osais, Sire, je suivrais un peu votre comparaison. Vous êtes né sur le trône, et vous êtes un très-grand roi. Placé dans la classe commune des hommes, vous eussiez été un particulier très-aimable; je dirai plus, vous eussiez été vraiment heureux. Vous appréciez si bien, Sire, la vaine estime des humains et leur jugement bizarre, que sûrement vous avez gémi plus d'une fois de l'obligation d'y assujettir vos désirs et vos actions; et il y a bien de l'intervalle entre les douceurs<119> de sacrifier sa chemise au soulagement du premier individu malheureux, et la triste nécessité de passer souvent pour injuste, afin de se garantir du soupçon d'être faible. Étrange condition du trône, si effectivement elle gêne dans le souverain l'exercice des vertus qu'il souhaite à son sujet! Mais cet élan de moralités m'entraîne; ne vous en prenez, Sire, qu'à votre philosophie; le fond en est si juste, si consolant pour l'humanité, que je me livre un peu à ma mauvaise humeur contre les barrières qui s'élèvent quelquefois entre la théorie et la pratique. Quand Voltaire a dit : Si j'étais roi, je voudrais être juste, c'était une espèce de capucinade poétique, et il ne voyait pas que cette qualité, si utilement active dans un particulier, ne fait souvent d'un prince qu'un être fort nonchalant. Voilà, si je ne me trompe, le résultat des citations de V. M. sur Lucain, César, Pompée et Caton. Quoi qu'il en soit, tous ces honnêtes gens sont défunts, et je ne m'occupe que du bien que vous pouvez faire aux vivants. De ce nombre sont les commissaires de Saxe nommés pour les affaires de commerce, et qui sont partis avant-hier. Ils espèrent tout de votre justice,119-a et moi, Sire, j'attends constamment tout du sentiment qui s'y joint en ma faveur, de votre amitié. Je suis, etc.

61. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

8 mars 1766.



Madame ma sœur,

Votre Altesse Royale parle mieux morale que les plus célèbres professeurs en philosophie. C'est, madame, que vous avez ces sentiments<120> imprimés dans le cœur, et que la plupart de ceux qui en font des leçons ne les ont que sur les lèvres. Sans doute, madame, qu'aucune société ne peut subsister sans justice. Ne faites aux autres que ce que vous voulez qu'ils vous fassent; ce principe renferme toute la vertu, et les devoirs de l'homme envers la société où il est placé.120-a De là dérive ce droit public si célèbre dans les universités germaniques, mais que le droit du canon écrase presque toujours. Ainsi, madame, la raison et la passion des hommes sont sans cesse en contradiction, et ce que l'une établit, l'autre le bouleverse. Pour ceux, madame, qui sont à la tête des gouvernements, je crois qu'il faut les entendre avant de les condamner. Je ne regarde point ces gens comme despotes; s'ils le sont, c'est par abus. Leur institution les rend les premiers magistrats de la nation,120-b et leur devoir essentiel est de soutenir autant qu'il est en eux l'avantage de cette nation, s'entend la sûreté des possessions, qui est le premier droit de tout citoyen, ensuite de la protéger contre les entreprises des voisins qui tâchent de lui nuire, et enfin de la défendre contre la force et la violence de ses ennemis. Or, madame, chargez l'homme le plus doux et le plus désintéressé de cet emploi, vous conviendrez que, pour remplir ses devoirs, il doit agir d'une manière différente que son naturel lui en donne l'inclination; c'est comme un tuteur qui, généreux de son propre bien, est avare de celui de son pupille. Voilà l'idée, madame, que je me fais de l'emploi des souverains, et sur cela, dans ma petite sphère, j'agis en conséquence. Oui, madame, je vous estime et vous honore, et je vous sacrifierais tout ce qui est à mon individu, hors cette tutelle dont je suis chargé, et dont ma conscience me ferait des reproches sanglants, si je m'écartais de ce devoir. Vous riez peut-être, madame, au mot de conscience; mais souffrez que je vous dise qu'en philosophie on l'a peut-être plus délicate qu'en religion. Dans toutes<121> les sectes chrétiennes il y a des accommodements avec le ciel; mais quand, par un examen rigoureux, on trouve que sa conduite n'est pas d'accord avec ses principes, on se sent humilié et affligé en même temps, et le remords ne cesse qu'en réparant sa faute. Voilà comme font les philosophes. Mais j'oublie que je parle à V. A. R. Si cette lettre s'adressait à son confesseur, à la bonne heure; il trouverait dans Sanchez,121-a dans Escobar, dans Mariana, de quoi me convertir et m'absoudre. L'absolution, madame, que je vous demande, c'est la continuation de vos bontés; c'est cette indulgence qui vous fait recevoir si patiemment les balivernes qui m'échappent souvent quand j'ai l'honneur de vous écrire; c'est que vous daigniez, madame, croire que personne n'est avec plus d'attachement et d'admiration, etc.

62. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 7 avril 1766.



Sire,

Si j'ai parlé morale et philosophie à Votre Majesté, je lui ai parlé une langue qui m'est bien moins familière qu'à elle; mais c'est pour provoquer vos réflexions, Sire, que je hasarde mes idées. Vous voyez que j'aime votre esprit aux dépens de mon amour-propre, et ce sacrifice n'est pas commun; peut-être me donnerait-il le droit d'en attendre dans l'occasion quelqu'un de V. M.; au moins, Sire, n'en demanderai-je jamais qui puissent gêner la tutelle dont vous tracez si fortement les devoirs. Chaque souverain a la même tâche à remplir, et c'est la mienne, Sire, autant que la vôtre. Sans doute que les<122> princes les plus heureux, les plus chers à l'humanité, sont ceux qui se facilitent mutuellement ces soins si respectables, et qui peuvent faire rejaillir sur leurs voisins une portion du bonheur qu'ils assurent à leurs sujets. Cette réflexion, Sire, excite quelques vœux dans mon cœur, et j'en espérerai toujours l'accomplissement, tant que vous accorderez un retour d'amitié aux sentiments d'admiration et de haute considération avec lesquels je suis, etc.

63. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

16 avril 1766.



Madame ma sœur,

Si je suis assez téméraire de hasarder quelquefois mes sentiments devant V. A. R., c'est cependant toujours, madame, en les soumettant à vos lumières. Il est sûr, madame, que l'humanité et la bienfaisance ne doivent pas se borner à un peuple, et que, en citoyens du monde, nous devons regarder toutes les nations comme nos frères. Rien de plus beau ni de plus heureux pour le genre humain, si la philosophie et le patriotisme pouvaient s'accorder sur ce point. Mais que de difficultés innombrables ne naissent pas d'intérêts des différents peuples opposés les uns aux autres, et qui ne sont pas susceptibles de conciliation! Que faire, madame, dans ces cas? Quel moyen de sacrifier les intérêts de son pupille (quelque malotru qu'il soit) aux avantages des autres? Comment faire le bien général de ce conflit de litige de droits, de prétentions, de positions,122-a que chacun réclame? Je vous avoue, madame, que c'est de l'algèbre pour moi, et que la chose<123> est d'autant plus difficile, que les souverains ne reconnaissent aucun tribunal d'où un juge équitable et désintéressé pût leur prononcer leur sentence; de sorte que, prévenus de chaque côté pour leurs droits réels ou imaginaires, ils ne cèdent qu'en des bagatelles, et se roidissent en ce qui est essentiel.

Je ne vous fais pas, madame, le tableau de ce qui devrait être, mais de ce qui est, et dont l'expérience frappe journellement ceux qui font attention comme le monde va. Platon était un grand philosophe; il composa les lois de sa république dans le cabinet, sans consulter l'expérience, sans consulter le génie de l'esprit humain, ni de la possibilité des choses, et sa république n'est qu'un fantôme politique inexécutable. On peut l'appeler la chimère d'un homme vertueux. De là, madame, je conclus que bien des choses paraissent faciles dans la méditation du cabinet, qui se refusent à l'exécution, non pas manque de bonne volonté qu'on y apporte, mais par l'opposition des difficultés qui se trouvent dans la chose, qui se découvrent dans l'examen, et qu'on n'avait pu prévoir.

Que je serai heureux, madame, quand je n'aurai plus à vous entretenir de Platon, ni de droit, ni de philosophie, et que, entièrement livré à mon penchant, je pourrai m'étendre sur la haute estime et sur l'admiration avec laquelle je suis, etc.

64. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 12 mai 1766.



Sire,

Quels que soient l'énergie et les agréments répandus dans l'expression des principes de V. M., j'ose quelquefois m'en défier et résister<124> aux charmes de vos arguments. Vous avez, Sire, autant de force dans le style, autant de ressources d'imagination, que ces philosophes séduisants de nos jours qui essayent de revêtir le paradoxe des attraits de la vérité. Platon, dites-vous, a créé une république fantastique; c'est l'illusion d'une âme vertueuse. Où en sommes-nous, s'il est constaté que la vertu portée à son degré le plus prochain de la perfection devient une chimère et un être de raison? Ah! de quelle bouche sort cette sentence si triste pour l'humanité? Rappelez-vous ce mot, Sire : Heureux les hommes quand les philosophes deviendront rois, ou quand les rois seront philosophes!124-a Vous êtes roi et philosophe. Je suis tout étonnée de la hardiesse que j'ai d'y faire penser V. M. Vous n'avez pas besoin de mes réflexions pour connaître l'étendue du devoir des souverains, et je sens l'inutilité de mes efforts quand j'étale les préceptes d'une philosophie à mon gré. Au reste, Sire, en fait de morale, les opinions sont partagées. Mais si quelque chose peut me consoler de n'être pas assez habile, c'est124-b que rien n'est moins impraticable que mes maximes, c'est le bonheur d'avoir su au moins persuader V. M. que rien n'est plus vrai que mes sentiments d'admiration et de la haute considération avec lesquels je suis, etc.

<125>

65. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

30 mai 1766.



Madame ma sœur,

Je souhaite beaucoup, madame, que, ayant à traiter avec Votre Altesse Royale sur tant de sujets différents, je n'aie point le malheur de l'ennuyer. Ce serait ajouter le comble à l'impertinence. V. A. R. juge de tous les hommes par elle. Vous sondez votre cœur, madame, vous le trouvez pur, et de là vous concluez que l'espèce à deux pieds, sans plumes, vous ressemble. Il est bien beau de pouvoir se faire de pareilles illusions. Mais, madame, permettez-moi de vous dire, très-orthodoxement selon Moïse, que, depuis qu'une certaine Ève mangea d'une certaine pomme, on prétend que les choses sont changées. Vous vous représentez l'espèce humaine telle qu'elle devrait être, et moi, qui ai souvent enragé du mal qu'elle m'a fait, je me la figure telle qu'elle est réellement. Les philosophes païens, et Platon tout le premier, voulaient ramener les hommes à la vertu. Dans ce louable projet, s'attachant surtout à la morale et aux mœurs, ils se persuadèrent qu'un grand exemple de perfection pourrait exciter à la vertu comme à la sagesse; ils créèrent leur sage, en le composant de toutes les perfections possibles, à peu près comme Praxitèle fit sa Vénus, à laquelle la régularité des traits et les proportions de cent des plus belles filles de la Grèce avaient contribué. Et comme il ne s'est pas trouvé de femme qui pût approcher de la beauté de cette statue de Praxitèle, il ne s'est point trouvé d'homme comparable au sage des stoïciens. Sans doute que si jamais quelqu'un y put prétendre, ce fut l'empereur Marc-Antonin. Pour moi, madame, qui suis indigne de délier les souliers de ce grand homme, je ne suis qu'un dilettante. J'aime la philosophie, je travaille à devenir sage, s'il est possible; mais ma présomption ne m'aveugle pas au point de me croire tel. Si<126> j'avais à me confesser, je dirais à V. A. R. que mon cœur est droit, que mes intentions sont pures, que je suis faible, que, désirant d'être raisonnable, il m'arrive cependant de faire des folies dont je me repens. Voilà l'aveu sincère de ce que je suis. Daignez, madame, étendre votre indulgence sur votre pénitent. Vous mériteriez d'être servie par des anges, je ne suis qu'un mortel; toutefois je sais priser ce qui est estimable, et j'aime surtout à rendre hommage au mérite éminent où je le rencontre. Ce sont ces sentiments qui doivent répondre à V. A. R. de l'attachement inviolable et de la haute considération avec laquelle je suis, etc.

66. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 8 juillet 1766.



Sire,

Vous, Sire, vous appréhendez de m'inspirer de l'ennui? Quelle épigramme sur ma correspondance avec V. M.! C'est par une contrevérité que vous m'apprenez l'effet que mes lettres produisent sur votre esprit. Je sens combien votre vol est élevé, lorsque je ne fais que raser la terre, et, s'il était permis à une femme d'oser citer du latin, je dirais de moi, comme le bon Virgile du jeune Jule :

...... Sequiturque patrem non passibus aequis;126-a

ou, pour me rapprocher un peu plus des connaissances permises à mon sexe, je prendrais ma comparaison d'un livre vraiment fait pour être dans mes mains, et je me peindrais aussi lente dans ma marche que l'était le prince des apôtres, quand il suivait de si loin le meilleur<127> des maîtres.127-a Mais je m'égare, et je reviens. Vous me parlez de Praxitèle et de sa statue; si vous n'avez que cette difficulté à opposer à l'existence de la vertu, telle que je la désirerais, vous êtes battu par votre propre exemple. Permettez-moi, Sire, sans offenser votre modestie, de vous dire que vous nous retracez ce chef-d'œuvre de l'antiquité. Nous avions cru jusqu'à présent que trop de différentes perfections entraient dans la composition de l'homme fait pour commander dignement aux autres hommes; vous êtes, Sire, l'ouvrage sorti des mains d'un Praxitèle. Avouez, Sire, que voilà un bel effort d'imagination de comparer le héros du siècle à la Vénus de la Grèce; mais le parallèle est vrai par l'assemblage et la réunion des qualités, et ce que je puis faire de mieux pour ôter ce qui y cloche, c'est de dire que vous êtes le Mars de cette Vénus. Telle est, Sire, la réponse que je dois à votre humble confession : plus on s'humilie, plus on doit être exalté.127-b VOUS voyez que je fourmille aujourd'hui en doctes citations. J'aurais pu les épargner à V. M. en lui parlant d'abord de la visite qui vient de nous occuper. Vous devinez, Sire, qu'il s'agit du séjour de l'Empereur à Dresde. Ce prince m'a paru, dans le peu de conversation particulière que j'ai eue avec lui, être né avec des qualités également aimables et solides. Je fais entrer dans cette dernière classe celles qui doivent cimenter la tranquillité de l'Europe. C'est rendre hommage à votre cœur, Sire, que de vous en faire l'éloge. Les deux jours qu'il a passés ici ont été remplis par le peu d'amusement dont ce pays est susceptible : quelques comédies, un bal malgré la canicule, ont servi de témoignages à l'empressement que nous ressentions d'amuser un jeune prince qui est dans l'âge d'aimer ces sortes de plaisirs, sans cependant qu'ils altèrent en rien son désir de s'instruire. Il a cru que le théâtre de la guerre en Saxe, en lui offrant les traces d'un grand capitaine, devait lui fournir les leçons les plus sûres. J'aurai rempli<128> l'objet que je me propose toujours, si, malgré la longueur et le peu d'agrément de ma lettre, V. M. reçoit avec bonté les assurances de l'amitié et de la haute considération avec laquelle je suis, etc.

67. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

15 juillet 1766.



Madame ma sœur,

Avouez, madame, qu'il y a de la malice dans votre fait. Votre Altesse Royale se propose de faire tourner la tête de son très-humble serviteur, qui n'y est que trop disposée. Je reçois votre lettre obligeante; je me dis : Voilà ce que t'écrit la princesse la plus éclairée de l'Europe, et qui a le plus de lumières; et aussitôt mon amour-propre flaire doucement cet agréable encens. Toutefois un petit moment de réflexion survient; la raison me dit : Festina lente; ne vois-tu pas qu'une princesse respectable, pour être enjouée, n'en est pas moins charmante; oui, l'Électrice a écrit cette lettre en sa bonne humeur. A la bonne heure, madame, égayez-vous sur mon compte; c'est une marque de votre gaîté qui est la plus grande faveur des cieux. Pour moi, je ferai mon profit honnête de ce que vous daignez m'écrire en me représentant sous de si belles couleurs. Au lieu de me peindre tel que je suis, vous me montrez tel que je devrais être, et je vous assure, madame, qu'en pensant à vous, l'idée de ces perfections et de mes devoirs s'y retraceront de même; je me ferai gloire d'être votre disciple, vos vertus sont des exemples parlants; quand même je n'y atteindrais pas, il sera toutefois beau de le tenter.

L'Empereur a été plus heureux que moi. Il a eu le bonheur de jouir de votre présence, de vous voir et de vous entendre. Il n'y a<129> plus de fortune à mon âge. Peut-être aurez-vous su, madame, par des bruits publics, qu'une certaine entrevue devait avoir lieu. Quoique dans le fond ce soit une chose assez indifférente, je ne suis pas fâché de vous rendre compte comment ce projet a échoué.129-a On m'avait mandé de Vienne que l'on paraissait souhaiter une entrevue entre l'Empereur et moi; à quoi je me prêtais d'autant plus volontiers, que j'avais entendu généralement beaucoup de bien de l'Empereur, que je regardais cette entrevue comme un moyen de mettre fin aux haines que de longs démêlés laissent entre les maisons, que, ayant un cœur reconnaissant, je n'ai pas l'âme implacable, et que, loin de penser comme le Dieu de Jacob, qui poursuit jusqu'à la quatrième génération les prévarications des pères, j'aime mieux me réconcilier avec mes ennemis. Partant de ces principes, le comte Finck dit à M. Nugent129-b que, l'Empereur passant si près de mes frontières, je saisirais volontiers cette occasion pour faire sa connaissance et pour l'assurer de mon estime. M. Nugent envoya un courrier à Vienne, et comme la réponse n'arrivait point, il dit qu'il irait lui-même à Dresde, d'où il manderait de quelle façon cela pourrait s'arranger. Mes chevaux étaient commandés; mais Nugent, au lieu de répondre à la commission qu'on lui avait donnée, se borna à envoyer l'itinéraire de l'Empereur, par lequel il était marqué qu'il ne s'arrêterait nulle part. J'ai pris cette réponse sèche pour un refus, et je me le suis tenu pour dit. Voilà, madame, comment une certaine fatalité se joue de tous nos desseins. Nous sommes les marionnettes de la Providence, qui va son train, en se moquant de notre vaine sagesse.129-c J'en ai la conscience nette, et je me borne à l'estime que je ne puis refuser aux grandes qualités de l'Empereur, sans prétendre à le con<130>naître personnellement. Je ne vous aurais pas fait ce petit détail, madame, si je n'avais cru devoir me confesser à vous, comme au directeur de ma conscience, et que je suis persuadé que, au cas que cette entrevue eût eu lieu, vous ne l'auriez pas désapprouvée. Mais, quoi qu'il arrive, rien ne me fera changer les sentiments d'admiration et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.

68. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 4 août 1766.



Sire,

Mon âme s'ouvre à l'amour-propre toutes les fois que je reçois de vos lettres. Il est bien flatteur d'être louée par celui qui a surtout le droit de distribuer les éloges, puisqu'il les réunit tous. V. M. m'encourage en m'enorgueillissant. J'ai besoin du secours de vos cajoleries pour me soutenir dans une correspondance dont mon esprit ne se tire pas aussi aisément que mon cœur. Tout le monde ne rassemble point comme vous, Sire, les agréments de l'un et les qualités de l'autre.

Rien ne m'est plus précieux que le témoignage que V. M. me donne de sa confiance par le détail dans lequel elle entre sur son projet d'entrevue avec l'Empereur. J'ai dû faire et j'ai fait des vœux pour qu'elle eût lieu; le motif qui vous animait, Sire, est digne de vous. Au reste, ce sentiment m'a paru dans le cœur de ce prince; quoique avide d'acquérir tous les talents qui peuvent former le grand capitaine, il appréhende la triste nécessité d'en faire usage. Comme vous, Sire, il sent tout le prix de la vraie gloire, celle d'assurer le re<131>pos et le bonheur de ses peuples. Cette conformité d'inclinations n'offre rien que de consolant pour l'humanité, et en particulier pour la Saxe, qui doit prendre tant d'intérêt au maintien de la paix. Je suis, etc.

69. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 10 août 1766.



Madame ma sœur,

A moins que Votre Altesse Royale ne veuille qu'on soit aveugle, stupide, et une espèce d'être qui n'a que la végétation, elle ne pourra pas trouver à redire à ce qu'on rende justice à son grand mérite. Prenez, madame, le plus simple des villageois; il vous dira que le soleil est un astre brillant, que les diamants ont un éclat admirable, que l'or est le plus pur de tous les métaux; il ne faut que sentir pour éprouver ces différentes impressions. J'aurais ici un beau champ pour déployer mes pensées; mais ne craignez rien, madame, je ferai un effort sur moi pour ménager votre extrême modestie; je me dirai tout seul ce que je n'ose vous écrire sur votre propre sujet, et il n'y aura pas le moindre petit mot, dans ma lettre, dont V. A. R. ait à se plaindre.

L'approbation dont vous honorez, madame, l'Empereur est sans doute le plus beau fleuron de sa couronne; j'en ai ouï dire mille biens. Cet empereur est pour moi comme l'arche qu'un voile dérobait aux yeux du vulgaire; c'est au grand prêtre qui lève quelquefois ce voile, et qui s'introduit dans le sanctuaire, à en parler congrûment.131-a Mais, madame, gardons-nous de tirer l'horoscope des grands<132> princes. Vous ne voudrez pas que je croie qu'une puissance est pacifique parce qu'elle ne pourrait entreprendre la guerre qu'en achevant de se ruiner; vous ne voudrez pas que nous devinions ce qui dans quinze, dans vingt ans peut arriver. Que V. A. R., qui possède si bien l'histoire, se rappelle le jugement que la plupart des cours étrangères portèrent de Charles XII, lorsqu'il parvint à la régence. On crut qu'il donnerait dans le luxe et la magnificence, et ce fut le plus infatigable guerrier que l'Europe eût porté. Les jeunes souverains sont encore plus difficiles à déchiffrer que ne le sont les plus dissimulés des particuliers; car, quand même vous suivez les actions des grands, il vous reste toujours à débrouiller celles qui partent d'eux-mêmes de celles qui leur sont inspirées par d'autres. J'aimerais mieux, à la faveur d'un télescope, observer les astres; car, connaissant une fois le mouvement de leurs satellites, et les lois de l'attraction, auxquelles ils sont assujettis, je ne me tromperais guère dans le calcul de leur cours. Je laisse donc, madame, aux plus fins politiques l'étude de connaître ce jeune empereur à fond; et, content comme le vulgaire de l'almanach qui lui annonce l'histoire du ciel, je laisse ces astres et ces grands météores rouler paisiblement sur ma tête. Mais malheur à eux, s'ils grêlent sur mon champ!

Nous nous sommes amusés ici avec la tragédie et la comédie. Je suis sur le point de partir pour la Silésie, où, s'il vous arrive, madame, de perdre quelque fidèle domestique, je ne manquerai pas de lui dépêcher un passe-port au purgatoire. Daignez recevoir avec bonté mes hommages et les assurances de l'estime infinie avec laquelle je suis, etc.

<133>

70. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 26 septembre 1766.



Sire,

Il est des moments où je me reproche la hardiesse que j'ai de dérober à V. M. un temps consacré aux plus importantes occupations. Cette idée m'arrête quelquefois tout court; mais le plaisir de vous entretenir, Sire, l'emporte à la fin sur la crainte de vous ennuyer. La lettre que V. M. m'a écrite le mois passé, comme toutes celles que je reçois de sa part, a fait naître dans mon cœur les sentiments de l'admiration et de la reconnaissance. Votre esprit, Sire, produit l'une, je dois la vivacité de l'autre à vos éloges; c'est votre bien que vous prodiguez pour soutenir mon indigence. Que de héros, que de gens de lettres, que de grands hommes en tout genre vous pouvez enrichir de votre superflu!

J'ai esquissé l'Empereur à V. M., tel qu'il s'est montré à mes yeux. Je me flatte, pour le bien de l'humanité, que mon crayon ait bien rendu son âme; enfin je l'ai peint tel que je désire qu'il soit toujours. J'aurais été bien aise que V. M. eût vu ce prince; aucun grand prêtre n'eût été plus propre que vous, Sire, à lever le voile qui couvre son intérieur, et votre jugement aurait été la pierre de touche du mien. Je conviens qu'il est difficile de déchiffrer les jeunes princes. L'exemple que V. M. allègue de Charles XII le prouve; l'histoire en fournit d'autres, pas moins frappants. On confond souvent dans ces astres la lumière empruntée de leurs satellites; ils ne brillent pas comme vous, Sire, par leur propre éclat.

Jusqu'ici aucune de mes domestiques n'est curieuse de tâter du purgatoire; si la fantaisie en devait venir à ma grande maîtresse, qui est assez mûre, je demanderais à V. M. un passe-port; mais ne le signez pas pendant vos revues, sans quoi le bruit des armes effaroucherait son âme.

<134>Veuillez agréer, Sire, les protestations de la haute considération avec laquelle je suis, etc.

71. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 4 octobre 1766.



Madame ma sœur,

Quelque occupation qui me survienne, il n'y en a certainement aucune que je ne quittasse volontiers pour lire et pour répondre aux lettres de V. A. R. J'en recueille soigneusement les marques d'indulgence et de bonté que vous me donnez, madame; j'en élèverais un trophée à mon amour-propre, pour peu que je voulusse le flatter, si je ne savais pas m'apprécier moi-même selon une règle plus sévère, et attribuer le reste à votre politesse infinie. Souvent je me dis à moi-même : Ce commerce de l'Électrice est charmant; ce sont les grâces réunies de son sexe, jointes à la solidité d'un homme de génie et d'esprit. Mais qu'il est dur d'ennuyer les personnes qu'on estime! Et je vous avoue, madame, que je me crois, vis-à-vis de vous, dans ce cas quelquefois; voilà ce qui m'arrête, et rend ma plume tremblante entre mes doigts.

J'en crois certainement V. A. R. sur le sujet de l'Empereur, d'autant mieux que la renommée s'accorde parfaitement avec ce qu'elle a la bonté de m'en dire. Je vous avoue, madame, que j'ai été un peu fâché que l'entrevue n'ait pas eu lieu; cela m'a transporté sur le sujet de Charles XII, et de tout ce qui s'ensuit. J'ai, entre autres défauts, une grande turpitude dont, madame, vous me permettrez que je me confesse à vous : il ne m'est échu en partage qu'un grain de foi, et cela est cause d'un soupçon d'incrédulité dont je m'aperçois toutes<135> fois et quantes il est question de croire. J'implore le ciel pour qu'il me donne la grâce verticale, la grâce suffisante, ou la grâce efficace. Vous me direz que je suis un mauvais hérétique à brûler à tous les diables, et qu'ainsi le ciel a raison de me refuser ce qui n'est destiné que pour ses élus. J'en conviens, madame; mais de là il m'arrive (quoique je sache combien nos sens sont trompeurs) qu'il me faut voir, ou me convaincre par de bons arguments, pour me persuader. J'ai proposé le cas de la maladie de mon âme à force experts, qui ne m'ont recommandé que des remèdes palliatifs. Excédé de cette défiance, qui m'est souvent à charge, il m'est venu dans l'esprit d'avoir recours aux reliques de madame Lodron. C'est, dis-je, une femme qui doit être au troisième ciel au moins, après tout ce qu'on a fait pour elle; si je l'invoque, reconnaissante d'un petit service que je lui ai rendu au purgatoire, elle me fera obtenir de là-haut ce que je n'ai pu arracher jusqu'ici avec mes prières. Cette affaire arrangée, alors je serai dans les règles; j'aurai le plaisir de tout croire; j'aurai des miracles pour mon édification, des prodiges tout plein pour m'y accoutumer, et des sorciers pour mes menus plaisirs. Ce plan, madame, me ravit d'aise, car alors je n'aurai plus le cœur gros d'entrevues manquées, je verrai tout des yeux de la foi, et, par-dessus cela, si, avec un grain de foi, on peut transporter une montagne, je me transporterai plus facilement moi-même : plus de chevaux de poste pour voyager, plus de portes à verrous; tous les chemins me seront ouverts, et un beau jour vous me verrez, madame, dans votre antichambre, à vos pieds. Tout ceci est fondé sur la confiance que j'ai en la sainte Lodron. Mais si son secours me manque, je suis obligé de renoncer à d'aussi belles espérances; il n'y aura que mes lettres qui pourront parvenir à votre sanctuaire, et je n'aurai d'autre consolation que de vous assurer, madame, de mon estime infinie, de tous mes sentiments, et de l'admiration avec laquelle je suis, etc.

<136>

72. A LA MÊME.

Le 21 octobre 1766.



Madame ma sœur,

J'ai appris avec non moins de surprise que de douleur la maladie inopinée qui, madame, a menacé vos jours précieux; j'ai tremblé pour la vie d'une princesse qui fait l'ornement de l'Allemagne, et qui m'honore de son amitié. M. de Stutterheim m'a rassuré dans mes inquiétudes; il m'a fait dire que V. A. R. était hors de tout danger. Souffrez, madame, que je vous en témoigne ma sensibilité, mon contentement et ma joie. Je ne vous en dirai point davantage, madame, et je vous supplie surtout de ne me répondre que lorsque vos yeux, que cette maladie affaiblit, auront repris toute leur force. Je suis avec les sentiments d'admiration que vous me connaissez, etc.

73. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 24 novembre 1766.



Sire,

Le premier usage que je fais de mes yeux est pour témoigner à Votre Majesté à quel point je suis pénétrée de l'intérêt qu'elle a daigné prendre à ma maladie, et qu'elle m'exprime d'une façon si obligeante. Il est doux de se voir rendu à la vie, quand on peut se croire un objet agréable aux personnes que l'on aime et que l'on estime particulièrement. Je ne m'acquitte si tard de mes justes remercîments que pour vous montrer, Sire, ma docilité à vos ordonnances; et cette<137> même raison m'empêche de m'étendre sur une précédente lettre dans laquelle V. M. s'est égayée d'une manière à la vérité peu orthodoxe, mais très-agréable.

Je me borne à vous assurer, Sire, que, malgré la maxime de Comines,137-a j'ai grand regret à l'entrevue manquée. Deux grands monarques n'auraient pu se quitter qu'avec une estime réciproque, et nous autres habitants d'un petit globe situé entre deux puissants tourbillons, nous avons le plus grand intérêt à leur bonne harmonie, pour n'être pas écrasés par leur choc. Veuillez, Sire, vous souvenir toujours que, dans ma sphère étroite, je serai constamment et avec tous les sentiments de la plus haute considération, etc.

74. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le Ier décembre 1766.



Madame ma sœur,

Aucune joie n'est plus vive que celle que j'ai ressentie en recevant la lettre de V. A. R., par laquelle elle a la bonté de m'annoncer sa convalescence. Soyez persuadée, madame, que cette nouvelle m'a fait un sensible plaisir, surtout l'apprenant par vous-même. Je vous supplie, madame, épargnez-nous des frayeurs pareilles à celles que vous nous avez causées, autant qu'il dépendra de vous; vous devez être persuadée de la haute estime que j'ai pour vous, sans que mes frayeurs et mes alarmes soient nécessaires pour vous en convaincre davantage. Je vous demande bien pardon de la lettre polissonne que je vous ai écrite; j'étais dans la plus profonde sécurité, je ne craignais<138> rien pour V. A. R.; et comme, vis-à-vis de vous, madame, il me serait bien difficile d'être orthodoxe, je ne risque rien de la sainte Église que d'être damné par elle un peu plus, un peu moins; ce qui revient au même. J'ai ici à présent ma nièce la duchesse de Würtemberg, qui se souvient avec plaisir d'avoir eu le bonheur de voir V. A. R. autrefois. Elle est bien malheureuse et bien à plaindre; son mari me donne bien de la besogne; c'est un homme violent, dont elle a tout à craindre, qui la chagrine, et ne la paye pas. Je tente tout pour le mettre à la raison. Mais je ne dois pas, madame, abuser de votre patience en vous entretenant de choses tout à fait étrangères; je redouble de vœux pour la conservation de V. A. R., en l'assurant que personne ne s'intéresse plus sincèrement à ce qui la regarde que, etc.

75. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 2 janvier 1767.



Sire,

Rien n'est si gracieux que les expressions dont Votre Majesté veut bien se servir avec moi, et je ne sais où prendre des termes bien capables de lui exprimer ma sensibilité et toute ma reconnaissance. J'ai pu faire connaître à un héros la crainte et les alarmes; j'en suis toute glorieuse. Mais, Sire, je n'abuserai point de vos bontés pour vous mettre encore à la même épreuve; la petite vérole est comme ces voleurs qui vous signent un passe-port pour n'être plus attaqué par leurs semblables. S'il en était ainsi de tous nos maux, ils porteraient la consolation avec eux. V. M. aurait tort, si elle se reprochait de m'avoir écrit une lettre badine; je n'en ai pu faire la lecture que dans<139> ma convalescence. Tout ce qui égaye est alors de saison, et mon orthodoxie, se contentant de vous laisser, Sire, au jugement de l'Église, ne m'empêche point de sentir la tournure spirituelle que vous donnez à vos hérésies. Celle de M. le duc de Würtemberg le fera excommunier de toutes les femmes. Je plains bien sincèrement madame la duchesse, et je sais combien elle est digne d'un meilleur sort. Mais, Sire, avec un protecteur tel que vous, on ne peut être tout à fait malheureux. Je suis bien flattée de me savoir encore dans le souvenir de votre aimable nièce. Quoique les choses communes ne soient point faites pour V. M., agréez, Sire, que je vous présente mes vœux à l'occasion de la nouvelle année. Vous voudrez bien les distinguer, puisqu'ils partent du cœur, et de ces sentiments inaltérables avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.

76. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Berlin, 10 janvier 1767.



Madame ma sœur,

Tous les jours de l'année sont celui du nouvel an pour moi, quant à la part sincère que je prends à la prospérité et à la conservation de V. A. R. Mes vœux vous accompagnent toujours, madame, et l'époque que l'usage a fixée avec distinction pour les manifester ne peut rien ajouter aux miens. Tout ce que vous daignez me dire d'obligeant à ce sujet restera, madame, profondément gravé dans ma mémoire, et servira d'aliment perpétuel à ma reconnaissance.

Nous venons de célébrer ici les Rois, non avec une gravité doctorale, qui ne convient point à mon caractère, mais avec des assai<140>sonnements qui pouvaient y répandre de la gaîté. On a fait des billets pour autant qu'il y avait de convives, et le hasard a décidé des fortunes. Madame de Pannwitz est devenue roi; un de mes neveux,140-a reine; ma nièce de Prusse,140-b général d'armée : enfin tout sexe s'est trouvé déplacé. Ce sort singulier a fort amusé la jeunesse; mais, à le bien examiner, le hasard fait à peu près la même chose dans le monde, car la façon de naître, et les différentes conjonctures qui se présentent, décident de nos fortunes. Bien des personnes sont déplacées dans les conditions où le hasard les a mises. Si l'on pouvait connaître le public, on trouverait à coup sûr dans le peuple, et peut-être parmi la dernière classe des citoyens, des génies comparables à Marc-Aurèle, à Jules César, à la reine Élisabeth, à Sapho, à Cicéron, à Virgile. Mais ces génies, ne se trouvant pas placés dans un terrain favorable, n'ont pu éclore; ils demeurent étouffés par les ronces et les épines qui les environnent. Tout dépend donc pour nous de ceux qui nous donnent le jour, du temps propice ou défavorable où nous venons au monde, et des événements divers dont le torrent nous entraîne dans notre carrière. Si Alexandre le Grand était né après la seconde guerre punique, il aurait trouvé à combattre les Romains, tout autrement redoutables que les Persans; si Cromwell était venu au monde du temps de la reine Élisabeth, il n'aurait été qu'un fanatique obscur et ignoré; si le pape Hildebrand siégeait à présent sur le trône pontifical, il ne disposerait que des tonsures des prêtres, et certainement pas des couronnes des rois. Mais V. A. R. se soucie fort peu de tout cela; elle pense très-sagement que, sans nous embarrasser du hasard qui nous a faits ce que nous sommes, notre devoir est à tous de remplir le mieux que nous pouvons le rôle qui nous est échu. V. A. R. a très-grande raison, et, ce qui mieux<141> vaut, elle en donne l'exemple. Donnez, madame, longtemps cet exemple à l'Allemagne, et daignez compter toujours parmi le nombre de vos admirateurs celui qui a l'honneur d'être, etc.

77. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 7 février 1767.



Sire,

Je suis enchantée de voir Votre Majesté goûter les plaisirs, et je lui souhaite constamment ce goût. Après tant de glorieux travaux, vous n'avez plus besoin, Sire, que de délassement. Votre fête des Rois devait être fort amusante; c'était une joyeuse école de morale, et en pareille matière le tableau est bien plus agréable que la nature même. Rien n'est plus vrai, Sire, je le pense comme vous, ce monde est plein de déplacés dans tout état et toute condition; mais lorsque les talents sont vraiment supérieurs et décidés, on dit qu'ils percent et se mettent à leur place, et je le crois volontiers. Si vous n'étiez pas né pour le trône, vous seriez devenu un ...... Je n'ose achever, Sire; une femme pourrait mal choisir son héros de comparaison. Vous pourriez mieux que personne nous dire ce que vous vous seriez fait vous-même. Pour moi, Sire, j'aurais toujours été votre admiratrice, comme j'ai l'honneur d'être constamment, etc.

<142>

78. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

12 février 1767.



Madame ma sœur,

Les lettres de Votre Altesse Royale sont autant de preuves de l'extrême indulgence qu'elle a pour moi; je ne puis, madame, vous entretenir que de bagatelles, et vous avez assez de support pour vous en contenter. La fête des Rois n'est qu'un amusement pour la jeunesse, qui occasionne des quiproquo qui font rire; mais quand cela passe en récit, cela devient bien plat, parce qu'on ne saurait rendre l'à-propos, et les plaisanteries de société perdent toujours lorsqu'elles se répandent hors de leur petite sphère. Voilà pourquoi en France on ne lit plus la Satire Ménippée, et pourquoi on se soucie peu en Angleterre du poëme de Hudibras;142-a voilà ce qui, avec le temps, fera perdre leur mérite aux satires de Boileau; ces satires veulent être commentées, au lieu que celles d'Horace iront jusqu'à la dernière postérité, parce qu'il traite de lieux communs qui s'appliquent en tous lieux, à tous les temps, et qu'on n'a pas besoin des anecdotes de la ville de Rome pour en avoir l'intelligence.

A propos du hasard,142-b ou de ce qu'on nomme le hasard, qui décide pour beaucoup du sort des hommes, V. A. R. daigne me demander quelle condition j'aurais choisie dans le monde, si j'avais été maître de mon destin. Je vous y réponds, madame, avec toute l'ingénuité et la vérité possible. Dès ma tendre jeunesse, j'ai été frappé du conseil qu'Épicure donne à ses disciples : « Ne vous mêlez point, leur dit-il, des affaires du gouvernement. »142-c Cette maxime est très-sage, et peut-être la seule qui puisse mener l'homme à l'espèce de<143> bonheur que compromet143-a sa nature; tous ceux qui ont des affaires à manier savent que, entre cent qui leur passent par les mains, il y en a quatre-vingt-quatorze de désagréables; que plus les affaires sont grandes, plus on est exposé aux vicissitudes de la fortune; et enfin, que si l'on veut tenir son âme dans une situation calme, la seule dans laquelle elle puisse être heureuse, il faut l'éloigner de tout ce qui peut lui causer de violentes secousses. Cela posé, il me paraît évident que, ne voulant avoir que mon bonheur individuel en vue, je trouverais mon plus grand avantage dans une condition privée, qui me procurât les aisances de la vie sans superflu, que dans l'appareil imposant de la fortune. Si je considère, de plus, que tous les hommes étant également condamnés à mourir, il me paraît que les plus sages sont ceux qui font ce chemin le plus uniment, avec le moins de trouble et d'embarras.143-b Alexandre le Grand, qui connaissait bien la gloire, enviait le désintéressement et la modération de Diogène, de ce cynique effronté que je n'aurais pas pris pour modèle. Mais il s'en est trouvé d'autres qui, pratiquant les maximes d'Épicure, ont mené une vie heureuse et douce, comme cet Atticus, l'ami de Cicéron, qui, dans tous les troubles de la république, se tint dans une neutralité parfaite, ne brigua jamais d'emplois, renonça à toute ambition, et fut en honneur chez le parti vaincu et chez le parti victorieux. Je suis convaincu, madame, que quelqu'un qui se tracerait cette conduite dès sa jeunesse, et qui la suivrait sans s'en écarter, s'applaudirait du parti qu'il aurait pris. Cela est plus faisable dans les États républicains que dans ceux d'une domination souveraine; toutefois il faut avouer que la jeunesse, aveuglée par des illusions brillantes, se précipitant dans ses choix, se prépare souvent, sans le savoir, des causes qui influent sur le destin de toute sa vie.

Voilà, madame, ma confession telle que si vous l'aviez lue dans<144> mon âme. V. A. R. dira sans doute : Pourquoi vos actions ne sont-elles pas conformes à vos maximes? C'est, madame, que le hasard, plus puissant qu'Épicure et moi, a voulu que je naquisse l'aîné des enfants de mon père, dans un État où l'hérédité était d'usage immémorial; c'est que, lorsqu'on se trouve dans un emploi, il faut qu'on prenne l'esprit du corps; c'est ensuite que les conjonctures entraînent les hommes, et les font souvent aller malgré eux.

En vérité, madame, j'ai bien mérité que V. A. R. m'envoie promener avec mon Épicure et mon Diogène. Cependant daignez vous souvenir, madame, que vous m'avez poussé à cette digression, et que V. A. R. s'en prenne à elle-même de mon bavardage. Il est plus facile de faire parler une certaine espèce de gens que de les faire taire. Ma conscience m'accuse d'être de leur nombre; mais le plaisir que j'ai d'écrire à une princesse si éclairée me fait oublier que je l'ennuie. Les plus courtes folies sont les meilleures; je termine celle-ci, qui n'est que trop longue, en assurant V. A. R. que le seul mérite que je crois avoir est d'être un admirateur éclairé de ses qualités admirables, l'amant de ses talents, et de tous les princes celui qui est avec la plus véritable estime, etc.

79. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 28 mars 1767.



Sire,

En lisant la dernière lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire, je me suis trouvée dans le cas de bien des gens qui lisent les philosophes; j'ai admiré, et n'ai point été convaincue. Non, Sire,<145> malgré tous les préceptes d'Épicure, né même simple particulier, vous ne seriez point resté dans l'inaction. Votre génie vous eût crié sans cesse que vous étiez fait pour agir.145-a Il vous eût sollicité, poussé; le naturel eût vaincu les maximes. Mais je croirais volontiers que, après avoir fait de grandes choses, pris des villes, gagné des batailles, enfin, ennuyé de triomphes, rassasié de gloire, et trop accoutumé au bruit de la renommée, une retraite glorieuse et philosophique eût terminé votre carrière. Du reste, Sire, je conviens avec V. M. que les souverains ne sont pas toujours maîtres de leur choix; moins libres, à cet égard, que les particuliers, les conjonctures les entraînent, les événements leur forcent la main. Puissent-ils vous permettre constamment de philosopher et de jouir! Mais que j'aie toujours quelque part à vos réflexions; vous ne pouvez, Sire, les communiquer à personne qui les admire davantage, ni qui soit plus que moi, avec les sentiments si distingués qui vous sont dus, Sire, etc.

80. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Sans-Souci, 9 avril 1767.



Madame ma sœur,

Votre Altesse Royale m'apprend que je n'ai pas l'art de persuader. Je vous abandonne la philosophie, madame, où il est permis à chacun d'avoir librement ses opinions, et, pourvu que je vous persuade du fonds inépuisable d'estime que j'ai pour votre personne, cela me suffit. Et de quoi me suis-je avisé, madame, de vous entretenir de moi-<146>même? Il est vrai que je suis rempli des sentiments que j'ai exposés à V. A. R., et il n'est pas moins vrai que, ayant été jeté par ma destinée dans une route différente, j'ai été obligé de prendre l'esprit du corps duquel je me suis trouvé faire membre. Personne n'est maître de son sort; nous naissons, on nous donne un rôle à jouer, qui souvent ne nous convient pas, et c'est à nous de nous acquitter de notre charge le mieux que nous pouvons. Si nous vivions du temps de Voiture et de Balzac, je dirais à V. A. R. qu'elle est comme ces boîtes où l'on conserve des baumes précieux qui exhalent une odeur admirable, parce que, madame, tout vous fournit matière à dire des choses gracieuses. Si l'âge n'avait pas mûri ma vieille tête, votre lettre, madame, l'aurait fait tourner; mais je sais séparer le peu que je vaux de l'assaisonnement qu'y met votre politesse infinie.

V. A. R. sera peut-être curieuse de savoir à quoi l'on s'occupe ici. Nous faisons, madame, des enfants; nous allons accoucher incessamment, et nous préparons des baptêmes. Cela est très-fort dans les règles, car, après cette horrible boucherie de l'espèce humaine, le plus saint des devoirs est d'en réparer la perte. Si tout le monde pense de même, l'Europe demeurera longtemps tranquille. Si j'avais le don de persuader, que V. A. R. me dénie, je tâcherais de prêcher cette vérité à toute l'Europe; mais, madame, vous m'avez trop humilié pour que j'aie le cœur de l'entreprendre. Je me renferme dans ma petite sphère, et me trouverai trop heureux, si, madame, je puis vous convaincre des sentiments de la haute estime avec lesquels je suis, etc.

<147>

81. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 11 mai 1767.



Sire,

Vous me faites la guerre sur mon incrédulité, et Votre Majesté m'accuse d'un caprice bien étrange, de lui refuser le don de persuader. Je vais, Sire, me justifier d'un mot. Vous voudriez engager l'Europe entière à conserver précieusement la tranquillité dont elle jouit. Entreprenez, Sire, cet heureux, ce salutaire ouvrage, et je suis caution que vous y réussirez. Ce sera un beau contraste; un illustre guerrier prêchant la paix, on se rappellera que l'ermite Pierre prêcha la croisade. Alors, Sire, et sous vos auspices, on s'occupera à réparer les pertes des dernières guerres; vous verrez des mariages, des naissances, une génération nouvelle se former pour vous admirer et vous bénir. Ce spectacle vous offrira plus de charmes qu'un champ de bataille. Vous voyez, Sire, que je vous rends justice, et que je vous crois philosophe. Je suis charmée d'apprendre que la Princesse de Prusse s'acquitte si bien de son devoir, et je lui souhaite les plus heureuses couches.147-a Jouissez longtemps, Sire, du plaisir de voir multiplier votre auguste maison, et faites que ses princes soient amis de mes enfants, comme je suis, etc.

Je demande mille pardons pour le trou qui se trouve dans le papier; je ne m'en suis aperçue que vers la fin de ma lettre.

<148>

82. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

24 mai 1767.



Madame ma sœur,

Si j'avais le beau don de persuader, le premier usage que j'en ferais serait, madame, de vous convaincre de tous les sentiments d'admiration dont vous me pénétrez; le second serait d'insinuer dans toutes ces têtes qui portent des couronnes des sentiments de modération, d'équité et de concorde. Mais savez-vous, madame, ce qui m'arriverait? Ces sacrées Majestés, qui n'aiment pas les contradictions, diraient : Voilà vraiment un plaisant fou, qui prêche la paix sans mission; qu'il reste dans ce cul-de-sac de l'Allemagne où son destin l'a confiné, sans nous crier, comme Diogène de son tonneau, que nous devons être plus pacifiques qu'il nous le plaît. Vous savez, madame, ce que c'est que les grandes puissances; vous vous souvenez sans doute avec quelle modestie elles ont étalé leurs prérogatives dans le temps que toute l'Europe conspirait ma perte. L'Impératrice-Reine dirait qu'elle n'a pas besoin de mes avis pour se conduire, qu'elle a un conseil dans lequel elle a plus de confiance qu'en tout ce qui lui vient de la part d'un ennemi à peine réconcilié; Louis XV dirait qu'un Roi Très-Chrétien ne se laisse point endoctriner par un prince très-hérétique; le roi d'Espagne, qu'il est trop occupé avec les jésuites pour s'amuser d'autre chose, etc., etc., etc. Ce qui pourrait m'arriver de plus consolant serait que quelque bonne âme me prendrait en pitié, me comparant à l'abbé de Saint-Pierre, et prendrait en indulgence les radotages d'un homme qui rêve pour le bien du genre humain.148-a Je ne sais, madame, si l'ermite Pierre et saint Bernard, pour lesquels j'ai la plus grande vénération, si ces deux saints revenaient au monde, et<149> s'avisaient comme autrefois de prêcher une croisade, ne seraient pas vilipendés par tout le monde. Ils étaient des trompettes de discorde, et leur ministère était celui de la paix et de la douceur. Leur exemple me dégoûte de l'apostolat autant que mon insuffisance, et je me borne au proverbe : Chacun pour soi, et Dieu pour tout le monde. En effet, madame, c'est beaucoup si l'on peut en tout temps justifier sa propre conduite; il y a trop de faste et d'ostentation à vouloir réformer celle des autres. Être irréprochable, si cela est possible, voilà à quoi je me borne. V. A. R. peut juger, par ce que j'ai l'honneur de lui dire, que si l'Europe s'embrase, ce ne sera pas moi qui mettrai le feu aux étoupes. Toutefois je ne saurais me persuader que nous risquions de sitôt un nouvel incendie; toutes les probabilités y sont contraires, à moins qu'il n'arrive des événements fortuits que l'esprit d'aucun homme ne puisse prévoir.

Eh! madame, pourquoi me faites-vous des excuses pour votre lettre? Croyez-vous que je prends garde à autre chose qu'à la conversation que vous daignez faire avec moi? La faveur que vous me faites de me communiquer vos pensées m'est si précieuse, que si vos lettres étaient écrites, comme les oracles de la sibylle, sur des feuilles d'arbres, je les recueillerais et les lirais avec le même plaisir.

Je crois devoir vous notifier, madame, que nous sommes accouchés d'une fille, qu'elle a été dûment baptisée, qu'elle a reçu vingt-quatre noms, de crainte que si on oublie l'un, qu'on en retrouve un autre, et que nous faisons déjà des projets pour la marier. Comme V. A. R. va devenir tante dans peu, elle voudra bien d'avance en recevoir mes félicitations, étant avec la plus haute estime, etc.

<150>

83. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Pillnitz, 22 juin 1767.



Sire,

Me voici à la campagne avec l'Administrateur et mon fils; je me promène, je respire le grand air, je cherche à oublier mes peines, et, jouissant du spectacle de la nature, je m'attache aux objets doux et agréables. Ils ne me font point oublier que je dois une réponse à V. M. Ses lettres me sont trop précieuses, et j'aime à penser qu'elle veut bien s'occuper un instant des miennes. Mais il faut que je prenne mon temps, pour ne point jeter des bagatelles au travers des grandes choses. Vous venez, Sire, de faire le roi, le guerrier pacifique. Ces soins sont dignes de vous; il est bien de se maintenir dans une posture respectable, et je suis persuadée que vous désirez d'en rester là. Mais vous refusez, Sire, de faire l'apôtre de la paix. Je n'ai garde de vous le proposer. Il est plus d'une façon de la prêcher, cette paix, et lorsqu'on commande à cent mille braves gens bien exercés, bien équipés, on a, sans faire les frais d'une homélie, des arguments bien persuasifs. Mais enfin, Sire, je suis contente, et vous me réjouissez en me pronostiquant la durée de la paix; car, sauf toute modestie, vous me permettrez que je vous regarde comme un excellent pronostiqueur dans cette matière, et en toute autre.

Je me proposais de féliciter V. M. sur la naissance de la princesse de Prusse, et je me complaisais, de mon côté, dans ma nouvelle qualité de tante. De différents événements sont survenus; je ne veux pas en retracer l'image à V. M. Elle connaît mes sentiments, dans lesquels je serai constamment, etc.

<151>

84. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

27 juin 1767.



Madame ma sœur,

Si mon suffrage peut être de quelque poids, j'ose vous dire, madame, que vous avez pris un très-bon parti d'aller à la campagne et de vous distraire. Dans nos afflictions, le secours que nous tirons de la philosophie est de nous montrer la nécessité du mal et l'inutilité du remède; au lieu que les objets différents attirent notre attention, et la détournent de l'objet de notre douleur; et le temps achève de nous calmer. Ceci ne fait pas, à la vérité, le panégyrique de notre raison; mais l'homme est plus sensible que raisonnable.151-a Je me représente en imagination V. A. R. à Pillnitz; je crois la voir promener dans ces belles allées, et jouir des jolies situations des entours. Cette vie champêtre est, selon moi, préférable à la cohue des plus grandes villes; on y voit encore les images de l'ancienne innocence, de la simplicité de nos aïeux, et l'on y trouve la liberté, sans laquelle il n'y a point de bonheur. Ce sont ces agréments dont je viens de parler qui m'attachent à Sans-Souci. V. A. R., pour s'amuser, voudrait en faire l'antre de Trophonius. Ah! madame, si j'étais prophète, je ne voudrais pronostiquer que de bonnes choses, ou je ne voudrais pas m'en mêler. Je ne courrais certainement pas les rues comme je ne sais quel Ézéchiel, qui annonçait au peuple des vengeances célestes, et qui faisait mille sottises; je n'imiterais pas saint Bernard, qui promettait le royaume de Jérusalem aux fous qui allèrent se faire égorger. Le cerveau d'un homme inspiré doit être étrangement agité; je n'ai jamais eu l'honneur d'éprouver cette sensation; je m'en tiens au terre à terre, à combiner, à conjecturer, à me tromper comme un autre. Cependant je ne crois pas m'être trompé, madame, en ce que<152> j'ai eu l'honneur de vous dire au sujet de la durée de la paix, parce que le plus grand nombre de probabilités sont en sa faveur : premièrement, parce que l'Europe relève à peine d'un violent accès de frénésie qui lui a duré sept ans; parce que ceux qui ont pris le titre de grandes puissances ont des bourses vides; parce que, en parcourant les fastes des empires, nous trouvons que, après de longues guerres, il y a toujours eu des pauses de dix à douze ans; et enfin, parce qu'il n'est pas naturel que ceux qui gouvernent soient toujours dans un héroïque délire. Mais, madame, oserais-je vous parler sans feinte? Je remarque que vous me soupçonnez d'avoir l'âme d'un Catilina, d'un Sylla, d'un Cromwell; je me peins à vos yeux, madame, le tison de la discorde d'une main, le glaive d'une autre, attisant la dissension et le tumulte, nageant dans le sang, et ne respirant que la guerre. De grâce, daignez effacer cette fausse image de votre esprit, et voyez-moi tel que je suis, bon diable, quoique hérétique, plein de vénération pour votre personne, ayant peut-être un peu trop aimé la gloire, mais, à présent, affaibli par l'âge, ne conservant plus que le souvenir des passions qui troublèrent ma jeunesse, corrigé par le temps, et détrompé des illusions par l'expérience. Voilà, madame, le fidèle tableau de ce que je suis, et de ce que je veux être. Ceci vous assurera que mes prophéties seront très-pacifiques, à moins que quelque brutal ou quelque ambitieux ne me force de changer de méthode; mais nous n'y voyons aucune apparence pour le présent.

Puissiez-vous, madame, trouver, en attendant, dans ce séjour champêtre de Pillnitz tout ce qui peut contribuer à la sérénité de votre âme et à la tranquillité d'esprit! Puissiez-vous être préservée à jamais des funestes événements qui font souffrir un cœur aussi bon que le vôtre! Ce sont les vœux sincères de celui qui sera à jamais, etc.

<153>

85. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Pillnitz, 31 juillet 1767.



Sire,

Si jamais j'eusse supposé à Votre Majesté l'âme d'un Catilina ou d'un Cromwell, vous m'eussiez donné de terribles frayeurs en ma vie, et vous m'en donneriez encore. Mais, Sire, vous ne me croyez sûrement pas si mauvais juge. Si vous me permettez de parler d'après vous-même, je vous accuserai d'avoir trop aimé la gloire, cette gloire funeste des combats; mais après la confession magnanime et philosophique que vous en faites, qui vous refuserait l'absolution? Enchantée de vous voir maintenant dans des sentiments pacifiques, je souhaite à V. M. pour récompense les plus pures douceurs de la vie tranquille, et tous les agréments de la campagne; que Sans-Souci vous offre les plus délicieuses productions de la nature; que la belle saison, l'air du matin et la promenade conservent votre santé, et vous nourrissent l'imagination d'idées riantes. Je vous souhaite, Sire, les biens que je désire pour moi-même, et que je cherche à me procurer ici. Mais Pillnitz est à tous égards bien inférieur à Sans-Souci, si ce n'est peut-être pour les points de vue. Il faut se contenter de ce que l'on a. Ce commerce de V. M. me rendra philosophe, ou ce sera ma faute; mais il produira certainement toujours chez moi l'admiration, et fortifiera tous les autres sentiments avec lesquels je suis, etc.

<154>

86. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 7 août 1767.



Madame ma sœur,

Souffrez, madame, que je me félicite de ce que je ne passe plus pour un Attila, pour un Genseric à vos yeux; il m'aurait été dur de vous laisser dans un préjugé si contraire à la vérité, si contraire à votre estime, que je voudrais pouvoir mériter. V. A. R. me dit que je lui ai fait peur quelquefois; je ne soupçonnais en vérité pas que je fusse si terrible; mais soit. J'ose toutefois croire qu'il y a eu des occasions où j'ai pu lui faire plaisir; oui, madame, du vivant de l'Empereur votre père, je présume que vous n'étiez point fâchée que, dans la patrie des anciens Suèves, un jeune fou guerroyât la maison de Habsbourg.154-a Tout a changé depuis; votre mariage, madame, vous a fait passer dans une autre famille, vous avez adopté de nouveaux intérêts, et vous vous êtes accommodée à ce que ces circonstances exigeaient de vous. Nous n'envisageons les objets que du point où nous sommes placés; des peintres feront une infinité de dessins de la même figure, tous relatifs au point de vue dont ils l'envisagent : l'un la dessine en face, l'autre de biais, un autre en profil, un autre par derrière; c'est la même figure qu'ils dessinent, mais prise par différents côtés. C'est ainsi que nous faisons aboutir à nous, comme au centre commun, tous les événements qui arrivent dans le monde, et que nous en portons notre jugement relativement à ce qu'ils peuvent nous être contraires ou avantageux. Montaigne disait que toute chose avait deux anses, la bonne et la mauvaise, et qu'il ne s'agissait que du choix.154-b Vous pensez, madame, que Montaigne n'est qu'un sot au bout de ma plume, et que je ferais bien de ne point citer. Je vous obéis, très-<155>persuadé que vous n'avez point besoin de maître en philosophie, que votre esprit et vos connaissances vous en ont plus appris que je n'en saurai jamais, et que si j'ai eu le malheur de vous causer des inquiétudes pendant la guerre, je ne dois pas vous ennuyer durant la paix. Souffrez donc, madame, que, après vous avoir remerciée de l'absolution que vous daignez me donner, et de toutes les bénédictions dont vous daignez me charger (préférables à celles du successeur de saint Pierre), je vous renouvelle les protestations de l'admiration et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.

87. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 4 septembre 1767.

Il est très-vrai, comme l'observe Votre Majesté, chacun de nous voit les choses dans son point de vue, et les juge en conséquence. Je souhaite de pouvoir toujours considérer les événements dans une position correspondante à la vôtre, Sire; j'aurais alors de la confiance plutôt que de l'inquiétude. Cela était ainsi du temps de l'Empereur mon père; je m'en souviens, Sire, avec reconnaissance. Mon point de vue changea dans la suite; mais tout cela est passé, et ne reviendra plus, du moins selon mes vœux et mes espérances. Je ne verrai en V. M. qu'un grand monarque, un philosophe sur le trône, à qui je trouve qu'il ne sied point mal de citer Montaigne, et de qui je pourrais apprendre beaucoup. Vous ne m'eussiez jamais causé la moindre inquiétude, Sire, si vous étiez aussi peu fait pour être redouté à la guerre que pour ennuyer durant la paix. Les lettres de V. M. m'honorent et m'enchantent; je la supplie de ne considérer<156> dans les miennes que l'expression naïve de cette haute considération avec laquelle je suis, etc.

88. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

10 septembre 1767.



Madame ma sœur,

Précisément à mon retour de mon voyage, j'ai été réjoui par la lettre que V. A. R. a eu la bonté de m'écrire. Ce que j'ai eu l'honneur de vous dire n'est que trop vrai, madame; c'est précisément parce que chacun se place au centre du monde, et qu'il dirige les rayons de la circonférence vers lui, qu'il est si rare d'accorder le jugement de deux personnes sur les événements qui arrivent. Le moindre intérêt que nous y croyons prendre détermine notre approbation ou notre blâme. Il n'y a que le vrai mérite sur lequel on ne dispute guère; son éclat impose silence aux censeurs, et force même les ennemis de la personne de lui rendre justice. C'est pourquoi, en disant hautement ce que je pense des vertus et des talents d'une grande princesse que je n'ose nommer devant vous, madame, personne ne s'est jamais trouvé d'un sentiment contraire au mien.

J'ai vu M. de Kessel, votre grand maître de cuisine, et je lui ai dit : « Faites mes hommages à votre maîtresse, et assurez-la que j'envie Je sort de vos marmitons, qui ont le bonheur, que je n'ai pas, de la voir. »

Me voici donc, madame, occupé aux apprêts des noces d'une stadhouderesse;156-a le prince d'Orange viendra ici au commencement<157> d'octobre, et comme il ne peut s'absenter longtemps de la Haye, nous ferons les noces en poste. On représentera l'opéra de Psyché,157-a que j'ai fait faire exprès pour cette célébrité. J'espérais d'avoir la Bastardella; elle s'est mis un amour en tête, et comme ce roman pourrait durer plus longtemps qu'on ne pense, et qu'en gros les chanteuses d'Italie sont détestables actuellement, il m'a fallu déguiser un petit garçon en fille, faute de mieux. Je me flatte que ces bons Hollandais de la suite du prince d'Orange, peu accoutumés à l'opéra italien, ne se douteront de rien, et prendront ma Psyché pour ce qu'elle n'est pas, et ne pourra jamais être. V. A. R. voit ce qu'il en coûte d'être oncle; il faut travestir des garçons en filles, et mettre tout en mouvement pour faire aller l'Opéra, quoi qu'il en dise. Toutefois j'ai des exemples de la même ruse, car, à Rome, dans cette mère du christianisme, il n'y a que des chanteurs à l'Opéra. A quoi diable pense-t-il, direz-vous, madame, de m'entretenir de nièce, de Psyché, de prince d'Orange, d'opéra? et quels fagots s'avise-t-il de me venir conter? Je conviens, madame, que, dans le fond, V. A. R. a raison; je devrais l'entretenir de tout autre chose, si ce n'est que, frappé d'objets qui actuellement m'occupent, je n'eusse osé vous en parler, non comme à l'électrice de Saxe, mais comme au beau génie qui protége les arts dans cette région. Protégez-les toujours, madame; la gloire que ces arts donnent est préférable à la plus illustre naissance, comme au plus haut degré d'élévation où les hommes puissent monter. Les aimer, les protéger et les cultiver comme V. A. R., c'est avoir acquis un mérite personnel, le seul que l'on estime et que l'on révère dans les princes. Pour moi, dilettante indigne, tout ce que je puis, c'est de vous applaudir dans la foule, et de vous rendre des hommages sincères. C'est avec cette admiration que je suis avec la plus haute estime, etc.

<158>

89. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 26 octobre 1767.



Sire,

Vous êtes toujours Frédéric; soit que Votre Majesté parle de philosophie ou d'opéra, de guerre ou des beaux-arts, la même lumière éclaire votre esprit, et lui montre tous les objets dans leur vrai point de vue. J'en dirais davantage, Sire, si vous me prodiguiez moins de louanges; mais, en vérité, V. M. me met dans l'embarras, quoique je voie bien que sa politesse cherche seulement à me conserver les prérogatives de mon sexe. Je suis très-persuadée que, dans les fêtes que vous donnez à une nièce chérie, on reconnaîtra le génie qui a dirigé tant de choses plus importantes, et l'univers aimera à vous voir occupé de ces amusements. J'ai bien ri, Sire, de l'espérance où vous êtes que de bons Hollandais prendront aisément un jeune garçon pour une fille. Cette métamorphose est ordinaire à Rome, comme l'observe V. M., et elle se persuade sans doute que c'est par décence et par un excès de scrupule que ces vieux célibataires substituent, sur le théâtre, des garçons sans barbe aux femmes et aux filles. Mais ce scrupule me paraît plaisant dans des septuagénaires.

Que j'aime, Sire, à vous entendre célébrer les faits bienfaisants et paisibles des princes! Que ne vous doivent-ils point, lorsque vous en relevez si haut la gloire, vous qui avez tant fait de ces choses dont l'éclat frappe bien plus vivement les yeux de tout le monde! Pour moi, dans ma sphère, je ne puis rien de plus glorieux que de protéger les arts et les sciences; je marcherai ainsi sur vos traces, et je donnerai des preuves réelles de cette admiration avec laquelle je suis constamment, etc.

<159>

90. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

1er novembre 1767.



Madame ma sœur,

Votre Altesse Royale juge trop favorablement de nos fêtes. Si j'étais dans le cas de lui en donner jamais, je serais fort embarrassé; je me représenterais, madame, le juge devant lequel j'aurais à comparaître; je ne cesserais de faire le triage des choses, et de fouiller dans l'arrière-cabinet de mon imagination, pour en tirer tout ce que je pourrais de mieux. Une idée agréable me vient flatter sur ce sujet : je vois, madame, que l'Électeur touche dans peu à sa majorité; je suppose qu'alors V. A. R. pourra passer quelque temps dans son douaire de Pretzsch; ce lieu se trouve dans le voisinage, et dès lors il n'y aurait plus d'impossibilité, madame, à vous donner des fêtes. Peut-être que cette idée vous paraîtra folle, de la dernière folie; en ce cas, madame, je vous supplie de la supprimer. Mais si elle ne vous effarouchait pas, je vous avoue que, quand même ce ne serait qu'une illusion, elle serait pour moi un songe agréable. Vous seriez reçue comme Minerve, comme la déesse des arts, comme une nouvelle Muse, à laquelle une illustre naissance ne nuit en rien.

Je me crois obligé de vous dire, madame, que notre Psyché s'est assez passablement acquittée de son rôle, sans que ses attraits aient égratigné en rien le cœur de nos Hollandais; ils ont été de marbre, ainsi que les cardinaux de la sainte Église romaine, et je ne répondrais pas même que leurs sens aient été ébranlés par les sons de l'harmonie. Mais que vous font, madame, des oreilles hollandaises, et que vous importe qu'elles soient sensibles ou non? Je dois, madame, vous entretenir d'une matière plus importante : vous m'avez rendu jaloux à l'excès; vous remplissez mes jours de trouble; vous avez accordé des faveurs à mon frère, que vous me déniez; il possède votre portrait,<160> madame, et je ne l'ai point. Il est vrai que l'image de votre beau génie m'est toujours présente; je parcours votre poésie, j'entends chanter vos airs, je me délecte dans cette occupation. Mais, madame, quel crime irrémissible ai-je commis, pour que vous me trouviez indigne de posséder l'empreinte de vos traits, et de regretter, en les regardant, les moments heureux que vous vouliez bien que je passasse chez vous? Je vous vais traiter comme les dieux : on leur fait des prières, et puis on se résigne à leur volonté. Usez-en, madame, comme vous le voudrez; quoi que vous résolviez, rien n'altérera en moi les sentiments d'admiration et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.

91. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 5 décembre 1767.



Sire,

Le séjour de Pretzsch me deviendra bien cher lorsqu'il pourra me mettre à portée, je ne dis pas de recevoir des fêtes de V. M., mais de la voir, ce qui seul serait pour moi une fête brillante et précieuse. Mais, Sire, en vérité, vous me confondez par des louanges dont tout mon amour-propre ne m'empêche pas de sentir l'excès. Quoique femme, quoique princesse, musicienne, et me mêlant même un peu de poésie, comment pourrais-je imaginer que j'eusse causé de la jalousie à un héros par le don de mon portrait? Cependant le désir que V. M. veut bien témoigner de l'avoir m'est trop glorieux pour que je n'en sois pas infiniment flattée. Je vais travailler à cet ouvrage avec un empressement digne de sa destination. Je me flatte que, le<161> rencontrant quelquefois sous vos yeux, il vous rappellera ces sentiments distingués et sincères avec lesquels je serai toute ma vie, etc.

92. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Berlin, 20 décembre 1767.



Madame ma sœur,

Votre Altesse Royale voudra que je commence ma lettre par les sincères remercîments de la faveur qu'elle m'a si noblement accordée. Votre portrait sera chez moi considéré comme celui d'un très-grand homme; j'aime à la passion le génie, et je vous avoue, madame, que j'en suis l'enthousiaste. Vous vous plaisez, madame, de me pousser sans cesse au point de faire mon apologie. Vous le voulez, je me justifierai donc encore. Mais, madame, mes raisons sont si victorieuses, que je ne crains pas de réduire votre modestie au silence. V. A. R. m'oblige de défendre une thèse que je veux soutenir en forme.

Vous conviendrez, madame, que ceux qui aiment les sciences aiment ceux qui les cultivent avec succès; vous conviendrez encore que la vertu est aimable par elle-même, que le mérite l'estime, et que le vice ne peut lui refuser son suffrage. Si donc on trouve réunis les arts et les vertus en une personne, est-il possible de s'empêcher de l'aimer? Cet amour n'est pas de cette espèce dont la pudeur s'effarouche, ce n'est pas cette flamme qui porte l'incendie dans le cœur des amants, mais un penchant irrésistible, accompagné d'admiration. Voilà, madame, le sentiment que vous réveillez dans mon âme, et qu'aucune puissance n'y peut détruire. Je respecte trop votre mo<162>destie pour vous dire rien de personnel sur ce que je viens d'avancer; pour moi, j'en trouve l'application si simple, qu'elle me confirme dans mes sentiments. Votre indulgence ne veut point m'ôter l'espérance flatteuse qui règne en mon esprit, et vous m'ouvrez, madame, une perspective qui m'enchante. Que n'êtes-vous déjà à Pretzsch! Et pourquoi retarder le plus beau jour de ma vie? Mais votre sage tutelle fait tant de bien à la Saxe, que je ne dois pas regretter les moments que vous employez pour la félicité de ce peuple, pour des instants qui combleraient mes vœux. Les chrétiens ne parviennent au ciel, à ce que l'on prétend, qu'en redoublant de foi et de persévérance; voilà mon cas; j'espère, et je me résigne. Votre providence disposera de tout selon qu'elle le jugera le plus avantageux à mon salut. Avec ces sentiments, vous voyez, madame, qu'on ne peut joindre plus de soumission à une admiration plus sincère, et que rien ne peut vous enlever les hommages de celui qui sera à jamais, etc.

93. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 26 janvier 1768.



Sire,

Votre Majesté range ses arguments comme ses bataillons; il est difficile de leur résister, et, quelques objections qu'on pourrait faire contre l'application des premiers, je me rends à la conclusion qui m'assure de l'estime de V. M., c'est-à-dire de la chose du monde que j'ambitionne le plus. Mais parmi toutes les qualités que votre bonté me prête, vous oubliez, Sire, la seule que je suis sûre de posséder à un éminent degré : c'est l'admiration que j'ai pour les héros, non pas de<163> l'espèce des Alexandre, qui, après avoir parcouru, le fer à la main, une partie de la terre habitable, pleuraient de ce qu'on ne pouvait tout conquérir; le héros que j'aime est l'homme de tous les temps, de tous les lieux, grand dans ses victoires, plus grand peut-être dans ses revers, ne redoutant pas plus le chaos des affaires que les dangers de la guerre, jugeant avec la même justesse d'un système politique, d'un plan de finances, que de l'ordre d'une bataille, joignant enfin au discernement du bon le goût du beau. Si V. M. me trouve un peu difficile, songez, Sire, que notre siècle m'en a fourni l'idée, et que personne n'est moins en droit que vous de m'accuser que je me forge un être de raison. Il l'est si peu, que, si jamais je vais à Pretzsch, je verrai ce héros, je l'entretiendrai, et nous parlerons politique, finances, arts, littérature; car les génies lumineux comme V. M. répandent leurs lumières sur ce qui les approche. La chose que je vous dirai plus rarement que je ne la sentirai, c'est que rien ne peut altérer l'admiration et la haute estime avec laquelle je serai à jamais, etc.

94. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 1er février 1768.



Madame ma sœur,

J'ai bien cru qu'en plaidant ma cause au tribunal de votre équité, je serais mis hors de cour et de procès. V. A. R. est trop juste pour condamner des sentiments fondés sur la vérité et la vertu, et je vous avoue, madame, que j'ai mauvaise opinion de toute personne qui marque de l'insensibilité pour le mérite. Le bien de l'humanité veut qu'on en soit pénétré, pour l'encouragement de ceux qui en ont, et<164> pour causer de l'émulation à ceux qui négligent leur âme et leurs talents. On dirait que V. A. R. sort de l'école des stoïciens; leur archétype, d'après lequel ils avaient peint leur sage, vous a sans doute, madame, servi de modèle pour votre héros. Il est bon de se proposer de grands exemples de perfection, quand même on n'y saurait atteindre. Je m'instruirai, madame, à votre école; j'aurai sans cesse devant les yeux ce modèle d'héroïsme, quoique je sente de quelle immense distance j'en suis éloigné. Pour peu que je fasse de progrès, je me regarderai comme l'heureux ouvrage de vos mains, et je me flatte de m'attirer vos bontés, parce que vous me regarderez comme une de vos productions.

Tandis que je me propose de profiter de vos excellents préceptes, les grandes puissances, pour se désennuyer, font la guerre aux pauvres jésuites, qui vont bientôt être bannis de la moitié de l'Europe. Ce qui m'étonne dans la conduite de ces rois, c'est qu'ils suivent les institutions du saint-office, et qu'ils s'approprient les dépouilles des proscrits, sans doute pour se consoler de leur perte. Tout hérétique que je suis, je me garde bien de suivre leur exemple, et je laisserai cet ordre en paix, tant qu'il ne voudra point se mêler du temporel, ni égorger moi ou mes proches. On entretient dans des cirques, pour des combats de bêtes, des tigres et des lions; pourquoi ne tolérerait-on pas de même des jésuites?164-a L'animal le plus sociable doit se comporter avec tous les autres animaux, et l'on peut vivre avec des jésuites, des bonzes, des talapoins, des imans, des rabbins, sans les mordre et sans en être dévoré. Je me flatte que V. A. R. ne désapprouve pas ces sentiments, et qu'elle ne pense pas comme M. Boyer de Mirepoix,164-b qui, ayant la feuille des bénéfices en France, ne parlait qu'avec exclamation de l'abominable mot de tolérance. La plus grande folie qui caractérise notre espèce, c'est qu'elle se sert mutuel<165>lement de démons pour se persécuter et pour se rendre la vie amère. Voilà les Génevois qui auraient été heureux, et qui le seraient encore, si un esprit de vertige ne suscitait des factions entre eux; il semble qu'ils ne pouvaient pas supporter le bonheur dont ils jouissaient, et ils s'entre-déchirent pour s'en priver. Ce serait encore une grande question à résoudre pour des philosophes, à quel point l'homme est susceptible de bonheur, et combien son inquiétude lui permet de le conserver. Mais, madame, V. A. R. a résolu ce problème; vous rendez la Saxe heureuse, et vous vous appliquez à l'y maintenir; et moi, bavard radoteur, je vous fais perdre par ma longue lettre un temps précieux que V. A. R. sait si utilement employer. Je connais, madame, votre indulgence et votre support; peut-être que j'en abuse; mais j'obtiendrai mon pardon en faveur du plaisir infini qu'il y a de s'éclairer à votre lumière, et en faveur des sentiments d'admiration et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.

95. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 7 mars 1768.



Sire,

Votre Majesté me fait tort; je n'ai rien de commun avec les stoïciens, et leur sage n'est pas l'archétype de mon héros. Ce n'est point aux maîtres de la terre d'adopter une philosophie qui fait de l'insensibilité le principe des vertus; c'est encore moins à mon sexe de le prêcher. Quoi! je proposerais à V. M. de renoncer au sentiment, de renvoyer son Opéra et son Académie de belles-lettres! Celui de tous les rois qui sait le mieux allier les vertus sublimes du trône avec les ta<166>lents aimables d'un particulier ne serait plus, par mes conseils, qu'un philosophe sauvage! Que diraient vos sujets et vos virtuosi de toute espèce? De grâce, Sire, ne me brouillez pas avec tant d'honnêtes gens, tandis que vous entretenez la paix avec tout le monde, jusqu'aux jésuites inclusivement. Rien de plus judicieux que le parti que V. M. prend à leur égard. Si l'on savait toujours assigner aux hommes la place qu'ils doivent tenir, et les empêcher d'en sortir, les divisions ne régneraient plus sur la terre; les jésuites ne songeraient qu'à enseigner le latin, et les citoyens de Genève ne voudraient plus empiéter sur l'autorité de leurs magistrats. Le genre humain y gagnerait sans contredit, mais les gazetiers y perdraient, et c'est toujours une espèce qui trouverait son malheur dans le bien général; tant il est vrai que les philosophes auront bien de la peine à décider pour l'affirmative, dès que V. M. leur parlera d'un bonheur général suivi et indépendant. Il faut bien que l'homme n'en soit point susceptible, puisque le bonheur même du grand Frédéric ne dépend pas uniquement de son âme; mais aussi peut-on se consoler d'un sort qu'on partage avec lui, et quant à moi, j'en suis toute consolée; je n'ai pas à me plaindre avec l'estime de V. M., et jouissant de l'avantage de vous assurer de l'admiration sans bornes avec laquelle je suis, etc.

96. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

18 mars 1768.



Madame ma sœur,

Je vois que Votre Altesse Royale désapprouve la rigidité de la doctrine de Zénon, et qu'elle y préfère une philosophie plus douce. Vous<167> n'avez, madame, rien à craindre que les stoïciens trouvent de nos jours autant de disciples qu'ils en eurent autrefois; le public est généralement plus porté pour les maximes d'Épicure mal expliquées, et, supposé que les stoïciens m'eussent rangé sous leur loi, je crois que les arts et les sciences n'auraient pas raison de regretter beaucoup la perte d'un dilettante, d'un amateur comme moi. Il est certain que pour qui aurait le bonheur de vivre, madame, dans les endroits que vous habitez, aurait de la peine à convenir qu'il n'y ait pas du bonheur à vous entendre, et du malheur à être privé de votre présence; Caton même avouerait que c'est un mal réel de vivre loin des personnes que la voix publique élève au-dessus des autres. Je ressens cette privation, et je vois que le stoïcisme me serait avantageux pour m'aider à me faire une raison sur ma position actuelle; mais la chair et le sang sont fragiles, et l'homme est plus sensible que raisonnable.167-a

J'avoue à V. A. R. que j'ai ressenti quelque joie en apprenant que j'ai un nouveau confrère excommunié comme moi; le duc de Parme vient de l'être, et je ne sais pas trop comme la cour de Rome se trouvera d'avoir assez indiscrètement lancé ses foudres jadis si redoutables. Il me semble que les conjonctures ne sont pas favorables à une pareille démarche, et que c'est décréditer une formule soutenue par un crédit idéal de l'employer au moment que ce crédit tombe et s'affaiblit généralement. Les anciens guerriers ont été plus circonspects; car, dès que l'on commença dans les armées à faire usage de la poudre, on abandonna les piques et les autres armes offensives, insuffisantes pour résister aux armes à feu. Selon cette conduite, il me semble que la cour de Rome devrait mettre en ligne de compte les progrès de tant d'ouvrages philosophiques qui répandent la lumière de tous côtés en Europe, et ne pas déclarer son impuissance par des entreprises qui la couvriront de confusion, et décèleront son discrédit.<168> Peut-être, madame, que tout ceci n'est pas théologiquement orthodoxe; mais daignez vous souvenir que je ne suis pas de ceux que le Saint-Esprit daigne inspirer, et que je ne raisonne que selon les facultés d'une raison dépravée. Cette raison, très-suffisante pour la conduite ordinaire, ne l'est pas assez pour des matières surnaturelles, incompréhensibles autant qu'inintelligibles. J'attends donc en silence ce qui arrivera de mon confrère l'excommunié, et c'est au Saint-Esprit, qui a dicté l'excommunication, à sauver le saint-siége des affaires qu'elle lui attirera.

V. A. R. a bien raison de dire qu'il semble que l'homme soit né l'ennemi de son repos; c'est qu'il a reçu un esprit d'inquiétude qui le rend mécontent du présent, et lui figure un bonheur imaginaire dans l'avenir. Les hommes ont été tels dans tous les siècles, ce qui a donné lieu à ces révolutions fréquentes et à ces changements continuels dans les États. Ces Génevois ont cependant réduit leurs magistrats à entrer en composition avec eux; leur fermeté, ou bien leur obstination rigoureuse, l'a emporté même sur ceux qui s'étaient chargés de l'arbitrage de leurs différends. Ils ont déclaré qu'ils mettraient plutôt le feu à leur ville, et s'enseveliraient sous ses ruines, que de céder à leur conseil; et comme c'étaient des forcenés capables d'exécuter ces menaces, l'amour de la patrie a prévalu, et les magistrats ont mieux aimé céder aux prétentions du peuple que de contribuer à la ruine de leur république.

Je commence à croire que l'épidémie de cette inquiétude s'est communiquée à mon esprit, car je sens, comme les Génevois, qu'il manque quelque chose au contentement de mon cœur : c'est le portrait illustre d'une grande princesse qui avait eu la bonté de me le promettre, et dont je voulais orner ma chambre, pour lui rendre un culte religieux et dire au moins à cette toile ce que la modestie de l'original m'empêche de lui exprimer. Si V. A. R. connaît cette princesse, je la supplie de la faire ressouvenir de ce qu'elle a daigné<169> promettre;169-a cela ajoutera encore, s'il se peut, aux sentiments d'admiration et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.

97. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 22 avril 1768.



Sire,

Il est vrai, la dernière lettre de Votre Majesté n'est pas bien orthodoxe; mais elle est charmante, et quand elle m'aurait été écrite par un concile œcuménique, elle ne m'eût pas fait plus de plaisir. Il n'appartient qu'à vous de rassembler Zénon, Épicure, la cour de Rome et les Génevois, tous gens peu faits pour vivre ensemble, et qui se rencontrent cependant dans votre lettre aussi paisiblement que leurs partisans se voient dans vos États.

Quoique V. M. ne soit qu'un hérétique, je veux pourtant vous avouer que beaucoup de bons catholiques ne sont guère édifiés de l'affaire de Parme; et, s'ils respectent constamment le saint-siége, ils n'en craignent pas moins qu'il n'arrive à la cour de Rome, comme aux magnifiques seigneurs de Genève, d'être obligée de se relâcher sur bien des prétentions.

Au reste, Sire, je n'ai pas manqué de faire d'abord la commission dont vous avez bien voulu me charger pour une certaine princesse. Je savais que je ne pouvais mieux lui faire ma cour qu'en lui disant que V. M. s'empresse d'avoir son portrait. Elle ne l'a point oublié; mais, ne sachant pas manier le crayon avec la même promptitude qu'un grand roi manie l'épée et la plume, l'ouvrage n'avance que lentement. D'ailleurs, quoi qu'elle puisse faire, il ne réussira jamais<170> au gré de ses désirs. Elle voudrait, Sire, que vous lisiez, dans la copie de ses traits, les sentiments qui animent l'original; mais le crayon et la plume sont également faibles lorsqu'il s'agit de peindre à V. M. l'admiration et la haute estime avec laquelle je ne cesserai d'être, etc.

98. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 3 mai 1768.



Madame ma sœur,

Je n'ai jamais douté qu'une princesse aussi éclairée que Votre Altesse Royale n'aurait des sentiments modérés, que lui inspire sa sagesse. Comment, madame, aurais-je osé vous écrire, si vous m'envisagiez comme un gibier d'enfer, comme un damné en herbe, qui n'attend que le moment de maturité pour être dévolu à jamais aux griffes de messire Satan? Je connais peu de saints; je me rends justice, je sens que je suis peu fait pour vivre avec eux; il faut des âmes grandes et pleines de tolérance pour me supporter, et c'est à celles-là que je m'adresse par préférence. Les rigoristes en tout genre sont des espèces de tyrans dont les hommes libres fuient la gêne et la servitude. V. A. R. pense de même; elle ne veut ni opprimer, ni qu'on opprime. Le saint-père aurait dû faire ces réflexions; toutefois un bruit sourd se répand qu'il ne s'en tiendra pas à son premier anathème, mais qu'une bulle fulminante va paraître contre le Très-Chrétien, le Très-Catholique, et le Très-Fidèle. Si cela est, je crois, madame, que le saint-père, pour remplir sa table, y admettra le Défenseur de la foi et votre serviteur, en qualité de parasites; car il est fâcheux pour un pape d'être isolé.

C'est un malheur pour le genre humain que les hommes ne<171> puissent être tranquilles; quand ils mènent une vie heureuse, ils la troublent eux-mêmes, en se suscitant des embarras, et en s'attirant des affaires. Les annales de l'univers en contiennent des preuves, et comme cela a été de tout temps, je crois que cela continuera de même. Jusqu'à la petite ville de Neufchâtel a essuyé des troubles; V. A. R. sera bien étonnée quand elle saura pourquoi. Un prêtre171-a avait avancé dans un sermon que, vu l'immense miséricorde de Dieu, les peines de l'enfer ne pouvaient pas durer éternellement. Le grave synode cria au meurtre contre des paroles aussi scandaleuses, et complota pour que le prêtre au sermon fût exterminé. L'affaire était de mon ressort, car V. A. R. saura que je suis pape dans ce pays-là; voici donc comme je l'ai décidée : Que les prêtres qui se forgent un Dieu cruel et barbare soient damnés éternellement, comme ils le veulent, et comme ils le méritent; et que les prêtres qui se représentent Dieu doux et clément jouissent de la plénitude de sa miséricorde. Toutefois, madame, ma sentence n'a pas calmé les esprits; la scission continue, et le nombre des théologiens damneurs l'emporte sur les autres. A cela se sont mêlés tant d'autres différends, qu'on n'a pu parvenir à les apaiser que par l'intervention des Bernois.171-b

Rien ne peut m'être plus flatteur que l'espérance que V. A. R. me donne à la fin de sa lettre; non seulement j'aurai ce portrait tant désiré, mais, pour en augmenter le prix et ma reconnaissance, il sera tracé par une main illustre, qui honore tous les arts qu'elle cultive. En vérité, madame, de toutes les plus grandes princesses de l'Europe, il n'y a que V. A. R. de qui on puisse recevoir de telles faveurs. Ce portrait171-c sera placé dans le sanctuaire d'une chapelle, et jouira d'un<172> culte religieux; je lui adresserai des prières, et lui dirai : Divine Minerve, daignez me protéger, et, de grâce, répandez un peu sur moi quelques rayons de votre génie qui m'éclaire. Je suis, etc.

99. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Pillnitz, 6 juin 1768.



Sire,

Si vos prédicants de Neufchâtel lisaient la fin de la dernière lettre que V. M. m'a fait l'honneur de m'écrire, ils ne vous traiteraient pas sans doute comme l'avocat Gaudot,172-a car, Dieu merci, vous disposez de plus de fusils qu'eux; mais ils vous feraient mal passer votre temps dans l'autre monde. On vous placerait tout à côté de Julien pour avoir adoré de faux dieux, et qui pis est, pour avoir été éclairé, vertueux, intrépide, grand comme lui. Donc V. M. serait damnée; la chose est claire, et la Sorbonne l'a décidé ainsi contre Bélisaire.172-b Je ne me consolerais pas, Sire, si j'étais la cause innocente que pareil accident vous arrivât. Ainsi point d'adoration, s'il vous plaît; ma divinité se contente à moins, et pourvu que V. M. l'estime un peu, elle en sera plus fière qu'elle ne le serait des génuflexions de l'univers.

Nous n'avons pas appris jusqu'ici que le pape se proposât de fulminer une nouvelle bulle. En bonne catholique, j'en serais fâchée. Mais s'il était dans le cas de recourir à V. M., je me ferais une fête de voir la première ambassade d'obédience que vous lui enverriez. Cela ferait époque dans les annales de l'Europe et dans celles de l'esprit<173> humain, sans cependant rien ajouter à ma vénération pour V. M.; elle est indépendante de ma croyance et de la vôtre. J'aimerais moins la mienne, si elle ne me prescrivait d'estimer, d'honorer et de respecter les vertus sublimes partout où je les vois. Jugez, Sire, quels sont les sentiments profonds et inaltérables avec lesquels je suis, etc.

100. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 23 juin (1768).



Madame ma sœur,

Il y a l'infini, madame, entre la bonté indulgente de Votre Altesse Royale, et la dure opiniâtreté d'un théologien. Si les sectes les séparent en catholiques, protestants, anabaptistes, etc., l'esprit de domination et d'intolérance est le même chez tous ceux qui se croient les ambassadeurs de Dieu le Père pour annoncer une métaphysique inintelligible à des espèces de brutes, qui sont les laïques profanes. Pour moi, madame, je suis tout accoutumé à être damné par ces messieurs; c'est une galanterie dont ils ne sont pas chiches, et qui ne m'inquiète pas le moins du monde. Il n'en est pas ainsi avec Sa Sainteté; il est le suisse du paradis, il peut y faire entrer qui bon lui semble, et même votre serviteur, tout hérétique qu'il est, si je me trouve en état de rendre quelques services à l'Église. Mon bon ange m'en a fourni quelquefois l'occasion, comme à la diète d'élection de Charles VII votre auguste père;173-a j'ai voté, madame, pour que le nonce fût admis à la diète. J'ai peut-être contribué en d'autres occasions à épargner quelques désagréments à la cour de Rome, dont je ne me vante pas;<174> et je me réserve encore pour ouvrir un asile, un dernier refuge aux gardes du corps du pape, à cette milice que l'on réforme dans tous les royaumes où naguère elle était florissante. Si j'ajoute à ces services rendus l'état d'ennui où doit se trouver Sa Sainteté de se voir isolée, sans Très-Chrétien, sans Très-Catholique, sans Très-Fidèle, il me paraît probable que le pontife, pour remplir sa cour, son bercail ou sa table, appellera à soi le Défenseur de la foi, et moi indigne; et comme jusqu'ici, madame, je n'ai point de nom de guerre, j'aurai l'honneur de vous notifier alors en beau style de chancellerie que j'ai pris celui de grand moutardier du pape. Voilà, madame, où me conduisent mes profondes méditations politiques sur les changements qui peuvent arriver dans l'Église; mais comme je ne suis pas infaillible, vous en tiendrez le compte que vous voudrez.

La lettre de V. A. R. m'a trouvé de retour d'un pénible voyage; j'ai parcouru toute la partie septentrionale de l'Allemagne, et j'ai vu princes, ducs, comtes, seigneurs de tout ce qui avoisine au lieu de mon passage. Je n'ai manqué le roi de Danemark que de quelques heures; cela me rappelait l'Arioste et ses héros qui sont toujours par voie et par chemin, à cette différence près que ni lui ni moi nous n'avions de princesses en croupe. J'ai été à Loo,174-a chez le prince d'Orange et ma nièce, où j'ai vu des députés des états généraux, des provinces et des villes. Mais ce qui mérite le plus l'attention de V. A. R., c'est un opéra buffa flamand que l'on a représenté. Vous ne pouvez, madame, vous figurer à quel point ce spectacle est exécrable : les acteurs sans voix et sans solfége, la dureté de la langue, et les sincères applaudissements que ces bons Hollandais donnaient à ce charivari digne du sabbat des sorciers, ne me laissaient pas le temps de revenir de ma surprise. La Hollande n'est et ne sera jamais que le coffre-fort de Plutus; mais pour les arts et le bon goût, ils n'en connaissent pas les éléments. Ce n'est que chez des nations sen<175>sibles et des peuples plus policés qu'on apprécie les productions qui font le plus d'honneur à l'esprit humain, et que, en protégeant les auteurs, on encourage les talents.

Qu'il est rare de trouver de grandes princesses qui donnent l'exemple en divers genres à leurs sujets, et qui ne dédaignent pas la gloire du mérite personnel, infiniment préférable à celui de la naissance! Quel Saxon ne doit pas se trouver encouragé à travailler pour la perfection des arts, quand il voit, quand il entend des merveilles qu'il ne m'est pas permis d'exprimer dans cette lettre-ci, et qui n'en font pas moins l'admiration de l'Europe! Je m'arrête, madame, en si beau chemin, non faute de matière, mais par discrétion; j'espère que V. A. R. me tiendra compte du sacrifice que je fais à son extrême modestie d'une infinité de choses que j'ai sur le cœur, et dont je me plais à m'entretenir avec d'autres. Daignez jeter quelque regard bénévole sur ces lignes, et surtout recevoir avec bonté les assurances du parfait attachement et de la haute estime avec laquelle je suis à jamais, etc.

101. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 23 août 1768.



Sire,

La dernière lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire m'a donné la joie de vous savoir heureusement retourné de votre voyage, et le plaisir de rire de grand cœur de tout ce que vous m'en dites. Je sais bien, Sire, que vous n'avez pas toujours fait rire les gens, et que les généraux ennemis ne vous trouvent pas fort plaisant<176> quand vous êtes à la tête de vos armées. Mais c'est encore une preuve que vous êtes tout ce que vous voulez être. Tant pis pour vos ennemis, si vous leur paraissez très-sérieux. Pour moi, qui n'ai pas le malheur d'être votre ennemie, rien ne m'empêche de rire de votre opéra hollandais, de vos héros voyageurs, et de votre titre de grand moutardier du pape. Prenez seulement garde, Sire, que ce ne soit pas de la moutarde après dîner. De la manière dont quelques puissances ont commencé, l'ordinaire du saint-père sera fort ébréché, et si tout le monde reprend ce qui lui a appartenu anciennement, il court risque de faire très-mauvaise chère. Il sera beau alors de voir un roi protestant rétablir sa cuisine. C'est où je vous attends, Sire, et je ne compte pas rester longtemps dans l'attente. V. M. est faite pour étonner l'Europe par des combinaisons grandes et profondes, qui confondent d'abord la politique du vulgaire, mais que l'effet justifie bientôt. C'est ce que je me dis toujours, quand il m'arrive de méditer sur la destinée des États, et de vous passer en revue, vous autres grands princes qui la réglez. Je finis chaque fois par redoubler, s'il se peut, d'admiration et d'estime pour V. M. Tels sont les sentiments avec lesquels je ne cesserai d'être, etc.

102. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANT0NIE DE SAXE.

Breslau, 8 (5) septembre 1768.



Madame ma sœur,

C'est la crainte d'ennuyer Votre Altesse Royale qui me fait prendre le parti de la faire rire, si je le puis. Je n'ai, madame, de cette province aucune aventure de l'Arioste à vous conter; je n'ai rencontré<177> ni prince ni roi errant. A Glatz et à Neisse, l'on m'a entretenu du voyage de l'Empereur, et les fins politiques se disaient à l'oreille qu'il pousserait jusqu'à Dresde, pour avoir le plaisir de revoir V. A. R. Ici, à Breslau, on ne s'entretient que du chamaillis de la Pologne; pour moi, cela me fait admirer la Providence, qui, tant que la guerre dévastait la Silésie et l'Allemagne, tenait la Pologne tranquille, et, maintenant que ce royaume est troublé, nous jouissons de la plus profonde paix. J'ai vu ici mes amis les jésuites, et nous avons fait des jérémiades pour déplorer le sort d'un ordre jadis célèbre, et qui penche sur son déclin. Nous avons déploré les persécutions que souffre le saint-père, et nous nous sommes réunis de corps et d'esprit pour réciter une petite antienne à son honneur et gloire; et si vous voulez, madame, passer des choses saintes aux profanes, V. A. R. saura que nous célébrerons demain les noces177-a de mon neveu de Brunswic177-b avec la princesse d'Oels; nous aurons quelques petites fêtes pour réjouir une nation qui aime beaucoup la gaîté, et à laquelle quelques moments de plaisir adoucissent les amertumes qu'une guerre cruelle leur a fait sentir. Nous avons ici un comte Hoditz,177-c qui a beaucoup de goût et des dispositions heureuses pour les arts; un comte Sinzendorff, chevalier de Saint-Jean, qui postule une commanderie dans ce pays; et le comte Schaffgotsch, qui s'est trouvé naguère attaché à l'Empereur. Nous avons trois ou quatre dames viennoises, avec lesquelles je compte faire connaissance à ce soir. Je souhaite que V. A. R. jouisse d'une parfaite santé, et des prospérités qu'elle mérite; toutefois qu'elle se souvienne quelquefois du plus fidèle admirateur de son beau génie, et qui ne cessera d'être, etc.

<178>

103. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 31 octobre 1768.



Sire,

Je ne me pardonne pas d'avoir tant tardé à répondre à Votre Majesté; mais un commerce de lettres avec vous, Sire, n'est pas une entreprise aisée à soutenir. Il faudrait avoir à la fois toute l'étendue et toute la variété de votre esprit; et qui oserait y prétendre? Ce n'est que le plaisir que me cause votre réponse qui me donne de l'intrépidité, dont je manquerais d'ailleurs.

V. M. a fait, à Breslau, le bonheur de ses peuples, des revues, des noces, et la belle conversation avec les dames de Vienne et les jésuites. Voilà sûrement des emplois bien différents, et cependant jamais on ne fut tant le même, en se ressemblant moins. Après avoir revu vos États, Sire, vous êtes aujourd'hui tranquille dans votre beau château de Sans-Souci, réglant les destins des empires, et cultivant les arts. Il y a dans la Fable je ne sais quel héros, un Hercule, si je ne me trompe, qui parcourait la terre pour faire du bien au genre humain, et qui revenait ensuite dans le sein des Muses. Passez-moi le parallèle; ce n'est pas ma faute, Sire, s'il faut remonter jusqu'à la Fable pour trouver quelque chose qui vous ressemble.

Je travaille à force au portrait que V. M. a ordonné, et fais de mon mieux pour qu'elle en soit contente; mais comme je travaille en écolière, j'ose lui demander un peu d'indulgence et de patience.

L'Électeur mon fils178-a a informé V. M. qu'il a pris les rênes du gouvernement. Il est mon fils; il a appris de moi à vous honorer. S'il est difficile d'oser vous prendre pour modèle, il est beau du moins de savoir rendre à la vertu sublime l'hommage qui lui est dû. C'est<179> une chose, Sire, sur laquelle j'ose vous promettre que vous ne me trouverez jamais en défaut, ne cessant d'être avec tous les sentiments de la plus haute admiration et considération, etc.

104. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

16 novembre 1768.



Madame ma sœur,

La lettre de Votre Altesse Royale m'a fait d'autant plus de plaisir, qu'elle sert de témoignage de la bonne santé dont vous jouissez, madame. Cette lettre m'annonce la faveur précieuse que V. A. R. me fait de me destiner son portrait, surtout de vouloir y travailler elle-même. Vous comblez la mesure, madame, en augmentant les obligations que je vous dois par le souvenir de vos bienfaits; ce portrait me rappellera sans cesse l'image de la princesse la plus éclairée, la plus instruite, la plus douée de talents que nous ayons en Allemagne, de celle qui vient si glorieusement de finir sa tutelle, et de confirmer dans le monde, par son exemple, que souvent les femmes ont un génie supérieur aux hommes pour gouverner les États. L'Électeur votre fils, madame, m'a notifié sa majorité, et je ferai incessamment partir quelqu'un pour lui témoigner la part que j'y prends. Il faut s'attendre à toutes les vertus de ce jeune prince, puisqu'il a eu une éducation pareille à celle de Télémaque, et que sa mère Minerve elle-même l'a élevé.

Nous sommes ici, madame, dans la plus grande tranquillité; et comme les personnes désœuvrées sont celles qui réfléchissent le plus, je me suis applaudi d'avoir deviné que le pape, persécuté par ses très-chers fils, se jetterait entre les bras des mécréants. V. A. R.<180> en voit les effets en Turquie, où notre saint-père le Turc s'arme pour soutenir la cause des confédérés de Pologne contre les dissidents. Si le grand vizir fait des conquêtes en Pologne, sans doute que le saint-père de Rome l'honorera d'une toque et d'une épée pour avoir soutenu la cause de l'Église, et qu'on lui donnera brevet d'expectative pour être canonisé cent ans après sa mort. Cet exemple enfle étrangement mes espérances, et me fait espérer qu'un hérétique pourra, s'il combat pour l'Église, obtenir une niche de saint pour récompense; car il y a plus loin d'un Turc à un chrétien que d'un hérétique à un catholique. Je sens que, si j'étais pape, j'aimerais infiniment mieux un Turc qui m'assiste qu'un chrétien qui me dépouillerait, par exemple, d'Avignon, et que, en qualité de suisse du paradis, j'ouvrirais la porte à l'un, et la fermerais à l'approche de l'autre; mais, madame, il y a loin d'un pauvre hérétique empêtré d'erreurs, et de notre saint-père infaillible en ses opinions et ses actions. Je recommande ce pauvre hérétique à votre indulgence, à votre support et à votre protection (j'ai pensé dire à vos prières), vous assurant, madame, que, quoique hérétique sur des sujets ténébreux et inintelligibles, je ne le serai jamais en fait de la haute estime et de l'admiration avec laquelle je suis, etc.

105. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 13 janvier 1769.



Sire,

Avoir été six grandes semaines sans répondre à la lettre la plus aimable et la plus flatteuse, c'est, je l'avoue moi-même, une faute inex<181>cusable; mais les grands hommes sont plus disposés à l'indulgence que personne. D'ailleurs, Sire, vous aspirez à la sainteté; c'est une raison de plus pour vous engager à la rémission des péchés, et j'avertis V. M. que, si elle ne me pardonne pas, je me joindrai à l'avocat du diable en cour de Rome pour réclamer hautement contre votre canonisation; à cela près, je m'en accommoderais fort bien. De tout temps les hommes ont rendu un culte religieux à ceux dont les vertus semblaient franchir les bornes de l'humanité. L'Europe, accoutumée à regarder V. M. comme un être supérieur, ne s'arrêterait pas au plus ou moins.

En attendant que vous vous soyez arrangé, Sire, sur la place que vous voulez au ciel, vous nous envoyez des ministres ici-bas. Rien de plus obligeant que la lettre dont V. M. a chargé pour moi M. de Borcke,181-a et rien de plus flatteur que quand pareille lettre vient de la part de Frédéric. Je vous prends au mot, Sire, sur les assurances que vous voulez bien me donner pour moi et pour mon fils, et que votre ministre m'a réitérées de vive voix. Il sera un témoin irréfragable des sentiments que nous professons pour V. M. Convaincue de ceux de mon fils, je sais qu'il ne négligera rien pour répondre à la confiance que vous prenez en lui, et il me sera bien doux, bien consolant de le voir toujours ami avec le héros du siècle. Si j'avais été Minerve, j'aurais montré V. M. à l'Électeur; je ne lui aurais pas dit : Voilà Mars, voilà Apollon, auquel il faut ressembler; je lui aurais dit : Voilà, mon fils, un grand prince qui vécut bien mieux que tous les dieux, les demi-dieux, et les quarts de dieux de l'antiquité, qui réunit tous leurs talents, toutes leurs vertus. Il faut s'efforcer de les réunir comme lui, et, si l'on ne le peut, il faut du moins être juste et bienfaisant. Vous serez sans doute informé, Sire, que l'Électeur est à la<182> veille d'épouser l'aînée des princesses palatines de Deux-Ponts. Je souhaiterais que la mode fût entre nous comme entre particuliers; je l'engagerais à prier V. M. d'être de ses noces, et j'aurais une fois la satisfaction de vous assurer de bouche des sentiments d'admiration et de haute estime avec lesquels je ne cesserai d'être, etc.

106. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 25 janvier 1769.



Madame ma sœur,

Votre Altesse Royale a grande raison de se moquer de ma sainteté, et je lui confesse que je ne crois pas mon individu de la trempe de ceux qui font des miracles après leur mort. Mais, madame, vous ne vous joindriez pas certainement à l'avocat du diable; car j'ose vous dire qu'il n'y a rien que de céleste en votre personne, et que vous ne pouvez jamais vous trouver associée à ceux qui plaident pour ce mauvais génie. S'il ne tenait qu'à cela, par le secours de saint Ignace et du père Lainez, j'oserais me flatter de trouver quelque recoin du paradis pour me placer, car V. A. R. sait que les moines dispensent à ceux qui leur sont utiles aussi facilement des places au ciel que les astronomes assignent aux princes qui les protégent des provinces dans la lune, et jusqu'ici, Dieu merci, il n'y a point eu de guerre en Europe pour ces sortes d'acquisitions. Mais quittons le ciel, et revenons sur terre. Je suis charmé que V. A. R. ait été contente de ma lettre et de celui qui a eu l'honneur de la lui présenter, et de la satisfaction dont elle jouit de voir l'Électeur son fils parvenu à sa majorité et sur le point de se marier. Je souhaite que ce mariage soit<183> aussi heureux, madame, que vous pouvez le désirer, et que vous soyez durant une longue suite d'années spectatrice de la nombreuse génération qui en naîtra. Je suis tout glorieux de l'invitation que vous daignez me faire de me trouver à ce mariage; si je ne consultais que mes désirs, j'aurais volé à votre Olympe pour vous voir, vous entendre et vous admirer. Ce premier mouvement passé, les réflexions ont suivi, et je me suis dit à moi-même : Vieux radoteur, vieux goutteux que tu es, il te siérait bien d'assister aux noces de Psyché et de l'Amour! Tu y paraîtrais comme Vulcain, dont la seule démarche causait ce rire inextinguible des dieux, dont Homère se complaît à faire la description.183-a Je me suis rappelé ces vers que Boileau a si bien traduits :

Malheureux, laisse en paix ton cheval vieillissant, De peur que tout à coup, essoufflé, sans haleine, Il ne laisse, en tombant, son maître sur l'arène.183-b

Cet humiliant retour sur moi-même a rabaissé ou éteint ces lueurs de mon amour-propre que la lettre de V. A. R. n'avait que trop attisées. Cela n'a en rien diminué le prix de votre obligeante invitation, et je me nourris encore de l'idée flatteuse de pouvoir, à une occasion plus favorable et moins bruyante, vous exposer de vive voix tous les sentiments de haute estime, de considération et d'admiration avec lesquels je suis, etc.

<184>

107. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 15 avril 1769.



Sire,

Depuis la dernière lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire, j'ai eu un fils et une bru malades, et j'ai fini par l'être moi-même au point de n'être pas encore entièrement rétablie; c'est-à-dire que j'ai été doublement à plaindre, et par l'interruption d'un commerce charmant, et par la cause qui l'a produite. Je suis à présent beaucoup mieux. L'intérêt obligeant que vous y avez daigné prendre, Sire, a le plus accéléré ma guérison. V. M. dit qu'elle vieillit. S'il m'était permis de faire des leçons à mon maître, je vous ferais remarquer, Sire, que ce n'est pas là le terme; que les gens comme vous ne vieillissent jamais, et que cela emporte je ne sais quelle idée de décadence qui ne peut vous convenir. Est-ce déchoir que de montrer à l'univers que, comblé de gloire, on est au-dessus de cette gloire même? Frédéric a fait voir qu'il sait vaincre et recueillir le fruit de ses victoires; aujourd'hui c'est un héros assez grand pour maintenir la paix et pour en jouir, quand il ne tiendrait peut-être qu'à lui de s'illustrer par de nouveaux exploits. Chaque année de votre règne, Sire, ajoute une nouvelle espèce de gloire à celle dont vous étiez déjà en possession. Voilà bien des paroles pour prouver à V. M. ce qu'elle doit sentir en elle-même. Mais je vous avoue que cette comparaison de Saturne184-a m'a piquée au vif, et que je n'aime point qu'on dégrade mon héros.

Je voudrais bien que la prétendue vieillesse de V. M. eût été le seul obstacle qui eût pu l'empêcher de venir ici; mais malheureusement le temps n'est plus où les souverains, à cheval, accompagnés de<185> leurs valets, allaient aux noces de leurs amis se griser de mauvais vin, manger la poule au pot, et des amandes et des raisins pour leur dessert. Convenez, Sire, que je dois bien regretter ce bon vieux temps, où, à dire vrai, nous eussions fait très-mauvaise chère, mais où je n'aurais pas été privée, comme à présent, de la satisfaction de vous assurer de bouche qu'on ne saurait rien ajouter aux sentiments d'admiration et de la plus haute estime avec laquelle je ne cesserai d'être, etc.

108. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

20 avril 1769.



Madame ma sœur,

Je bénis le ciel d'apprendre par Votre Altesse Royale même l'agréable nouvelle de son entière convalescence, et je vous assure, madame, sans vous faire un compliment déplacé, que j'y prends autant d'intérêt qu'aucun de votre famille. D'ailleurs, madame, les préjugés avantageux que V. A. R. veut bien avoir sur mon sujet se dissiperaient bientôt en me voyant; les infirmités ne se déguisent point, on ne les sent que trop, et la nature ne devait pas m'excepter de la catégorie générale où elle range ceux de mon espèce. Le feu de votre esprit ranime mes cendres presque éteintes; mais sans la force que vous daignez leur communiquer de temps en temps, il n'y aurait plus de reste qu'une faible végétation. Voilà, madame, ce qui devait éloigner un vieillard jubilaire de votre fête des dieux; et si j'avais le style de Voiture, j'ajouterais que l'hiver couronné de neige et de frimas ne doit pas paraître à côté de Flore et de Zéphire. Que V. A. R. Soit persuadée d'ailleurs que du pain bis et de l'eau de citerne, servis dans<186> votre palais, me seraient préférables aux oiseaux du Phase, aux poissons du lac Lucrin, et au nectar et à l'ambroisie qu'on sert à la table des dieux. Vous voir et vous entendre suffit pour rendre heureux un homme qui pense; ce sera le bonheur dont jouiront les élus dans le paradis; ils verront ce qu'ils ont adoré de loin facie ad faciem. Pour moi, madame, je ne vois rien, je suis ici comme un hibou dans ma retraite, et, quoique primat d'Allemagne et vice-pape jusqu'à l'élection de celui que le Saint-Esprit, le roi de France ou d'Espagne, indiqueront au concile, j'abandonne ce troupeau à sa propre conduite, assuré qu'il se gouvernera de lui-même. Il est vrai que le roi de Danemark186-a et l'Empereur ont voyagé; mais ils sont dans un âge où les grâces et la vivacité de leur esprit les assure, autant que leur rang, d'être bien accueillis. Je me répète, madame, ces vers d'Horace :

Malheureux, laisse en paix ton cheval vieillissant,
De peur que tout à coup, essoufflé, sans haleine,
Il ne laisse, en tombant, son maître sur l'arène.

Du bon vieux temps de la chevalerie, les chevaliers qui entreprenaient de grandes aventures étaient jeunes : Roland, Astolphe et les paladins de l'Arioste sont tous à la fleur de leur âge; mais le bon roi Priam, endossant son armure et s'armant de son épée pour défendre l'autel de ses dieux domestiques, tomba de faiblesse sous le poids qui l'accablait. Voilà de fortes raisons, madame, qui m'obligent à demeurer casanier, et à ne me produire qu'assuré de l'indulgence et de la bonté de ceux qui ne dédaignent pas le radotage d'un vieillard catarrheux et bavard. Mais quelque part que la destinée assigne ma demeure, en quelque retraite que je vive, le souvenir du bonheur dont j'ai joui à Moritzbourg ne s'effacera jamais de mon esprit, et je le nourrirai de l'espérance flatteuse de pouvoir peut-être, avant de mourir, parvenir à la même félicité. Je suis, etc.

<187>

109. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Pillnitz, 30 juin 1769.



Sire,

Retirée à la campagne depuis un mois, vivant loin du monde et des affaires, ignorant presque qu'il y a des princes, et des États qu'ils gouvernent, je me suis privée pendant quelque temps de la satisfaction d'écrire à V. M., quoique la dernière lettre que j'ai reçue de votre part, Sire, m'eût fait un sensible plaisir. C'est toujours le même génie qui anime tout ce qui vient de vous. Mais le style d'une espèce d'anachorète est-il fait pour intéresser le souverain de l'Europe le plus occupé de grandes choses? Voilà, Sire, ce qui a produit ma léthargie; et je ne sais combien de temps j'aurais pu y rester encore, sans l'heureux événement qui m'en tire tout à coup. J'apprends avec la joie la plus vive que deux maisons qui jamais n'eussent dû être divisées vont resserrer le nœud de leur amitié par les liens du sang, la cousine germaine de ma bru épousant le Prince de Prusse votre neveu. C'est bien à présent, Sire, que je regrette plus que jamais ce bon vieux temps que nous avons tant regretté ensemble, et que je souhaiterais pouvoir monter ma blanche haquenée; suivie de mon fidèle écuyer et d'une demoiselle confidente, puisqu'il faut de la décence en tout, j'arriverais inopinément à Potsdam, où je trouverais V. M. au milieu des fêtes. Que j'aurais alors de plaisir, Sire, à vous exprimer de bouche la satisfaction que ce mariage me cause, et tous les vœux que je fais pour le nouveau couple et pour son auguste oncle, ainsi que les présages heureux que j'en tire pour l'affermissement de l'union entre nos deux maisons! Mais qu'est-ce qu'une lettre pour exprimer tant de choses? Je dirais cela à V. M. fort au long, plus d'une fois, et je craindrais encore de m'être expliquée très-impar<188>faitement. Ce serait, Sire, le plus cher de mes désirs. Si je ne les remplis point, si je ne fais pas seller ma haquenée, ou si j'hésite à lui substituer de bons chevaux de poste, au moins ma pensée, qui voyage avec un peu plus de facilité, sera toujours présente à vos fêtes. Si V. M. pouvait y lire, elle y verrait la confiance la plus entière, jointe à la haute admiration avec laquelle je ne cesserai d'être, etc.

Il y a un de nos meilleurs comédiens, nommé Marsan, à Berlin. Il désire vivement de produire son talent aux yeux de V. M.; si elle daigne lui en accorder la permission, je me flatte qu'elle en sera contente.

110. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

12 juillet 1769.



Madame ma sœur,

Ah! madame, que Votre Altesse Royale ne réalise-t-elle le songe enchanteur qu'elle me présente! Quoi! vous voir ici, vous posséder, et jouir de l'ineffable avantage de votre divine conversation! Et tout ce bonheur s'évanouit comme une vapeur légère dont mon imagination frappée conserve une empreinte qui la tourmente, et me remplit de regrets! Il y a, en vérité, un peu de cruauté, madame, dans vos procédés; ou ne me montrez point de bonheur, ou donnez-m'en la pleine jouissance. Je suis à présent comme un homme affamé qui mâche à vide; je me remplis des idées que vous daignez me présenter, et je me crois réduit aux tourments d'Ixion.188-a Non, madame, j'ose dire que vous avez trop avancé pour reculer, et, sans venir sur une haquenée avec votre écuyer et votre confidente, quel mal y aurait-il<189> qu'une grande princesse vînt assister à la noce de la cousine germaine de sa bru?189-a Si vous désapprouvez cette idée peut-être trop téméraire, c'est à V. A. R. à la réprimer; toutefois suis-je bien aise que ce mariage qui va se faire mérite votre approbation. La landgrave de Hesse-Darmstadt est mon ancienne connaissance;189-b c'est une princesse dont je n'ai pas besoin de faire l'éloge, dont le caractère, le cœur et les sentiments lui ont acquis une estime universelle. Je ne connais point sa fille; mais je suis persuadé qu'elle a profité de l'éducation qu'une telle mère était en état de lui donner. Voilà, madame, où nous en sommes; nous l'attendons ici le 13 avec sa fille, et ce roman sera terminé bien vite. Je crois qu'il vaut mieux filer le parfait amour après qu'avant les noces, et la bénédiction que vous daignez y donner me remplit des plus heureuses espérances pour l'avenir.

A propos de bénédictions, madame, on dit que nous avons un nouveau pape que le Saint-Esprit a choisi avec le plus grand discernement. Je m'intéresse déjà pour lui; il est doux, tolérant, conciliant; et comme il dit des bons mots, il faut bien que le Saint-Esprit l'inspire. Il ne veut point se faire baiser la mule; il a raison; le crucifix ne doit point être sur sa pantoufle, mais entre ses mains; tout ce qui annonce l'arrogance et l'orgueil ne convient point à des ecclésiastiques auxquels on ne saurait assez répéter que leur divin maître a dit que son règne n'est point de ce monde, et par conséquent le leur encore moins. Je ne sais si les jésuites auront autant à se louer de ce pontife que les séculiers; peut-être trouvera-t-il quelque expédient pour conserver un rejeton de cet arbre autrefois si florissant; mais, quoi qu'il fasse, il sera toujours de cent piques au-dessus de son prédécesseur.

V. A. R. m'écrit qu'elle vit à présent en retraite, éloignée des affaires et du tourbillon du grand monde. Je ne l'en plains pas, car<190> c'est dans cette unique situation que l'on peut goûter du peu de bonheur que comporte notre misérable condition. Mais, dans quelque retraite que vous soyez, madame, vous y brillez à mes yeux plus que si vous étiez sur le premier trône du monde, parce que vous tirez votre éclat de vous-même, et que cette pompe extérieure qu'il faut aux autres pour se faire valoir vous est superflue. Je me suis trouvé reclus depuis un temps, mais bien différemment; la goutte m'a tenu sur le grabat depuis quinze jours, et le premier usage que je fais de l'articulation de mes membres recouvrée est de vous assurer, madame, de toute l'étendue de la haute estime et de la considération avec laquelle je suis, etc.

Je vous demande mille pardons, madame, d'avoir oublié de vous répondre sur le sujet du comédien. Vos recommandations ont tout le poids quelles peuvent avoir sur ma volonté; mais, madame, je dois dire à V. A. R. que nous avons un entrepreneur; ainsi ce que j'ai pu faire a été de recommander au sieur Fierville190-a ce comédien, en y ajoutant toutes les instances de ma part pour le faire recevoir.

111. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 28 juillet 1769.



Sire,

Si la charmante lettre de Votre Majesté me parvenait quelques jours plus tôt, c'en était fait. Sans être plus romanesque qu'une autre, je<191> remplissais un désir qui depuis six ans ne m'a point quittée; j'arrivais à Berlin, tous vos ministres étrangers arrivaient en diligence en cour, et tous les politiques des cabinets et des cafés de l'Europe comptaient au bout de leurs doigts les secrets motifs de mon voyage. Au fond, tout se réduirait à la satisfaction de voir le même héros que j'ai vu couvert de gloire militaire, jouir maintenant en philosophe de la paix qu'il a donnée; mais on nous prend toujours pour plus profonds que nous ne voulons l'être, et vous surtout, Sire, vous avez cela de commun avec tous les grands hommes, que vous ne faites pas un pas que le publie n'attribue à quelque dessein savamment combiné. Cependant la peur du qu'en dira-t-on ne m'aurait pas retenue. Le moyen de résister à la fois à l'attrait d'être avec vous, Sire, et à tout ce que V. M. me dit d'obligeant sur mon projet de voyage? Ce n'est qu'après avoir bien calculé l'impossibilité d'arriver à temps pour les noces qu'il a fallu me déterminer à différer; je dis différer, car c'est au-dessus de mes forces de renoncer entièrement à une idée si flatteuse. Depuis la reine de Saba jusqu'aux souverains qui voyagent de nos jours, on a fait plus de chemin pour voir moins que Frédéric le Grand. La voix publique répond parfaitement à toutes les espérances que V. M. avait conçues de madame sa nièce, et que sans doute elle voit remplies à l'heure qu'il est. Recevez, Sire, mes compliments réitérés sur un mariage aussi intéressant, ou, puisque vous le voulez ainsi, ma bénédiction réitérée, quoiqu'il n'appartienne pas à une femme de marcher sur les brisées de votre premier aumônier.191-a Il faut finir, Sire, pour ne pas devenir babillarde. Dans toutes vos lettres, il n'y a que votre vilaine goutte qui me fâche. Faut-il que des hommes comme vous tiennent aux infirmités de leur espèce? Personne ne souhaiterait autant que moi de vous en voir exempt. Les vœux les plus ardents pour la conservation de V. M. sont intime<192>ment liés aux sentiments de la haute admiration avec lesquels je ne cesserai d'être, etc.

112. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

8 août 1769.



Madame ma sœur,

Il faut que j'aie bien joué de malheur, ou que les postes aient mal servi mon empressement, pour que j'aie manqué un moment qui aurait fait le bonheur de ma vie, s'il vous avait déterminée, madame, à nous honorer de votre présence. Cependant il faut que je rende compte à V. A. R. de ce qui nous est arrivé pendant cette noce. La landgrave de Darmstadt, digne à tous égards d'avoir le bonheur d'être connue de V. A. R., était du secret; je lui avais dit que peut-être, madame, vous daigneriez faire une apparition parmi nous. Sur ce soupçon, nous prîmes toutes nos mesures pour ne point être surpris, et nous mîmes tous les éléments de la partie : les uns observaient les grands chemins; les autres avaient l'œil sur les rivières pour nous avertir de l'arrivée de quelque flotte, en cas qu'il y en eût une assez heureuse que de vous transporter; enfin, d'autres fixaient le ciel, et observaient les hippogriffes et les Pégases qui pourraient vous servir de monture, quand on vint nous annoncer qu'on voyait un grand oiseau dans les airs, qui paraissait vouloir s'abaisser vers nous, mais que son éloignement empêchait d'apercevoir de quoi il était chargé; sur quoi nous de courir à la fenêtre, et de braquer nos lorgnettes pour distinguer ce que c'était. Mais, madame, que nos espérances furent déçues! Nous vîmes un grand aigle qui, en s'abattant, enleva un jeune faisan dans ses serres; et cette électrice si impatiemment<193> désirée ne parut point. Confus du mauvais succès de nos soins, nous avons renoncé au système merveilleux, et nous nous rabattons sur les événements communs et ordinaires. Pour en revenir au simple, j'ose assurer V. A. R. que les politiques de café me font plus d'honneur que je ne mérite, si mon individu occupe leurs spéculations oiseuses. Mais, de grâce, point de Salomon. Ce roi était sage, et je ne le suis guère; il avait un sérail de mille femmes, et ne croyait point en avoir assez; je n'en ai qu'une, et c'en est encore trop pour moi; il sacrifia aux idoles, et je n'ai jamais fléchi le genou devant Baal. Enfin, madame, de grâce, dessalomonisez-moi, et daignez me comparer plutôt au roi de Garbe.193-a Je vous crois, raillerie à part, très-supérieure à sa reine de Saba, et le désir que j'ai de jouir de votre présence n'est fondé que sur l'admiration que m'a inspirée le bonheur que j'ai eu de vous entendre, le peu de minutes que j'en ai joui à Moritzbourg,193-b et le plaisir de connaître plus particulièrement une princesse qui a réuni en elle tant de rares talents qui feraient la réputation d'une douzaine de particuliers.

J'accepte, madame, avec toute la reconnaissance possible la bénédiction que vous daignez donner aux noces de mon neveu. Sa nouvelle épouse paraît d'un très-bon caractère, et digne de mériter une part, madame, dans votre amitié; elle aime beaucoup l'électrice de Saxe sa cousine, et n'en parle qu'avec attendrissement. Puisse-t-elle me procurer le bonheur que vous m'avez fait espérer, et qui vient de s'évanouir! Ce serait alors que je pourrais assurer V. A. R. de vive voix de mon dévouement, de mon admiration, et de tous les sentiments avec lesquels je suis, etc.

<194>

113. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Pillnitz, 11 septembre 1769.



Sire,

Rien n'est mieux tourné que les hippogriffes et les observations que V. M. a faites dans le ciel. Il eût été agréable, sans doute, d'y voyager, et de causer deux ou trois insomnies aux astronomes, qui probablement m'auraient prise pour une comète, et qui n'auraient pas manqué de calculer mon orbite, mon périhélie et mes nœuds. Mais comme je ne me propose de quitter la terre que lorsque je ne pourrai faire mieux, je vous avertis, Sire, que ce n'est pas aux nues qu'il vous faut faire attention, mais à vos grands chemins. Si votre lettre était rendue à temps pour que j'eusse pu me rendre à votre obligeante invitation, si j'avais cru un temps de fête propre à entretenir V. M. tout à mon aise, si je n'avais pas craint d'être distraite par des plaisirs subalternes du seul plaisir que j'ambitionne, vous m'auriez vue infailliblement, Sire; et dès que je vous croirai assez de loisir pour me donner quelques heures, vous me verrez encore, non sans doute pour achever de vous connaître, car qui ne connaît pas le héros du siècle, ou plutôt celui de tous les temps? C'est précisément parce que j'ai le bonheur de connaître V. M. que je désire passionnément de la revoir. Quand une fois les femmes se passionnent pour une chose, elles ont, dit-on, l'imagination vive et l'exécution prompte. Prenez-y garde, Sire; vous n'avez qu'à me dire un mot, vous n'avez qu'à m'indiquer le moment où je pourrai vous faire ma cour sans vous être à charge, et vous me verrez voler au seul but où mon cœur aspire.

Le souvenir de madame la landgrave de Darmstadt m'a fait un plaisir sensible. Je l'honore singulièrement, et je ne suis point surprise qu'elle ait gagné l'estime de V. M. Ce qui me réjouit encore<195> plus, c'est de voir son aimable fille remplir votre attente. J'ai dit à l'Électrice ma bru que sa cousine pense souvent à elle; je ne pouvais rien lui dire qui la touchât davantage. Nous vous réitérons nos bénédictions; puissent-elles reposer sur vous, tout hérétique que vous êtes! Malgré l'hérésie, j'ai le faible de reconnaître en Frédéric le plus sublime talent, joint aux plus rares vertus, et je ne puis refuser le juste tribut dû à de si éminentes qualités, et la haute admiration avec laquelle je ne cesserai d'être, etc.

114. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

25 septembre 1769.



Madame ma sœur,

Votre Altesse Royale ne doit pas s'étonner qu'on fixe le ciel lorsqu'on attend son arrivée; tout ce qui arrive d'heureux aux hommes, nous dit-on, vient de là. Autrefois les déesses descendaient des cieux, les nuages leur servaient de voitures, et l'on peut attribuer à V. A. R. tout ce que les mythologiens avançaient de ces êtres surnaturels. Junon ne gouverna jamais aussi bien l'Empyrée que vous gouverniez la Saxe pendant la minorité de l'Électeur, et Minerve ne fit jamais d'aussi beaux vers que vos opéras, d'aussi belle musique et d'aussi beaux tableaux qu'en fait V. A. R. Mais, à propos de tableaux, voici encore le moment de vous remercier, madame, de ce que vous daignez travailler à la copie d'un original pour lequel j'ai la plus profonde vénération. Reclam m'en a instruit, et j'ai pensé l'embrasser de joie. Enfin, madame, nous vous attendrons, comme vous l'ordonnez, par les sablonnières qui nous entourent, et qui ralentissent un peu la marche des voyageurs. Je regarderai cet heureux jour comme<196> celui qui comblera mes vœux, et j'attends avec empressement le moment de l'accomplissement de vos généreuses promesses. Il m'arrivera, comme à Baucis et Philémon, de voir ma cabane champêtre changée en temple par votre présence. Je posséderai, pour quelque temps, tout ce que l'Allemagne a de plus précieux, dans une grande princesse en qui le génie et les heureux talents surpassent encore l'illustration de sa haute naissance.

Vos bénédictions efficaces, madame, m'ont suivi en Silésie. Le premier avantage que j'en ai recueilli a été de voir l'Empereur votre digne beau-frère.196-a J'ai été enchanté de ce prince à tous égards. C'est une bonté, une noble franchise, une vivacité charmante, jointe à beaucoup de génie, que désigne la curiosité insatiable qu'a ce grand prince de s'instruire. On voit qu'il se prépare à jouer un beau rôle en Europe. Soumis à une grande princesse, pour laquelle il a la plus grande reconnaissance, il attend avec modération le moment que la Providence a déterminé, auquel il déploiera l'étendue de son âme, de ses desseins et de sa prudence. Je me flatte et j'espère que cette entrevue sera l'époque où finiront ces malheureuses dissensions, ces brouilleries, ces haines, qui avaient si longtemps divisé ces deux maisons.196-b S'il y a des accommodements avec le ciel,196-c pourquoi n'y en aurait-il pas entre les hommes? Nous devrions, si nous étions sages, nous entr'aider à supporter le fardeau de la vie, au lieu de nous entre-déchirer, de nous persécuter ou de nous détruire. Je suis persuadé que V. A. R. est de ce sentiment. Son âme est trop noble, trop belle, trop humaine, pour être d'un sentiment contraire. Vouloir l'union des princes, c'est désirer le bonheur, le repos, la tranquillité des peuples, qui respirent tant qu'ils s'accordent, et se ruinent quand<197> ils se brouillent. Mais, madame, je sens où m'emporte un enthousiasme du bien public; cette matière me mènerait trop loin, et ne dirait à V. A. R. que ce dont elle pourrait me donner des leçons. Je me borne à vous assurer, madame, de la reconnaissance la plus étendue, de la plus haute considération, de l'admiration la plus parfaite avec laquelle, etc.

115. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 2 octobre 1769.



Sire,

La joie que m'a causée l'aimable lettre de Votre Majesté, que je viens de recevoir, et surtout l'heureuse nouvelle qu'elle contient, me laisse exactement autant de raison qu'il en faut pour vous témoigner l'excès de ma satisfaction. Je vous reverrai donc, Sire; j'admirerai de près Frédéric le Grand, et ce que depuis six ans je souhaitais avec tant de passion aura enfin lieu. Je suis si enchantée que V. M. y consente, que, au lieu de vous écrire, je serais déjà dans ma voiture, s'il n'y avait je ne sais combien de menus détails à régler quand il s'agit de faire partir une femme, surtout quand cette femme a le bonheur d'être princesse. Je risquerais trop d'être grondée par ma grande maîtresse, si je manquais à un point de formalité, et vous sentez bien, Sire, que je n'oserais en courir le hasard. Mais, quoi qu'il puisse arriver, et dussent toutes les grandes maîtresses et toutes les duègnes du monde me trouver en faute, il ne se passera pas quinze jours que vous ne me voyiez à Potsdam. Si j'étais un peu moins occupée de la satisfaction suprême qui m'attend, je parlerais à V. M. de celle que<198> me donne son entrevue avec l'Empereur, et de tout ce que vous m'en marquez. Je suis charmée d'apprendre, Sire, que votre sentiment à son égard appose aux miens le sceau de la certitude; mais je suis mille fois plus enchantée, plus ravie de pouvoir bientôt dire de bouche à Frédéric que, s'il a bien des admirateurs, il n'en a point qui l'honore plus que moi, qui enfin le mette plus que moi au-dessus de l'humanité. Veuillez agréer, Sire, ces sentiments, qui partent du cœur, ainsi que les assurances de la haute estime et du parfait attachement avec lequel je ne cesserai d'être, etc.

116. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 7 octobre 1769.



Madame ma sœur,

Votre Altesse Royale met le comble à mes vœux en daignant réaliser une idée que j'avais toujours envisagée comme une idée consolante, une heureuse illusion qui pouvait rendre souffrable l'éloignement où j'ai été obligé de vivre de votre personne auguste. Vous ressemblez en tout, madame, aux dieux, qui ne font rien à demi, et qui exaucent quelquefois les vœux des humains, lorsqu'ils voient que leur adoration part d'un cœur sincère et d'une entière résignation à leur volonté. Nous verrons donc ici cette électrice admirable, et nous posséderons (quoique pour peu de temps) celle dont l'univers entier nous enviera la possession. Pardonnez, madame, à mon ivresse; on ne se possède pas dans des moments d'un plaisir vivement senti; je ne puis plus mesurer scrupuleusement mes termes; je suis dans ce premier enthousiasme de ravissement où l'expression du sentiment l'emporte,<199> et fait oublier la retenue qu'on doit à votre extrême modestie. Mais comment reconnaître, madame, un tel bienfait? et quelle ressource me reste-t-il pour vous rendre la millième partie des faveurs que vous répandez sur moi? La haute considération et l'estime infinie que j'ai pour votre personne ne sauraient s'accroître; je ne puis donc renouveler à V. A. R. que la continuation de ces sentiments d'admiration qui ne finiront qu'avec ma vie, étant, etc.

117. A LA MÊME.

29 octobre 1769.



Madame ma sœur,

J'ai obéi aux ordres de Votre Altesse Royale, je ne me suis point trouvé à son départ;199-a mais je n'en ai pas moins senti les douleurs de la séparation. Quiconque a eu le bonheur de connaître V. A. R. doit sentir des regrets infinis de s'en trouver séparé; néanmoins je ne me souviens que de la faveur qu'elle a bien voulu me faire de passer quelques jours ici, pour en conserver une éternelle reconnaissance. La nature, madame, m'a doué d'un cœur sensible, et d'une âme capable d'admirer le mérite éminent, lorsqu'il se rencontre. La vive admiration qu'elle m'a inspirée ne s'effacera jamais de mon esprit; non, madame, tant que j'habiterai ces lieux, votre souvenir ne périra pas; ma mémoire le conservera autant que mon existence, et je ne vivrai qu'avec la consolante idée de me retrouver un jour aux pieds d'une princesse que je ne cesse d'admirer, et que l'envie même ne peut que respecter.

<200>Il suffit que V. A. R. daigne s'intéresser au sort d'un malheureux dont j'ai ignoré le délit aussi bien que le nom, pour qu'il obtienne sa liberté; trop heureux, madame, si, par d'aussi faibles marques de ma déférence, je pouvais prouver à V. A. R. le désir infini que j'ai de lui donner des preuves, dans toutes les rencontres, de la considération, de la haute estime et de l'admiration avec laquelle je suis, etc.

118. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 3 novembre 1769.



Sire,

Je suis arrivée ici mardi au soir heureusement, si l'on peut être heureux en s'éloignant de V. M. Il me semble que je sors d'un beau songe, ou que j'ai lu un conte de fées : ce ne sont que palais magnifiques, jardins agréables, concerts ravissants, princes et princesses charmantes; mais j'oublie bientôt l'enchantement pour ne songer qu'à l'enchanteur. Vous m'avez fait passer, Sire, les neuf journées les plus délicieuses que j'aie eues de ma vie; j'ai vu le triomphe du goût et des arts, de la magnificence et de la sagesse; tout était l'ouvrage de Frédéric. Je l'ai vu encore plus grand que les grandes choses qu'il a exécutées, entouré de tout ce qui peut fixer l'attention des hommes, et n'en attirant pas moins tous les regards à lui seul; et ce prince sublime m'honore de son amitié, me comble des attentions les plus touchantes, de mille bontés que je ne saurais assez apprécier. Recevez-en mes remercîments, Sire, s'il y a des remercîments au monde dignes de ce que je vous dois; j'en suis profondément pénétrée.

<201>Le billet de V. M., qui m'a été remis par son grand maréchal, a mis le comble à ma satisfaction; j'en ai été attendrie jusqu'aux larmes. Vous me promettez, Sire, de ne pas m'oublier, et vous me laissez espérer que les heureux moments que j'ai vécu chez vous ne sont point passés pour toujours. Il n'en fallait pas moins pour rendre mon départ supportable. Le nouveau motif de reconnaissance que V. M. ajoute, en m'accordant la liberté du prisonnier que j'avais osé demander, n'a rien coûté à la grande âme de Frédéric; c'est peu pour lui, et c'est beaucoup pour moi; j'y trouve une preuve réitérée de cette bonté, et puisqu'enfin vous me permettez, Sire, de me flatter de cette amitié qui m'est plus chère que tous les biens de la terre, veuillez, Sire, me la conserver. Mes plus beaux moments, à l'heure qu'il est, sont ceux où je me livre au souvenir de Potsdam, de Berlin, du grand monarque que j'y ai vu, que je ne cesserai d'admirer et d'honorer que quand je cesserai de vivre. Encore me flatté-je que des sentiments aussi vifs doivent survivre au tombeau. Mais puisqu'enfin je ne puis répondre que jusque-là, croyez au moins, Sire, que seul il peut être le terme de la haute estime et de la reconnaissance inexprimable avec lesquelles je suis, etc.

119. DE LA MÊME.

Dresde, 11 décembre 1769.



Sire,

Je vous rends mille et mille grâces d'avoir accordé à ce pauvre jeune homme de Pöllnitz la permission de venir me voir.201-a Je n'ai cessé de<202> lui parler de V. M. Depuis les heureux moments que j'ai passés chez elle, c'était le seul plaisir dont je fusse susceptible. Le moyen de renfermer en soi tant d'admiration, quand le cœur en abonde? Il est vrai, Sire, qu'il n'est pas bien difficile de trouver des gens qu'on puisse entretenir de Frédéric le Grand; l'Europe n'a qu'une voix pour lui. Mais c'est encore de Frédéric le sage, de Frédéric l'aimable que je veux causer; et il faut avoir eu le bonheur de vous approcher, Sire, pour parler dignement de tant de qualités sublimes dont la réunion paraîtra toujours incroyable à tout autre qu'à des témoins oculaires. J'ai bien exercé le caquet du baron, et je le vois partir avec le regret de perdre le plus agréable objet de mes entretiens. Il s'est d'ailleurs très-bien conduit, et, malgré sa grande jeunesse, je puis assurer V. M. qu'il n'a pas commis la moindre étourderie. Il a vu un genre de tapisserie de ma façon; et, comme il est fin courtisan, il a voulu me flatter par l'endroit le plus sensible, en me faisant croire que ce genre pourrait plaire à V. M. Je n'ai rien eu de plus pressé que de le prier d'en remporter un échantillon, et de me marquer sincèrement s'il avait rencontré votre approbation. Vous dirai-je mon secret, Sire? Aussi bien Pöllnitz me trahirait-il. Je connais une faiseuse de tapisserie qui serait fort glorieuse d'avoir meublé un petit coin d'un certain palais enchanté, élevé par le plus grand des génies. Elle aurait, en y travaillant, la satisfaction de songer toujours à l'endroit où son ouvrage serait placé, et à ce prince sublime, l'objet de son admiration éternelle et de sa haute considération. C'est avec ces sentiments que je ne cesserai d'être, etc.

<203>

120. DE LA MÊME.

Dresde, 13 décembre 1769.



Sire,

Bientôt, Sire, vous vous repentirez de la bonté que vous me témoignez. Il faut que V. M. apprenne à ses dépens que depuis Ève, qui, dit-on, abusa fort de la complaisance de notre père commun, ses descendantes sont toutes plus ou moins sujettes à ce défaut. Je ne sais, Sire, ce que vous eussiez fait, si vous eussiez été Adam; mais je sais bien que, pour quelque raison que ce fût, je ne voudrais rien vous proposer qui pût vous être désagréable. J'aurais hésité d'accompagner le comte de Bünau de cette recommandation, si V. M. ne m'en eût dit elle-même du bien, et si je connaissais moins la passion avec laquelle ce jeune homme désire la gloire de la servir. Il préférerait, sans doute, le parti des armes, si les fatigues y attachées étaient compatibles avec son tempérament peu robuste. Il souhaiterait obtenir la grâce de consacrer sa vie et son zèle au service de V. M., dans une carrière où ses forces égalassent sa bonne volonté. Je lui donne cette lettre, Sire, sans savoir au juste si je fais bien ou mal; mais cette occasion est trop favorable pour ne pas me rappeler aux bontés de V. M. et lui renouveler les sentiments de la haute admiration avec lesquels je suis, etc.

<204>

121. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

18 décembre 1769.



Madame ma sœur,

J'ai regardé ce jour-ci comme bien fortuné, puisqu'il me procure deux lettres de la part de V. A. R., l'une que le comte de Bünau m'a rendue, et l'autre le jeune baron. Pour la première lettre, V. A. R., à ce que j'espère, aura été persuadée d'avance qu'une protection comme la sienne était si puissante sur mon esprit, qu'elle me déterminerait infailliblement. Je ferai pour ce jeune homme, qui marque du talent et du mérite, tout ce qui dépendra de moi, madame, d'autant plus que je le regarde comme me venant d'une princesse pour laquelle j'ai la plus haute considération. Quant au jeune baron, j'espère, madame, qu'il n'aura point fait d'étourderie, et que, au cas de quelque fredaine, vous voudrez bien avoir quelque indulgence pour sa jeunesse; il n'a que quatre-vingts ans, et il faut espérer qu'il deviendra plus sage lorsque l'âge aura donné plus de maturité à son esprit. Il est revenu ici si plein de la grande princesse de laquelle il a eu le bonheur d'approcher, qu'il n'a parlé que d'elle. Pour moi, non moins enthousiaste de ses rares talents, je me suis mêlé d'en faire des éloges qui n'ont pas fini faute de matière, mais par la lassitude et l'accablement du voyage, dont le baron se ressentait encore. Ce qui m'a fait un sensible plaisir de son récit, c'est qu'il m'a assuré, madame, que vous me conserviez quelque part dans vos bontés, et que je n'avais pas à craindre d'être sitôt effacé de votre gracieux souvenir. Il m'a délivré la musique dont il était chargé, dont V. A. R. voudra bien que je lui fasse mes plus sincères remercîments. Le baron m'a montré de même le bel ouvrage de V. A. R., qui a été universellement admiré; il vous est donné, madame, d'exceller en tout, depuis l'art d'Arachné jusqu'au sublime art d'Homère. L'ouvrage que V. A. R. a<205> la bonté de me destiner serait plutôt digne d'un temple que de la maison d'un mortel; toutefois y sera-t-il conservé avec vénération et avec une espèce de culte religieux, comme si Minerve même l'eût exécuté.

V. A. R. se moquera de moi quand elle saura que je me prépare à traîner ma vieille figure au carnaval de Berlin. Mon plaisir consistera à me rappeler les endroits où j'ai joui de la vue béatifique d'une certaine grande princesse, où je me rappellerai tout ce que j'ai eu le bonheur de lui entendre dire, les charmes de sa voix, de sa méthode, de son chant, et où je finirai par faire la triste réflexion que le bonheur de ma vie n'a duré qu'un moment. A cette heure, je n'en embrasse que l'ombre; je crois parler à V. A. R. en lui écrivant, et cependant je me souviens fort à propos qu'il n'y a rien de plus indiscret, ni rien de plus impertinent que d'ennuyer ceux que nous respectons. Cette réflexion, madame, me réduit au silence, et m'oblige de me renfermer dans les assurances de la haute considération et de l'estime infinie avec laquelle je ne cesserai d'être, etc.

122. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 2 janvier 1770.



Sire,

C'était bien assez du puissant attrait qui me porte à répondre avec empressement aux lettres que V. M. me fait l'honneur de m'écrire, sans qu'on vînt encore m'en demander pour elle. Cependant, depuis que j'ai été à Potsdam (oh! que n'y suis-je encore!) comblée de bon<206>tés et d'attentions qui me confondaient, on ne part plus sans vouloir emporter une lettre de ma part; on croit que je vaux quelque chose, que le grand Frédéric ne m'eût pas tant marqué d'estime, et qu'il ne porterait pas de moi un jugement si flatteur, si je ne le méritais par quelque endroit. C'est votre gloire, Sire, qui rejaillit sur moi; et j'emprunte proprement ma lumière de l'astre qui éclaire l'univers, en qualité de votre humble satellite.

Je prends la liberté de vous recommander le colonel de Keith, qui passe de notre petite planète chez vous. V. M. sait qu'il est ministre du roi d'Angleterre auprès de mon fils. Il m'a demandé une lettre pour elle avec les plus vives instances, et il espère qu'elle pourra fixer sur lui les regards de Frédéric. Cette supposition m'est trop glorieuse pour y résister. D'ailleurs, ce qui pourrait venir à l'appui de ma recommandation, indépendamment du mérite personnel de M. de Keith, bien recommandable par lui-même, c'est qu'il est parent de mylord Marischal, pour lequel je connais beaucoup de bontés à V. M.

J'ai appris avec la plus grande joie que vous trouvez, Sire, l'ouvrage dont le jeune baron lui a montré un échantillon, digne de décorer un petit coin de son superbe palais. Je n'attends plus que quelques éclaircissements dudit baron pour y travailler avec l'ardeur que m'inspire l'idée de travailler pour vous. Ce pauvre jeune homme me fait grand plaisir d'être content de moi. Je le suis beaucoup de ses talents naissants, et je m'assure que puisque, malgré sa grande jeunesse, ils percent déjà, V. M. ne leur refusera pas la continuation de sa bienveillance. Il dansera bien, sans doute, au carnaval de Berlin; c'est de son âge.

Ce qui me réjouit infiniment, Sire, c'est que, selon les dernières lettres de Hollande, le peu de plaisir que V. M. se permet ne sera plus troublé par l'appréhension où la maladie de madame la princesse d'Orange a dû vous jeter. D'ailleurs, l'heureuse nouvelle que<207> me mande le baron de Pöllnitz doit vous dédommager, Sire, de cette inquiétude. Rien ne pouvait me causer plus de joie, non seulement parce que je vous l'ai un peu prédit, comme V. M. se le rappellera, car enfin le don de prophétie est celui de tous les talents dont je me passerais le plus aisément, mais surtout parce que cette chère princesse, qui va soutenir les espérances de votre maison, est une parente respectable à laquelle je m'intéresse plus que je ne puis le dire. Que ne puis-je être témoin oculaire, Sire, de vos fêtes et de votre satisfaction! Que ne puis-je être à vos pieds! Non, jamais je n'oublierai les heureux moments que j'ai passés près de vous; jamais je ne serai satisfaite que lorsque vous me permettrez de jouir derechef du même bonheur. C'est l'objet de tous mes vœux, l'objet de tous mes désirs; et si je ne puis, comme je le voudrais, passer ma vie à vous voir et vous entendre, au moins vous ne cessez un instant d'être présent à mon cœur. Pénétrée de reconnaissance et du plus inviolable, je n'ose dire du plus tendre attachement pour vous, que ne vous vois-je encore conduisant les affaires de l'Europe, répandant le bonheur sur vos sujets, et éclairant l'humanité par la philosophie que vous avez placée sur le trône dans le moment de vos amusements, qui à peine effleurent votre âme!

Avec tout autre prince que V. M., je prendrais mal mon temps en lui envoyant un traité de morale207-a pendant le carnaval; cependant en voici un de notre pauvre Gellert.207-b Je l'avais promis à V. M. Il vient de mourir fort regretté et fort digne de l'être. Il n'était pas seulement un fabuliste, il s'élevait plus haut; il était sage, honnête, juste, et il enseignait aux autres à l'être. Voilà ses droits pour être<208> lu du plus grand des princes, et voilà surtout le sujet des regrets que nous lui donnons. Ces gens qui apprennent aux hommes les devoirs de l'humanité doivent être chers à l'univers.

Mais le plaisir suprême d'entretenir V. M. m'entraîne, et la crainte d'ennuyer Frédéric m'oblige de renfermer en peu de mots l'article sur lequel je désirerais le plus de m'étendre : ce sont les vœux que je fais pour vous, Sire. Puissiez-vous être autant élevé au-dessus des hommes par la durée et par la mesure de vos prospérités que vous l'êtes par cette âme sublime, l'objet de l'admiration constante et de la haute estime avec laquelle je ne cesserai d'être, etc.

Je rends mille très-humbles grâces à V. M. pour le poisson de mer qu'elle a bien voulu m'envoyer.

123. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

16 janvier 1770.



Madame ma sœur,

Rien de plus flatteur pour moi que d'apprendre par la lettre de V. A. R. même qu'elle se ressouvient encore avec bonté du court séjour qu'elle a fait dans cette contrée. Vous êtes, madame, comme les dieux, qui, selon l'ancienne mythologie, se contentent de la bonne volonté des hommes; vous êtes satisfaite des faibles hommages qu'on a rendus à vos grands talents, et, fixant vos regards sur l'intention des cœurs, vous n'y avez trouvé qu'un entier dévouement, une admiration infinie, et un désir immense de vous plaire et de vous servir. Voilà les seuls mérites que je puis m'attribuer. J'ai une âme<209> capable de sentir, et c'est toujours quelque chose que de respecter le mérite éminent dans les personnes où le ciel s'est complu de le prodiguer.

Avec cette façon de penser, V. A. R. jugera facilement comment a pu être reçu quelqu'un chargé d'une lettre de sa part; aussi M. Keith a-t-il pensé être embrassé en arrivant. Nous ne nous sommes presque entretenus que de V. A. R.; ce sujet intarissable nous aurait menés si loin, que des jours, des mois et des années n'auraient pas suffi pour l'épuiser. J'ai beaucoup connu le père de ce M. Keith; c'était un des plus honnêtes hommes qu'il y ait, et pourvu d'une mémoire étonnante; je lui ai eu même des obligations personnelles. Que de raisons pour bien recevoir le fils!

Pour ce jeune baron auquel V. A. R. veut bien s'intéresser, il est depuis huit jours au lit, accablé de fluxions et de rhumatismes; il se prépare, madame, à vous renvoyer cet ouvrage merveilleux d'Arachné dont Minerve même aurait été jalouse, et dans lequel on ne saurait s'empêcher d'admirer votre goût, la finesse et l'élégance d'un ouvrage achevé.

V. A. R. s'intéresse avec tant de bonté à la convalescence de ma nièce de Hollande, que je ne saurais assez lui en marquer ma reconnaissance. Je vous avoue, madame, que j'ai été inquiet, et d'autant plus alarmé, que tout le monde m'avait assuré qu'elle avait déjà essuyé la cruelle maladie dont elle a été atteinte. Pour ma nièce de Prusse, je la crois enceinte, madame, par vos ordres; c'est votre présence qui a répandu la fécondité sur une maison prête à s'éteindre; vous avez, madame, présidé à un baptême, et vos bénédictions ont, d'un autre côté, fait concevoir. Ne vous étonnez pas si désormais nous vous invoquons comme Lucine, comme la mère de l'abondance et de la réparation du genre humain.

J'ai lu avec plaisir l'ouvrage du pauvre Gellert, que V. A. R. a eu la bonté de m'envoyer. Heureux les philosophes qui peuvent donner<210> de telles leçons aux souverains, et plus heureux les princes qui savent en profiter! Je ne sais, madame, si j'ose vous envoyer un ouvrage sur un sujet à peu près approchant, qui regarde les mœurs,210-a lu ici, dans notre Académie. Comme il contient quelques idées qui, je crois, n'ont pas encore été développées dans ce sens, je crois peut-être, madame, qu'il pourra vous occuper un moment.

Mais qu'il est triste, après avoir eu le bonheur de vous voir et de vous entendre, de ne pouvoir parler à V. A. R. que par lettres! Je me regarde comme un exilé de votre cour, et j'envie souvent le destin d'une bonne vieille gouvernante et d'une demoiselle de Bünau, qui ont le bonheur de vous approcher. Nous sommes réduits à imiter les Juifs établis hors de la Palestine, qui, ne pouvant aller à Jérusalem, se tournaient vers l'orient, où était leur temple, pour y faire leurs prières. Nous nous tournons vers Dresde, et nous disons du fond de notre cœur : Que bénie soit à jamais cette incomparable électrice! Je ne rapporte à V. A. R. que l'abrégé de notre rituel; elle peut s'en rapporter à des cœurs qui lui sont bien fidèlement dévoués, car je me flatte au moins, madame, pour ce qui me regarde, que vous êtes persuadée de la haute considération et de tous les sentiments avec lesquels je suis, etc.

<211>

124. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 19 février 1770.



Sire,

Votre Majesté est inépuisable en tout. Elle trouve toujours quelque nouveau moyen de me témoigner ses bontés, et chaque lettre, Sire, que vous voulez bien m'écrire augmenterait mon admiration et ma reconnaissance, si des sentiments tels qu'ils sont dus à Frédéric pouvaient être susceptibles de gradation. Vous me traitez, Sire, un peu de petite déesse. Si je l'étais, votre apothéose se ferait sonica. Je ne sais pourtant pas trop si vous y gagneriez. Le monde vous dresse déjà des autels, et vos grandes actions vous ont acquis l'immortalité à plus juste titre que tout ce que les divinités de jadis ont fait de plus brillant. J'ai lu avec avidité le discours que V. M. m'a envoyé. On ne peut y méconnaître le grand Frédéric. Certainement aucune leçon ne peut être plus efficace que celle que l'intérêt de notre amour-propre même nous dicte. Vous, Sire, qui contribuez plus que personne à éclairer les hommes, rendez encore à l'humanité le service d'engager cet auteur incomparable à faire écrire sous ses yeux le catéchisme qu'il propose, et qui deviendra le code de l'univers. Je vous le demande avec instance, au nom de tous les mortels qui ont l'honneur d'habiter ce petit globe avec vous. Je serai la première à en faire usage pour mes enfants, dont l'éducation est le premier objet de tous mes soins.

M. de Keith est assurément un homme fort estimable. Depuis qu'il est de retour, nous ne cessons de nous entretenir de V. M. Il me semble qu'on ne peut valoir quelque chose que lorsqu'on a approché Frédéric; et ce qu'il y a de bien sûr, c'est qu'il n'y a pour moi de conversation véritablement intéressante qu'avec ceux qui ont vu Berlin, Potsdam, et surtout le maître de tant de merveilles. Votre<212> prima virtuosa, qui se trouve ici, m'est encore d'un grand secours; je la fais bien moins chanter que causer.

De toutes les choses agréables que V. M. me mande, la certitude de la grossesse de la Princesse de Prusse est celle qui me charme le plus; et si ma présence eût porté la fécondité chez vous, ce serait sûrement le plus beau miracle que j'eusse fait de ma vie. Mais je soupçonne qu'il en est de ce miracle comme de beaucoup d'autres, que la nature a un peu aidés. Quoi qu'il en soit, Sire, persuadez-vous, si vous le pouvez, que ma présence vous a été bonne à quelque chose. J'en perdrai moins la plus chère de mes espérances, celle de vous revoir un jour, et de vous exprimer encore de bouche l'admiration sans bornes, la haute considération et l'attachement inviolable avec lequel je suis, etc.

125. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

25 février 1770.



Madame ma sœur,

En pensant ou parlant de Votre Altesse Royale, il est bien difficile d'en exclure la vénération et la considération qu'on lui doit. Les Romains donnaient le nom de saints à leurs empereurs et à leurs impératrices, qui souvent en étaient très-indignes; mais tout le monde m'applaudira, si, dans mon lararium, je dresse un autel à diva Antonia, et si je rends un culte dû à ses grands talents et à ses excellentes vertus. M. Keith ne me démentirait pas, et je suis persuadé qu'il préfère infiniment ma divinité à son vieux saint Patrice d'Irlande, qui, assis sur une montagne, voguait avec elle légèrement sur mer. C'est<213> en tremblant, madame, que je l'ai chargé de vous offrir cet Essai de morale; tant valait-il envoyer des corneilles à Athènes,213-a ou des ex-voto à Lorette. Toutefois, puisque vous daignez mettre le sceau de votre approbation à cet ouvrage, ce sera un encouragement pour l'auteur de travailler à ce catéchisme,213-b dont tout le mérite doit consister dans la simplicité.

Mais, madame, que dirait-on, si malheureusement quelqu'un voyait des lettres que j'ai l'honneur de vous écrire? Il me semble d'entendre cent voix qui s'écrieraient à la fois : Mais est-il tombé en délire? Comment s'avise-t-il de parler de catéchismes à une princesse entourée des grâces, des talents et des vertus qui composent son cortége? C'est quelque vieux recteur de collége qui radote, un pédant qu'il faut enfermer aux Petites-Maisons, pour qu'il n'importune plus, à l'avenir, de grandes princesses par son bavardage insipide. J'aurais assez mérité, madame, ce reproche; et, pour n'être point rangé dans la catégorie de Jacques Ier, roi d'Angleterre, que le bon Henri IV appelait maître Jacques, vous me permettrez, madame, d'en venir à la Gasperini, dont j'envie le sort, puisqu'elle se trouve à vos pieds, et qu'elle a quelquefois le bonheur de vous amuser. Je ne sais comment nous avons appris que, à votre carnaval, V. A. R. a donné un bal de vieilles femmes; j'ai bien regretté de ne m'y pas trouver, car, vieux et fait comme je le suis, et m'affublant du bonnet de votre respectable gouvernante, j'aurais pu danser, sans être reconnu, comme la plus antique de vos duègnes. Je n'oserais pas, après cela, entretenir V. A. R. de mon petit carnaval de société, qui se réduit à une conversation de quatre personnes; mais comme il y est souvent question de la fameuse et illustre fille de Charles VII, et que ce nom seul peut ennoblir et consacrer nos entretiens, j'ai cru, madame, qu'il me<214> serait permis d'en faire mention. Je conte à un certain abbé Bastiani,214-a digne de vous admirer, ce que j'ai entendu et vu ici sur la fin du mois d'octobre de l'année passée; il m'envie mon bonheur, et il n'aspire qu'à jouir de la même félicité, et, pour vous le dire, madame, de jouir de votre vue béatifique. La lettre de V. A. R. a ramené l'espérance en mon cœur; elle me fait entrevoir, par une suite de ses mêmes bontés, qu'elle pourrait encore honorer ces lieux de sa présence. Je lui attribue avec raison tout le bonheur que nous a procuré le séjour qu'elle a daigné faire ici, parce que diva Antonio, ne peut que verser sur les humains des bénédictions célestes. Dans l'espérance d'en recevoir encore de ses mains bienfaisantes, vous me permettrez, madame, de vous assurer du zèle sincère et de l'admiration infinie avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.

Permettez que je fournisse de temps en temps votre cuisine de poissons qu'on n'a point en Saxe, pour être bon au moins à diversifier les mets de carême et de jours maigres auxquels V. A. R. est assujettie.

126. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 20 avril 1770.



Sire,

Votre Majesté a su par Stutterheim la raison qui m'a empêchée de répondre à ses charmantes lettres, si flatteuses pour ma vanité. Si mon âme avait le ressort de la vôtre, je braverais comme vous, Sire,<215> les douleurs et toutes les faiblesses humaines. Mais voyez quelle est la différence de votre diva Antonia au grand Frédéric : une légère atteinte de goutte m'ôte la force d'écrire une petite lettre, et V. M., sujette comme nous autres aux maux des hommes, prend le temps où elle en est attaquée pour produire un ouvrage qui comblerait d'honneur les moments les plus tranquilles et les plus calmes d'un savant et profond professeur. Ne me canonisez donc pas, Sire; ma canonisation prouverait encore que les saints n'ont pas toujours valu les héros. Le catéchisme que j'ai le bonheur d'avoir fait naître est admirable. Jamais prince n'éclaira l'univers comme V. M. par ses actions, et par des préceptes également utiles et sublimes. Il se peut bien, Sire, qu'il y ait tel endroit, dans cet excellent ouvrage, qui n'aurait pas l'honneur d'être approuvé par messieurs les confesseurs royaux, après lecture faite par ordre de monseigneur le chancelier; mais il n'y en a point qui ne soit marqué au coin de la droite raison et de ce sens dont tout le monde se pique, et qui ne peut être que le partage de peu de personnes. Pour moi, Sire, je suis plus que persuadée que, en vous arrachant un ouvrage aussi précieux, j'ai mieux mérité de l'univers que si j'avais envoyé tous les savants académiciens de la terre à ses quatre plages pour mesurer un degré du méridien, ou pour observer les révolutions d'une planète. Grâces à votre ouvrage, que j'ai lu et relu, et grâces à vos poissons, Sire, mon esprit et mon corps ont été également nourris pendant le carême qui vient de passer. Je crains seulement qu'il ne me soit pas fort méritoire; car, avec de tels avantages, un carême vaut bien le carnaval le plus délicieux.

A propos de carnaval, je vois qu'on a parlé à V. M. de mon bal de vieilles femmes. Il était assez plaisant de voir ces bonnes dames commencer par faire la petite bouche, s'animer ensuite par degrés, et finir par danser, à l'envi de leurs petites-filles, des contredanses à tout rompre. Que n'y étiez-vous, Sire! Nous aurions bien ri et réfléchi<216> sur les replis singuliers du cœur humain. Si j'étais sûre d'attirer V. M. ici, j'irais, dansant à la tête de toutes nos vieilles dames, vous recevoir jusque sur la frontière; mais comme vous pourriez bien n'être pas aussi amateur que les Hébreux216-a de ce genre de spectacle, je dois me contenter à repasser dans mon imagination les agréables idées que j'ai puisées dans votre beau palais, au sein des arts et des sciences, et surtout de la sagesse, et à soupirer après le retour de ces délicieux moments. Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire les assurances sans bornes de l'admiration et du parfait et respectueux attachement avec lequel je suis, etc.

127. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

1er mai 1770.



Madame ma sœur,

La lettre de Votre Altesse Royale a calmé les remords dont j'étais agité pendant quelque temps. Je me reprochais que, malade et goutteux, je vous avais présenté, madame, un ouvrage qui, par épidémie, vous avait communiqué le mal dont j'étais atteint, et dont l'ennui, pour comble, aurait pu causer des symptômes plus fâcheux à V. A. R. Mais, madame, votre esprit est comme ces estomacs vigoureux qui digèrent tous les aliments, et qui, par leur énergie, les convertissent en sucs propres à la nourriture. Je me confirme donc par là dans mes sentiments, et ma foi s'affermit plus que jamais dans le culte de diva Antonia; et j'ajouterai même très-hérétiquement que je préfère ma divinité à toutes celles dont le paganisme avait peuplé l'Olympe,<217> et même à grand nombre de saints que le christianisme, par un esprit de profusion, a placés en paradis. Voilà, madame, ma confession de foi, avec laquelle, si Dieu m'en fait la grâce, je compte vivre et mourir. Je ne me plains point de la nature, qui m'a rigoureusement traité dans ma dernière maladie; il n'est pas étonnant qu'un vieux soudard ait la goutte, et souffre, sur le déclin de ses jours, des sottises de sa jeunesse. Mais, madame, je ne considère pas avec la même indifférence les incommodités que V. A. R. a souffertes; il y a, ce me semble, des âmes privilégiées de la nature, dont les corps devraient être invulnérables. J'aurais été tenté de faire une satire contre le mal physique, si par là j'avais pu le diminuer, ou, madame, vous en dégager tout à fait; mais malheureusement les causes des maladies sont sourdes à la louange comme au blâme, et vont leur train jusqu'au temps que les matières hétérogènes, causes de nos maux, soient développées de notre masse, et entièrement exilées hors des corps souffrants. Enfin, madame, je me réjouis d'apprendre par V. A. R. même son entier rétablissement, et, comme son plus zélé admirateur, je fais les vœux les plus sincères pour que votre santé soit désormais inaccessible aux infirmités humaines.

Je ne puis marquer d'ici aucune nouvelle intéressante à V. A. R., sinon que les tailles de nos princesses se dérangent de plus en plus,217-a et commencent à se former en promontoires, de sorte que, si cela va toujours en augmentant, il faudra échancrer les tables pour qu'elles s'y trouvent en même ligne avec les autres. Pour moi, madame, encore plein de mes rêveries morales, j'ai cru devoir ajouter quelques réflexions sur l'éducation de la jeunesse217-b aux choses précédentes qui regardaient la même matière; c'est un ouvrage local, calqué sur les abus de ma patrie. Je n'aurais pas été assez effronté pour le présenter à V. A. R., si je ne croyais qu'elle me doit quelque compte<218> pour ne l'avoir pas nommée dans cet ouvrage, quoique je sois bien persuadé que tout le monde la devinera à la première lecture.218-a Oui, madame, quoi qu'il m'en coûte, je ménage votre extrême délicatesse quand j'ai l'honneur de vous écrire, et je la ménage même dans des choses qui pourraient tomber sous vos yeux, pour que rien de ce qui vient de ma part ne blesse votre extrême modestie.

V. A. R. me rend les forces et la vie en me faisant espérer que cette année pourra être aussi fortunée pour moi que la précédente. Avoir le bonheur de la posséder,218-b c'est mettre le comble à mes vœux; cette faveur si peu méritée de ma part augmente encore, s'il est possible, l'attachement, la haute estime et l'admiration avec laquelle je suis, etc.

128. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 19 mai 1770.



Sire,

Je ne puis voir partir personne pour ces heureuses contrées vivifiées par le sage du siècle, sans envier son bonheur, et sans être tentée de l'accompagner au moins d'une lettre. Il est heureux pour V. M. que je ne loge pas à l'hôtel des postes; il ne partirait pas de courrier, Sire, sans vous porter un paquet de ma part. Le colonel de Witzleben, chargé de la présente, pourra dire à V. M. combien elle est ici admirée, honorée et respectée; mais que personne, ni ici, ni ailleurs, n'est, ni ne peut être plus pénétré de ces sentiments que moi, qui ai vu Frédéric, et qui me flatte de le revoir encore.

<219>Recevez, Sire, avec votre bonté naturelle les protestations du parfait et inviolable attachement avec lequel je serai jusqu'au tombeau, etc.

129. DE LA MÊME.

Pillnitz, 25 mai 1770.



Sire,

Je ne sais par où je dois commencer pour remercier Votre Majesté. Est-ce de votre aimable lettre, Sire, de tout ce que vous me dites d'obligeant, de l'excellent ouvrage, ou plutôt n'est-ce pas du bien suprême dont vous me flattez, en me laissant entrevoir qu'il me sera permis encore de voir Frédéric dans cette année? Il ne serait pas étonnant que cette attente délicieuse absorbât tout le reste, et assurément on ne se souvient ni de goutte, ni de rhumatisme, ni d'aucun autre mal, lorsqu'on peut être avec V. M.

Par le traité que vous avez bien voulu m'envoyer successivement, Sire, vous devenez le législateur de vos États dans la partie où il est le plus difficile de l'être, et où on ne l'est guère par voie de commandement. Ne croyez cependant pas que le fruit en soit borné à vos sujets. Quel père ou quelle mère pourront fermer les yeux au jour que vous faites luire? Ce que V. M. a à appréhender, c'est de me rendre si vaine, si glorieuse par les marques d'approbation qu'elle me donne, qu'à la fin elle se repentira de son ouvrage. Il n'y a modestie qui tienne contre les éloges placés dans la bouche de Frédéric; des têtes plus fortes y échoueraient.

Rien de plus heureux que le changement de taille de vos charmantes princesses. Que vous devez avoir de plaisir, Sire, à les voir<220> ainsi défigurées, si elles pouvaient l'être! Et puisqu'enfin vous me permettez l'espérance de vous revoir, je serai témoin oculaire de votre satisfaction, et je la partagerai avec vous. Je laisserai seulement écouler les mois d'été, que je sais V. M. occupée. Le temps des héros est si précieux, que, quand on veut leur en faire perdre, on doit au moins prendre celui dont la perte est la moins sensible aux hommes. Dès que je serai rassurée sur la crainte de vous importuner à contretemps, Sire, je n'écouterai plus que mon empressement de montrer à vos yeux l'admiration sans bornes et la haute estime avec lesquelles je serai toute ma vie, etc.

130. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 10 juin 1770.



Madame ma sœur,

Je demande des millions d'excuses à Votre Altesse Royale de n'avoir pas plus tôt répondu à son obligeante lettre; mais j'ai été, madame, en Poméranie, à Magdebourg, à Brunswic, et je ne suis de retour que depuis hier au soir. V. A. R. a trop d'indulgence pour mes rapsodies; elle se contente de la bonté de l'intention qui guidait la plume de l'auteur, et elle veut bien suppléer elle-même à la faiblesse de l'ouvrage; et cependant j'appréhende beaucoup que les choses iront leur train ordinaire, et que des réflexions superficielles, que ce petit ouvrage a pu occasionner, s'évanouiront bientôt, et se dissiperont par ces occupations frivoles pour lesquelles le public a tant d'inclination et d'attachement.

Je suis au comble de mes vœux par l'espérance que me donne<221> V. A. R. de nous honorer de sa présence; vous faites à présent, madame, l'ornement et le plus beau lustre de nos princesses d'Allemagne. Je serai certainement excessivement flatté de vous posséder du moins pour un temps, de jouir de cette conversation aussi instructive que brillante, d'admirer ces talents que V. A. R. possède, et qu'elle semble ignorer, de pouvoir lui donner des marques de mon admiration, et de lui offrir des hommages d'autant plus sincères, qu'ils sont une suite de la haute considération et de tous les sentiments avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc.

131. A LA MÊME.

20 juillet 1770.



Madame ma sœur,

M. de Witzleben m'a rendu la lettre dont Votre Altesse Royale a eu la bonté de le charger. Que pouvait-il m'arriver de plus agréable, madame, que de me savoir encore conservé dans votre précieux souvenir? J'envie à M. de Witzleben le bonheur dont il a joui de vous voir, de vous entendre, et de vous offrir ses hommages. J'ai été pendant ce temps par voies et par chemins, mais ne jouissant de beaucoup près d'un sort aussi favorable; j'ai cependant eu la consolation de m'entretenir avec la landgrave de Darmstadt,221-a la grande princesse que nous honorons et révérons également. Elle vous est certainement bien attachée, madame, et V. A. R. peut compter qu'elle a en nous deux cœurs qui lui sont inviolablement attachés. D'ailleurs, madame, nous attendons ici l'apparition d'un marmot quelconque,<222> qui nous lanterne depuis près de six semaines;222-a il faut qu'il ne soit guère empressé de voir le jour, et je commence à croire qu'il faudra user de quelque sortilége pour le forcer de quitter l'obscurité où il semble se complaire.

J'aime encore mieux entretenir V. A. R. de la postérité que nous attendons que de lui faire mes complaintes sur l'inclémence du plus abominable été que j'aie vu de mes jours; je suppose bien que, lorsqu'il pleut ici, il ne fait pas trop sec en Saxe, et je plains V. A. R. de ce quelle ne pourra profiter ni des agréments de Pillnitz, ni du beau temps que nous devrions avoir dans cette saison. Un fou d'astronome prétend que c'est la faute d'une comète qui a paru; pour moi, je soutiens qu'il fait plus d'honneur à la comète qu'elle n'en mérite, car il se pourrait bien que ce météore, si redoutable autrefois, ne fût qu'une jeune étoile que ses parents font voyager pour lui former, comme on dit, le cœur et l'esprit, et qui, étant étourdie, se fait un chemin à elle-même. Il n'y a aucune absurdité que l'ignorante présomption des hommes n'ait débitée pour l'accréditer, et il faut bien du temps pour qu'un peu de raison se fasse jour à travers tant de préjugés que leur ancienneté a consacrés. Mais j'oublie que je parle à la princesse la plus instruite de l'Europe, et qui pourrait me donner de bonnes leçons, si elle voulait s'en donner la peine; V. A. R. ne trouverait jamais d'élève plus docile, ni plus persuadé du mérite de son maître que je le suis. Vous voir suffit pour vous admirer, vous entendre suffit pour s'instruire. Je me flatte bien de jouir encore une fois de ce bonheur, et de pouvoir, madame, vous assurer de vive voix de la haute considération et des sentiments d'admiration avec lesquels je suis à jamais, etc.

<223>

132. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 27 juillet 1770.



Sire,

J'avoue qu'après le bonheur de vous voir, Sire, je ne désire rien tant que vos lettres; mais il faut être juste; quand on a, comme V. M., un peuple de héros à former, on ne saurait assez s'en occuper. Et comment me plaindrais-je d'un délai momentané, tandis que chacune de ses lettres me pénètre d'une nouvelle reconnaissance? Où est le prince qui, au milieu des travaux, faisant tout par lui-même, trouvât encore du temps à donner à ses admirateurs et au genre humain? Je ne sais, Sire, quel sera l'effet des instructions que vous daignez lui accorder. A qui s'en rapporterait-il, ne veut-il pas en croire à Frédéric? Il serait bien ingrat, s'il n'usait pas des sublimes instructions que vous daignez lui donner.

La présence de madame la landgrave doit ajouter à la satisfaction que l'heureuse grossesse de son admirable fille cause à V. M. Nous l'avons eue chez nous pendant quelques moments, assurément trop courts pour nous. Mais a-t-on un moment à perdre, lorsqu'on va à Potsdam? Je le sais par moi-même. Oui, Sire, je compte les heures jusqu'à celle où je pourrai vous porter en personne le tribut de ces sentiments inaltérables qui sont gravés dans mon cœur par l'admiration sincère et l'attachement inviolable avec lequel je ne cesserai d'être, etc.

<224>

133. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

1er août 1770.



Madame ma sœur,

Je viens de recueillir les premiers pisangs224-a crûs dans mon jardin; ce sont des prémices que les peuples offrent à leurs dieux; je les présente donc à diva Antonia, et je supplie cette divinité de vouloir les prendre en bonne part. Les simples mets que Baucis et Philémon présentèrent à Jupiter lui furent plus agréables que les pompeux sacrifices que la vanité des puissants offrait moins au maître du tonnerre que pour contenter leur vaine ostentation. J'espère, madame, que mes pisangs trouveront de même grâce devant vos yeux. Nous sommes ici un petit troupeau qui vous offrons journellement nos vœux en cœur et en esprit; c'est la princesse Henri,224-b ma sœur Amélie, et la landgrave de Darmstadt. Nous disons ici tout haut ce que votre présence nous oblige de penser tout bas, et ce de quoi toute l'Europe convient, d'une certaine princesse d'origine bavaroise, qui fait, de nos jours, l'ornement et la splendeur de l'Allemagne. Pour cette fois, V. A. R. n'en saura rien de plus; je crains même d'en avoir déjà trop dit.

En attendant, madame, que ce nouveau citoyen de l'univers que nous attendons arrive, nous nous amusons avec la tragédie. Hier nous avons eu l'Iphigénie de Racine. L'excellence de la pièce a brillé malgré la médiocrité des acteurs qui la reprenaient; tant le génie de Racine était supérieur à celui des auteurs dramatiques modernes. Ces divertissements sont mêlés de quelque peu de musique d'Église, où le contrapunto attire surtout l'attention de ma sœur. Mais ces nouvelles sont peu amusantes et peu dignes d'être marquées à V. A. R.,<225> qui sait faire un meilleur emploi de son temps qu'à lire les billevesées que je lui écris.

Recevez, madame, avec votre bonté ordinaire les assurances de l'attachement et de l'admiration avec laquelle je suis, etc.

134. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Lichtenwalde, 11 août 1770.



Sire,

Que je suis heureuse! Je reçois de Votre Majesté la plus charmante réponse à une idée de lettre dont j'avais accompagné M. de Witzleben. Toute remplie des belles choses qu'elle renferme, je me rendais à Lichtenwalde, moins pour y passer quelques jours avec la comtesse de Watzdorf que pour m'y occuper sans contrainte, et loin du grand monde, de mon bonheur ineffable de tenir un petit coin dans l'estime du prince qui mérite les hommages de l'univers entier, qu'il éclaire par ses lumières. A peine arrivée à la campagne, voilà M. de Borcke qui m'apporte de quoi mettre le comble à ma satisfaction. Quelque pénétrée que soit mon âme de ces précieuses marques de bonté de V. M., et quelle qu'en soit ma juste reconnaissance, je laisse les prémices du rare fruit dont vous me régalez, Sire, pour me livrer entièrement à la joie que m'a causée l'heureux accouchement de madame la Princesse de Prusse,225-a et pour en offrir des holocaustes au ciel, d'accord avec mes vœux. Je savais bien que mon aimable cousine nous dédommagerait de l'attente où elle nous a fait languir. Qu'elle sera chère à son auguste oncle! Qu'elle sera adorée de son<226> époux et aimée de sa respectable mère! Je partage bien sincèrement leur joie, et je ne souhaite que de la santé et des années au tendre rejeton du sang des héros. Élevé sous les yeux du philosophe par excellence, et formé par l'exemple et les instructions du premier héros du siècle, il ne peut manquer d'approcher de près les sublimes vertus de V. M. Je dis approcher, car il sera difficile à tout mortel, tel qu'il soit, d'atteindre à la perfection de Frédéric. Puissiez-vous, Sire, vivre encore assez longtemps pour voir l'accomplissement de mes vœux! Je brûle d'impatience de vous les exprimer de vive voix, ainsi que les sentiments de la haute considération et d'admiration avec lesquels je ne cesserai d'être, etc.

Mon hôtesse, qui est la plus respectueuse admiratrice de vos éminentes qualités, Sire, m'a priée de la mettre à vos pieds.

135. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Breslau, 9 septembre 1770.



Madame ma sœur,

Si je n'avais pas reçu la lettre de Votre Altesse Royale dans le tumulte des camps et durant la rapidité d'une course non interrompue, j'aurais sans doute répondu plus tôt; et, quoique j'aie encore la tête embrouillée de tant d'événements intéressants et d'objets dignes d'attention, dont j'ai été occupé tous ces jours,226-a je saisis ce premier moment de trêve qui se présente pour vous remercier, madame, de tout ce que vous avez la bonté de me dire d'obligeant et de gracieux dans votre lettre. Comme j'espère d'avoir le bonheur de posséder<227> V. A. R. dans peu, elle me permettra de remettre jusqu'alors les témoignages de ma juste reconnaissance; car, quoique la matière ne me manque point lorsque j'ai le bonheur de lui écrire, il y a encore je ne sais quelle agitation dans ma tête, qui ressemble au mouvement de la mer au moment qu'une tempête finit, et certainement il faut se trouver dans une tout autre situation quand on écrit à diva Antonia. Agréez, madame, les assurances de ma haute estime et de l'admiration avec laquelle je suis, etc.

136. A LA MÊME.

5 octobre 1770.



Madame ma sœur,

Il est bien douloureux pour moi de voir partir sitôt d'ici une princesse, la gloire de l'Allemagne et la dixième Muse de notre siècle. Mais, madame, cette douleur n'efface pas de mon esprit les sentiments de la reconnaissance la plus vive de ce que V. A. R. a bien voulu perdre dans ma demeure quelques moments de son loisir précieux, dont elle sait faire un si noble usage. Je me le répète toujours, que c'est le comble de la bonté et de l'effort d'un génie supérieur de vouloir bien s'ennuyer dans la compagnie d'un hôte qui, à la vérité, est plein, madame, d'un zèle inviolable et d'un attachement sincère pour la personne de V. A. R., mais qui d'ailleurs sent combien il lui est inférieur dans tout le reste. V. A. R., en tout semblable aux dieux, se contentant de la volonté des hommes, veut bien, par un excès de son indulgence, pardonner aux fautes d'un hôte champêtre qui, peu fait aux formalités, se borne à exprimer comme il<228> peut les sentiments de son cœur. Mais comment les exprimer? Lorsqu'il s'agit de V. A. R., tous les termes sont trop faibles, et l'admiration qu'elle inspire manque de paroles pour se peindre. Je m'humilie devant ses talents supérieurs, j'applaudis à son grand et beau génie; mais, me confiant à sa bonté infinie, c'est à l'abri de cette protectrice que je vous prie, madame, d'agréer encore une fois les assurances de la reconnaissance inaltérable avec laquelle je suis à jamais, etc.

137. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 8 octobre 1770.



Sire,

J'ai donc encore vu Frédéric, et cet instant de bonheur a encore disparu! Que de réflexions sur la brièveté des plaisirs et sur la mutabilité des choses, s'il m'était permis de rendre à V. M. de l'ennui pour la satisfaction suprême dont elle m'a comblée! La première fois, Sire, que je vous vis au milieu de votre gloire, l'impression profonde qu'un aussi grand spectacle me laissa pouvait passer chez vous pour un saisissement de mon admiration, à laquelle jamais il ne s'était présenté un objet si frappant. J'avais vu des courtisans, des gardes, des palais et de la magnificence; ce que je n'avais pas vu, Sire, ce qu'on ne voit que chez V. M., c'est un souverain qui, loin de recevoir aucun lustre de l'éclat qui l'environne, en est au contraire la seule et l'unique source, le créateur du temple qu'il habite et qu'il pénètre de sa gloire, et non l'idole qu'encensent les hommes sur les autels qu'ils lui ont élevés. Pardonnez-moi l'image, Sire; je n'en sens que trop la faiblesse; mais tout est faible quand il s'agit d'exprimer les sentiments<229> que V. M. fait éprouver. Je vous ai revu, Sire, je vous ai quitté encore aussi profondément frappée, et peut-être davantage, que lorsque je vous vis l'année dernière. C'est toujours le héros du siècle, et, si les générations futures ne lui donnent un rival digne de lui, le héros de tous les temps, plus grand que toutes les grandeurs qui l'entourent, plus élevé, plus admirable que tout ce qu'il a fait de beau et de merveilleux. Que je me trouve heureuse lorsque je pense que ce héros m'honore de tant de bontés! Tous les moments délicieux que V. M. m'a fait passer à Sans-Souci, les fêtes charmantes dont elle a bien voulu m'y faire jouir, mais, plus que toutes ces fêtes et tous ces amusements, ces instants précieux de la conversation sublime du plus grand des hommes, tout enfin, jusqu'à la lettre obligeante qui a mis le sceau à vos bontés, m'a rendu encore plus pénible un départ qui déjà ne l'était que trop, a confirmé en moi la certitude de mon bonheur, et gravé plus que jamais dans mon âme les sentiments profonds de reconnaissance, d'admiration et de vénération avec lesquels je suis, etc.

138. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 14 octobre 1770.



Madame ma sœur,

Votre Altesse Royale est comme ces mines inépuisables où l'on découvre sans cesse de nouvelles richesses. Indépendamment de tous les grands talents que j'admire en elle, elle possède encore l'art des orateurs au suprême degré de perfection. On dit que leur chef-d'œuvre consiste à relever et ennoblir les plus petits sujets. Ainsi,<230> madame, à ma grande surprise, je me suis trouvé le sujet indigne du panégyrique que V. A. R. daigne faire dans sa lettre. J'avoue, madame, qu'il m'a été impossible de me reconnaître sous les beaux traits dont son pinceau m'a daigné orner. Très-convaincu de ma médiocrité, je sens que je n'ai d'autre mérite que mon attachement, mon zèle pour sa personne, et d'avoir assez de discernement pour l'admirer avec toutes les belles qualités qui l'accompagnent. Le peu de bonne opinion que je puis avoir de moi-même n'est établie que sur ce fondement, et c'est, madame, ce qui fera ma réputation. On dira : Ainsi que Junon et Jupiter se communiquaient à Baucis et Philémon, les plus zélés à leur culte, de même la divine Antonia a bien voulu honorer ma maison de sa présence. Ce sera mon plus grand éloge, et la postérité la plus reculée enviera le bonheur dont j'aurai joui. Ah! madame, je serais au comble de mes vœux, si j'avais pu rendre ce séjour non agréable, mais du moins supportable à V. A. R. Sa bonté infinie se contente de la volonté de lui plaire, et son indulgence extrême daigne suppléer à tout ce que mon peu de capacité m'a empêché de remplir dignement. C'est à moi, madame, de vous remercier éternellement du bonheur dont vous m'avez fait jouir par votre auguste présence. Ma reconnaissance en sera sans bornes. Mais que ce séjour m'a paru différent depuis le départ de V. A. R.! Les talents, les ris, les grâces ont disparu avec elle, et j'ai cru me retrouver le lendemain dans les déserts de la Thébaïde; tant une seule personne peut répandre de sérénité sur nos jours, et causer de regrets de son absence. La seule consolation qui me reste est que cette absence ne sera pas éternelle. Puissiez-vous jouir, madame, en attendant, de toutes les prospérités que je souhaite à V. A. R.! Puisse votre bonheur être égal à vos divines perfections! Ce sont les vœux que je ne cesserai de faire jusqu'au dernier soupir de ma vie, étant à jamais, etc.

<231>

139. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 7 décembre 1770.



Sire,

Le premier tribut de mes forces renaissantes est dû à Votre Majesté. Aux portes de l'éternité, aucune consolation n'a affecté plus vivement mon âme, ni rendu plus agréable à mes yeux la vie à laquelle j'étais rappelée, que le souvenir dont V. M. m'honore, et les assurances qu'elle m'en a fait porter par M. de Borcke. Il faut bien, disais-je en moi-même, que mon existence ici-bas soit de quelque prix, puisque Frédéric s'y intéresse.

La lettre, Sire, que vous avez daigné me faire communiquer par ce même ministre a confirmé mon attente. Sous de tels auspices, l'affaire ne peut manquer de prospérer, surtout après la mort du père, avant laquelle je doute qu'on se décide. Je la recommande à la continuation de sa protection. Cette nouvelle preuve de vos bontés pour moi redoublerait ma gratitude, si, après tout ce que je vous dois, Sire, et ce que vous êtes, ma reconnaissance, mon estime, mon admiration, tous les sentiments que je vous ai voués, pouvaient être susceptibles d'accroissement. Ma main est encore trop tremblante pour en dire davantage, surtout étant fort gênée en écrivant au lit. Je finis donc en lui protestant qu'avec ces sentiments je serai jusqu'au dernier soupir, etc.

<232>

140. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 11 décembre 1770.



Madame ma sœur,

Détrompé depuis longtemps des illusions où les hommes placent le bonheur, je m'étais persuadé qu'on ne pouvait trouver ce bonheur que dans l'amitié. Je croyais jouir de cette félicité, connaissant, madame, les bontés que V. A. R. avait pour moi; mais j'ai encore appris par cette dernière et cruelle expérience que, dans toutes les choses du monde, la somme des maux l'emporte sur celle des biens. Tous ceux qui vous sont attachés, madame, entre lesquels je me compte le premier, ont frémi à la nouvelle du danger où V. A. R. s'est trouvée; j'ai tremblé pour la Saxe, pour l'Allemagne, et, en vérité, pour moi-même, car on ne saurait s'empêcher d'envisager les événements relativement au rapport qu'ils ont avec nous. Je n'ose attribuer cette guérison à mes prières; je n'ai pas la présomption de croire que la Providence change ses décrets éternels au gré de ma fantaisie et de ce qui me peut être le plus avantageux; mais si les vœux les plus sincères et les plus fervents ont quelque force, certainement les miens, partis d'un cœur qui vous est tout dévoué, madame, ont dû accélérer la convalescence de V. A. R. Mais quelle nouvelle obligation, madame, ne vous ai-je pas de ce que vous daignez, par la lettre que je viens de recevoir, me rassurer entièrement contre les appréhensions qui me restaient! De toutes les lettres que V. A. R. a daigné m'écrire, c'est celle qui m'a fait le plus de plaisir; elle est un témoignage sûr de sa convalescence, de son gracieux souvenir pour son fidèle adorateur, et de la persuasion où vous êtes, madame, qu'il n'y avait qu'un mot de votre main qui pût calmer mes inquiétudes. Puisse votre santé, madame, égaler le reste de vos grandes qualités! Puissiez-vous, si j'ose vous en supplier, traiter plus sérieusement les accès de goutte<233> dont vous êtes incommodée! Puissiez-vous avoir toujours dans l'esprit que la perte d'une princesse comme la divine Antonia est une calamité publique, et que vous devez ménager des jours si précieux pour l'avantage du monde et la consolation de ceux qui vous sont dévoués comme moi de corps et d'âme, étant avec la plus haute considération, etc.

Quand V. A. R. croira que je pourrai lui rendre quelque service à Turin, elle n'aura qu'à me donner ses ordres.

141. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 17 janvier 1771.



Sire,

Pardonnez, Sire, si cette fois je ne pense point, comme Votre Majesté, que la somme des maux l'emporte sur celle des biens. Le bien d'être connue de Frédéric, d'oser se flatter d'avoir quelque part à l'estime et aux bontés du plus grand des hommes, d'en recevoir les témoignages les plus touchants, ce bien seul compense abondamment tout le mal que j'ai déjà enduré. Je ne sais jusqu'en quel point les prières des mortels peuvent faire changer les décrets de la Providence; mon bon père confesseur croira comprendre cette rubrique mieux que V. M. et moi. Je lui laisse le soin d'expliquer ce que peut-être il n'entend guère mieux; et, sans prétendre deviner si les vœux de V. M. sont aussi efficaces dans le ciel que ses volontés le sont sur la terre, je me contente de savoir par mon expérience que l'assurance de l'intérêt que vous prenez, Sire, à ma convalescence l'accélère plus<234> que toute autre chose. C'est un excellent spécifique que d'oser se flatter d'intéresser le héros dont le goût et le jugement décide le jugement de l'univers; rien n'est plus propre à nous rendre la vie chère, et la lettre de V. M. a plus ranimé mes esprits en un quart d'heure que tous les remèdes de mes médecins. Oui, Sire, il n'y a rien que je ne fasse pour prolonger des jours que je passerai à vous admirer, à vous révérer, et à songer aux heureux moments que vous m'avez fait goûter. Je cajolerai ma goutte le mieux qu'il me sera possible, et, après toutes les merveilles que V. M. a opérées, elle aura encore fait celle de faire rougir tout l'art de la Faculté, ce qui n'est pas peu de chose. C'est ainsi, Sire, que je suivrai vos conseils, heureuse si par mon obéissance je puis vous convaincre de tous les sentiments avec lesquels je suis, etc.

Si V. M. l'approuve, après que par ses bontés elle donne une idée si avantageuse de ma fille à Turin, je crois qu'il faut laisser dormir cette affaire jusqu'à ce que le duc soit en état de disposer librement de ses enfants. Comme vous m'avez fait l'honneur de me dire, en parlant du prince Louis de Würtemberg, que son inconstance naturelle l'avait déjà fait voir à V. M. sous plusieurs formes différentes, je prends la liberté de le présenter, par l'homélie que j'ai prié M. de Borcke de vous présenter, Sire, sous celle d'un pénitent anachorète. J'avoue que c'est celle sous laquelle je ne croyais jamais le rencontrer. J'ose vous prier cependant de n'en point parler. Je serais fâchée par mon indiscrétion d'augmenter son ridicule.

M. de Borcke rendra compte à V. M. de l'état de ma convalescence. Je ne puis cesser de me louer de l'assiduité et des attentions de ce ministre. Ils sont d'autant plus flatteurs pour moi, que j'en vois la source dans les bontés de V. M.

<235>

142. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

29 janvier 1771.



Madame ma sœur,

La lettre de Votre Altesse Royale, que M. de Borcke m'a remise, m'a fait d'autant plus de plaisir, qu'elle m'est un gage de son entière convalescence, chose, madame, à laquelle je m'intéresse aussi vivement que le doivent tous ceux qui ont le bonheur de vous connaître. L'Allemagne aurait trop perdu, si une princesse qui en fait le plus grand lustre était disparue à la fleur de ses ans. Je fais mille remercîments à V. A. R. de ce qu'elle veut bien se ménager davantage sur sa santé. Si, madame, le prince Louis vous a écrit une lettre inconcevable, indécente et déplacée, comme votre confesseur ne vous en écrirait point, souffrez que je vous ennuie à mon tour en vous en écrivant une en style de la Faculté. Le prince Louis vous voudrait en paradis, et moi, je voudrais vous conserver le plus longtemps possible sur terre. Je vous demande donc en grâce que V. A. R. fasse dresser bien exactement un état de la maladie de laquelle elle vient de relever, et qu'elle en envoie copie aux plus grands médecins, pour savoir s'ils conviennent ensemble de la cause du mal; je voudrais encore que chacun donnât sa consulte pour les eaux minérales ou les bains qu'ils trouvent les plus convenables, madame, de vous ordonner pour corroborer entièrement votre corps; après quoi V. A. R., pouvant juger elle-même de celui qui a le mieux rencontré son état, pourra se servir du remède qu'il lui indiquera. Cette précaution, madame, n'est nullement à négliger, parce que les eaux ont des vertus très-différentes, et leur choix est de la dernière importance pour votre entière guérison.

Je vous demande pardon, madame, de me mêler de pareilles choses; il n'y a que mon attachement pour votre personne qui<236> m'oblige de communiquer mes idées à V. A. R., pour que je n'aie aucun reproche à me faire de ne lui avoir pas dit ce que la tendre part que je prends à sa personne me faisait appréhender. V. A. R. dira que sa maladie, outre le mal qu'elle lui a fait, lui attire les plus sottes lettres; que chacun ferait bien de se mêler de son métier, et non de celui des autres. Ce sont des vérités auxquelles je souscris, mais en la priant d'excuser au moins ma lettre en faveur de l'intention.

J'observerai, madame, le silence vis-à-vis la cour de Turin, et je ne dirai rien, à moins qu'on ne s'éveille là-bas, et ne donne quelque signe de vie, ce qui sera aussitôt rendu à V. A. R.

Je fais des vœux pour sa précieuse conservation depuis le 1er janvier jusqu'au dernier de décembre, ainsi que ces jours, qui servent d'époque aux vœux des autres, entrent pour moi dans l'ordre commun lorsqu'il est question, madame, de votre auguste personne. Je la prie de se souvenir quelquefois qu'il y a un solitaire, aux bords de la Havel, qui ne cesse de la considérer, de l'admirer et de lui être dévoué, étant, etc.

143. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 4 mars 1771.



Sire,

La dernière lettre de Votre Majesté m'eût rendue toute glorieuse, pour peu que je me fusse livrée à la juste vanité qu'elle a dû m'inspirer. Est-il bien vrai que l'illustre solitaire aux bords de la Havel, tandis qu'il s'occupe à pacifier le monde, s'intéresse assez à ma conservation pour descendre jusqu'aux détails de ma maladie? L'idée<237> d'avoir pu mériter à ce point l'estime de V. M. m'élève l'âme bien plus que ne feraient cent homélies du prince Louis. Oh! la triste chose que ces prêcheurs! Je n'ai presque connu que celui dont j'ai l'honneur de vous envoyer la médaille,237-a Sire, qui fût supportable, aimable même pour ceux qui s'étaient faits à son ton. V. M. l'honorait de son estime, et en effet il en était digne, car jamais homme n'a désiré plus sincèrement le bonheur de l'humanité. Il prêchait d'exemple. Mais je m'aperçois que la contagion de mon missionnaire prince me gagne; ennui pour ennui, il vaut encore mieux que V. M. en prenne dans la consultation de mes médecins que dans mes lettres. La voici, cette consultation, me flattant que vous me dirigerez, Sire, dans le choix des médecins étrangers à qui je pourrais l'envoyer, et que V. M. engagera les siens, qui ne sont pas les moins fameux, à donner leurs avis. Ils prononceront doctement, et je crois comme vous, Sire, qu'à travers tant d'avis je devinerai plus aisément ce qui me convient le mieux. Deviner est à peu près tout ce qu'on peut en fait de médecine, et j'en entreprendrai avec plus d'assurance le voyage des eaux où l'on m'enverra. Quelque part que j'aille, je suis trop sûre de ne rien rencontrer de comparable aux merveilles que j'ai vues dans mes derniers voyages, bien moins encore au créateur de toutes ces merveilles. Le respecter et l'admirer sera toujours ma plus chère occupation, trop heureuse que le plus grand des héros me permette quelquefois de l'assurer de ces sentiments immuables avec lesquels je ne cesserai d'être, etc.

<238>

144. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

24 mars 1771.



Madame ma sœur,

Je suis infiniment obligé à Votre Altesse Royale de la consultation de médecins qu'elle me communique sur le sujet de cette maladie dont elle est heureusement échappée. Comme je regarde votre personne, madame, comme la chose la plus précieuse que je connaisse, j'ai consulté ici ce que nous avons de plus habiles médecins, pour recueillir leur avis; je prends la liberté de le joindre à cette lettre. V. A. R. y verra qu'on ne juge point que les eaux lui soient convenables, et qu'on lui propose des bouillons d'herbes; j'ose y ajouter ceux de vipère, qui purifient et corrigent le sang. Avec cela, nos médecins désireraient que, si V. A. R. juge à propos de se servir des bains de Teplitz, elle daigne au moins les prendre les plus tièdes que possible. Je ne regarde point comme indifférent le parti que V. A. R. prendra à présent pour sa cure ultérieure; il est question, madame, de vous conserver aussi longtemps qu'il sera possible, et pour cela il faut se garder de ne point irriter par des remèdes forts des cicatrices tendres qui se sont faites aux lieux où V. A. R. a eu des abcès. Les plus habiles docteurs sont du sentiment unanime que, avec un peu de ménagements, V. A. R. recouvrera une santé ferme et vigoureuse; et, quoique sur un autre sujet je me ferais, madame, conscience de vous ennuyer, celui-ci m'intéresse trop. Imaginez-vous, madame, un plaideur qui veut à toute force gagner sa cause; il en étourdit les passants, les avocats et les juges. C'est mon cas; je vous supplie de me le pardonner.

Il nous est survenu des deuils de tous les côtés : le roi de Suède238-a est inopinément disparu de ce monde, et un vieux margrave de<239> Schwedt239-a est également décampé sans dire gare à personne. J'ai ici une visite du comte Hoditz,239-b qui est l'Arioste moderne, non pas pour la versification, mais pour mettre en action et représenter réellement chez lui ce que cet aimable fou de poëte avait si ingénieusement imaginé. Ce comte Hoditz a l'imagination la plus féconde pour produire des fêtes aussi élégantes que galantes. Il a trouvé ici quelques personnes qui avaient assisté à celles que l'impératrice de Russie a données à mon frère, et il n'a pu cacher son dépit de ce que Pétersbourg avait surpassé Rosswalde.

Je fais mille remercîments à V. A. R. de la médaille de Gellert, qu'elle a la bonté de m'envoyer. Le défunt l'a méritée, car, dans le genre qu'il avait embrassé, il a été le plus parfait de nos auteurs allemands. J'ai, madame, le bonheur de me rencontrer avec vous; je suis très-persuadé qu'il ne faut point d'ostentation et d'appareil pour la morale; la simplicité et la vérité lui suffisent. J'irais ainsi plutôt aux sermons de Gellert qu'à ceux du prince de Würtemberg, apôtre sans mission. Tout ce qui est outré excède nos forces; il n'y a qu'un certain milieu qui convient à l'humanité.

Je fais mille vœux, madame, pour le succès du voyage que V. A. R. projette d'entreprendre; je prie et implore Apollon, dieu de la médecine, les Muses et les Grâces, vos compagnes, de veiller sur vos jours précieux; qu'ils nous conservent longues années le plus bel ornement de nos princesses, et que cette grande princesse daigne se souvenir quelquefois du plus fidèle de ses adorateurs, qui est et qui sera jusqu'au tombeau, avec la plus haute estime, etc.

<240>

145. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 20 mai 1771.



Sire,

Si je n'ai pas encore remercié Votre Majesté des nouveaux témoignages de bonté que contient sa dernière lettre, c'est un peu ma maladie qui en est cause. A force de me voir dire par le plus grand des hommes que ma conservation l'intéresse, et doit par conséquent intéresser le monde, je penche à le croire. Cette persuasion est bien efficace pour rappeler à l'amour de la vie, quand on aurait eu le malheur de le perdre. Mais comme, en toutes choses, les hommes s'accordent plus aisément sur le but auquel ils tendent que sur les moyens de l'obtenir, il est arrivé que les médecins, d'accord avec moi sur ce qu'il fallait vivre le plus longtemps que possible, l'ont été un peu moins sur ce que j'avais à faire pour vivre. La consultation que V. M. a fait faire aux siens était plus que suffisante pour me tranquilliser. Pourrait-on ne pas se rendre à l'avis des médecins qu'elle consulte pour elle-même, vous, Sire, qui, battant vos ennemis plus glorieusement qu'Apollon massacrait les siens, et faisant des vers mieux que ses oracles, avez encore pénétré plus avant dans l'art salutaire qui tend à la conservation des hommes? Malgré toute ma confiance dans l'avis qui avait rencontré votre approbation, on a encore délibéré. Mon frère, toujours plein de tendresse pour moi, a détaché son premier médecin Volter, et le résultat de tout ceci est qu'enfin on me fait partir pour Aix-la-Chapelle. Puisque V. M. veut bien, en ma faveur, descendre en ces détails, j'ai l'honneur de lui envoyer la nouvelle consultation faite à ce sujet. Je vais donc courir le monde, ou du moins l'Allemagne, pendant quelques mois. Le voyage, le changement d'air et le mouvement me feront certainement du bien. D'ailleurs, quelque part que j'aille, Sire, et quand même, ainsi que votre<241> Dom Pernety,241-a j'irais voir les Patagons face à face, je trouverai partout des gens auxquels je pourrai parler de Frédéric. Dès qu'on ne peut pas être à Potsdam, c'est tout ce qui peut arriver de plus heureux. Ce sentiment ne s'effacera jamais de mon âme; il m'attache au mortel le plus sublime par les liens de l'admiration immuable et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.

146. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

24 mai 1771.



Madame ma sœur,

Je vois, par la lettre pleine de bonté que Votre Altesse Royale a la bonté de m'écrire, que ses médecins lui ont ordonné les eaux de Spa. Je fais mille vœux, madame, pour que ces eaux fassent l'effet des eaux de Jouvence, de vous rajeunir et de vous rendre immortelle; et comme l'électeur de Bavière vous a, madame, envoyé son médecin, oserais-je, en qualité du plus attaché de vos adorateurs, vous prier instamment de mettre ce médecin de votre voyage, pour qu'il juge par ses yeux de l'effet que les sources de Spa opéreront, madame, sur votre santé, et qu'il soit à portée d'en suspendre l'usage, au cas que l'effet ne répondît point à ce qu'on s'en doit promettre? Avec cette précaution, V. A. R. ne risquera rien, et elle tirera toujours de l'avantage de ce voyage par l'exercice qu'il lui donnera, par le changement d'air, et par la dissipation que fournissent les objets différents qui se présenteront sur sa route. Oui, madame, j'insiste sans<242> doute sur toutes les précautions imaginables qui nous peuvent conserver V. A. R.; je voudrais qu'elle prît une passion pour la vie, et qu'elle l'aimât autant que je désire qu'elle la conserve grand nombre d'années. La perte de V. A. R. serait fatale à l'honneur et à la gloire de l'Allemagne; elle serait irréparable pour la Saxe, et douloureuse pour tous ceux, comme moi, qui ont eu le bonheur de vous voir, madame, et de vous entendre. Ce sont des vérités que je prouverai géométriquement à quiconque oserait en douter; la quarante-septième proposition qu'Euclide a tirée de Pythagore242-a n'est pas plus évidente.

V. A. R. ira dans un pays où il n'y a de ressource que dans les étrangers qui s'y rendent en foule. Elle y trouvera des originaux anglais de toutes les espèces, gens dont les singularités amusent ceux qui n'ont rien à démêler avec eux; elle verra dans Aix la promenade de Charlemagne en belle robe de chambre de taffetas jaune; elle verra dans les environs toutes les demeures que ce saint convertisseur des Germains a fait bâtir pour ses maîtresses; les médecins de ce pays-là, qui font le métier que les barbiers font en d'autres, amuseront V. A. R. par l'histoire de tous les étrangers qui viennent aborder chez eux; ils en font la chronique scandaleuse, ce qui vous donnera, madame, l'intelligence et la connaissance de toutes les personnes qui auront l'honneur de vous y être présentées d'avance. V. A. R. ne se trouvera pas si bien à Spa; le lieu est triste, les promenades peu commodes; c'est le refuge des Anglais qui ont le spleen, et de ce que l'hypocondrie du voisinage fournit. Mais qu'importent les lieux, pourvu qu'on y trouve la santé? Je voue d'avance une chapelle à la sainte source qui, madame, vous rendra vos forces et votre première vigueur; la naïade de Spa deviendra ma sainte; je lui adresse ma prière d'avance : Belles eaux, fontaine salutaire, toi dont la vertu a rendu la vie à tant d'infirmes vulgaires, prodigue tes trésors de santé, redouble d'activité,<243> emploie tout ce que le divin pouvoir te donne de minéraux salutaires, pour guérir et nous conserver de longues années la divine Antonia. Je te promets, ô source salutaire! d'exalter tes eaux, en prose et en vers, autant qu'un reste de souffle m'animera, et de publier de l'aurore au couchant que c'est à ta vertu que nous devons les jours de la princesse qui fait le plus grand ornement de l'Allemagne. Je te vouerai une chapelle à laquelle j'appendrai, pour signe du vœu que je fais, les bustes d'Oreste et de Pylade, de Thésée et de Pirithoüs. Ainsi soit-il!

Je suis avec autant d'attachement, de haute estime, que d'admiration, etc.

147. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 30 mai 1771.



Sire,

Les bontés de Votre Majesté sont infinies, comme elles sont inestimables. Si la tête m'en tournait un peu, si je croyais en effet ma conservation aussi importante que vous voulez bien me le dire, ne serais-je pas excusable de m'en rapporter au témoignage de Frédéric? Au moins, Sire, vos conseils seront exactement suivis. Quand je n'aurais pas cet attachement pour la vie que V. M. souhaite de me voir, et avec lequel plus ou moins on naît partout ailleurs que sur les bords de la Tamise, je désirerais encore avec passion de vivre pour admirer le héros du siècle, pour entendre ses grandes actions, et jouir de ses bontés. Je n'irai que le plus tard possible entretenir les ombres de ce mortel incomparable, qui leur a envoyé si nom<244>breuse compagnie pendant la guerre, et qui maintenant n'est ni moins appliqué ni moins heureux à diminuer le nombre de ceux qui, dans la grande règle, devraient aller les voir. Je me mets de ce nombre, Sire; les conseils que V. M. veut bien me donner me serviront encore plus de guide que l'avis de mes esculapes. J'emmène celui de mon frère et un des nôtres. Je me promets bien de ne pas me jouer avec les nymphes des eaux où je vais, avec celle de Spa surtout. Je sais qu'elle n'est pas d'un commerce bien sûr, et au surplus passablement maussade. L'avertissement de V. M. me met encore plus sur mes gardes, et je serai bien attentive aux effets des eaux avant d'oser m'y attacher. Si l'on pouvait compter sur la raison des nymphes, j'aurais lieu de présumer que celle de Spa me traiterait mieux qu'une autre, et qu'elle voudrait mériter l'honneur que V. M. lui destine, honneur qui n'est, de mon su, arrivé à aucune naïade depuis qu'il en existe dans l'imagination des poëtes. Il serait glorieux pour elle et encore plus pour moi; et quoi de plus touchant, Sire, que ce temple que vous destinez à l'amitié? Il me rappelle ceux que V. M. élève dans ses magnifiques jardins de Sans-Souci.244-a Je préférerais à l'avantage de regarder la robe de chambre de Charlemagne le bonheur de revoir ces temples, et d'y porter ce tribut d'admiration dû sans doute au tolérant et sublime protecteur de l'humanité bien plus qu'au destructeur de nos ancêtres.

Je pars le 3 de juin, pénétrée de ces sentiments, ainsi que je serai toute ma vie touchée de l'excès de vos bontés, Sire, et toujours occupée, plus que de toute autre chose, de la haute estime et de l'attachement infini avec lequel je suis, etc.

<245>

148. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Salzthal, 7 juin 1771.



Madame ma sœur,

Je remercie Votre Altesse Royale des bontés infinies qu'elle daigne me témoigner dans sa lettre, et je la suis comme des yeux dans son voyage d'Aix-la-Chapelle. Elle en est aujourd'hui à sa quatrième journée; mais comme j'ignore la route qu'elle a prise, je la crois à présent entre Leipzig, le Harz et la Hesse. Je remercie V. A. R. de la résolution qu'elle a prise de se servir des eaux minérales en tâtonnant, et sans en prendre au commencement en trop grande quantité; je la prie de vouloir encore consulter les médecins qui se trouvent aux bains, pour donner le moins que possible au hasard, en assurant ses pas dans cette cure les uns après les autres. C'est, madame, ce que me dicte mon dévouement et mon attachement pour votre personne précieuse et incomparable. Quand il s'agit, madame, de vous conserver, on n'y saurait apporter assez de précautions; il faut même user de celles qui paraîtraient superflues dans d'autres cas. Mais si les nymphes de Spa pouvaient m'entendre; si elles aimaient de mauvais vers comme les miens; si l'on pouvait les fléchir par des ex-voto, par de l'encens, par la promesse de temples, je n'épargnerais rien pour vous les rendre favorables. Que V. A. R. me permette d'employer pour elle cette strophe qu'Horace adresse à Virgile :

Cara nave, che porti teco
Un tesor che va in Atene,
Voglia il ciel che senza penar
Giunghi in porto senza penar.245-a

Je me trouve ici pour quelques jours chez mes parents, pour revoir une vieille et bonne sœur qui, je me flatte, aurait l'approbation<246> de V. A. R., si elle avait l'avantage d'être connue de vous, madame. Je m'en retourne ensuite dans ma solitude, remplir mes devoirs et m'occuper de tout ce qui pourra contribuer à calmer les troubles de nos voisinages. Il est bien naturel, madame, que, après avoir tant vu répandre de sang, je m'emploie, autant que mes facultés le permettent, à trouver un terme à ces scènes tragiques. En attendant, mes vœux accompagneront V. A. R. dans toute sa route, surtout pendant le temps qu'elle se servira des eaux minérales. Pour peu que j'aie de crédit, soit dans l'Olympe, soit dans le Tartare, soit chez les naïades, soit auprès des saints, V. A. R. sera entièrement rétablie, et ne souffrira jamais aucune indisposition. Je suis, etc.

149. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Spa, 1er août 1771.



Sire,

Depuis la lettre que Votre Majesté a bien voulu m'écrire de Salzthal, elle aura appris peut-être que la comtesse de Brehna, moins empressée d'arriver à Aix-la-Chapelle qu'elle ne l'a été de voler à Potsdam, n'a pas pris par le chemin le plus court, mais par le moins pénible. Je craignais les fanges de la Thuringe et les montagnes de la Hesse. J'ai été m'embarquer sur le Main à Würzbourg, et j'ai ensuite descendu le Rhin jusqu'à Cologne. Mon voyage a été aussi heureux qu'agréable. Assurément le grand pontife de Rome ancienne et tous les flamines ensemble n'eussent pu me faire une réception comme l'évêque de Würzbourg et mon beau-frère l'électeur de Trèves. Ma<247> santé est beaucoup raffermie par les eaux minérales d'Aix, que j'ai prises avec les précautions que V. M. m'avait recommandées; je les ai prises en potion et en bains, et m'en trouve très-bien, mangeant de bon appétit, dormant encore mieux. Plus de courbature ni de point de côté, et la sérénité de mon âme annonce la réfection de son frêle domicile. J'augure d'achever ma guérison ici, où je me trouve depuis le 25. Je n'ai commencé les eaux que ce matin, ayant fait une petite course pour accompagner mon beau-frère l'électeur de Trèves, qui était venu me voir, jusqu'à Cologne, dont je ne suis revenue qu'hier. Je compte rester ici jusqu'au 25 à venir, toujours occupée de la conservation de mon individu, tandis que Frédéric, s'occupant à concilier le Nord avec l'Orient, veut conserver des milliers d'âmes. Que votre rôle, Sire, est beau! Il était réservé à vous seul d'être sublime en tout. Qu'il m'est doux de me persuader de l'intérêt que prend à moi le plus grand des mortels! Quand même les souhaits que V. M. veut bien faire pour moi ne toucheraient ni les nymphes ni les saints de ces lieux, ils n'en influeraient pas moins puissamment sur ma santé, puisqu'enfin la satisfaction de l'âme en est une condition essentielle. Je ne connais qu'une satisfaction qui soit au-dessus de celle que me donnent les lettres de V. M.; c'est le bonheur dont madame la duchesse de Brunswic a joui, bonheur dont elle est si digne. Je perds sans doute infiniment à ne pas la connaître, et je sens combien elle doit être au-dessus même de sa réputation. Mais j'espère toujours d'avoir une fois le bonheur de l'admirer de près. Je brûle d'un désir bien vif de voir une autre de vos aimables parentes, Sire, dans le tour que je compte de faire en Hollande à la fin de ma cure, et un mot de lettre de l'oncle le plus respecté ne me ferait que mieux recevoir de la charmante nièce. Mais je crains que son séjour à la campagne, qui est absolument hors de mon chemin, me privera d'une satisfaction que je désire si vivement.

Agréez, Sire, avec toute l'amitié dont vous m'honorez, les assu<248>rances de la haute estime et de l'inviolable attachement avec lequel je ne cesserai d'être, etc.

150. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 6 septembre 1771.



Madame ma sœur,

La nouvelle la plus agréable que Votre Altesse Royale puisse me marquer est certainement celle de son entière convalescence. Je commence à aimer Charlemagne, notre brutal convertisseur, et sa triste résidence, depuis que ses eaux ont délivré V. A. R. de toutes ses incommodités; et les nymphes de la Donge, du Pouhon et de Géronstère248-a recevront de moi un culte aussi religieux que celui dont elles ont été vénérées avant qu'on nous fît chrétiens à grands coups d'estramaçon. Vous devez vous attendre, madame, d'être portée sur les bras des souverains dans tous les endroits de votre passage; les villes devraient se soulever de leurs fondements pour se transporter à votre rencontre, car bien des siècles se passeront avant qu'elles reçoivent une diva Antonia dans leurs murs. J'ai fort exhorté ma nièce à ne pas négliger l'occasion qui se présente de faire la meilleure connaissance qu'elle pourra faire de sa vie. Malheureusement pour elle, les suites d'une fausse couche la retiennent encore à Loo, et je ne sais si elle pourra jouir, madame, du bonheur de vous posséder chez elle.

<249>Je voudrais mériter les approbations que V. A. R. daigne accorder aux soins que j'emploie à pacifier les troubles de l'Orient. Je crains fort de n'y pas réussir selon mes vœux. On me prend pour le successeur de feu l'abbé de Saint-Pierre.249-a On rit de cette paix que je voudrais rendre éternelle; on se brouille plus que jamais. Les uns demandent trop, les autres ne veulent rien accorder; ceux qui devraient négocier veulent combattre. Enfin ce chaos devient aussi difficile à débrouiller que celui dont l'imagination des poëtes a composé ce monde que nous habitons. V. A. R. peut juger, après ce tableau que je lui crayonne, combien peu édifié je suis du peu de succès de mes peines. Mais comme toutes les choses humaines sont un mélange de bons et de mauvais événements, je compte la convalescence de V. A. R. comme une riche compensation des dérangements dont je pourrais me plaindre. Mon esprit vous accompagnera, madame, dans votre voyage; mes vœux vous suivront partout, et la haute estime, la considération, et tous les sentiments que je vous ai voués depuis longtemps, ne s'effaceront qu'avec ma vie, étant, etc.

151. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 28 octobre 1771.



Sire,

Je ne me lasse point de lire l'admirable lettre que Votre Majesté a bien voulu m'écrire le mois passé, et je la relis toujours avec de nouveaux transports. Quelle énergie! quelle rapidité! Vous peignez,<250> Sire, l'Europe comme vous l'avez combattue. Trois lignes développent les intérêts les plus compliqués, les desseins et les entraves. Non, Sire, il est impossible qu'un médiateur qui veut les choses comme vous travaille longtemps sans fruit. Vous êtes né pour triompher des difficultés. Le genre humain, que vous éclairez, et que vous couvrez de gloire, vous devra encore le plus grand bonheur dont il soit capable, la paix. Je me figure de voir les sultanes, à leurs ennuyantes collations, s'exercer à prononcer le nom de Frédéric, chacune vous attribuer à son tour ce qu'elle connaît de plus sublime : de belles moustaches, une magnifique aigrette sur votre turban, et surtout un kislar-aga moins laid et moins farouche que le leur. La plus rusée prendra V. M. pour l'ange de la paix. Qu'il est beau de s'annoncer sous ce nom!

Il est vrai que Charlemagne, tout héros qu'il croyait être, ne pensait pas de même. Aussi ne va-t-on voir sa résidence que par ordre des médecins, et on la quitte le plus tôt qu'on peut. Depuis que j'en suis partie, et que j'ai pris congé des nymphes de Spa, j'ai vu la charmante nièce du plus grand des mortels. Sa retraite de Loo ne l'a pas mise à l'abri de ma visite; je n'aurais rien cru voir sans elle. Que ces bons républicains, Sire, vous doivent de reconnaissance pour l'inestimable présent que vous avez daigné leur faire! J'ai éprouvé par moi-même combien tout ce qui tient à Frédéric est digne d'admiration et de respect. Que V. M. juge de là quelle aurait été ma satisfaction, si j'avais pu voir madame la duchesse de Brunswic. Mais toutes mes dimensions étaient prises pour un chemin opposé, et il était écrit dans le livre des destinées que, dans cette tournée, je serais privée de ce bonheur. J'espère cependant que ce ne sera ni pour toujours, ni même pour longtemps. On m'a fait à Loo la réception la plus obligeante. C'est surtout à vos bontés, Sire, que je la dois. La cause et l'effet me sont également flatteurs. Après m'être arrachée de Loo, j'ai pris par le plus long pour retourner chez moi, où je ne<251> suis arrivée que la semaine passée. Je n'ai pas mis quarante ans à mon voyage; mais, à cela près, je l'ai fait en zigzag, à la manière du peuple d'Israël.251-a Chemin faisant, j'ai renouvelé d'anciennes connaissances, j'en ai fait de nouvelles; j'ai vu des cours et des souverains; j'ai eu le plaisir de passer une journée avec la landgrave de Darmstadt et sa respectable mère. Je me suis liée de la plus tendre amitié avec elle; elle aurait eu toute mon admiration, mais j'avais vu Frédéric. Que peut-on admirer encore dans l'univers, lorsqu'on a eu le bonheur de vous connaître? Il n'est personne, Sire, qui vous porte un tribut plus sincère de haute estime et d'attachement que celle que V. M. daigne nommer diva Antonia. Je ne connais point de titre plus glorieux que celui d'être à jamais, etc.

152. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 11 novembre 1771.



Madame ma sœur,

Il n'y avait que la goutte qui pût m'empêcher de répondre plus tôt à V. A. R. J'en ai été si maltraité pour cette fois, qu'elle m'a tenu quatre semaines les pieds et les mains garrottés.251-b Le bras droit, dont depuis j'ai recouvré l'usage, me met à présent en état de vous marquer, madame, combien je suis reconnaissant des bontés que vous daignez me témoigner. La nouvelle la plus intéressante pour moi est, sans contredit, les bons effets que V. A. R. ressent de la cure<252> qu'elle a prise. C'est donc à moi de m'acquitter de mon vœu aux nymphes d'Aix-la-Chapelle et à la vieille simarre de Charlemagne.

Ma nièce a été bien heureuse que le séjour de V. A. R. aux bains lui ait procuré le bonheur de faire sa connaissance. Je lui ai cependant écrit de ne plus se mêler de donner des feux d'artifice, et j'ai appris avec saisissement le danger que V. A. R. a pensé y courir. Cela m'a été d'autant plus sensible, que vous ne devriez recevoir, madame, que des hommages purs, sans que des périls s'en mêlent, de tous ceux qui m'appartiennent.

V. A. R. daigne s'amuser des soins jusqu'ici infructueux que je me suis donnés pour rétablir la paix chez mes voisins. Je ne sais par quel hasard fâcheux il arrive que, lorsqu'on s'avise d'ameuter les hommes pour se battre, on réussit vite, mais que les réconciliations sont longues et pénibles à faire. Chez les puissants de la terre, l'animosité dure tant que leur bourse est remplie, et c'est de leur sac vide que sort la paix pour consoler la pauvre humanité. Mes bons offices suffiront donc probablement jusqu'au temps que le dernier rouble et le dernier roupanti252-a paraisse. C'est le tableau de l'infirmité de mes efforts que je présente à V. A. R. Je commence à craindre que ce ne sera qu'à la fin de l'année prochaine qu'on parviendra à rapprocher les parties. Voilà, madame, bien des peines inutiles. Je m'en console sur la foi des philosophes, qui prétendent que la vie de l'homme se passe à s'occuper de sottises, à élever, à détruire, et qu'il est des hochets pour les politiques tout comme pour les enfants.252-b Cela peut être véritable jusqu'à certain point; mais personne ne me persuadera jamais que ce ne soit une occupation très-sage et très-utile d'admirer, quand l'occasion s'en présente, l'assemblage précieux de vertus et de talents qui se trouvent réunis dans une grande princesse; et quand encore<253> cette princesse joint à tant d'avantages une indulgence et une affabilité extrême, je crois, tout bon chrétien qu'on soit, qu'on peut être tenté de lui ériger des autels. J'ai le bonheur de connaître précisément une telle princesse, et une de mes méditations favorites, c'est de repasser souvent en ma pensée le choix rare des dons exquis dont la nature l'a avantagée. C'est, me dis-je, le plus bel ornement de l'Allemagne; c'est le phénix des grandes princesses. J'agis comme les initiés des mystères de Cérès Éleusine, qui gardaient le secret sur leurs mystères,253-a comme les Juifs, qui gardaient pour eux le nom de Jéhovah.253-b Je ne dirai point le nom de cette grande princesse; il a son tabernacle en mon cœur, et, quoi que fasse V. A. R., elle ne me le fera pas divulguer; et comme elle est trop modeste pour le deviner, je crains qu'elle ne l'ignore pour toujours. C'est avec la plus haute considération et les sentiments de la plus véritable estime que je suis, etc.

153. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 16 décembre 1771.



Sire,

J'avais appris avec la plus grande douleur le mal dont Votre Majesté a été attaquée. J'ai été sur le point de vous témoigner cette douleur qui me pénétrait. Mais c'est bien assez, me disais-je, du mal qu'un héros endure, et des peines que, malgré ce mal, il ne cessera de prendre; je dois lui épargner celle de lire mes lettres. Je me propo<254>sais de saisir le premier moment où j'apprendrais le rétablissement de V. M., et je ne m'attendais nullement à être encore prévenue par vos bontés. Quoi! Sire, les premiers mouvements de cette main qui a si souvent tracé des lois au monde entier étaient pour moi! Y a-t-il rien de plus glorieux? Il faut bien qu'en effet je vaille mieux que beaucoup d'autres femmes, puisque tout ce que vous faites pour moi, Sire, tout ce que vous me dites, ne m'a pas fait tourner la tête. Je l'affermis tant que je puis; mais que V. M. y prenne garde, et qu'elle n'achève pas de me gâter; je ne le suis déjà que trop. Tout ce qui n'est pas de Frédéric ne m'intéresse que médiocrement. Je suis presque fâchée que tout le monde ne lui ressemble pas, et je ne songe plus que le ciel ne fait naître des hommes comme lui que pour montrer une fois au moins à quel point l'humanité peut être élevée.

Vous déroutez jusqu'à la goutte. Puissiez-vous, Sire, n'avoir plus de combats à lui livrer! puissiez-vous jouir de la paix et du repos que vous travaillez à donner à l'Europe! V. M. y parviendra, car qu'y a-t-il d'impossible pour elle? Mais il est triste, sans doute, que les hommes soient si réfractaires au bien qu'on veut leur faire, et que la bourse vide opère plus sur les puissants de la terre que l'amour de l'humanité. Malheureusement il y en a peu qui sachent apprécier leurs intérêts en philosophes. Je connais un héros sublime qui le sait; il allie tous les dons de l'âme qui paraissent incompatibles au vulgaire des hommes. Ce héros est le mien; il a, par-dessus l'héroïne de V. M., l'avantage d'être reconnu au moindre des traits qui lui échappent; indiquez-en un seul, l'univers le nomme, l'admire, le respecte, l'adore; je n'ai plus que l'avantage d'éprouver plus vivement et plus intimement des sentiments qui me sont communs avec le monde entier.

Recevez, Sire, avec les assurances de ces sentiments, les expressions de ma vive joie sur la naissance du neveu dont madame la prin<255>cesse Ferdinand vient d'augmenter si heureusement votre maison.255-a S'il ressemble un jour à V. M., et qu'elle en soit le témoin, mes vœux seront accomplis. Veuillez agréer les protestations de la plus haute estime avec laquelle je suis à jamais, etc.

154. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Berlin, 24 décembre 1771.



Madame ma sœur,

Je commence par faire mille excuses à Votre Altesse Royale de n'avoir pas pu lui répondre plus tôt. Ce qui doit me légitimer envers une princesse qui connaît aussi bien que vous, madame, les devoirs de l'amitié, c'est que j'ai été occupé, ce temps, à recevoir une sœur255-b qui vient se consoler dans le sein de sa famille de la perte d'un époux chéri dont le souvenir l'attriste et l'afflige. Je me glorifierais de ma goutte, loin de m'en plaindre, si elle avait pu donner lieu à V. A. R. de se souvenir du plus sincère et du plus zélé de ses adorateurs. Quels maux et quelles infirmités ne doivent être soulagés et disparaître, lorsqu'une grande princesse daigne les consoler, y prendre part avec tant de bonté, et ajouter des choses si flatteuses pour le patient, capables de le ressusciter, eût-il été enterré! Au même temps, madame, que je ressens tout le prix de votre indulgence, mon amour-propre n'est pas assez aveuglé pour m'attribuer ce qui ne me convient pas; et je sais distinguer les beaux traits d'un portrait qu'un peintre habile a fait, d'un original maussade qu'il a pris plaisir d'embellir.

<256>V. A. R. peut croire que si la paix dépendait de moi, elle serait faite il y a longtemps. Il pourrait arriver que l'horrible attentat que viennent de commettre les confédérés contre le roi de Pologne pourra contribuer pour beaucoup à l'accélération de cette paix si désirée. Il faut cinq semaines, madame, avant que les nouvelles de Constantinople nous parviennent, et il faut trois semaines pour qu'on les ait en Russie; de sorte que chaque réponse emporte quatre mois. Ce n'est pas le moyen d'aller vite. Cela me rappelle les négociations en cour de Rome, qui ne finissent jamais. Il faut cependant bien que celle-ci se termine une fois. Si V. A. R. veut avoir la bonté d'ajouter à tout ce que j'ai l'honneur de lui dire les prétentions des uns, la roideur des autres, et, des deux côtés, des ressources suffisantes pour continuer encore la guerre quelques campagnes, elle jugera elle-même des difficultés infinies qui empêchent de terminer ces différends; je nettoierais plus vite les étables d'Augias, comme Hercule, que d'accorder des sentiments opposés. V. A. R. sait mieux que je ne puis le lui dire avec quelle opiniâtreté ces gens vêtus de soutanes noires soutiennent leurs opinions; j'ose l'assurer qu'il se trouve en politique des esprits aussi décidés, et peut-être plus résolus encore. Il n'y a que Bellone qui puisse être la médiatrice entre de pareilles prétentions; et tout ce que peuvent faire les bonnes âmes se réduit à éloigner des matières combustibles qui pourraient nourrir cet incendie, et à travailler à l'éteindre autant que leurs moyens le permettent.

Je ne sais, madame, si, après avoir entretenu V. A. R. de matières aussi graves, la chute ne sera pas trop grande, si je lui parle de l'opéra que nous avons eu ici; mais je crois, après tout, que des matières agréables pourront la divertir, au lieu que des matières sérieuses pourraient l'ennuyer. Nous avons cette année, madame, Britannicus et Iphigénie en Tauride. Le Britannicus est pris de Racine; la musique est de Graun, et j'ose croire que c'est un des morceaux où il a le mieux réussi. L'Iphigénie en Tauride est d'après un opéra français; la<257> musique est d'Agricola. Nous avons une chanteuse allemande qui a l'honneur d'être connue de V. A. R.; elle se nomme Schmeling;257-a elle a chanté à Dresde, aux noces de l'Électeur, dans un prologue. Elle a une agilité de voix étonnante, et elle commence à devenir actrice. Je crois, madame, qu'elle méritera les suffrages de V. A. R.; au moins a-t-elle trouvé le moyen de réunir ceux du public. Cette fille ne le cède pas à l'Astrua en fait d'agilité; il n'y a que le pathétique dans lequel elle ne l'égale pas encore, mais auquel elle commence à s'appliquer, en sentant le besoin.

Nous avons, outre les Suédois, quelques étrangers ici : un comte Dufour, un M. de Diede, au service de Danemark, un M. de Riedesel, qui a parcouru toute la Grèce et l'Égypte pour y rechercher les ruines de leur ancienne grandeur; c'est un garçon fort instruit, et qui a su tirer parti de ses voyages.

Je souhaite que la nouvelle année s'écoule avec les auspices les plus favorables pour la santé et le contentement de V. A. R.; je ne l'importunerai point par d'autres vœux. Vous savez, madame, que quand on a gagné les cœurs, on est sûr des sentiments; ainsi je me flatte que vous ne douterez point du zèle, de la haute considération et de l'estime distinguée avec laquelle je suis, etc.

<258>

155. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 15 février 1772.



Sire,

Rien de plus aimable que l'exactitude avec laquelle Votre Majesté daigne suivre notre commerce. Que de remercîments ne vous en dois-je point, Sire! Ce commerce, qui fait le bonheur de ma vie, est un bienfait de votre part. J'en connais tout le prix, et le peu que je puis faire pour le mériter; et vous me devriez des excuses pour avoir différé de quelques jours de me répondre? Non, sans doute; peut-être en devriez-vous au monde entier sur le temps que vous lui dérobez pour moi, et c'est pour ne pas abuser de ce temps précieux que je m'abstiens de répondre avec la même exactitude à laquelle mon cœur me porterait.

Je partage vivement la satisfaction que la présence de la reine de Suède doit causer à V. M. Digne d'être constamment heureuse, elle a fait une grande perte; c'est à nous autres veuves à en sentir toute l'étendue. Mais encore toutes les veuves n'ont-elles pas le bonheur d'avoir Frédéric pour frère, et de fixer par un mérite éclatant les droits que la nature leur a donnés sur son affection.

Ne me prenez pas pour une mauvaise copie, si vous apprenez, Sire, que je vais, en un mois d'ici, promener ma viduité en Bavière. Il y a longtemps que je désire de revoir mon frère, que je chéris, et qui de tout temps m'a marqué tant d'amitié. Peut-être pousserai-je de là jusqu'en Italie, laquelle, comme V. M. ne l'ignore pas, intéresse depuis longtemps ma curiosité. Nous n'entrons pour rien, nous autres femmes, dans le sort des empires; nous vous laissons le soin de les régler, et nous jouissons du bien que vous leur faites. C'en est un, Sire, et peut-être le seul qu'on puisse leur faire en ce moment,<259> que d'empêcher que l'embrasement de la Pologne ne se communique plus loin. Cet article bien établi, je vis en paix sur tout le reste. La guerre, dit-on, est du droit des gens; mais la funeste aventure du roi de Pologne n'en était pas. L'humanité gémit de tant de scènes d'horreur; portées à leur comble, elles doivent enfin finir. Je le souhaite pour cette pauvre Pologne, et je l'attends, Sire, de vos soins. Je conviens que cet opéra sera bien plus difficile à faire que ceux que V. M. fait exécuter d'après Graun259-a et Agricola;259-b mais dans le fond rien ne vous coûte.

Je connais beaucoup la Schmeling; nous nous sommes vues dans l'occasion, c'est-à-dire au clavecin et au théâtre, où je l'ai mise. Elle a une facilité étonnante et une voix admirable; et comme elle est à la source du goût, V. M. aura en peu la plus brillante chanteuse de ce siècle.

M. de Diede a épousé chez nous une très-aimable personne, un peu sainte de son métier; mais Berlin et Londres la dessanctifieront. Elle vivait dans la retraite, à la cour du comte son père, très-cérémonieuse, très-haute et très-endettée, comme toutes les grandes cours.

Je finis, Sire, car je n'ai que trop abusé de votre patience; et si je voulais ajouter à ma lettre les vœux que je ne cesse de faire pour V. M., je ne finirais jamais. Ces vœux sont les plus chers désirs de mon âme. Je n'en connais qu'un que je puisse lui comparer; c'est celui de vous persuader de la haute estime et de l'admiration sans bornes avec laquelle je serai à jamais, etc.

M. de Schwachheim, allant de la part de mon frère à la cour de V. M.,259-c a passé par ici. Quoiqu'il n'est pas de mon ressort de me mê<260>ler des affaires, le tendre intérêt que je prends à ce cher frère me fait former des vœux bien sincères pour qu'il réussisse dans sa négociation.

156. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Février 1772).



Madame ma sœur,

Combien de personnes n'envient pas mon sort, d'être en correspondance avec une princesse dont les lettres sont aussi agréables qu'instructives, dont l'esprit orné ..... Mais je n'ose poursuivre; enfin, quand on jouit du bonheur d'être dans un commerce aussi flatteur, rien ne pourrait être plus déplacé de ma part que la paresse, et V. A. R. se plaindra plutôt de l'importunité de mes lettres que de ma négligence. Outre cela, j'ai des avis particuliers, et rien ne m'intéresse des nouvelles de Dresde que d'apprendre que madame l'électrice douairière jouit d'une parfaite santé.

V. A. R. daigne prendre une part aussi obligeante à la visite que j'ai reçue de la reine de Suède. Je l'ai vue comme ressuscitée des morts pour moi, car une absence de vingt-huit ans, pour le court espace de notre durée, est presque équivalente à la mort. Elle est arrivée ici très-touchée encore de la perte qu'elle avait faite du Roi, et j'ai essayé de la distraire par toutes les dissipations possibles. Ce n'est qu'à force de diversions qu'on oblige l'esprit de s'écarter de l'idée funeste où sa douleur le fixe; ce n'est pas l'ouvrage d'un jour, mais du temps, qui, à la fin, vient à bout de tout. Je félicite V. A. R. sur son voyage de Bavière, où elle se trouvera dans le sein d'une famille qui<261> l'adore; je la félicite également du voyage qu'elle entreprendra en Italie. Ce pays est bien digne d'être visité par une princesse éclairée, qui en connaît le lustre ancien, et qui trouvera, dans la décadence de ce beau pays, bien des personnes qui pourront lui en rappeler l'ancienne urbanité. J'avoue que j'aime mieux savoir V. A. R. à Rome ou à Venise qu'à Aix ou bien à Spa; votre santé, madame, se fortifiera par l'exercice, et votre esprit se complaira à considérer les ruines et les monuments de grandeur de ce peuple-roi,261-a maître du monde alors connu. Ce qui compose les plus grandes monarchies de notre Europe faisait, du temps des Romains, des provinces proconsulaires; nous sommes en tout si petits envers eux, que ce que le laps des temps et la barbarie ont épargné de leurs ouvrages nous ravit encore en admiration.

J'espère que V. A. R. apprendra, pendant son voyage, la nouvelle de la paix conclue et de la tranquillité rétablie dans le Nord et l'Orient; il semble que les esprits commencent à se rapprocher, et que l'accès de fièvre chaude dont ils étaient atteints diminue à vue d'œil. Je me sentirai très-flatté, si mes soins m'attirent l'approbation de V. A. R.; que pourrais-je désirer de plus, madame, que de m'être rencontré avec les vues d'une princesse aussi éclairée? Connaissant la façon de penser de V. A. R., j'ai jugé d'abord qu'elle aurait en horreur l'horrible attentat qu'on a voulu commettre contre le roi de Pologne.261-b Je n'ai pas l'honneur d'être fort en commerce avec madame la Vierge de Czenstochow; mais je présume, selon ce que le douanier Matthieu rapporte d'elle, que le serment qu'on lui a fait de massacrer un roi n'a pas été de son goût. Il est affreux qu'on ne commette aucun régicide sans y mêler la religion; mais il faut s'attendre à tout d'une nation aussi barbare et aussi peu policée que la polonaise.

<262>Un fort accès de goutte m'a empêché jusqu'ici, madame, de voir l'envoyé de Bavière qui vient d'arriver; mais j'espère de le voir la semaine qui vient. Je fais, en attendant, mille vœux pour la conservation de V. A. R., la priant de ne point oublier durant ses voyages son vieil adorateur, qui ne cessera d'être avec les sentiments de la plus haute estime, etc.

157. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 15 mars 1772.



Sire,

Jamais on n'a mieux su que Votre Majesté qu'un bienfait accéléré devient encore plus cher à ceux qui en jouissent. C'est ainsi que je considère vos lettres, Sire; mais je n'ai garde d'abuser de votre complaisance. Vos moments sont d'un trop grand prix, et je me rendrais coupable au monde entier, si je vous en dérobais trop. Cette crainte m'a fait différer jusqu'à l'instant de mon départ le plaisir suprême de m'entretenir avec V. M. Je pars en deux jours; je ne serai pas avec mon frère aussi longtemps que je le désirerais, puisque, selon le plan que j'ai dû me faire, je compte avoir vu, avant les grandes chaleurs, une partie de l'Italie, Saint-Marc, le Capitole, et le Vésuve. Je conviens, Sire, que, après le voyage de Potsdam, je n'en pourrais guère entreprendre de plus agréable que celui que je vais faire; et j'avoue encore que la statue de Marc-Aurèle sera plus intéressante à voir que la gothique effigie de Charlemagne. Mais ces Romains, qui ne se disaient pas magnes, et que nous n'en appelons pas moins grands, vu<263> qu'en effet ils l'étaient, avaient-ils les mêmes obstacles à surmonter que les héros de nos jours? Je me figure que la plupart de leurs antagonistes étaient un peu moins redoutables que les Turcs ne le sont aujourd'hui, et je connais un mortel à qui tous les demi-dieux de l'antiquité n'oseraient se comparer. Que ce mortel sublime jouisse longtemps de la paix qui va revenir par ses soins; son bonheur fera toujours le mien, comme il doit faire celui de l'univers. Que ne vous devra-t-il pas, Sire, cet univers qui allait s'embraser de nouveau! C'est bien assez qu'il se consume à petit feu, sans qu'il soit besoin d'un incendie général pour le perdre. Mais si ce monde vous doit bien de la reconnaissance, il devrait aussi se trouver un peu étonné de voir coopérer à cette paix des mains qui étaient les plus assurées de cueillir les lauriers de la guerre. Cependant on ne s'en étonnera pas : V. M. rend tout croyable quand il s'agit de ses vertus.

La douleur de la reine de Suède ne tiendra pas toujours contre la satisfaction de voir et d'admirer de près un tel frère. Elle oubliera qu'il existe quelque chose hors de V. M. qui soit digne de l'attacher. Un sentiment semblable me pénétrait pendant les jours heureux que j'ai passés à Potsdam. Ce sentiment, moins autorisé par V. M. que l'attachement d'une sœur chérie, n'en est pas moins profondément gravé dans mon âme; et, quelque part que j'aille, la plus chère et la plus respectable de mes occupations sera toujours d'admirer le plus grand des hommes, de me rappeler à son souvenir, et de le convaincre, si je puis, de l'étendue de l'hommage que je lui rends, ainsi que de la haute estime avec laquelle je suis, etc.

<264>

158. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

22 mars 1772.



Madame ma sœur,

Je me hâte de répondre à Votre Altesse Royale, pour que ma lettre ait le bonheur de lui être rendue avant son départ. Quoique le voyage que V. A. R. va entreprendre l'éloigne prodigieusement de ces lieux, je participe à la satisfaction qu'elle aura de se trouver au sein d'une famille qui l'adore, de respirer l'air natal de la patrie, cet air qui semble le plus agréable quand on ne l'a humé de longtemps, et d'aller de là visiter un pays d'où le peuple-roi dominait sur les nations. C'est un spectacle digne des yeux éclairés de V. A. R. que les vestiges mêmes de la grandeur passée des Romains; elle verra ce Capitole où triomphaient les vainqueurs du monde; elle verra ces lieux des anciens rostres où ce Cicéron haranguait, qu'elle était si digne d'entendre et de juger de ses discours; elle verra ces ruines des lieux de spectacles où la somptuosité romaine assemblait jusqu'à soixante mille spectateurs; les théâtres où les Roscius et les Ésope jouaient devant les Caton, les Pompée et les César; les lieux où Virgile récitait son Énéide, où Horace chantait ses odes; enfin le siége du plus grand empire connu dans l'univers, illustré par la vertu et le courage de tant de dames romaines qui concoururent, comme les patriciens, au maintien de l'État, enfin où tout conspira pour élever cette nation au-dessus de toutes celles du monde connu. Et quel spectacle plus intéressant de considérer que, après la ruine même de ce vaste empire, la sagacité romaine sut regagner par la politique et par l'opinion des hommes (qu'elle trouva moyen de gouverner) ce qu'elle avait perdu par l'épée des barbares qui les subjuguèrent! Je crains que V. A. R. ne trouve cette dernière réflexion un peu hérétique; mais, madame, les fruits se ressentent toujours du terroir qui les porte, et<265> j'espère que vous me saurez gré de m'être borné à cette seule réflexion. J'avoue, madame, que la simarre de Charlemagne et l'église d'Aix-la-Chapelle ne doivent entrer en aucune comparaison avec le tombeau de saint Pierre et la basilique qui le contient; que M. le premier bourgmestre d'Aix ne doit en aucune façon se mettre en parallèle avec le cordelier Ganganelli, vêtu de sa dalmatique et couvert de la tiare; que les plus belles promenades des bains n'approchent pas du Belvédère, ni de la vigne Médicis. Mais je crains que V. A. R., se trouvant une fois dans ce beau pays béni par le pape, ait de la peine à le quitter, et que son retour deviendra plus tardif que nous ne l'espérons. Mes vœux, madame, vous accompagneront partout, et j'espère que les bonnes âmes qui travaillent à la paix l'auront entièrement consolidée, madame, à votre heureux retour.

J'ai rassemblé ici ce que j'ai pu des débris de la famille; j'ai eu le plaisir, madame, de voir répandre des larmes de joie après une séparation de vingt-huit années, et de trouver que les liens du sang triomphent du temps et de l'absence. Je suis persuadé que V. A. R. éprouvera les mêmes douceurs au sein de sa famille, qui s'apprête à la recevoir, et il ne me reste qu'à la prier que, parmi tant d'objets dignes de l'intéresser, elle n'oublie pas le plus zélé de ses admirateurs, qui se fait un devoir et une gloire d'être avec la plus haute considération, etc.

<266>

159. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Venise, 6 juin 1772.



Sire,

On se gâte assez souvent en voyageant, et peut-être Votre Majesté trouvera-t-elle que mes courses m'ont rendue un peu négligente. J'aurais tort, sans doute, si j'avais différé si longtemps de répondre à votre charmante lettre, Sire; mais apparemment elle a fait à ma suite le tour de l'Italie, car elle ne m'est parvenue qu'à mon arrivée ici, et j'ose assurer V. M. que, de tous les torts, celui d'être négligente vis-à-vis d'elle serait celui que je me pardonnerais le moins, et dont je ne serais que trop punie par la plus sensible des privations, celle de vos lettres; et si jamais je tombe dans de pareilles fautes, ce ne sera que parce qu'il n'est donné qu'à vous seul, Sire, de trouver du temps pour tout, même au milieu des courses et des distractions. Depuis que j'ai quitté266-a Dresde, j'ai toujours été par voie et par chemin. Je voulais voir le plus riant point de la pompe et de l'appareil, comme j'avais vu celui de la gloire il y a deux ans; et, pressée d'arriver à Rome pour la semaine sainte, je n'ai pu m'arrêter que peu de jours à Munich. Je comptais d'aller de là aussi vite qu'Arioste faisait voyager son Astolphe monté sur l'hippogriffe; mais, ne pouvant comme lui planer dans les airs, j'ai éprouvé tous les désagréments des routes gâtées et des gîtes mal pourvus. Me voici à Venise, après avoir parcouru une partie de l'État ecclésiastique, du Napolitain jusqu'au Vésuve, et de la Lombardie. J'ai vu Rome, et, chemin faisant, tout ce que j'avais lu, et que Frédéric a lu et entendu mieux que moi. On ne m'a pas laissée manquer d'académie, ni chômer de mauvaise musique (telle que l'opéra qui m'écorche tous les jours les oreilles, et<267> dont pic267-a fait tout l'ornement). On m'a donné en glaces et en rafraîchissements de quoi rafraîchir pour longtemps tous les habitants de la zone torride. J'ai été reçue comme une bonne ouaille du saint-père, si digne de la tiare qu'il porte, qui a tant de conduite, dans un temps où il est si difficile pour lui d'en avoir, et qui sauve au moins tout ce qu'il est possible de sauver. Il voudrait ramener la paix dans son bercail; mais il a bien plus de peine à accorder la théologie et la hiérarchie avec la politique que V. M. n'en a à accorder les Turcs et les Russes. Jouissez tranquillement, Sire, de vos triomphes guerriers et pacifiques, dans le sein d'une famille adorable; mais souvenez-vous qu'il y a actuellement une personne, dans les heureuses contrées d'Italie, qui par son cœur appartient à cette famille, et qui se pique de ne lui céder en rien pour l'attachement, et de la surpasser même par les sentiments de haute estime et d'admiration avec lesquels elle ne cessera d'être, etc.

160. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

27 juin 1772.



Madame ma sœur,

Quoique j'aie senti pendant le voyage de Votre Altesse Royale un vide dans la correspondance qu'elle daigne entretenir avec moi, j'ai sacrifié de bon cœur la satisfaction et le plaisir que me causent, madame, vos lettres au contentement que doivent avoir causé à V. A. R.<268> les belles choses qu'elle a vues en Italie. Ma vanité nationale est flattée de ce que l'Italie ait pu admirer chez elle une princesse allemande telle que l'Italie n'en produit plus; cette nation aimable, qui nous traite d'ultramontains barbares, aura été obligée d'avouer, malgré son amour-propre, qu'elle n'a rien connu qui approchât de la divine Antonia. On vous aurait, madame, érigé des autels à Rome, du temps des Cicéron, des Trajan, des Antonin; ce n'est que la religion établie qui a pu empêcher le bon Ganganelli d'en faire autant. Il vous a régalée d'oratorios et de rafraîchissements, peut-être de reliques, d'Agnus Dei et d'absolutions. Pour les dernières, V. A. R. peut s'en passer; son jésuite et moi, nous sommes très-persuadés qu'elle n'en a que faire.

Au reste, madame, elle conviendra que je ne lui en ai point imposé en l'assurant que, avant son retour, elle entendrait parler des préliminaires de la paix. Il est bien vrai qu'un sultan turc, quand il est bien battu par mer et par terre, est plus traitable que des ministres qui expulsent les jésuites du royaume de leur maître. Les armes du bon Ganganelli se sont rouillées dans son arsenal, et ses foudres impuissants ne blessent plus personne; on a fabriqué de fausses clefs avec lesquelles les politiques croient ouvrir les portes du paradis tout aussi bien qu'avec les siennes. Tout ceci, madame, n'abrége pas les négociations. Le pape n'est plus, de nos jours, que le premier aumônier des rois; jadis il était leur maître. Les heureux temps de l'aveuglement se sont écoulés; les aveugles commencent à voir, et les brouillards des erreurs se dissipent. Ce bon Ganganelli n'a pas eu le bonheur de naître à propos; il peut dire, comme le cardinal Valenti,268-a qu'on félicitait d'avoir fait un traité avantageux au saint-siége : Ah! monsieur, félicitez-nous des pertes que nous ne faisons pas; mais pour des avantages, le temps en est passé.

<269>J'écris tout ceci hardiment à V. A. R., parce que je la sais hors des terres de l'Église; j'aurais été trop circonspect pour lui en dire autant pendant son séjour de Rome, où mon hérétique bavardage aurait pu lui susciter des embarras. Je fais mille vœux pour que la fin du voyage de V. A. R. soit aussi heureuse que sa course l'a été jusqu'à présent. Je la remercie infiniment qu'elle daigne se souvenir d'une famille qui lui est dévouée, et qui est composée de ses admirateurs. Je prie V. A. R. de me compter pour tel à la tête de tous les autres, car je ne le cède à personne quand il s'agit des sentiments de considération et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.

161. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIEDE SAXE.

Schleisheim, 30 juillet 1772.



Sire,

J'ai terminé ma course; je revois les foyers de mes pères. Quoique je sorte du plus beau climat de l'Europe, je n'en suis pas moins tentée de dire avec ce cardinal qui faisait de jolis vers, avant que de faire le ministre et le négociateur :

Non, l'air n'est point ailleurs si pur, l'onde si claire;269-a

et si dans cette onde les bons Bavarois n'ont pas de marée ni d'huîtres, ils y ont du moins de très-bonnes truites, dont ils ne se font pas faute.<270> Sans oser me flatter d'avoir un estomac bien national, je n'en aime pas moins les lieux de ma naissance. Que de souvenirs agréables! Ces amusements du premier âge, ces illusions, ces espérances, ce bonheur sans mélange, ce calme heureux qu'on se rappelle toujours avec joie, qu'on cherche encore, et qu'on ne retrouve plus, tout cela m'a vivement émue à mon retour, quoique mon imagination fût encore frappée de toutes les belles choses que j'avais vues dans ma course. Telle est la force des premières impressions qui s'emparent de notre âme. Ce que j'ai trouvé de surprenant en Italie, c'est que tant de monuments de la sagesse et du goût des anciens n'y fassent pas éclore plus d'hommes de génie. Tout se trouve dans ce beau pays, et il ne se fait presque rien. Quand j'ai vu tant de facilité pour le grand, le beau et l'agréable, et si peu d'envie d'en profiter; quand j'ai comparé tout cela aux prodiges qu'a opérés le créateur de Sans-Souci et de l'esprit de sa nation, j'ai bien appris à redoubler d'égards pour ce génie sublime qui tire tout de son propre sein, et qui semble commander à la nature. Ce génie incomparable est toujours présent à mes yeux et à ma mémoire. Ce serait mon génie tutélaire, s'il le voulait; c'est celui des arts, de la philosophie, de la politique, de la guerre, de la paix. Conjurez-le, Sire, de rester pour moi celui de l'amitié; son temple est dans mon cœur, où je ne cesse de lui rendre le culte le plus pur de l'admiration et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.

Je supplie V. M. de me pardonner la liberté que je prends de lui présenter le ci-joint mémoire; c'est en faveur d'une dame que, je le sais, vous honorez de votre estime, Sire, sans quoi jamais je n'eusse osé le hasarder, malgré le vif intérêt que je prends à sa situation, qui, dans ces tristes moments, est fort embarrassante.

<271>

162. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

5 septembre 1772.



Madame ma sœur,

La lettre de Votre Altesse Royale m'a été rendue à mon retour de Silésie, et je profite de mes premiers moments de loisir pour vous assurer, madame, que je suis bien de l'opinion de V. A. R., qu'il n'y a rien de préférable à la patrie. L'homme est un animal sur lequel l'habitude a un grand pouvoir, et dont les premières impressions que les objets ont faites sur ses sens ne s'effacent jamais. Tout ce qui réveille en nous les premiers coups de burin imprimés dans nos jeunes cerveaux nous flatte agréablement en nous rappelant des idées douces d'un âge où nous ne connaissions ni le mal physique, ni le mal moral; à cela se joint le plaisir de se retrouver dans le sein de sa famille, et de retrouver des premières connaissances que nous avons faites; de sorte qu'on tient à la patrie par plus d'une racine. Il faut bien que ce sentiment soit universel; car je me souviens que la reine de Suède m'envoya, il y a une vingtaine d'années, des rennifères conduits par des Lapons. Je crus, madame, que ma patrie policée devait faire impression sur les Lapons, et qu'ils la préféreraient sans hésiter à la vie errante qu'ils mènent au fond du Nord, dans le climat le plus rigoureux, et sous un ciel chargé de frimas. Mais mon étonnement fut extrême lorsqu'ils me dirent que la plus grande grâce que je pourrais leur faire était de les renvoyer au plus vite dans leur patrie. Je crois donc que si des sauvages aiment leurs tanières natales, il est à plus forte raison très-naturel que tout être raisonnable aime ses foyers domestiques et sa patrie, où règnent les lois, la justice, les agréments de la vie, et où se trouvent ses parents, auxquels les liens du sang l'attachent indissolublement.

Mais, madame, je me trouve dans un singulier contraste avec<272> V. A. R.; elle a la bonté de m'entretenir des merveilles de l'Italie ancienne, du plus beau climat de la nature, et d'un peuple qui, en tous les genres, a été l'exemple des nations, nos précepteurs et nos maîtres; et j'ai l'incongruité de l'entretenir de Lapons, de rennifères, et de sauvages qui, selon toutes les apparences, ne se déborderont plus pour subjuguer et inonder comme autrefois l'Europe. Mais, madame, j'ai le malheur d'être précisément entre la Laponie et l'Italie, de sorte que, à peu près, l'un m'est aussi voisin que l'autre. Quant à V. A. R., son nom s'est répandu dans tous les lieux qu'elle a honorés de sa présence; on l'a regardée partout, sur son passage, comme une divinité qui descendait du ciel pour tirer les Italiens de leur léthargie paralytique; et quant à moi, je vénère les traces de vos pas, madame, dans les endroits de mon habitation où vous avez daigné les imprimer, étant avec la plus haute estime et la plus parfaite considération, etc.

J'avoue à V. A. R. que je ne connais point cette comtesse de Solms dont elle daigne m'envoyer la lettre. Je ferai écrire à Breslau pour m'informer du status quo, et des raisons pour lesquelles on la chicane.

163. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Wertheim, 26 octobre 1772.



Sire,

Je suis toujours dans cette patrie que j'aime encore davantage depuis que V. M. justifie mon attachement pour elle. J'y jouis tranquillement de toutes les réminiscences agréables qu'elle me présente, tandis que vous étendez la vôtre, Sire, et que vous créez un nouvel ordre<273> de choses. Qu'on ne me dise plus de mal du siècle où nous vivons, ni des hommes d'aujourd'hui; quoique j'aie encore l'esprit tout occupé des images de ces grands hommes de l'antiquité qu'on croyait inimitables, il s'en faut bien que je leur accorde la préférence sur les héros de ce siècle. J'en vois aujourd'hui de plus inimitables qu'eux; je vois de plus grandes choses, préparées avec plus de prudence et de sagacité, exécutées avec plus de précision et de promptitude, et de glandes machines mues par des ressorts plus simples. Il n'y avait qu'un Marc-Aurèle; je ne vois qu'un Frédéric qui le surpasse, mais je vois en même temps plusieurs souverains qui l'égalent. Il semble, Sire, qu'il soit réglé par le destin que plus on appartient de près à V. M., plus on est doué de toutes les qualités qui font le héros. Quoi de plus surprenant que cette révolution de Suède, opérée par le Roi votre neveu!273-a Quel calme dans un aussi grand danger et clans une entreprise si importante! Quelle intrépidité, quelle activité, et cependant quelle modération, tout cela à l'âge de vingt-six ans, à cet âge où tout chez les hommes ordinaires, jusqu'à la vertu et à l'amour du bien, devient passion! J'admire un gouvernement sage et modéré que je vois naître tout à coup du sein de l'anarchie la plus complète; cette admiration m'occupe agréablement, et je m'imagine quelquefois qu il y a une sorte de mérite à sentir vivement le grand et le beau. Que de sujets d'admiration ne me fournit pas Frédéric! A peine en croit-on à la voix. Son nom obscurcira tous ses contemporains dans les annales de ce siècle, et la postérité ne voudra lire que ses faits. Je ne suis jamais plus glorieuse que quand il m'arrive une lettre de ce héros admirable, ni plus heureuse que lorsque j'y réponds.

Recevez, Sire, de la femme de la terre qui vous révère le plus l'hommage de la haute estime et de l'inviolable attachement avec lequel je suis, etc.

<274>

164. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 24 novembre 1772.274-a



Madame ma sœur,

Le pinceau d'Apelles embellissait tous ses originaux, comme la belle imagination de Virgile relevait les héros qu'il célébrait. V. A. R. a le coloris d'Apelles et la brillante imagination de Virgile; avec ces talents, il ne faut pas s'étonner que le plomb en ses mains se convertisse en or.274-b Si l'on pouvait trouver quelque chose à redire au tableau de V. A. R., c'est qu'on n'y reconnaît pas trop les originaux qu'elle daigne représenter. Je me trouve cependant très-heureux d'avoir été l'objet de sa touche; car, madame, vos mains sont faites pour distribuer l'immortalité, et une lettre comme beaucoup de celles qu'elle a daigné m'écrire me donnerait un mérite, dans les âges futurs, que je n'aurais jamais obtenu par moi-même. Mais V. A. R. a le premier droit à ce temple de l'immortalité où elle daigne assigner des places; l'heureux génie et tant de talents qu'elle a su réunir en sa personne l'en ont érigée la divinité. Mériter vos bontés est un avantage inestimable, et préférable à l'immortalité même; c'est, madame, où aspirent mes vœux, et à quoi j'ai quelque droit de prétendre par l'entier dévouement que j'ai pour votre auguste personne.

V. A. R., qui daigne prendre part à ce qui touche ma famille, voudra bien que je lui rende compte des noces que nous célébrerons, ce carnaval, du landgrave de Hesse et de ma nièce la princesse Philippine de Schwedt. Je n'aurais pas deviné, il y a quelques années, qu'ils étaient destinés les uns pour les autres; ce sont de ces jeux du sort qu'on ne saurait prévoir, et dont il faut souhaiter que les suites soient heureuses.

<275>Il est arrivé ici, ces jours passés, un homme qui joue d'un instrument qu'on appelle harmonica; ce sont des cylindres de verre qui rendent un son très-harmonieux et très-touchant. Il était accompagné d'une jeune fille qui exécutait sur le violon des difficultés capables d'embarrasser Tartini.275-a Mais j'ai honte d'entretenir V. A. R. de ces misères, maintenant qu'elle se trouve au sein de sa famille paternelle, et qu'elle peut jouir à longs traits du charme inexprimable de sa patrie. Mes lettres sont bonnes pour être lues dans des moments d'ennui, et non pas dans ceux de la jouissance. Je cède aux droits que la maison de Bavière a, madame, sur votre personne, et je me renferme à vous assurer de la haute estime et de l'admiration avec laquelle je serai à jamais, etc.

165. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Munich, 21 février 1773.



Sire,

Il est trop juste qu'un héros qui s'est couvert de chaque espèce de gloire jouisse de toute espèce de bonheur. Celui que V. M. éprouve à présent est véritablement le bonheur d'un bon père de famille. Vous voyez, Sire, augmenter chaque jour et fleurir la vôtre par une accession nouvelle. Il n'y a plus à Berlin que des mariages et des baptêmes les uns plus heureux que les autres, et des événements si ordinaires en apparence sont encore l'ouvrage du génie de Frédéric, et de nouveaux garants de sa gloire. Agréez-en mes compliments avec<276> votre bonté accoutumée. Il me semble que, parce que j'admire V. M. plus que personne, je sens plus vivement que personne tout ce qui vous arrive d'heureux. Passez-moi cette vanité, Sire; elle est si légitime dans une femme à laquelle vous avez accordé quelque droit sur votre estime!

Il n'y a point d'être plus glorieux que moi dans le moment où je reçois de vos lettres, et je ne me pavane pas mal parmi mes bons Bavarois, qui ont toujours eu de l'affection pour moi, et qui, sur votre parole, croient naturellement que je vaux encore mieux qu'ils n'avaient pensé. C'est ainsi que l'influence de V. M. s'étend sur tout, et que l'effet de vos bontés passe jusqu'aux plaisirs domestiques dont je jouis dans ma patrie. Daignez, Sire, me conserver toujours des sentiments aussi précieux, et, tandis que vous vous occupez du sort de l'univers et de la pacification de l'Europe, n'oubliez pas, de grâce, que, dans un coin quelconque de cette Europe, il existe une veuve qui, aujourd'hui, n'est plus qu'une dilettante en fait de politique, mais qui, en cette qualité, ainsi qu'en toutes les autres, vous honore et vous respecte uniquement.

Je suis à jamais, avec ces sentiments de la plus haute estime et de l'admiration la plus complète, etc.

166. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 6 mars 1773.



Madame ma sœur,

Je remercie sincèrement Votre Altesse Royale de la part qu'elle daigne prendre à nos mariages comme à nos baptêmes; mais, si elle<277> me permet de le dire, je ne trouve d'héroïque en tout ceci que la résolution de M. le landgrave de Hesse, qui, à l'âge de cinquante et je ne sais combien d'années, a eu la résolution d'épouser une jeune fille qui à peine en avait vingt-sept. D'ailleurs, V. A. R. me fait trop d'honneur de me supposer une influence, dans les affaires de l'Europe, que je n'ai pas; je ne suis qu'un des moindres ressorts de cette grande machine, qui va je ne sais comment, et qu'assurément le hasard dirige autant que la prudence. Marque de cela, madame, cette paix des Turcs, que je vous avais annoncée pour votre retour d'Italie avec plus d'étourderie que de circonspection, pourrait bien manquer, malgré les soins des âmes pacifiques; il y a une autre espèce de gens dans le monde, qui se plaisent dans le trouble, et qui peut-être ont trouvé le moyen d'enfariner de certains êtres couverts d'un turban, et qu'on nomme les ulémas, qui s'opposent assez au repos de l'Europe pour faire appréhender qu'une paix tant désirée sera encore différée pour quelque temps. Ceci me fait sentir que V. A. R. doit perdre un peu de la confiance qu'elle pouvait avoir en moi; mais je lui fais l'aveu sincère de ce que je ne me crois pas prophète, et qu'il en aurait trop coûté à l'élégance des repas et à mon goût de me régler sur le déjeuner d'Ézéchiel277-a pour devenir voyant. J'avoue encore d'ailleurs, madame, que ce n'est pas chez vos Bavarois où j'aspire à passer pour prophète; ces gens savent malheureusement que je suis schismatique et hérétique, et ces deux qualités m'excluent universellement de tous les dons de l'esprit. Mais on en peut avoir d'autres, et je préfère celui de discerner les qualités et les talents éminents dans ceux qui les possèdent. L'hérésie n'y fait rien, et cela me suffit pour admirer les qualités supérieures qui se trouvent dans les grandes âmes de ceux dont j'ai l'honneur d'être le contemporain. Je ne nomme personne, pour ne choquer la modestie d'aucune grande princesse; je réserve ces sentiments in petto, et je me contente de me rappeler tous les<278> charmes de l'esprit, les grâces, les connaissances et tout l'acquis d'une certaine diva An..... Mais je n'achève pas; ma pudeur respecte la modestie de celle dont je parle, et je me borne, madame, à prier V. A. R. de se souvenir quelquefois du plus zélé de ses adorateurs, et de me faire la justice de me croire avec autant de considération que d'attachement, etc.

167. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Munich, 16 mai 1773.



Sire,

La dernière lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire m'a mise de très-mauvaise humeur contre cet enchaînement des causes premières et secondes qui gouvernent le monde. Est-il possible que, quand Frédéric désire la paix, qu'il s'y emploie, qu'il l'espère, cette paix pourtant ne se fait pas? Je vous avoue, Sire, que tout ceci ne met pas moins en déroute ma philosophie que ma politique. Je suis outrée d'apprendre que ce soient les ulémas qui font les récalcitrants. Le passé leur devrait conseiller moins de roideur. Tant que l'incendie durera dans un coin de l'Europe, je ne cesserai d'appréhender qu'il ne se communique de proche en proche. Je crains la brûlure, et, malgré tout ce que V. M. peut me dire, je n'ai de confiance qu'en elle. C'est à vous, Sire, à nous procurer le repos général, et à rendre les ulémas pacifiques.

Je ne compte plus rester longtemps avec mes bons Bavarois; je quitterai bientôt les foyers de mes pères pour me rapprocher du séjour de la grandeur et de la gloire. Si, malgré un peu plus de proxi<279>mité, mes yeux ne le voient pas, mon âme au moins sera toujours présente aux lieux que Frédéric éclaire de toute sa splendeur. Je me rappellerai sans cesse les moments où je l'ai vu, plus grand encore que sa haute réputation, descendre à tous les soins et à toutes les bontés dont un mérite médiocre eût eu besoin pour plaire. Je n'oublierai pas que j'ai été l'heureux objet de cette condescendance. La tête ne m'en tournera pas, car j'y prendrai bien garde; mais je n'aurai jamais fait un plus grand effort de raison qu'en m'opposant à la douce illusion que l'approbation du plus sublime des hommes eût dû faire sur mon mérite. Ah! Sire, que l'on s'en trouve peu lorsqu'on a eu le bonheur de vous connaître! Tout autre sentiment s'évanouit pour faire place à l'admiration et à la haute estime avec lesquelles je suis, etc.

168. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 18 juin 1773.



Madame ma sœur,

Je confesse ingénûment à Votre Altesse Royale que j'ai été trop téméraire en mes prophéties; je m'en suis trop reposé sur les apparences, et les apparences sont souvent trompeuses. J'ignorais ce qu'il en a coûté à quelques grands princes pour corrompre les ulémas; j'étais rempli des succès des armées russes, et encore ai-je été plus retenu que le fameux Despréaux, qui, plein de l'enthousiasme que lui inspiraient les victoires de Louis XIV, l'attendait en deux ans au bord de l'Hellespont.279-a Les Russes y sont, madame, et si les Turcs étaient<280> capables de prévoir, ils auraient signé une paix peut-être désavantageuse, pour ne pas risquer, par leur obstination, à souscrire à des conditions plus dures. Cependant, madame, les négociations continuent, et peut-être le moindre échec fera-t-il plus d'impression sur ces Musulmans, s'il arrive à présent, que toutes les batailles qu'ils ont perdues. La paix ne peut pas être éloignée, et heureusement toutes les causes étrangères qui pourraient troubler la paix de l'Europe ont été prévenues ou écartées. J'avoue que, après ce qui s'est passé, V. A. R. doit avec raison ne pas avoir une bien grande confiance en ce que j'ai l'honneur de lui dire; je la prie toutefois de considérer que des oracles se sont souvent trompés, et que nous connaissons bien des prophéties qui, jusqu'au jour présent, ne sont ni accomplies, ni peut-être jamais ne s'accompliront. Mais tout ceci, et ce que je pourrais y ajouter de plus, ne vaut pas mieux que les excuses d'un médecin qui, après avoir tué son malade, en rejette la faute sur le trépassé. Je n'en dirai donc pas davantage à V. A. R. sur ce sujet; mais pour lui parler de choses qui m'humilient moins, je l'informerai que ma nièce la princesse d'Orange est arrivée ici, et que V. A. R. a été le sujet de la plupart de nos entretiens. Encore à ce midi, la princesse Galizin, qui se trouve ici, peut servir de témoin de ce que la voix publique a publié. Pour moi, je me contentais de dire : C'est ici qu'elle a logé; c'est ici que nous l'avons entendue nous ravir en admiration; c'est dans cette chambre que, déposant sa grandeur, elle a déployé des talents qui feraient la fortune de particuliers, s'ils étaient assez heureux de les posséder. Enfin je me tais sur ces matières vis-à-vis de V. A. R.; trop accoutumé, madame, à vous respecter, je craindrais de vous déplaire, si je rapportais la centième partie de ce concert unanime d'éloges de votre personne, dont ont retenti les voûtes de toute cette maison. Je suis charmé d'apprendre que V. A. R. compte de se rapprocher des lieux que j'habite; je fais mille vœux que ce soit à sa plus grande satisfaction, et qu'elle retrouve,<281> au sein d'une famille qui lui doit le jour, autant et plus d'agrément qu'elle en a eu dans la famille dont elle est issue. Je suis avec la plus haute considération, etc.

169. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 24 juillet 1773.



Sire,

Je suis revenue ici sous les plus beaux auspices, puisque bientôt après mon retour j'ai reçu la lettre que V. M. m'a fait l'honneur de m'écrire. Mais n'ai-je pas un peu à me plaindre de cette aimable lettre? Il me semble, Sire, que vous avez voulu me frapper par tout ce qui fait les plus profondes impressions sur mon cœur. Vous vous attachez à détruire mon idole et à redoubler les regrets des plus beaux jours que j'aie passés de ma vie. Vous réussirez plus aisément dans l'un que dans l'autre; quoi que vous puissiez dire, vous n'en serez pas moins mon oracle, auquel je ne trouverai d'autre défaut que de ne pouvoir être interrogé aussi souvent que je le désirerais. Ce n'est pas à V. M. à répondre des caprices des gens, et quand on se trompe en les jugeant sur leurs véritables intérêts, ce sont eux qui ont tort. Je ne m'en repose pas moins sur l'assurance que, si les Turcs se battent, nous autres chrétiens au moins aurons la paix. C'est là le grand point pour moi, un point dont vous ne vous souciez guère, vous autres héros, mais qui importe beaucoup aux femmes qui, comme moi, ne sont bonnes qu'à barbouiller un peu de toile ou de papier, et à chercher des accords de musique. Le bruit des tambours et du canon dérange furieusement un concert, et les moustaches des hussards ne figurent bien ni sur un tableau, ni dans<282> un poëme lyrique. J'ai éprouvé, Sire, que les moments où l'on rentre dans le sein de la famille sont des plus touchants pour une âme sensible. Je conçois donc toute la satisfaction qu'aura ressentie la charmante princesse d'Orange dans la même occasion. Je l'aime, je l'honore plus que je ne puis le dire, et je me représente au vif les heureux moments qu'elle passe auprès de V. M. C'est précisément cette image que vous avez la cruauté de rendre encore plus frappante. Ne savez-vous pas, Sire, qu'il n'en faut pas tant à l'imagination d'une femme, surtout lorsque tous les sentiments de son âme sont de la partie? Vous en êtes puni par la longueur de ma lettre. J'ai tâché de me faire illusion sur un bonheur que je ne possède pas. Cette illusion disparaît en quittant la plume; est-il donc étonnant de la poser le plus tard que je puis?

Je suis avec la plus haute estime et l'admiration la plus constante, etc.

170. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 29 juillet 1773.



Madame ma sœur,

Quoique Votre Altesse Royale ait le don de persuader tout ce qu'elle veut, malgré l'ascendant que son génie a sur mon esprit, elle ne me convaincra pas cependant de l'accomplissement de mes prophéties, parce que l'événement n'a pas répondu à ce que j'ai eu, madame, la témérité de vous annoncer. La guerre continue, et l'on se bat, vers les bords du Pont-Euxin, de meilleur cœur que jamais. Cependant, madame, il nous faut un mois pour avoir des nouvelles de ces champs où Bellone exerce ses fureurs; le bruit des armes et le tonnerre artificiel ne retentissent point à nos oreilles; les Muses de l'Elbe et de<283> l'Oder n'en sont point troublées, et sans doute, quoique plus tard que j'osais l'espérer, la paix descendra des voûtes azurées pour fermer le temple de Janus, et V. A. R. jouira, dans le sein d'une famille qu'elle a créée, des mêmes délices qu'elle a senties dans le sein de cette famille dont elle est issue.

J'ai eu une satisfaction approchante en revoyant ici la princesse d'Orange. Le nom de V. A. R. a été mêlé à tous nos entretiens, et les échos des environs ont retenti des vives expressions de nos cœurs, et de ce qu'on ose et doit dire à l'univers, hors à V. A. R. Ces mêmes lieux nous ont rappelé le bonheur que nous avons eu de la posséder, et il semblait que les murailles s'enorgueillissaient encore d'avoir possédé dans leur enclos le phénix des princesses. Pardonnez-moi, madame, cette expression qui m'est échappée; on a beau voiler la vérité, elle perce, quelque peine qu'on se donne de la cacher. Ma nièce est sur son départ pour la Hollande; elle passe par Rheinsberg, où mon frère Henri lui donnera encore quelques fêtes avant qu'elle se mette en route.

C'est en faisant mille vœux pour la prospérité de V. A. R. que je la prie de me croire avec la plus haute estime et la plus vive admiration, etc.

171. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 16 août 1773.



Sire,

Il n'est pas si aisé de faire changer d'opinion à une femme, et, malgré tout ce que V. M. peut me dire, je n'en persiste pas moins à croire à ses prophéties. J'aime bien, en fait de politique surtout, les pro<284>phètes qui ont à leurs ordres deux cent mille hommes bien armés et prêts à accomplir leurs prophéties au premier signal. Le Salomon du Nord,284-a à cet égard ainsi qu'à tous les autres, me paraît bien supérieur à celui du Midi. Je me repose sur vous, Sire, du soin de tenir en paix la portion de notre petit globe que j'habite; qu'après cela les Turcs et les Russes se battent tout à leur aise au pied du mont Hémus,284-b sans que l'on sache au juste auquel des deux attribuer la victoire; que les Russes chantent en actions de grâces des Te Deum en mauvais grec qu'ils n'entendent pas, et que les Musulmans, du haut de leurs minarets, fassent appeler le peuple à la prière pour louer l'Éternel de ce qu'ils n'ont pas vaincu les ghiaours, tout cela m'est assez indifférent. Je tâche de couler doucement mes jours; les arts et les lettres en prennent une partie, la société et les devoirs en revendiquent une autre; des moments plus précieux sont consacrés à la méditation, pour laquelle les vicissitudes de ma vie me fournissent une assez ample matière. Mais, que ce soit la mémoire, ou la réflexion, ou le sentiment qui m'occupe, Frédéric est toujours l'objet le plus fréquent et le plus respecté de ma pensée. Et comment ne le serait-il pas? Quel est l'art ou le talent, depuis la science sublime qui gouverne les hommes, jusqu'à l'art agréable des vers et de l'harmonie, qui ne présente Frédéric comme le meilleur guide à suivre, et comme le plus beau modèle à imiter? Ce serait bien à moi, Sire, à faire retentir les échos de votre nom, si j'étais encore dans l'âge heureux où l'on est familiarisé avec les échos. Mais cet âge est passé pour moi, et, quoique bergère de cette Arcadie si fertile en sonnets de toutes les couleurs,284-c il m'appartient aussi peu de faire l'éloge de Frédéric qu'il appartient à tout statuaire de faire le buste d'Alexandre.

<285>J'avais appris que la charmante princesse d'Orange, en quittant V. M., irait passer quelques jours à Rheinsberg. Mais quelles sont les fêtes qui eussent pu consoler de la douleur de s'éloigner de V. M.? J'ai trop éprouvé ce sentiment par moi-même, pour ne pas en connaître toute l'étendue. Il est ineffaçable, ainsi que la haute estime et l'admiration sans bornes avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.

J'avais terminé cette lettre lorsque le marquis del Orologio, dans la maison duquel on m'a marqué beaucoup d'attention en Italie, m'a priée de lui faciliter le bonheur de voir le plus grand des hommes .....

172. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 8 septembre 1773.



Madame ma sœur,

Ce qui m'est le plus agréable de la lettre de Votre Altesse Royale, c'est que je juge, par la bonne humeur qui y règne, que vous êtes, madame, en parfaite santé. Divertissez-vous, madame, sur mon compte; mais portez-vous bien, c'est le principal. Non, madame, en vérité, j'en conviens de bonne foi, jamais prophète ne s'est avisé de prophétiser plus faux que je ne l'ai fait; je l'avoue, je le confesse, et je suis très-convaincu d'être le plus balourd de tous les voyants. Je pourrais avoir recours à des interprétations, avec quoi l'on rectifie telles sottises qu'on veut; mais je n'alléguerai point les crimes de la terre qui ont empêché l'Être suprême d'accorder la paix à l'Asie, qu'elle ne méritait pas. En attendant, V. A. R. a pris le sage parti de jouir du bon temps que le ciel nous accorde, et de partager ses jours<286> entre les arts, la méditation, et la société. Que je suis malheureux de ne pouvoir assister à cette troisième partie de ses occupations! Les murs de Sans-Souci me retracent et me remettent les idées d'un bonheur dont j'ai joui, et qui s'est écoulé trop vite, mais dont la mémoire est gravée en mon esprit comme sur l'airain.

Pour moi, madame, je reviens d'un voyage assez fatigant, que j'ai expédié en trois semaines. La princesse d'Orange est heureusement de retour chez son époux; elle était enceinte en venant ici, et heureusement les chemins de la Westphalie ne lui ont fait aucun tort. Le comte Orologio a passé ici pendant mon absence, et est reparti avant mon retour; de sorte, madame, que, quelque envie que j'aie d'obéir en tout à vos ordres, je me trouve, pour cette fois-ci, dans l'impossibilité d'y satisfaire.

Voilà les jésuites chassés. V. A. R. saura que les miens seront conservés; la bulle de suppression286-a ne sera point publiée chez nous. Si V. A. R. est curieuse d'en savoir la raison, je la lui dirai. J'ai promis par la paix de conserver la religion catholique in statu quo; et comme je suis très-hérétique, père Ganganelli ne saurait me dispenser de mon serment; ce qui m'oblige de laisser toutes choses sur l'ancien pied. J'espère, madame, que ce procédé me conciliera votre confesseur, que je regarde comme l'homme le plus inutile de la cour, parce que vous n'avez jamais rien à lui dire qui mérite contrition. Enfin, si avec le temps V. A. R. ou quelque autre prend du goût pour nos bons pères supprimés, je la prie de s'adresser à moi pour lui fournir de cette drogue.

Je suis avec la plus haute considération et l'estime la plus parfaite, etc.

<287>

173. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 1er novembre 1773.



Sire,

Puisque vous le voulez absolument, vous ne serez donc pas un roi prophète; mais un roi qui, comme vous, commande aux événements vaut bien, ce me semble, un prophète qui les prédit après coup. Si V. M. veut sérieusement que les Turcs fassent la paix, ils la feront, et, directement ou indirectement, Frédéric les y amènera. C'est sur quoi je compte fort pour le bien de l'humanité et pour le mien, qui n'aime rien moins que le carnage, et qui tremble toujours de voir le feu prendre aux quatre coins de l'Europe. Il est vrai que ces embrasements donnent beau jeu à vous autres héros; il est encore vrai que le faible de nous autres femmes est de vous aimer; mais comme nous sommes poltronnes, tout en vous admirant, nous ne vous aimons jamais plus que lorsque le danger est passé. Ainsi, Sire, reposez-vous à l'ombre de vos lauriers, et faites que les autres se reposent et jouissent, sous vos auspices, à l'ombre d'une douce paix.

La protection que V. M. accorde aux jésuites un peu trop persécutés est fondée sur des motifs si respectables, que, malgré ma vénération pour les arrêts de Rome, et l'estime personnelle que le pape m'a inspirée, je n'oserais la désapprouver. Qui eût dit, Sire, qu'un monarque sectateur de Calvin deviendrait le seul asile de cette société si fière et si triomphante autrefois, et que les princesses catholiques fidèles à cette société devraient s'adresser à vous pour avoir un confesseur de cet ordre? C'est cependant ce qui m'arrivera sans faute, si, après le décès de mon bon père Kreitl, j'ai encore envie d'en avoir un de la même espèce; et je m'en fie bien à votre choix, Sire, que vous m'en fournirez un tel qu'il me faut. Comme je n'ambitionne rien tant que d'être en tout dirigée par son esprit supérieur, je serai<288> aussi charmée d'avoir un directeur de conscience de son choix, assurée que je ne risque en aucune occasion de m'égarer en suivant ce que me dicte l'admiration parfaite et la haute estime avec laquelle je suis, etc.

174. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 7 novembre 1773.



Madame ma sœur,

Je savais, madame, depuis longtemps que personne n'est prophète dans son pays; j'avais entendu dire, de plus, que, pour gagner le don d'exalter son âme, il fallait avoir mangé du déjeuner d'Ézéchiel, ce que je n'ai point fait. Ainsi, madame, j'ai été le premier à blâmer ma téméraire prophétie, et je rends mille remercîments à V. A. R. de ce qu'elle m'a rayé du nombre des inspirés. Si je pouvais faire la paix, il y aurait longtemps qu'elle serait conclue; il faut nous contenter d'avoir éloigné une guerre générale qui semblait menacer l'Europe, et de maintenir les douceurs de la paix autant que cela sera possible. Je suis bien heureux, madame, de me rencontrer avec V. A. R., et de chérir autant la paix que vous l'aimez, madame; c'est la mère des arts, la protectrice des sciences, la source de la repopulation de notre espèce; enfin c'est sous son abri que les nations respirent et deviennent florissantes. Que de raisons pour l'aimer! Aussi ne faut-il avoir recours à la guerre que dans la nécessité, et pour ramener la paix le plus tôt possible.

Les pauvres jésuites l'ont perdue, et ceux que j'ai sauvés du naufrage seront toujours aux ordres de V. A. R. J'ose croire cependant qu'un confesseur est, madame, le meuble le plus inutile de votre<289> maison; une belle âme comme la vôtre n'a rien à lui dire; vous ne méritez, au lieu d'absolutions, que des louanges, et le confesseur ne peut qu'admirer sa pénitente, au lieu de la corriger. Je me figure les confessions de V. A. R. telles : J'ai soulagé des malheureux; j'ai dépensé mes revenus en bienfaits; j'ai pris la cause des opprimés; mon cœur est sans haine et sans envie; j'ai bien élevé mes enfants; j'aime Dieu et mes semblables; au lieu d'orgueil et de vanité, je ne sens qu'un penchant irrésistible à la bienfaisance; je suis douce envers ceux qui me servent, et sans fierté malgré mon illustre naissance; mes amusements sont ingénieux, mes plaisirs innocents; j'ai vu la mort sans la craindre, et, obéissante en tout aux lois suprêmes, je m'abandonne entièrement à leur direction.

Avouez-le, madame, il y a de quoi faire une sainte d'une telle âme, qui, dans ce tableau, est peinte d'après nature. Si V. A. R. l'approuve, je donnerai cette confession à tel jésuite qu'elle l'ordonnera, et je lui enverrai son approbation par écrit, car voilà tout ce qui lui reste à dire.

Mais je crains que V. A. R. ne me trouve bien impertinent d'oser ainsi sonder sans sa permission les plus secrets replis de son cœur, et d'oser publier des choses que son extrême modestie s'efforce de voiler. Je vous en demande mille pardons; mais ce qui est écrit le restera. Je suis persuadé d'avoir dit la vérité, et le caractère de la vérité est de briller au grand jour. Mettez, madame, des premières l'attachement, la considération et l'admiration avec laquelle je suis, etc.

<290>

175. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 3 janvier 1774.



Sire,

Que votre dernière lettre est aimable, Sire! Que d'esprit, que de délicatesse, et que de bonté pour moi! A peine la mériterais-je, si en effet j'étais telle que V. M. veut bien me voir. Mais je sais trop à quoi m'en tenir. Vous réfléchissez sur ce qui vous approche un jour lumineux qui ne part que de vous-même, et c'est l'élévation de votre âme que vous avez peinte en croyant faire parler la mienne. Mon confesseur ne prendrait pas le change sur la confession que vous me prêtez. Le bonhomme y reconnaîtrait votre image; il vous a vu de loin à votre Olympe de Sans-Souci; il a lu vos grandes actions dans les gazettes. Il se doute bien un peu que V. M. n'est pas fort entêtée du dogme; mais puisqu'une fois vous êtes hérétique, le plus ou le moins le blesse médiocrement. Vous ouvrez un asile aux jésuites, tandis que des rois très-orthodoxes les chassent de chez eux; cela est bien méritoire auprès du bon père, surtout puisqu'il se flatte d'y avoir contribué par la harangue impromptu qu'il vous fit à Sans-Souci; d'ailleurs, on tient toujours un peu à ses amis dès l'enfance. Voyez, Sire, si après j'en serais bien reçue à me revêtir de votre gloire, et s'il ne réprouverait pas, comme de raison, un orgueil aussi impardonnable. Ne me dites donc plus ce que je devrais être pour devenir, en ma petite sphère, sublime comme vous l'êtes dans tout ce que l'humanité a de plus relevé. La distance infinie qui nous sépare m'en devient plus frappante, et la crainte de vous la faire sentir davantage me glace chaque fois que je vais répondre à des lettres que je reçois avec transport. La chaleur avec laquelle V. M. fait l'éloge de la paix m'a enchantée; quand je ne l'aimerais pas par goût, cette paix dont vous me promîtes la continuation, ne devrais-je pas la chérir par<291> reconnaissance? N'est-ce pas à elle que j'ai dû le bonheur de voir V. M.? Ah! Sire, le sentiment de ce bonheur sera éternel en moi, ainsi que celui de la haute estime et de l'admiration avec laquelle je suis, etc.

Pardonnez, Sire, si j'ose vous adresser la note ci-jointe. C'est la tendre amitié qui me lie à la comtesse Rutowska, une des trois sœurs, qui m'y engage.

176. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Berlin, 8 janvier 1774.



Madame ma sœur,

Quoiqu'il me convienne moins qu'à personne d'assister aux confessions de V. A. R., je ferais cependant un serment de crédulité qu'elles sont telles que j'ai pris la liberté de les représenter. On en trouve le canevas en suivant à la trace les actions de V. A. R., et quand on a, comme moi, le bonheur de la connaître, il est impossible de se tromper. Cette modestie même, madame, avec laquelle vous vous obstinez à ne pas291-a vous reconnaître dans un tableau très-vrai, est encore une des vertus qui brillent le plus dans un confessionnal, où il est beau de voir une grande princesse qui se dépouille du mérite des bonnes actions pour se jeter uniquement dans les bras de l'Être des êtres, et qui ne veut devoir qu'à la plénitude de ses grâces infinies une récompense qui lui est due. Mais, madame, je laisse le soin de ce détail à des théologiens plus versés que moi dans ces sciences sublimes; je laisse voler ces aigles dans les régions métaphysiques, et me contente,<292> comme un pauvre profane que je suis, de raser la terre. J'ai entendu toutes les accusations qu'on intente contre les jésuites. J'en crois beaucoup de bien fondées; mais ceux de Silésie ne sont point entrés dans le complot du père Malagrida, et si les jésuites ont fait banqueroute à Marseille, ceux de Silésie n'en ont pas partagé la dépouille. Il m'a donc paru autant injuste que dur de confondre dans la même condamnation les innocents et les coupables.292-a Si d'ailleurs la bulle du pape avait été publiée en Silésie, l'instruction de La jeunesse en aurait souffert considérablement, et même elle aurait été entièrement perdue, faute de sujets qui auraient pu remplacer les jésuites.

Après avoir parlé à V. A. R. de ces bons pères, je fais un saut périlleux de saint Ignace pour retomber au département d'Apollon, dont je crois devoir vous rendre compte, madame, en qualité de protectrice de tous les beaux-arts. Nous avons cet hiver les opéras d'Arminius292-b et de Demofoonte, l'un de Hasse et l'autre de Graun. Les décorations ont été faites par Gagliari,292-c et le public en a paru fort content. Il y a quelques étrangers ici, la plupart incognito, de sorte qu'on ne les voit point; c'est à savoir si l'on y gagne, ou si l'on y perd.

J'ai trouvé une incluse dans la lettre de V. A. R., et j'ai l'honneur de lui dire qu'il faut premièrement qu'on soit entièrement convenu avec la délégation des frontières, pour régler ensuite les prétentions des starostes, ce qui pourra traîner jusqu'à la fin de mars; après quoi la comtesse Flemming pourra déduire ses prétentions avec les autres.

Je fais mille vœux pour que cette nouvelle année soit aussi avantageuse à la prospérité et à la conservation de V. A. R. qu'elle puisse l'être, en l'assurant que jusqu'à la fin de mon existence je me ferai un devoir d'être, etc.

<293>

177. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 18 février 1774.



Sire,

Votre Majesté voudra bien m'excuser si j'ai tant tardé de répondre à votre charmante lettre. Le mariage de ma fille Amélie avec le prince Charles de Deux-Ponts m'a obligée de sacrifier mes plaisirs les plus chers aux devoirs maternels. Il n'en est pas de moi comme d'un héros que j'admire; de petits soins m'occupent tout entière, tandis qu'il forme et défait des États sans priver un instant ses admirateurs des marques précieuses de son souvenir. Nos noces se sont passées sans beaucoup de cérémonie; le prince ne nous a pas donné le temps d'en faire, et nous n'avons pu nous refuser à son empressement. Je me flatte qu'il rendra heureuse ma fille, très-disposée par la douceur de son caractère à le devenir. Les nouveaux mariés passeront encore avec nous quelques jours, pendant lesquels nous vivrons en famille, comme les patriarches, goûtant à longs traits les délices de la concorde et de la tranquillité. Malheureusement cela ne sera pas long, et les larmes succéderont dans peu aux tendres transports de joie qui ont rempli mon cœur dans ces doux moments. L'Électeur palatin fait à nos jeunes gens un établissement convenable à Neubourg, où ils fixeront leur résidence. Ils ont, de plus, quelques belles perspectives; mais c'est dans un lointain qu'ils ne désirent pas de voir rapprocher. Si tous mes vœux sont exaucés, si Frédéric, né pour vivre éternellement dans l'histoire, atteint également le dernier terme de la vie humaine, n'oubliez pas, dans le cas que ces perspectives viennent à se réaliser, n'oubliez pas pour lors ces enfants d'une mère qui leur inspira de bonne heure une admiration inexprimable pour le plus grand des héros. On m'a beaucoup remerciée de la recommandation que j'avais hasardée pour les héritiers Lubomirski; ils espèrent tout<294> de la bonté et de la justice de V. M. Mais admirez, Sire, quel est l'esprit des femmes. Vous montrez quelque indulgence pour une première recommandation; une seconde la suit de près. Ma belle-sœur Cunégonde294-a s'est mise sur les rangs pour la coadjutorerie d'Essen et de Thorn. « Le Roi peut tout pour moi, me dit-elle; il a des bontés pour vous; écrivez-lui un mot en ma faveur. » Ne voilà-t-il pas cette réputation de crédit auprès de Frédéric qui me fait tourner la tête! Je promis intrépidement, et je ne tremble qu'à présent qu'il me faut tenir parole. Ne me faites pas, Sire, sentir doublement mon étourderie par un refus. Les deux belles-sœurs conserveront également une reconnaissance éternelle de ce que vous voudrez bien faire en faveur de l'une; et quant à moi, il ne me reste que de lui réitérer très-respectueusement les sentiments d'admiration et du plus parfait attachement avec lequel je suis, etc.

178. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Potsdam, 25 février 1774.



Madame ma sœur,

Quoique je participe avec Votre Altesse Royale à tout ce qui peut lui arriver d'agréable, la goutte que j'ai eue aux deux mains m'a empêché de la féliciter plus tôt du mariage de la princesse sa fille avec le prince de Deux-Ponts. Je souhaite, madame, que vous jouissiez d'une satisfaction parfaite de ces nouveaux liens que vous venez de former, et que vous ayez, à l'exemple des patriarches dont vous avez imité la noble simplicité dans ces noces, la consolation de voir une<295> longue postérité, issue de ce mariage, qui vous donne les noms de grand' mère et de bisaïeule, et qui s'élèveront comme des vignes à l'entour de votre table, selon l'expression de ces mêmes patriarches ou prophètes,295-a que je prends pour synonymes. V. A. R. badine en me faisant des excuses qu'elle demande mon concours avec la maison impériale pour l'abbaye d'Essen, que postule la princesse Cunégonde; vu, madame, l'empire que vous avez sur moi, vos demandes sont des ordres auxquels je ne sais qu'obéir. La princesse Cunégonde vous aura l'obligation de me les avoir donnés; et je me trouverai heureux, si, dans cette occasion comme en d'autres, je puis vous convaincre de la haute estime et de l'admiration avec laquelle je suis, etc.

179. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 4 avril 1774.



Sire,

Votre bonté pour moi ne se dément jamais; je la mérite peu, mais j'en connais le prix plus que personne. Qui sait mieux que V. M. redoubler le bienfait par la manière de l'accorder? J'ai dit à ma sœur Cunégonde ce que vous vouliez bien faire pour elle. Elle en est vivement touchée, et me prie de faire agréer à V. M. les humbles assurances d'une reconnaissance sans bornes. Parmi tous vos protégés, vous n'en aurez point qui désire plus qu'elle de se rendre digne de votre protection, tout comme, dans la foule innombrable de vos<296> admirateurs et de vos admiratrices, vous n'en avez point qui vous rende mieux que moi les hommages les plus purs.

Que je hais, Sire, cette vilaine goutte dont, à ce que j'apprends, vous avez encore souffert! Je ne lui pardonne qu'à une seule condition, qu'au moins il soit vrai qu'elle prolonge les jours de ceux qu'elle attaque. En faisant durer les vôtres jusqu'au terme le plus reculé, elle deviendra la bienfaitrice de l'humanité.

Je pars en deux jours pour Munich; mon frère désire de m'y voir, et ma fille de Deux-Ponts devant aussi y arriver, je suis charmée de la faire paraître sous mes auspices. C'est ainsi que je tâche de multiplier au moins ma présence dans ma famille, puisqu'il n'appartient qu'à un seul héros de répandre au loin son influence aux quatre coins de la terre. Puisse-t-il, ce héros, être toujours aussi heureux qu'il est grand! Je vais, en bonne bergère d'Arcadie, faire retentir de ses louanges le pied des montagnes du Tyrol; mais ces louanges ne retentiront jamais dans l'univers comme elles sont dans mon cœur, et je le disputerai toujours au monde entier pour la haute estime et pour l'admiration infinie avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.

180. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Potsdam) 9 avril 1774.



Madame ma sœur,

Je me trouve trop heureux lorsqu'il se présente des occasions de donner à V. A. R. des preuves de mon dévouement; plus heureux encore, madame, si ces occasions de vous offrir mes services étaient plus fréquentes, je les saisirai toujours avec le plus grand empresse<297>ment. Ma goutte ne mérite pas, madame, l'honneur que vous lui faites; ces infirmités sont les suites de l'âge; le corps se détruit imperceptiblement, et je suis comme ces gens prêts à entreprendre un grand voyage, qui envoient leur gros bagage en avant;297-a le reste suit comme il peut. Pour le voyage que V. A. É. est sur le point de faire à Munich, je l'en félicite de tout mon cœur, connaissant l'attachement qu'elle a pour sa famille et pour sa patrie. Le plaisir de revoir une fille à l'éducation de laquelle vous vous êtes complu, madame, ajoutera encore aux agréments de ce voyage, où vous ne verrez que des objets riants et dignes de vous plaire.

Nous sommes ici dans le deuil; nous venons de perdre la landgrave de Darmstadt,297-b cette princesse si respectable, et qui était bien attachée à V. A. R. Madame la duchesse de Deux-Ponts était venue visiter sa fille; un coup d'apoplexie l'a emportée. La Landgrave n'a pu résister à une scène aussi touchante; son cœur tendre et sensible, frappé trop vivement, ne lui a permis de survivre à madame sa mère que de quatre jours. Cette princesse est regrettée généralement; je perds en elle une fidèle amie, dont le souvenir ne s'effacera jamais de ma mémoire.

Mais, madame, je ne devrais pas entretenir V. A. R. de sujets aussi lugubres. Les Romains ne voulaient pas que, dans leurs jours de fêtes et de cérémonies religieuses, il échappât à quelqu'un des paroles de mauvais augure; à plus forte raison aurais-je dû supprimer tout ce qui pouvait avoir rapport à de pareilles matières, et me borner d'assurer V. A. R. de la haute estime et de l'admiration avec laquelle je suis, etc.

<298>

181. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Munich, 17 juillet 1774.



Sire,

Votre Majesté dira que je suis comme toutes les femmes. Des courses, des fêtes, des parties de plaisir leur font tout oublier; le malheur seul les ramène à leurs devoirs. Ce n'est pas mon cas néanmoins; j'ai assez vécu pour savoir tout apprécier, et mes devoirs envers ce mortel sublime qui veut bien descendre jusqu'à moi ne sont pas de nature à jamais s'effacer de mon souvenir. Mais si je m'étais livrée avec trop d'empressement au charme de revoir mes anciens amis et ma patrie; si ce sentiment ne m'avait pas laissé assez de calme pour suivre cette correspondance admirable, pour laquelle je ne prends jamais la plume qu'en tremblant, parce que je crains toujours de ne pas la mériter; si j'ai tort en effet, V. M. est assez vengée : je suis sur mon grabat depuis quinze jours. Je voyais monter des chevaux au manége de mon frère, lorsqu'une malheureuse barrière se brisa, tomba sur moi, me renversa sur le visage, et ne me rompit que la jambe, tandis qu'elle eût dû m'assommer. Une jambe cassée est cependant un mal dans la patrie comme ailleurs, et puisque jamais malheur ne vient seul, un peu de goutte se joignit au mien. A l'heure qu'il est, je me trouve soulagée, et les chirurgiens, à ce qu'ils prétendent, sont fort contents de moi; je leur en fais mon compliment. Pour moi, il faut bien que je m'en contente. Peut-être est-il écrit dans le livre du destin que j'essayerai de tout dans la vie; en ce cas je conviendrai qu'on eût pu mieux écrire, mais je ne m'en soumettrai pas moins. Si, dès ma jeunesse, j'ai souvent goûté toute l'amertume du calice de la vie, j'ai été abreuvée aussi souvent de toutes ses douceurs. Pour une fois que je me suis dit : Tout ici bas n'est pas grand' chose, je me<299> suis dit dix fois : Tout est assez bien.299-a Tout est au mieux, disais-je lorsque j'étais à Potsdam; mais ce bonheur charmant a passé comme un songe. C'est un madrigal,299-b si je ne me trompe, qui a dit cela, et jamais madrigal n'osa penser à V. M. Mais j'y pense pour lui, et puisqu'il me rappelle le souvenir inestimable de vos bontés, il vaut seul un poëme épique. Conservez-les, Sire, à cette femme qui, dans un corps en butte à bien des tribulations, possédera toujours une âme assez saine pour vous admirer, pour vous le dire, et pour sentir vivement, jusqu'au dernier souffle de sa vie, la haute estime avec laquelle elle est, etc.

Je supplie très-humblement V. M. de me pardonner la liberté que j'ai prise de me servir de la main de mon secrétaire; attachée depuis trois semaines sur mon grabat, où je n'ose faire le moindre mouvement, la crainte de mériter son oubli par un plus long silence m'a fait prendre le seul parti qui me restait pour me retracer dans son gracieux souvenir, qui seul peut faire le bonheur de ma vie. Je trace ces lignes couchée sur mon dos, et ce sont les premières depuis mon malheureux accident.299-c

<300>

182. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Potsdam) 6 août 1774.



Madame ma sœur,

C'est avec une surprise mêlée de douleur que j'ai appris l'accident singulier qui est arrivé à V. A. R. Mon premier mouvement était, madame, de vous écrire, pour avoir des nouvelles de votre précieuse santé; la réflexion m'a arrêté sur le point de saisir la plume. J'ai compris que je pourrais importuner V. A. R. dans des moments de souffrance, et qu'il était plus convenable de m'adresser à d'autres pour calmer mes inquiétudes. J'ai été assez heureux de recevoir de bonnes nouvelles de Munich, et de voir dissiper toutes les appréhensions que l'accident arrivé à V. A. R. avait fait naître. Je la félicite de tout mon cœur qu'un accident qui pouvait avoir des suites si funestes n'en ait point eu, et j'espère que le bon tempérament de V. A. R. la fera triompher également et de sa jambe rompue, et des chirurgiens qui la pansent. Cet événement malheureux m'a plongé dans de tristes réflexions. Voilà donc, me suis-je dit, à quoi tient le bonheur des hommes! Une barrière qui se brise à contre-temps à Nymphenbourg a pensé mettre toute l'Europe en deuil; et nous qui vivions ici dans la plus grande sécurité, lorsque personne n'appréhendait le moindre chagrin, nous avons risqué de perdre tout ce qui peut le plus attacher à la vie, des personnes que nous respectons. J'ai presque souhaité de n'avoir pas eu le bonheur de connaître et d'admirer V. A. R., pour n'avoir pas à éprouver la douleur de la regretter. Mais, que le ciel en soit béni! nous vous possédons encore, madame, et nous vous prierons tous de respecter désormais avec plus de soin votre précieuse personne, à laquelle est attaché le bonheur de tous ceux qui, comme moi, ont le bonheur de vous connaître. C'est en faisant des vœux, madame, pour votre prompt rétablissement que je prie V. A. R.<301> de ne pas effacer de son souvenir le plus zélé de ses admirateurs, et qui sera à jamais avec la plus haute estime, etc.

183. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Nymphenbourg, 25 septembre 1774.



Sire,

Recevez mille et mille remercîments de la plus aimable des lettres. Elle a répandu dans mon âme une sérénité qui n'a pas tardé de se communiquer à mon corps par cette harmonie préétablie ou survenue après coup qu'on sent si bien et qu'on explique si peu. Plus d'humeur goutteuse, plus d'agitation dans mes esprits; ma guérison devient un jeu pour les chirurgiens, et j'ai pu me faire transporter de Munich ici. Esculape en personne n'eût pas contribué plus efficacement à ma guérison, et j'ai par-dessus ceux que nous appelons, un peu mal à propos, les anciens idolâtres l'avantage de retrouver tout en V. M. Il leur fallait un monde de divinités subalternes pour figurer au vulgaire les vertus et les talents divers; je vous nomme, Sire, et je les ai tous nommés. C'est Mars, c'est Apollon, c'est Esculape qui ranime en moi le souffle de la vie; c'est Minerve qui m'en apprend le véritable usage. Oui, Sire, il faut penser à ce qu'on est, combien c'est peu de chose, ce souffle qu'un rien peut nous ôter. Une pièce de bois était bien près de finir mes jours. Dans le même moment peut-être un fétu tuait une mouche. Ces deux événements entraient dans le plan général, et la princesse n'avait d'autre avantage<302> sur la mouche que celui de sentir mieux son mal, et d'être plainte. C'est sans doute une consolation bien douce de voir d'autres partager nos maux. Mais ces maux n'en sont pas moins tels, et tout le monde n'a pas comme moi l'avantage d'être plaint par le plus sublime des hommes.

Voilà donc enfin la paix faite,302-a et faite, dit-on, en un clin d'œil, les armes à la main, par quarante mille hommes qui dictaient la paix à cent cinquante mille. Cela est bien glorieux d'une part, quoique un peu lâche de l'autre. Mais nous sommes dans le siècle des grands événements et des belles actions. V. M. élève ce siècle avec elle. Tel a toujours été le sort des héros; mais ils restent supérieurs à ce siècle formé par eux, par leurs exemples, par leurs préceptes.

Puissé-je toujours mériter de l'avoir vu, ce héros étonnant et ce mortel sublime qui sera sans cesse l'objet de toute mon admiration et du plus parfait et inviolable attachement avec lequel je suis, etc.

184. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Potsdam) 20 octobre 1774.



Madame ma sœur,

Si Apollon était encore au monde, qui aurait-il dû guérir préférablement à V. A. R.? Lui et son fils Esculape seraient accourus pour rendre la santé à la dixième Muse; nous aurions manqué peut-être un jour de lumière, et le char du soleil aurait été abandonné sans<303> conducteur à la fougue de ses chevaux. Mais, madame, les prédécesseurs de Ganganelli, par jalousie de métier, ont fait main basse sur Apollon, et nous abandonnent à de misérables charlatans qui prétendent posséder l'art d'Esculape, et qui travaillent dans l'obscurité. C'est, madame, à votre grande âme que vous devez le rétablissement de votre santé; elle est demeurée inébranlable au funeste accident qui vous est arrivé; elle vous a peint toute l'espèce exposée à une foule de malheurs; elle vous a donné le courage de supporter celui que le plus singulier des hasards vous a fait essuyer. Sans cette tranquillité d'esprit admirable, les secours auraient été inutiles; mais une princesse philosophe sait souffrir sans être abattue. Je me félicite, madame, que ma lettre soit arrivée dans cet heureux moment de convalescence, et je fais mille vœux pour que de jour en jour la santé de V. A. R. aille en s'affermissant.

Vous voyez, madame, combien, à tous égards, je suis petit envers Apollon; ses oracles s'accomplissaient tous, et pour une misérable paix entre les Russes et les Turcs que j'eus l'étourderie de croire prochaine, je me suis trompé de trois années. Elle a été à la fin conclue, et il faut espérer qu'elle se conservera longtemps dans le nord de l'Europe, qui nous intéresse tous bien plus que le sud. La diète de Pologne tire à sa fin, et, après sa conclusion, chacun pourra cultiver en paix son jardin.

V. A. R. se contente de se promener dans ceux de l'Électeur son frère, et de répandre par sa présence la sérénité et la joie dans cette cour, où elle est adorée. La Saxe gémit de son absence, et réclame en sa personne celle qui donnait du lustre à toute la contrée; aussi n'y a-t-il sur notre horizon que des brouillards, madame, depuis votre absence, et la Haute et Basse-Saxe attendent leurs beaux jours de votre retour. En quelque endroit que V. A. R. place sa résidence, je la conjure de se souvenir, dans ses moments entièrement perdus, d'un être qu'elle doit compter depuis longtemps pour un de ses plus<304> zélés admirateurs, et qui se fait un devoir de lui donner des marques de la haute estime avec laquelle il fait gloire d'être, etc.

185. A LA MÊME.

3 janvier 1775.



Madame ma sœur,

Votre Altesse Royale est si familiarisée avec les Muses, que ces filles de Mémoire sont attachées à sa suite comme les Grâces à celle de Vénus. C'est vous, madame, que les chastes Sœurs doivent célébrer dans leurs chants, puisque V. A. R. ne se contente pas de les protéger, mais les surpasse encore; car j'ose croire que Polymnie n'aurait jamais composé d'opéra aussi beau que certain opéra dont j'ai entendu des airs qui peuvent passer pour classiques. Pour moi, madame, placé par mon sort au rang de ceux qui doivent admirer les divinités de loin, j'offre, confondu dans la foule vulgaire, mon encens à Calliope-Antoinette-Melpomène-Polymnie, et à tous ces immortels habitants du Pinde. Si les regards de ces divinités daignent quelquefois s'abaisser vers moi, je leur en rends de sincères actions de grâces, en reconnaissant mon néant et la distance immense qui m'abaisse devant elles. Je ne m'étonne pas que V. A. R. recouvre entièrement sa santé; sans doute qu'Apollon, qui est aussi dieu de la médecine, aurait mauvaise grâce à ne pas exercer son art pour affermir les jours précieux de sa généreuse protectrice. Son fils Esculape et toute sa bande seront accourus à Munich, au secours de V. A. R.; ils y étaient trop intéressés pour manquer à leur devoir. C'est nous autres qui avons à craindre que V. A. R., lasse de vivre avec les<305> hommes, ne les quitte pour se rejoindre aux dieux; mais nous ferons, madame, tous les efforts que nous pourrons pour vous retenir. Mes vœux, mes souhaits, mes ardentes prières seront que V. A. R., comblée de toutes les prospérités désirables et d'une santé intarissable, trouve tant de contentement dans ce monde, qu'elle n'ait aucun lieu de se hâter de quitter ce séjour des mortels. C'est avec ces sentiments et ceux de la plus haute considération que je suis, etc.

186. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Munich, 26 février 1775.



Sire,

Votre Majesté juge par ses bontés pour moi de celles des autres. Mais il s'en faut bien que les Muses m'aient traitée aussi favorablement que vous me traitez, Sire. Jamais la gent habitante du Parnasse ne s'est déplacée un moment pour moi. Ces pauvres filles de Mémoire, qui, malgré ce nom, ne se souvenaient pas de grand' chose, auraient craint de périr de froid au pied des Alpes du Tyrol. La famille d'Apollon m'a abandonnée aux esculapes d'ici, qui, assurément, ne descendent pas du dieu du goût. Je n'en suis pas moins guérie et rendue à la vie, que j'aime parce qu'elle est un grand bien, et parce que, à tout prendre, la somme de ses plaisirs surpasse infiniment celle de ses maux. Pour vous voir, Sire, pour vous admirer, pour passer deux délicieuses huitaines au séjour des arts et de la gloire, il fallait vivre. Pour jouir de ce souvenir enchanteur, il faut vivre encore; c'est au moins le plus sûr. Eh bien, Sire, j'ai vécu et je vivrai<306> le plus qu'il me sera possible, et les revers qui peuvent m'attendre encore dans cette épineuse carrière d'ici-bas seront bien grands, si le souvenir du bonheur que j'ai goûté, et les sublimes exemples de l'héroïsme de Frédéric, ne m'aident pas à les supporter.

Voilà donc enfin les conditions de la dernière paix remplies, et tout pacifié sur notre petit globe. Il faut sans doute que, dans l'ordre des choses, la guerre entre, comme le levain dans le pain, dans la constitution de la société humaine, ou comme la matière électrique dans notre atmosphère, où maintenant on la charge de tout faire au hasard, de mettre le feu à quelque clocher ou à quelque village par-ci par-là. Pour moi, Sire, je n'aime pas tous ces petits nuages électriques que vous autres héros tenez toujours suspendus au-dessus de nos têtes, prêts à s'étendre et à vomir la foudre et le tonnerre au premier signal. Ah! laissez-nous, de grâce, le temps de vous admirer en paix; c'est ma plus douce occupation, Sire, et la seule dont je ne me lasse point. Puisse-je me pénétrer assez de cette admiration profonde et de la haute vénération avec laquelle je suis, etc.

187. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Potsdam) 15 mars 1775.



Madame ma sœur,

Si je me suis ingéré de parler à Votre Altesse Royale d'Apollon et des Muses, c'est sur la foi des poëtes. Selon ce qu'ils en disent, ces habitants du Parnasse auraient dû faire exactement ce que j'ai pris, madame, la liberté de vous écrire. Peut-être Apollon s'est-il transformé en Bavarois pour d'autant mieux vous servir, et, content de<307> secourir V. A. R., il n'a pas cru le vulgaire digne de se faire connaître à lui. Mais, supposé que ce dieu ne soit pour rien dans cette heureuse cure, le chirurgien qui l'a achevée passera toutefois à mes yeux pour un grand esculape, puisque nous lui devons, madame, la fleur des princesses d'Allemagne, qu'il nous a conservée, et que j'aurais regardé cette perte comme irréparable. Il est bien naturel que V. A. R. aime la vie : elle se voit adorée de tout le monde; elle jouit de l'amour de sa famille et de sa postérité, dont elle peut espérer de voir tous les jours augmenter le nombre; elle peut se suffire à elle-même par les talents que la nature, d'ailleurs avare, lui a prodigués. Il n'y a peut-être que le prince Louis de Würtemberg qui, plongé dans sa théologie ténébreuse, préférerait le ciel à la terre.

V. A. R. me parle de la paix; je n'ose presque pas prononcer ce nom devant elle, après l'avoir si étourdiment annoncée. Pour cette fois que les parties belligérantes sont d'accord, et que tout est conclu, il m'est permis d'en parler; aussi, madame, ne m'arrivera-t-il de ma vie de prophétiser que des choses passées; c'est le seul moyen de rencontrer juste. Pour toutes les vicissitudes de ce monde-ci, je les crois, madame, nécessaires, par la raison que rien n'est que ce qui doit être. Mais sans s'alambiquer l'esprit à chercher les causes des guerres, on les trouve dans les passions des hommes, surtout quand ces passions sont vives, et qu'ils ont les moyens de les contenter. Sans l'établissement des lois, les particuliers se déchireraient en détail, comme le font à présent les chefs des nations, qui n'ont point d'arbitres sur eux. L'histoire de l'univers n'est qu'un tissu de guerres transmis jusqu'à nos jours, depuis qu'on a su en conserver la mémoire. Mais les passions, ces causes des guerres, ne sont fortes, madame, que dans la jeunesse. Il y a longtemps que j'ai passé ce bel âge; tout m'avertit des approches de la décrépitude, mes cheveux blanchissants, ma vigueur qui s'éteint, et les forces qui m'abandonnent. Je laisse ouverte cette carrière brillante et dangereuse à des athlètes<308> plus frais et plus enivrés du clinquant de la gloire que je le suis; mais, en quelque état que je me trouve, jusqu'au dernier moment de mon existence je ne cesserai, madame, d'être de vos admirateurs, et de vous donner des marques de la haute considération avec laquelle je suis, etc.

Si V. A. R. approuve le pape,308-a cela m'en donne d'avance bonne opinion. Je souhaite seulement qu'il ne persécute point les débris de la société d'Ignace, que j'ai jusqu'ici sauvée d'un naufrage total.

188. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Nymphenbourg, 27 mai 1775.



Sire,

Si j'avais perdu un instant ce goût primitif de l'homme qui l'attache à la vie, rien n'eût été plus capable de m'y rappeler que la lettre dont V. M. m'a honorée en dernier lieu. C'est Frédéric qui m'enseigne à l'aimer avec toutes ses vicissitudes; c'est lui qui m'annonce les plus sublimes vérités de la philosophie. Pourrait-on ne pas les écouter? Eh! qui jamais les a senties avec plus de netteté, exprimées avec plus d'énergie? Où est le héros qui, après avoir fait des actions aussi glorieuses, eût osé les analyser? Alexandre, si je ne me trompe, avait été élevé par Aristote; cependant, après avoir soumis autant d'esclaves que vous avez vaincu de guerriers, s'avisa-t-il jamais, malgré Aristote, de réfléchir un instant sur le premier mobile de ses con<309>quêtes? Se dit-il jamais : J'ai mis les passions des hommes en jeu, et j'ai su les guider à mon but, parce que j'étais plus habile, plus ferme qu'eux, et parce que la force supérieure de mon esprit entraînait le leur? Peu de héros ont été autre chose que des empiriques; ils ont éprouvé les effets, sans jamais remonter aux causes. Il était réservé au plus grand d'entre eux, à celui qui, sans précepteur, se doit tout à lui-même, de joindre le raisonnement le plus profond à l'exécution la plus prompte, de voir et de développer à son gré, dans les hommes, ces étincelles cachées, également propres, selon les différentes impulsions qu'elles ont reçues, à fertiliser nos campagnes et à faire gronder l'orage sur nos têtes. Vous savez, Sire, que je crains les orages; détournez toujours la foudre, et dissipez les nuages, s'il s'en élève encore.

V. M. me demande mon sentiment sur le pape. Ce n'est pas à l'humble brebis de juger son pasteur; il me semble néanmoins qu'il s'annonce avec sagesse. Les jésuites, sans doute, ne se relèveront pas de leur chute; leurs dépouilles étant partagées, qui se chargerait de les revêtir? Mais au moins pourront-ils être traités avec plus de douceur, et, si j'ose dire, avec plus de justice. On ne leur enviera plus peut-être leur dernier asile. V. M. leur en a ouvert un bien glorieux pour le protecteur qui se met ainsi au-dessus du préjugé. J'y reconnais encore ce roi philosophe qui sait que dans la condition humaine tout est médiocre, qu'un système constant de grands crimes dans une société est aussi rare, pour ne pas dire impossible, qu'une suite non interrompue de grandes vertus, et que l'homme est plus fait pour être compati que pour être condamné. Je n'ignore pas, Sire, qu'avec V. M. j'ai besoin d'un sentiment semblable. Accordez toujours votre indulgence à la haute estime et à l'admiration avec laquelle je suis, etc.

Mon très-révérend, bien sot, mais très-excellent confesseur, le<310> R. P. Kreitl, m'a priée de le mettre très-humblement aux pieds de V. M., l'unique protecteur de sa défunte société.

189. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Potsdam) 18 juin 1775.



Madame ma sœur,

Rien ne serait plus propre à me faire tourner la tête qu'une lettre telle que V. A. R. a eu la bonté de m'écrire. Quel mortel ne s'enorgueillirait pas, madame, d'avoir pu vous inspirer de l'amour pour la vie? Mais V. A. R. doit se complaire dans ce monde, qui ne favorise pas autant ceux qui l'habitent qu'il a répandu de distinctions marquées, madame, sur votre auguste personne. V. A. R. ne peut pas se refuser à la satisfaction de se dire en elle-même : Partout, en ce moment, on m'applaudit, on me chérit; je fais les délices de ma famille, la ressource des malheureux, l'ornement de la cour où je me trouve; tous ceux qui m'ont vue m'aiment et m'admirent. Avouez, madame, que, avec cette douce satisfaction, il est impossible que V. A. R. haïsse la vie; elle voit partout des personnes qui s'intéressent sincèrement à sa conservation, parmi lesquelles j'ose espérer qu'elle daignera me compter des premiers.

Hélas! madame, les conquérants ont été bien éloignés d'être des sages. Des passions excessives, une vie perpétuellement active, laissent peu de temps aux réflexions des Tamerlan, des Alexandre, des Gengis, des Charles XII; je suis persuadé qu'aucun ne pensait à autre chose qu'à ses projets d'ambition. César est le seul des ces héros qui fasse exception à la règle; Cicéron nous apprend qu'il aurait pu être<311> le premier orateur, s'il n'avait pas voulu être le premier capitaine,311-a et les Commentaires de ce grand homme sont un modèle en leur genre. Il ne se servit, pour tromper le peuple, ni de biche comme Sertorius, ni de vieille femme comme Marius, ni de nymphe Égérie comme Numa,311-b ni de révélations d'anges comme Mahomet,311-c ni de dieu Ammon qui le déclarât son fils, comme fit Alexandre; il aurait été le premier des mortels, s'il avait été juste. Mais je ne sais où je m'égare; le bonheur de vous écrire, madame, me cause une espèce d'ivresse dont je sais souvent que je ne suis pas le maître.

On espère tout de Sa Sainteté à Rome, et les débris d'un ordre naguère fameux en Europe se flattent que, à quelques modifications près, ils pourront propager et vaquer encore, à l'avenir, à l'éducation de la jeunesse. C'est un des plus beaux emplois que d'élever la postérité, de l'instruire, et de la former aux mœurs comme aux sciences. Le pape est trop élevé pour ne pas sentir des vérités aussi palpables; et que ces instituteurs prennent un autre nom de guerre, qu'ils changent d'uniforme, que le pape même soit leur fondateur, tout cela n'y gâtera rien, pourvu que les universités et les écoles se conservent.

J'ai été charmé du souvenir de l'homme le plus désœuvré de l'Europe; je parle, madame, de votre confesseur, qui n'a jamais de pénitences ni d'indulgences à donner, et qui, comme le reste de l'Europe, en vous entendant, ne peut que vous admirer. Je m'imagine qu'un reste du sang d'Ignace qui circule dans ses veines doit l'intéresser à la ferveur que j'emploie pour soutenir ses confrères, et qu'il fait des vœux pour que des puissances très-catholiques et très-fidèles té<312>moignent un peu moins d'avidité pour les biens de ces bons pères. Mais comme c'est par les persécutions et les souffrances qu'on mérite le royaume des cieux, tous les jésuites vont être sauvés, et, du haut de leur gloire, ils sauront bien humilier un jour ceux qui les ont si vilainement dépouillés dans ce monde-ci.

V. A. R. croira, au style de cette lettre, que j'ai pris leçon de cagoterie chez le prince Louis de Würtemberg. Ce n'est pourtant pas cela; mais comme, avocat des jésuites, je suis quelquefois en conférence avec eux pour mieux plaider leur cause, il peut être arrivé qu'une étincelle de la grâce efficace dont ils sont remplis se soit échappée de leur foyer pour se répandre sur moi. Vous en croirez, madame, tout ce qu'il vous plaira, pourvu que vous ne doutiez point du zèle, de l'admiration et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.

190. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 9 août 1775.



Sire,

Rendue à mes pénates, et rapprochée à ma divinité tutélaire, mon premier soin est de lui rendre mes hommages. Je sais bien que l'Apollon et le Mars de nos jours ne veut pas qu'on brûle de l'encens dans ses beaux temples; mais quelque modeste que vous soyez, et quelque soumission que l'on doive à vos désirs, il n'est pas dit que l'on doive supprimer les sentiments les plus intimes de son âme, ni, quand on le devrait, qu'on le pourra. Quant à moi, Sire, il m'est impossible de songer à V. M. sans vous payer ma portion de l'admiration et des éloges dont l'univers vous est redevable.

<313>V. M. caractérise à merveille tous ces conquérants que vous passez en revue. César, sans doute, valait mieux qu'eux tous; il eût été le premier orateur de son siècle, s'il l'avait voulu. Cicéron le dit; je ne suis pas faite pour contester avec lui, surtout quand c'est par l'organe de V. M. qu'il parle. Mais César avait-il disputé aux Grecs l'art de faire des vers en leur langue, à Tite-Live celui d'écrire l'histoire de sa patrie? II faisait celle de ses campagnes, il haranguait par politique. Tout cela ne sortait pas bien loin de sa sphère de guerrier et d'intrigant; c'était l'esprit de son siècle. Un génie actif et courageux voyait une voie ouverte pour s'illustrer; d'autres avaient tenu la même route avec succès; il la suivit. Mais a-t-il tout, Sire, de son propre fonds? Aidé de son génie seul, s'est-il frayé un chemin au travers des ténèbres de l'éducation, pour parvenir à cette justesse sublime de l'esprit et du goût qui conduit avec une tranquillité et une assurance égale un combat et un royaume, un concert et une assemblée de philosophes?313-a Il dictait, dit-on, quatre lettres à la fois; on a dit que c'était le vrai moyen d'en faire quatre mauvaises. Que n'en écrivait-il une seule comme celles de V. M.?

Je suis très-curieuse de voir ce que le saint-père fera des jésuites. Peut-être ne le sait-il pas encore. Il a aujourd'hui des enfants si mutins et en même temps si puissants, que la plus grande habileté peut échouer avec eux. Mais, quoi qu'il arrive, mon confesseur n'aura pas eu la consolation de le voir; il vient de mourir, et je le regrette sincèrement. Son plus grand mérite, sans contredit, c'est d'avoir su apprécier la protection dont V. M. daigne honorer son ordre, et les bontés que vous avez eues pour lui, Sire; il était un de vos plus zélés admirateurs, et votre souvenir, que je lui ai annoncé au lit de la mort, a paru lui rendre une nouvelle vie. Mais qui peut vous connaître, Sire, sans être enthousiasmé de vos sublimes qualités? Les esprits les plus bornés semblent prendre un nouvel être en vous ad<314>mirant; et qui le sait mieux que moi, qui ne crois être quelque chose que depuis que vos bontés et votre approbation m'ont fait valoir? Je vous la demande de nouveau, cette protection, Sire; je n'ai aucun mérite que l'admiration, la haute estime et l'attachement inviolable avec lequel je suis, etc.

191. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 4 septembre 1775.



Madame ma sœur,

Je prends la liberté de féliciter Votre Altesse Royale sur son heureux retour dans le sein de sa famille, après tous les périls inattendus qu'elle a essuyés en Bavière, et dont les vœux de tous ceux qui lui sont attachés ont partagé ses dangers et sa convalescence. C'est par une suite de ces sentiments que je professe dès longtemps, et qui sont connus à V. A. R., qu'elle daigne avoir trop d'indulgence pour moi. Mais, madame, je ne suis pas le seul qui pense ainsi; toute l'Europe est l'écho qui rend à V. A. R. les mêmes tributs d'admiration que j'ose lui présenter quelquefois. Je vois qu'elle donne à César la préférence sur les conquérants ses émules, et j'ose me déclarer entièrement du sentiment de V. A. R. Il avait un génie supérieur, et il était clément au sein de la victoire. En fait de perfections, il a été dépassé de beaucoup par Marc-Aurèle, qui peut-être, de tous les humains, a poussé la vertu au degré le plus éminent. Aucun philosophe même ne l'a égalé; et qui sait, si Socrate avait été sur le trône, s'il eût eu une âme aussi impassible que celle de ce sage empereur? Malheureusement le moule où la nature a pétri les Marc-Aurèle est perdu; ni la philosophie ni la religion ne servent de frein aux passions fou<315>gueuses qui entraînent les hommes dans toutes sortes d'égarements. Que V. A. R. ne m'accuse pas d'adopter le style mystique du prince de Würtemberg. Quoique plus âgé que lui, je suis bien loin de pousser l'austérité et le rigorisme aussi loin que lui. Mes réflexions naissent de mon attachement au bien de l'humanité; les siennes sont celles d'un cénobite.

Je sais, à propos de cénobite, combien le saint-père se trouve gêné dans les mesures qu'il voudrait prendre en faveur des jésuites; il faut respecter son embarras et s'accommoder au temps. Cependant, madame, comme il y a des accommodements avec le ciel,315-a il y en a aussi avec la cour de Rome, et l'on trouvera le moyen, avec quelques modifications, de conserver une compagnie dont les catholiques de mes États ne sauraient se passer sans des inconvénients fâcheux pour leur religion. Je plains le confesseur de V. A. R. de ne pas avoir eu la consolation de voir, avant de mourir, les restes de son ordre réconciliés et réinstitués. Il viendra à présent rendre compte à saint Pierre et à saint Ignace de sa gestion de conscience, et je me représente l'étonnement de ces bons saints, qui lui diront : Comment donc! écureur d'âmes, vous n'avez eu rien à écurer? et lui qui leur répondra : Si vous connaissiez à fond ma pénitente, vous avoueriez, tout grands saints que vous êtes, que vous n'auriez eu que des bénédictions à donner. On fêtera son arrivée en paradis, et l'on boira en vin de Hongrie ou de Champagne la santé de sainte Antonia. Pour moi, je la bois ici sur terre, et je n'en dis rien. V. A. R. pourrait me ranger dans la classe de nos anciens pères, qui ne négligeaient aucune occasion pour boire; ce n'est pourtant pas par ce motif, mais bien par une suite de l'attachement et de l'admiration avec laquelle je suis, etc.

<316>

192. A LA MÊME.

(Potsdam) 22 (octobre 1775).



Madame ma sœur,

Quelque envie que j'aie de répondre à l'obligeante lettre de Votre Altesse Royale, je me trouve presque hors d'état de le faire. Un très-fort accès de goutte, qui m'a estropié tous les membres, me met hors d'état de lui répondre.316-a Tout ce que je puis, c'est de lui marquer mon extrême reconnaissance de ses bontés, de lui en demander la continuation, en l'assurant de l'admiration et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.

193. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 1er janvier 1776.



Sire,

De toutes les agréables lettres dont Votre Majesté m'honore, aucune ne m'a été plus précieuse que celle par laquelle vous avez bien voulu me rassurer sur l'état de votre santé.316-b Il me restait néanmoins des inquiétudes que l'appréhension publique semblait justifier. Votre bien-être, Sire, est attaché par tant de liens à celui de l'Europe, c'est un centre auquel aboutissent tant de rayons de la félicité publique, que, dès que ce centre a reçu la plus légère atteinte, le frémissement se communique à l'univers. Il n'était nulle part davantage que dans<317> mon cœur; mais votre ministre me rassure. Ce qui nous alarmait n'était que cette malheureuse goutte qui déjà m'a causé tant d'inquiétude. Puisse-t-elle ne vous avoir attaqué si vivement cette fois que pour ne plus revenir! Elle me coûte assez cher, puisque, en me faisant trembler pour Frédéric, elle m'a encore privée du bonheur sublime de le revoir, bonheur que, sans elle, j'aurais pu espérer. Recevez, Sire, mes remercîments de me l'avoir destiné; c'est un si grand bien, que cette destination aurait de quoi flatter mon ambition, s'il ne s'agissait ici d'un sentiment bien plus intime. Au lieu d'un voyage si brillant, je vais m'acheminer modestement vers Deux-Ponts, où l'on m'a invitée, pour assister ma fille à sa délivrance prochaine. Je compte partir le 3, et revenir ici le plus tôt que je pourrai me dégager. On m'y désire beaucoup, et il est si doux d'être au milieu du cercle des siens et plus près de Frédéric! Mais de près ou de loin, Sire, les vœux pour la317-a prompte convalescence de V. M. seront toujours les vœux les plus chers de mon âme. Puissent-ils être accomplis!

Je suis avec la plus haute estime et avec une admiration qui ne finira qu'avec mes jours, etc.

194. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Potsdam, 16 janvier 1776.



Madame ma sœur,

Il ne suffirait que de l'intérêt obligeant que Votre Altesse Royale daigne prendre à l'existence du plus zélé de ses adorateurs, pour me rendre entièrement la santé. Déjà je commence à reprendre mes<318> forces, et j'attribue ce miracle à la vertu de diva Antonia. Si cette lettre échappe à l'injure des temps, elle servira d'attestation aux grandes œuvres, madame, que vous avez opérées. Le jour de votre canonisation, l'avocat de ma sainte dira : Elle a fait des miracles si sûrs et si vrais, qu'ils ont été attestés par des hérétiques même. Mais je souhaite que V. A. R. diffère sa béatification le plus longtemps possible; nous avons trop besoin d'elle sur la terre, et le ciel ne la possédera que trop tôt.

Que pourrais-je mander d'ici à V. A. R.? Tandis que le carnaval va son train à Berlin, je vis ici en Père du désert; mais le bonheur passé me sert de supplément à celui dont je ne jouis pas actuellement. Je me rappelle avec une douce satisfaction qu'ici, dans cette chambre, j'ai été honoré de la visite de diva Antonia; je révère les endroits où elle a imprimé ses pas; ma mémoire fidèle me rappelle ses moindres paroles; je crois encore la voir et l'entendre; et je vis dans les temps passés, comme les dévots dans les temps à venir. Je trouve donc que, tout mûrement examiné, le plaisir dont je jouis dans ma solitude l'emporte sur celui dont la jeunesse frivole jouit dans le tourbillon du grand monde.

Mes vœux accompagneront V. A. R. dans son voyage de Deux-Ponts, où j'espère que madame sa fille, en mettant un prince au monde, lui donnera la satisfaction à laquelle vous avez, madame, tout lieu de vous attendre. J'ose ajouter, madame, que l'espérance de son prompt retour est un des endroits de sa lettre qui m'ont fait le plus de plaisir, parce que je ne renonce pas encore entièrement à la satisfaction de jouir de sa vue béatifique, et de la remercier de vive voix de toutes les bontés dont elle m'a donné des témoignages. C'est avec ces sentiments et ceux de la plus haute estime et admiration que je suis, etc.

<319>

195. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Nymphenbourg, 4 juillet 1776.



Sire,

Si votre admiratrice a été trop longtemps sans vous porter le tribut de son hommage, plaignez-la, mais ne la blâmez point. Voyageant depuis trois ou quatre mois d'une de mes familles à l'autre, tantôt occupée de plaisirs, tantôt d'amertumes domestiques, mon esprit, je l'avoue, ne s'est pas trouvé en essor digne de communiquer avec le plus grand des hommes; mais il n'en a pas moins été rempli de lui. La dernière lettre que V. M. m'a fait l'honneur de m'écrire, et qui, par mes différentes courses, s'est égarée et n'est venue me rejoindre qu'ici, a fait mes délices. Je ne me lasse pas de la lire, et j'ai été transportée de joie en voyant les assurances que vous me donnez sur votre santé se confirmer de plus en plus. Je ne sais si mes vœux sont d'une grande efficace; mais quand il s'agit de Frédéric, de son bonheur, il n'y en a pas de plus fervents, ni de plus continuels. Peut-être ne sont-ils pas assez désintéressés. Citoyenne du monde, et de l'Europe surtout, je dois partager le plus grand de ses intérêts, et souhaiter pour elle la conservation du héros du siècle et de tous les siècles. Honorée des bontés de ce roi sublime, je dois désirer de voir durer toujours le rayon de lumière qu'il réfléchit sur moi. Avec de pareils retours sur moi-même, j'aurais tort de me vanter d'un parfait désintéressement; mais V. M. ne me demande pas tant de platonisme, et vous souffrez que le bien que vous faites à l'humanité, et la gloire dont vous la couvrez, entrent pour quelque chose dans les sentiments qu'on a pour vous. Vivez, Sire, pour ce bien et cette gloire. C'est la voix de l'Europe, c'est le cri général de la raison; ils retentissent dans mon âme autant et plus que dans aucun endroit de l'univers. Les souhaits de V. M. pour ma fille lui ont porté bonheur. Quand<320> je reconnaissais en vous le don de prophétie, ce n'était pas pour les fils ou pour les filles à naître, ce n'était que pour la conservation de la paix de l'Europe, ce qui, comme vous savez, est peu de chose au prix d'un pronostic de naissance. Mais je vois bien, Sire, que pour réussir complétement, même en métier de prophète, vous n'avez qu'à vouloir. Daignez de même me dire que Frédéric sera toujours mon ami, ainsi qu'il sera toujours mon héros; qu'il conservera toujours le désir de me revoir encore, tel qu'il me l'a fait paraître dans sa dernière lettre. Cette espérance redoublera mon empressement à retourner au sein de ma famille, afin d'y attendre les ordres de V. M. pour me retrouver encore une fois au comble du bonheur, à portée d'admirer de nouveau le grand Frédéric, et d'oser lui rendre en personne les plus respectueux hommages et les témoignages du plus inviolable attachement avec lequel j'ai l'honneur d'être, etc.

196. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Potsdam) 5 août 1776.



Madame ma sœur,

Je n'aurais pas tardé si longtemps à répondre à la lettre obligeante de V. A. R., si le séjour du grand-duc de Russie320-a n'eût absorbé le peu de moments que je puis avoir de reste. Ce prince aimable fait honneur à l'éducation que madame sa mère lui a donnée, et il a enlevé tous les cœurs de ceux qui l'ont approché. Il vient de reprendre aujourd'hui le chemin de la Russie; il ne s'arrêtera en chemin qu'une<321> couple de jours chez mon frère Henri, à Rheinsberg, qui lui donnera quelques fêtes où sa promise assistera.

J'admire l'activité de V. A. R., qui se partage entre sa famille de manière que chacune de ses branches jouit alternativement du bonheur de sa présence. Elle y trouve également partout des cœurs qui lui sont dévoués, et la douce satisfaction de se voir chérie et adorée de ses proches. C'est plutôt mes vœux que mes prophéties, madame, qui vous ont annoncé la naissance d'un petit-fils; si mes souhaits étaient accomplis, V. A. R. jouirait d'une prospérité inaltérable. Voilà, madame, où se borne toute ma capacité; je n'ambitionne ni le titre de héros, ni celui de prophète; je n'ai combattu que pro aris et focis. J'admire Ajax, Achille, Alexandre, César, et me compare aussi peu à eux que l'on compare un jeu de marionnettes à celui de Le Kain. A l'égard des prophètes, on dit qu'ils ont été inspirés, et jamais telle chose ne m'est arrivée; je me trompe du jour au lendemain, et me ressouviens encore en rougissant de la précipitation avec laquelle j'avais annoncé à V. A. R. des événements qui tournèrent tout autrement que je ne les avais prévus. Cela m'a rendu modeste, madame, pour le reste de ma vie; et si jamais il m'arrive de prophétiser, ce sera le passé.

V. A. R. a bien de la bonté de s'intéresser à ma santé; quoique je me sois un peu remis, l'arrivée du grand-duc m'a empêché de me servir des bains domestiques que la Faculté m'avait prescrit de prendre; j'ai été obligé de remettre cette cure à l'arrière-saison. Je prévois avec regret que cela me privera pour cette année du bonheur de recevoir ici V. A. R. Je me trouverai à son égard comme on se trouve envers les dieux; quoiqu'on ne les voie pas, on ne les en adore pas moins. Recevez, madame, avec bonté les assurances de la haute estime et de l'attachement inviolable avec lequel je suis, etc.

<322>

197. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 4 janvier 1777.



Sire,

Rentrée dans mes foyers domestiques, mon premier soin est de rendre hommage à V. M. Je ne sais comment j'ai pu me priver pendant si longtemps d'un bien qui m'est si cher; mais quand je songe que, croyant d'un jour à l'autre me rapprocher du grand Frédéric par mon retour à Dresde, j'ai pu différer d'écrire à V. M., et que je me suis privée de plusieurs de vos admirables lettres, je ne me le pardonne point. Croyez, Sire, que je suis assez punie par mon tort même, et traitez-moi selon les nobles us de vos confrères les héros, qui ont toujours excusé le sexe.

J'ai appris tout ce que le public a pu connaître de l'entrevue de V. M. avec le grand-duc. Si je suis inexacte à écrire, aucun secrétaire d'État de l'Europe n'est plus exact que moi à s'informer des nouvelles de Berlin et de Potsdam. J'ai reconnu Frédéric en tout ce qui s'est passé; il m'a paru voir Agamemnon et Achille,322-a avec la différence que le jeune héros écoutait les conseils sublimes du roi des rois, ce qu'il ne faisait guère dans Homère. J'ai tremblé à l'aventure du plafond.322-b A quoi tient, hélas! la vie des plus grands hommes, et le sort de l'univers qui en dépend! Mais ce qui m'a causé la joie la plus pure, c'est que V. M. ait si bien soutenu la peine fatigante que les grandes fêtes des cours entraînent toujours, et que depuis elle ait continué de se rétablir. J'ose l'espérer et le prédire sans inspiration<323> ni trépied, tranquille dans un bon fauteuil de ma bibliothèque, où, au lieu des badauds de la Grèce qui se rendaient à Delphes, je vois autour de moi l'histoire des héros et les ouvrages des savants, dont aucun ne vainc Frédéric. Sa carrière illustre ne doit pas être moins longue qu'elle n'est brillante et nécessaire au bonheur de l'Europe. Le cœur me le dit, Sire, et il ne me trompera pas plus sur l'avenir qu'il n'en impose à V. M. en lui réitérant les assurances de la plus haute estime et de l'admiration infinie avec laquelle je suis, etc.

198. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Berlin) 8 janvier 1777.



Madame ma sœur,

Je félicite Votre Altesse Royale de son heureux retour dans le sein de sa famille après une assez longue absence, et je juge de sa belle humeur par la bonté qu'elle a de badiner sur mon compte. Non, madame, je n'entre point dans la catégorie des héros; les Agamemnon et les Achille étaient d'un siècle supérieur au nôtre, et je ne crois pas que les habitants des bords de la Baltique, descendants des Obotrites, puissent jamais se comparer aux habitants de l'ancienne Grèce, qui était jadis la vraie patrie des grands hommes et des héros. Mais V. A. R. peut changer des nains en géants et faire des miracles semblables, maintenant qu'elle se trouve parmi des mortels, attendant ceux qu'elle opérera après son apothéose, dont j'espère que l'époque sera différée de longtemps, pour que nous ayons le bonheur de jouir encore longtemps d'elle.

Le grand-duc de Russie est venu ici, madame, comme les Argo<324>nautes; il a enlevé la toison d'or, et a disparu. Il m'a paru très-aimable, et plus instruit que ne le sont d'ordinaire les grands princes. On a pris un soin particulier de son instruction; outre cela, il témoigne tant d'avidité de s'instruire, qu'ici, parmi tous les divertissements qu'on a tâché de lui fournir, il employait quelques moments de loisir pour étudier le droit chez un homme de lettres qui était de sa suite. Depuis son départ, j'ai fait une assez grosse maladie, occasionnée par un abcès à la jambe, qu'on a été obligé d'ouvrir. Mais ces bagatelles ne méritent pas que j'en entretienne la diva Antonia; peut-être m'aurait-il été permis de lui adresser des vœux pendant ma maladie, mais non de l'ennuyer par le récit de mes infirmités.

Le public s'amuse ici avec l'opéra de Cléofide, de Hasse, qu'on a remis sur le théâtre.324-a Les bonnes choses restent toujours telles, et, quoiqu'on les ait entendues autrefois, on aime encore à les rentendre; d'ailleurs, la nouvelle musique est dégénérée en un charivari qui blesse les oreilles au lieu de les flatter, et le chant noble n'est plus connu des contemporains. Pour le retrouver, il faut recourir à Vinci,324-b Hasse et Graun. Je nommerais bien une illustre compositrice qui mérite de leur être annexée; mais je crains de dire tout ce que je pense, et à peine m'est-il permis de laisser entrevoir les marques de mon admiration.

Recevez, madame, avec votre bonté ordinaire les assurances de la haute considération et de tous les sentiments avec lesquels je suis, etc.

<325>

199. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 28 février 1777.



Sire,

Votre Majesté connaît les Obotrites et les Grecs tout autrement que moi, qui ne les connais guère. Elle a illustré la mémoire des uns, et effacé la gloire des autres. C'est donc à vous, Sire, de prononcer sur ce qu'ils valaient, et ce serait à moi de régler mon opinion sur la vôtre. Mais souffrez que je mette une partie de cette opinion sur le compte de votre modestie. J'ai bien de la peine à me persuader que l'enfance du genre humain ait mieux valu que sa puberté, que les Grecs aient été plus heureusement organisés que nous ne le sommes, que, excepté une teinte d'originalité, naturelle à des gens qui travaillaient sans modèle, et surtout excepté leur sculpture et leur éloquence, tout le reste valût nos arts, nos sciences, notre politique et notre guerre. J'y vois bien des grands hommes opérer de belles choses, mais dans un cercle bien étroit, n'ayant que peu d'obstacles à surmonter, ne connaissant point la multiplicité ni la complication de nos intérêts modernes, voyant toute leur petite république ramassée sous leurs yeux dans un coin de l'Europe, et bien éloignée d'embrasser dans un même point de vue les événements des quatre parties du monde, qu'ils ignoraient, de prévoir l'effet qu'un coup de canon tiré dans une anse de la mer du Sud produira, peut-être longtemps après, au fond de la Russie, ou de tenir cette balance à cent bassins où tout intérêt, grand ou petit, est sans cesse pesé par vous autres arbitres du monde politique.

Vous ne sauriez vous figurer, Sire, le plaisir que j'ai senti en vous voyant si zélé défenseur de l'ancienne musique, pour laquelle je romps tous les jours des lances. Il est vrai que je suis toujours battue à plate couture dans le combat, parce que j'ai affaire à des gens qui,<326> n'étant pas nés dans le temps de la bonne musique, n'ont l'oreille accoutumée qu'au nouveau charivari, qui leur paraît beau parce qu'il fait beaucoup de bruit; et il en arrive en ceci comme en bien des choses, que ce qui étourdit surprend l'esprit, et l'empêche de sentir ce qui est essentiellement bon. J'ai chanté à mon clavecin avec un plaisir nouveau le premier air que j'ai chanté dans ma vie; c'est le premier air de Cléofide, de Hasse, Che legge spietata,326-a et j'ai, à cette occasion, renouvelé de cœur et d'âme mon serment de fidélité à l'ancienne musique. Comme elle vous a pour protecteur, Sire, je ne doute point qu'elle ne triomphe à la fin en Allemagne comme en France, où l'on tâche déjà de l'imiter.

Je finis une lettre qui n'est déjà que trop longue, par les vœux que je ne cesse de faire pour la conservation de votre précieuse santé, et par l'hommage de l'admiration sans bornes et de la haute estime avec laquelle je suis, etc.

200. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Potsdam) 5 mars 1777.



Madame ma sœur,

Je remercie Votre Altesse Royale du regard plein de bonté et d'indulgence qu'elle daigne jeter sur les Obotrites; j'ose croire toutefois que si jamais quelqu'un eût dit aux Épaminondas, aux Aristide, aux Eschyle qu'ils pourraient être comparés aux barbares habitants des<327> bords de la Baltique, ils auraient eu de la peine à se le persuader; mais ils seraient certainement affligés en voyant à quel point leur postérité est dégradée. J'ose me ranger entièrement au sentiment de V. A. R., qui dit très-bien que l'espèce humaine ne dégénère pas. Les hommes seront les mêmes en tous les siècles; les avantages du climat mettent plus d'intelligence et de finesse dans le caractère des uns, et ceux qui sont nés sous un ciel plus rigoureux ont, pour l'ordinaire, l'esprit lourd et moins flexible que les premiers. Les connaissances qui se doivent à la culture de l'esprit et aux avantages de la société perfectionnée ont enfin pénétré dans ces anciennes régions barbares, en y transmettant les lumières des Grecs et des Romains. L'établissement de l'imprimerie, qui a facilité l'étude des sciences en les mettant à portée de se répandre généralement, et l'établissement des postes, par lesquelles il s'entretient continuellement un commerce d'idées entre toutes les nations européennes, a donné des avantages aux siècles modernes, dont ne pouvaient pas jouir les anciens. Ceci met chaque individu en état d'étendre la sphère de ses connaissances sur tous les objets dignes d'attention que contient l'Europe entière. Les Grecs se bornaient à leur continent; et comme c'était le premier pays policé du monde, il faut convenir que le reste des peuples abrutis ne méritait guère d'attirer leur attention, jusqu'au temps que la république romaine, en marchant sur leurs traces, prit une forme régulière. Quoique l'invention ou la découverte de la poudre ait totalement changé la façon de faire la guerre, il n'en est pas moins, dans la tactique des Grecs, des choses qui méritent nos réflexions, et qui peuvent encore servir d'exemple. Si l'Europe ne fournit pas des orateurs de la force de Périclès et de Démosthène, c'est que nous n'avons que des monarchies et des républiques aristocratiques. Ce n'est que dans les gouvernements démocratiques que le talent de la parole peut briller; par son moyen, l'orateur s'attire de la considération, et parvient aux dignités; et, sans les aiguillons de la gloire,<328> madame, les plus sublimes talents demeurent stériles. V. A. R. juge très-bien que la politique européenne est infiniment plus compliquée que celle des Grecs; la machine est plus vaste, et les ressorts plus compliqués. Cependant ce n'est que depuis le siècle de Charles-Quint que les souverains ont commencé d'admettre ces liens qui unissent les nations, et ces alliances par lesquelles les partis se divisent et se contre-balancent. Depuis sont venues ces prodigieuses armées qui, à la vérité, ne conservent pas toujours la tranquillité des peuples, mais qui du moins abrégent la durée des guerres et des dévastations par les sommes immenses qu'elles coûtent, et dont la dépense absorbe les ressources des plus puissants empires. La différence des flottes nombreuses actuellement entretenues surpasse également tout que l'on trouve sur ce sujet dans l'histoire ancienne; aussi leurs vaisseaux ne seraient que des barques, comparés aux flottes anglaises ou françaises. Je ne sais s'il y aura des coups de canon de tirés dans les vastes régions de l'Océan; j'ose cependant me flatter que le règne de la discorde se bornera sur les flots d'Amphitrite, et ne se communiquera pas à notre continent. V. A. R. et son serviteur pourront se livrer tranquillement à soutenir le goût épuré de la bonne musique contre les protecteurs du charivari et les détracteurs de la mélodie. C'est du moins les vœux que je fais, ainsi que pour tout ce qui peut faire plaisir à V. A. R., laquelle je prie d'ajouter foi aux sentiments de la haute considération avec laquelle je suis, etc.

<329>

201. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 3 mai 1777.



Sire,

Je ne puis assez admirer la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire. C'est le fond le plus riche, renfermé en deux pages. Un érudit en eût fait un gros livre qu'il aurait nommé fastueusement, non sans parallèle des anciens et des modernes.329-a Je me serais fait violence pour le lire, et, après tous mes efforts, je n'en aurais pas plus appris que V. M. m'en dit dans deux mots. Mais aussi n'y a-t-il dans l'univers que vous, Sire, auquel il appartienne de voir et de juger ainsi. Roi, guerrier, philosophe, homme de lettres, qui jamais, comme vous, a réuni tant de qualités sublimes et en apparence si peu analogues? C'est dans tout le maître consommé qui prononce; et à qui s'en rapporterait-on, si ce n'est à vous? Oui, Sire, j'en reviens toujours au sentiment que V. M. établit si bien. Toutes les nations (aux Lapons près) sont faites pour être éclairées successivement. J'ai ouï parler d'un savant qui prétend que toute science nous est venue du Nord, et que l'Orient, regardé jusqu'ici comme le précepteur commun du genre humain, n'est qu'un petit écolier du Septentrion. Deux mille ans plus tard, cet homme aura raison, car qui jamais pourra lire les merveilles de votre règne, sans se persuader qu'il fut la source de la portion de lumières dont le monde jouira alors? Craintive comme je le suis, et pour moi, et pour les objets de mon admiration, l'endroit de votre lettre qui m'a fait le plus de plaisir est celui où V. M. me rassure sur le repos de l'Europe. Qu'on se batte sur mer tant qu'on voudra; je n'y vais point, les vaisseaux de guerre ne remontent pas l'Elbe, et jusqu'ici V. M. n'a point été curieuse de<330> cette espèce de gloire. Daignez nous conserver la paix en terre ferme, et, pour prix de vos bienfaits, recevez l'hommage le plus vif et le plus sincère que les hommes puissent offrir. Il sera universel, Sire, puisqu'il vous regarde; mais, j'ose le répéter, on ne vous en rendra point de plus pur que celui de l'estime ineffable et de la haute considération avec laquelle je suis, etc.

202. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Potsdam) 11 mai 1777.



Madame ma sœur,

J'ai été bien aise de voir, par la lettre de Votre Altesse Royale, qu'il ne lui reste aucun ressentiment de sa dernière chute, dont, avec raison, on appréhendait des suites dangereuses; il paraît qu'une providence particulière veille à sa précieuse conservation.

V. A. R. a bien raison de rejeter l'opinion de ces hommes érudits qui ont avancé que toutes les connaissances nous sont venues du Nord. Le peu que nous savons de l'origine de nos connaissances nous apprend que les premières lumières nous sont venues de l'Asie et des pays orientaux : Confutzé vivait quatre mille ans avant nous; sa doctrine était fameuse en Chine, mais peu connue des nations qui habitent au-dessus du Gange; les Persans avaient leurs mages, chez lesquels Pythagore prit des leçons; l'Égypte était policée avant la Grèce. Ainsi notre Europe est venue la dernière; elle a beaucoup perfectionné les sciences, sans avoir pu prévenir les Orientaux, et depuis la renaissance des lettres, la physique, en s'appuyant sur le<331> bâton de l'expérience, en faisant de nouvelles découvertes, s'est purgée de ses anciennes erreurs. Mais, quels que soient nos efforts, les premières causes seront probablement éternellement voilées à nos yeux. Nous manquons de pénétration; notre esprit n'a pas assez d'étendue, ni nos instruments assez de finesse, pour décomposer ou pour remonter aux premiers principes de la nature; et nos facultés bornées se trouvent sans cesse entre les abîmes de l'infini en petit et de l'infini en grand.331-a On peut, à toute force, se consoler d'ignorer ces secrets; les hommes peuvent jouir d'une portion de félicité dans ce monde, en se bornant aux choses qui sont à leur portée, et en remplissant les devoirs du pacte social.331-b

Si quelqu'un voyait ma lettre, il soupçonnerait avec raison qu'elle s'adresse à quelque docteur en philosophie; on serait fort étonné, si l'on savait que ces billevesées doivent être lues par une grande princesse, qui pourrait donner sur ce sujet des leçons profondes à ceux qu'elle daignerait instruire. Mais, madame, les princesses de votre genre sont si rares, que vous êtes peut-être la seule en Europe à laquelle, sans s'émanciper, on ose proposer ses opinions sans crainte de lui être à charge. C'est une raison de plus pour redoubler mes vœux au ciel pour la conservation de ce phénix que les siècles futurs envieront à mes contemporains. C'est avec ces sentiments et ceux de la plus haute considération que je suis à jamais, etc.

<332>

203. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 24 juin 1777.



Sire,

J'ai reçu la dernière lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire, comme je les reçois toutes; toujours plus extasiée de celle qui vient de m'arriver, m'imaginant d'abord que, pour le coup, c'est la plus belle de vos lettres, quand après je cours relire les précédentes, je ne sais plus à laquelle donner la préférence. J'y retrouve constamment Frédéric. Dans le monde entier il n'y a que lui qui eût pu écrire ainsi. Né pour commander aux hommes en vertu de tous les titres dont l'autorité peut s'appuyer, vous avez bien voulu, Sire, descendre aux soins d'instruire le genre humain, et lui servir de modèle en toute espèce de connaissances. Les rois et les peuples sont devenus vos disciples; mais, quel que soit leur nombre, j'ose dire que V. M. n'a point de disciple plus docile ni plus reconnaissant que moi. Elle vient de m'enseigner en une demi-page ce que les sciences des hommes ont été, d'où elles leur viennent, et ce qu'elles sont aujourd'hui. On y reconnaît toujours des aveugles qui disputent à qui verra plus clair, et qui se frappent de bâtons destinés à les soutenir. Vient ensuite un qui règne quelque temps entre eux, qu'ils admirent d'abord parce qu'il se trompe un peu moins qu'eux, et que bientôt ils détestent par la même raison. De loin à loin un aigle, sorti du milieu de la foule, plane sur leurs têtes, et ose fixer le soleil. De ces aigles, Sire, j'en connais un qui s'est élancé au-dessus de tous les autres. Il était bien délicat lorsque votre bisaïeul commença à l'élever. A quelle prodigieuse hauteur V. M. ne l'a-t-elle pas fait monter! Je n'entreprends point de le suivre dans son vol; mais permettez, Sire, que je me pare un peu de ses plumes. Votre lettre deviendra pour moi un petit code de philosophie historique, que je tâcherai<333> de me bien imprimer. V. M. m'apprend jusqu'à la chose que je savais le mieux, et dans laquelle néanmoins vous me faites journellement faire de nouveaux progrès : c'est l'admiration infinie et la haute estime avec laquelle je suis, etc.

204. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Potsdam) 27 juin 1777.



Madame ma sœur,

Si les enchantements de la diva Antonia opéraient entièrement sur mon cerveau, il serait déjà renversé; je pousserais l'illusion à croire que je puis l'instruire et l'amuser. Mais, madame, un reste de raison écarte ces prestiges, et me convainc que V. A. R. sait mieux que moi les choses sur lesquelles a roulé notre correspondance, et que, par une maladie que les Grecs appellent une logodiarrhée,333-a j'ai trop discuté et même trop rabâché ces matières. Parler de sciences à V. A. R., c'est vouloir porter des corneilles à Corinthe,333-b des modes à Paris, ou de la folie aux Polonais. Je suis comme un escargot qui a mis imprudemment sa tête hors de sa coquille, mais qui la retire bien vite. C'est aux vrais savants, aux sages (s'il en est) à éclairer le monde, et aux gens comme moi à profiter de leurs instructions, mais non pas à se croire assez instruits pour en donner aux autres. Je demande pardon à V. A. R. de m'être ainsi échappé; enchanté de lui écrire, une<334> certaine ivresse m'a saisi, et m'a entraîné au delà des bornes que je devais me prescrire. Voilà, madame, ce qui peut arriver à tous ceux qui auront l'honneur de vous écrire; vos bontés et votre indulgence enhardissent le quidam, qui sort imperceptiblement de sa modestie naturelle, et dégoise ce qu'il sait et qu'il ne sait pas. Toutes les fois que V. A. R. aura la bonté de m'adresser de ses lettres, je me dirai : Souviens-toi que tu es un obscur habitant des bords de la Baltique, que tu végètes dans le pays des Obotrites, et que tu descends de ces peuples auxquels Charlemagne apprit leur catéchisme à coups de bâton. Cette petite récapitulation peut humilier celui qui la fait, et résister aux enchantements des choses trop obligeantes que V. A. R. daigne me dire.

On m'écrit de Paris que les jésuites se reforment en corps, et que, avec quelques modifications, ils pourront sourdement propager leur ordre. J'en fais mes compliments au confesseur de V. A. R., comme au digne fils de saint Ignace. On voit qu'il ne faut désespérer de rien, et que quiconque sait gagner du temps trouve tôt ou tard le moyen de reparaître.

Il a passé ici un maître de chapelle de Dresde qui va en Suède pour y former une chapelle. Voilà les beaux-arts qui voyagent vers le Nord. Je n'ai pu voir le musicien, j'en fus empêché par une indisposition; sans cela je lui aurais parlé sûrement, pour lui demander des nouvelles de V. A. R. Puisse-t-elle jouir d'une santé inaltérable et jouir de toutes les bénédictions terrestres! Ce sont les vœux de celui qui est avec la plus haute considération, etc.

<335>

205. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 20 juillet 1777.



Sire,

Quand j'ai osé dire à Votre Majesté que ses lettres instruisent mon esprit autant qu'elles intéressent mon cœur, ce n'est point votre éloge, Sire, que j'ai prétendu faire. Je sais qu'un grain tel que celui que je puis brûler pour vous n'est rien aux yeux du philosophe, moins encore aux yeux du philosophe roi qui se voit si fort élevé au-dessus de toute espèce de vanité. Qu'y a-t-il de plus flatteur pour moi que la peine que vous prenez de m'instruire par vos réflexions, lorsque votre exemple, Sire, instruit et éclaire l'univers? Ma voix est faible au prix de l'acclamation universelle; mais c'est celle de la vérité, d'une vérité qui s'échappe dès que je mets la plume à la main pour écrire à V. M., et qu'en vain je voudrais retenir. Il est vrai que Charlemagne, revenant aujourd'hui, trouverait les choses un peu changées sur les bords de l'Elbe, et que ses missionnaires auraient besoin d'autres armes pour soumettre les esprits.

Je ne sais ce que les jésuites pourront devenir en France; mais en leur rendant les droits de citoyens, dont on les avait privés un peu durement, on n'a fait que suivre l'exemple de V. M. Vous avez été le premier, Sire, qui se montrât exempt d'une terreur panique dont tout le monde semblait être saisi. Vous avez fait voir que tout ordre d'hommes peut devenir utile entre les mains du gouvernement qui sait les employer.

Le comte de Zinzendorff,335-a qui aura l'honneur de présenter ma lettre à V. M., témoin des sentiments dont je l'ai entretenu, ne pourra<336> jamais lui dire assez quelle est l'admiration vive et profonde et la haute estime avec laquelle je suis, etc.

206. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Potsdam) 5 août 1777.



Madame ma sœur,

Une grosse fièvre qui m'était survenue assez subitement m'a empêché de répondre plus tôt à la lettre obligeante que M. de Zinzendorff m'a remise de sa part. V. A. R. me fait trop d'honneur en voulant bien s'amuser de mes lettres. Il est certain qu'il serait difficile au plus savant académicien de l'Europe de l'instruire; ainsi, lorsqu'elle veut bien me mettre sur des sujets d'histoire, c'est plutôt pour que je lui dise ma leçon, me soumettant à toutes les corrections, madame, que vous voudrez faire au thème de votre écolier.

Je suis persuadé, comme V. A. R., que si quelqu'un de nos anciens pouvait revenir dans le monde, il trouverait tout changé, beaucoup de choses en bien; peut-être y aurait-il quelques sujets qui lui feraient regretter le bon vieux temps. Les choses qu'il trouverait améliorées consisteraient surtout, en Allemagne, dans une augmentation considérable de la population, dans une aisance générale que les richesses du nouveau monde, répandues dans notre continent, ont distribuée entre les nations, dans la politesse, les agréments de la société, les arts et les sciences. Mais peut-être ne trouverait-il plus cette ancienne bonne foi germanique dont nos ancêtres se glorifiaient, et que la fréquentation des nations voisines a un peu ternie. Il n'apercevrait peut-être pas une fausse politesse qui dégénère en perfidie,<337> et certains principes de politique d'une morale si relâchée, dont sa probité serait offensée; mais il rirait aux bouffons, et peut-être qu'une bonne musique italienne flatterait agréablement son oreille, et qu'il se promènerait plus commodément dans nos carrosses que dans des chariots d'une structure grossière, dont il se servait de son temps. Pour Charlemagne, je ne doute point que ce ne lui fût une surprise agréable de trouver une de ses descendantes être l'idole de cette Saxe qui devint sa conquête par la victoire qu'il remporta à Mühlberg;337-a il serait peut-être étonné de voir des Lorrains à Vienne, et des Bourbons à Madrid, un empire qui n'existait pas en Russie, et enfin, avec tant de religions différentes, plus de guerres de religion; peut-être donnerait-il quelques regrets à la suppression de ces bons pères dont saint Ignace fut le fondateur. Toutefois, madame, j'ose assurer V. A. R., elle qui est privilégiée en tout de la nature, que s'il arrive, madame, que vous daigniez ressusciter dans quelques siècles pour vous amuser quelques moments, vous ne trouveriez pas de moindres changements sur ce globe. Il semble que ce soit une des lois éternelles que rien ne reste dans la même situation, que le monde éprouve, comme la mer, un flux et reflux perpétuel, afin que des nouveautés se reproduisent sans cesse, et qu'un torrent rapide d'événements bouleverse, change, renouvelle et crée tout. Peut-être le grand Être a-t-il jugé que nous étions des créatures susceptibles d'ennui, et que, pour y obvier, il nous amuse, tandis que notre vie dure, par cette lanterne magique. Les gazetiers lui en ont la plus grande obligation, car ils ne vivent que des nouvelles vraies ou fausses qu'ils annoncent, et, si tout était stable, ils mourraient de faim.

Mais, madame, j'ai honte des pauvretés que j'ai le front de vous écrire. Je devrais au moins entretenir V. A. R. de sujets capables de<338> l'amuser; par malheur la stérilité du temps ne m'en fournit aucun en ce moment. Elle voudra donc bien que je me borne à l'assurer de l'admiration avec laquelle je suis, etc.

207. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 17 octobre 1777.



Sire,

J'ai respecté les travaux de Mars, et j'ai attendu le moment où Votre Majesté aurait un peu plus de loisir, pour répondre à l'admirable lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Il n'y a que vous, Sire, qui puissiez ainsi embrasser d'un coup d'œil rapide la suite des siècles. Mes yeux n'y suffisent pas. Je ne connais guère Charlemagne que par mon séjour d'Aix-la-Chapelle, et en fait de héros, je m'en tiens volontiers à ceux de nos jours, assurée qu'il y en a un surtout auquel aucun âge n'a rien de comparable. Ses maximes sont pour moi des oracles. Mais, Sire, quand tout change, et que tout changera, vous seul vous démentirez cette règle. Vous êtes né pour faire exception à tout ce qui est dans le cours ordinaire des choses d'ici-bas. Vos beaux ouvrages pourront périr, les principes de l'art, que vous avez fait naître autour de vous, pourront succomber aux ravages du temps, l'État que vous avez créé pourra, dans la révolution des siècles, éprouver des vicissitudes; mais votre nom n'en éprouvera jamais : il volera de bouche en bouche, quand il faudra creuser cent pieds de terre ou peut-être de lave pour retrouver la trace de vos beaux palais. V. M. voit que les idées ultramontaines de tremblements de terre<339> et de volcans me sont un peu demeurées. C'est une chose si terrible, qu'il n'est pas étonnant que la crainte s'en communique de proche en proche, et que les hommes se soient toujours crus assurés de voir l'univers périr par le feu. Mais je sens que ces idées m'affligent, et qu'elles répandraient dans ma lettre l'humeur noire qu'elles m'inspirent. Il ne faut pas que les moments que V. M. veut bien employer à la lire deviennent ceux de l'ennui; ce serait mal reconnaître votre condescendance, et m'opposer moi-même au vœu le plus cher de mon âme, celui de vous savoir constamment heureux. On n'est pas fort heureux quand on s'ennuie. Recevez, Sire, avec votre bonté accoutumée les assurances de la haute estime et de l'admiration infinie avec laquelle je ne cesserai d'être, etc.

208. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

22 octobre 1777.



Madame ma sœur,

Ni Minerve, ni Mars, ni Bellone ne tiennent contre Votre Altesse Royale; ils doivent vous céder le pas. Le culte de la diva Antonio, est, à mon sens, le premier auquel je dois m'attacher, n'en déplaise à ces autres dieux; ils pourront m'en faire la mine, mais leurs autels manqueront d'encens, quand les vôtres en abonderont. Voilà, madame, leur arrêt prononcé. Il est bien juste que les grâces et les talents que nous admirons l'emportent sur la force d'un dieu destructeur comme Mars, sur une tracassière comme Bellone, et sur Minerve avec son hibou. Nous savons que V. A. R. a sacrifié au dieu de l'amitié, et qu'elle est allée voir à Aussig le prince de Teschen son beau-frère;339-a je<340> me mets dans sa place, et je conçois toute la satisfaction qu'il aura ressentie en revoyant une aussi chère et illustre parente.

V. A. R. me fait bien de l'honneur en daignant, par un acte de sa générosité, prolonger l'existence de mon nom à l'infini; qu'elle me permette de lui dire naïvement ce que j'en pense. S'il se trouve des hommes qui se trémoussent plus que les autres, le monde en parle, parce qu'ils ne se tiennent pas en repos; ils meurent, on en parle moins; d'autres tracassiers se présentent, qui occupent les esprits par des faits récents, et attirent à eux toute l'attention du public; ceux-là sont succédés par d'autres; enfin la foule des événements, le torrent du temps, qui renouvelle et représente sans cesse de nouveaux objets, et qui efface les anciens, fait que, après une certaine révolution de siècles, les noms et les actions sont confondus, et s'étouffent, pour ainsi dire, les uns les autres. Nous n'avons, madame, de notion du globe que nous habitons qu'à peu près depuis cinq mille ans; il est cependant sûr que l'univers doit toucher à l'éternité par son existence; nous ne savons donc presque rien de tout ce qui s'est passé pendant cette durée infinie, et, si nous ajoutons quarante siècles à ceux où nous vivons, l'immensité des faits empêchera la postérité de pouvoir savoir l'histoire. Elle se bornera aux événements récents, qui la regardent de plus près, et le reste sera effacé de sa mémoire, sans compter encore les révolutions physiques et morales qui peuvent arriver, des inondations ou des tremblements de terre qui dévastent des provinces, des guerres qui plongent des nations entières dans la barbarie, comme il est arrivé à la Grèce, dont les citoyens ignorent qu'il y a jamais eu des Lycurgue, des Solon, des Épaminondas, des Périclès, des Démosthène, des Homère, dans les malheureuses contrées qu'ils habitent en esclaves des Turcs. Voilà, madame, des révolutions qui se sont faites sur notre globe, et qui doivent arriver encore. Mais j'ose garantir hardiment V. A. R. que nous sommes à l'abri de toute destruction générale; l'ouvrage de l'Être des êtres est<341> au-dessus des coups du sort; cet Être est sage, sa volonté est permanente; il ne détruira donc pas par caprice ce qu'il avait jugé bon d'établir et de perfectionner.

Pardonnez-moi, de grâce, madame; je sens que je m'égare encore, et que j'écris à V. A. R. du style dont les philosophes pérorent sur les bancs de l'école. Que votre indulgence rejette ce bavardage sur l'infirmité de mon âge, qui commence à me faire radoter. Mais sur quoi ce radotage n'aura jamais de prise, c'est sur les sentiments d'admiration et de la haute considération avec laquelle je suis, etc.

209. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 1er décembre 1777.



Sire,

J'ai reçu l'inimitable lettre du roi philosophe qui sait se couvrir de toute espèce de gloire, et qui sait mieux, il sait l'apprécier. Eh! qui désormais pourra croire à l'immortalité de son nom, si Frédéric ne croit pas à la durée infinie du sien? Rien de plus vrai que ce que V. M. observe sur les révolutions qui enveloppent jusqu'à la mémoire des grands hommes. C'est, comme toujours dans vos lettres, la matière d'un volume renfermée en une demi-page. Mon esprit n'a pu se refuser à l'évidence, mais mon cœur combat encore; je ne puis me persuader, Sire, qu'il y aurait un temps où votre nom ne vivrait plus. Je conviens que tel sera le sort de tous ceux qui ont travaillé, comme vous le dites, pour le plaisir seul de faire parler d'eux; mais les bienfaiteurs de l'humanité, qui ont changé l'esprit de leurs siècles,<342> créé et perfectionné les États, doivent-ils s'attendre à être perdus de même dans la nuit des temps? Non, sans doute; et quand ils le devraient, est-il bon de persuader aux hommes cette affligeante vérité? Où sont les âmes fortes qui se porteraient encore aux plus grandes et aux plus difficiles entreprises, lors même qu'ils ne se tiendraient pas assurés que la mémoire dût en rester parmi les hommes? J'en connais peu, Sire, de cette trempe, et la vôtre n'est point faite pour servir d'exemple, lorsqu'il s'agit de fixer des règles pour la généralité des hommes. L'illusion les conduit les trois quarts du temps; souvent elle leur est nécessaire. Craignons de les en priver; contentons-nous de leur répéter les grandes vérités qui peuvent leur être utiles, celle, par exemple, par laquelle V. M. finit son admirable lettre, l'assurance d'être dans la main de l'Éternel, dont la volonté permanente ne peut détruire son ouvrage, et doit, au contraire, tendre sans cesse à le perfectionner. Socrate n'enseigna point de dogme plus sublime, ni plus essentiel au repos des hommes et au progrès de la vertu. Socrate! Il ne s'attendait pas, sans doute, il y a deux ou trois mille ans, à figurer dans mes lettres. Mais, Sire, on s'élève en lisant les vôtres, et ce feu du génie éclaire et réchauffe ceux même qui ne font que l'approcher.

J'ai revu, après plusieurs années d'éloignement, mon beau-frère le prince Albert, et je me suis livrée pendant quelques heures à toute l'effusion de l'amitié. C'est encore un des soutiens de la vie. Il est bien doux, Sire, et bien glorieux d'oser aspirer à la vôtre et mériter au moins votre indulgence, si c'est la mériter que de se sentir pénétré plus que personne de la haute considération et de l'admiration infinie avec laquelle je ne cesserai d'être, etc.

<343>

210. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Le 6 décembre 1777.



Madame ma sœur,

Si j'avais l'indiscrétion de montrer les lettres que je reçois et que je réponds à V. A. R., on croirait que je suis en correspondance avec un savant professeur de philosophie pour m'instruire et pour m'éclairer; et il se trouve que j'écris à une grande princesse qui fait le plus bel ornement d'une cour brillante. Il n'y a que Sapho et madame Dacier qui aient tant illustré leur sexe par leurs belles connaissances, jusqu'à ce qu'on parvienne à V. A. R.; mais quant aux grandes princesses, je crois qu'elle est la première qui ait honoré la région de la philosophie de ses lumières, et à laquelle on osât adresser des lettres pleines de réflexions sur le néant des vanités humaines. L'honneur en est d'autant plus grand pour V. A. R.; c'est le témoignage le plus sûr de la supériorité de son génie, qui sait passer d'un essor rapide du palais des Grâces et des Agréments à celui qu'Uranie et Minerve occupent.

S'il était permis, madame, de renforcer les raisons que j'osais exposer à V. A. R. sur la vicissitude des choses de ce bas monde et sur le peu de stabilité des œuvres humaines, j'aurais un vaste champ à parcourir. L'exemple du passé doit nous éclairer sur l'avenir, et à posteriori il n'y a qu'à entasser des millions d'années à la suite les unes des autres pour se convaincre que le temps, comme une éponge, efface le passé pour le remplacer par de nouveaux événements, qui ensuite, à leur tour, éprouvent la même destinée. Mais en voici bien d'une autre. Le fameux géomètre Euler343-a vient d'annoncer une comète qui doit paraître le 13 de ce mois, et dont un coup de queue nous enverra promener, avec notre monde, dans un autre tourbillon<344> où il ne sera plus question de nous. Ce sera, en vérité, une comète bien brutale pour traiter ainsi des gens auxquels elle vient rendre visite, et qui n'ont pas encore l'honneur de la connaître. Mais V. A. R. aura plus de peine à croire que cette rumeur ridicule a suspendu le voyage de plusieurs personnes, comme si le lieu où l'on se trouverait ne serait pas égal, si la fin du monde arrivait. D'autres ont fait leur testament, apparemment pour déshériter la comète, et pour l'empêcher de partager leurs alleux. Et toutes ces choses se passent dans ce dix-huitième siècle qu'on nomme le siècle philosophique! En vérité, j'en ai honte pour l'esprit humain, qui paraît incorrigible de ses vieilles erreurs.

M. Euler ne m'a pas assez épouvanté pour m'empêcher de répondre à la lettre de V. A. R., et j'espère, malgré lui et sa comète, d'avoir encore souvent ce même honneur. Recevez, madame, avec votre bonté ordinaire les assurances de la haute considération et de l'admiration avec laquelle je suis, etc.

211. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 27 janvier 1778.



Sire,

Il y a bien longtemps que j'aurais dû répondre à l'aimable lettre que V. M. m'a fait l'honneur de m'écrire le 6 du mois passé;344-a mais, hélas! je suis trop justifiée. L'inquiétude que m'a causée la maladie de mon<345> frère, et la douleur profonde que m'a causée sa mort345-a au moment où je croyais n'avoir plus rien à craindre, voilà, sans doute, des excuses bien légitimes. La comète d'Euler n'a présagé du mal que pour moi. La terre est restée à sa place, mais j'y ai encore perdu une des personnes qui m'y attachaient le plus, et ma perte en effet est irréparable. C'était un si bon frère, un si grand homme de bien! Aimant le genre humain, et admirant le héros qui l'honore, il eût bien mérité de vivre. Tant de vœux s'élevaient au ciel pour lui! Mais il était écrit que sa mort produirait un nouvel exemple des vicissitudes humaines que V. M. dépeint avec tant de force, que le nom d'une nation qui a subsisté en corps pendant des siècles s'éteindrait, et qu'un malheureux médecin, entêté d'un vain système, accélérerait peut-être un événement aussi funeste pour ceux qui en deviennent les victimes. Personne ne partage leur douleur plus vivement que moi, qui semble née pour survivre à ce que j'ai de plus cher. J'ai bien de la peine à revenir de mon accablement. Tout ce que je fais en contracte l'empreinte, et tout ce que je vois la renouvelle. Il n'y a pas jusqu'à la belle lettre de V. M., capable de dérider le front d'Héraclite en personne, qui dans ce moment n'ajoute à ma douleur. Rien n'est stable ici-bas; Frédéric même le reconnaît. Mais l'a-t-il bien éprouvé comme moi, lui qui, enchaînant la fortune à sa volonté, a su lui commander de suivre ses pas? Puisse-t-elle vous obéir toujours, comme elle le doit! puisse le plus grand des hommes en être toujours le plus fortuné! Ce sont des vœux, Sire, que je ne cesse de faire pour vous au sein de l'affliction comme au milieu de la joie; les événements ne peuvent rien sur l'estime inaltérable et sur la haute admiration avec laquelle je ne cesserai d'être, etc.

<346>

212. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

(Potsdam) 10 février 1778.



Madame ma sœur,

La goutte, que j'ai eue à la main droite, doit me servir d'excuse légitime envers V. A. R. du délai que j'ai mis à répondre à sa gracieuse lettre. J'entre dans tous les chagrins domestiques dont elle est affligée; mais, madame, telle est la condition des hommes, qu'il n'en est aucun, dans l'univers, à l'abri de ces sortes d'infortunes. Il faut plier sous la nécessité des causes qui amènent les événements, non pas comme nous les désirons, mais selon que l'exigent des combinaisons à jamais cachées à nos yeux. V. A. R. a témoigné de la fermeté dans tant d'occasions pénibles où elle s'est trouvée, et j'ai tant de confiance dans sa grandeur d'âme, que j'espère avec assurance que, dans le cas présent, elle saura prescrire des bornes à sa douleur. Le malheureux coup qui l'afflige est arrivé contre l'attente de toute l'Europe; on pouvait présumer qu'un prince robuste et sain jouirait encore d'une longue vie. Cependant l'enfant meurt au berceau, comme le vieillard octogénaire; tous les âges sont égaux pour la mort, qui ne respecte ni les années, ni les dignités. Je souhaite seulement qu'elle épargne la divine Antonia, et que je puisse encore réitérer longtemps à cette princesse les assurances de la considération infinie avec laquelle je suis, etc.

<347>

213. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 23 avril 1778.



Sire,

Je n'aurais point différé jusqu'aujourd'hui de répondre à la dernière lettre que V. M. m'a fait l'honneur de m'écrire, si je n'avais craint de vous importuner au milieu de vos grandes occupations. Cette crainte, sans doute, était un peu fondée. Je savais que Frédéric, occupé d'affaires qui absorberaient les facultés de tout autre, trouve encore du temps pour la philosophie et pour ses amis; mais il est si difficile de se figurer un mortel pareil à vous, que l'on est mille fois dans le cas de vous faire tort, en agissant avec vous comme si vous étiez sujet à la faiblesse du commun des hommes. Si votre lettre, Sire, ne m'a pas inspiré la force de votre esprit, elle m'a du moins consolée; c'est Marc-Aurèle qui parle, et qui m'apprend à apprécier la vie et la mort, les événements et les causes; nous sommes frappés par les uns, et nous ne découvrons pas les autres, entraînés par un courant dont nous ne connaissons guère la direction, où, opérant quelquefois assez doucement, et souvent battus par la tempête, nous n'avons d'autre parti à prendre que de nous abandonner à la Providence, qui tient le timon de notre frêle barque. Aussi m'y soumets-je de tout mon cœur, mais en versant encore des larmes que sans doute elle me pardonnera.

Quand vous ajoutez ainsi à toutes vos gloires celle d'être le consolateur des malheureux et le support des opprimés, vous m'excuserez, Sire, de ne point m'être refusée aux instances du comte de Cassoti, qui m'a chargée d'un mémoire pour V. M. Il est si persuadé que vous pouvez tout, et j'ai si peu de bonnes raisons à opposer à cette persuasion, que je n'aurais pu décliner sa demande, quand les domaines de ses ancêtres eussent été sous la domination de la Chine,<348> comme ils sont sous celle du Grand Seigneur. Il assure que tout est prouvé par une belle généalogie en latin, que je n'ai point lue, attendu que je lis peu les généalogies. V. M. ne la lira pas davantage; c'est bien assez qu'elle emploie quelques moments à s'occuper de mes lettres, et à recevoir l'hommage de la haute estime et de la considération infinie avec laquelle je ne cesserai d'être, etc.

214. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Schönwalde, 1er mai 1778.



Madame ma sœur,

Je viens de recevoir avec bien de la satisfaction la lettre que Votre Altesse Royale a la bonté de m'écrire; quelles que soient mes occupations, madame, le temps que j'emploie à lire les pensées que vous daignez me communiquer est toujours le plus agréable pour moi. Il est sûr que des lois générales et éternelles qui dirigent tout l'univers nous font présumer avec fondement qu'il en est également de particulières, et que ce qu'on nomme le hasard348-a n'a aucune part dans les événements de la vie. Il est certain que les hommes agissent sur des plans qu'ils se forment, sans qu'ils puissent prévoir où le jeu des causes secondes les mènera. Ainsi, en appréciant exactement les choses, nous ne sommes que des marionnettes mues par des mains divines qui dirigent nos volontés et nos actions à un certain but que nous ignorons, mais qui tient nécessairement à l'enchaînement général des causes de l'univers. Pour moi, qui ne suis qu'une des plus petites de ces marionnettes, je me confie au bras tout-puissant qui me guide,<349> et je m'abandonne à mon sort. Le confesseur de V. A. R., qui est thomiste, condamnera peut-être mes opinions comme approchant trop de celles de saint Augustin; mais je me flatte que V. A. R., plus indulgente, tolérera ma doctrine, et ne la jugera pas avec une rigueur théologique.

Vous avez daigné, madame, m'adresser un mémoire d'un comte Cassoti pour l'envoyer à Saint-Pétersbourg. Je crains que le susdit comte n'ait pas bien choisi le moment; à présent qu'il s'agit de régler si Guéraï sera kan des Tartares, ou si ce sera un autre, il ne paraît pas probable qu'on charge cette négociation de nouveaux incidents en faveur d'un comte dont le nom est totalement ignoré en Russie. Mais, en cas que cela en vînt à la guerre, M. le comte pourrait former une escadre, se déclarer l'allié des Russes, et se mettre lui-même en possession des fiefs qu'il revendique. Ce sera peut-être le moyen de rendre son nom fameux en se signalant sur mer comme les Morosini et d'autres fameux amiraux que l'Italie a portés.

Permettez-moi, madame, de vous assurer encore de la considération, de l'attachement et de tous les sentiments avec lesquels je suis, etc.

215. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 21 décembre 1778.



Sire,

Je ne saurais assez remercier Votre Majesté de la condescendance avec laquelle vous voulez bien recevoir mes lettres, et des nouvelles assurances que vous m'en donnez dans la dernière que vous m'avez<350> fait l'honneur de m'écrire. J'en ai toujours un besoin extrême quand je songe que c'est à Frédéric que je réponds. Mais, malgré la confiance que vos bontés m'inspirent, j'ai dû jusqu'ici respecter des moments remplis par des travaux illustres. Aujourd'hui que les quartiers d'hiver vous laissent un peu plus de loisir, j'en profite, Sire, pour vous renouveler mon hommage. J'ai bien lu et admiré cette belle lettre du 1er mai, et j'ai tâché de suivre ses profondeurs comme j'ai pu. Mais quand vous dites que nous ne sommes que des marionnettes dirigées, sans trop le savoir, à un certain but, permettez-moi de douter un peu d'un système que vos actions ont tant réfuté. Quoi! Sire, tout ce que vous avez fait de grand, de beau, de sublime, ne serait que l'effet d'une impulsion étrangère qui vous aurait entraîné malgré vous-même! Non sans doute, je ne puis le croire. Quelque subtil que soit mon raisonnement, quelque juste qu'il semble être, il a certainement tort, dès qu'il vous en fait.

Je profite aussi souvent que je puis, et jamais assez souvent à mon gré, du bonheur que nous avons de posséder le prince Henri.350-a Il est, comme il l'a toujours été,350-b aussi aimable pour ses amis que redoutable à vos ennemis et cher au genre humain. Je vois quelquefois le prince de Brunswic, plein de mérite et de connaissances; lui et le prince de Würtemberg sont venus me voir plusieurs fois, et me font bien regretter que leurs quartiers ne les fixent pas ici, car leur société est bien agréable. Dresde, au reste, est on ne peut pas mieux gardé en ce moment-ci. Le régiment du Prince héréditaire surtout est une des plus belles troupes qu'on puisse voir. Je ne sais si cet éloge, dans la bouche d'une femme, flattera beaucoup son illustre chef; mais nous avons des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. D'ailleurs, Sire, je ne puis, en tout ce qui vous appartient, méconnaître l'influence du génie unique qui préside au tout. Recevez<351> avec complaisance le tribut constant de mon admiration légitime, et les assurances de la plus haute estime avec laquelle je ne cesserai d'être, etc.

J'ose joindre ici une lettre de la princesse de Gallean.351-a Ce n'est qu'un remercîment pour la protection que V. M. a bien voulu accorder à feu son mari au sujet de l'ordre de Russie.

216. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Breslau, 27 décembre 1778.



Madame ma sœur,

Je viens de recevoir avec beaucoup de satisfaction la lettre de Votre Altesse Royale, qui me marque la continuation de sa bonne santé, à laquelle je prends tant d'intérêt. V. A. É. paraît scandalisée de ce que j'admets le fatum des anciens, qui influe sur la conduite des hommes; mais je la prie de considérer que l'Être suprême, qui a établi des lois immuables pour toute la nature, en a établi de même pour toutes les espèces des animaux. Nous naissons chacun avec un caractère indélébile que la nature, ou Dieu plutôt, nous a donné; nos passions, nos préjugés, et le degré d'esprit que nous avons reçu, influent dans toutes nos actions; ce sont les ressorts invisibles dont se sert la Providence pour diriger nos actions. Le père Malebranche était persuadé que nous voyons tout en Dieu; qu'aucune connaissance, aucune idée ne pouvait nous venir que par une espèce d'inspiration de<352> l'auteur de la nature; que nous tenons tout de lui; et que par conséquent l'homme n'est qu'une marionnette mue par des mains divines. Le sentiment des Pères de l'Église est en tout conforme au mien; ils ont tous cru que l'homme ne pouvait être porté au bien que par un effet d'une grâce céleste, et qu'il ne pouvait rien arriver dans un monde que l'éternel géomètre avait formé, sans que ce qui arrivait ne fût conforme à sa volonté. De là V. A. R. doit conclure, avec l'Église catholique, apostolique et romaine, que, la providence divine ayant tout prévu, rien ne peut arriver contre ses décrets éternels; et vous voudrez bien convenir, madame, que, en ce point au moins, je suis très-orthodoxe. De quelque façon que l'on envisage cette matière, on est toujours obligé de convenir que rien ne peut arriver contre la volonté de Dieu, et par conséquent c'est lui qui dirige tout; et en conséquence de cette vérité évidente, l'homme ne devient qu'un vil instrument entre les mains d'une puissance suprême qui s'en sert, selon sa sagesse infinie, à l'accomplissement de ses desseins.

J'espère que V. A. R. recevra avec quelque indulgence l'apologie de mon opinion, appuyée du sentiment des Pères de l'Église, et du peu de notions que nous pouvons puiser dans la philosophie. Elle voudra bien que je lui réponde de même au sujet d'une princesse de Gallean qui suppose que j'ai des relations avec la cour palatine dans le moment qu'il n'en existe aucune. S'il s'agissait du prince de Deux-Ponts, je pourrais peut-être lui être de quelque utilité. Mais après tout ce qui s'est passé cette année, tout, jusqu'à la moindre correspondance, est rompu avec un prince qui s'est dégradé à jamais aux yeux de l'Allemagne et de toute l'Europe.352-a

Recevez, madame, avec votre bonté ordinaire les assurances de la haute considération et de tous les sentiments avec lesquels je suis, etc.

<353>

217. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 6 février 1779.



Sire,

Je réponds à la dernière lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire dans les moments les plus agréables que j'aie passés depuis le commencement de la guerre. Nous avons célébré l'anniversaire de la naissance de Frédéric chez son admirable frère, et nous en célébrâmes l'octave chez mon fils. Je suis encore toute remplie des sentiments qu'un pareil jour doit inspirer. Quelle époque pour l'humanité entière, dont vous êtes la gloire, l'appui et le vengeur! Cette époque, si intéressante pour tous les hommes, l'est doublement pour moi, qui ai joui du bonheur de voir de près le héros sublime qu'ils admirent dans l'éloignement, qui ai vu sa grande âme descendre sans peine des travaux les plus relevés aux douceurs de la société, et répandre également autour d'elle les lumières et les charmes de la vie. Un poëte partirait de là pour comparer votre naissance et le cours de votre vie à celui d'un beau soleil; mais il y a longtemps que des sommités du Permesse,353-a où le feu de la jeunesse m'avait portée quelquefois, je suis descendue dans la plaine. J'y marche maintenant terre à terre; je ne me mêle pas de suivre dans leur vol des génies qui embrassent tout. Je considère fort Malebranche, parce que j'ai ouï dire qu'il était un fort honnête homme; je respecte infiniment les Pères de l'Église; et je crois surtout que Frédéric a raison en tout ce qu'il entreprend de prouver. Vous êtes né, Sire, pour faire briller la vérité dans son grand jour. Quand je vois aujourd'hui V. M. l'exposer aux yeux de l'univers avec toute l'énergie de l'évidence, et la défendre, les armes à la main, sans autre intérêt que celui de la faire recevoir, je ne puis m'empêcher d'admirer le plus bel emploi qu'on<354> ait jamais fait de la force militaire; et lorsque, dans vos lettres, je retrouve cette même force d'esprit s'exerçant indifféremment sur tous les objets des connaissances humaines, mon admiration redouble; je vois alors que la vérité en toute chose n'est qu'une, mais que les esprits tels que le vôtre, Sire, qui savent la retrouver en tout, ne paraissent ici-bas que de loin à loin.

Puissiez-vous faire longtemps le bonheur du monde! Le terme le plus reculé de la vie humaine est dû à celui des hommes qui recule le plus les bornes de leurs talents et de leurs vertus. Honorez toujours votre admiratrice de vos bontés; rien n'est comparable à la haute considération avec laquelle je ne cesserai d'être, etc.

218. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Reichenbach, 11 février 1779.



Madame ma sœur,

Je reçois la lettre obligeante de Votre Altesse Royale ici, en marche, ce qui m'empêche d'y répondre comme je le voudrais. Il ne me reste, madame, que de remercier V. A. R. de ses bontés, et de la prier de me les conserver, étant avec toute la considération imaginable, etc.

<355>

219. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 17 février 1779.



Sire,

Il y a bien longtemps que je me suis refusé la satisfaction de répondre à la dernière lettre que V. M. m'a fait l'honneur de m'écrire. Je vous voyais entouré d'une famille intéressante et aimable, avec une sœur chérie au plus juste titre. Il eût été indiscret de dérober quelques-uns de vos précieux instants aux épanchements d'une amitié si respectable. Je m'aperçois avec chagrin que je me suis assez mal exprimée en dernier lieu pour laisser prendre le change à V. M. sur le sentiment qui conduit ma plume. Ce n'est point assurément votre panégyrique que je prétends faire; l'histoire le fera un jour en narrant simplement ce que vous êtes et ce que vous fîtes; heureuse si elle peut tout recueillir! Pour moi, Sire, je ne m'élève pas si haut; j'use de l'indulgence que vous m'accordez, et je me laisse aller aux mouvements de mon cœur sans aucun raffinement. C'est lui qui parle quand je vous paye un tribut de reconnaissance et d'admiration qui ne peut être dû qu'à V. M. Je compare notre félicité actuelle aux maux que la guerre fait encore éprouver à d'autres contrées; je rends grâce aux auteurs de notre bonheur. Il est glorieux pour l'humanité et pour notre siècle que tant de grands souverains se soient réunis pour nous procurer la paix, lorsqu'il n'eût tenu qu'à eux de se livrer à l'esprit de conquête. Mais en leur rendant hommage, je ne puis méconnaître le génie qui a tout conduit, et qui, désirant la paix, a su en sacrifier les douceurs pour ne la rendre qu'au moment où elle redevenait un bien. Puissiez-vous, Sire, répandre au loin votre bénigne influence, et achever de pacifier notre globe! J'ai toujours peur que ce grand nombre de coups de canon qu'on se propose de tirer sur l'Océan ne retentisse enfin sur la terre ferme.

<356>La pauvre princesse Gallean est bien à plaindre de ce qu'à Munich on connaît si peu ses véritables amis. La mort d'une fille qu'elle aimait beaucoup, et qui le méritait bien, achève de la désoler; peut-être ce surcroît d'affliction fléchira-t-il l'Électeur en sa faveur. Mais, quoi qu'il en arrive, l'intérêt qu'un si grand roi a daigné prendre à son sort sera toujours pour elle un puissant motif de consolation.

Le duc de Deux-Ponts ne saurait assez se féliciter de la protection de V. M. Je n'ai aucune connaissance de ses affaires, mais ma fille m'est chère. Cela suffit pour remercier V. M. du meilleur de mon âme, et pour la supplier de conserver ses bontés à une maison où ma fille est entrée.

Recevez, Sire, les assurances de la haute admiration et des sentiments profonds et inaltérables avec lesquels je suis, etc.

220. DE LA MÊME.

Dresde, 16 mai 1779.



Sire,

Souffrez que, au milieu des transports de joie que la déclaration de la paix nous inspire, j'adresse mon hommage là d'où nous vient le plus grand des biens. C'est votre ouvrage, Sire; c'est vous qui avez dit aux hommes : Soyez justes, et apprenez à être désintéressés. Ils ont entendu votre voix, ils ont suivi votre exemple, et un des événements les plus funestes du siècle, qu'on redoutait depuis longtemps comme l'époque d'un long carnage, grâce à vos soins, n'a presque pas interrompu la tranquillité de l'Allemagne. Donner une paix solide qui n'ait point été cimentée par des flots de sang, et devenir le pacifica<357>teur du monde par les moyens mêmes qui pouvaient vous en rendre le conquérant, c'est une nouvelle espèce de gloire, la seule qui manquât à celle de V. M. Elle vous était due. Recevez les bénédictions du genre humain, dont vous faites le bonheur; c'est votre plus belle récompense; et permettez que je mêle aux acclamations publiques la voix d'un cœur qui vous honore le plus.

Je ne saurais vous exprimer, Sire, à quel point je sens le prix de votre bienfait. Je n'ai plus d'autre soin que d'en jouir le plus que je pourrai, et comme l'exemple de V. M. est excellent à suivre en toute chose, j'ai commencé l'usage de la gomme de gaïac; je m'en trouve très-bien. Puisse-t-elle contribuer à affermir votre santé, et elle seule aura fait aux hommes un bien plus grand que tout le mal attribué à la découverte de l'Amérique. Je prends la liberté d'adresser à V. M. une seconde lettre de la princesse de Gallean. Elle est loin de vous importuner par des prières; tous ses vœux se bornent à vous faire agréer, Sire, le pur hommage du plus profond respect. Je n'ai pu la refuser, sentant trop par moi-même à quel point ce désir est naturel, et combien je suis flattée chaque fois que j'ose vous renouveler les assurances de la haute estime et de l'admiration sans bornes avec laquelle je suis, etc.

221. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Berlin, 29 mai 1779.



Madame ma sœur,

La lettre gracieuse de Votre Altesse Royale m'a été rendue ici, à mon retour, et rien sans doute ne pouvait m'être plus agréable que de<358> mériter l'approbation de la diva Antonia. Il faut en même temps rendre justice à l'Impératrice-Reine, dont la modération a beaucoup contribué à l'heureuse conciliation des princes d'Allemagne,358-a et qui, par grandeur d'âme, a préféré les sentiments de l'humanité à ceux qu'une ambition effrénée pouvait inspirer à des âmes uniquement enivrées du machiavélisme. Ce serait ainsi, madame, que bien des procès, bien des guerres seraient évités, si l'on voulait seulement s'entendre. La cour de France et celle de Russie ont été les organes et les interprètes de l'équité, et leurs soins infatigables et la droiture de leurs procédés ont contribué infiniment de même à faire rentrer les choses dans l'ordre accoutumé.

J'ai vu, par leur exemple, combien le rôle de médiateur est difficile à remplir, et je crains bien de n'avoir pas les talents propres à imiter ces deux puissances, en m'érigeant comme médiateur entre la princesse Gallean et l'Électeur palatin. Si, comme la France a garanti la constitution germanique par le traité de Westphalie, j'avais garanti les pensions que le prince Gallean devait recevoir de l'Électeur palatin, il me serait peut-être permis de faire des représentations audit électeur. Mais ce n'est pas le cas où je me trouve, et d'ailleurs, ce prince me fait l'honneur d'être très-fâché contre moi de ce que je suis parvenu à lui faire rendre ce qu'on lui avait ôté, ce qui est très-impertinent de ma part.

C'est en faisant des vœux pour la conservation de V. A. R. que je la prie de me croire avec toute la considération possible, etc.

<359>

222. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 21 juin 1779.



Sire,

J'ai reçu la belle lettre que Votre Majesté a bien voulu m'écrire en réponse à la mienne. Si elle pouvait être connue du public, ce serait, ainsi que tout ce qui vous,359-a un nouveau monument de votre gloire. Tout autre que Frédéric serait rempli de cette gloire qui vous environne. Quelque part que vous jetiez les yeux, Sire, vous voyez, à ne pouvoir vous y méprendre, l'expression la plus vraie d'une admiration et d'une reconnaissance sans bornes. Ce ne sont plus vos seuls sujets, animés de l'amour de leur grand roi et par les sentiments de ses bienfaits, ni vos seuls alliés, dont vous protégez les droits; c'est l'Allemagne entière, l'Europe, dont vous cimentez la tranquillité, c'est l'équité, l'humanité, la justice, qui rendent hommage à leur restaurateur. Votre modestie se dérobe en vain à un hommage si légitime. Il est bien beau d'être si modeste, lorsqu'on est si grand; c'est le comble de l'héroïsme, Marc-Aurèle et César réunis dans un seul homme. Mais, sans méconnaître ce que nous devons aux cours médiatrices et à la modération de l'Impératrice-Reine, permettez-nous, Sire, d'admirer et de chérir toujours en vous le premier auteur de notre félicité présente. J'ai appris les détails de votre arrivée à Berlin;359-b je ne connais rien de plus touchant, ni de plus sublime. Puis<360>siez-vous jouir longtemps d'un bonheur si pur! Le ciel vous doit au monde, et après tout ce que j'entends du bon état de votre santé, nous osons nous flatter que nos vœux ne seront pas frustrés.

J'ai ri aux larmes de ce que V. M. me dit au sujet de la princesse de Gallean; rien ne serait plus bizarre que les sentiments qu'on attribue à l'Électeur palatin. S'il a eu un moment d'humeur, j'espère pour lui qu'il n'aura pas duré. Mais, quels que soient ses sentiments, mon dessein n'a jamais été de compromettre V. M. avec la cour palatine. La princesse de Gallean m'avait tant dit qu'elle désirait le bonheur d'être connue du plus grand des monarques, sans autre intérêt que celui d'oser dire : Frédéric me connaît, qu'à la fin je n'ai pu la refuser; mais elle m'a bien promis de ne pas importuner V. M. par des prières, et ce n'est qu'à cette condition que je me suis rendue.

J'ai chargé le comte de Zinzendorff, qui aura l'honneur de vous présenter cette lettre, de vous renouveler de bouche l'hommage de la haute estime et de l'admiration infinie avec laquelle je suis, etc.

223. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Potsdam, 29 juin 1779.



Madame ma sœur,

Si Votre Altesse Royale entreprend de tourner la tête à un pauvre vieillard qui frise le radotage, je crains bien qu'elle n'en vienne à bout. Qui peut résister, madame, aux choses obligeantes que vous daignez me dire? Ce serait un crime de lèse-majesté de soupçonner<361> que par bonté elle donne dans l'hyperbole; une grande princesse est au-dessus de tout, et doit être vénérée; chez les Romains, les impératrices devenaient toutes déesses, et une fille d'impératrice est déjà née telle. Mais, madame, permettez-moi de me contenter de votre approbation, et de m'en rendre digne dans l'avenir. Ce sont souvent les plus faibles instruments dont la Providence se sert pour remplir ses desseins : un cornet à bouquin introduisit la horde juive dans Jéricho,361-a et la Pucelle d'Orléans, qui était servante de cabaret, soutint le trône de Charles VIII,361-b roi de France; Catherine Ire, de femme de tambour, parvint à épouser le czar Pierre Ier, et devint impératrice. Enfin je ne finirais point, si je voulais citer toutes les petites causes qui ont produit de grands effets, et je ne dirais à V. A. R. que ce qu'elle sait mieux que moi. Mais, madame, en me resserrant dans ma petite sphère, cela ne m'empêche pas de rendre justice au zèle et à l'activité des cours de France et de Russie, et d'applaudir à l'équité de l'Impératrice-Reine, qui, dès qu'elle a reconnu l'illégalité de ses procédés, a contribué de tout son pouvoir à rétablir la paix dans l'Empire. Sa conduite doit servir de modèle à tous les souverains, car il est plus honorable de réparer l'injustice que de la commettre.

Je crains fort que la princesse Gallean se trompe dans ses assertions politiques; elle suppose que j'ai quelque crédit à Munich, et c'est tout le contraire. L'Électeur ne me pardonnera de sa vie le mauvais tour que je lui ai joué de lui faire restituer son pays; il en est dans une telle rage, qu'il persécute en Bavière tous les plus fidèles serviteurs de sa maison. Il y a deux mois que M. de Törring-Seefeld,361-c qui est ici, n'a pu obtenir un mot de sa part; et s'il ne donne aucun ordre au ministre chargé de ses affaires, comment le porter à satisfaire la princesse Gallean, dont les prétentions, d'ailleurs, me sont<362> parfaitement inconnues? V. A. R. peut être certaine que quiconque veut réussir chez l'Électeur palatin ne fera jamais rien, s'il ne s'adresse pas à l'Empereur, qui, ayant à gages l'Électeur et ses ministres, est le seul arbitre de ce pays-là. Je pourrais attester ce que j'avance, madame, par des faits récents et connus, autant pour ce qui regarde le prince de Deux-Ponts qu'à l'égard des ratifications des traités, que nous ne pouvons pas obtenir de cet électeur.

C'est en faisant des vœux pour la précieuse conservation des jours de V. A. R. que je la prie de me croire avec la plus haute considération, etc.

224. A LA MÊME.

(Potsdam) 23 septembre 1779.



Madame ma sœur,

Il semble que les choses les plus difficiles deviennent aisées lorsque le nom de la divine Antonia s'y trouve intéressé. Les derniers troubles de l'Allemagne ont eu pour cause les prétentions d'une grande princesse à un héritage litigieux. Pourquoi nos bons Germains le céderaient-ils aux Grecs? Agamemnon, à leur tête, assiégea pendant dix années Troie pour rendre à Ménélas la belle Hélène; l'obstination de Priam à ne pas vouloir rendre cette princesse fit répandre beaucoup de sang, en prolongeant la guerre. La modération et l'équité de l'Impératrice-Reine a terminé la nôtre plus promptement, en rendant à chacun ce qui lui était dû; et c'est un bel exemple que la grande Thérèse fournit à la postérité, pour lui faire connaître que la vertu, dans notre siècle, avait établi son siége sur le premier des trônes de l'Europe; car je crois que V. A. R. pense comme moi que, pour que la<363> gloire soit pure, il faut qu'elle soit inséparable de la justice et de l'équité. L'histoire ne nous fournit malheureusement qu'une longue narration des crimes différents que les hommes ont commis; il faut au moins que de loin en loin on aperçoive quelques traits de magnanimité et de grandeur d'âme pour ne pas croire que le genre humain n'est qu'un ramas de bêtes féroces, incapables de mœurs ou d'humanité.

Il paraît que V. A. R. craint que Neptune, de son trident, ne parvienne à ébranler la terre; mais j'ose croire, madame, que de tels événements ne sont pas à appréhender, parce que les anciennes modes sont passées d'usage. Autrefois nos bons Germains croyaient que, lorsque la trompette guerrière sonnait au Mexique ou bien au Canada, il fallait se battre en Europe; il me paraît qu'on est entièrement revenu de ce préjugé. On est alternativement tantôt acteur, tantôt spectateur, et je crois que c'est le parti le plus sage. D'ailleurs, les misérables barques du Danube et de l'Elbe ne figureraient pas, je crois, parmi les grandes citadelles mouvantes qui couvrent la mer océane de leur immense poids, et qui bravent à la fois les équinoxes et tous les vents qu'Éole a renfermés dans ses gouffres. Cette guerre continuera sûrement encore l'année prochaine, et la renommée nous instruira de tous les hauts faits d'armes des héros marins par ses trompettes, messieurs les gazetiers de Leyde, d'Amsterdam, de Londres, de Paris et de Hambourg; et nous aurons la satisfaction de lire tranquillement comment M. d'Estaing a habilement profité du vent de nord-est qui est venu à souffler, comment M. de la Motte-Piquet a arboré à propos la voile du mât de misaine, comment M. Hardy a cinglé avec un vent de sud-est, et enfin l'histoire des trente-deux vents, fort intéressante pour tous ceux qui ne sont pas sujets aux fluxions, et qui ne craignent pas les vents coulis. Nous autres animaux terrestres, qui ne sommes pas accoutumés à vivre avec les baleines, les dauphins, les turbots et les morues, nous faisons, je crois,<364> sagement de nous en tenir à l'élément qui est fait pour nous. Je ne fais aucun scrupule de protester que je préfère de beaucoup le culte de la divine Antonia à celui de la divine Amphitrite; j'abandonne à ses adorateurs cette reine des mers, et me contente de la permission d'assurer la première de mon admiration et de la haute considération avec laquelle je suis, etc.

225. DE L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Dresde, 15 décembre 1779.



Sire,

Depuis quinze ans que je suis honorée des lettres de Votre Majesté, il m'a toujours paru que la dernière que je reçois était plus belle que toutes celles qui l'avaient précédée. Il n'appartient qu'à Frédéric de se surpasser dans les petites choses comme dans les grandes. Le public a toujours cru voir la plus sublime de vos actions dans la dernière qu'on lui annonçait. Il pensait en 1777 que Frédéric, vainqueur en trois guerres, législateur et père de ses peuples, ne pouvait pas s'élever plus haut. Mon frère mourut, et Frédéric, comblé de gloire et de grandeur, quand tout autre que lui n'aurait songé qu'à jouir paisiblement du fruit de ses travaux immenses, vit seul, au delà de la belle carrière qu'il avait parcourue, un but qui échappe au commun des rois. Jusqu'ici il avait surtout combattu pour les siens; il combattit pour les autres, il devint l'arbitre désintéressé des différends des souverains, l'organe de la justice suprême qui juge les nations. Elle parla par sa voix, elle trouva ce qu'elle ne trouve pas toujours sur la terre, des cœurs disposés à l'écouter; armée de toute la force<365> de l'héroïsme et de la saine raison, elle fut obéie. Telle est l'histoire de la dernière guerre, Sire, que votre modestie conte si différemment.

V. M. fait l'horoscope de celle qui dure encore. C'est le jugement le plus profond, énoncé avec toutes les grâces de l'imagination la plus riante. Vous seul donnez de l'universalité à des termes qui, pour le reste des hommes, ne sont bons qu'à quelques genres. Parfaitement rassurée sur toutes mes appréhensions, je rends grâce à l'auteur de notre repos de ce surcroît de tranquillité, et je le supplie d'agréer l'hommage de la haute estime et de l'admiration infinie avec laquelle je ne cesserai d'être, etc.

226. A L'ÉLECTRICE MARIE-ANTONIE DE SAXE.

Berlin, 28 décembre 1779.



Madame ma sœur,

J'ai voulu plus de mal que jamais à la goutte, qui vient de me livrer un nouvel assaut à la main droite, ce qui m'a mis hors d'état de pouvoir répondre plus tôt à la lettre flatteuse que V. A. R. a eu la bonté d'écrire. J'ai dit pour me consoler : Cette grande princesse souffre elle-même de la goutte; elle sait ce que c'est; ainsi elle aura quelque indulgence pour un pauvre diable qui se voit accablé de la même maladie. Pour en revenir à la lettre de V. A. R., elle me permettra que je compare sa plume au pinceau d'Apelles, qui embellissait et perfectionnait ses tableaux au point que par son art il surpassait de beaucoup la nature. C'est ainsi que vous vous complaisez, madame, de faire d'un nain un géant. Je commençais à me bouffir en lisant sa lettre; mais je m'aperçus bientôt que mon embonpoint n'était enfermé que dans les expressions avantageuses que vous daignez, ma<366>dame, employer à mon égard, et sitôt mon embonpoint disparut. V. A. R. est du petit nombre de ces personnes privilégiées de la nature; tout ce qu'elle touche se convertit en or.366-a Mériter son approbation doit me suffire, ce doit être le comble de mes vœux; et si des conjonctures assez heureuses se sont présentées, où, par le concours de différentes causes, j'ai pu être assez heureux que de rendre quelques petits services à ceux qui ont le bonheur de lui appartenir de près, je le regarde comme un des plus grands avantages que je tiens de la fortune, vous donner, madame, des preuves de mon admiration et de mon dévouement étant la chose à laquelle j'aspire le plus. C'est avec ces sentiments, joints à ceux de la plus haute considération, que je suis, etc.

<367>

IV. LETTRE DE FRÉDÉRIC AU COMTE DE SOLMS-SONNEWALDE. (23 JANVIER 1780.)[Titelblatt]

<368><369>

AU COMTE DE SOLMS-SONNEWALDE.

Le 23 janvier 1780.

Voici, sans y mettre beaucoup d'importance, ce que j'ai à répondre à votre lettre d'hier, relative au cérémonial. Nous n'avons et ne connaissons ici aucune différence de rang. Mon idée n'est nullement d'en introduire. Vous êtes décoré de mon ordre;369-a vous avez conséquemment le même rang que mes ministres et autres personnages qui portent cette distinction. C'est tout ce que je vous dirais à cet égard, si dans ce moment il ne me revenait une petite anecdote sur le cérémonial. Tandis que Charles-Quint se trouvait à Milan, il s'éleva entre les premières dames de sa cour, dont les unes prétendaient entrer et marcher devant les autres, un différend sur le pas et sur l'ordre dans lequel elles devaient marcher, qui parvint jusqu'à lui. L'Empereur décida que la plus folle entrerait la première. Cette décision leva tout différend; ces dames entrèrent dans l'ordre qu'elles étaient venues. Je ne veux rien savoir non plus d'aucun cérémonial;369-b quand vous serez le premier à la porte, vous entrerez le premier; et quand un autre s'y trouvera avant vous, il vous précédera.

Sur ce, etc.

<370><371>

V. LETTRES DE FRÉDÉRIC A MADAME DE BÜLOW, NÉE DE FORESTIER. (10 AVRIL ET 13 MAI 1780.)[Titelblatt]

<372><373>

1. A MADAME DE BÜLOW, NÉE DE FORESTIER.

Potsdam, 10 avril 1780.

J'excuse votre demande du 14. C'est un cœur maternel qui soupire après la démission de son fils. Mais votre tendresse vous fait sûrement illusion sur l'état de sa santé. Mon lieutenant-général,373-a son oncle, connaît bien mieux sa constitution. Elle n'est pas aussi délicate que vous prétendez, et tout ce qu'il y a, c'est que j'ai déjà observé depuis bien longtemps qu'il n'aime pas sa vocation, et qu'il préfère une autre carrière.

Sur ce, etc.

2. A LA MÊME.

Potsdam, 13 mai 1780.

Le tableau est sûrement trop chargé, que votre lettre du 11 présente de la constitution et de la santé de votre fils. C'est la trop grande tendresse d'une mère qui l'a tracé, et je ne suis point surpris des nuances tranchantes qu'elle y a mises. Mais elles ne m'éblouissent point, et vous n'avez vous-même qu'à consulter votre beau-frère sur<374> la santé de ce fils chéri, pour vous convaincre qu'elle n'est pas aussi délicate que vous vous imaginez. D'ailleurs, vous n'avez qu'à considérer quel sort attendrait votre fils, si je cédais à vos instances réitérées, et qu'il quittât effectivement mon service. Nullement au fait de l'économie rurale, quatre ou cinq ans suffiraient pour lui faire dépenser tout son bien; et qui sait si vous n'auriez pas avec lui le même sort que la veuve de Marschall et tant d'autres trop tendres mères ont déjà éprouvé de leurs enfants sans service et sans emploi? C'est au moins cette considération qui me défend de me laisser fléchir par les sollicitations réitérées de votre cœur maternel, et elle reçoit une nouvelle force quand je pense que le bien de ce même fils n'est pas à beaucoup près aussi considérable que de vous mettre à l'abri de mes appréhensions. Le temps des Romains n'existe plus, où les armes et la charrue s'échangeaient sans altérer les fortunes.

Sur ce, etc.

<375>

VI. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DE HERTZBERG. (29 AVRIL 1779 - 4 JANVIER 1781)[Titelblatt]

<376><377>

CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC LE MINISTRE D'ÉTAT M. LE COMTE DE HERTZBERG A L'OCCASION DE L'ÉCRIT : SUR LA LITTÉRATURE ALLEMANDE, ETC.

[M. de Hertzberg à Frédéric, Breslau, 29 avril 1779]

Pendant le séjour que le Roi fit à Breslau dans l'hiver de 1779, il dit un jour au ministre d'État comte de Hertzberg, qui se trouvait dans la même ville, qu'il doutait que Tacite pût être traduit en allemand avec autant de précision qu'en français. Il opina en même temps que les anciens Goths étaient venus de la Suède, et que les rois des Parthes de la race des Arsacides avaient joué dans l'histoire ancienne un rôle plus brillant que n'avaient fait les anciens Germains. M. le comte de Hertzberg, ayant soutenu le contraire, envoya au Roi le lendemain un échantillon d'une traduction des chapitres XXXVII et XLIV de Tacite, de son ouvrage sur la situation et les mœurs de la Germanie, avec la lettre suivante :

Breslau, 29 avril 1779.

Je prends la liberté de présenter à Votre Majesté un chapitre de la Germanie de Tacite, que j'ai traduit en allemand et en français. Il me semble que la traduction allemande ne le cède pas à la française, ni pour la précision, ni pour la pureté. Ce chapitre prouve en même<378> temps combien Tacite donnait la préférence aux Germains sur les Parthes et les Arsacides, et qu'on peut prouver par lui que les Goths, les Suèves ou Vandales, les Longobards, les Angles, les Rugiens, les Hérules et autres grands peuples, qui ont ensuite renversé l'empire romain, ont eu leurs anciens siéges entre l'Elbe et la Vistule, dans les contrées qui sont présentement soumises à la domination de V. M. J'espère qu'elle ne prendra pas en mauvaise part la liberté que je prends de lui présenter ce petit essai.

[Frédéric à M. de Hertzberg, (Breslau, 29 avril 1779)]

Le Roi renvoya au ministre sa lettre une demi-heure après, avec la réponse suivante, écrite en marge de la propre main du Roi :

J'ai lu cet essai de traduction de Tacite que vous m'envoyez, contre lequel il n'y a rien à dire; mais c'est la description des mœurs des Germains. Ce n'est pas ce qu'il y a de difficile à traduire, mais son style sentencieux et énergique dont il trace en peu de mots les caractères et les vices des empereurs romains. Que les traducteurs s'essayent sur la vie de Tibère, sur Claude; ce style laconique et pittoresque en même temps, où au moyen de deux mots il exprime tant de choses, c'est ce qui mérite l'imitation de nos auteurs. Peu de paroles et beaucoup de sens, voilà ce que nos écrivains doivent se prescrire comme la règle inviolable de leurs productions. Quot verba, tot pondera.378-a Je vous demande pardon de ce que mon ignorance a la hardiesse de citer du latin à votre sapience; mais c'est une présomption que j'espère que vous me pardonnerez.

[M. de Hertzberg à Frédéric, Sans-Souci, 8 novembre 1780]

Le Roi composa dans la suite l'écrit connu sous le titre : De la littérature allemande, etc.378-b Il fit venir M. de Hertzberg, au mois de novembre 1780, à Sans-<379>Souci, et après lui avoir lu ce mémoire, il le chargea de le faire imprimer en français. M. le comte, trouvant la critique de Sa Majesté sur la langue allemande trop sévère, s'efforça de justifier celle-ci de bouche, et envoya au Roi la traduction d'un passage plus difficile encore de Tacite (Annales, XIV, 53 et 54), avec la lettre suivante :

Sans-Souci, 8 novembre 1780.

Ne suis-je pas trop hardi, Sire, de présenter encore à Votre Majesté un petit essai de traduction d'un passage des Annales de Tacite? C'est la harangue par laquelle Sénèque essaye de rendre ses biens à Néron. J'ai tâché d'en faire une traduction aussi pure et aussi serrée que possible, d'après l'original latin. J'y ai comparé ensuite la traduction d'Amelot de la Houssaye, qui me paraît être une paraphrase entièrement francisée, sans que le traducteur ait partout compris le véritable sens du latin. Il est sûr, et je m'en aperçois encore plus par les observations très-justes que V. M. a daigné me faire lire, que la langue allemande a encore grand besoin d'être épurée et enrichie; et je suis persuadé que les règles que V. M. lui prépare contribueront plus que toute autre chose à former cette langue, et à encourager la nation d'y travailler.

[Frédéric à M. de Hertzberg, (Sans-Souci, 8 novembre 1780)]

Le Roi répondit, un quart d'heure après, par le billet suivant :

Voilà du bon allemand, et un des meilleurs morceaux que j'aie vus jusqu'ici; mais, pardonnez à ma critique peut-être trop sévère, je n'aime point le Beispiel dans votre phrase; il faut le mot d'Exempel. Il est sûr que si des gens de votre capacité et de votre savoir se mêlaient de former la langue allemande, ils y réussiraient indubitablement. Je vous remercie, en attendant, de la pièce que vous avez bien voulu me communiquer.

<380>

[M. de Hertzberg à Frédéric, Sans-Souci, 9 novembre 1780]

M. le comte de Hertzberg essaya encore, pendant son séjour de Sans-Souci, de faire lire au Roi un petit ouvrage allemand de M. Nicolai, Du Beau (Vom Schönen),380-a et le lui présenta par la lettre suivante :

Sans-Souci, 9 novembre 1780.

Votre Majesté m'a confondu hier par une critique sévère, mais que je ne saurais que trouver juste, du livre que je lui ai présenté. Il me paraît pourtant que la fin de ce conte est si élevée, et se rapproche si fort des règles que V. M. m'a lues hier, que je hasarde de le lui présenter encore une fois, et de soumettre à son bon plaisir si elle ne voudrait pas en lire quelques pages depuis celle de 62. On y représente comme le plus beau un vieux ex-ministre qu'un des princes avait retrouvé et ramené à la cour de son père, qui, après en avoir été chassé par les calomnies d'un rival culbuté ensuite, recueille celui-ci, et le rend vertueux. Il semble que ce conte étale des sentiments fort beaux, énoncés avec force, élégance et précision, et qu'il retrace le souvenir de Télémaque et d'Idoménée. Je ne me crois pourtant pas juge compétent, et je demande pardon à V. M. de la liberté que je prends de l'importuner encore une fois.

[Frédéric à M. de Hertzberg, (Sans-Souci, 9 novembre 1780)]

Sa Majesté renvoya bientôt ce livret, avec cette réponse :

Ceci est plus passable que ce que j'ai lu hier; mais toutefois dans deux pages il y a deux fautes.380-b Les brennende Wangen (joues brûlantes) peuvent avoir lieu chez un homme transporté de colère ou pris de vin; mais ici c'est une fausse épithète, qui ne convient point à un prince qui se réjouit. Je suis trop sincère pour applaudir à de telles fautes.

<381>

Frédéric à M. de Hertzberg, (Sans-Souci), 10 novembre 1780

M. le comte de Hertzberg étant retourné à Berlin, le Roi lui envoya son ouvrage De la littérature allemande, etc., accompagné de la lettre suivante :

10 novembre 1780.

Voici le reste de mon ouvrage, qu'on a copié; j'y ai fait de petites corrections, et je l'abandonne à votre examen, ainsi qu'à la peine que vous voulez bien prendre de le faire traduire. Je souhaite que mes contemporains me fournissent de justes sujets de les louer; personne ne sera plus porté que moi de faire leur panégyrique. S'il y en avait beaucoup qui vous ressemblassent, j'aurais la matière toute prête; et je vous assure que je leur rendrais justice en ayant pour eux la même estime que j'ai pour votre personne.

[M. de Hertzberg à Frédéric, Berlin, 12 novembre 1780]

M. de Hertzberg proposa au Roi quelques petits changements par la lettre suivante :

Berlin, 12 novembre 1780.

J'ai reçu la fin de l'ouvrage excellent sur la littérature allemande que V. M. a daigné me confier. J'en ai donné l'original à M. Thiébault, pour l'impression française, après en avoir tiré une copie exacte, et je m'occupe actuellement à le faire traduire et imprimer en allemand. J'en enverrai aussi des exemplaires à V. M., avant que l'impression en soit achevée.

V. M. ne désapprouvera peut-être pas si je substitue en deux endroits des noms qui me paraissent avoir été confondus dans la copie. Par exemple, la comparaison outrée d'une escarboucle ne se trouve pas dans un ouvrage de Heineccius, mais dans un autre du professeur Ebertus,381-a à Francfort, auquel la lecture des romans espagnols avait<382> tourné la tête. Ensuite, quand on propose aux Allemands pour modèle d'un bon historien Thomasius, je crois qu'il convient de mettre le nom de Mascov, qui est effectivement un de nos meilleurs historiens, au lieu que Thomasius n'a pas écrit en allemand, et ne s'est pas distingué dans l'histoire,382-a mais dans le droit et la philosophie, ayant détruit le règne des fées.

Je ne sais aussi si j'oserais proposer les vers ci-joints de Gottsched,382-b pour les mettre à la place de cette impertinente strophe : Scheuss, etc. On soutient que ceux-ci ne se trouvent dans aucun poëme allemand imprimé, et les vers ci-joints, qui sont de Gottsched, auteur classique parmi les Allemands, ne leur cèdent pas en ineptie et en phébus.

Ces changements ne porteraient que sur des noms et des allégations, mais sur rien d'essentiel. Je prévois d'ailleurs que les Allemands sensés et non prévenus seront enchantés de voir qu'un roi qui a porté la gloire de sa nation au plus haut degré par son règne, par l'épée et par la plume, mais qui a passé jusqu'ici pour n'avoir pas fait grand cas de la langue allemande, est pourtant celui qui en<383> approfondit le mieux le fort et le faible, et donne les meilleures règles pour la perfectionner.

Je suis sûr que cet exemple excitera l'émulation et les plus grands efforts de la nation, tout comme V. M. a donné à tous les souverains de l'Europe l'envie de régner par eux-mêmes. Je crois pouvoir dire sans vanité que le grand exemple que V. M. a donné à l'univers d'une vertu tout à fait extraordinaire m'a toujours servi d'aiguillon pour l'imiter dans la sphère étroite d'un particulier. L'approbation que V. M. a daigné me témoigner dans sa dernière lettre et une précédente, ainsi que l'accueil gracieux dont elle m'a honoré à Sans-Souci, et dont je lui fais mes très-humbles remercîments, mettent le comble à ma félicité, et augmentent le désir dont je suis animé de justifier sa bonne opinion. Je ne souhaite plus rien que d'avoir des occasions fréquentes de pouvoir prouver la haute vénération et l'attachement respectueux avec lesquels je suis, etc.

[Frédéric à M. de Hertzberg, le 13 novembre 1780]

Sa Majesté n'agréa pas ces changements, selon la réponse suivante :

Le 13 novembre 1780.

Je vous demande grâce pour l'escarboucle; il faut qu'elle reste dans l'ouvrage; la chose est vraie, et tout le monde en a beaucoup ri l'année 1722. C'était à Wusterhausen, où j'ai vu et lu cette belle lettre. Au reste, vous pouvez être content de ma modération; je n'ai fouetté vos Allemands qu'avec des verges de roses, et j'ai modéré en bien des endroits la sévérité de la critique; ainsi ayez-moi obligation de ma retenue, et ne me poussez pas à bout. Je suis avec estime, etc.

NB. Thomasius a professé l'histoire à Halle; je sais des personnes qui ont étudié sous lui; on m'a même rapporté quelques-uns de ses traités, qui étaient de main de maître, parce qu'il traitait du droit, de l'histoire et de la philosophie, qu'il possédait toutes supérieurement.

<384>

[M. de Hertzberg à Frédéric, (Berlin), 14 novembre 1780]

M. le comte de Hertzberg fit une nouvelle tentative pour sauver l'honneur de sa nation, dans la lettre suivante, laquelle fut renvoyée avec une marginale :

14 novembre 1780.

J'exécuterai ponctuellement les intentions de Votre Majesté. L'escarboucle y sera; je voulais seulement substituer le nom du véritable auteur, Ebertus, à celui de Heineccius. V. M. s'est trop bien souvenue de l'an 1722. J'ai trouvé le livre, qui est effectivement de cette année. Thomasius gardera aussi sa place. Il est vrai qu'il a beaucoup et supérieurement écrit sur le droit public et féodal, étroitement lié à l'histoire. Mascov ne l'a surpassé que pour l'allemand. J'ai compris que V. M. permet qu'on fasse usage des vers asiatiques de Gottsched. Les Allemands se soumettront à la censure très-juste de V. M.; ils demanderont seulement grâce pour quelques modernes.

[M. de Hertzberg à Frédéric, Berlin, 19 novembre 1780]

Le Roi avait écrit à la marge : « Je ne peux plus rien changer à ces bagatelles. » L'impression de l'ouvrage étant ensuite avancée, M. le comte de Hertzberg l'envoya au Roi avec la lettre suivante :

Berlin, 19 novembre 1780.

Comme l'impression de l'ouvrage que Votre Majesté a daigné confier au professeur Thiébault et à moi ne pourra être achevée que vers la fin de la semaine, je prends la liberté de lui en présenter la première feuille en français et en allemand. V. M. verra qu'on a exactement suivi l'original français, à quelques fautes typographiques près, qui seront encore corrigées. J'espère aussi qu'elle sera contente de la traduction allemande, que j'ai fait faire par le conseiller de guerre et archivaire Dohm,384-a et qui répond aussi parfaitement à l'ori<385>ginal, quoique, pour être conforme au génie de la langue, elle ne soit pas tout à fait littérale. C'est en relisant et en traduisant cet écrit admirable que j'ai été encore plus pénétré et convaincu de la vérité et de la justesse des excellentes leçons que V. M. y donne à sa nation.

[Frédéric à M. de Hertzberg, Potsdam, 20 novembre 1780]

Sa Majesté y répondit de cette manière :

Potsdam, 20 novembre 1780.

Je vous remercie des soins que vous voulez bien vous donner, selon votre rapport du 19, pour l'impression de l'ouvrage que je vous ai confié, et dont vous me présentez la première feuille; j'attendrai le reste lorsque tout sera prêt. Je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

[M. de Hertzberg à Frédéric, Berlin, 3 janvier 1781]

L'écrit du Roi ayant paru, entre autres savants, l'abbé Jérusalem fit une apologie modeste de la littérature allemande. S. A. R. madame la duchesse douairière, qui l'avait occasionnée, l'envoya aussitôt au Roi. Sa Majesté la communiqua, par une lettre très-gracieuse du 28 décembre 1780, à M. le comte de Hertzberg, qui se trouvait alors attaqué d'une maladie très-dangereuse. Ce ministre écrivit là-dessus au Roi la lettre suivante :

Berlin, 3 janvier 1781.

Sire, je reconnais comme une marque précieuse du gracieux souvenir de V. M. qu'elle m'a communiqué l'écrit de l'abbé Jérusalem sur la littérature allemande, qu'il a adressé à S. A. R. madame la duchesse douairière de Brunswic, à l'occasion du mémoire de V. M. sur la même matière. Je l'ai lu aussitôt que ma santé très-affaiblie me l'a permis, et j'en ai fait faire par le secrétaire Le Coq, de notre chancellerie, une traduction française que je présente ci-jointe à V. M., au cas qu'elle veuille la lire en tout ou en partie. Le mémoire de<386> l'abbé Jérusalem a son mérite, et me paraît écrit avec vérité, modestie et pureté. Il y applaudit, en général, aux raisons que V. M. allègue du peu de progrès de la langue allemande, savoir aux guerres qui pendant deux siècles ont désolé l'Allemagne, et au manque de protection des souverains; et il avoue que l'éloquence du barreau et de l'Église ne pourra jamais devenir aussi brillante en Allemagne qu'en France, à cause de la constitution et des principes de religion, sur quoi il dit des choses assez mémorables. Il convient que la langue allemande cède à la langue française en harmonie; mais il soutient qu'elle la surpasse en force, et qu'elle est tout aussi harmonieuse que la langue grecque, qui avait autant de consonnes et plus de diphthongues. Il soutient enfin que, depuis le règne de V. M. et depuis le grand exemple qu'elle a donné à toute l'Europe de la culture de toutes les sciences, la littérature et la langue allemande avait pris un essor qui lui promettait en peu la préférence sur celles des autres nations. Enfin ce prélat appuie son sentiment par des raisons et des exemples qui rendent ce mémoire d'autant plus intéressant, qu'il s'accorde pour l'essentiel avec celui de V. M.

J'ai cru devoir exposer à V. M. mon faible sentiment sur cette pièce, autant que mon état présent me le permet. Je suis avec le plus profond respect, etc.

[Frédéric à M. de Hertzberg, Berlin, 4 janvier 1781]

Le Roi répondit à cette lettre par la suivante :

Berlin, 4 janvier 1781.

J'ai reçu par votre lettre d'hier la traduction de l'écrit de l'abbé Jérusalem sur la littérature allemande, que je vous renvoie avec bien des remercîments des peines que vous vous êtes données à ce sujet. Je dois cependant vous prier de vous ménager encore beaucoup, et de laisser tout ouvrage qui demanderait une tension d'esprit trop<387> continue de votre part, crainte de différer ou de retarder votre rétablissement. Si vous suivez cet avis, j'espère de vous voir bientôt recouvrer votre première santé, ce dont personne ne sera plus charmé que moi.

Sur ce, etc.

A M. DE HERTZBERG.387-a

Potsdam, Ier août 1779.

L'état critique de votre santé me fait de la peine, et je vous permets de vous rendre pour six semaines à Pyrmont, pour éprouver de nouveau la vertu des eaux minérales. Je serai bien aise si elles vous font tout le bien qu'on vous en fait espérer, et vous pourrez partir pour cette ville quand vous le jugerez à propos. Mais avant de partir, vous aurez soin de m'indiquer un homme discret et maître des deux langues, auquel je pourrais confier la traduction d'un mémoire français en allemand. J'en ai besoin à l'heure qu'il est, et je l'attends de votre choix.

Sur ce, etc.387-b

Je voudrais volontiers faire traduire une pièce française en allemand. Indiquez-moi, je vous prie, un homme qui entend bien les<388> deux langues, et qui est capable de traduire l'original avec toute sa force.388-a

AU MÊME.

Potsdam, 3 août 1779.

Connaissant la pureté de la source d'où vient la proposition que vous me faites, j'agrée le sieur Dohm pour le nouveau poste que vous voulez créer dans mes Archives, et je vous abandonne entièrement le soin de sa vocation et de son installation, tout comme au département celui de répondre à la dernière dépêche du comte de Nostitz,388-b en date du 23 juillet dernier.

Il en est de même de l'archiviste et secrétaire privé Kluge, qui vous paraît capable de traduire en allemand la pièce française dont je vous ai parlé,388-c sans déroger à la force des termes de l'original. Mais comme votre départ pour Pyrmont ne permettra point de vous l'adresser encore à temps, je la ferai tenir immédiatement à cet archiviste.

Sur ce, etc.

<389>

VII. LETTRE DE FRÉDÉRIC A M. LION GOMPERZ. (6 SEPTEMBRE 1781.)[Titelblatt]

<390><391>

A M. LION GOMPERZ.

Potsdam, 6 septembre 1781.

Les Lettres sur la langue et la littérature allemande et les moyens de corriger ses défauts, que vous m'adressez en date du 30 mai, me sont parvenues seulement ces jours-ci; elles renferment des observations justes, qui vous font honneur. Je vous remercie de l'attention que vous me témoignez en me les présentant, à laquelle je ne puis qu'être sensible, priant Dieu, sur ce, etc.

<392><393>

VIII. LETTRE DE FRÉDÉRIC AU GÉNÉRAL ELIOTT. (OCTOBRE 1782.)[Titelblatt]

<394><395>

TO GENERAL ELIOTT.395-a

(Octobre 1782.)

Whilst the eyes of the world have for these three years been fixed on Gibraltar, I have been an attentive observer of what has passed, confident as to the resuit.395-b

Although unconnected with this war myself, yet it may be permitted to an old companion in arms, to congratulate you on the glory you have gained, and to unite with the rest of Europe in admiration of your ever memorable defence.

<396><397>

IX. LETTRES DE FRÉDÉRIC A M. DE ZASTROW. (12 JANVIER 1778 - 3 AOUT 1783.)[Titelblatt]

<398><399>

1. AU LIEUTENANT DE ZASTROW.

Berlin, 12 janvier 1778.

J'ai trouvé très-bien le plan d'opérations que vous avez mis sous mes yeux. J'en ai été édifié, et suis charmé de voir que votre application soit suivie de quelque succès. Si vous continuez sur le même pied, j'aurai soin de vous.

Sur ce, etc.

399-aVous êtes sûrement un bon sujet; j'aurai soin de vous.399-b Il faut que vous releviez le nom de Zastrow.399-c

2. AU MÊME.

Potsdam, 4 décembre 1780.

Il paraît bien, par votre lettre du 2, que vous voulez à toute force vous marier. Ainsi soit-il! J'y consens,399-d puisque je m'aperçois bien qu'il n'y a plus moyen de vous faire renoncer. Mais voici mon pro<400>nostic, et je ne serai pas longtemps sans le voir accompli. Peu de temps passé dans cet état qui présente à vos yeux éblouis une riche et brillante perspective, vous vous sentirez entraîné par votre femme à échanger votre carrière actuelle contre celle de la campagne; vous demanderez votre congé, et, après l'avoir obtenu, vous enfouirez vos talents militaires et vos connaissances, qui vous frayeraient le chemin à des places distinguées dans mon armée. Tel sera votre sort; souvenez-vous que je vous l'ai prédit.

Sur ce, etc.

3. AU MÊME.

Potsdam, 3 août 1783.

Je ne saurais qu'applaudir infiniment à votre application dans mon service militaire. Vos remarques sur la guerre dans les montagnes, ainsi que votre plan d'attaque sur les quartiers autrichiens dans la dernière campagne, dans le cercle de Braunau, font voir que vous vous attachez à l'essentiel de l'art militaire, et que même vous avez fait des progrès sensibles dans cette science difficile. Je les ai reçus avec beaucoup de plaisir à la suite de votre lettre d'hier, et je suis bien aise de vous dire que je les ai parfaitement bien accueillis, ne doutant point que vous mériterez, par une application non interrompue, mes suffrages et mes bontés.

Sur ce, etc.

<401>

X. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC D'ALEMBERT. (1746 - 30 SEPTEMBRE 1783.) PREMIÈRE PARTIE. (1746 - 15 DÉCEMBRE 1774)[Titelblatt]

<402><403>

1. DE D'ALEMBERT.

(1746.)

L'amour de Votre Majesté pour les lettres, et les bontés dont elle comble ceux qui les cultivent, me font espérer qu'elle voudra bien me permettre de lui dédier ma dissertation sur la cause des vents,403-a que l'Académie royale des sciences et belles-lettres de Berlin vient d'honorer du prix.403-b Quelque flatté que je sois du suffrage de cet illustre corps, la protection d'un prince aussi éclairé que Frédéric le Grand, et d'un monarque aussi admiré dans toute l'Europe, me toucherait encore infiniment davantage; et j'avouerai, Sire, que le principal motif qui m'a soutenu et animé dans mon travail a été le désir que j'avais de le rendre digne de vous. Si V. M., sensible à mes efforts, m'accorde la permission de faire paraître cet ouvrage sous ses auspices, je regarderai cette grâce comme le plus précieux avantage et comme la récompense la plus gracieuse.

Je suis avec un très-profond respect,



Sire,

de Votre Majesté
le très-humble et très-obéissant serviteur,
d'Alembert.403-c

<404>

2. DU MÊME.

(Novembre 1746.)



Sire,

Mon entrée dans une académie que Votre Majesté a rendue florissante, et le suffrage public dont un corps si illustre vient d'honorer cet ouvrage,404-a sont les titres sur lesquels j'ose m'appuyer pour vous faire hommage de mon travail. J'ai cru que ces titres me suffiraient auprès d'un prince qui favorise les sciences, et qui se plaît même à les cultiver. La protection que vous leur accordez, Sire, est d'autant plus flatteuse, qu'elle est éclairée. Comme V. M. sait animer les talents par son exemple, elle sait aussi les discerner par ses propres lumières; le vrai mérite l'intéresse, parce qu'elle en connaît le prix, et qu'elle contribue trop à la gloire de l'humanité pour ne pas aimer tout ce qui en fait l'honneur. Elle appelle de toutes parts ceux qui se distinguent dans la noble carrière des lettres; elle les rassemble autour de son trône; et, pour mettre le comble aux bienfaits qu'elle répand sur eux, elle y joint une récompense supérieure à toutes les autres, sa faveur et sa bienveillance. Ainsi ce même Frédéric qui, dans une seule campagne, remporte trois grandes victoires, soumet un royaume, et fait la paix, augmente encore le petit nombre des monarques philosophes, des princes qui ont connu l'amitié, des conquérants qui ont éclairé leurs peuples, et les ont rendus heureux. Tant de qualités, Sire, vous ont à juste titre mérité le nom de Grand404-b dès les premières années de votre règne; vous l'avez en même<405> temps reçu de vos sujets, des étrangers et de vos ennemis; et les siècles futurs, d'accord avec le vôtre, admireront également en vous le souverain, le sage et le héros. Puis-je me flatter, Sire, que, parmi les acclamations de toute l'Europe, V. M. entendra ma faible voix, et que, au milieu de sa gloire, elle ne dédaignera point l'hommage d'un philosophe? Si cet hommage ne répond pas à la grandeur de son objet, il a du moins les principales qualités qui peuvent le rendre digne de vous; il est juste, il est libre, et je ne pouvais le mieux placer qu'à la tête d'un livre dont toutes les pages sont consacrées à la vérité.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

3. DU MÊME.

(1751.)



Sire,

Votre Majesté a bien voulu recevoir mes premiers hommages dans un temps où elle était principalement connue par des victoires. La philosophie, plus sensible au bonheur des hommes que frappée de ce qui les éblouit, pardonne aux conquérants le mal qu'ils font à leurs ennemis, à proportion du bien qu'ils font à leurs sujets. Tout ce que V. M. a exécuté, depuis six années de paix, pour le bonheur de ses peuples, pour la réformation de la justice, pour le progrès des sciences<406> et du commerce, tout cela, Sire, a convaincu l'Europe entière que vous savez aussi bien régner que vaincre. J'ai consacré l'un de mes ouvrages à Frédéric conquérant; c'est à Frédéric roi que je présente celui-ci.406-a

Je suis, etc.

4. A D'ALEMBERT.

Potsdam, 2 juillet 1754.

Le plaisir et la satisfaction de donner des marques de mon estime à un homme de mérite ont été les seuls motifs qui m'ont porté à vous donner la pension dont je vous ai gratifié.406-b Je n'exige rien de vous que la continuation de l'attachement que vous me témoignez dans votre lettre. Il sera toujours précieux aux yeux de celui qui sait penser, et dont l'âme, dégagée des préjugés ordinaires, sait apprécier l'attachement d'un philosophe qui l'est par sentiment, et non par intérêt et par vanité. Je serai toujours charmé de vous voir, dès que vos affaires vous permettront de venir. Je vous recevrai comme quelqu'un comme vous doit être reçu, et vous vous convaincrez par vous-même de l'estime que j'ai pour les gens d'un vrai mérite, et des marques de considération que je leur donne.406-c Sur ce, etc.

<407>

5. DE D'ALEMBERT.

Paris, 16 juillet 1754.



Sire,

La lettre dont Votre Majesté vient de m'honorer ajouterait encore à ma reconnaissance, s'il était possible qu'elle augmentât. Vos bienfaits m'ont honoré bien au delà de ce que j'aurais osé attendre, et m'ont rendu beaucoup plus riche que je n'avais besoin de l'être; mais, quand j'aurais à me plaindre de l'injustice du sort ou de celle des hommes, ces bienfaits, Sire, auraient suffi pour m'en consoler. Je regarderai comme le plus heureux moment de ma vie celui où il me sera permis enfin d'aller témoigner par moi-même à V. M. les sentiments tendres et respectueux dont je suis pénétré pour elle; et je n'oublierai rien pour hâter ce moment que mon cœur désire. Mon amour-propre le redouterait peut-être, si vos bontés, Sire, ne me répondaient de votre indulgence, et si je ne savais d'ailleurs que je dois ces bontés à ma façon de penser bien plus qu'à mes faibles talents. C'est aussi principalement, Sire, par cette façon de penser, par ma reconnaissance et mon attachement inviolable, que je suis jaloux de conserver l'estime de V. M.; et j'ose me flatter de n'avoir point le malheur de la perdre en me laissant voir tel que je suis. Je suis avec le plus profond respect, etc.

<408>

6. DU MÊME.

Paris, 11 mars 1760.



Sire,

J'ai trop bonne opinion de ma patrie pour imaginer qu'elle me fasse un crime de la reconnaissance; mais, dût-il m'en arriver des malheurs que je ne dois ni prévoir, ni craindre, je cède à un sentiment plus fort que moi. Je supplie donc V. M. de recevoir mes très-humbles et très-respectueux remercîments pour la belle Épître dont elle vient de m'honorer.408-a Mon amour-propre, Sire, en est si flatté, et à si juste titre, que mes éloges doivent être suspects; cependant, ma vanité mise à part, il ne me paraît pas possible d'exprimer avec plus de force et de noblesse des vérités importantes au genre humain, et malheureusement trop peu connues de ceux qui devraient en être les plus puissants défenseurs.

Les circonstances présentes, et mon respect pour les occupations de V. M., ne me permettent pas de lui en dire davantage. Puissions-nous, Sire, pour le repos de l'humanité et pour le bien de la philosophie, qui a si grand besoin de vous, jouir bientôt de cette paix si désirée! Elle me procurera le seul bonheur que je souhaite, celui d'aller mettre aux pieds de V. M. ma profonde vénération et mon attachement inviolable. Cette prose, Sire, ne vaut pas les vers de V. M.; mais les sentiments qu'elle exprime sont simples et vrais comme elle.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

<409>

7. DU MÊME.

Paris, 22 décembre 1760.



Sire,

J'ai respecté, comme je le devais, les grandes et glorieuses occupations de V. M. durant cette campagne; et c'est par ce motif que je n'ai pas cru devoir l'importuner même de ma reconnaissance. V. M. vient d'y acquérir de nouveaux droits par la belle écritoire de porcelaine qu'elle a bien voulu me donner; je l'ai reçue, Sire, le 15 août,409-a jour dont les généraux autrichiens, malgré leurs épées bénites, se souviendront aussi longtemps que moi. L'usage le plus digne que je pusse faire d'un pareil présent, ce serait de l'employer, Sire, à écrire l'histoire de V. M.; mais cet ouvrage est réservé à une plume plus éloquente que la mienne.

Puissé-je, Sire, voir arriver bientôt le moment auquel j'aspire, celui de mettre aux pieds de V. M. mes profonds respects, mon admiration, ma reconnaissance éternelle, et l'attachement inviolable avec lequel je serai toute ma vie, etc.

8. DU MÊME.

Paris, 20 février 1761.



Sire,

Je dois de nouveaux remercîments à Votre Majesté pour la lettre qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire. Cette lettre, Sire, en me flat<410>tant infiniment, m'inquiète néanmoins et m'afflige par le peu d'espérance qu'elle me donne d'une paix prochaine, que toutes sortes de raisons me font désirer. Plût à Dieu que cette paix dépendît de moi! Elle serait bientôt faite, Sire, à la satisfaction de V. M. et à celle de la France, car je n'ai pu m'accoutumer encore à regarder vos intérêts comme séparés. Puisse la campagne qui va commencer bientôt être la dernière de cette guerre affreuse, et mettre fin aux maux de l'humanité!

Je suis avec le plus profond respect,410-a etc.

9. DU MÊME.

Paris, 27 mai 1762.



Sire,

« Votre Majesté est bien ingrate d'avoir tant maltraité ses maîtres, » disait le général suédois Rehnsköld au czar Pierre, après avoir été bien battu.410-b Permettez-moi d'adresser à V. M. la moitié de ce reproche, et de lui dire aussi qu'elle est bien ingrate de maltraiter comme elle le fait,410-c je ne dis pas son maître, je ne dis pas même son disciple, mais celui de tous les géomètres qui lit et qui admire le plus vos ouvrages, en dépit de la géométrie et de vos bons mots. Il est vrai,<411> Sire, car ces géomètres ont un orgueil de Lucifer, que je me tiens bien pour aussi maltraité que Rehnsköld, mais non pas pour aussi battu; et j'ajouterai, en mettant le comble à l'orgueil, que, pour l'honneur de V. M. même, je serais bien fâché de l'avoir été. Non, Sire, un poëte qui pense autant que vous, et qui prend la peine d'exprimer en beaux vers ce qui ne perdrait rien à être dit en prose, n'empêchera jamais le sévère compas des géomètres de percer d'outre en outre des rimailleurs qui suent sang et eau pour nous apprendre en cadence qu'il fait jour en plein midi. Ce sont là les hommes à qui j'en veux, et avec qui je ne me réconcilierai pas en vous lisant.

Je crois donc sans peine ce que V. M. a eu la bonté de me faire dire, qu'elle n'a voulu que s'égayer un moment aux dépens des enfants d'Archimède, et surtout aux miens; et je le lui pardonne de tout mon cœur, en considérant qu'il est dans le monde des gens plus considérables que nous, qui calculent encore plus mal, et dont V. M. sait encore mieux se moquer. Aussi je soupçonne que ces messieurs-là en sont un peu plus fâchés que moi; et je trouverais assez que V. M. a de quoi rire, si par contre-coup mon pauvre pays n'avait pas de quoi pleurer.

L'apologie que fait V. M. de la poésie pastorale411-a me paraît bien naturelle dans un prince qui mène depuis six ans une vie aussi champêtre; jamais souverain n'eut autant de droit que vous d'en prendre le parti. Pour moi, Sire, qui n'ai pas eu l'honneur, comme V. M. et César, de passer avec les moutons les nuits d'été à la belle étoile, je ne puis prendre le même plaisir aux productions moutonnières en tout sens des faiseurs d'églogues modernes. Je suis bien honteux, pardonnez-moi cette citation, de ressembler au philosophe Zadig, qui ne s'intéresse au mouton que quand il est tendre;411-b et ce qui me<412> fâche encore pour les moutons, c'est d'avoir vu le berger Fontenelle, qui dans sa jeunesse les a tant caressés,412-a en revenir à Zadig dans sa vieillesse.

V. M., j'en conviens encore, est plus en état que personne d'expliquer, à propos de l'Ode, ce que c'est qu'un beau désordre,412-b elle qui a mis si souvent les armées de ses ennemis dans un désordre qu'elle a dû trouver magnifique. Mais, Sire, un géomètre qui a eu l'avantage de voir les convulsions des jansénistes,412-c et l'honneur de s'en moquer, n'est pas plus disposé à faire grâce à celles de la pythonisse et de la plupart de nos faiseurs d'odes; et je ne croirai jamais, quoi que vous en disiez, qu'il ait fallu se faire fou de sang-froid pour produire des odes comme celles d'Horace, de Rousseau, et de V. M.

Enfin, Sire, dût V. M. me trouver bien opiniâtre dans mes paradoxes, tout ce qu'elle fait en paix et en guerre, depuis vingt-deux ans de règne, me rend plus attaché que jamais à la méthode d'étudier l'histoire à rebours; et je vais parier contre vous que, dans les Mémoires de Brandebourg, la postérité lira l'histoire de Frédéric avant celle de Jean le Cicéron et d'Albert l'Achille. Ce n'est pas ma faute si, en poésie comme en histoire, vos ouvrages et vos actions m'empêchent d'adhérer à vos principes. Quintilien dit que les exemples font plus d'impression que les règles, et V. M. vaut encore mieux à étudier qu'à croire. Mais je m'aperçois que j'abuse de ses bontés et de sa patience, et que, tout en faisant des épigrammes contre la géométrie, elle a cent mille Autrichiens à renvoyer de chez elle, et cent mille Russes à prier de n'y plus revenir. Puisse la paix, Sire, être bientôt faite entre les nations! Celle de la poésie et des géomètres<413> ne sera pas difficile à conclure, surtout si V. M. daigne en être la médiatrice.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

10. DU MÊME.

Paris, 23 décembre 1762.



Sire,

J'ai respecté, suivant la loi que je me suis toujours imposée, les occupations de V. M. durant cette campagne; elles ont d'ailleurs été si brillantes, que je me serais fait un scrupule de les troubler, quelque pressé que je fusse d'arracher bien ou mal les traits dont V. M. me perce impitoyablement dans la charmante Épître qu'elle m'a fait l'honneur de m'adresser.413-a A présent, Sire, que le maréchal Daun vient de terminer ses glorieuses expéditions, ce serait à moi indigne à lui succéder; car le sort de V. M. est d'être toujours en guerre, l'été avec les Autrichiens, l'hiver avec la géométrie. Mais, Sire, puisque la fière et redoutable maison d'Autriche a la modestie de se tenir pour battue, l'humble géométrie ne sera pas plus difficile; elle n'a rien de mieux à faire que d'imiter MM. de Bamberg et de Würzbourg, c'est-à-dire, de payer et de se taire.413-b

Je n'ai presque plus d'espérance de revoir V. M.; je ne sais plus quand finira cette guerre affreuse et destructive. Je sais seulement, et toute l'Europe le sait comme moi, qu'il ne tient pas à V. M. que l'humanité ne respire enfin après tant de malheurs. Mais puisque vos ennemis ne sont point encore las de faire égorger et périr de<414> misère un si grand nombre d'hommes, il me sera du moins permis, à présent que la maison d'Autriche n'est plus notre alliée, de donner un libre cours à mes vœux; de souhaiter à V. M. tous les succès et toute la gloire que méritent sa grandeur d'âme, son courage, ses talents et ses travaux; de souhaiter surtout que sa tranquillité et celle de ses peuples soient bientôt assurées par une paix durable et glorieuse, quand même, au grand scandale de la géométrie, le traité devrait être en vers.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

11. DU MÊME.

Paris, 7 mars 1763.



Sire,

Il m'est donc permis de respirer enfin, après tant de tourments et d'inquiétudes, et de laisser agir en liberté des sentiments si longtemps renfermés et contraints au fond de mon âme. Il m'est permis de féliciter V. M. sur ses succès et sur sa gloire, sans craindre d'offenser personne, sans trouble pour le présent, et sans frayeur pour l'avenir. Que n'a-t-elle pu lire dans mon cœur depuis six ans les mouvements qui l'ont agité, la joie que m'ont causée ses victoires (excepté celle de Rossbach, dont V. M. elle-même m'aurait défendu de me réjouir), et l'intérêt plus vif encore que j'ai pris à ses malheurs, intérêt d'autant plus grand, que je sentais ce que ces malheurs pouvaient coûter un jour à mon pays, et que je plaignais la France, sans oser même le lui dire! Je ne sais si nous traiterons les Autrichiens comme nous avons traité les jésuites; les premiers nous ont fait pour le moins autant<415> de mal que les seconds, et nous ne pouvons pas dire comme les chrétiens que la nouvelle alliance vaut mieux que l'ancienne. Mais enfin ma patrie respire, V. M. est tranquille et au comble de la gloire; je ne veux plus de mal à personne. Puissiez-vous, Sire, jouir longtemps de cette paix et de cette gloire si justement acquises! Puissiez-vous montrer encore longtemps à l'Europe l'exemple d'un prince également admirable dans la guerre et dans la paix, grand dans la prospérité et encore plus dans l'infortune, au-dessus de l'éloge et de la calomnie!

Avec quel empressement, Sire, n'irai-je pas exprimer à V. M. ce que ma plume trace ici faiblement, et ce que mon cœur sent bien mieux! Quelle satisfaction n'aurai-je pas de mettre à vos pieds mon admiration, ma reconnaissance, mon profond respect, et mon attachement inviolable! Mais, Sire, je sens que, dans ces premiers moments de repos, V. M., occupée tout entière à essuyer des larmes qu'elle a vues couler malgré elle, aura bien mieux à faire que de converser de philosophie et de littérature. J'attendrai donc son loisir et ses ordres pour aller passer quelque temps auprès d'elle. C'est là, c'est dans ses entretiens que je puiserai les lumières nécessaires pour étendre ces Éléments de philosophie auxquels elle a la bonté de s'intéresser. Ce travail exige de l'encouragement, et c'est auprès de vous seul que la philosophie peut en trouver; car elle n'est pas si heureuse que V. M., elle n'a pas fait la paix avec tous ses ennemis. Ne croyez point, Sire, qu'elle entende assez mal ses intérêts pour vouloir être en guerre avec vous; et que deviendrait-elle, si elle perdait un appui tel que le vôtre? La géométrie suivra son exemple; elle signera sa paix comme les Autrichiens, et avec plus de plaisir qu'eux. Elle se gardera bien surtout de vouloir ôter à V. M. ses hochets,415-a malgré les coups qu'elle en a reçus; elle sait trop bien qu'on ne lui ôte rien sans s'en repentir, et sans être forcé de le lui rendre. Elle ira s'instruire et s'éclairer<416> auprès de vous; elle ira porter à V. M., sans avoir à craindre le reproche de flatterie, les vœux, l'amour et le respect de tous ceux qui cultivent les lettres, et qui ont le bonheur de voir dans le héros de l'Europe leur chef et leur modèle.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

12. A D'ALEMBERT.

Berlin, 14 avril 1763.

Nos campagnes sont finies. Je suis sensible à la part que vous y prenez. La paix est si bien faite, que j'espère n'avoir plus rien à démêler avec la Reine et avec la géométrie. Je vais donc vivre tranquillement avec les Muses, et occupé à réparer les malheurs de la guerre, dont j'ai toujours gémi. Je compte faire en juin ou juillet un petit voyage dans le pays de Clèves. Si vous voulez vous y rendre, je vous ferai marquer le temps précis de mon départ, et je vous ramènerai en toute sûreté à Potsdam. Sur ce, etc.

13. DE D'ALEMBERT.

Paris, 29 avril 1763.



Sire,

Je me rendrai avec empressement à Wésel, au premier avis que Votre Majesté me fera donner de son voyage, et je me félicite d'avance de<417> pouvoir enfin mettre à vos pieds, en toute liberté, des sentiments que je partage avec l'Europe entière. Je ne sais pas si, comme V. M. le prétend, il y a des rois dont les philosophes se moquent; la philosophie, Sire, respecte qui elle doit, estime qui elle peut, et s'en tient là. Mais quand elle pousserait la liberté plus loin, quand elle oserait quelquefois rire en silence aux dépens des maîtres de ce monde, le philosophe Molière dirait à V. M. qu'il y a rois et rois, comme fagots et fagots;417-a et j'ajouterai avec plus de respect et autant de vérité que la philosophie me paraîtrait bien peu philosophe, si elle avait la bêtise de se moquer d'un roi tel que vous. Toute la morale de Socrate n'a pas fait au genre humain la centième partie du bien que V. M. a déjà fait en six semaines de paix. La France, qui s'étonne encore d'avoir été votre ennemie, parle de votre gloire avec admiration, et de votre bienfaisance avec attendrissement. Ne craignez point, Sire, malgré vos bons mots sur les sottises des poëtes, que le poëte philosophe qui vient de faire le traité de Hubertsbourg soit mis par la postérité sur la même ligne que le poëte cardinal417-b qui a fait le traité de Versailles. Il était assez naturel que ce dernier traité donnât à la géométrie un peu d'humeur contre la poésie; vous êtes, Sire, à tous égards, bien propre à les réconcilier ensemble. Permettez-moi cependant d'avouer que si dorénavant la géométrie permet aux poëtes d'emprunter le secours de la Fable, ce ne sera pas quand ils auront à parler de vous.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

<418>

14. DU MÊME.

Sans-Souci, 6 juillet 1763.



Sire,

J'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté le placet et la lettre ci-joints, qu'on m'a instamment supplié de lui remettre moi-même. Comme V. M., toujours guidée par la justice, n'aime point les sollicitations, je me contenterai de l'assurer du respect et de l'attachement du sieur Espérandieu pour sa personne et pour son auguste maison, et du repentir où M. le comte de Schwerin m'a paru être de ses fautes. Je supplie V. M. de vouloir bien me faire remettre sa réponse.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

15. DU MÊME.

Sans-Souci, 15 août 1763, le jour anniversaire
de la bataille de Liegnitz.



Sire,

Mon congé devant expirer dans les premiers jours du mois prochain, et le temps de mon voyage d'Italie étant proche, je prie V. M. de vouloir bien me permettre de repartir bientôt pour la France.

Plus pénétré que jamais d'admiration pour votre personne et de reconnaissance pour vos bontés, je voudrais, Sire, pouvoir raconter à toute l'Europe ce que j'ai eu le bonheur de voir en V. M., un prince supérieur à sa gloire même, un héros philosophe et modeste, un roi digne et capable d'amitié, enfin un véritable sage sur le trône.<419> Ces sentiments, Sire, resteront éternellement gravés dans mon cœur, avec le souvenir de vos bienfaits.419-a

Si V. M. a quelques ordres à me donner, je m'en acquitterai avec le zèle que ces sentiments m'inspirent.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

16. A D'ALEMBERT.

(Sans-Souci, 15 ou 16 août 1763.)

Je suis fâché de voir approcher le moment de votre départ, et je n'oublierai point le plaisir que j'ai eu de voir un vrai philosophe. J'ai été plus heureux que Diogène, car j'ai trouvé l'homme qu'il a cherché si longtemps; mais il part, il s'en va. Cependant je conserverai la place de président de l'Académie, qui ne peut être remplie que par lui. Un certain pressentiment m'avertit que cela arrivera, mais qu'il faut attendre jusqu'à ce que son heure soit venue. Je suis tenté quelquefois de faire des vœux pour que la persécution des élus redouble en certains pays; je sais que ce vœu est en quelque sorte criminel, puisque c'est désirer le renouvellement de l'intolérance, de la tyrannie, et de ce qui tend à abrutir l'espèce humaine. Voilà où j'en suis .... Vous pouvez mettre fin, quand vous le voudrez, à ces souhaits coupables, qui blessent la délicatesse de mes sentiments. Je ne vous presse point, je ne vous importunerai pas, et j'attendrai en silence le moment où l'ingratitude vous obligera de prendre pour<420> patrie un pays où vous êtes déjà naturalisé dans l'esprit de ceux qui pensent, et qui ont assez de connaissances pour apprécier votre mérite.

17. AU MÊME.

(Août 1764.)

J'ai reçu le présent que vous m'avez fait, digne d'un grand philosophe, et que je ne pouvais tenir que de vous en Europe. J'ai compris d'abord que le chapitre de la Liberté était trop libre pour être exposé aux yeux des esclaves du fanatisme. Vous avez très-bien détaillé les absurdités où aboutissent nos raisonnements métaphysiques. Il semble que ce soit une attrape où tout raisonneur se prend. Il n'y a point assez de données en métaphysique; nous créons les principes que nous appliquons à cette science, et ils ne nous servent qu'à nous égarer plus méthodiquement, ce qui me persuade de plus en plus que la façon dont existe l'Être suprême, la création ou l'éternité de cet univers, la nature de ce qui pense en nous, sont des choses qu'il ne nous importe pas de connaître, sans quoi nous les connaîtrions. Pourvu que l'homme sache distinguer le bien et le mal, qu'il ait un penchant déterminé pour l'un et de l'aversion pour l'autre, pourvu qu'il soit assez maître de ses passions pour qu'elles ne le tyrannisent pas, et ne le précipitent point dans l'infortune, c'est, je crois, assez pour le rendre heureux; le reste des connaissances métaphysiques, dont on s'efforce en vain d'arracher le secret à la nature, ne nous serviraient qu'à contenter notre curiosité insatiable, autant qu'elles seraient d'ailleurs inutiles à notre usage. L'homme jouit, il est fait pour cela; que lui faut-il davantage?

<421>Après ce que je viens de dire, vous trouverez peut-être étrange que je vous demande encore quelques éclaircissements touchant la géométrie; mais comme c'est une science qui se trouve plus à la portée de notre compréhension que la métaphysique, je vous prie de m'expliquer comment vous employez l'analyse en géométrie, et en quel cas vous pouvez vous servir de la métaphysique, de même que des cas où l'application en est vicieuse. Souvenez-vous au moins que vous avez un disciple très-ignorant, et que ce n'est qu'en vous rabaissant à l'infini que vous pouvez m'instruire. Ce petit ouvrage augmentera encore les obligations que je vous ai de celui que vous venez de m'envoyer. Ma foi est si aveugle sur les connaissances que vous me communiquez, que si quelqu'un venait à disputer sur ces matières, pour trancher toute difficulté, je lui répondrais comme les disciples de Pythagore : Il l'a dit.

Il est bien fâcheux que l'art des conjectures soit si incertain; j'en ai fait souvent l'expérience. J'ai cru que si je me trompais, c'était ma faute, mais que l'art n'en avait pas moins des règles sûres. J'avais imaginé de m'attacher un certain philosophe qui a beaucoup de mérite, et j'avais raisonné ainsi : Un homme auquel on ne rend pas justice dans sa patrie, et qu'on y persécute même, doit se sentir disposé à chercher un asile où il puisse passer sa vie avec tranquillité. Où le trouvera-t-il, cet asile, que chez un philosophe? Donc ce philosophe persécuté doit nécessairement embrasser ce parti, que la raison et que la justice qu'il se doit à lui-même autorisent, et exigent en quelque manière de lui. Cependant je me suis trompé, et j'ai, depuis, renoncé à tout ce qui est conjecture. J'ai sans doute écrit quelque journal d'événements qui, se confondant dans la foule, seront oubliés bientôt. Qu'est-ce que la relation d'une petite fièvre que l'Europe a eue pendant quelques années, en comparaison de ces grandes maladies qu'elle a faites de siècle en siècle, et qui ont pensé la bouleverser plus d'une fois? Vos ouvrages, mon cher d'Alembert, dureront, quand<422> il ne sera plus question de cette fureur épidémique qui avait gagné les grandes puissances de l'Europe, et dont nous avons pensé être la victime. Ces faits sont récents encore, et ils nous intéresseront jusqu'à ce que nous ayons rebâti les maisons abattues, et réparé les dévastements des incendies. Mais après cela, les choses présentes, l'objet qui frappe actuellement, attirent toute l'attention des hommes, et le passé est mis en oubli; au lieu que quiconque sait éclairer et instruire l'univers devient le précepteur des races futures, et les instruit de siècle en siècle, à mesure qu'il en naît de nouvelles. Voilà la différence de nos travaux; les miens ne dureront qu'un temps, au lieu que les vôtres, semblables aux merveilles d'Égypte, méritent la devise de l'Académie française : A l'éternité. Vos ouvrages ont droit d'y prétendre; pour vous, je vous prie d'y aller le plus tard que vous pourrez. Vous devriez prendre des eaux apéritives, car je ne crois pas que votre estomac souffre; mais je suppose qu'il y a quelque opilation dans les viscères du bas-ventre, qui cause vos incommodités. Si j'étais votre médecin, je vous enverrais à Spa. Vous méritez de jouir longtemps de votre réputation. Je m'intéresse plus que personne à votre existence, et je voudrais y contribuer, si je le pouvais; car que nous restera-t-il, si l'Europe vient à vous perdre? Personne; j'opine donc pour les eaux minérales et pour tous les remèdes doux qui opèrent lentement et sans renverser le tempérament. J'espère et je souhaite d'apprendre bientôt de meilleures nouvelles de votre santé, en vous, etc.422-a

<423>

18. DE D'ALEMBERT.

Paris, 17 septembre 1764.



Sire,

L'ouvrage de philosophie que j'ai eu le bonheur de faire par ordre de V. M. m'a procuré de sa part une lettre bien supérieure à mon ouvrage, pleine d'une philosophie qui me remplit d'admiration, et d'une bonté qui me pénètre de reconnaissance. Quelle lettre, Sire! et qu'elle est bien digne du héros et du sage qui l'a écrite, si on en excepte ce qu'elle renferme de trop flatteur pour moi! Elle mériterait d'être signée d'autant de noms de philosophes que les archiducs autrichiens ont de noms de baptême. Mais le nom seul de V. M. équivaut à tous ceux du Lycée et du Portique, et vaut beaucoup mieux que tous ceux du calendrier.

Je me félicite, Sire, de penser comme V. M. sur la vanité et la futilité de la métaphysique; un vrai philosophe, ce me semble, ne doit traiter de cette science que pour nous détromper de ce qu'elle croit nous apprendre, principalement sur ces grandes questions qui, comme dit très-bien V. M., nous importent vraisemblablement si peu, par la raison même qu'elles nous tourmentent si fort en pure perte.

Il n'en est pas ainsi de la géométrie, beaucoup plus certaine, parce que l'objet en est plus terre à terre; c'est une espèce de hochet que la nature nous a jeté pour nous consoler et nous amuser dans les ténèbres. Les questions que V. M. a la bonté de me faire sur l'emploi de l'analyse et de la métaphysique dans cette science demandent du temps pour y répondre avec la clarté qu'elle désire; j'ai déjà jeté sur le papier quelques réflexions que j'aurai l'honneur de lui envoyer le plus tôt qu'il me sera possible, si elles ne me paraissent pas trop peu dignes de lui être présentées. Pythagore, auquel vous me faites<424> l'honneur, Sire, de me comparer, quoique indigne, et avec qui je n'ai rien de commun que de n'oser manger des fèves (à la vérité par de meilleures raisons que lui), ce Pythagore aurait tremblé, s'il eût dû avoir comme moi pour juges de ses écrits Numa, Alexandre et Marc-Aurèle. V. M. prétend que mes rapsodies vivront plus longtemps que les journaux immortels de ses campagnes. J'ai lu, je ne sais en quel endroit, que César annonçait la même chose à un philosophe de son temps, dont il n'est rien venu jusqu'à nous, tandis que les Commentaires de César, respectés par dix-huit siècles, sont encore lus et admirés de nos jours.

Il est étonnant, Sire, j'en conviens avec regret, que des philosophes méprisés ou persécutés chez eux ne cherchent pas d'asile auprès d'un prince fait pour les consoler, pour les protéger et pour les instruire. V. M. en demande la raison. C'est que, dans le pays que ces philosophes habitent, le climat console de la Sorbonne, et le physique du moral; c'est que ces philosophes ont une santé faible et des amis; c'est qu'ils pensent pour leur patrie comme la femme du médecin malgré lui, qui aime son mari, quoiqu'elle en soit battue, et qui répond assez sottement à ceux qui veulent la séparer de lui : « Je veux qu'il me batte. »424-a

Vous mettez, Sire, le comble à vos bontés pour moi par les détails où vous voulez bien entrer sur ma santé. Elle se rétablit peu à peu, et j'espère qu'elle se conservera par un régime exact, le seul remède auquel j'aie confiance. Toutes les recettes dont j'ai usé d'ailleurs, quoique réputées stomachiques ou stomachales, car leur nom n'est pas plus assuré que leur effet, m'ont fait plus de mal que de bien; mon estomac est de la nature des pédants; il se révolte contre tout ce qui lui est nouveau, médicaments et nourriture. Si j'avais néanmoins le malheur de ne pouvoir me passer de remèdes, j'essayerais des eaux minérales que V. M. me conseille; mais j'aurai recours<425> à la médecine le plus tard que faire se pourra. Je la regarde comme la sœur presque jumelle de la métaphysique par son incertitude; et il me semble qu'elle a l'obligation à la théologie de n'être pas la première des impertinences humaines.

V. M. me permettra-t-elle de profiter de cette occasion pour lui offrir mes vœux sincères à l'occasion du mariage prochain de monseigneur le Prince de Prusse?

D'une tige en héros féconde
Puissent naître à jamais des fils et des neveux
Qui fassent le bonheur du monde!

Ces fils et ces neveux, Sire, n'auront pas à chercher bien loin de chez eux le modèle qu'ils auront à suivre.

Si V. M., qui ne veut point de ministre pour son professeur de belles-lettres, avait moins de répugnance pour la messe que pour la cène, on m'a parlé d'un fort honnête prêtre qui ne dira la messe (supposé qu'il la dise) que pour son plaisir, et qui trouvera très-bon que V. M. ne vienne pas l'entendre. On dit d'ailleurs tout le bien possible de sa capacité, de son caractère et de ses mœurs. En cas qu'il pût convenir à V. M., je lui proposerai la place, avec les avantages considérables qui y sont attachés, et je ne négligerai rien pour l'engager à l'accepter; heureux si le succès répond à mon zèle! Je suis, etc.

<426>

19. A D'ALEMBERT.

(Octobre 1764.)

Pour vous montrer ce que je pense sur le sujet de la philosophie, je vous envoie un Avant-propos que je fais mettre à une édition d'extraits philosophiques du Dictionnaire de Bayle.426-a Je serai bien aise de savoir si je suis du même sentiment que vous sur le sujet des choses que j'ai dites. Marquez-moi naturellement, je vous prie, ce que vous en pensez. J'attends avec impatience les explications que je vous ai demandées. Il vous faudra sans doute beaucoup de peine pour baisser les hautes sciences jusqu'à mon ignorance, et je ne connais cependant que vous capable de m'instruire. Je vous annonce pour votre amusement la découverte d'un nouveau satellite vu ici autour de Vénus. On est tout glorieux à Berlin d'avoir découvert une nouvelle étoile. Pour peu que vous en ayez envie, je tâcherai de la faire baptiser en votre nom, et, ne pouvant pas jouir du philosophe attaché à son ingrate patrie, nous jouirons au moins de son simulacre dans le ciel.

Vous me ferez beaucoup de plaisir de m'envoyer le prêtre. Par respect pour l'Être suprême, on ne le chargera pas trop ici du soin de faire un Dieu; on ne lui demandera que de bien connaître la grammaire, en le dispensant de l'Évangile.

Quoique je veuille vous placer dans le ciel, je vous prie très-fort de ne pas vous hâter de vous y rendre. Pour cet effet, je suis toujours de l'opinion des eaux minérales apéritives et des eaux plutoniques, qui seules pourront vous rétablir entièrement.

Je vous remercie de la part que vous prenez au mariage que mon neveu va faire.426-b Je souhaite que les enfants qui en pourront naître<427> aient des philosophes pour précepteurs. Quant à vous, je vois que vous ne voulez recevoir que de loin les hommages des humains; vous agissez envers nous comme les rois de Perse, qui se cachent aux hommes, et vivent dans la retraite, pour se rendre plus vénérables. Je trouve cependant que vous n'avez pas besoin de vous cacher, que bien au contraire vous gagnez à ne pas vous dérober à la communication des hommes. J'ai toujours une grande confiance dans les jansénistes et ceux de leur séquelle. Peut-être me rendront-ils le service de bannir de la France l'homme dont elle tire son plus grand ornement.

20. DE D'ALEMBERT.

Paris, 3 novembre 1764, anniversaire de la bataille de Torgau.



Sire,

J'ai lu avec toute l'attention dont je suis capable l'ouvrage sur lequel V. M. me fait l'honneur de me demander mon avis; j'y ai trouvé cet esprit de justesse et de lumière qui caractérise ses écrits comme sa conversation. Il me semble néanmoins que V. M. pourrait modifier à quelques égards la supériorité qu'elle donne à Bayle et à Gassendi sur Des Cartes et sur Leibniz. Je pense bien comme elle qu'on ne rend pas assez de justice à Gassendi, qui était un esprit très-éclairé, très-cultivé et très-sage; cependant je ne crois pas que ni lui ni Bayle doivent être préférés sans restriction à Des Cartes et à Leibniz, parce que ni Gassendi ni Bayle n'ont fait dans les sciences de ces découvertes proprement dites qui caractérisent l'homme de génie; au lieu que Des Cartes a inventé l'application de l'algèbre à la géométrie,<428> et Leibniz le calcul différentiel. V. M. a sans doute voulu dire que ces deux grands hommes ont moins bien raisonné que Bayle et Gassendi, en les envisageant seulement comme métaphysiciens; et en cela je suis absolument de son avis. Les deux premiers étaient des esprits créateurs, les deux autres des esprits excellents. Mais il n'est pas facile, ce me semble, de régler le rang entre ces deux espèces d'esprits; et je craindrais d'ailleurs que V. M. ne s'attirât de nouveau la France et l'Allemagne sur les bras, si elle paraissait trop rabaisser les héros de ces deux nations en philosophie. A l'égard de Malebranche, je l'abandonne à V. M.; je le crois à tous égards très-inférieur à Bayle et à Gassendi comme philosophe; il me semble même que c'était moins un grand philosophe qu'un excellent écrivain en philosophie. Il a bien démêlé les erreurs ordinaires des sens et de l'imagination, mais il y en a substitué d'autres; je n'ai jamais vu en lui qu'un assez bon démolisseur, mais un mauvais architecte.

J'abandonne aussi à V. M. les avocats, les prédicateurs, et tout ce qui leur ressemble; le bavardage du barreau me paraît insupportable, et les déclamations de la chaire bien ridicules.

V. M. sera bientôt ennuyée d'un autre bavardage, des éclaircissements qu'elle m'a demandés, et que je compte avoir l'honneur de lui envoyer incessamment. J'ai fait mon possible pour répondre à ses désirs. Si elle ne m'entend pas, ce ne sera pas sa faute, mais ou la mienne, ou celle de la matière.

Ce n'est pas la première fois qu'il est question du satellite de Vénus dont V. M. me fait l'honneur de me parler, et sûrement l'Académie de Berlin ne l'ignore pas. Dès 1645, un mathématicien napolitain, nommé Fontana, prétendit avoir observé quatre fois ce satellite; en 1672 et en 1686, Cassini assura aussi l'avoir vu; M. Short, de la Société royale de Londres, prétendit, en 1740, avoir eu le même avantage; enfin, il y a trois ans qu'en France plusieurs astronomes ont cru l'apercevoir; d'autres ont assuré en même temps qu'ils n'y voyaient<429> rien. V. M. a ignoré cette découverte ou cette vision, parce qu'elle avait alors affaire à d'autres satellites et à d'autres Vénus. Elle me fait trop d'honneur de vouloir faire baptiser en mon nom cette nouvelle planète; je ne suis ni assez grand pour être au ciel le satellite de Vénus, ni assez bien portant pour l'être sur la terre; et je me trouve trop bien du peu de place que je tiens dans ce bas monde, pour en ambitionner une au firmament. Si l'on découvre un jour quelque satellite à Mars, je sais bien quel nom je lui destine, celui du meilleur des généraux de V. M. A l'égard de Mercure, s'il parvient jamais à l'honneur d'un satellite, plus d'un maltôtier ou d'un courtisan nous fournira des noms de reste; mais ce dieu a déjà trop de satellites en terre, pour se soucier d'en avoir ailleurs.

Ce maudit prêtre, dont on m'avait dit tant de bien, aime mieux rester dans je ne sais quel village que d'aller enseigner l'éloquence à des hérétiques. M. l'abbé d'Olivet m'a promis de faire tout ce qui dépendrait de lui pour y suppléer par un autre sujet, et pour répondre aux désirs de V. M.; il ne veut envoyer qu'un maître excellent, et digne de la place importante que V. M. lui destine. S'il n'était question que d'un professeur médiocre, le choix ne nous embarrasserait pas; mais V. M. ne veut pas et ne mérite pas qu'on la trompe.

Je prends la liberté, Sire, de joindre à cette lettre l'écrit que V. M. m'a fait l'honneur de m'envoyer; j'y ai fait de légers changements, que je prends aussi la liberté de lui proposer. Ces changements se bornent à une addition d'une demi-ligne, à quelques mots substitués à d'autres, et à quelques retranchements en très-petit nombre, qui, ce me semble, rendront l'ouvrage plus serré, sans lui rien ôter de sa force. J'ai conservé d'ailleurs presque partout les pensées et les expressions; je n'ai peut-être été que trop sacrilége en touchant au reste.

V. M. me compare aux rois de Perse, qui cherchent, pour se faire valoir, à se dérober aux regards humains. Je ne répondrai point à<430> ce qu'elle veut bien me dire d'obligeant à ce sujet; mais je l'assurerai, avec la sincérité qu'elle me connaît, que si les princes ressemblaient à un roi que j'ai eu le bonheur de voir et d'approcher, la philosophie entendrait bien mal ses intérêts en se cachant.

Je suis avec l'admiration, la reconnaissance, l'attachement inviolable et le profond respect qui ne finiront qu'avec ma vie, etc.

21. A D'ALEMBERT.

J'ai reçu vos remarques, et les changements que vous proposez dans mon Avant-propos, avec bien du plaisir. Je corrigerai les endroits défectueux, et j'éclaircirai mes pensées dans les passages où elles ne sont ni assez lumineuses ni assez nettes. Cependant, quoique vous autres géomètres fêtiez votre Des Cartes pour un nouveau grimoire dont vous lui êtes redevables, et votre Newton pour nous avoir démontré par x plus b l'existence du rien, je confesse que ces génies créateurs peuvent être admirables en algèbre, mais je ne les trouve en aucune manière dignes d'entrer en comparaison avec un raisonneur comme Bayle. Il aurait bien relancé ceux qui lui auraient voulu démontrer l'existence du rien et les facultés occultes que votre rêve-creux d'Anglais a ressuscitées des anciens. Vous voyez donc que Bayle, quoiqu'il ne crée pas d'aussi sublimes absurdités, ne déraisonne au moins jamais; qu'il peut avoir quelques endroits plus faibles que les autres, mais sa dialectique victorieuse ne le quitte jamais, et le suit dans tous ses travaux, comme la seule massue d'Hercule lui suffisait pour exterminer tant de monstres et de brigands. Il n'en est<431> pas ainsi des ouvrages que vous me promettez. Ce sont des fanaux qui m'éclaireront dans les ténèbres de la géométrie, et me donneront une idée de la manœuvre que font vos pilotes pour arriver dans le port des hautes sciences. Je suis, en vérité, tout honteux de ce que vous refusez le baptême et votre nom au satellite de Vénus, qu'on a très-distinctement vu de notre observatoire. Vous aurez malgré cela une place dans le ciel, et, quelle que soit votre modestie, elle ne pourra empêcher votre apothéose; mais je vous conseille de la différer le plus que vous pourrez.

On m'a, pour ainsi dire, presque forcé de prendre la plus maussade créature qui soit dans l'univers pour la mettre dans notre Académie. Il se nomme Lambert, et quoique je puisse attester qu'il n'a pas le sens commun, on prétend que c'est un des plus grands géomètres de l'Europe. Mais comme cet homme ignore les langues des mortels, et qu'il ne parle qu'équations et algèbre, je ne me propose pas de sitôt d'avoir l'honneur de m'entretenir avec lui.431-a En revanche, je suis très-content de M. Toussaint,431-b dont j'ai fait l'acquisition. Sa science est plus humaine que celle de l'autre. Toussaint est un habitant d'Athènes, et Lambert un Caraïbe, ou quelque sauvage des côtes de la Cafrérie. Cependant, jusqu'à M. Euler, toute l'Académie est à genoux devant lui, et cet animal tout crotté du bourbier de la plus crasse pédanterie reçoit ces hommages comme Caligula recueillait ceux du peuple romain, chez lequel il voulait passer pour dieu. Je vous prie que ces petites anecdotes de notre Académie ne sortent pas de vos mains. Il n'en est pas de même de ce corps, qui en peut imposer de loin, si on l'examine en détail; il me paraît que nous avons<432> une idée de perfection dans l'esprit que nous attribuons volontiers aux objets placés dans le lointain, mais dont nous rabattons facilement la plus grande partie dès que la proximité nous permet de scruter ces objets et d'en développer les propriétés. Vous êtes un de ces hommes heureux qui gagnent à mesure qu'on les approfondit davantage; mais il semble que vous vous refusez à l'accroissement de l'estime qu'on ne saurait vous refuser, et que vous vous cachez dans une impasse de Paris pour vous dérober à la gloire. Quoi que vous fassiez, vous ne réussirez pas chez moi. C'est ce que je vous prie de croire, etc.

22. DE D'ALEMBERT.

Paris, 24 janvier 1765.



Sire,

M. Thiébault, qui aura l'honneur de remettre cette lettre à Votre Majesté, est le professeur de grammaire sur lequel V. M. a bien voulu jeter les yeux à ma recommandation. Je supplie très-humblement V. M. de vouloir bien l'honorer de ses bontés et de sa protection; j'ai tout lieu de croire qu'il s'en rendra digne par ses talents, par son caractère et par sa conduite. Dès qu'il a su que V. M. l'avait agréé, il a eu le plus grand empressement d'aller se mettre à ses pieds, et de lui demander ses ordres, dont j'espère qu'il s'acquittera avec tout le zèle et toute la capacité possible.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

<433>

23. DU MÊME.

Paris, 1er mars 1765.



Sire,

M. Helvétius doit partir incessamment pour aller mettre aux pieds de V. M. son admiration et son profond respect;433-a c'est un hommage, Sire, que tous les philosophes vous doivent, et qu'un philosophe comme lui est bien digne de rendre à un prince tel que vous. J'ose espérer que V. M., en connaissant sa personne, ajoutera encore à l'idée avantageuse qu'elle avait déjà de ses talents et de ses vertus; l'accueil qu'il recevra d'elle le consolera des persécutions que lui ont suscitées des fanatiques qui font à eux tous moins de bonnes actions dans toute leur vie qu'il n'en fait dans un jour, et qui ont trouvé plus court et plus facile de brûler son livre que d'y répondre.

Je ne suis pas, Sire, dans le cas de dire à M. Helvétius ce qu'Ovide disait à ses vers : « Vous irez sans moi, et je ne vous porte point envie; »433-b car j'envie d'autant plus le bonheur dont il va jouir, que je l'ai déjà goûté. Mais ma santé longtemps dérangée et encore chancelante ne me permet pas ce voyage, et je me plains d'elle avec plus de raison que Louis XIV, dans l'Épître de Boileau, ne se plaint de sa grandeur, qui l'empêche de passer le Rhin à la vue de l'ennemi.433-c La privation que mon état me fait éprouver aujourd'hui est la plus fâcheuse diète à laquelle il m'ait condamné; je suis dans une espèce de purgatoire; mais le purgatoire, à ce que dit la Sorbonne, ne doit pas être éternel, et il faudra bien que le mien finisse.

On m'assure que V. M. se porte bien, qu'elle fait des choses admi<434>rables, qu'elle a reçu mon nouvel ouvrage, qu'elle en a paru contente. C'est là ma seule consolation; après le bonheur de voir V. M., celui que je désire le plus est de pouvoir mériter son suffrage et son estime.

Je ne connais de M. Lambert qu'un seul ouvrage, qui est bon, mais qui ne me paraît comparable à aucun de ceux de M. Euler; et si ce dernier est à genoux devant M. Lambert, comme V. M. me fait l'honneur de me l'écrire, il faudra dire de M. Euler ce qu'on a dit de La Fontaine, qu'il fut assez bête pour croire qu'Ésope et Phèdre avaient plus d'esprit que lui. Ce n'est pas que je prétende rien ôter au mérite de M. Lambert, qui doit être très-réel, puisque toute l'Académie en juge ainsi; mais il y a dans les sciences plus d'une place honorable, comme il y a, si on en croit l'Évangile, plusieurs demeures dans la maison du Père céleste;434-a et M. Lambert peut être très-digne d'occuper une de ces places. On assure d'ailleurs qu'il a fait plusieurs excellents ouvrages, qui ne me sont point parvenus. Je le trouverais encore assez bien partagé, quand il serait à M. Euler (pour parler mathématiquement) en même proportion que Des Cartes et Newton sont à Bayle, suivant V. M., ou que Bayle est à Des Cartes et Newton, selon un géomètre de votre connaissance, ou, pour employer une comparaison qui ne souffre point de contradicteurs, en même proportion que Marc-Aurèle et Gustave-Adolphe sont à un monarque que je n'ose nommer.

Je prends la liberté, Sire, de recommander de nouveau aux bontés de V. M. M. Thiébault, le professeur de grammaire que j'ai eu l'honneur de lui envoyer, et qui doit actuellement avoir reçu ses ordres. Elle aura sûrement lieu d'en être contente à tous égards. Je souhaiterais qu'elle le fût de même d'un ouvrage qu'elle recevra bientôt,434-b et dans lequel j'ai tâché de dire la vérité, qui n'était pas trop<435> aisée à dire. C'est une histoire philosophique du désastre que vient d'éprouver en France la vénérable société de Jésus. J'aurais écrit avec plus d'intérêt et de satisfaction l'histoire de V. M.; ses victoires, ses lois, ses ouvrages, sont un objet un peu plus digne de la postérité que l'émigration d'une horde de fanatiques, expulsés par d'autres. Mais, Sire, cet ouvrage ne doit point être fait par une autre main que par la vôtre; c'est aux dieux seuls qu'il appartient de parler dignement d'eux-mêmes.

Je suis avec le plus profond respect et avec des sentiments encore plus chers à mon cœur, etc.

24. A D'ALEMBERT.

Potsdam, 24 mars 1765.

Je vous dois trois lettres, mon cher d'Alembert. L'ouvrage de mon métier, les hémorroïdes et des humeurs goutteuses m'ont empêché de vous répondre plus tôt. Je commence par vous remercier de votre ouvrage sur les hautes sciences, que je trouve admirable, parce que vous avez daigné descendre des régions éthérées pour vous rabaisser jusqu'à la conception des ignorants. J'appelle votre manuscrit mon guide-âne, et je me rengorge de comprendre quelque chose aux mystères que vous autres adeptes cachez à la multitude. Je vous suis très-obligé de l'envoi du grammairien.435-a J'ai cru m'apercevoir que c'est un garçon sage, et qui vaut mieux que l'emploi qu'on lui donne ne lui procurera de moyens de développer ses talents. Je vous envoie<436> en même temps les règlements de mon Académie.436-a Comme le plan en est nouveau, je vous prie de m'en dire votre sentiment avec sincérité.

Nous attendons ici M. Helvétius. Selon son livre, le plus beau jour de notre connaissance sera le premier; mais on dit qu'il vaut infiniment mieux que son ouvrage, qui, quoique rempli d'esprit, ne m'a ni persuadé, ni convaincu. A propos de l'histoire de vos jésuites, dont je vous remercie d'avance, le pape a envoyé une nouvelle bulle par laquelle il confirme leur institut; aussitôt j'en ai fait défendre l'insinuation dans mes États. Oh! que Calvin me voudrait de bien, s'il pouvait être informé de cette anecdote! Mais ce n'est pas pour l'amour de Calvin; c'est pour ne point autoriser encore plus dans le pays une vermine malfaisante, qui tôt ou tard subira le sort qu'elle a eu en France et en Portugal.436-b

Je vis à présent ici dans la plus grande tranquillité. Je m'amuse à corriger des vers que j'ai faits dans des temps de troubles; mais, mesurer des syllabes et clouer une rime au bout est une bien futile occupation, en comparaison de celles de certains grands génies, qui mesurent la vaste étendue de l'espace. Que voulez-vous? Je vous dirai, comme Fontenelle, qu'il faut des hochets pour tout âge. Je suis vieux, j'ai des infirmités, et les vers me font plaisir. Ma philosophie me dit qu'il y a tant de désagréments dans le monde, et si peu de plaisirs, qu'il faut saisir ces derniers où on les trouve; le grand point est d'être heureux, le fût-on en jouant aux poupées; mais on ne l'est guère quand l'estomac digère mal.

Je vous plains sincèrement de souffrir et de languir dans un âge<437> où vous êtes encore dans toute votre force. Je soupçonne qu'il y a quelque opilation dans les viscères du bas-ventre, et j'opine pour les eaux minérales et apéritives. L'estomac est dans le cas des philosophes; on l'accuse souvent de la faute des autres. Il faut que vous fassiez examiner vos urines, et que vous vous tâtiez sous les côtes, pour vous assurer que le foie est en bon état; il faut que les médecins observent si le fiel et la bile font leur devoir en concourant à la digestion; il faut que, sur les symptômes, ils s'assurent si votre mésentère est en bon état, ou si le sang est trop épaissi; car tous ces détails sont nécessaires pour fonder la méthode selon laquelle ils doivent vous traiter. Toutefois prenez de l'exercice, et ne vous en désaccoutumez pas, ou votre mal ira en empirant. Songez qu'il n'y a que vous seul qui souteniez en ce moment la gloire de votre patrie; et comme vous aimez cette ingrate, conservez-vous au moins pour elle.

Croiriez-vous bien que j'ai reçu une lettre de Voltaire? Je lui ai répondu437-a fort obligeamment, mais en même temps j'ai entremêlé quelque chose de l'infâme, ce qui l'empêchera d'abuser de ma lettre.437-b Il crie contre son Dictionnaire philosophique, qu'on imprime en Hollande; mais nous savons à quoi nous en tenir. A propos, on dit que vous avez un monstre dans le Gévaudan; vous verrez que c'est le marquis avec sa capote, qu'on aura pris pour un monstre. On dit qu'il dévore des enfants, et qu'il est fort leste à sauter de branche en branche; cela ne lui ressemble pas; si le monstre dormait, ce ne pourrait être que lui.437-c<438> Nous avons eu ici un prince de Courlande438-a qui a passé vingt ans en Sibérie; par tout ce qu'il en a conté, il n'a donné envie à personne d'y aller, et je crois que vous n'avez pas mal calculé en refusant de vous approcher de ce voisinage.438-b Je me flatte d'apprendre bientôt de meilleures nouvelles de votre santé; personne n'y prend plus de part que moi. Sur ce, etc.

25. AU MÊME.

(Landeck) 20 août 1765.438-c

J'ai été fâché d'apprendre la mortification qu'on vient de vous faire essuyer, et l'injustice avec laquelle on vous a privé d'une pension qui vous revenait de droit. Je me suis flatté que vous seriez assez sensible à cet affront pour ne pas vous exposer à en souffrir d'autres. Nous autres militaires ne sommes pas gens à tendre l'autre joue quand on vient de nous frapper. Ce qu'on appelle honneur dans le monde est sans doute un préjugé; mais il est établi, et c'est par cette règle que l'on juge les actions des hommes. Je vous en dirais bien davantage, si je croyais vous persuader; toutes mes raisons viennent après coup, parce que je remarque que votre parti est pris, et que vous êtes décidé. Ne croyez pas cependant que vos raisons me paraissent aussi bonnes qu'au petit cercle de vos amis qui vous entoure<439> à Paris. J'aime à ergoter contre les géomètres, pour expérimenter si, sans savoir kk plus b, on peut ne pas déraisonner.

Voici donc ce que je vous répondrais, si cette scène se passait en conversation : que depuis longtemps les climats sont considérés comme assez semblables, si on en excepte la ligne et le pôle; que ceux qui vivent dans la zone tempérée n'éprouvent qu'une légère différence de température de l'air. Il y a quelques lieux qui se distinguent, à la vérité, par un air malsain, comme Mantoue, Pesth en Hongrie, Ostende en Flandre; mais certainement l'air de Berlin n'a jamais passé pour malsain; il est même si favorable aux Français, que plusieurs réfugiés de cette nation sont morts après avoir passé quatre-vingt-dix ans, de sorte que le climat peut servir d'excuse honnête, mais non pas de raison. Votre second argument a quelque chose de plus plausible; il est dans l'ordre de la nature que je meure avant vous, et je ne puis pas vous garantir le contraire. Mais qui vous dit que je ne saurais mettre votre fortune à l'abri des caprices de la postérité? Cela se peut, et cela est très-faisable. Voilà ma réfutation; je la trouve victorieuse, je m'élève déjà un trophée pour avoir vaincu un grand géomètre, le tout en pure perte, parce que je n'ai pas le don de convaincre.

Mais parlons d'autres choses. Vous me demandez mon sentiment sur votre Histoire des jésuites; je vous avoue qu'il y reste quelque chose à désirer. Je m'attendais à voir en abrégé l'histoire de l'établissement de cet ordre, et surtout les règles de leur institut; je croyais y trouver les progrès que cet ordre a faits dans le monde, la politique qui a présidé à son établissement et à son extinction, les noms des plus célèbres de leur corps, comment la doctrine du régicide a pris naissance chez eux, les meurtres sacrés dont ils ont été les auteurs, leurs querelles avec les jansénistes, leur conduite en Portugal, et enfin ce qui a donné lieu à leur bannissement de France. Le plan que vous vous êtes proposé est différent de celui-ci. Vous<440> avez heurté les jésuites et les jansénistes en même temps;440-a ils ont crié, et ils ont cru devoir intéresser le trône dans cette querelle. Le ministère peut avoir de l'humeur de ce que vous avez découvert ses vues cachées; car M. de Choiseul, ayant eu la hardiesse d'attaquer les jésuites et de les chasser de France, ne manquera pas de courage, s'il en trouve l'occasion, pour détruire les autres cuculatis; mais peut-être s'en cache-t-il, et ne veut-il pas qu'on avertisse la milice tonsurée de l'étendue de ses vues. Voilà ce que je pense sur toute cette affaire.

Je suis ici aux eaux, à me baigner quatre heures par jour,440-b et il se peut bien que je raisonne en l'air sur les vues de vos ministres, que je ne connais ni ne veux connaître. Je suis à présent disciple de Thalès et de Buffon : dans le bain je considère l'eau comme le principe de toutes choses; et si l'eau m'a fait mal penser, prenez-vous-en à cet élément. Celle de la Seine est si mauvaise, que vous devriez la prendre en aversion; beaucoup de médecins la croient très-malfaisante pour l'estomac, au lieu que notre eau de Berlin est très-pure et bienfaisante. Je n'en dirai pas davantage, et je me contente, en vous assurant de mon estime, de prier Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.

<441>

26. DE D'ALEMBERT.

Paris, 28 octobre 1765.



Sire,

Tandis que Votre Majesté se plongeait dans les eaux de Landeck, j'ai vu de près celles du Styx; une inflammation d'entrailles m'avait mis un pied dans la barque, dirai-je fatale ou favorable? Je touchais sans regret au terme des maux de la vie, et j'avais déjà prié M. Watelet441-a d'assurer V. M. que je mourrais plein de reconnaissance, de respect et d'attachement pour elle. Enfin, Sire, le nautonier des sombres bords, après avoir hésité quelques jours, m'a déclaré qu'il ne voulait pas encore de moi. Je ne sais quand il lui plaira de me recevoir tout à fait; mais je me traîne encore, ce me semble, à une assez petite distance du rivage dont il me repousse; ma santé est plus languissante que jamais; j'ai des maux de tête presque continuels, et le sommeil, qui m'avait quitté, ne revient point, ce qui me rend incapable de toute application.

A la tristesse que mon état me cause se joint la crainte d'avoir déplu à V. M. en n'acceptant pas les dernières offres pleines de bonté qu'elle a daigné me faire. Je la prie d'être bien persuadée que je lui ai dit la vérité pure en l'assurant que l'affaiblissement de ma santé et de mes forces, devenu plus grand encore par ma dernière maladie, est la seule cause qui m'attache, non à une patrie qui ne veut pas l'être, mais au climat où je suis né. J'ajoute que si quelque chose pouvait me dédommager de ce que je perds en restant en France, du bonheur et de la paix dont je jouirais auprès de V. M., c'est l'intérêt que mes amis et le publie même m'ont marqué lorsque j'étais entre la vie et la mort; cet intérêt m'a fait voir que l'estime des hon<442>nêtes gens ne tenait pas à une misérable pension qu'on continue à me refuser, et à laquelle je ne pense plus depuis longtemps.

Je vois, par le jugement que V. M. a porté de mon ouvrage sur les jésuites, qu'elle y aurait désiré plus de détails. Mais des différents détails où j'aurais pu entrer à ce sujet, quelques-uns, ce me semble, sont assez connus, comme ce qui regarde leur doctrine, leur institut, leur politique, leurs écrivains; quelques autres auraient été dangereux à développer, par exemple, les ressorts secrets qui ont accéléré la destruction de cette société dangereuse. Je n'ai donc pas cru, Sire, devoir m'étendre sur les détails de la première espèce, et j'ai été forcé de passer légèrement sur les autres, en me bornant à les indiquer aux lecteurs qui, comme V. M., savent entendre à demi-mot. Il m'a paru plus utile, surtout pour le bien de la France, de faire ce que personne n'avait encore osé, de rendre également odieux et ridicules les deux partis, et surtout les jansénistes, que la destruction des jésuites avait déjà rendus insolents, et qu'elle rendrait dangereux, si la raison ne se pressait de les remettre à leur place.

On m'assure que V. M. se porte bien, que les eaux lui ont parfaitement réussi, et que, tandis qu'elle croyait ne philosopher qu'avec Thalès, Hippocrate était de la conversation, pour le bien de vos sujets. Le rétablissement de votre santé, Sire, me console du dépérissement de la mienne; un héros, un roi philosophe est bien plus nécessaire au monde que moi. Puisse-t-il au moins m'être permis par ma frêle et languissante machine d'aller encore une fois mettre aux pieds de V. M. les sentiments que je lui dois, que ses vertus, ses grandes actions et ses bienfaits ont gravés dans mon cœur, et qui ne finiront qu'avec ma vie!

Je suis avec le plus profond respect, etc.

<443>

27. A D'ALEMBERT.

23 novembre 1765.

Je vois par votre lettre que votre esprit est aussi malade que votre corps, ce qui cause une double souffrance. Je ne me mêle de guérir ni l'un ni l'autre, parce que les géomètres ont un tempérament à eux, et une façon de penser bien plus élevée que les autres hommes. Si j'avais à parler à quelque littérateur, je lui dirais qu'en aucun pays les pensions n'ont décidé du mérite; qu'Ovide, tout exilé qu'il était, balance à présent et surpasse en réputation le tyran qui l'opprima; que si les richesses donnaient des talents, personne n'en aurait plus que C..., P..., et leurs semblables; et qu'ainsi ce littérateur ferait bien de croire que le mérite, le talent, et la réputation qui les suit, tiennent à l'homme et non aux décorations. Mon littérateur se consolerait, il se ferait admirer comme auparavant, et il serait heureux. Ce raisonnement, n'étant pas soutenu de kk plus b, ne peut se présenter en cet état vis-à-vis des hautes sciences; toutefois il est fondé sur un calcul très-juste, sur un parallèle des dons de la nature et de ceux de la fortune, sur une idée nette de ce qui doit attirer l'estime des hommes et de ce qui la mérite le plus, sur une comparaison qui doit consoler un grand homme de l'injustice qu'il souffre, en se rappelant que d'autres grands hommes ont été encore plus infortunés. J'avoue que j'aurais dû citer, préférablement à Ovide, Galilée et Socrate; mais comme il n'est question que de jésuites et non d'antipodes, que vous n'empêchez pas les sculpteurs d'orner d'images vos autels, et qu'on ne vous donne point de ciguë à boire, j'ai mieux aimé parler d'un auteur qui réjouit le monde que de ceux qui, à ce qu'ils prétendent, l'ont éclairé.

Si j'avais à traiter ce sujet avec quelque militaire, je lui dirais : Souvenez-vous de Caïus Marius, qui ne fut jamais plus grand, qui ne<444> fit jamais paraître plus de courage, que lorsque, proscrit et abordé sur les rivages africains, il répondit à un officier du préteur qui lui faisait dire de se retirer : « Dis-lui que tu as vu Caïus Marius assis sur les ruines de Carthage. »444-a C'est dans le malheur qu'il faut du courage. J'endoctrinerais mon militaire de toute la morale stoïque; mais qu'est-ce que la morale? La mode malheureusement en est passée; notre siècle a la rage des courbes, et tous ces calculs ingénieusement imaginés ne valent pas, à mon sens, des principes de conduite qui répriment les passions effrénées, et par lesquels les hommes peuvent jouir du faible degré de bonheur que comporte leur nature.

Je ne finirais point sur cet article, si je voulais répéter ce qu'on a dit; toutefois je suis persuadé que vous prendrez votre parti sur ce qui vient de vous arriver, et que vous ne voudrez pas donner à vos ennemis la joie de soupçonner qu'ils vous tuent par leurs persécutions. Je serai charmé de vous revoir, en quelque occasion que ce soit, et j'espère que le temps, ce grand maître, passera son éponge sur le passé, et vous fera recouvrer votre santé, votre gaîté et votre repos. Sur ce, etc.

28. DE D'ALEMBERT.

Paris, 19 mai 1766.



Sire,

Je ne perds point de temps pour apprendre à Votre Majesté que M. de la Grange a reçu ses offres avec autant de respect que de reconnaissance; qu'il se tient trop heureux d'avoir mérité les bontés<445> d'un prince tel que vous, et d'être à portée de les mériter encore davantage par ses travaux; qu'il a demandé au roi de Sardaigne son souverain la permission d'accepter ces offres; que le roi de Sardaigne lui a promis de lui faire donner incessamment sa réponse, et a bien voulu lui faire espérer que sa demande ne serait point rejetée. Je crois donc, Sire, que M. de la Grange ne tardera pas à venir remplacer M. Euler;445-a et j'ose assurer V. M. qu'il le remplacera très-bien pour les talents et le travail, et que d'ailleurs, par son caractère et sa conduite, il n'excitera jamais dans l'Académie la moindre division ni le moindre trouble. Je prends la liberté de demander à V. M. ses bontés particulières pour cet homme d'un mérite vraiment rare, et aussi estimable par ses sentiments que par son génie supérieur. Je me tiens trop heureux d'avoir pu réussir dans cette négociation, et procurer à V. M. et à son Académie un si excellent sujet. Cet événement répand dans mon âme une satisfaction dont je n'ai pas joui depuis longtemps, et je suis sûr que mon estomac s'en ressentira. Je pourrai me flatter enfin d'avoir fait une chose agréable à V. M., honorable pour ses États, avantageuse pour son Académie, et d'avoir par là donné à V. M. de nouvelles marques des sentiments de reconnaissance, d'attachement inviolable et de profond respect avec lesquels je serai toute ma vie, etc.

<446>

29. DU MÊME.

Paris, 26 mai 1766.



Sire,

Toutes les lettres que je reçois de M. de la Grange m'assurent de la ferme résolution où il est de profiter des offres également honorables et avantageuses que V. M. veut bien lui faire. S'il n'est pas encore parti de Turin pour se rendre auprès de V. M., ce n'est ni sa faute, ni la mienne; c'est celle des ministres du roi de Sardaigne, qui, n'osant pas lui refuser absolument son congé, cherchent à le lui différer, dans l'espérance qu'il changera d'avis; mais il me mande que son parti est pris et inébranlable. Je ne doute point que si V. M. juge à propos de faire demander au roi de Sardaigne même le congé de M. de la Grange, il ne l'obtienne sur-le-champ, et ne se mette incessamment en route; en ce cas, V. M. voudrait bien donner ses ordres pour les frais de son voyage. Il est bien singulier que M. Euler, comblé de biens par V. M., lui et sa famille, ait obtenu son congé si aisément après vingt-six ans de séjour, et que M. de la Grange, dont on ne juge pas à propos d'assurer la fortune dans son pays, soit obligé de solliciter comme une grâce la permission d'aller jouir ailleurs de la justice qu'un grand roi lui rend.

V. M. désire un astronome; je crois que M. de Castillon y serait très-propre, d'autant qu'il pourrait former monsieur son fils au même travail, et le mettre en état de lui succéder, si le cas l'exigeait. Mais il serait nécessaire que V. M. donnât ses ordres pour remettre l'observatoire en état; car il en avait grand besoin, au moins quand je l'ai vu, il y a environ trois ans. Mais je m'aperçois, Sire, peut-être un peu tard, que je fais ici ou parais faire le rôle de président de l'Académie, qui n'en saurait avoir de plus digne et de plus éclairé que son protecteur même, et qui n'a besoin, pour obtenir ce qui est juste, que de le proposer à ce grand roi.

<447>Monseigneur le prince de Brunswic est ici, estimé, aimé et recherché de tout le monde. Il a été aux Académies; j'ai eu l'honneur de lire un mémoire en sa présence à l'Académie des sciences; il fut hier à l'Académie française, et je crois qu'il n'a pas été mécontent de la manière dont il y a été reçu. Tout le monde s'empresse tant à l'avoir, que je n'ai pu jouir que quelques moments de l'honneur de l'entretenir, et de l'assurer de mon respectueux attachement pour son auguste maison, et pour un oncle plus auguste encore qu'il a le bonheur d'avoir.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

P. S. J'aurais une grâce, Sire, à demander à V. M.; ce serait de permettre que M. de la Grange passât par Paris pour aller à Berlin. Il est vrai que son voyage en serait un peu plus long; mais, indépendamment du plaisir que j'aurais à le voir, je pourrais le mettre au fait de plusieurs choses concernant l'Académie, dont il est bon qu'il soit instruit pour pouvoir être plus utile dans la place qu'il va occuper, et qu'il remplira certainement avec succès.

30. DU MÊME.

Paris, 11 juillet 1766.



Sire,

M. de la Grange a dû écrire il y a déjà quelque temps à Votre Majesté pour lui témoigner sa profonde reconnaissance, et la disposition où il est d'accepter les offres que V. M. veut bien lui faire. Je m'étonne que la permission qu'il attend du roi de Sardaigne soit si<448> lente à venir; mais la cour de Turin, V. M. le sait mieux que personne, n'est pas prompte à se déterminer. Je serais cependant d'autant plus charmé de voir M. de la Grange à Berlin, qu'il y remplacerait très-bien M. Euler, et qu'il serait beaucoup plus utile à l'Académie que moi. Ce n'est point fausse modestie, c'est la pure vérité qui me fait parler ainsi : M. de la Grange est jeune, et je suis presque vieux; son ardeur est naissante, et la mienne décline; il se lève, enfin, et je suis prêt à me coucher.

On dit que V. M. désire aussi un astronome. Si elle n'en a besoin que d'un, et qu'elle n'ait pas d'autres vues sur M. de Castillon, je le crois très-propre à bien remplir cette place, par l'étude particulière qu'il a faite de l'astronomie et de l'optique. Il me semble, au reste, que l'observatoire de l'Académie aurait besoin de réparations et d'améliorations, du moins s'il est encore en l'état où je l'ai vu il y a trois ans. Quoi qu'il en soit, j'attends les ordres ultérieurs de V. M. au sujet de l'astronome, si elle en a quelques-uns à me donner. Je me flatte qu'elle rend justice à mon zèle et au désir que j'ai d'être utile à l'Académie. C'est pour cette raison que je propose M. de Castillon.

Monseigneur le prince héréditaire de Brunswic est parti avec l'estime générale et l'éloge de tous ceux qui ont eu le bonheur de le connaître; je crois qu'il doit être content de l'accueil qu'il a reçu; il en était assurément bien digne. Nous avons ici un prince de Deux-Ponts, qui n'est pas à beaucoup près si recherché, quoiqu'il ait eu l'honneur de commander cette brillante armée de l'Empire qui s'est tant distinguée dans la dernière guerre, et qui dispute cet honneur aux Suédois.

Je ne sais si j'ai eu l'honneur de parler à V. M. d'un Abrégé de l'Histoire ecclésiastique, imprimé à Berne. (Ce lieu d'impression est bien choisi, et me rappelle une chanson qui commençait ainsi : « Bernons Bernis, puisqu'il nous berne. ») Cet ouvrage est très-édifiant, et la préface surtout bien digne d'être lue; elle me paraît de main de maître,<449> et, quel que soit l'auteur, il mérite bien des remercîments de la part de la raison.

Je suis avec le plus profond respect, et avec tous les sentiments de reconnaissance et d'attachement inviolable que je conserverai jusqu'au tombeau, etc.

P. S. Je reçois, Sire, en ce moment, une lettre de M. Bitaubé,449-a qui me paraît pénétré de reconnaissance des bontés de V. M., et bien résolu de faire tous ses efforts pour les mériter de plus en plus.

31. A D'ALEMBERT.

Le 26 juillet 1766.

Le sieur de la Grange doit arriver à Berlin; il a obtenu le congé qu'il sollicitait, et je dois à vos soins et à votre recommandation d'avoir remplacé dans mon Académie un géomètre borgne par un géomètre qui a ses deux yeux, ce qui plaira surtout fort à la classe des anatomistes. La modestie avec laquelle vous vous comparez au sieur de la Grange élève votre mérite au lieu de le rabaisser, et ne me fera pas prendre le change sur ma façon de penser et sur l'estime que j'ai pour vous. Notre Académie est assez fournie à présent de sujets. Nous avons le sieur Castillon et son fils, qui observent le ciel. On fait des réparations au bâtiment de l'Académie, de même qu'à son observatoire. M. Euler, qui aime à la folie la grande et la petite Ourse, s'est approché du nord pour les observer plus à son aise. Un vaisseau qui portait ses x, z, et son kk, a fait naufrage; tout a été<450> perdu, et c'est dommage, parce qu'il y aurait eu de quoi remplir six volumes in-folio de mémoires chiffrés d'un bout à l'autre, et l'Europe sera vraisemblablement privée de l'agréable amusement que cette lecture lui aurait donné. Tandis que M. Euler tire vers le nord, mon neveu voyage vers le sud;450-a il trouve que la nation française est la plus civile et la plus galante de l'Europe; et, pour vous parler en votre style, ce prince trouve que votre politesse redouble pour les étrangers en raison inverse du carré des maux qu'on vous a faits.

Vous me parlez d'un Abrégé chronologique de l'Histoire de l'Église, que je ne connais point.450-b Je lis rarement des préfaces; cependant j'ai ouï dire que l'auteur de celle-là était aussi effronté qu'insolent, qu'il a eu l'impertinence de prouver par un factum que Jean le Blanc n'était que Jean-Farine.450-c

On dit qu'on est toujours en train de brûler les livres en France. C'est une ressource en cas de grand hiver; si le bois manque, les livres ne manqueront pas, pourvu qu'on ne brûle que l'écriture, et non les auteurs, ce qui deviendrait trop sérieux; et je me mettrais de mauvaise humeur, si l'on dressait des bûchers pour de certains philosophes auxquels je m'intéresserai toujours. Sur ce, etc.

<451>

32. DE D'ALEMBERT.

Paris, 12 septembre 1766.



Sire,

M. de la Grange est arrivé ici le 2 de ce mois, suivant la permission que V. M. lui a donnée de passer par Paris; je l'ai vu tous les jours, et je l'ai trouvé plein de reconnaissance des bontés de V. M., et bien empressé de répondre aux justes idées qu'elle a conçues de lui. Votre Académie, Sire, acquiert en lui non seulement un très-grand géomètre, égal pour le moins à ce que l'Europe possède aujourd'hui de meilleur en ce genre, mais un vrai philosophe, dans tous les sens possibles de ce mot, supérieur aux préjugés et aux superstitions des hommes, sans ambition, sans intrigue, n'aimant que le travail et la paix, du caractère le plus doux et le plus sociable. Il m'a prié, Sire, de demander à V. M. une grâce qu'il lui sera sûrement facile d'obtenir. M. Euler était directeur de la classe de mathématiques; il paraîtrait assez naturel que M. de la Grange succédât à cette place, puisque V. M. l'appelle pour remplacer M. Euler, qu'il est certainement bien en état de remplacer. Cependant, si V. M. a d'autres vues par rapport à cette place de directeur, M. de la Grange, très-content des quinze cents écus que V. M. veut bien lui donner, n'insistera point sur cet objet; il prie seulement V. M. de vouloir bien nommer le directeur avant son arrivée, afin que la cour de Turin, qui n'a pas voulu le retenir, et qui est pourtant fâchée de l'avoir perdu, ne s'imagine pas que M. de la Grange, en arrivant à Berlin, ait commencé par essuyer un dégoût apparent. Il importe, Sire, à l'avantage des sciences et des lettres, que V. M. protége, de ne pas laisser le plus petit sujet de triomphe contre elles à ceux qui les négligent, et qui voudraient bien qu'elles ne trouvassent pas dans les États d'un grand roi l'honneur et l'asile qu'elles méritent.

<452>Je compte, Sire, que M. de la Grange sera à Berlin vers le 15 d'octobre; son arrivée ne sera point retardée par un voyage très-court que des raisons d'amitié vraiment respectables l'obligent à faire à Londres, parce que M. de la Grange prendra le temps de ce voyage sur celui qu'il me destinait, et que V. M. lui avait permis de me donner, et parce que, d'ailleurs, le trajet de Londres à Berlin par mer sera beaucoup plus court, moins embarrassant et moins dispendieux que le voyage par terre de Paris à Berlin, que la difficulté des chemins, l'incommodité des voitures et l'ignorance de la langue auraient rendu long et difficile.

M. de la Grange m'a parlé, Sire, d'un autre excellent sujet dont il croit que V. M. pourrait faire aisément l'acquisition pour son service militaire, et même, comme par surcroît, pour son Académie. Il se nomme M. le chevalier Daviet de Foncenex, homme de condition et de beaucoup de mérite, surtout dans la partie de l'artillerie et du génie; M. de la Grange est persuadé qu'il serait propre à former en ce genre une excellente école. Il est actuellement sur mer, employé dans la marine du roi de Sardaigne, où il est peu satisfait de son traitement; il sera de retour au mois de novembre. V. M. pourrait s'informer de cet officier par quelqu'un des officiers piémontais qui sont à son service; car M. de la Grange ne voudrait pas lui écrire directement pour cet objet, par des raisons que V. M. comprendra facilement; mais il me paraît persuadé que V. M. ferait en M. de Foncenex une excellente acquisition.

Permettez-moi, Sire, de me féliciter d'avoir enfin pu donner à V. M. des marques de mon attachement et de mon zèle, en procurant à son Académie un sujet qui y sera bien plus utile que moi, et qui est destiné à lui faire le plus grand honneur par ses travaux et ses talents. Mon peu de santé a presque éteint le peu d'ardeur et de génie que la nature m'avait donnés, et il faut que je songe à faire retraite; mais ce qui ne s'éteindra jamais en moi, ce sont les senti<453>ments de reconnaissance, d'admiration, d'attachement inviolable et de profond respect avec lesquels je serai toute ma vie, etc.

33. DU MÊME.

Paris, 14 septembre 1766.



Sire,

Ce sera M. de la Grange qui aura l'honneur de remettre à Votre Majesté cette lettre; j'ai tout lieu de croire, par la connaissance que j'ai de son heureux génie, de son ardeur pour le travail, et de la douceur de son caractère, que V. M. me saura quelque gré d'avoir procuré à son Académie un savant de son mérite. Je ne crains point d'assurer que sa réputation, déjà très-grande, ira toujours croissant, et que les sciences, Sire, vous auront une éternelle obligation de l'état aussi honorable qu'avantageux que vous voulez bien lui procurer. Je prends la liberté de mettre sous la protection de V. M. ce digne et respectable philosophe; je n'ai de regret que de ne pouvoir l'accompagner; mais, Sire, une santé très-faible, et qui a besoin des plus grands ménagements, me prive de ce bonheur. Peut-être se raffermira-t-elle, et je profiterai, en ce cas, des premiers moments qu'elle me laissera pour aller mettre encore une fois aux pieds de V. M. les sentiments de respect et de reconnaissance que je conserverai toute ma vie pour elle.

On m'a fait part, il y a peu de jours, d'un vrai jugement de Salomon rendu par V. M.; c'est la punition à laquelle elle dit qu'elle aurait condamné les malheureux enfants d'Abbeville,453-a juridiquement<454> égorgés en France pour n'avoir pas ôté leur chapeau devant une procession, et pour avoir chanté des chansons. V. M. aurait avec justice trop mauvaise opinion de la nation française, si je ne l'assurais pas que ce jugement aussi atroce qu'absurde a révolté tous ceux qui n'ont pas perdu en France l'humanité et le sens commun. La philosophie, Sire, a grand besoin de la protection aussi éclairée que puissante que V. M. lui accorde; l'acharnement contre elle est plus grand que jamais de la part des prêtres et des parlements, qui, dans la guerre cruelle qu'ils se font, conviennent de temps en temps de quelques jours de trêve pour tourmenter les sages. Ces parlements, bien indignes de l'opinion favorable que les étrangers en ont conçue, sont encore, s'il est possible, plus abrutis que le clergé par l'esprit intolérant et persécuteur qui les domine. Ce ne sont ni des magistrats, ni même des citoyens, mais de plats fanatiques jansénistes, qui nous feraient gémir, s'ils le pouvaient, sous le despotisme des absurdités théologiques et dans les ténèbres de l'ignorance qu'entraînent la superstition et l'oppression. Je crois, Sire, que le seul parti à prendre pour un philosophe que sa situation empêche de s'expatrier est de céder en partie et de résister en partie à cet abominable torrent, de ne dire que le quart de la vérité, s'il y a trop de danger à la dire tout entière. Ce quart sera toujours dit, et fructifiera, sans nuire à l'auteur; dans des temps plus heureux, les trois autres quarts seront dits à leur tour, ou successivement, ou tout à la fois, s'il n'y a plus de parlements ni de prêtres, ou si les parlements deviennent justes, et les prêtres sages.

Cette lettre, Sire, sera remise à V. M. assez longtemps après sa date, parce que M. de la Grange s'en charge en partant pour Londres. Je me suis privé à regret de quelques jours qu'il me destinait encore, pour qu'il les employât à ce voyage, qui ne retardera point son arrivée à Berlin, parce que la route par mer de Londres à Berlin sera<455> beaucoup plus courte et moins embarrassante qu'elle n'eût été par terre en partant d'ici.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

34. DU MÊME.

Paris, 21 novembre 1766.



Sire,

La lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire m'a comblé de la plus vive satisfaction. Je vois que V. M. n'a pas été mécontente des conversations qu'elle a eues avec M. de la Grange, et qu'elle a trouvé que ce grand géomètre était encore, comme j'avais eu l'honneur de le lui dire, un excellent philosophe, et d'ailleurs versé dans la littérature agréable. J'ose assurer V. M. qu'elle sera de plus en plus satisfaite de l'acquisition qu'elle a faite en lui, et qu'elle le trouvera digne de ses bontés par son caractère aussi bien que par ses talents. Il me paraît, Sire, pénétré de reconnaissance de la manière dont V. M. l'a reçu, et enchanté de la conversation qu'elle a bien voulu avoir avec lui; il est bien résolu de faire tous ses efforts pour répondre à l'idée que V. M. a de lui, et dont il est infiniment flatté. M. de la Grange, Sire, remplira cette idée, je ne crois pas rien hasarder en vous l'assurant; il nous effacera tous, ou du moins empêchera qu'on ne nous regrette. Pour moi, je ne suis plus, Sire, qu'un vieil officier réformé en géométrie; ma tête n'est presque plus capable du genre d'application que ce travail exige, et ma santé, quoique passable, ne se soutient un peu que par le repos et le régime. Je ne suis pas sans espérance de revoir un jour V. M., et de mettre de nouveau<456> à ses pieds les sentiments si justes dont je suis pénétré pour elle. V. M. prétend que si je ne me hâte pas, je la trouverai radotante. Je suis bien sûr qu'elle n'est pas faite pour radoter jamais; mais si par malheur cela arrivait, je ne serais pas pour elle un juge fort redoutable, car, pour peu que ma tête s'affaiblisse, elle ne sera pas loin d'en faire autant.

J'ai admiré, Sire, et j'ai fait admirer à nos philosophes de ce pays-ci tout ce que V. M. me fait l'honneur de me dire sur les abus et les atrocités absurdes de la jurisprudence criminelle française, sur le fanatisme égal, quoique opposé, de notre parlement et de nos prêtres, et sur le parti que doit prendre un homme raisonnable au milieu de tant de cervelles échauffées et dérangées. C'est aussi, Sire, celui que je prends; mépriser les fous et honorer les sages, voilà ma devise, et à peu près tout ce que je puis faire pour la raison, à laquelle je ne puis plus guère être utile que par mes vœux en sa faveur. Mais les premiers, Sire, de tous mes vœux, les plus sincères et les plus constants, sont ceux que je fais pour V. M.; leur vivacité est égale à celle des sentiments de respect, d'admiration et de reconnaissance éternelle avec lesquels je suis, etc.

P. S. Je prends la liberté, Sire, de recommander aux bontés de V. M. M. de Castillon; il désirerait obtenir la pension attachée à la place d'astronome dont il fait les fonctions, et je crois que sa demande est juste. V. M. sait que je ne l'ai jamais trompée; c'est ce qui me fait prendre la liberté de lui parler avec tant de confiance.

<457>

35. DU MÊME.

Paris, 12 décembre 1766.



Sire,

Votre Majesté recevra incessamment, ou peut-être aura déjà reçu depuis quelques jours une très-faible et très-mince production de son admirateur; c'est un cinquième volume de mes Mélanges de littérature, pour lequel je demande à V. M. les mêmes bontés et la même indulgence dont elle a déjà bien voulu honorer les volumes précédents. Ce volume, Sire, ne contient guère que des choses déjà connues de V. M.; j'y ai pourtant fait quelques changements, non pas toujours pour le mieux, mais pour ne pas trop blesser les charlatans en tout genre qui veulent dominer sur les esprits; j'y ai inséré, avec les additions qui m'ont paru nécessaires pour le public, et les modifications que certaines matières exigeaient, la plus grande partie des éclaircissements que j'ai eu l'honneur de présenter à V. M. sur mes Éléments de philosophie. Il est pourtant certains articles que j'ai cru devoir supprimer, parce que je suis élevé, non comme M. Chicaneau457-a dans la crainte de Dieu et des sergents, mais dans la crainte de Dieu et des prêtres, et des parlements qui ne valent pas mieux.

Je prie très-humblement V. M. de vouloir bien, à ses heures perdues, ou plutôt dans ses instants de délassement (car elle n'a point d'heures à perdre), jeter les yeux sur ce volume, et m'éclairer de ses réflexions et de ses vues; elle trouvera en moi la docilité qu'un philosophe doit à celui qu'il regarde comme son chef et son modèle. Ce qui rend, Sire, ce volume intéressant à mes yeux, c'est l'occasion que j'ai eue d'y exprimer en divers endroits, avec la vérité dont je fais<458> profession, les sentiments éternels d'admiration et de respect dont je suis pénétré pour le héros de ce siècle, sentiments qui ne finiront qu'avec ma vie.

V. M. verra peut-être bientôt naître un nouvel héritier dans son illustre maison; je la prie d'être assurée d'avance de toute la joie que j'en aurai. Cet héritier, Sire, si la destinée vous l'accorde, n'aura pas besoin d'aller chercher bien loin de grands exemples; il les trouvera près de lui, il lira la vie de son grand-oncle, et désespérera de l'égaler.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

36. DU MÊME.

Paris, 6 février 1767.



Sire,

Votre Majesté me rend, je crois, assez de justice pour être persuadée que je ne prendrais jamais la liberté de lui parler d'autres affaires que de celles qui peuvent intéresser les sciences et la littérature; cependant je n'ai pu refuser à M. le prince de Salm, qui m'honore de ses bontés, de faire parvenir à V. M. cette lettre de sa part. Vous jugerez, Sire, si la demande qu'il fait à V. M. est juste, et si elle doit lui accorder son appui en cette occasion; tout ce que je me permettrai de dire, c'est que M. le prince de Salm me paraît digne des bontés de V. M. par ses qualités personnelles et par les sentiments de respect et d'admiration dont je l'ai toujours vu pénétré pour le héros de ce siècle; il joint à ces sentiments celui d'une éternelle reconnaissance pour les bontés dont V. M. l'a déjà honoré.

<459>Je reçois de temps en temps, comme V. M., d'assez violents mémoires contre ...; si cela continue, elle sera bientôt plus digne de pitié que de haine, car on l'écorche sans miséricorde. Ce qu'il y a de plaisant, c'est que l'auteur de ces mémoires, à chaque coup d'étrivières qu'il donne à la pauvre ..., a peur, dès que le coup est lâché, que la justice ne le lui rende au centuple, et passe sa vie, comme saint Pierre, à renier et à se repentir.459-a

A propos de saint Pierre, on dit que son patrimoine pourrait être bientôt à vendre. V. M. devrait l'acheter; je serais bien flatté de recevoir d'elle un bref d'indulgences, que je me flatte qu'elle ne me refuserait pas. La vérité est que le vicaire de Jésus-Christ est, dit-on, prêt à faire banqueroute, qu'on meurt de faim à Rome, que le saint-père a fait fermer l'Opéra pour apaiser la colère de Dieu, et que les anciens Romains, qui ne demandaient que du pain et des spectacles,459-b trouveraient fort à plaindre les Romains modernes, qui n'ont ni l'un ni l'autre.

M. de Stainville, qui traitait si mal la nation française aux eaux de Spa, comme je l'ai su il y a trois ans de V. M., vient de traiter encore plus mal sa femme, qu'il a fait enfermer, parce qu'elle voulait lui donner pour enfants ceux d'un histrion. Si tous les maris qui sont dans le même cas faisaient autant de train, nos femmes du bel air seraient en effet hors du commerce.

Le père de M. de la Grange est inquiet de ne point recevoir de ses nouvelles; il craint que leurs lettres réciproques ne soient interceptées à Turin. Je prie V. M. d'interposer sa protection auprès du roi de Sardaigne, pour qu'il soit permis à un fils d'écrire à son père; car je ne puis croire que M. de la Grange ait pris V. M. pour Jésus-<460>Christ, et qu'il ait renoncé à son père et à sa mère pour le suivre, suivant la morale de l'Évangile.460-a

M. de Catt remettra à V. M. le mémoire que j'ai lu à l'Académie des sciences le jour où monseigneur le prince héréditaire de Brunswic a assisté à la séance; il roule sur un objet utile, dont je m'occupe autant que ma faible santé me le permet; car j'aurais encore plus de besoin d'un bref de sommeil et de digestion que d'un bref d'indulgences. J'ai bien de la peine à être passablement avec ces deux divinités-là; je dis divinités, parce que le sommeil et la digestion me paraissent les deux vraies divinités bienfaisantes de ce monde. Aussi suis-je bien résolu, suivant le sage conseil de V. M., de ne rien faire qui puisse les troubler; la nature physique ne m'a déjà que trop mal partagé de ce côté-là, sans que j'aie encore la sottise d'y joindre les causes morales, qui achèveraient de tout gâter.

Je ne sais si V. M. a reçu le cinquième volume de mes Mélanges, que j'ai eu l'honneur de lui annoncer dans ma dernière lettre; je la supplie de vouloir bien m'en dire son avis avec sa bonté ordinaire. Voltaire m'en paraît content; mais de quoi il est bien plus charmé, et avec bien plus de raison, ce sont les lettres que V. M. lui écrit; il m'en parle sans cesse, et m'en paraît transporté.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

<461>

37. DU MÊME.

Paris, 10 février 1767.



Sire,

J'ai eu l'honneur, il y a peu de jours, d'écrire à Votre Majesté une trop longue lettre, par laquelle je crains de lui avoir dérobé des moments précieux et d'avoir abusé de ses bontés. Cette lettre, Sire, sera plus courte, car je ne voudrais pas retomber trop souvent dans la même faute. Je me bornerai à présenter à V. M. la lettre et l'ouvrage ci-joints, de la part d'un des hommes de lettres que j'aime et que j'estime le plus, M. Marmontel,461-a mon confrère à l'Académie française, et un des membres les plus distingués de cette compagnie. L'ouvrage, Sire, me paraît digne d'être lu et jugé par un héros; il contient des maximes importantes, que V. M. met depuis longtemps en pratique; et la récompense la plus flatteuse que l'auteur puisse désirer de son travail, c'est que V. M. l'honore de son suffrage, et qu'elle veuille bien le lui témoigner.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

<462>

38. DU MÊME.

Paris, 10 avril 1767.



Sire,

C'est avec la plus grande circonspection que j'ose parler à Votre Majesté d'une affaire qui n'est nullement littéraire; mais un homme en place, à qui j'ai des obligations, m'a prié de vouloir bien présenter à V. M. le mémoire ci-joint. Il s'agit d'un Français qu'on dit être plus malheureux que coupable, et à qui il paraît que ses juges mêmes ont rendu bon témoignage. V. M. avait bien voulu abréger de moitié le temps de sa prison; cependant le terme est expiré, et il y est encore, à ce qu'il croit, contre vos ordres. Je suis bien assuré qu'il obtiendra justice, s'il la mérite, et je prie très-humblement V. M. de vouloir bien donner ordre que je sois instruit de ce qu'elle aura prononcé, afin que je puisse en rendre compte aux personnes qui m'ont recommandé cette affaire.

V. M. me fait l'honneur de me dire qu'elle n'est pas du même avis que moi sur certains endroits de mon dernier ouvrage, concernant la poésie et la musique. J'ose me flatter pourtant que si j'avais l'honneur d'avoir sur ces objets un entretien avec elle, elle demeurerait persuadée que je pense comme elle dans le fond, et que je n'en diffère peut-être que par une autre manière de m'exprimer; je serais porté à croire que j'ai tort, si nous différions dans l'essentiel. Par exemple, je me serais joint à V. M. pour me moquer de feu M. Algarotti sur la prétendue peinture de la poussière; il s'en faut bien que je croie la musique capable de tout peindre; je crois seulement et j'ai dit qu'elle peut, par ses sons, nous mettre quelquefois dans une situation semblable à celle où nous mettent certains objets de la vue, et par là nous rappeler l'idée de ces objets.

M. Marmontel sera sûrement très-flatté des observations que V. M.<463> lui envoie sur sa Poétique;463-a il répondra sûrement à V. M. avec plus de satisfaction qu'il ne fera à la Sorbonne sur son Bélisaire. Le pauvre garçon est actuellement aux prises avec elle, pour avoir dit que Trajan, Marc-Aurèle, et les autres Frédérics des siècles passés, qui avaient sur celui de notre siècle le désavantage de n'être pas baptisés, pourraient bien, nonobstant le défaut de ce passe-port, être en paradis avec Caton, Socrate, Aristide, et quelques marauds de cette espèce que le paganisme a produits. Je veux mourir, Sire, si je sais où sont tous ces honnêtes gens; mais je les crois en enfer, s'ils sont en même lieu que les docteurs; les raisonnements qu'ils entendent doivent être un supplice pour eux.

J'ai lu et relu mille fois, Sire, avec la plus tendre et la plus respectueuse reconnaissance, ce que V. M. a bien voulu ajouter de sa main dans la lettre qu'elle m'a fait l'honneur de m'adresser. Elle a bien raison de dire qu'on ne conçoit rien aux sottises contradictoires qui abondent dans certains pays, non plus qu'aux belles et importantes querelles de nos pédants en robe avec nos pédants en soutane. Pendant que cette vermine se déchire, toute l'Europe a les yeux sur V. M.; on parle de la Pologne, de Danzig, de dissidents dont je crois que V. M. ne se soucie guère;463-b que sais-je enfin ce qu'on ne dit pas? Mais de quoi vais-je me mêler? Il me semble déjà entendre V. M. qui me répond, comme Achille à Agamemnon :

Vous lisez de trop loin dans les secrets des dieux.463-c

Je n'avais pas attendu les ordres de V. M. pour assurer le massif abbé d'Olivet qu'elle connaissait les e muets, et que crêp était sûrement un mot germanisé.463-d Il y a des fautes un peu plus essentielles<464> que celle-là dans la Prosodie de ce gros ex-jésuite; car il a l'honneur de l'être, et je ne conseillerais pas aux étrangers d'ajouter foi à un grand nombre de ses règles.

Monseigneur le prince héréditaire de Brunswic, qui est ici pour quelques jours, y reçoit le même accueil qu'à son premier voyage; et je me flatte que s'il ne nous a pas trouvés fort raisonnables, il nous trouvera du moins fort honnêtes, ou plutôt fort justes à son égard. J'ai eu la satisfaction d'exprimer plus d'une fois à ce prince les sentiments dont je suis pénétré pour V. M., et il pourra l'assurer de la vénération que tous les gens de lettres estimables ont pour elle.

Que V. M., Sire, fasse la guerre ou la paix, ce qui m'intéresse le plus, c'est qu'elle se porte bien, qu'elle continue longtemps à être l'admiration de l'Europe, et qu'elle veuille bien se souvenir quelquefois de la reconnaissance éternelle, de l'attachement inviolable, et du profond respect avec lequel je serai toute ma vie, etc.

39. A D'ALEMBERT.

5 mai 1767.

Il m'est impossible de vous répondre au sujet de ce prisonnier auquel vous vous intéressez, parce que son crime et son nom même me sont inconnus. On a demandé des éclaircissements aux tribunaux d'Emden et de Clèves, dont il faut attendre les rapports, pour savoir de quoi cet homme est accusé. Quoi qu'il en soit, j'ose me flatter que les colléges de justice de mon pays ne portent pas l'oubli des formalités et la précipitation des jugements au même point que vos cours de justice de France; et je ne pense pas qu'un innocent ait<465> été condamné, à moins que durant la guerre il ne se soit passé des choses qui ne sont point parvenues jusqu'à moi.

Vous me pressez de vous dire ce que je pense des additions que vous avez faites à vos Essais de littérature. Il me semble vous avoir écrit que je m'étais instruit dans cette partie de l'ouvrage où vous daignez abaisser la sublime géométrie au niveau de mon ignorance, que j'approuvais beaucoup la sagesse et la circonspection avec laquelle vous avez traité la partie métaphysique, matière délicate et scabreuse, et qu'il me semblait que c'était la seule manière de l'exposer sans soulever contre soi un essaim de docteurs armés d'anathèmes et d'imprécations. La partie qui regarde les beaux-arts est plus libre; il est permis de dire sur le sujet de l'histoire, de la poésie et de la musique tout ce que l'on veut, sans craindre l'inquisition; et comme les goûts sont différents, il serait difficile de trouver deux personnes dont les sentiments fussent d'accord en tout. Pour moi, par exemple, je me suis fait une habitude d'étudier l'histoire en la prenant à ses commencements, et en la suivant jusqu'à nos jours, par la raison qu'on établit des principes avant d'en tirer des conséquences. J'aime dans la poésie tout ce qui parle au cœur et à l'imagination, la politique et la Fable, et je serais fâché qu'on voulût en bannir la mythologie, si féconde en images. Ce n'est pas à dire qu'on abuse d'images usées; mais que de ressources pour un beau génie que ce nombre d'allégories charmantes sous lesquelles les anciens enveloppaient leurs connaissances physiques! Si des barbares, des prêtres fanatiques ont détruit les images des dieux du paganisme, serait-ce à des gens de lettres du dix-huitième siècle à faire main basse sur ce que des siècles où florissaient les arts et le goût ont produit de plus ingénieux? En un mot, le premier devoir du poëte est de plaire; il faut qu'il lui soit libre d'employer tel secours qu'il veut, pourvu qu'il y réussisse.

Je n'ose pas dire que j'aie trouvé quelques sophismes en dialectique dans les pensées d'un grand géomètre sur la musique; mais je<466> pense qu'il y a quelques abus de mots dont la définition, peut-être différente, m'empêche d'être du sentiment de ce grand homme. Il convient que la musique ne peut articuler que les sentiments de l'âme, que par conséquent tout ce qui peut être du ressort des autres sens ne l'est pas de l'acoustique; cependant il exige du compositeur qu'il rende le lever du soleil. Ne serait-ce pas qu'il veut que le musicien exprime cette joie douce et tranquille qu'inspire le lever de l'aurore? Cela se peut; mais de monter des cordes les plus basses de l'instrument aux plus aiguës, et d'en redescendre au gré du géomètre, cela ne peut jamais établir la moindre analogie entre le spectacle d'une belle matinée et les sons articulés. Tenons-nous-en donc en musique à l'expression des affections de l'âme, et gardons-nous de rendre les cris des grenouilles, le croassement des corbeaux, et cent autres sujets dont l'imagination est vicieuse en musique comme en poésie. Toutes les choses de ce monde, ainsi que les arts qui servent à nos plaisirs, ont leurs bornes circonscrites; si nous les étendons au delà de leur sphère, nous les dénaturons au lieu de les perfectionner. Je ne suis qu'un dilettante, et je ne décide point sur des matières qu'à peine il m'est permis d'effleurer; mais vous avez voulu que je vous disse ce que je pense; le voilà.

Pour M. l'abbé d'Olivet, dont je suis le très-humble serviteur, bien loin de lui vouloir du mal de son crêp, ou crêpe, je lui ai la plus grande obligation de ce qu'il m'a cité; depuis, je me crois un auteur fameux, et je prends les airs de suffisance d'un poëte dont il est fait mention dans l'Académie française. Je recommande mes solécismes et mes barbarismes à son indulgence; car dans ce pays-ci on craint plus les censures grammaticales que celles de la Sorbonne et du pape même.

Vivent les philosophes! voilà les jésuites chassés de l'Espagne.466-a Le<467> trône de la superstition est sapé, et s'écroulera dans le siècle futur; toutefois prenez garde qu'il ne vous écrase en tombant; car la chute de tous les trônes du monde ne vaut pas les chagrins et les persécutions qui troublent le bonheur de notre vie. Je vous souhaite un bonheur constant et inaltérable. Sur ce, etc.

40. DE D'ALEMBERT.

Paris, 31 mai 1767.



Sire,

M. Pernety,467-a que Votre Majesté appelle à Berlin, aura l'honneur de lui présenter cette lettre. Il est très-digne par ses talents et ses connaissances de la place que V. M. lui destine, et dans laquelle j'ose promettre à V. M. qu'il se conciliera l'estime générale, et qu'il méritera en particulier celle du grand roi dans les États duquel il va s'établir. Je prends la liberté, Sire, de recommander cet homme de mérite aux bontés de V. M., bien persuadé qu'il s'en rendra digne. Je suis avec le plus profond respect, etc.

41. DU MÊME.

Paris, 3 juillet 1767.



Sire,

J'ose me flatter que Votre Majesté est assez persuadée de mon inviolable attachement pour ne pas douter de ma sensibilité sur la perte<468> qu'elle vient de faire.468-a Tout ce qui intéresse V. M. a des droits sur mon cœur, et ce qui peut augmenter ou altérer son bonheur ne me touche pas moins que ce qui peut contribuer à sa gloire.

Je suis aussi flatté que reconnaissant de tout ce que V. M. veut bien me dire sur mon ouvrage dans la dernière lettre dont elle a daigné m'honorer; je la prie de recevoir mes très-humbles remercîments, et des éloges qu'elle a la bonté de me donner, et des critiques qu'elle veut bien y joindre. Il me semble que dans ce que j'ai dit, ou du moins dans ce que je pense sur la poésie, je ne diffère point réellement de V. M.; je n'ai condamné que celle qui se borne à des mots et à des images usées, celle qui ne contient point des choses, et assurément V. M. est moins faite que personne pour prendre la défense de cette poésie, qui ne ressemble guère à la sienne. A l'égard de la musique, V. M. convient qu'elle peut au moins nous rappeler les objets qui ne sont pas de son ressort, en réveillant en nous, par les sons, des sentiments semblables à ceux que ces objets nous procurent. J'avoue que je vais un peu plus loin, et je ne crois pas mon opinion tout à fait sans fondement; mais l'objet est si métaphysique, et par conséquent si contentieux, que je ne suis point surpris qu'un des plus grands musiciens de l'Europe pense autrement, et que je ne me crois, sur ce point-là surtout, aucunement infaillible.

Je ne sais si l'expulsion des jésuites d'Espagne sera un grand bien pour la raison, tant que l'inquisition et les prêtres gouverneront ce royaume. Je crois aussi que si V M. expulse jamais les jésuites de Silésie, elle n'hésitera pas à en dire la raison à toute l'Europe, et qu'elle ne tiendra pas renfermés dans son cœur les motifs de cette proscription.

On dit que V. M. a eu la bonté d'accorder une enseigne au malheureux jeune homme468-b condamné par nosseigneurs du parlement<469> de Paris, dans le siècle de Frédéric, à être brûlé vif pour avoir chanté des chansons grivoises, et pour avoir oublié de saluer une procession. Je remercie V. M. de cette bonne œuvre, au nom de la philosophie et de l'humanité.

Si V. M. juge à propos de nommer des associés étrangers à l'Académie, je prends la liberté de recommander à ses bontés un homme de mérite, bon géomètre et bon philosophe, M. l'abbé Bossut, correspondant de notre Académie des sciences de Paris, dont il serait membre depuis longtemps, s'il ne demeurait pas en province. Il a remporté deux ou trois prix à notre Académie, et j'ose assurer V. M. qu'il ne déparera pas la liste de Berlin, quand elle jugera à propos d'augmenter le nombre des associés étrangers, qui est à la vérité bien grand dans un sens, mais assez court dans un autre.

Ma santé est toujours flottante, comme l'est actuellement la société jésuitique espagnole; je suis parvenu, à force de régime, à rétablir mon estomac; mais ma tête est presque absolument incapable d'application. Je ne prendrais pas la liberté d'entrer avec V. M. dans ces détails, si elle n'avait la bonté de me les demander. Puisse la destinée ajouter aux fibres de V. M. la force et le ressort qu'elle ôte-aux miennes! Je serai tout consolé.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

42. DU MÊME.

Paris, 15 septembre 1767.



Sire,

Un grammairien philosophe, nommé M. Beauzée, professeur à l'école royale militaire, et qui a beaucoup réfléchi sur la métaphysique<470> générale, qui sert de base à la grammaire, a composé sur ce sujet un ouvrage profond et plein de réflexions qui méritent l'attention des têtes pensantes. Il a désiré, Sire, de faire hommage de son travail à V. M., et m'a prié de le lui faire parvenir. Je l'ai assuré que vous recevriez avec bonté cet hommage, et que vous donneriez même à la lecture de ce livre, tout abstrait qu'il est, le peu de temps que vos importantes occupations peuvent vous laisser.

Permettez-moi, Sire, de profiter de cette occasion pour renouveler à V. M. les sentiments dont je suis pénétré pour elle, et dont je me flatte qu'elle est bien persuadée. J'apprends par les nouvelles publiques que le mariage de madame la princesse Guillelmine avec le prince stadhouder est prêt à se faire,470-a et je prie instamment V. M. d'en recevoir mon très-humble compliment. Tout ce qui intéresse son illustre maison m'est infiniment cher; mais j'ai une satisfaction beaucoup plus vive à l'assurer de l'intérêt que je prends au bonheur et à la gloire de cette maison et de son illustre chef qu'à lui témoigner ma sensibilité sur les événements qui peuvent l'affliger, quoique ma sensibilité pour ces derniers objets ne soit pas moins forte que pour les autres. Je voudrais n'entretenir jamais V. M. que de choses qui pussent lui être douces ou agréables; mais je la supplie de croire que je partage avec la même vivacité tout ce qui peut satisfaire ou troubler son cœur. C'est dans ces sentiments, et avec la plus grande admiration et le plus profond respect, que je serai toute ma vie, etc.

<471>

43. DU MÊME.

Paris, 14 décembre 1767.



Sire,

Il y a quelque temps que j'eus l'honneur de recevoir de Votre Majesté une lettre charmante sur la poésie et la musique, lettre pleine de raison, de sel et d'esprit, et que le plus éclairé et en même temps le plus gai des philosophes serait très-flatté d'avoir écrite. J'ai mis plusieurs fois, Sire, la main à la plume, ou, comme disent les pédants, la plume à la main, pour répondre tant bien que mal à cette excellente lettre; mais la plume m'est tombée trois fois des mains; j'ai senti qu'on ne répliquait point par une froide discussion à des raisonnements très-fins et très-justes, soutenus par de bonnes plaisanteries. D'ailleurs, pour tenir tête, Sire, à un adversaire tel que V. M., il faudrait du moins que j'eusse tout entière à ma disposition la pauvre petite tête que Dieu m'a donnée; mais les approches de la mauvaise saison ont encore affaibli le peu qui m'en restait, et, pour peu que cela continue, j'aurai l'honneur de finir par être imbécile. J'espère du moins que si la destinée m'enlève le peu d'esprit qui me reste, elle me laissera toujours un cœur capable de sentir les bontés dont V. M. m'honore, et qui conservera toujours pour elle la plus vive et la plus respectueuse reconnaissance.

Quand V. M. jugera à propos d'augmenter le nombre des associés étrangers de son Académie, je prends la liberté de lui proposer d'avance M. l'abbé Bossut, dont j'ai eu déjà l'honneur de lui parler dans une lettre précédente; c'est un très-bon géomètre, qui a remporté plusieurs prix à l'Académie des sciences de Paris, et ailleurs. J'attendrai les ordres de V. M. pour le proposer à l'Académie, et je ne ferai sur cela que ce qu'elle voudra bien me prescrire. Je compte que V. M. est toujours satisfaite de M. de la Grange, et je me féli<472>cite de plus en plus d'avoir procuré à l'Académie cette excellente acquisition.

Puisque V. M. veut bien me permettre de l'entretenir de ce qui intéresse les membres de cet illustre corps, je prends la liberté de recommander une seconde fois à ses bontés le professeur de Castillon. Il désirerait que V. M. voulût bien lui accorder les appointements de la place d'astronome, pour pouvoir se faire aider dans les calculs et les travaux que cette place exige; ou bien, ce qui reviendrait pour lui à la même grâce, que V. M. voulût bien accorder les appointements et le logement d'observateur à M. son fils, qui est très-capable de remplir cette place. Il me paraît que M. de Castillon s'occupe beaucoup et avec succès de ce qui concerne l'astronomie et l'optique, mais qu'il aurait besoin d'un coopérateur que son peu de fortune l'empêche de se procurer.

Je désirerais beaucoup, si les précieux moments de V. M. le permettaient, savoir ce qu'elle pense de la Grammaire en deux volumes de M. Beauzée, que j'ai eu l'honneur de lui adresser; cet ouvrage est, ce me semble, savant et profond, mais un peu trop scolastique. V. M. doit aussi avoir reçu une pièce intitulée L'Honnête criminel,472-a dont le sujet est intéressant. Si elle daignait me faire part de ses réflexions sur ces deux ouvrages, je les ferais passer aux auteurs, qui certainement en feraient leur profit.

Voilà donc les jésuites chassés de Naples; on dit qu'ils vont l'être bientôt de Parme, et qu'ainsi tous les États de la maison de Bourbon feront maison nette. Il me semble que V. M. a pris à l'égard de cette engeance dangereuse le parti le plus sage et le plus juste, celui de ne point lui faire de mal, et d'empêcher qu'elle n'en fasse. Mais ce parti, Sire, n'est pas fait pour tout le monde; il est plus aisé d'opprimer que de contenir, et d'exercer un acte de violence qu'un acte de jus<473>tice. Cependant la cour de Rome perd insensiblement ses meilleures troupes, et ... ses enfants perdus; il me semble qu'elle replie ses quartiers insensiblement, et qu'elle finira par suivre son armée et par s'en aller comme elle. Bien mal acquis s'en va de même, disait le feu pape Benoît XIV, qui voyait bien, comme on dit, le fond du sac. En attendant, la Sorbonne, qui joue de son reste sans doute, vient de donner une belle censure de Bélisaire; cette censure est un chef-d'œuvre de bêtise et d'absurdité, au point que les théologiens mêmes (qui ne l'ont pas rédigée) en sont dans la honte, tout théologiens qu'ils sont. Mais il ne m'importe guère ce que les pédants font, disent et écrivent, pourvu que V. M. soit heureuse, qu'elle se porte bien, et qu'elle veuille bien quelquefois se souvenir du très-profond respect et de l'attachement inviolable avec lequel je serai toute ma vie, etc.

44. A D'ALEMBERT.

7 janvier 1768.

Je vous suis obligé des vœux que le nouvel an vous fait faire pour ma personne, et j'y répondrais tout de suite, si je n'étais retenu par la diète de Ratisbonne, dont les graves délibérations roulent à présent sur les compliments de la nouvelle année; la pluralité des voix incline à les supprimer. Vous savez qu'un certain fiscal Anis473-a m'a fort persécuté dans son temps; et comme je crains la censure, je me borne à faire pour vous les vœux quotidiens de toute l'année. Si ma<474> dernière lettre vous a fait rire, c'est que j'aime à égayer les matières qui en sont susceptibles, et qu'il me passe journellement par les mains tant de choses graves ou ennuyeuses, que je m'en dédommage, quand j'en ai l'occasion, par d'autres qui délassent l'esprit. Et pourquoi toujours traiter la philosophie avec une mine refrognée? J'aime à dérider le front des philosophes, et à badiner sur les opinions qui, si on les examine de près, n'ont pas de grands avantages les unes sur les autres. Le sage l'a dit : Vanité des grandeurs, vanité de la philosophie, et tout est vanité.

Ne pensez pas cependant que je ne sais que rire; j'ai fait pleurer il y a quelques jours toute l'assemblée d'une académie à laquelle vous vous intéressez, au sujet du discours que je vous envoie selon l'usage, comme on dit, parce que vous en êtes membre. Je crois que le fils de Castillon est tout installé sur la tour de l'observatoire, et que Jupiter, Vénus, Mars, Mercure, ne gravitent plus que selon ses ordres. J'avais fait mon accord qu'il adoucirait nos hivers et réchaufferait nos printemps; jusqu'ici il n'a pas tenu parole; mais comme sa domination n'a commencé que depuis peu, il y a apparence qu'elle n'est pas encore assez affermie pour que les planètes lui obéissent.

On m'a envoyé de Paris deux nouvelles tragédies, les Canadiens et Cosroès.474-a Les jeunes gens qui en sont les auteurs ne font pas mal les vers. S'ils pèchent, c'est qu'ils n'ourdissent pas assez finement la trame de tout l'ouvrage, et que les situations ne sont pas assez préparées, ni amenées assez naturellement; c'est qu'ils manquent de censeurs éclairés qui les conduisent dans une route où il est facile de s'égarer sans guide. Mais si le public les dégoûte, il étouffe des talents naissants qui pourraient se développer.

Pour les talents des jésuites, ils ne se développeront plus; les voilà<475> chassés de la moitié de l'Europe, et du Paraguay même; les possessions qui leur restent ailleurs me semblent précaires. Je ne répondrai pas de ce qui leur arrivera en Autriche, si l'Impératrice-Reine vient à mourir; pour moi, je les tolérerai tant qu'ils seront tranquilles, et qu'ils ne voudront égorger personne. Le fanatisme de nos pères est mort avec eux; la raison a fait tomber le brouillard dont les sectes offusquaient les yeux de l'Europe. Ceux qui sont aveugles et cruels peuvent encore persécuter; ceux qui sont éclairés et humains doivent être tolérants. Que cette odieuse persécution soit un crime de moins pour notre siècle, c'est ce qu'on doit attendre des progrès journaliers que fait la philosophie; il serait à souhaiter qu'elle influât autant sur les mœurs que la philosophie des anciens. Je pardonne aux stoïciens tous les écarts de leurs raisonnements métaphysiques, en faveur des grands hommes que leur morale a formés. La première secte pour moi sera constamment celle qui influera le plus sur les mœurs, et qui rendra la société plus sûre, plus douce et plus vertueuse. Voilà ma façon de penser; elle a uniquement en vue le bonheur des hommes et l'avantage des sociétés.

N'est-il pas vrai que l'électricité et tous les prodiges qu'elle découvre jusqu'à présent n'ont servi qu'à exciter notre curiosité? n'est-il pas vrai que l'attraction et la gravitation n'ont fait qu'étonner notre imagination? n'est-il pas vrai que toutes les opérations chimiques se trouvent dans le même cas? Mais en vole-t-on moins sur les grands chemins? vos traitants en sont-ils devenus moins avides? rend-on plus scrupuleusement les dépôts? calomnie-t-on moins, l'envie est-elle étouffée, la dureté de cœur en est-elle amollie? Qu'importent donc à la société ces découvertes des modernes, si la philosophie néglige la partie de la morale et des mœurs, en quoi les anciens mettaient toute leur force? Je ne saurais mieux adresser ces réflexions, que j'ai depuis longtemps sur le cœur, qu'à un homme qui, de nos jours, est l'Atlas de la philosophie moderne, qui, par<476> son exemple et ses écrits, pourrait remettre en vigueur la discipline des Grecs et des Romains, et rendre à la philosophie son ancien lustre. Sur ce, etc.

45. DE D'ALEMBERT.

Paris, 29 janvier 1768.



Sire,

Je viens de recevoir et de lire avec la plus grande sensibilité l'Éloge que V. M. a fait du jeune et digne prince qu'elle a eu le malheur de perdre. Cet ouvrage, Sire, fait un honneur égal à l'esprit et aux sentiments du héros qui en est l'auteur; c'est la vertu et l'éloquence qui pleurent la vertu et les talents, moissonnés à leur aurore; on ne peut s'empêcher de joindre ses larmes à celles de V. M. en lisant un ouvrage si touchant et si pathétique. Le seul endroit peut-être que j'aurais désiré de n'y pas trouver, quoique le plus touchant et le plus pathétique de tous, c'est celui où V. M. parle de sa fin prochaine. Je sais, Sire, qu'un héros tel que vous envisage ce dernier moment avec tranquillité; mais il me semble que V. M. devrait dérober cette affligeante image aux regards de ceux qui lui sont tendrement et respectueusement attachés. Heureusement pour leur sensibilité, ce triste moment, Sire, est pour eux dans le lointain bien plus qu'il ne le paraît à V. M.; ils se flattent même qu'ils n'auront pas la douleur d'en être témoins. En lisant cette triste et éloquente péroraison, j'adressais du fond de mon cœur à V. M. les beaux vers de l'ode XVII du second livre d'Horace, où ce poëte prie Mécène de suspendre les plaintes que la vue d'une mort prochaine causait à ce favori d'Au<477>guste, avec cette différence, Sire, que V. M. est bien plus précieuse au monde que Mécène, qu'il craignait la mort et que vous l'avez mille fois bravée, et que mes sentiments sont bien plus profonds et plus justes que ceux d'Horace.

Quelque éloquente, Sire, que soit la peinture dont j'ose me plaindre à V. M., j'aime mieux pour elle et pour moi la gaîté si philosophique avec laquelle elle sait traiter les sujets même de philosophie, sans y répandre moins de justesse et de profondeur. Elle aurait, par exemple, d'excellentes réflexions à faire en ce genre sur la procession que notre saint-père le pape vient d'ordonner parce que la religion catholique a le malheur de ne pouvoir plus opprimer et persécuter les dissidents en Pologne. C'est afficher bien adroitement l'esprit de cette religion, et donner beau jeu à ses ennemis.

V. M. traite un peu trop mal la géométrie transcendante. J'avoue qu'elle n'est souvent, comme V. M. le dit très-bien, qu'un luxe de savants oisifs; mais elle a souvent été utile, ne fût-ce que dans le système du monde, dont elle explique si bien les phénomènes. Je conviens cependant avec V. M. que la morale est encore plus intéressante, et qu'elle mérite surtout l'étude des philosophes; le malheur est qu'on l'a partout mêlée avec la religion, et que cet alliage lui a fait beaucoup de tort.

J'apprends que M. de Castillon le fils n'a point la place d'astronome, qui a été donnée à M. Bernoulli. Ce dernier est sans doute un très-bon sujet; mais je prends la liberté de recommander l'autre de nouveau aux bontés de V. M.; si elle daignait le donner pour aide à M. son père dans l'astronomie, et y joindre une pension dont il aurait besoin, cette famille estimable lui aurait une éternelle obligation.

Puissiez-vous, Sire, faire encore longtemps des ouvrages tels que celui que je viens de lire, à condition que ces ouvrages n'auront pas un si triste objet, et surtout une péroraison aussi douloureuse pour<478> vos fidèles serviteurs! C'est dans ces sentiments et avec le plus profond respect que je serai jusqu'au dernier soupir, etc.

46. A D'ALEMBERT.

24 mars 1768.

Vous avez reçu un Éloge moins fait pour l'ostentation que pour la vérité. Je vous assure que le talent de l'orateur n'y était pour rien, et que le témoignage unanime de l'auditoire a bien justifié l'auteur de cette accusation. Mais je passe sur un sujet trop triste pour que j'y insiste plus longtemps, et je félicite les philosophes des sottises récentes du grand lama. Vos vœux n'auraient pu que difficilement obtenir du ciel qu'il se conduisît plus mal; il ressemble à un vieux danseur de corde qui, dans un âge d'infirmité, veut répéter ses tours de force, tombe, et se casse le cou. Les foudres des excommunications sont depuis longtemps rouillées dans le Vatican; fallait-il les tirer de cet arsenal pour les lancer d'un bras impuissant? Et dans quel temps? Où le maître est aussi décrédité que le vicaire, où la raison rejette hautement tout verbiage mystique et inintelligible, où le peuple est moins absurde que les hommes en place ne l'étaient autrefois, où des souverains abolissent de leur propre autorité l'ordre des jésuites, qui servaient de gardes du corps à la papauté. Vous verrez que le pape sera aussi maltraité à Paris que les philosophes, et que le Père éternel de Versailles trouvera très-mauvaise la galanterie que le saint-siége a faite à son petit-fils.478-a Que ces prophéties s'accom<479>plissent ou non, il en résulte pour moi la consolation d'avoir un confrère de plus excommunié; cela est d'autant plus agréable, que cet événement se trouve le premier en ce genre qui arrive de mon temps.

J'ai vu une Épître où le pauvre Marmontel veut sauver une fille de théâtre pour ses charités; il paraît que les censures de la Sorbonne ne l'ont pas encore su corriger du vice horrible de la tolérance. Comme il veut sauver tout le monde, je me flatte qu'il fera un généreux effort en faveur du duc de Parme et de moi, de sorte qu'avec Marmontel, le duc de Parme, la danseuse et moi, nous irons droit en paradis, malgré la Sorbonne et le pape.

On dit que vous travaillez à augmenter l'édition de vos œuvres, et je m'en réjouis, parce que personne n'écrit d'un style aussi clair et aussi net que le vôtre sur des matières abstraites de géométrie.

On n'entend plus parler de Voltaire. Des lettres de la Suisse annoncent qu'il travaille à un ouvrage destiné pour l'impératrice de Russie; je ne sais ce que ce peut être. Il pourra composer un code de nouvelles lois pour les Polonais, Tartares ou Persans. Pour moi, j'ai eu différentes indispositions de suite qui m'ont fort incommodé; mais qui n'en a pas? On dit que c'est pour exercer notre patience. Je voudrais que votre santé ne fût pas dans le cas d'exposer plus longtemps votre patience à s'impatienter, et que votre corps, aussi sain que votre âme et votre esprit, ne fût point comme ces fourreaux qu'on dit que l'épée use; et si ce peut être une consolation pour vous, comptez qu'il y a ici des personnes qui s'intéressent sincèrement à votre conservation, ainsi qu'à tout ce qui peut vous être avantageux. Sur ce, etc.

<480>

47. DE D'ALEMBERT.

Paris, 15 avril 1768.



Sire,

J'ai déjà eu l'honneur de faire à Votre Majesté mes très-humbles remercîments du bel Éloge qu'elle a bien voulu m'envoyer, et de lui dire combien cet ouvrage m'avait paru éloquent et pathétique. Toutes les âmes sensibles qui l'ont lu en ont été aussi touchées que moi, et font des vœux pour que la nature augmente les jours de l'auguste orateur de ceux qu'elle a refusés à son illustre neveu, si dignement célébré par elle.

Si quelque chose, Sire, peut être comparé à cet éloquent ouvrage, ce sont les excellentes réflexions dont V. M. veut bien me faire part au sujet de l'excommunication du duc de Parme. La comparaison qu'elle fait du grand lama à un vieux danseur de corde qui, dans un âge d'infirmité, veut répéter ses tours de force, tombe, et se casse le cou, est aussi juste et aussi philosophique que piquante; on la répète de bouche en bouche, et cette seule parole vaut mieux que toutes les grandes écritures du conseil d'Espagne et du parlement de Paris au sujet de cette belle équipée.

L'excommunié Marmontel, à qui j'ai fait part de l'endroit qui le regarde dans la lettre de V. M., me charge de lui dire que le paradis, le purgatoire, les limbes, l'enfer même, lui sont assez indifférents, pourvu qu'il ait l'honneur d'y être à la suite de V. M.

Quant à Voltaire, je ne sais s'il est excommunié, mais il ne se tient pas pour tel; car il vient de faire ses pâques en grand gala en son église seigneuriale de Ferney, et après la cérémonie, il a fait à ses paysans un très-beau sermon contre le vol. Il se prétend ruiné, et vient en conséquence de faire maison nette, même de sa nièce,480-a<481> qu'il a renvoyée à Paris; il est resté seul avec un jésuite, nommé le père Adam, qui n'est pas, à ce qu'il dit, le premier homme du monde; il prétend que Son Altesse monseigneur le duc de Würtemberg lui doit beaucoup, et le paye fort mal, et il dirait volontiers de ce prince ce qu'en disait en ma présence à V. M. un peintre italien qui avait travaillé pour lui sans être payé : Oh! c'est un homme qui n'aime point la virtou.

V. M. me flatte infiniment en désirant un nouveau volume de mes œuvres; j'ai bien quelques matériaux pour ce volume, mais je ne sais quand ma pauvre tête me permettra de les mettre en œuvre. Je vais la laisser reposer pendant un an; pour tuer le temps en attendant, je fais imprimer deux volumes de grimoires algébriques qui sont faits depuis plus de deux ans, et qui n'intéressent guère V. M., ni moi non plus.

Madame la comtesse de Boufflers-Rouverel, femme de beaucoup d'esprit et de mérite, et que feu madame de Pompadour, d'heureuse mémoire, haïssait fort à cause de son admiration pour V. M., me charge de mettre à ses pieds M. le comte de Boufflers son fils, jeune homme bien élevé, instruit et sage, qui doit arriver incessamment à Berlin, et que le ministre d'Angleterre doit présenter à V. M.; ce jeune seigneur mérite d'être distingué, par sa conduite et par ses connaissances, de notre jeune noblesse française.

Je me flatte, Sire, que le retour des beaux jours et l'exercice rendront à V. M. une santé parfaite; je ne suis point étonné qu'elle ait souffert du rude hiver que nous venons d'éprouver, et j'espère qu'elle se trouve mieux à présent. Puisse la destinée la conserver longtemps pour le bien de ses États, pour l'exemple de l'Europe, pour l'honneur et l'avantage des lettres et de la philosophie!

Je suis avec le plus profond respect, etc.

<482>

48. A D'ALEMBERT.

(Potsdam) 7 mai 1768.

Un dieu favorable aux philosophes a envoyé un esprit de vertige et de démence, au lieu du Saint-Esprit, au saint-père, qui lui inspire de puissantes erreurs et des entreprises extravagantes. On dit que, le bras levé, il va lancer ses foudres sur le Très-Chrétien, le Très-Catholique et le Très-Fidèle.482-a Vous l'allez voir adopter le Défenseur de la foi et le très-hérétique Philosophe de Sans-Souci, pour n'être pas isolé et dépourvu de cortége. La postérité sera surprise d'apprendre quels géants le pape a bien osé excommunier. Tout ce que mériterait le pape serait que ces sacrées Majestés lui jetassent des pommes au visage. Ce qu'il leur refuse ne mérite en vérité pas d'être recherché. Un bon gigot de mouton est plus succulent que toute chair virginalement divine. Je ne sais ce qui résultera de cette affaire. C'est à ce vieux danseur de corde, qui vous a fait rire, à voir comment il se tirera du pas dans lequel il s'est engagé.

Quoi qu'il en soit, cela sera sans contredit favorable à la philosophie. On verra, d'un côté, à quel comble d'extravagance mène le système des inspirations, et, d'un autre, à quelle sagesse mènent les raisonnements exacts et rigoureux de la philosophie; ici l'orgueil et l'ambition d'un prêtre qui veut fouler des couronnes à ses pieds, là une raison éclairée qui protége et défend le pouvoir légitime des souverains; d'une part les suites turbulentes d'une religion extravagante, de l'autre ceux qui la décrient, et qui s'élèvent contre des abus monstrueux. Enfin il n'y aura plus moyen de soutenir une thèse qui manifeste elle-même sa dangereuse absurdité. Cependant, direz-vous, on persécute Marmontel et les encyclopédistes. A cela je réponds qu'il y a partout des brigues, des cabales, des inimitiés personnelles,<483> des jalousies et des querelles de parti qui s'arment de prétextes frivoles pour contenter leur haine et leur vengeance particulière; mais le Très-Chrétien excommunié, il se fera philosophe; vous deviendrez son premier aumônier, Diderot confessera Choiseul, et Marmontel le Dauphin. Vous aurez la feuille des bénéfices, vous donnerez un archevêché à Voltaire, un évêché à Jean-Jacques, une abbaye à d'Argens, et les affaires n'en iront que mieux.

Il y a eu grand bruit à Ferney; on ne sait pas ce qui peut y avoir donné lieu. Le patriarche a chassé Agar de sa maison; il a pris le divin déjeuner, s'en est fait donner le certificat, et l'a envoyé à Versailles, signe certain de quelque persécution nouvelle. Mais comme tout le monde sait jusqu'où il porte la ferveur de la foi, il échappera sans doute aux calomnies de ses envieux.

Je voudrais que votre santé se rétablît, et que votre courage triomphât des tracasseries comme votre raison des erreurs. Souvenez-vous que Galilée fut plus maltraité que vous ne l'êtes, que Des Cartes fut banni de sa patrie, que Bayle fut obligé de la quitter, que Michel Servet fut brûlé, et que les cendres de ceux qui l'ont été pour une aussi belle cause formeraient des montagnes comme Montmartre, si l'on pouvait les rassembler. Adieu; je vous recommande la paix de l'âme comme le premier mobile de la santé du corps. En philosophant, il est bon d'éclairer les autres, mais il ne faut pas s'oublier soi-même. Veillez donc à votre conservation, à laquelle je m'intéresse plus que personne. Sur ce, etc.

<484>

49. DE D'ALEMBERT.

Paris, 20 juin 1768.



Sire,

J'en demande pardon à Votre Majesté, je reconnais toute sa supériorité en politique comme en tout le reste, mais je ne vois pas autant d'avantages qu'elle pour la malheureuse philosophie dans toutes les sottises qu'il plaît au Saint-Esprit d'inspirer au grand lama. Je m'attends seulement que le très-saint père recevra de ses très-chers enfants les princes catholiques quelques coups de pied dans le ventre, ou dans le derrière, comme il plaira à V. M.; mais je n'espère pas qu'aucun philosophe devienne ni grand aumônier, ni confesseur. En attendant la fortune que V. M. a la bonté de leur prédire, ils continueront à être vilipendés et persécutés; ils souffriraient patiemment le premier, si on voulait bien leur faire grâce du second; et en cas qu'on leur épargnât les coups, ils diraient volontiers comme Sosie dans Amphitryon :484-a

.... Pour des injures,
Dis-m'en tant que tu voudras;
Ce sont légères blessures,
Et je ne m'en fâche pas.

Quoi qu'il en soit, le Fils aîné de l'Église vient, avec tout le respect possible, de se saisir d'Avignon, en y envoyant, non pas une armée, mais un détachement du parlement d'Aix, qui en a pris possession en robes rouges et avec beaucoup de politesse. Nous faisons la guerre au pape l'épée au côté et la plume à la main; mais en récompense, nous sommes prêts à jeter les philosophes dans le feu au premier signal.

Je remercie très-humblement V. M. de l'intérêt qu'elle veut bien<485> prendre à ma santé; le coffre de la machine est un peu meilleur en ce moment, mais la tête est toujours incapable d'application, par le peu de sommeil. J'ai eu la douleur, ces jours-ci, de me voir plus près de V. M. de deux cents lieues, et de n'avoir plus la force d'aller me mettre à ses pieds. M. Mettra, qui part pour Berlin, et qu'il ne m'est pas permis d'accompagner, par le régime auquel je suis forcé de m'assujettir, voudra bien être auprès de V. M. l'interprète de mes sentiments et de mes regrets.

Oui, sans doute, le Patriarche de Ferney a renvoyé Agar de sa maison; il est livré pour toute société à un fort honnête jésuite, qui s'appelle le père Adam, et qui n'est pourtant pas, à ce qu'il dit, le premier des hommes. Il a pris ce jésuite pour lui dire la messe et pour jouer avec lui aux échecs; je crains toujours que le prêtre ne joue quelque mauvais tour au philosophe, et ne finisse par lui damer le pion et peut-être le faire échec et mat. On dit que l'évêque de Genève ou d'Annecy, dont il a l'honneur d'être une des ouailles, a voulu l'excommunier pour avoir fait ses pâques; heureusement il a rendu en même temps un très-beau pain bénit, et le curé, pour lequel il y avait une excellente brioche, a plaidé la cause de son paroissien, et a soutenu qu'il n'avait point prétendu jouer la comédie, et qu'il était dans les plus saintes dispositions du monde. Pour lui, il me semble qu'il n'y a pas fait tant de façons, et qu'il a dit, comme Pourceaugnac, à qui ses médecins veulent tâter le pouls pour savoir si on lui donnera à manger : Quel grand raisonnement faut-il pour manger un morceau?485-a

Je sens que j'abuse du temps et des bontés de V. M. en l'entretenant de ces misères; je lui en demande pardon; je la supplie de se conserver pour le bonheur de ses sujets, pour l'exemple de l'Europe, et pour le bien de la philosophie et des lettres. J'espère que M. Mettra me rapportera de bonnes nouvelles de sa santé, et voudra bien<486> lui témoigner l'attachement inviolable, la reconnaissance, l'admiration et le très-profond respect avec lequel je suis, etc.

P. S. Je viens de lire une Profession de foi des théistes qui me paraît adressée à V. M. C'est un fruit des pâques de Ferney.486-a

50. A D'ALEMBERT.

Le 4 août 1768.

Je vois que votre attachement à la philosophie est supérieur à tout appât de fortune. Vous ne voulez pas vous engager à la cour, fût-ce même en qualité de casuiste chargé de faire les équations algébriques des péchés du souverain et des peines qu'il encourt. Vous préférez votre retraite philosophique au faste des grandeurs; et, plus sage que Platon, aucun Denys ne vous fera abandonner la méditation pour vous livrer au tourbillon des frivolités. C'est ce repos qu'Épicure recommande tant à ses disciples (et dont on fait peu de cas dans votre patrie), et que ce philosophe considérait comme le souverain bien. Il y a ici un certain marquis, fortement imbu de cette doctrine, qui la pousse au point de s'interdire tout mouvement. S'il pouvait vivre sans que son sang circulât, il préférerait cette façon d'être à celle dont il existe actuellement. Pour moi, qui aime à faire plaisir à tout le monde, je me garde bien de le contredire; j'ai même cru, comme Jean-Jacques a réussi à mettre à la mode la doctrine des paradoxes, que je ne ferais pas mal de me ranger du nombre des auteurs qui,<487> parant leurs ouvrages de belles phrases, ont renoncé à la sotte manie d'avoir le sens commun. Je vous envoie la belle dissertation que j'ai composée à la louange de la paresse.487-a Vous y trouverez une érudition légère et une profondeur superficielle qui doivent, dans le siècle où nous vivons, faire la fortune de cet ouvrage; il m'a réconcilié avec le marquis, et je ne doute pas que vos fainéants de Paris ne me trouvent un profond dialecticien. Si vous ou vos amis avez quelque contradiction à prouver, je me charge de m'en acquitter à leur contentement, persuadé que c'est la seule voie qui reste ouverte pour parvenir à une réputation solidement établie.

Voici, en attendant, quelques sujets sur lesquels j'ai des matériaux tout préparés : que la société des jésuites est utile aux États; qu'il faut expulser les philosophes des gouvernements monarchiques, à l'exemple des empereurs romains qui chassèrent de Rome les astrologues et les médecins; qu'il y a plus de grands génies en tout genre dans notre siècle que dans le siècle passé; que la superstition éclaire les âmes; que les États dans lesquels les sujets sont les plus pauvres sont les plus riches, parce que le peuple est sage, et sait se passer de tout; que les poëtes sont des empoisonneurs; que des lois contradictoires sont utiles aux États, parce qu'elles exercent la sagacité des juges; que la frivolité vaut mieux que le bon sens, parce qu'elle est légère, et que le bon sens est lourd; qu'il faut agir et ensuite réfléchir, parce que c'est comme cela qu'on fait partout. Enfin je ne finirais point, si je vous communiquais tous les thèmes que je tiens en réserve. Je voudrais, au lieu de ces belles choses, avoir le secret de rendre la force à vos nerfs, et de rajuster l'étui de votre âme, pour qu'elle s'y trouvât plus à son aise, et que, dégagée des infirmités de la matière, elle pût en philosopher plus tranquillement. Sur ce, etc.

<488>

51. DE D'ALEMBERT.

Paris, 16 septembre 1768.



Sire,

Quelque éloge que Votre Majesté fasse de la paresse dans l'ouvrage charmant qu'elle m'a fait l'honneur de m'envoyer, je la prie de croire que ce n'est point cette vertu (puisqu'il lui plaît de l'appeler ainsi) qui m'a empêché de lui faire mes très-humbles remercîments. Un sentiment plus triste et plus profond m'occupait, et faisait taire tous les autres; il se répandait des bruits fâcheux et très-inquiétants sur la santé de V. M. J'attendais avec impatience M. Mettra pour en savoir des nouvelles sûres, et pour calmer l'inquiétude où j'étais; il est enfin arrivé, m'a tranquillisé pleinement, et m'a mis en état de renouveler à V. M. l'assurance des sentiments de reconnaissance, d'attachement et de respect dont je suis pénétré pour elle.

A l'égard de l'ouvrage où V. M. loue avec tant d'esprit et de gaîté cette paresse qu'elle pratique si peu, j'aurai l'honneur d'assurer que depuis longtemps les indigestions et les insomnies m'ont persuadé de la vérité de sa thèse, et convaincu que Jean-Jacques Rousseau a raison quand il assure que l'homme qui médite est un animal dépravé.488-a Je crois le marquis aussi pénétré que moi de cet axiome, et je ne lui connais d'activité que dans un seul point, c'est dans son inviolable et respectueux attachement pour V. M.

Il suffit de jeter les yeux sur ce qui se passe en Europe pour voir que l'espèce humaine est condamnée à ne sortir de son indolence naturelle que pour se tourmenter elle-même et les autres. Je n'en<489> voudrais pour exemple que votre ami le Grand Turc, qui marche contre la Russie pour soutenir sans doute la religion catholique. Notre saint-père le pape ne se serait pas attendu à cet allié-là.

Je désire beaucoup de voir traiter par V. M. les autres sujets qu'elle se propose, entre autres ces deux-ci : qu'il faut chasser les philosophes des gouvernements monarchiques; et que les États où le peuple est le plus pauvre sont les plus heureux, parce que le peuple est sage, et sait se passer de tout. C'est une vérité dont on tâche de le persuader par l'expérience dans la plus grande partie de la terre. Heureux le pays où il a le bonheur de n'être pas éclairé jusqu'à ce point sur ses vrais intérêts!

Conservez, Sire, votre santé précieuse à des sujets qui ne recevront jamais de vous de pareilles instructions; conservez-la pour la philosophie, pour les lettres, et pour le bonheur de celui qui sera toute sa vie avec le plus profond respect et la plus respectueuse reconnaissance, etc.

52. A D'ALEMBERT.

4 octobre 1768.

Je ne pensais pas devenir chef de secte en vous envoyant ce badinage sur la paresse, et je me targue étrangement d'avoir des philosophes pour disciples; je n'attribue cependant pas cette conversion à la force de mes arguments. Il faut être juste, et convenir qu'après avoir poussé le coursier de son imagination dans toutes les carrières métaphysiques, qu'après avoir vu le bout de toute chose ou, pour mieux dire, les bornes que l'esprit humain ne saurait franchir, on<490> peut, après ces vains essais, se permettre la paresse d'esprit sur les secrets de la nature, que l'homme ne déchiffrera jamais. Il est encore vrai que la vie humaine est un jeu d'enfant où des polissons élèvent ce que d'autres ont abattu, ou détruisent ce que d'autres ont élevé; où des grimauds plus inquiets et plus ardents que la multitude troublent la tranquillité de la société; où des marmots voraces enlèvent la viande à leurs camarades, et ne leur laissent que les os. Si ces écervelés se trouvaient nés paresseux, je crois que la société n'y perdrait rien. Je ne range pas cependant le Grand Turc dans cette catégorie; il n'a pas encore assez bien appris son catéchisme pour ferrailler en faveur du suisse du paradis; il se borne à couvrir ses frontières contre les incursions des Haidamaques, et il envoie des troupes à Monténégro, pour réduire, conjointement avec les Vénitiens, un rebelle qui a soulevé cette province contre lui.

Les autres ouvrages que vous me demandez ne paraîtront pas sitôt; je destine celui que j'appelle la massue du despotisme, qui assomme la raison, pour votre patrie; je le ferai paraître en même temps que je postulerai une place à l'Académie française; et comme il faut être orthodoxe pour parler purement votre langue, ce livre, qui fera preuve de mon zèle contre les philosophes, me tiendra lieu de tout ce que les Vaugelas et les d'Olivet auraient pu m'apprendre. Pour le livre de l'utilité de la pauvreté prouvée par la politique et par la religion, il doit paraître à Vienne, à moins que M. van Swieten ne le mette à l'index. Cet ouvrage persuadera, je me l'assure, aux fidèles sujets de Sa Majesté l'Impératrice-Reine que l'argent d'un État n'est que pour le souverain; que tant que les peuples sont pauvres, ils sont vertueux, témoins les Spartiates, témoins les Romains du temps de leurs premiers consuls; et qu'enfin, riche, on n'hérite pas le royaume des cieux. Ce paradoxe prouvé me vaudra le pacte de famille que les puissances du Sud ont formé; il sera le sceau de la réconciliation de la Prusse et de l'Autriche, et les traitants me canoni<491>seront. Vous voyez que mes desseins ne se bornent pas à des bagatelles, et que mes ouvrages me rapporteront plus que le Dictionnaire de Bayle n'a valu à ses éditeurs, et que peut-être je m'élèverai à côté de Henri VIII, auquel son galimatias théologique valut le titre inestimable de Défenseur de la foi.

La goutte, mes voyages et mes occupations ont un peu ralenti ces travaux importants. Ma santé, à laquelle vous vous intéressez si affectueusement, s'est assez bien remise. La nature m'a condamné à ramasser pendant trois années des matières qui, accumulées à un point de maturité, produisent la goutte. Ce n'est pas être maltraité que d'éprouver de trois ans en trois ans un accès de ce mal. Il faut que la patience des princes s'exerce tout comme celle des particuliers, parce qu'ils sont pétris du même limon; il faut qu'on se familiarise avec l'idée de sa destruction, et qu'on se prépare à rentrer dans le sein de cette nature dont on a été tiré.

Quant à mon marquis, pour me prouver qu'il n'est point paresseux, il entreprend le voyage d'Aix; car vous saurez que les Provençaux sont comme les juifs; de la boue de Jérusalem pour les uns,491-a et les eaux minérales d'Aix pour les autres, leur semblent les chefs-d'œuvre du Très-Haut. J'ai le malheur de n'être point né avec la même prédilection pour notre sable, et je crois qu'on peut être bon patriote sans s'aveugler de préjugés pour sa patrie. A propos, les Suisses ont fait un dessin de Voltaire pénitent allant à confesse, qui est la plus plaisante idée que messieurs les Treize Cantons aient enfantée depuis le déluge. On y voit Voltaire, le rosaire en main, escorté de ses gardes-chasse, suivi de son père Adam, de sa cuisinière et de son cocher; un singe porte le crucifix devant lui, et l'âne de la Pucelle, qu'on mène derrière lui, en faisant des pétarades, fait tomber de dessous sa queue toutes ses brochures, et surtout le petit<492> poëme contre vos amis les Génevois.492-a Rangeons cela sur la liste des sottises paisibles, et souhaitons qu'il ne s'en fasse point d'autres.

Puissiez-vous vivre en paix, recouvrer entièrement votre santé, et vous bien persuader que personne ne s'y intéresse plus que moi, pour l'honneur des lettres, du bon sens et de la philosophie! Sur ce, etc.

53. DE D'ALEMBERT.

Paris, 19 décembre 1768.



Sire,

Je crains d'importuner trop souvent Votre Majesté; c'est pour cette raison que je n'ose rendre mes lettres plus fréquentes. Je respecte surtout en ce moment ses occupations, qui doivent être augmentées par les affaires du Nord. Ces affaires, si elles n'étaient pas aussi sérieuses, pourraient amuser un moment la philosophie. Il est assez curieux pour elle de voir le Grand Turc en armes pour soutenir la religion catholique en Pologne, tandis que les princes catholiques du Midi écornent tout en douceur le patrimoine de Saint-Pierre.

Je ne doute point, Sire, que le saint-père n'envoie au grand vizir une épée bénite comme au maréchal Daun. On assure que plusieurs de nos Français, et jusqu'à des chevaliers de Malte, vont servir dans l'armée turque contre ces vilains schismatiques de Russie; et qu'on dise après cela que l'esprit de tolérance ne fait point de progrès dans notre nation!

Le roi de Danemark, que nous avons eu ici pendant six semaines, en est parti il y a huit jours, excédé, ennuyé, harassé de fêtes dont on l'a écrasé, de soupers où il n'a ni mangé ni causé, et de bals où<493> il a dansé en bâillant à se tordre la bouche. Je ne doute point qu'à son arrivée à Copenhague il ne rende un édit pour défendre les soupers et les bals à perpétuité. Il est venu à l'Académie des sciences, et j'ai fait, à cette occasion, un petit discours que j'ai l'honneur d'envoyer à V. M.; mes confrères et le public m'en ont paru contents, mais je désirerais encore plus, Sire, qu'il fût digne de votre suffrage. J'ai tâché d'y faire parler la philosophie avec la dignité qui lui convient; cela était d'autant plus nécessaire qu'on avait assuré le roi de Danemark que les philosophes étaient mauvaise compagnie. Cette mauvaise compagnie, Sire, est bien consolée et bien honorée d'avoir V. M. à sa tête.

On dit que le paresseux marquis est resté en Bourgogne; il y fera venir sans doute les eaux d'Aix, en attendant qu'il puisse aller les prendre sur les lieux.

Nous recevons de Genève quelques brochures édifiantes; on nous a envoyé il y a peu de jours l'A, B, C;493-a c'est un tissu de dialogues sur tout ce qui a été, est, et sera. Dans le dernier dialogue, l'auteur soupçonne qu'il pourrait bien y avoir un Dieu, et qu'en même temps le monde est éternel; il parle de tout cela en homme qui ne sait pas trop bien ce qui en est. Je crois qu'il dirait volontiers comme ce capitaine suisse à un déserteur qu'on allait pendre, et qui lui demandait s'il y avait un autre monde : « Par la mordieu! je donnerais bien cent écus pour le savoir. »

Mais c'est trop entretenir V. M. de balivernes. Je finis en lui souhaitant une année aussi glorieuse et aussi heureuse que toutes les précédentes, et en la priant de continuer ses bontés à un philosophe pénétré de reconnaissance, d'attachement, et du plus profond respect pour sa personne. C'est dans ces sentiments que je serai toute ma vie, etc.

<494>

54. A D'ALEMBERT.

16 janvier 1769.

Je vous aurais répondu plus tôt, si je ne m'étais vu accablé d'affaires de différents genres. Je commence par vous remercier de votre harangue académique incluse dans votre lettre, et de ce que vous me dites sur le renouvellement de l'année. Je puis vous assurer, sans compliment, que je suis très-content de votre harangue. C'est un écrit plein de dignité; vous y louez le roi de Danemark sans le flatter, et vous épuisez toutes les matières que le Danemark fournit pour en dire quelque chose d'avantageux. Le style en est simple et noble; la seule image que vous employiez est pour le czar Pierre Ier; elle est forte, et placée en son lieu pittoresque. J'ai lu d'autres discours, même des vers faits pour ce sujet; sans vous flatter, vous devez croire que votre harangue l'emporte sur tous ces autres ouvrages qui me sont parvenus.

Nous n'aurons plus désormais des nouvelles de France du roi de Danemark, car le voilà parti; mais l'observatoire de Paris en débite une qui, si elle se confirme, donnera de la tablature aux savants, et de la matière aux astrologues. On nous mande qu'un satellite ancien de Saturne s'est perdu. Vous qui êtes un habitant du ciel, je vous prie de me dire ce qu'il est devenu. Saturne l'a-t-il avalé? ce satellite est-il disgracié? ou se serait-il caché sous quelque nuage pour se moquer des astronomes? Messieurs les astrologues, sans attendre la confirmation de ce phénomène, annonceront hardiment la chute de quelque favori d'un grand prince, ou ils soutiendront que le règne de Saturne va revenir sur terre, et que ce satellite perdu, il l'a envoyé s'incarner (comme Sommona-Codom494-a), qu'on le verra paraître à la tête de l'armée turque ou de l'armée russe, pour établir son<495> règne. Pour moi, je me contenterai de crier partout : Si vous l'attrapez, ne le pendez pas, messieurs! Vos astronomes de Versailles diront que le satellite descend sur terre pour subjuguer la Corse, dont les généraux et les armées de Louis XV ne peuvent venir à bout. Enfin il résulte de toutes ces conjectures que Saturne va nous tailler de la besogne dans le courant de cette année.

Tout vieux que je suis, j'ai lu l'A, B, C de Voltaire, et je vous réponds qu'il ne connaît ni n'entend l'A, B, C de Hugo Grotius, que probablement il n'a jamais lu Hobbes non plus; cela est pédant, parce que cela est profond. Le jugement qu'il porte de Montesquieu est mieux tapé que le reste. Je crains qu'il n'ait raison. Le reste de l'ouvrage contient des facéties et des légèretés répandues à sa manière. Il croit le monde éternel, et il en apporte les plus faibles raisons; il voudrait bien douter de Dieu, mais il craint le fagot. Ce qu'il dit de mieux, c'est qu'il veut que les rois, au lieu de mettre leurs armées aux prises, se battent eux-mêmes. Comme Voltaire n'a point d'armée, j'aurais envie de lui envoyer un coutelas bien affilé, pour qu'il vide son différend avec Fréron; je voudrais les voir s'escrimer en champ clos; cela vaudrait, à tout prendre, mieux que les injures qu'ils se disent. Depuis un an, je n'ai rien reçu de Voltaire.

Pour le cher Isaac,495-a il s'est mis à la moutarde de Dijon, qui vaut peut-être autant que les eaux d'Aix; je ne sais quand il arrivera chez lui, ni quand il reviendra; peut-être se fera-t-il historiographe du satellite de Saturne, pour nous en donner l'itinéraire et les aventures.

Écrivez-moi quand l'envie vous en prendra; toutefois ne trouvez pas étrange que les réponses ne vous arrivent pas promptement. Ces maudits alliés de votre vice-Dieu nous donnent de l'occupation; quand la maison de notre voisin brûle, notre premier soin doit être de préserver la nôtre de l'incendie qui la menace, etc.

<496>

55. DE D'ALEMBERT.

Paris, 10 avril 1769.



Sire,

J'ai cru voir, par la dernière lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire, qu'elle était en ce moment plus accablée d'affaires que jamais, et qu'il lui restait bien peu de temps pour recevoir des lettres inutiles. Cette raison, Sire, jointe à mon peu de santé, a fait que depuis assez longtemps je n'ai osé l'importuner des miennes, d'autant que ce qui m'intéresse le plus quand j'ai l'honneur de lui écrire est de savoir des nouvelles de sa santé, et que son ministre, M. le baron de Goltz, m'a assuré qu'elle était très-bonne. Puisse-t-elle se maintenir en cet état pour le bonheur de ses sujets, et pour ma consolation dans l'affaiblissement de la mienne!

J'ai été fort touché de l'accident arrivé à madame la princesse de Nassau,496-a tant pour elle-même que par l'intérêt que V. M. prend à elle. Je désirerais bien vivement que V. M., si heureuse par ses succès et par sa gloire (si pourtant la gloire peut rendre heureux), le fût encore dans sa famille. Mais la triste condition humaine ne comporte pas une félicité entière, et encore moins durable; et le plus fortuné des hommes est celui qui a le moins de raison d'être dégoûté de la vie.

Les astronomes de l'Académie ont dû rassurer V. M. sur le prétendu dérangement de Saturne et l'escapade de son satellite. Les planètes, Sire, sont plus sages que nous, elles restent à leur place; ce sont les hommes qui ont la rage de ne pas rester à la leur, et qui se tourmentent pour être malheureux. Voilà un incendie qui s'allume aux deux bouts de l'Europe, en Corse et en Russie. Dieu veuille qu'il ne s'étende pas plus loin! Puissent surtout la France et les États de<497> V. M. en être préservés! J'apprends par les nouvelles publiques que les armées tartares ont déjà dévasté beaucoup de pays; les malheurs de l'humanité m'attristent, quelque loin de moi qu'ils se passent.

Voilà donc l'Empereur à Rome, et les cardinaux occupés à faire un vice-Dieu,497-a pendant que le Grand Turc travaille à la défense de la religion catholique en Pologne. Je ne sais quel pilote on choisira pour la barque de saint Pierre; il me semble qu'elle fait eau de tous les côtés. Voltaire me paraît un requin qui fait tout ce qu'il peut pour la renverser. On dit pourtant qu'il voulait encore cette année-ci manger son Dieu comme la précédente; mais on dit que son curé n'a pas voulu même l'entendre en confession.

Nous n'avons ici d'ouvrage qui puisse intéresser V. M. que le poëme des Saisons, de M. de Saint-Lambert.497-b Je ne sais ce qu'elle en pensera; mais il me semble qu'elle y trouvera ce qu'elle aime avec raison en poésie, de l'harmonie et des images, de la philosophie et de la sensibilité.

V. M. ignore sans doute, car elle n'a pas le temps de lire des rapsodies et des libelles, qu'on imprime à Clèves, dans ses États, une gazette, sous le titre de Courrier du Bas-Rhin, dans laquelle on insère des calomnies contre les plus honnêtes gens, et en particulier contre moi. M. de Catt est au fait de cette imposture, dont il pourra rendre compte à V. M.

Je suis avec le plus profond respect et une admiration égale à ma reconnaissance, etc.

<498>

56. A D'ALEMBERT.

22 avril 1769.

Ne pensez pas, mon cher d'Alembert, que les querelles des Sarmates et des autres peuples orientaux troublent ma tranquillité au point de ne pas pouvoir répondre aux lettres des philosophes. Nous cultivons la paix malgré les guerres de la Podolie, malgré celle de Corse, et malgré le trouble que vous autres écervelés de Français excitez en Suède. Nous n'avons rien à craindre de personne, parce que nous sommes amis de tout le monde, et je crois que les frontières gauloises du pays des Velches n'ont rien à appréhender des courses des Tartares et des Cosaques. Voilà donc nos vœux principaux accomplis.

Quant à mon individu, mon cher d'Alembert, je vous dirai ce que le prince Eugène répondit à Garelli, médecin de Charles VI : Mon mal est une coïonnerie qui conduit au tombeau; c'est l'âge, c'est la vieillesse qui mine petit à petit, et qui, consumant nos forces, nous amène dans ce pays où Achille et Thersite, Virgile et Mévius, Newton et Wiberius,498-a où tous les hommes sont égaux.

Je suis bien aise que vous me rassuriez sur les affaires du ciel, qui sont de votre département; je voudrais que celles de la terre et de la mer allassent également bien. Mais en vivant dans le monde, on apprend à se contenter de peu; et c'est une consolation pour une âme bien née d'être informée, quand tout se bouleverse sur ce petit globe, qu'au moins le ciel va bien. Quant à notre petit tas de boue, vous voyez que les souverains voyagent pour s'instruire. Vous avez joui à Paris de la vision béatifique du roi de Danemark; il est juste que Rome jouisse de celle de l'Empereur, qui vaut un peu mieux que ce roi du Nord. C'est le premier empereur, depuis le temps du Bas-<499>Empire, que cette capitale du monde ait reçu dans ses murs sans une suite de conquérants qui l'accompagnent. Ce prince a donné de sages instructions aux cardinaux assemblés au conclave; il est à souhaiter qu'ils les suivent. Mais il est apparent que le Saint-Esprit, voyageant à son tour, aura passé par Madrid et Versailles pour instruire les électeurs sur le choix du successeur de Céphas; il est encore très-plausible que ce nouveau pontife ne sera intronisé qu'à condition qu'il supprime totalement l'ordre des jésuites. Pour moi, je fais gloire d'en conserver les débris en Silésie et de ne point aggraver leur malheur, tout hérétique que je suis. Quiconque, à l'avenir, voudra voir un ignatien, sera obligé de se rendre en Silésie, seule province où il retrouvera des reliques de cet ordre, qui naguère disposait presque despotiquement des cours de l'Europe. Vous vous ressentirez avec le temps, en France, de l'expulsion de cet ordre, et l'éducation de la jeunesse en souffrira les premières années. Cela vous vient d'autant plus mal à propos, que votre littérature est sur son déclin, et que de cent ouvrages qui paraissent, c'est beaucoup d'en trouver un passable.

Je ne connais point ce poëme de Saint-Lambert dont vous me parlez, mais je l'attends avec cette prévention à laquelle votre suffrage me dispose. Je ne connais ni la gazette du Bas-Rhin, ni celle de Hollande, encore moins celle de Paris. Je sais qu'un Français, votre compatriote, barbouille régulièrement par semaine deux feuilles de papier à Clèves; je sais qu'on achète ces feuilles, et qu'un sot trouve toujours un plus sot pour le lire;499-a mais j'ai bien de la peine à me persuader qu'un écrivain de cette trempe puisse porter préjudice à votre réputation.499-b Ah! mon bon d'Alembert, si vous étiez roi d'Angleterre, vous essuieriez bien d'autres brocards, que vos très-fidèles<500> sujets vous fourniraient pour exercer votre patience. Si vous saviez quel nombre d'écrits infâmes vos chers compatriotes ont publié contre moi pendant la guerre, vous ririez de ce misérable folliculaire. Je n'ai pas daigné lire tous ces ouvrages de la haine et de l'envie de mes ennemis, et je me suis rappelé cette belle ode d'Horace : « Le sage demeure inébranlable aux coups de la fortune. Que le ciel tombe, il ne s'en émeut pas; que la terre se refuse sous ses pieds, il n'en est point troublé; que tous les éléments se confondent, il oppose à tous ces phénomènes un front calme et serein. Fort de sa vertu, rien ne l'altère, rien ne l'agite; il voit du même œil l'infortune et la prospérité; il rit des clameurs du peuple, des impostures de ses envieux, des persécutions de ses ennemis, et, se réfugiant dans lui-même, il retrouve le calme et cette douce sérénité que donnent le mérite et l'innocence. »500-a

Voilà, mon cher, les conseils qu'un poëte suranné peut donner à un philosophe. Cependant on s'informera touchant vos plaintes, et on tâchera de vous donner satisfaction; c'est le moins que vous deviez attendre de moi. Sur ce, etc.

57. DE D'ALEMBERT.

Paris, 16 juin 1769.



Sire,

Votre Majesté me rassure beaucoup par la dernière lettre dont elle a bien voulu m'honorer, en m'assurant que les coups de poing que<501> se donnent les Russes et les Turcs ne s'étendront pas jusqu'à vos États, ni jusqu'à la France. Je ne sais d'ailleurs ce que V. M. pense de cette savante et glorieuse guerre; il me paraît qu'elle ressemble jusqu'ici à la joute d'Arlequin et de Scapin, qui se menacent avec grand bruit, se donnent quelques coups de bâton, et s'enfuient chacun de leur côté. Ce qu'il y a dans tout cela de plus plaisant, c'est de voir l'imbécile et sublime Porte protectrice du papisme des Sarmates. Cette sottise ne serait que plaisante, si elle ne faisait pas répandre tant de sang. On dit, à propos de pape, que le cordelier Ganganelli ne promet pas poires molles à la société de Jésus, et que saint François d'Assise pourrait bien tuer saint Ignace. Il me semble que le saint-père, tout cordelier qu'il est, fera une grande sottise de casser ainsi son régiment des gardes par complaisance pour les princes catholiques; il me semble que ce traité ressemblera à celui des loups avec les brebis, dont la première condition fut que celles-ci livrassent leurs chiens; on sait comment elles s'en trouvèrent. Quoi qu'il en soit, il sera singulier, Sire, que tandis que Leurs Majestés Très-Chrétiennes, Très-Catholiques, Très-Apostoliques et Très-Fidèles détruiront les grenadiers du saint-siége, Votre Très-Hérétique Majesté soit la seule qui les conserve. Il est vrai qu'après avoir résisté à cent mille Autrichiens, cent mille Russes, et cent mille Français, il faudrait qu'elle fût devenue bien timide pour avoir peur d'une centaine de robes noires. J'avoue qu'elles sont ici plus à craindre.

Voltaire, qui voudrait mieux que la destruction des jésuites, comme V. M. le sait bien, s'est trouvé si bien de sa communion pascale de l'année dernière, qu'il a voulu cette année-ci reprendre, comme on dit, du poil de la bête. Il a pourtant affaire à un évêque de Genève, ci-devant maçon, à ce qu'il prétend, et depuis porte-Dieu, qui voudrait le faire brûler. Il m'assure qu'il n'a point du tout de vocation pour le martyre, et qu'il ne veut point être exposé au sort du chevalier de La Barre; je lui réponds, pour ranimer sa foi,<502> que, selon saint Augustin, dans son homélie sur la décollation de saint Jean, on devient plus propre à entrer dans le royaume des cieux quand on a la tête coupée, parce que l'Évangile dit que pour entrer dans ce royaume, il faut se faire petit,502-a opération que la décollation produit nécessairement.

Je prie V. M. d'être persuadée que je ne l'aurais point importunée de mes plaintes au sujet des calomnies imprimées contre moi dans ses États, si ces calomnies n'avaient regardé l'honnêteté des mœurs, et si je ne savais qu'elles avaient fait quelque impression à Berlin même. Les princes, Sire, et surtout les princes tels que vous, ont raison de mépriser les calomnies de toute espèce, parce que leurs actions, exposées aux yeux de tout le monde, donnent par elles-mêmes le démenti à la calomnie; mais un particulier obscur n'a pas cette ressource.

J'allai voir il y a deux jours, chez le sculpteur Coustou, le Mars et la Vénus qu'on y fait pour V. M.; ces deux statues sont très-belles; la Vénus est entièrement achevée, et le Mars le sera incessamment.

J'ai eu l'honneur d'écrire il y a quelques jours à V. M., en lui adressant un ouvrage sur les synonymes,502-b qu'elle n'aura peut-être pas encore reçu, et que l'auteur m'a chargé de lui offrir.

On me mande que M. de la Grange a été malade. V. M. devrait lui ordonner de se ménager sur le travail. C'est un homme d'un rare mérite, dont la conservation importe à l'Académie, et qui est bien digne, Sire, des bontés de V. M., par ses talents, par sa modestie, et par la sagesse de sa conduite. Je sais par expérience ce que produit à la longue une forte application; c'est d'éprouver la caducité avant le temps. Puisse la santé de V. M. n'être pas plus caduque que sa gloire! Je suis, etc.

<503>

58. A D'ALEMBERT.

2 juillet 1769.

Vous avez toujours les yeux fixés, mon cher d'Alembert, sur ces théologiens belliqueux qui argumentent en Pologne à grands coups de sabre. Aucune des hordes qui combattent sous eux n'a lu, je vous assure, ni les Institutions503-a de Jean Calvin, ni la Somme de saint Thomas. Le ciel va décider entre l'Alcoran et la procession du Saint-Esprit du Père. Je parierais pourtant pour les sectateurs de cette dernière opinion. Tout ce qui s'est passé jusqu'à présent entre ces nations théologiennes doit être considéré comme un prélude de ce qui arrivera lorsque la campagne sera ouverte. Le grand vizir, à la tête des catholiques orthodoxes, va passer le Danube; le prince Galizin, avec ses hérétiques, va s'avancer pour le combattre au passage du Dniester. Cela prépare une belle fête pour le diable; car la Sorbonne et l'enfer, ou l'enfer et la Sorbonne, damnent également mahométans et grecs. Quelle recrue pour le roi de la huaille noire et pour ses adhérents! J'ai tant envoyé de gens dans ce pays-là malgré moi, qu'il m'est bien permis d'être spectateur de ceux que Sa Majesté Impériale de Constantinople et Sa Majesté Impériale de toutes les Russies y feront voyager.

Pour vous autres Français, vous n'y allez pas de main morte en Corse; vous dépeuplez honnêtement cette île; mais le sort de ceux que vous envoyez dans l'autre monde est différent de celui des Russes et des Turcs, car quiconque est tué ayant combattu pour Paoli et pour la liberté de sa patrie est martyr et gibier de paradis. Votre Choiseul a pris cette Corse comme un chat tire les marrons du feu; mais comme il est adroit, il ne se brûlera pas. Il prend du goût, à ce qu'on assure, pour Avignon et pour le comtat Venaissin; il proteste au<504> pape que hoc regnum suum non est hujus mundi,504-a et ce pauvre druide ultramontain sera obligé de se le persuader, s'il peut. Le Saint-Esprit l'a élu conditionnellement; que voulez-vous qu'il fasse? Il a perdu son crédit idéal, fondé sur la stupidité générale des nations; il supprimera les jésuites, comme autrefois un de ses prédécesseurs abolit l'ordre des Templiers; et les potentats orthodoxes et le vicaire de Céphas Barjone504-b se partageront leurs dépouilles, tandis qu'un pauvre petit prince hérétique et tolérant ouvrira un asile aux persécutés. Quel tableau un peintre habile ne ferait-il pas de ces événements! Il vous dessinerait, d'un côté, le mufti rétablissant des évêques polonais dans leurs cathédrales, de l'autre, des popes russes combattant pour les enfants de Calvin; dans le lointain, un prince protestant protégeant les jésuites opprimés par de très-catholiques et de très-chrétiens monarques, et dans un nuage élevé, saint Ambroise, Luther, avec le patriarche Photius, croyant tous trois avoir la berlue, et ne comprenant rien à cet étrange spectacle. Si ce tableau s'achève, il sera destiné à orner le grand salon des Petites-Maisons de l'Europe.

Mais trêve de plaisanterie. L'édifice de l'Église romaine commence à s'écrouler, il tombe de vétusté. Les besoins des princes qui se sont endettés leur font désirer les richesses que des fraudes pieuses ont accumulées dans les monastères; affamés de ces biens, ils pensent à se les approprier. C'est là toute leur politique. Mais ils ne voient pas qu'en détruisant ces trompettes de la superstition et du fanatisme, ils sapent la base de l'édifice, que l'erreur se dissipera, que le zèle s'attiédira, et que la foi, faute d'être ranimée, s'éteindra. Un moine, méprisable par lui-même, ne peut jouir dans l'État d'autre considération que de celle que lui donne le préjugé de son saint ministère. La superstition le nourrit, la bigoterie l'honore, et le fanatisme le canonise. Toutes les villes les plus remplies de couvents sont celles<505> où il règne le plus de superstition et d'intolérance. Détruisez ces réservoirs de l'erreur, et vous boucherez les sources corrompues qui entretiennent les préjugés, qui accréditent les contes de ma mère l'oie, et qui, dans le besoin, en produisent de nouveaux. Les évêques, la plupart trop méprisés du peuple, n'ont pas assez d'empire sur lui pour exciter fortement ses passions, et les curés, exacts à recueillir leurs dîmes, sont assez tranquilles et bons citoyens d'ailleurs pour ne point troubler l'ordre de la société. Il se trouvera donc que les puissances, fortement affectées de l'accessoire qui irrite leur cupidité, ne savent ni ne sauront où leur démarche les doit conduire; elles pensent agir en politiques, et elles agissent en philosophes. Il faut avouer que Voltaire a beaucoup contribué à leur aplanir ce chemin; il a été le précurseur de cette révolution en y préparant les esprits, en jetant à pleines mains le ridicule sur les cuculatis et sur quelque chose de mieux; il a dégrossi le bloc auquel travaillent ces ministres, et qui deviendra une belle statue d'Uranie, sans qu'ils sachent comment. Après d'aussi belles choses, je suis un peu fâché que ce même Voltaire fasse si platement ses pâques, et donne une farce aussi triviale au public; qu'il fasse imprimer sa confession de foi, à laquelle personne n'ajoute foi, et qu'il souille la mâle parure de la philosophie par les accoutrements de l'hypocrisie dont il s'affuble. Pour moi, il ne m'écrit plus; il ne me pardonnera jamais d'avoir été ami de Maupertuis; c'est un crime irrémissible. On dit qu'il s'est brouillé avec son évêque, que celui-là s'est plaint en cour, et que le Très-Chrétien a prononcé contre Voltaire, que la peur a glacé le pauvre philosophe, et qu'il s'est prêté à ces momeries de pâques et de l'autel, pour ne pas pousser à bout la patience des puissants, dont il n'a pas mal abusé. Cet homme aurait eu trop d'avantages sur ses contemporains, s'ils n'étaient pas rachetés par quelques faiblesses; il est haineux comme le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob; il punirait jusqu'au quatrième degré la génération des Desfontaines, des Rousseau, des<506> Fréron, des Pompignan, etc. Cela n'est pas dans le goût de l'Académie ni du Portique, car vous autres philosophes,

Calmes au haut des cieux que Newton s'est soumis,
Vous êtes sourds aux cris d'impuissants ennemis;
Un généreux mépris convertit en louange
La voix qui contre vous croasse dans la fange.506-a

C'est ce qui doit arriver à tous ceux qui savent dédaigner de ridicules accusations; car qui croira, sur la parole du gazetier du Bas-Rhin, qu'on tue un académicien octogénaire en le contrariant ou en le persiflant? Ce genre de mort a été ignoré jusqu'à nos jours, et le sera éternellement. Les calomnies fines sont dangereuses; mais, en vérité, les platitudes n'attirent que du mépris.

Notre géomètre berlinois506-b se porte à merveille; il vit plus dans la planète de Vénus que sur ce petit globe terraqué. Le peuple, qui a peut-être entendu parler de Vénus et de son passage par le disque du soleil, a été pendant deux nuits de suite sur pied pour observer ce phénomène; cela vous fera rire aux dépens de mes bons compatriotes, mais ils n'y entendent pas plus de finesse.

Vous me parlez d'ouvrages que vous m'envoyez, lesquels ne me sont point parvenus jusqu'à présent. Je connais les Synonymes français, je les ai depuis longtemps. Ce livre est d'autant plus utile, qu'il apprécie exactement la valeur des termes de votre langue; je soupçonne que c'est une nouvelle édition de cet ouvrage qui doit me venir.

Je vous avoue que je suis assez dégoûté des nouveaux livres qui paraissent à présent en France; on y voit tant de superfluité, beaucoup de paradoxes, des raisonnements lâches et inconséquents, et,<507> avec ces défauts, si peu de génie, qu'il y aurait de quoi se dégoûter des lettres, si le siècle précédent ne nous avait pas fourni des chefs-d'œuvre en tout genre. L'heureuse fécondité de ce siècle nous dédommage de la stérilité du nôtre. Je suis venu au monde à la fin de cette époque où l'esprit humain brillait dans toute sa splendeur. Les grands hommes qui ont fait la gloire de ces temps heureux sont passés; il ne reste désormais en France que vous et que Voltaire qui souteniez, comme des colonnes fortes et puissantes, les restes d'un édifice qui va s'écrouler. J'espère donc que nous sortirons du monde en même temps, et que nous voyagerons en compagnie vers ce pays dont aucun géographe n'a donné la carte, dont aucun voyageur n'a donné la description, dont aucun quartier-maître n'a indiqué le chemin, et dont nous serons réduits à nous frayer la voie à nous-mêmes; mais, jusqu'au moment du départ, jouissez d'une santé parfaite, goûtez de tout le bonheur que notre condition comporte, et conservez votre âme dans une tranquillité inébranlable. Ce sont les vœux de tous les philosophes pour leur cher Athénagoras.507-a Sur ce, etc.

<508>

59. DE D'ALEMBERT.

Paris, 7 août 1769.



Sire,

Me voilà, Dieu merci, parfaitement tranquille, sur la parole de V. M., au sujet des deux seules contrées de l'univers auxquelles je prenne intérêt, celle qui a le bonheur de vous avoir pour souverain, et celle que j'ai l'honneur d'habiter. Après cette assurance, que les catholiques romains dits mahométans et les schismatiques soi-disant tolérants s'égorgent à leur plaisir, je me contenterai de dire un De profundis pour le repos de leurs âmes, sans inquiétude sur les succès de leurs armes et sur les grands événements qui, je crois, n'en résulteront pas. Si l'Alcoran est vainqueur, nous en serons quittes pour croire à la jument Borak.508-a

Je ne sais pas si les Corses que nous avons envoyés dans l'autre monde y seront mieux que dans celui-ci; mais il me semble que Sertorius Paoli a fait une assez plate fin. On l'accuse d'être un peu poltron; il y a un peu paru par sa conduite, et il faut avouer que c'est un défaut un peu essentiel pour le chef d'une nation qui veut être libre.

On assure que le pape cordelier se fait beaucoup tirer la manche pour abolir les jésuites; je n'en suis pas trop étonné; proposer à un pape de détruire cette brave milice, c'est comme si on proposait à V. M. de licencier son régiment des gardes. Cependant on est, je crois, bien surpris en Espagne, en Portugal et à Naples, que le successeur de saint Pierre dispute à V. M. le droit de conserver les enfants d'Ignace. Cela paraît aussi étonnant dans ces contrées éclairées que l'aventure des deux missels qu'on jeta autrefois au feu pour<509> savoir lequel des deux était le meilleur, et qui furent brûlés tous deux, au grand ébahissement des spectateurs. Mais ce qui pourra divertir un moment V. M., c'est que le général des jésuites, dans une requête présentée au feu pape, m'a fait l'honneur de me citer comme une autorité non suspecte en faveur de son ordre, parce que j'ai dit quelque part que les jésuites sont les janissaires du saint-siége, nécessaires comme eux au soutien de l'empire.

J'ignore comment Voltaire sera avec le nouveau vicaire de Dieu en terre; il était, à ce qu'il prétend, vivement menacé d'excommunication par son prédécesseur. Il m'écrit qu'il a eu grand' peur d'être martyr, et que c'est pour cela qu'il s'est confessé, afin de rester tout au plus confesseur. Il vient de faire une petite brochure intitulée Paix perpétuelle, qui est une violente déclaration de guerre, ou continuation de guerre, contre ce que vous savez. Il dit que son évêque d'Annecy, qui s'intitule prince de Genève, est cousin germain de son maçon, et que c'est un prélat qui n'a pas le mortier liant.

Il me paraît, Sire, tout aussi impossible qu'à V. M. de croire qu'un vieillard de quatre-vingts ans meurt de chagrin ou d'apoplexie parce qu'on l'a appelé radoteur; mais j'ose assurer V. M. que ses Berlinois ont eu la bonté de le croire, et je n'en suis pas étonné, depuis que je sais de V. M. qu'ils ont été sur pied pendant deux nuits pour voir passer Vénus sur le soleil.

Heureusement, Sire, votre Académie des sciences ne ressemble pas au reste de la nation; ses Mémoires sont un excellent ouvrage, et prouvent que c'est une des sociétés savantes les mieux composées de l'Europe. Je ne parle pas seulement de M. de la Grange, dont le mérite est bien connu de V. M.; je parle entre autres de MM. Lambert et Béguelin, qui donnent tous deux d'excellents mémoires dans ce recueil, et qui me paraissent dignes des bontés dont V. M. a toujours honoré le mérite.

V. M. me donne rendez-vous à la vallée de Josaphat; il y a grande<510> apparence que je l'y devancerai. Je ne sais d'où procède le Saint-Esprit, mais je voudrais bien savoir d'où procèdent les deux vraies divinités de ce monde, la digestion et le sommeil. J'irais les chercher, quelque part qu'elles fussent.

Je supplie V. M. de recevoir mon très-humble compliment sur le mariage de monseigneur le Prince de Prusse.510-a Je me flatte qu'elle est bien persuadée du vif intérêt que je prends à tout ce qui concerne son illustre maison et son auguste personne. C'est dans ces sentiments et avec le plus profond respect que je serai toute ma vie, etc.

60. A D'ALEMBERT.

Neisse, 28 août 1769.

..... L'Empereur510-b serait un particulier aimable, s'il n'était pas un si grand prince. Il égalera, s'il ne surpasse pas Charles-Quint par son activité, par cette soif de s'instruire, et par cette ardeur à se rendre capable de bien remplir la carrière dans laquelle il va entrer. On ne saurait être plus rempli d'attention et de politesse que l'est ce monarque. Il m'a témoigné l'amitié la plus cordiale. Il est gai, point embarrassé de sa personne, dur pour lui-même, tendre pour les autres. En un mot, c'est un prince dont on ne doit attendre que de grandes choses, et qui fera parler de lui en Europe dès qu'il aura les coudées libres.

<511>

61. AU MÊME.

14 septembre 1769.

Je profite du départ du sieur Grimm pour vous faire parvenir cette lettre, et pour vous apprendre que jusqu'à présent il semble que la fortune, le hasard ou la Providence n'ont pas décidé en faveur de laquelle des nations belligérantes se déclarerait la victoire. M. saint Nicolas, qui navigue sur une meule de moulin, et qui a une bonne tête, comme l'on sait, a persuadé au prince Galizin de se retirer auprès de Kaminiec.

Je suis bien aise que vous soyez content des Mémoires de notre Académie. Les trois sujets dont vous parlez sont, sans contredit, ce qu'il y a de mieux dans ce corps. Les hommes à talents en tout genre se font rares; on a bien de la peine à trouver des hommes supérieurs comme on les désirerait, et dans nos temps de stérilité, on serait embarrassé à faire un meilleur choix.

Si vous ne voulez pas me revoir à la vallée de Josaphat, déterminez-vous donc à me revoir ici; il n'y a point de milieu entre l'un et l'autre. Cependant j'aimerais mieux que ce fût ici, en chair et en os, plutôt que je ne sais comment, en guise de fantôme; car sans langue et sans voix, notre conversation ne m'a pas la mine d'être bien brillante. Je charge M. Grimm de vous rendre toute la part et tout l'intérêt que je prends à votre personne. Vous connaissez d'ailleurs l'estime avec laquelle je suis, etc.

<512>

62. DE D'ALEMBERT.

Paris, 16 octobre 1769.



Sire,

M. Grimm, qui n'est de retour en France que depuis peu de jours, m'a remis la lettre dont V. M. m'a honoré, et dont je la prie de recevoir mes très-humbles remercîments. Il est revenu, Sire, pénétré des sentiments de respect, d'admiration et d'attachement que V. M. inspire à tous ceux qui ont l'honneur de l'approcher. Mais, ce qui m'intéresse encore davantage, car je ressemble à Bartholomée, qui allait droit au solide,512-a M. Grimm m'a donné les nouvelles les plus satisfaisantes de la santé de V. M. et de sa gaîté, qui en est elle-même une preuve.

Les trois sujets dont V. M. me fait l'honneur de me parler, MM. de la Grange, Béguelin et Lambert, sont en effet les meilleurs de l'Académie, et très-dignes à cet égard des bontés de V. M. J'espère que le jeune M. Bernoulli marchera sur leurs traces. On m'a envoyé depuis peu une dissertation de M. Cochius,512-b qui a remporté le prix de métaphysique; elle m'a paru bien faite et pleine d'une saine philosophie; si M. Cochius n'est pas de l'Académie, il me semble qu'il y serait bien placé dans la classe de philosophie spéculative, ou dans celle des belles-lettres.

On assure, Sire, et je n'ai pas de peine à le croire, que l'Empereur est retourné à Vienne enchanté de V. M.; c'est bien sûrement ce qu'il a vu de mieux dans tous ses voyages. Puisque ce prince a vu V. M., et qu'il la connaît, je suis bien sûr qu'il ne lui fera pas la guerre, et voilà surtout ce qui m'occupe; car la tranquillité et le bien-être de<513> V. M. me sont encore plus chers que sa gloire, qui même n'a rien à perdre par sa conduite admirable depuis six ans de paix. A cette condition, je permets aux Turcs et aux Russes de s'égorger tant qu'ils le voudront.

Ma santé est toujours bien incertaine; je voudrais du moins qu'elle me laissât assez de forces pour aller mettre encore une fois aux pieds de V. M. les sentiments dont je suis pénétré pour elle; car c'est un triste rendez-vous que la vallée de Josaphat. Mais, de quelque manière que je la revoie, elle trouvera toujours en moi la reconnaissance, le respect profond, et l'admiration avec laquelle je suis, etc.

63. A D'ALEMBERT.

Potsdam, 25 novembre 1769.

Je suis bien aise d'avoir fait la connaissance du sieur Grimm; c'est un garçon d'esprit qui a la tête philosophique, et dont la mémoire est ornée de belles connaissances. Il n'aura jamais pu vous dire combien je vous estime, et combien je prends intérêt à tout ce qui vous regarde. Le sieur Grimm a trouvé ma santé assez bonne, parce que le moment de convalescence qui suit un accès de goutte est précisément celui où l'on se trouve le mieux. D'ailleurs, la meilleure médecine pour la jeunesse et pour les vieillards est sans contredit la tranquillité d'âme qui, inspirant une joie douce, met un nouveau baume dans le sang, et apaise ces mouvements violents qui détruisent nos faibles ressorts. Je crois que le bon cordelier pape aura besoin de recourir à ce remède; du moins messieurs ses enfants lui préparent-ils une belle tablature. J'aimerais autant être savetier que pape dans<514> ce siècle-ci. Le prestige est détruit, et le misérable charlatan continue à crier sa drogue, que personne n'achète, tandis que des téméraires s'acharnent à renverser son théâtre. Je ne sais quel Anglais, après avoir tiré l'horoscope de la religion chrétienne, ayant calculé sa durée, en a fixé le terme à la fin de ce siècle. Je ne serais pas fâché de voir ce spectacle; toutefois il me semble que cela n'ira pas si vite, et que la hiérarchie soutiendra ses absurdités méprisées peut-être encore une couple de siècles, d'autant plus qu'elles sont appuyées par l'enthousiasme de la populace.

Ce que je viens de dire fait naître la question s'il se peut que le peuple se passe de fables dans un système religieux. Je ne le crois pas, à cause que ces animaux que l'école a daigné nommer raisonnables ont peu de raison. En effet, qu'est-ce que quelques professeurs éclairés, quelques académiciens sages, en comparaison d'un peuple immense qui forme un grand État? La voix de ces précepteurs du genre humain est peu entendue, et ne s'étend pas hors d'une sphère resserrée. Comment vaincre tant de préjugés sucés avec le lait de la nourrice? Comment lutter contre la coutume, qui est la raison des sots, et comment déraciner du cœur des hommes un germe de superstition que la nature y a mis, et que le sentiment de leur propre faiblesse y nourrit? Tout cela me fait croire qu'il n'y a rien à gagner sur cette belle espèce à deux pieds et sans plumes, qui probablement sera toujours le jouet des fripons qui voudront la tromper.

Pour notre Académie, sans être bien brillante, elle va doucement son chemin. L'approbation que vous donnez à quelques-uns de ses membres me les rend encore plus précieux. L'espérance que vous me donnez de faire un tour dans ces contrées me fait plus de plaisir qu'en auraient les juifs à la seconde apparition d'Élie. Je m'en tiens au présent; je ne connais point la carte où les Schoins514-a placent la<515> vallée de Josaphat, ni le chemin qui peut y conduire, ni le langage qu'on y parle. Il est plus sûr de vous voir ici avec tous mes sens, et de pouvoir vous assurer de vive voix combien je vous estime. Sur ce, etc.

P. S. Je vous envoie un Prologue de comédie515-a que j'ai composé à la hâte pour en régaler l'électrice de Saxe, qui m'a rendu visite.

64. DE D'ALEMBERT.

Paris, 1er décembre 1769.



Sire,

Je crois Votre Majesté fort occupée, dans ce moment de fermentation violente dont le nord de l'Europe est agité; je crains toujours de l'importuner par des lettres inutiles, mais je ne puis me refuser la satisfaction de lui témoigner toute la part que je prends à la joie qu'a dû lui donner la naissance d'un nouveau prince515-b dans son auguste et illustre maison. J'espère que Son Altesse Royale madame la Princesse de Prusse lui donnera bientôt un nouveau sujet de satisfaction par une naissance semblable. J'ai eu l'honneur, il y a quelque temps, de remercier V. M. par une assez et trop longue lettre des éclaircissements qu'elle a bien voulu me donner. Si j'osais prendre cette liberté, je lui demanderais ce qu'elle augure de la présente guerre, et du sort de la Pologne, dont le souverain me paraît être<516> le Saint-Esprit des rois. Voltaire ne me paraît pas fâché que les affaires des Turcs aillent mal; il prétend que s'ils ne sont pas convertisseurs, ni persécuteurs, ils sont abrutisseurs. Pour moi, quand il arrive à ma pauvre tête, ce qui lui arrive souvent, de se trouver assez mal sur mes épaules, je pense au pauvre grand vizir à qui on vient d'abattre la sienne, et je trouve que le lot de la mienne est encore meilleur, tout mauvais qu'il est en lui-même, surtout quand je le compare, Sire, au lot de la vôtre, qui suffit seule à tant d'objets, et qui trouve encore du temps pour cultiver avec le plus grand succès la philosophie et la poésie. Vous les avez réconciliées ensemble; puissiez-vous réconcilier de même saint Nicolas et la jument Borak, qui, dans la dernière affaire surtout, me paraît n'avoir été qu'une bête! Je suis, etc.

65. DU MÊME.

Paris, 18 décembre 1769.



Sire,

Il n'y a que peu de temps que j'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Majesté, et certainement je fais scrupule de l'importuner trop souvent par mes lettres, persuadé, comme de raison, qu'elle a beaucoup mieux à faire que de me lire. Mais je ne puis pourtant me dispenser de lui faire mes très-humbles remercîments sur le Prologue qu'elle a eu la bonté de m'envoyer. La princesse qui en est l'objet m'y paraît louée avec autant de galanterie que de finesse; je sais d'ailleurs qu'elle mérite ces éloges, par ce que V. M. m'a fait l'honneur de me dire plusieurs fois de son grand talent pour la musique; si on changeait la princesse en prince, je sais bien, Sire, à qui ces éloges pourraient<517> encore mieux s'appliquer, en y joignant, à la vérité, des éloges encore plus mérités, s'il est possible, sur des objets plus grands et plus essentiels au bonheur des hommes. La fin de ce Prologue, Sire, est une plaisanterie neuve et de très-bon goût; Avancez mes bâtards517-a m'a fait beaucoup rire. Hélas! Melpomène et Thalie n'ont presque plus que des bâtards; car nos comédiens même de Paris ne sont pas des enfants trop légitimes.

Je remercie très-humblement V. M. des nouvelles qu'elle veut bien me donner de sa santé; ce qu'elle ajoute me fait encore autant de plaisir, sur la tranquillité d'âme dont elle me paraît jouir en ce moment. Cette tranquillité d'âme, Sire, m'assure d'abord du bonheur de V. M., auquel je m'intéresse de préférence; elle assure ensuite par contre-coup le bonheur de vos sujets, et peut-être les dispositions pacifiques des autres princes de l'Europe. Je ne sais si le vendeur d'orviétan, ci-devant cordelier, est aussi tranquille sur le sort de sa vieille barque écloppée; je crois cependant qu'elle durera encore plus que lui. J'avoue qu'on achète beaucoup moins sa drogue; mais il y a pourtant encore, je ne dis pas seulement dans le peuple, je dis dans les conditions les plus relevées, des hommes qui achètent la drogue, et qui la prennent avec respect, et d'autres qui, à la vérité, ne la prennent pas après l'avoir achetée, mais qui n'osent la jeter au feu.

La question : s'il se peut faire que le peuple se passe de fables dans un système religieux, mériterait bien, Sire, d'être proposée par une académie telle que la vôtre. Je pense, pour moi, qu'il faut toujours enseigner la vérité aux hommes, et qu'il n'y a jamais d'avantage réel à les tromper. L'Académie de Berlin, en proposant cette question pour le sujet du prix de métaphysique, se ferait, je crois, beaucoup d'honneur, et se distinguerait des autres compagnies littéraires, qui n'ont encore que trop de préjugés. V. M. me permettra, à cette occasion, de l'assurer de toute la reconnaissance de MM. de la Grange,<518> Lambert et Béguelin, qui me paraissent bien pénétrés des bontés de V. M., et bien empressés de les mériter de plus en plus.

Je finis en priant V. M. de recevoir avec sa bonté ordinaire les vœux que je fais pour elle au commencement de l'année où nous allons entrer. C'est la trentième de son glorieux règne; puisse-t-elle être suivie de trente autres! et puisse la destinée ajouter à ses illustres jours tout ce qu'elle paraît vouloir retrancher aux miens!

Je suis avec le plus profond respect, la plus tendre reconnaissance et la plus vive admiration, etc.

66. A D'ALEMBERT.

(Berlin) 4 janvier 1770.

Le Nord, M. Protagoras, est plus tranquille que vous ne le croyez; c'est l'Orient où règnent le trouble, la guerre et la confusion. Nous autres, qu'on appelle les vieillards de l'Europe, nous sommes trop pesants pour tracasser comme certaine nation du Sud qu'on appelle les Velches. Cette nation gentille fourre son nez partout, souvent où elle n'a que faire, et porte l'inquiétude qui la dévore d'un bout du globe à l'autre. Elle croit qu'en la communiquant elle diminuera la portion qui lui en est échue, et qu'elle en deviendra moins agitée; mais c'est peine perdue, dit-on, et pour la rendre plus tranquille (je n'ose pas dire plus sage), il faudrait exorciser le démon qui la possède, selon ce que m'assura en dernier lieu un théologien grave avec lequel je m'entretins sur mon salut. Je laisse le puîné dans la catégorie où vous le rangez avec le roi des Sarmates; jamais concile ne l'a<519> accouplé de tel compagnon. Quelque peu de crédit qu'ils aient à présent, leur tour pourra revenir; si le destin le veut, ils reprendront faveur, et feront fortune. Ce monsieur ... est encore jeune; il est comme le duc de Lauraguais;519-a à force de faire des sottises, il deviendra sage. Sa naissance n'est constatée que depuis quinze cents ans; vous voyez qu'il est encore dans l'enfance. Dieu sait combien de milliers d'années se sont écoulées avant que son vieux papa parvînt à s'accréditer et à jouir de la considération qu'il a présentement. Le temps fait tout; il produit, il exhausse, il abaisse, il relève les dieux et les hommes. Fions-nous-en à lui, mon cher d'Alembert, et M. le chevalier trouvera à son tour le moment de briller.

En attendant, ma famille s'amuse à faire des enfants; c'est un bon remède pour l'oisiveté, et qui est en son lieu quand on a soutenu sept années de guerre. Je vous remercie de la part que vous y prenez; et si c'était dans les temps de Catherine de Médicis, je vous prierais de faire l'horoscope de l'embryon qui dans six mois pourra venir au monde;519-b mais je vous en dispense. Pour moi, au lieu de faire des enfants, je fais de mauvais mémoires pour l'Académie, dont vous verrez ici un échantillon.519-c Je crois que vous serez assez de mon opinion pour le principe; je suis mes idées, que je crois calculées pour le bien de l'humanité, et, pour persuader nos prêtres de les adopter, j'ai été obligé de les ménager. Pourvu que le bien se fasse, qu'importent les moyens qui peuvent l'acheminer? Je suis grand partisan de la morale, parce que je connais beaucoup les hommes, et que je m'aperçois du bien qu'elle peut produire. Pour un algébriste, qui<520> vit dans son cabinet, il ne voit que des nombres, des proportions; mais cela ne fait pas aller le monde moral, et de bonnes mœurs valent mieux pour la société que tous les calculs de Newton. J'espère que vous me direz franchement votre sentiment sur mon mémoire, bien assuré de mon estime, et que je prie Dieu de vous avoir en sa sainte et digne garde.

67. AU MÊME.

Le 8 janvier 1770.

Vous savez que nous autres poëtes, nous sommes accusés d'aimer un peu trop la flatterie et l'hyperbole; cependant le Prologue fait pour l'électrice de Saxe n'en est pas susceptible, parce que cette princesse est douée des plus rares qualités, et possède des talents qui suffiraient à la réputation d'une particulière. Cependant, comme le public est plus malin qu'admirateur, il fallait le contenter en faisant une petite sortie sur les comédiens, qui méritaient bien d'être relevés. Je crois que vous avez de la peine, à Paris, à trouver de bons sujets; mais si vous connaissiez ceux qui représentaient cette pièce, votre troupe, en comparaison, vous paraîtrait divine. Si, comme le disent les philosophes, toutes les occupations des hommes sont des jeux d'enfants, autant vaut-il faire un mauvais prologue que de troubler la tranquillité de l'Europe. Je n'ai rien à démêler ni avec Mahomet, ni avec les Sarmates qui s'entre-déchirent. Je vis en paix et en bonne intelligence avec tous mes voisins, et je fais des vaudevilles pour m'amuser. J'ignore ce que pense l'infaillible qui siége aux sept montagnes; mais je sais qu'il s'intéresse pour achever et perfectionner notre église<521> catholique de Berlin, et qu'il ne me hait pas, me regardant comme un des suppôts de sa garde prétorienne, qu'on veut le contraindre à licencier. Il se contente de disputer pied à pied les restes d'un crédit idéal qui lui fait craindre une banqueroute prochaine. Il se trouve dans le cas de votre contrôleur des finances; mais je parierais bien que la France, comme le plus ancien royaume de l'univers, aura le pas de la banqueroute, et que vos bourses se trouveront vides avant que le règne de la superstition soit aboli.

La question que vous proposez à notre Académie est d'une profonde philosophie. Vous voulez que nous scrutions la nature et la trempe de l'esprit humain, pour décider si l'homme est susceptible d'en croire plutôt le bon sens que son imagination. Selon mes faibles lumières, je pencherais pour l'imagination, parce que le système merveilleux séduit, et que l'homme est plus raisonneur que raisonnable. Je m'appuie, dans ce sentiment, sur l'expérience de tous les temps et de tous les âges. Vous ne trouverez aucun peuple dont la religion n'ait été un mélange de fables absurdes, et d'une morale nécessaire au maintien de la société. Chez les Égyptiens, chez les Juifs, chez les Perses, chez les Grecs et les Romains, c'est la Fable qui sert de base à la religion. Chez les peuples de l'Afrique, vous trouvez pareillement ce système merveilleux établi; et si vous ne rencontrez point la même démence dans les îles Mariannes, c'est que leurs habitants n'avaient du tout aucun culte. La nation qui paraît la moins imbue de superstition est sans contredit la chinoise. Mais si les grands suivirent la doctrine de Confucius, le peuple ne parut pas s'en accommoder; il reçut à bras ouverts les bonzes, qui le nourrirent d'impostures, aliment propre à la populace et adapté à sa grossièreté. Ces preuves que je viens d'alléguer sont prises des exemples que nous fournit l'histoire; il en est encore d'autres qui me paraissent plus fortes, prises de la condition des hommes et de l'empêchement qu'un ouvrage journalier et nécessaire met à ce que la multitude des habi<522>tants puisse être éclairée pour se mettre au-dessus des préjugés de l'éducation. Prenons une monarchie quelconque; convenons qu'elle contient dix millions d'habitants; sur ces dix millions, décomptons d'abord les laboureurs, les manufacturiers, les artisans, les soldats; il restera à peu près cinquante mille personnes, tant hommes que femmes; de celles-là, décomptons vingt-cinq mille pour le sexe féminin; le reste composera la noblesse et la bonne bourgeoisie; de ceux-là, examinons combien il y aura d'esprits inappliqués, combien d'imbéciles, combien d'âmes pusillanimes, combien de débauchés : et de ce calcul il résultera à peu près que, sur ce qu'on appelle une nation civilisée contenant environ dix millions d'habitants, à peine trouverez-vous mille personnes lettrées, et entre celles-là encore quelle différence pour le génie! Supposez donc qu'il fût possible que ces mille philosophes fussent tous du même sentiment, et aussi dégagés de préjugés les uns que les autres; quels effets produiront leurs leçons sur le public? Si huit dixièmes de la nation, occupés pour vivre, ne lisent point; si un autre dixième encore ne s'applique pas par frivolité, par débauche ou par ineptie, il résulte de là que le peu de bon sens dont notre espèce est capable ne peut résider que dans la moindre partie d'une nation, que le reste n'en est pas susceptible, et que les systèmes merveilleux prévaudront par conséquent toujours sur le grand nombre. Ces considérations me portent donc à croire que la crédulité, la superstition et la crainte timorée des âmes faibles l'emportera toujours dans la balance du public, que le nombre des philosophes sera petit dans tous les âges, et qu'une superstition quelconque dominera l'univers. La religion chrétienne était une espèce de théisme dans le commencement; elle naturalisa bientôt les idoles et les cérémonies païennes, auxquelles elle accorda l'indigénat, et à force de broderies nouvelles, elle couvrit si bien l'étoffe simple qu'elle avait reçue dans son institution, qu'elle devint méconnaissable. L'imperfection, tant en morale qu'en physique, est le caractère de ce<523> globe que nous habitons; c'est peine perdue d'entreprendre de l'éclairer, et souvent la commission est dangereuse pour ceux qui s'en chargent. Il faut se contenter d'être sage pour soi, si on peut l'être, et abandonner le vulgaire à l'erreur, en tâchant de le détourner des crimes qui dérangent l'ordre de la société. Fontenelle disait très-bien que s'il avait la main pleine de vérités, il ne l'ouvrirait pas pour les communiquer au public, parce qu'il n'en valait pas la peine; je pense à peu près de même, en faisant des vœux pour le philosophe Diagoras,523-a et priant Dieu de l'avoir en sa sainte garde.

68. DE D'ALEMBERT.

Paris, 29 janvier 1770.



Sire,

La lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire en date du 4 de ce mois, et le mémoire qui y était joint, ne me sont parvenus qu'avant-hier, 27 du même mois; je ne sais par quelle fatalité ce paquet a été si longtemps en route, et je ne prends la liberté d'entrer dans ce détail qu'afin que V. M. ne me soupçonne point de négligence. Je n'ai pas, en effet, perdu un moment pour lire cet excellent mémoire; et je puis, Sire, assurer avec vérité à V. M. que je suis absolument de son avis sur les principes qui doivent servir de base à la morale. Si V. M. veut prendre la peine de jeter les yeux sur mes Éléments de philosophie, t. IV de mes Mélanges, p. 72 et 92,523-b elle<524> verra que j'y indique comme la source de la morale et du bonheur la liaison intime de notre véritable intérêt avec l'accomplissement de nos devoirs, et que je regarde l'amour éclairé de nous-mêmes comme le principe de tout sacrifice moral. Il est vrai, Sire, que je n'ai presque fait qu'indiquer ces vérités, que V. M. développe si bien dans son ouvrage, avec la plus saine et la plus éloquente philosophie.524-a

Un seul point, Sire, m'a toujours embarrassé pour rendre absolument universel et sans restriction ce principe de la morale; c'est de savoir si ceux qui n'ont rien, qui donnent tout à la société, et à qui la société refuse tout, qui peuvent à peine nourrir de leur travail une famille nombreuse, ou même qui n'ont pas de quoi la nourrir, si ces hommes, dis-je, peuvent avoir d'autre principe de morale que la loi, et comment on pourrait leur persuader que leur véritable intérêt est d'être vertueux, dans le cas où ils pourraient impunément ne l'être pas. Si j'avais trouvé à cette question une solution satisfaisante, il y a longtemps que j'aurais donné mon catéchisme de morale.

Je voudrais bien être en état de répondre plus au long à V. M.; mais, depuis trois semaines, des vertiges fréquents m'ont causé une faiblesse de tête qui m'interdit toute application, et me permet à peine de tenir la plume. V. M. fait d'excellents mémoires, tandis que son auguste famille fait des enfants; je ne puis, moi, faire ni l'un ni l'autre, grâce au détraquement de ma pauvre machine. Mais ce qui ne s'affaiblira jamais en moi, Sire, ce sont les sentiments d'admiration, de vive reconnaissance et de très-profond respect avec lesquels je serai toute ma vie, etc.

<525>

69. A D'ALEMBERT.

17 février 1770.

L'approbation que vous donnez à mon mémoire me fait d'autant plus de plaisir, que votre suffrage a plus de poids que n'en auraient les suffrages de dix mille ignorants. Pour répondre à l'objection que vous me faites à l'égard de ceux qui croupissent dans la dernière misère, il faut premièrement convenir que la police, de son côté, et la charité des bonnes âmes, du leur, viennent au secours des malheureux, et qu'il n'y a point d'exemple (sauf les calamités publiques) où l'on ait vu une famille, pas même un seul homme, mourir exactement de faim. Les hommes les moins bien partagés de la fortune sont ceux qui n'ont de fonds que leurs bras et leur industrie; une maladie qui leur survient les réduit aussitôt aux abois, à cause que leurs revenus cessent avec leur travail; relevant de maladie, ils se trouvent endettés et trop faibles pour reprendre leur ouvrage. Cette situation, sans doute, est dure, surtout s'ils sont surchargés d'une famille; mais au lieu de voler ou d'assassiner sur les grands chemins, ce qui conduit à la potence ou à la roue, n'auront-ils pas plutôt recours à la compassion de personnes vertueuses, pour se procurer un soulagement honnête dans leur misère, au lieu de se précipiter dans un malheur cent fois plus affreux? Les principes réprimants du vice que j'ai proposés sont l'amour de la conservation, qui doit faire craindre aux hommes d'entreprendre des actions que les lois punissent en leur ôtant la vie; l'amour de la réputation, qui doit empêcher de se déshonorer en se livrant en aveugle à sa passion; et l'amour de la belle gloire, ce puissant aiguillon qui fait abhorrer à ceux qui en sont excités tout ce qui pourrait flétrir leur nom, et les pousse à pratiquer tout ce que la vertu a de plus sublime. Si l'on applique à propos cette panacée aux différents maux de l'âme, il est<526> sûr que l'on fera d'étonnantes guérisons. Vous voyez que dans tout ce raisonnement je suppose pour base que je m'adresse à une nation que les lois gouvernent; car il est bien vrai que sans le principe réprimant des punitions, la force du raisonnement ne serait pas suffisante pour arrêter seule les saillies féroces d'un amour-propre désordonné. Je ne vous en dirai pas davantage pour cette fois, tant pour ménager votre santé que faute de matière, priant Dieu, etc.

70. DE D'ALEMBERT.

Paris, 9 mars 1770.



Sire,

Je suis pénétré de reconnaissance de la bonté avec laquelle Votre Majesté daigne interrompre ses importantes affaires pour s'occuper un moment des rêveries métaphysiques d'un pauvre malade. La réponse qu'elle a bien voulu faire à la difficulté morale que j'ai pris la liberté de lui proposer sur son excellent mémoire a certainement toute la solidité dont la matière est susceptible. Je conviens que, d'une part, la crainte des lois et des supplices, et, de l'autre, l'espérance d'être soulagé par les âmes vertueuses, peuvent être un frein capable de retenir ceux qui sont dans l'indigence; mais je suppose, ce qui est possible, que l'indigent soit, d'une part, sans espérance d'être secouru, et que, de l'autre, il soit assuré de pouvoir en cachette dérober au riche une partie de son superflu pour subvenir à sa propre subsistance, et je demande ce qu'il doit faire en ce cas, et s'il peut ou même s'il doit se laisser mourir de faim, lui et sa famille. La difficulté n'est pas la même pour celui qui possède quelque chose; il ne doit rien dérober,<527> même en cachette, parce qu'il a intérêt qu'on n'en agisse pas de même à son égard.

Je prie V. M. de me permettre aussi quelques réflexions sur une autre question dont j'ai eu l'honneur de l'entretenir, et qui m'a valu de sa part une lettre si belle et si philosophique, savoir : si en matière de religion, ou même en quelque matière que ce puisse être, il est utile de tromper le peuple. Je conviens avec V. M. que la superstition est l'aliment de la multitude; mais elle ne doit, ce me semble, se jeter sur cet aliment que dans le cas où on ne lui en présentera pas un meilleur. La superstition, bien inculquée et enracinée dès l'enfance, cède sans doute à la raison lorsqu'elle vient à se présenter; elle arrive trop tard, et la place est prise. Mais qu'on présente en même temps et pour la première fois, même à la multitude ignorante, des absurdités, d'un côté, telles que nous en connaissons, et, de l'autre, la raison et le bon sens; V. M. pense-t-elle que la raison n'eût pas la préférence? Je dirai plus; la raison, lors même qu'elle arrive trop tard, n'a qu'à persévérer pour triompher un jour, et chasser sa rivale. Il me semble qu'il ne faut pas, comme Fontenelle, tenir la main fermée quand on est sûr d'y avoir la vérité; il faut seulement ouvrir avec sagesse et avec précaution les doigts de la main l'un après l'autre, et petit à petit la main est ouverte tout à fait, et la vérité en sort tout entière. Les philosophes qui ouvrent la main trop brusquement sont des fous; on leur coupe le poing, et voilà tout ce qu'ils y gagnent; mais ceux qui la tiennent fermée absolument ne font pas pour l'humanité ce qu'ils doivent.

Les occupations de V. M. ne lui permettent pas d'entendre plus longtemps ma diatribe, et la faiblesse de ma tête, toujours vide et étonnée, m'empêcherait, quand je l'oserais, de suivre plus loin ces réflexions. Puisse la destinée, Sire, conserver longtemps à V. M. la tête qu'elle a reçue de la nature, et qui est bien plus nécessaire que la mienne à l'humanité et à la philosophie!<528> Je suis avec le plus profond respect, la plus grande admiration et la plus vive reconnaissance, etc.

71. A D'ALEMBERT.

Le 3 avril 1770.

Je souhaiterais que votre santé, plus forte et plus vigoureuse, vous permît d'étendre vos lettres, parce que, en discutant beaucoup les matières, on les éclaircit, et que vos lumières peuvent m'instruire. S'il s'agissait de plaisanter, je terrasserais bien vite la difficulté que vous me faites naître, en répondant que ce n'est pas à un Français à la proposer, à un Français qui voit honorer chez lui les plus gros voleurs, et rouer ceux qui ont pris trop peu. Vous voyez aborder toute la France chez vos fermiers généraux, chez vos receveurs, vos trésoriers, etc., tous gens qui font métier de dépouiller votre roi et son royaume. Mais j'abandonne cette défense de ma cause, qui n'est pas digne de sa gravité ni de son importance, et reprenant mon sérieux et ma physionomie de pédagogue, je vous dirai que le cas, mon cher d'Alembert, que vous me proposez ne peut presque pas arriver, parce que tous les cœurs ne sont pas également endurcis, et qu'il se trouve dans toutes les communautés et dans toutes les sociétés de bonnes âmes, sensibles aux cris de la misère. Toutefois, si par impossible il se trouvait une famille dépourvue de toute assistance et dans l'état affreux où vous la dépeignez, je ne balancerais pas à décider que le vol lui devient légitime : 1° parce qu'elle a éprouvé des refus, au lieu de recevoir des secours; 2° parce que se laisser périr, soi, sa femme et ses enfants, est un bien plus grand crime que de<529> dérober à quelqu'un de son superflu; 3° parce que l'intention du vol est vertueuse, et que l'action en est d'une nécessité indispensable; je suis même persuadé qu'il n'est aucun tribunal qui, ayant bien constaté la vérité du fait, n'opinât à absoudre un tel voleur. Les liens de la société sont fondés sur des services réciproques; mais si cette société se trouve composée d'âmes impitoyables, tous les engagements sont rompus, et l'on rentre dans l'état de la pure nature, où le droit du plus fort décide de tout.

Voilà ce qu'un philosophe ébauché peut répondre au grand Anaxagoras, qui s'amuse de ce balbutiage. Vous me proposez ensuite en peu de mots une question à laquelle je ne pourrais répondre, selon le noble usage tudesque, que par un gros in-folio. Comment, mon cher Anaxagoras, ne voyez-vous pas dans quelle discussion je ne pourrais me dispenser d'entrer pour détailler toute cette matière? Je me resserrerai donc le plus que possible pour vous satisfaire. Si nous nous plaçons au premier jour du monde, et que vous me demandiez s'il est utile de tromper le peuple,529-a je vous répondrai que non, parce que, l'erreur et la superstition étant inconnues, on ne doit pas les introduire, on doit même les empêcher d'éclore. En parcourant l'histoire, je trouve deux sortes d'impostures, les unes à la fortune desquelles la superstition a servi de marchepied, et celles qui, à l'aide de quelques préjugés, ont pu servir à manier l'esprit du peuple pour son propre avantage. Les premiers de ces imposteurs, ce sont les bonzes, les Zoroastre, les Numa, les Mahomet, etc.; pour ceux-là, je vous les abandonne. L'autre espèce sont les politiques qui, pour le plus grand bien du gouvernement, ont eu recours au système merveilleux, afin de mener les hommes, de les rendre dociles. Je compte de ce nombre l'usage qu'on faisait à Rome des augures, dont le secours a souvent été si utile pour arrêter ou calmer des séditions populaires que des tribuns entreprenants voulaient<530> exciter. Je ne saurais condamner Scipion l'Africain de son commerce avec une nymphe,530-a par lequel il acquit la confiance de ses troupes, et fut en état d'exécuter de brillantes entreprises; je ne blâme point Marius de sa vieille,530-b ni Sertorius de ce qu'il menait une biche avec lui.530-b Tous ceux qui auront à traiter avec un grand ramas d'hommes qu'il faut conduire au même but seront contraints d'avoir quelquefois recours aux illusions, et je ne les crois pas condamnables, s'ils en imposent au public, par les raisons que je viens d'alléguer. Il n'en est pas de même de la superstition grossière. C'est une des mauvaises drogues que la nature a semées dans cet univers, et qui tient même au caractère de l'homme; et je suis moralement persuadé que si l'on établissait une colonie nombreuse d'incrédules, au bout d'un certain nombre d'années on y verrait naître des superstitions. Ce système merveilleux semble fait pour le peuple. On abolit une religion ridicule, et l'on en introduit une plus extravagante; on voit des révolutions dans les opinions, mais c'est toujours un culte qui succède à quelque autre. Je crois qu'il est bon et très-utile d'éclairer les hommes. Combattre le fanatisme, c'est désarmer le monstre le plus cruel et le plus sanguinaire; crier contre l'abus des moines, contre ces vœux si opposés aux desseins de la nature, si contraires à la multiplication, c'est véritablement servir sa patrie. Mais je crois qu'il y aurait de la maladresse et même du danger à vouloir supprimer ces aliments de la superstition qui se distribuent publiquement aux enfants, que les pères veulent qu'on nourrisse de la sorte.

La réforme, comme vous le savez, fit une grande révolution; mais que de sang, que de carnage, que de guerres, de dévastations pour oser se passer de quelques articles de foi! quelle fureur s'empa<531>rerait des hommes, si l'on voulait les supprimer tous! Il serait beau sans doute de jouir du spectacle unique d'un peuple sans erreur, sans préjugé, sans superstition, sans fanatisme; mais il est dit dans les Centuries de Nostradamus531-a qu'on ne le découvrira qu'après en avoir trouvé un sans vices, sans passions et sans crimes. Vous autres lumières de ce ténébreux univers, vous laisserez échapper des gerbes de raisons pour l'éclairer; qu'en arrivera-t-il? Que quelques gens de lettres diront que vous avez raison; que les bonzes et les lamas crieront; qu'une infinité d'imbéciles boucheront hermétiquement les pertuis de leurs antres, pour empêcher que votre jour n'éblouisse et eux, et les habitants de leurs tanières; et que le monde demeurera aveugle. La philosophie, encouragée dans ce siècle, s'est énoncée avec plus de force et de courage que jamais; quels sont les progrès qu'elle a faits? On a chassé les jésuites, direz-vous. J'en conviens; mais je vous prouverai, si vous le voulez, que la vanité, des vengeances secrètes, des cabales, et enfin l'intérêt, ont tout fait. Je vous objecterai en revanche le meurtre juridique de Calas, la persécution de Sirven, la cruelle aventure d'Abbeville, la canonisation de ...,531-b les sorcières qu'on brûle publiquement à Rome, les ridicules querelles des Suisses sur les peines infinies,531-c la fureur théologale des prêtres hollandais contre des professeurs qui enseignaient que la vertu suffit aux hommes, l'espèce de guerre de religion qui se fait actuellement en Pologne. O mon cher Anaxagoras! l'homme est un animal incorrigible, plus sensible que raisonnable.531-d Cependant je lui ai fait un catéchisme,531-e et je vous l'envoie.

Mes pieds vont aussi mal que votre estomac; j'ai la goutte, sans laquelle je vous aurais répondu avec plus d'ordre, parce que la tête<532> en souffre, et vous savez peut-être que nous avions ici un médecin qui ordonnait de saigner au gros orteil, quand on avait la tête embarrassée; ainsi je ne saurais vous dire si mon mal gît dans la tête ou dans les pieds; mais quelque part qu'il soit, il ne m'empêche pas de vous considérer et de vous estimer. Sur ce, etc.

72. DE D'ALEMBERT.

Paris, 15 avril 1770.



Sire,

Monsieur le prince héréditaire de Salm, en partant pour sa principauté, m'a prié de faire parvenir cette lettre à V. M. Je m'acquitte de la parole que je lui en ai donnée. Le mauvais état de ma santé, qui me retient au lit en ce moment, ne me permet pas d'avoir l'honneur d'en dire davantage à V. M.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

73. DU MÊME.

Paris, 21 avril 1770.



Sire,

De toutes les lettres que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire, aucune ne m'a plus vivement et plus tendrement affecté que celle<533> que je viens d'en recevoir, en date du 3 de ce mois; j'en avais, Sire, le plus grand besoin pour calmer la violente inquiétude où j'étais depuis quelques jours sur la santé de V. M., et sur les bruits très-fâcheux qui en couraient. Enfin, me voilà rassuré, et quoique V. M. ne soit pas délivrée de sa goutte, je vois au moins qu'elle est sans danger.

Il vient de paraître, Sire, un Traité de la goutte, par un médecin d'Angers, nommé Paulmier, qu'on dit excellent; le remède qu'il propose consiste dans l'application des sangsues. Je connais à Paris plusieurs personnes qui, depuis que le livre a paru, ont fait usage du remède, et ont été du moins très-soulagées. M. Mettra doit l'envoyer à V. M., qui le recevra incessamment.

Je suis en ce moment trop occupé de la santé de V. M. pour lui parler de la mienne. Ma tête est toujours dans le même état; au premier moment qu'elle pourra me laisser, j'aurai l'honneur de répondre en détail à V. M. sur les différents articles de la lettre si belle et si philosophique que je viens d'en recevoir, ainsi que sur son Catéchisme de morale. Je prie V. M. de me permettre d'oublier tout en ce moment pour ne m'occuper que de sa conservation si précieuse non seulement à ses peuples et à la philosophie, mais encore à l'Europe et à l'humanité.

Je suis avec le plus profond, et permettez-moi d'ajouter, le plus tendre respect, etc.

<534>

74. DU MÊME.

Paris, 30 avril 1770.



Sire,

Je profite, non pas d'un moment de lucidité, car je n'en ai point depuis longtemps, mais d'un moment où les nuages de ma tête sont tant soit peu éclaircis, pour avoir l'honneur de répondre en détail à la lettre très-philosophique que V. M. a bien voulu m'écrire pour répondre aux questions que j'ai pris la liberté de lui faire.

Je pense, Sire, comme V. M. sur le premier objet, et je me félicite de penser comme elle, non par un principe d'adulation dont je suis incapable, mais parce que les raisons apportées par V. M. pour appuyer sa réponse me paraissent très-solides, et s'étaient déjà présentées à moi. Je crois donc avec V. M. que, dans le cas de nécessité absolue que j'ai supposé, le vol est permis, et même est une action juste. Il ne s'agit plus que de savoir si ce cas de nécessité absolue est purement métaphysique, comme V. M. paraît le penser; je ne voudrais pas dire que non, mais je doute, et j'ai vu souvent des gens si malheureux, si dénués de secours après avoir frappé vainement à mille portes, que je ne savais ce qu'ils devaient faire, de frapper à la mille unième, ou de se procurer leur subsistance aux dépens des riches, s'ils le pouvaient avec quelque sûreté pour eux-mêmes. Il est vrai, Sire, que cette doctrine, toute raisonnable qu'elle est, n'est pas bonne à mettre dans un traité ni dans un catéchisme de morale, par l'abus que la cupidité ou la paresse pourraient en faire. Mais cet inconvénient empêche de pouvoir faire un ouvrage complet de morale à l'usage de tous les ordres de la société. Je ne sais même si, du moins en France, les tribunaux ne condamneraient pas, avec beaucoup de regret sans doute, un malheureux qui se serait trouvé dans<535> le cas dont il s'agit; ils se trouveraient forcés à commettre cette injustice, pour empêcher que d'autres hommes moins malheureux n'abusassent de l'exemple de celui-ci. Le mot de l'énigme est, ce me semble, que la distribution des fortunes dans la société est d'une inégalité monstrueuse; qu'il est aussi atroce qu'absurde de voir les uns regorger de superflu, et les autres manquer du nécessaire. Mais, dans les grands États surtout, ce mal est irréparable, et on peut être forcé de sacrifier quelquefois des victimes, même innocentes, pour empêcher que les membres pauvres de la société ne s'arment contre les riches, comme ils seraient tentés et peut-être en droit de le faire.

Quant à la seconde question : s'il est utile de tromper le peuple, je pense d'abord, comme V. M., que si l'erreur et la superstition ne sont pas encore existantes dans une nation, il faut s'opposer à leur naissance par tous les moyens possibles; je pense encore avec elle que si elles sont en vigueur, il ne faut pas les attaquer violemment, parce que ce zèle impétueux ne servirait qu'à charger la philosophie d'un crime infructueux. Mais je pense en même temps qu'il faut, au lieu de force, user de finesse et de patience, attaquer l'erreur indirectement et sans paraître y penser, en établissant les vérités contraires sur des principes solides, mais en se gardant bien de faire aucune application. Il ne faut pas braquer le canon contre la maison, parce que ceux qui la défendent tireraient des fenêtres une grêle de coups de fusil; il faut petit à petit élever à côté une autre maison plus habitable et plus commode; insensiblement tout le monde viendra habiter celle-ci, et la maison pleine de léopards sera désertée.

Le Catéchisme de morale que V. M. m'a fait l'honneur de m'envoyer me paraît très-propre à la jeune noblesse à laquelle elle le destine. Les motifs moraux qu'on lui propose pour être vertueuse sont en effet les vrais, et les plus propres à faire impression, principalement sur cette classe qui, jouissant dans la société des principaux<536> avantages, est plus intéressée qu'une autre à en observer les lois écrites et non écrites.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

75. A D'ALEMBERT.

17 mai 1770.

Je vous suis très-obligé de la part que vous prenez à ma santé. L'enchaînement nécessaire des causes a voulu que l'âcreté amassée dans mon sang fût le principe de la goutte, qui m'a fait beaucoup souffrir; mais je me suis conformé à la volonté irrévocable de la nature. J'ai eu recours au régime comme à la patience, et me voilà guéri.

Durant ma convalescence, le premier livre qui m'est tombé entre les mains est l'Essai sur les préjugés; il m'a tiré de l'inertie où me tenaient mes forces perdues; et comme sur bien des sujets je pense en raison inverse du soi-disant philosophe qui en est l'auteur, j'ai employé toute l'énergie de mon organisation pour en relever les fautes. J'ai éprouvé des mouvements répulsifs aux sentiments de l'auteur, qui prétend que, la vérité étant faite pour l'homme, il faut en tout temps la lui dire. Aussi souvent que l'auteur dit des injures aux rois, aux généraux, aux poëtes, ses idées n'ont pu s'identifier avec les miennes, parce que j'ai l'honneur d'être assez mauvais poëte (ou empoisonneur public), parce que j'ai eu l'honneur de me battre quelquefois en qualité de général (ou de bourreau mercenaire),536-a parce que j'ai l'honneur d'être une espèce de roi (ou de tyran barbare). Ces considérations, assimilées à ma façon de penser, et selon l'idée<537> que je me fais des choses, m'ont déterminé à prendre la défense de mes confrères, pour empêcher que ces injures, souvent répétées par de tels auteurs, n'obtinssent, par l'habitude et à force d'y accoutumer les oreilles du public, la sanction d'une opinion reçue et indubitable. Mon auteur m'apprend que mes confrères les rois sont une espèce d'imbéciles qui ne savent ni lire ni écrire; j'ai lu comme un bénédictin, et j'ai barbouillé du papier à l'envi du folliculaire le plus affamé; c'est donc à moi à plaider leur cause. J'envoie mon factum à Anaxagoras,537-a qui sera notre juge; et même, s'il le trouve à propos, il peut présenter l'ouvrage à la cour, assuré par ce moyen d'obtenir la première place de l'Académie des sciences. Badinage à part, cet ouvrage est très-licencieux et très-indécent. On dirait que l'auteur, comme un chien enragé, attaque tout le monde et se rue sur les passants, également satisfait pourvu qu'il morde; certainement il mérite d'être traité de même. Si la vérité est faite pour l'homme (de quoi je ne suis pas d'accord), s'il faut la lui dire en toute occasion, je me suis réglé sur les préceptes de l'auteur, et je lui ai dit bien sincèrement ce que je pense de son ouvrage; il trouve en moi un disciple obéissant qui, éclairé par sa lumière, se fait un devoir d'imiter son exemple; et comme la vérité est toujours utile aux hommes, je me flatte qu'il approuvera la liberté avec laquelle je la lui dis. Mais quel but ce soi-disant philosophe se propose-t-il par son ouvrage? De changer la religion? je lui ai démontré que cela est impossible. De réformer les gouvernements? les injures ne les corrigeront point; elles pourront les irriter. Bouleverser les cerveaux de quelques têtes éventées qui, déclamant contre le gouvernement, se feront mettre à la Bastille? c'est un but digne d'un être malfaisant, malicieux et pervers; ce ne doit pas être celui de l'auteur. Veut-il donc devenir le martyr de la religion naturelle? Cela est bien fou; car quand on n'espère rien au delà du tombeau, il faut rendre, autant qu'on le<538> peut, son existence heureuse dans cette vie-ci, la seule dont on peut jouir. La maladresse de l'auteur parait surtout en ce qu'il calomnie la religion chrétienne. J'avoue qu'il faut être bien novice pour lui imputer des crimes. Il est dit dans l'Évangile : « Ne faites pas aux autres ce que vous ne voulez pas qu'on vous fasse. »538-a Or ce précepte est le résumé de toute la morale; il est donc ridicule et c'est une exagération outrée d'avancer que cette religion ne l'ait que des scélérats; il ne faut jamais confondre la loi et l'abus. La loi peut être utile, et l'abus pernicieux; et quand on marque tant d'animosité contre ce que l'on attaque, on se décrédite soi-même, et l'on perd la confiance du lecteur. Voilà comme pense un amateur de la sagesse solitaire, reclus dans sa petite vigne, où il médite comme un autre sur les folies des hommes, et sur toutes les opinions bizarres et ridicules qui leur ont passé par la tête; et c'est là où il fait des vœux à la nature pour que l'enchaînement nécessaire des causes maintienne longtemps votre espèce organisée à l'abri des infirmités, des souffrances et de la dissolution. Sur ce, etc.

76. DE D'ALEMBERT.

Paris, 8 juin 1770.



Sire,

Dans l'état de faiblesse et presque d'imbécillité où il plaît à la nature de me réduire, c'est du moins une consolation pour moi de savoir que V. M. est guérie de ses maux, et qu'elle veut bien prendre quelque part aux miens. L'ouvrage qu'elle m'a fait l'honneur de m'envoyer<539> est un digne et heureux fruit de sa convalescence. Je ne connais point l'Essai sur les préjugés que V. M. a pris la peine de réfuter; je sais pourtant que ce livre s'est montré à Paris, et même qu'il s'y est vendu très-cher. Mais il suffit ici qu'un livre touche à certaines matières, et qu'il attaque bien ou mal certaines gens, pour être recherché avec avidité, et pour être en conséquence hors de prix, par les précautions que prend le gouvernement pour arrêter ces sortes d'ouvrages, précautions qui font souvent à l'auteur plus d'honneur qu'il n'en mérite. Quant à moi, je suis si excédé de livres et de brochures contre ce que Voltaire appelle l'infâme, que depuis longtemps je n'en lis plus, et que je suis quelquefois tenté de dire du titre de philosophe ce que Jacques Rosbif dit de celui de monsieur, dans la comédie du Français à Londres :539-a « Je ne veux point de ce titre-là; il y a trop de faquins qui le portent. »

La critique que fait V. M. de l'Essai sur les préjugés me donne encore moins d'envie de le lire que les autres rapsodies du même genre. On peut dire de tous nos écrivailleurs contre la superstition et le despotisme ce que le père de la Rue, jésuite, disait de son confrère Le Tellier : « Il nous mène si grand train, qu'il nous versera. » Il ne faut point que la philosophie s'amuse à dire des injures aux prêtres; il faut, comme le dit V. M., qu'elle tâche de rendre la religion utile en la faisant concourir au bonheur des peuples; qu'elle éclaire les souverains sur leurs vrais intérêts, et les sujets sur leurs devoirs; qu'elle rende l'autorité plus douce et l'obéissance plus fidèle. C'est une grande sottise d'accuser les philosophes, au moins ceux qui méritent ce nom, de prêcher l'égalité; cette égalité est une chimère impossible, dans quelque état que ce puisse être. La vraie égalité des citoyens consiste en ce qu'ils soient tous également soumis aux lois,<540> et également punissables quand ils les enfreignent. C'est ce qui a lieu dans tous les États bien gouvernés, où le supérieur n'a jamais le droit d'opprimer son inférieur impunément; mais c'est malheureusement ce qui n'a pas lieu partout; l'auteur en a peut-être été témoin, et c'est peut-être ce qui a si violemment échauffé sa bile contre ceux qui gouvernent. J'ai vu à peu près les mêmes choses que lui, mais je les ai vues plus de sang-froid, et j'ai conclu que ceux qui commandent et ceux qui obéissent sont souvent aussi répréhensibles les uns que les autres, et que toutes les classes de l'espèce humaine n'ont rien à se reprocher. Je vois, par exemple, que si les rois ont souvent fait des guerres injustes, les républiques, comme le remarque très-bien V. M., ont été aussi souvent dans le même cas, et je regarde en particulier cette république romaine tant célébrée dans l'histoire comme un des plus grands fléaux qui aient désolé l'humanité. Je n'ajouterai rien à cette réflexion, sinon que, sur la guerre de 1756, j'ai admiré la modération avec laquelle V. M. s'exprime.540-a Tout ce qu'elle dit, sur ce sujet, de la nécessité des guerres et de celle des impôts me paraît plein de sens et de raison; mais pour l'application de ces principes il faut un fonds d'équité dont, par malheur, tous ceux qui ont le pouvoir en main ne sont pas toujours capables. J'aurais l'honneur d'en dire davantage à V. M., si une lettre pouvait souffrir les détails délicats dont cette matière est susceptible; je me contente donc de prier le Saint-Esprit d'éclairer les rois et les peuples, et surtout de conserver longtemps V. M. pour l'exemple des uns et le bonheur des autres.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

<541>

77. DU MÊME.

Paris, 6 juillet 1770.



Sire,

J'ose espérer que Votre Majesté pardonnera la liberté que je vais prendre à la tendre et respectueuse confiance que ses bontés m'ont inspirée, et qui m'encourage à lui demander une nouvelle grâce.

Une société considérable de philosophes et de gens de lettres, du nombre desquels je suis, ont résolu, Sire, d'ériger à M. de Voltaire une statue, comme à celui de tous nos écrivains à qui la philosophie et les lettres sont le plus redevables.

Les philosophes et les gens de lettres de toutes les nations, et en particulier de la nation française, vous regardent, Sire, depuis longtemps comme leur chef et leur modèle. Qu'il serait donc flatteur et honorable pour nous qu'en cette occasion V. M. voulût bien permettre que son auguste et respectable nom fût à la tête des nôtres! Elle donnerait à M. de Voltaire, dont elle aime tant les ouvrages, la marque d'estime la plus précieuse et la plus éclatante, dont il serait infiniment touché, et qui lui rendrait cher ce qui lui reste de jours à vivre.541-a Elle ajouterait beaucoup et à la gloire de ce célèbre écrivain, et à celle de la littérature française, qui en conserverait une reconnaissance éternelle.

Permettez-moi, Sire, d'ajouter que dans l'état de faiblesse où m'ont réduit mes travaux, et qui ne me permet plus que des vœux pour les lettres, la nouvelle marque de distinction que j'ose vous de<542>mander en leur faveur serait pour moi la plus douce consolation. Elle augmenterait encore, s'il est possible, l'admiration dont je suis pénétré pour votre personne, le sentiment profond que je conserverai toute ma vie de vos bontés, et la tendre vénération avec laquelle je serai jusqu'à mon dernier soupir, etc.

78. A D'ALEMBERT.

(Sans-Souci) 7 juillet 1770.

Je suis bien fâché de vous savoir toujours languissant. Pour l'ordinaire, la belle saison corrobore les corps, et leur rend les forces que les indispositions de l'hiver leur ont fait perdre. J'avais espéré du printemps le même bénéfice pour vous. C'est, je pense, au dérangement de saison de cette année qu'il faut attribuer l'état où vous vous trouvez, et je crois que l'usage de quelques eaux minérales ou des bains pourrait vous rétablir entièrement; mais c'est à la Faculté à en décider.

A peine vous avais-je envoyé mes remarques sur cet Essai des préjugés, qu'un autre livre m'est tombé entre les mains; et comme j'étais en train d'examiner des ouvrages philosophiques et d'écrire, j'ai couché ces remarques par écrit, et je vous les envoie. C'est le Système de la nature,542-a où je me suis attaché à relever les contradictions les plus palpables, et les mauvais raisonnements qui m'ont le plus frappé. Il y aurait encore bien des choses à dire sur ce sujet, et bien des détails où je n'ai pas eu le temps d'entrer; je me suis borné aux quatre points principaux que l'auteur traite.

<543>Quant au premier, où il prétend qu'une nature privée d'intelligence, à l'aide du mouvement, produit tout, je crois qu'il lui sera impossible de soutenir cette opinion contre les objections que je lui fais. Pour le second point, qui roule sur le fatalisme, il lui reste encore des réponses, et c'est, selon moi, de toute la métaphysique la question la plus difficile à résoudre. Je propose un tempérament; c'est une idée qui m'a séduit, et qui pourrait bien être vraie. Je prends un milieu entre la liberté et la nécessité; je limite beaucoup la liberté de l'homme, mais je lui en laisse cependant la part que l'expérience commune des actions humaines m'empêche de lui refuser. Les deux derniers points roulent sur la religion et le gouvernement.

Il y a outre cela une infinité d'endroits de cet ouvrage où l'auteur donne prise sur lui. Il affirme assez doctoralement que la somme des biens l'emporte sur la somme des maux. C'est de quoi je ne suis point d'accord avec lui, et ce qu'il lui serait impossible de prouver, si l'on voulait pousser un peu vivement la dispute sur ce sujet. Enfin, en ramassant mes remarques, je me suis cru un docteur de Sorbonne, un pilier de l'Église, un saint Augustin; mais en relisant ce que j'avais jeté sur le papier, je me suis trouvé très-hétérodoxe. J'ai trouvé mes propositions malsonnantes, hérétiques, sentant l'hérésie, et dignes d'encourir les foudres du Vatican. Cependant ce qui m'a consolé, c'est que mon adversaire sera pour le moins doublement cuit et rôti, si je le suis une fois dans l'autre monde. Je ne comprends pas comment il se trouve des auteurs assez étourdis pour publier de tels ouvrages, qui les exposent à des malheurs très-réels. Si l'auteur du Système de la nature allait par hasard être découvert en France, le moins qui lui arriverait serait de passer le reste de sa vie dans la Bastille, et cela, pour avoir eu le plaisir de dire tout ce qu'il pensait. Il faut se contenter de penser pour soi, et laisser un cours libre aux idées du vulgaire. Je ne sais point ce qui a pu animer l'auteur contre le gouvernement de France. Il peut se passer bien des<544> choses, dans l'intérieur de ce royaume, dont mon éloignement m'empêche d'être instruit. Je suis persuadé qu'il s'y commet des injustices et des violences contre lesquelles le gouvernement devrait sévir; mais comprenez donc bien que lorsque quatre, six mille, enfin une multitude d'hommes se sont donné le mot pour en tromper un seul, cela arrive infailliblement. Cela est arrivé en tout pays et de tout temps, et à moins que l'espèce humaine ne soit refondue par un habile chimiste, et que quelque philosophe ne mêle d'autres matières à cette composition, il en sera toujours de même. Il faut s'assurer qu'un homme est coupable, et ensuite l'accuser; mais souvent on se précipite. Il est bon que les hommes aient un archétype, un modèle de perfection en vue, parce qu'ils ne s'en écartent que trop, et que cette idée même s'efface de leur esprit. Mais avec tout cela ils ne parviendront jamais à cette perfection, qui malheureusement est incompatible avec notre nature. J'en reviens toujours là, mon cher d'Alembert, et j'en conclus que ceux qui travaillent sincèrement pour le bien de la société font, comme votre défunt abbé de Saint-Pierre, des rêves d'un honnête homme.544-a Cela ne m'empêche pas d'y travailler dans le petit cercle où le hasard m'a placé, pour rendre heureux ceux qui l'habitent, et la pratique de ces choses qui me passent journellement par les mains m'éclaire sur leurs difficultés. Croyez, mon cher, qu'un homme qui aurait l'art de vous faire bien digérer serait plus utile au monde qu'un philosophe qui en bannirait tous les préjugés. Je vous souhaiterais un tel médecin d'autant plus sincèrement, que personne ne s'intéresse à votre conservation ni ne vous estime plus que celui qui prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

<545>

79. AU MÊME.

(Sans-Souci) 28 juillet 1770.

Le plus beau monument de Voltaire est celui qu'il s'est érigé lui-même, ses ouvrages, qui subsisteront plus longtemps que la basilique de Saint-Pierre, que le Louvre, et tous ces bâtiments que la vanité humaine consacre à l'éternité. On ne parlera plus français, que Voltaire sera encore traduit dans la langue qui aura succédé au français. Cependant, rempli du plaisir que m'ont fait ses productions si variées et si parfaites chacune en leur genre, je ne pourrais sans ingratitude me refuser à la proposition que vous me faites de contribuer au monument que lui élève la reconnaissance publique. Vous n'avez qu'à m'informer de ce qu'on exige de ma part; je ne refuserai rien pour cette statue,545-a qui fera plus d'honneur aux gens de lettres qui la lui consacrent qu'à Voltaire même. On dira que dans ce dix-huitième siècle où tant de gens de lettres se déchiraient par envie, il s'en est trouvé d'assez nobles, d'assez généreux pour rendre justice à un homme doué de génie et de talents supérieurs à tous les siècles; que nous avons mérité de posséder Voltaire; et la postérité la plus reculée nous enviera encore cet avantage. Distinguer les hommes célèbres, rendre justice au mérite, c'est encourager les talents et les vertus, c'est la seule récompense des belles âmes; elle est bien due à tous ceux qui cultivent supérieurement les lettres. Elles nous procurent les plaisirs de l'esprit, plus durables que ceux du corps; elles adoucissent les mœurs les plus féroces, elles répandent leurs charmes sur tout le cours de la vie, elles rendent notre existence supportable<546> et la mort moins affreuse. Continuez donc, messieurs, de protéger et de célébrer ceux qui s'y appliquent, et qui ont le bonheur, en France, d'y réussir; ce sera ce que vous pourrez faire de plus glorieux pour votre nation, et qui obtiendra grâce du siècle futur en faveur de quelques actes velches et hérules qui pourraient flétrir votre patrie.

Adieu, mon cher d'Alembert; portez-vous bien, jusqu'à ce qu'à votre tour une statue vous soit élevée. Sur ce, etc.546-a

80. DE D'ALEMBERT.

Paris, 28 juillet 1770.



Sire,

J'ai osé demander à Votre Majesté une grâce pour la philosophie, dans la dernière lettre que j'ai eu l'honneur de lui écrire; j'ose aujourd'hui lui en demander une pour moi-même, tant elle m'a accoutumé à espérer en ses bontés, et presque à en abuser.

Ma santé, Sire, dépérit de jour en jour; à l'impossibilité absolue où je suis de me livrer au plus léger travail se joint une insomnie affreuse, et une profonde mélancolie. Tous mes amis, et mes médecins, me conseillent le voyage d'Italie comme le seul remède à mon malheureux état; mais mon peu de fortune, Sire, m'interdit cette ressource, l'unique cependant qui me reste pour ne pas périr d'une mort lente et cruelle.

<547>V. M. eut la bonté de m'offrir elle-même, il y a sept ans, lorsque j'avais l'honneur d'être auprès d'elle, les secours nécessaires pour ce voyage, que je me proposais alors de faire. J'ai recours aujourd'hui à sa bienfaisance, à qui je dois déjà tant, et à qui je vais devoir encore la vie. On m'assure que le voyage d'Italie, pour être fait avec quelque aisance, surtout par quelqu'un d'infirme et de malade, exige environ deux mille écus de France. Je prends donc la liberté de les demander à V. M., et j'attends avec la plus respectueuse confiance, et d'avance avec la reconnaissance la plus vive, la réponse dont elle voudra bien m'honorer à ce sujet.

J'ai reçu il y a quelques jours le paquet que V. M. m'a fait l'honneur de m'envoyer, et j'aurai l'honneur de lui écrire incessamment en détail sur les grands objets qui font la matière de cet écrit.

Je suis avec le plus profond respect, et avec une admiration égale à mon inviolable dévouement, etc.

81. DU MÊME.

Paris, 2 août 1770.



Sire,

Quoique l'état de faiblesse où ma tête est toujours ne me permette pas les discussions abstraites auxquelles V. M. se livre avec autant de facilité que de profondeur, je ne puis cependant différer plus longtemps à la remercier très-humblement de l'écrit qu'elle m'a fait l'honneur de m'envoyer sur le Système de la nature, et à lui faire part des observations que cet excellent écrit m'a fait naître, observations que je soumets au jugement de V. M., et qui sont bien plus destinées à confirmer ses idées qu'à les combattre.

<548>Rien de plus sage, Sire, et, ce me semble, de plus vrai que les réflexions par lesquelles V. M. débute dans cet écrit, sur le peu de certitude des connaissances métaphysiques. La devise de Montaigne, Que sais-je?548-a me paraît la réponse qu'on doit faire à presque toutes les questions de ce genre; et je pense en particulier, par rapport à l'existence d'une intelligence suprême, que ceux qui la nient avancent bien plus qu'ils ne peuvent prouver, et qu'il n'y a dans cette matière que le scepticisme de raisonnable. On ne peut nier sans doute qu'il n'y ait dans l'univers, et en particulier dans la structure des animaux et des plantes, des combinaisons de parties qui semblent déceler une intelligence; elles prouvent l'existence de cette intelligence, comme une montre prouve l'existence d'un horloger; cela paraît incontestable. Mais quand on veut aller plus loin, et qu'on se demande : Quelle est cette intelligence? a-t-elle créé la matière, ou n'a-t-elle fait simplement que l'arranger? La création est-elle possible? et si elle ne l'est pas, la matière est donc éternelle? Et si la matière est éternelle, et qu'elle n'ait eu besoin d'une intelligence que pour être arrangée, cette intelligence est-elle unie à la matière, ou en est-elle distinguée? Si elle y est unie, la matière est proprement Dieu, et Dieu la matière; et si elle en est distinguée, comment conçoit-on qu'un être qui n'est pas matière agisse sur la matière? D'ailleurs, si cette intelligence est infiniment sage et infiniment puissante, comment ce malheureux monde, qui est son ouvrage, est-il si plein d'imperfections physiques et d'horreurs morales? Pourquoi tous les hommes ne sont-ils pas heureux et justes? V. M. assure que l'éternité du monde répond à cette question; elle y répond sans doute, mais, ce me semble, dans ce seul sens que, le monde étant éternel, et par conséquent nécessaire, tout ce qui est ne peut pas être autrement, et pour lors on rentre dans le système de la fatalité et de la nécessité, qui ne s'accorde guère avec l'idée d'un Dieu infiniment<549> sage et infiniment puissant. Quand on se fait, Sire, toutes ces questions, on doit, ce me semble, redire cent fois : Que sais-je?; mais on doit en même temps se consoler de son ignorance, en pensant que puisque nous n'en savons pas davantage, c'est une preuve qu'il ne nous importe pas d'en savoir plus.

Quant à la liberté, rien de plus juste, Sire, et de plus philosophique que la définition que V. M. en donne; il me semble que si on voulait s'entendre, on éviterait bien des disputes à ce sujet. L'homme est libre en ce sens que, dans les actions non machinales, il se détermine de lui-même et sans contrainte; mais il ne l'est pas en ce sens que, lorsqu'il se détermine, même volontairement et par choix, il y a toujours quelque cause qui le porte à se déterminer, et qui fait pencher la balance pour le parti qu'il prend. Je conviens d'ailleurs avec V. M. qu'un philosophe qui croit à la fatalité et à la nécessité, et qui en fait la base de son ouvrage, ne doit regarder les criminels que comme des malheureux plus dignes de compassion que de haine; mais je ne crois pas que, dans le système où les hommes seraient des machines assujetties à la loi de la destinée, les châtiments, d'une part, et, de l'autre, l'étude de la morale, fussent inutiles au bien de la société; car dans l'homme-machine même, la crainte, d'une part, et, de l'autre, l'intérêt, sont les deux grands régulateurs, les deux roues principales qui font aller la machine; or, de ces deux régulateurs, le premier est mis en action par les peines exercées contre les coupables, et qui servent de frein à ceux qui voudraient leur ressembler; et l'autre est mis en jeu par l'étude de la morale bien entendue, étude qui nous persuade que notre premier intérêt est d'être vertueux et justes, ainsi que V. M. l'a si bien prouvé dans son excellent écrit sur ce sujet. Sur la religion chrétienne, je serai, Sire, bien aisément d'accord avec V. M.; sa morale est sans doute excellente, et elle aurait dû s'y borner; mais ses dogmes et son intolérance font grand tort à cette morale, avec laquelle ils sont comme amalgamés. Je dis son intolérance,<550> car elle me paraît essentielle à une religion exclusive de toutes les autres, comme la religion chrétienne, qui prétend être la seule manière d'honorer la Divinité, et qui, par une conséquence nécessaire, doit chercher à s'établir par tous les moyens possibles, même en employant la violence, quand elle a le pouvoir et la force en main. Voilà pourquoi la religion chrétienne a fait couler des flots de sang; et je ne puis m'empêcher de la regarder à cet égard comme un des plus grands fléaux de l'humanité.

Je ne dirai, Sire, qu'un mot sur les gouvernements. Je pense que la forme du gouvernement est indifférente en elle-même, pourvu que le gouvernement soit juste, que tous les citoyens aient également droit à sa protection, qu'ils soient également soumis aux lois, et également punis s'ils les violent, que les supplices ne soient pas réservés pour les petits coupables, et les honneurs pour les grands. Quant à Louis XIV, ce serait la matière d'une grande discussion de savoir s'il a fait plus de bien que de mal à son royaume; s'il n'a pas été un fléau pour l'Europe en donnant aux autres princes l'exemple de ces armées nombreuses que les plus sages sont aujourd'hui forcés d'entretenir, et qu'ils emploieraient sûrement plus volontiers aux manufactures et à la culture des terres, si une malheureuse nécessité ne leur liait pas les mains à ce sujet. Je suis bien persuadé que V. M. ne m'en désavouera pas. Je suis, etc.

<551>

82. DU MÊME.

Paris, 12 août 1770.



Sire,

Je n'ai pas perdu un moment pour apprendre à M. de Voltaire551-a l'honneur signalé que V. M. veut bien lui faire, et celui qu'elle fait en sa personne à la littérature et à la nation française. Je ne doute point qu'il ne témoigne à V. M. sa vive et éternelle reconnaissance. Mais comment, Sire, pourrais-je vous exprimer toute la mienne? comment pourrais-je vous dire à quel point je suis touché et pénétré de l'éloge si grand et si noble que V. M. fait de la philosophie et de ceux qui la cultivent? Je prends la liberté, Sire, et j'ose espérer que V. M. ne m'en désavouera pas, de faire part de sa lettre à tous ceux qui sont dignes de l'entendre, et je ne puis assez dire à V. M. avec quelle admiration et quelle vénération respectueuse ils voient tant de justice et de bonté unies à tant de gloire. Vous étiez, Sire, le chef et le modèle de ceux qui écrivent et qui pensent; vous êtes à présent (je rends à V. M. leurs propres expressions) leur dieu rémunérateur et vengeur; car les récompenses accordées au génie sont le supplice de ceux qui le persécutent. Je voudrais que la lettre de V. M. pût être gravée au bas de la statue; elle serait bien plus flatteuse que la statue même pour M. de Voltaire et pour les lettres. Quant à moi, Sire, à qui V. M. a la bonté de parler aussi de statue, je n'ai pas l'impertinente vanité de croire mériter jamais un pareil monument; je ne demande qu'une pierre sur ma tombe, avec ces mots : Le grand Frédéric l'honora de ses bienfaits et de ses bontés.

V. M. demande ce que nous désirons d'elle pour ce monument?551-b<552> Un écu, Sire, et votre nom, qu'elle nous accorde d'une manière si digne et si généreuse. Le maréchal de Richelieu a donné vingt louis; les souscriptions ne nous manquent pas; mais elles ne seraient rien sans la vôtre, et nous recevrons avec reconnaissance ce qu'il plaira à V. M. de donner.

Permettez-moi, Sire, de remercier par la même occasion V. M. de la grâce qu'elle a faite à M. Cochius en le nommant de l'Académie, et en lui accordant une pension; il est digne des bontés de V. M. par son respect et son attachement pour elle, par son mérite et par son peu de fortune. J'oserai en même temps, Sire, recommander de nouveau à ces mêmes bontés M. Béguelin, qui vient de donner dans les Mémoires de l'Académie d'excellentes recherches sur les lunettes achromatiques, très-propres à perfectionner cet objet important. Outre l'estime que je fais de ses talents, je lui dois encore de la reconnaissance pour quelques excellentes remarques qu'il a faites sur un de mes écrits qui a rapport au même objet.

Je suis avec le plus profond respect, la plus vive admiration, et une reconnaissance éternelle, etc.

P. S. L'Académie française, Sire, vient d'arrêter, d'une voix unanime, que la lettre dont V. M. m'a honoré serait insérée dans ses registres, comme un monument honorable à M. de Voltaire et aux lettres;552-a elle me charge, Sire, de mettre à vos pieds sa très-humble reconnaissance et son profond respect.

<553>

83. A D'ALEMBERT.

Le 18 août 1770.553-a

Je trouve votre faculté de médecine bien aimable. Ah! si j'avais de pareils médecins, que je serais à mon aise! Mais ceux de ce pays-ci ne prescrivent à leurs patients que des gouttes et des drogues abominables. Cependant vos médecins ont failli; car si j'avais leur bonnet fourré en tête, et que vous m'eussiez consulté à Paris, je vous aurais prescrit l'air de ce pays comme le plus propre à vous guérir; mais comme je ne suis pas docteur, il faut en croire ceux qui ont le privilége de se moquer de leurs malades ou de les abuser. Je suis sur mon départ pour la Silésie et la Moravie;553-a à mon retour, on vous fera toucher à Paris la somme que vous demandez. C'est une consolation pour moi que ces rois tant vilipendés puissent être de quelque secours aux philosophes; ils sont au moins bons à quelque chose. Adieu, mon cher; je vous en dirai davantage à mon retour.

84. DE D'ALEMBERT.

Paris, 15 septembre 1770.



Sire,

Je pars demain pour tâcher de retrouver la santé, et je pars pénétré de reconnaissance pour toutes les bontés dont V. M. me comble. Je ne sais quel sera le succès de ce voyage pour mon individu physique; mais il m'aura du moins procuré la consolation de voir que le héros<554> de l'Europe veut bien prendre quelque intérêt à ma chétive personne, et me donner des preuves aussi flatteuses qu'attendrissantes de cet intérêt si précieux pour moi. En quelque endroit que j'aille, Sire, je ne laisserai ignorer à personne ce que je dois à V. M.; c'est une bien faible manière de m'acquitter envers elle, mais c'est la seule qui me soit permise. J'userai néanmoins de ses bienfaits avec réserve, et si je borne ma course au Languedoc et à la Provence, comme plusieurs personnes me le conseillent, je lui demanderai la permission de ne prendre sur la somme qu'elle me destine que ce qui me sera nécessaire pour ce voyage, qu'on m'assure devoir produire le même effet, sans être aussi fatigant à beaucoup près, et aussi incommode par les mauvais chemins et les mauvais gîtes. Je ne pourrai prendre sur cet objet un parti décisif que quand j'aurai été jusqu'à Genève et à Lyon, et quand j'aurai éprouvé l'effet d'une course de cent cinquante lieues en poste sur ma pauvre tête. Je demande à V. M. la permission de lui écrire dans mon voyage. Comme je ne compte faire nulle part de longs séjours, je n'ose espérer de recevoir directement des nouvelles de V. M.; mais les nouvelles publiques et la renommée m'en apprendront.

Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, etc.

85. A D'ALEMBERT.

26 septembre 1770.

Je ne m'attendais certainement pas à ce que la lettre d'un Tudesque fût lue en pleine Académie française. L'abbé d'Olivet y aurait déterré plus d'un solécisme; mais par bonheur pour l'auteur de la lettre,<555> l'abbé d'Olivet était trépassé quand elle parut. Je vous pardonne de l'avoir montrée, parce qu'elle contient quelques vérités qui sont bonnes à dire comme à entendre. Sans doute qu'il faut distinguer les talents, surtout quand ils sont rassemblés en un degré éminent. Les belles âmes ne travaillent que pour la gloire; il est dur de la leur faire espérer, et de ne les en jamais mettre en possession. Les chagrins attachés à toutes les conditions humaines ne peuvent être adoucis que par ce baume, et il faut un peu de baume même aux plus grands hommes.555-a Je vous crois à présent en route pour l'Italie, et moi, je viens de terminer une course longue et vive, que j'ai expédiée assez promptement. Je vais prendre un peu de repos, après quoi je compte de répondre à votre lettre très-philosophique que je viens de recevoir, et je vous réponds, parce qu'un sorbonniqueur m'a appris que le plus grand affront que puisse essuyer un théologien est de n'avoir rien à répliquer. Il faut donc dire quelque chose, et je trouve à propos dans mon magasin un amas de distinctions et de subtilités capables de fournir matière à une duplique, après laquelle, s'il plaît au ciel, nous ne nous entendrons plus ni les uns ni les autres, et dès ce moment la dispute deviendra intéressante. D'ailleurs, je suis fort de votre sentiment, que, après avoir longtemps discuté ces matières abstruses, on est obligé de recourir au Que sais-je? de Montaigne. Du reste votre contrôleur des finances m'a assuré qu'il avait pourvu à votre voyage, ainsi que pour le buste de Voltaire; Mettra555-b comptera deux cents écus pour cet objet, de sorte que son crâne et sa cervelle seront sûrement à moi, et le reste pour les autres souscripteurs.

Adieu, mon cher Anaxagoras; revenez sain et sauf à Paris, et que votre médecin, pour l'année prochaine, vous prescrive pour régime l'air de Berlin. Sur ce, etc.

<556>

86. DE D'ALEMBERT.

Lyon, 12 octobre 1770.



Sire,

Je viens de passer quinze jours à Ferney, chez M. de Voltaire;556-a il m'a paru pénétré de reconnaissance des bontés de V. M., et les sentir avec un vif attendrissement. Il m'a souvent parlé avec le plus grand intérêt de tout ce que la philosophie et les lettres doivent à V. M., du besoin égal et important qu'elles ont et de votre protection, et de votre exemple, et du vœu unanime qu'elles doivent faire pour la conservation de vos jours si précieux à l'humanité. Je partage bien vivement, Sire, tous ces sentiments avec tous ceux qui pensent; et, indépendamment de l'intérêt général de la littérature, tout ce que je dois personnellement à V. M. m'en ferait une loi, si je puis appeler loi un sentiment si cher à mon cœur.

M. Mettra m'a donné des lettres de crédit pour la concurrence de six mille livres; je prie V. M. d'agréer ma tendre et respectueuse reconnaissance. Je ne ferai usage, Sire, que d'une partie de ces lettres; les frais de mon voyage ne monteront pas à beaucoup près jusque-là, car je suis déterminé à me borner au voyage de Languedoc et de Provence. Je sens, par la fatigue que j'ai déjà éprouvée, que celle du voyage d'Italie serait trop forte pour ma faible santé, et j'espère que le voyage des provinces méridionales de France me produira le même bien, sans me faire courir les mêmes risques, les chemins et les gîtes y étant incomparablement meilleurs qu'en Italie. Je compte être encore deux mois dans un mouvement presque continuel, et j'aurai l'honneur, puisque V. M. veut bien s'y intéresser, de lui rendre compte du succès de ce voyage. Je suis ici depuis deux<557> jours, et après avoir vu la ville, j'en partirai après-demain pour Montpellier. J'y trouverai des médecins qui ne me guériront pas, mais qui me diront sûrement de très-belles choses. Mon estomac va déjà beaucoup mieux; ma tête est à peu près de même, mais j'espère qu'enfin elle imitera mon estomac. J'abuse des bontés et du temps de V. M. en lui faisant ces détails; et je finis en mettant à ses pieds le profond respect, la vive admiration, et la tendre et éternelle reconnaissance avec laquelle je serai toute ma vie, etc.

87. A D'ALEMBERT.

Le 18 octobre 1770.

Mon voyage en Moravie, des camps assemblés dans ces environs, et la visite que j'ai reçue de l'électrice de Saxe, sont des excuses valables de ne vous avoir point répondu sur ce que vous ni moi n'entendrons jamais bien. Depuis, j'ai donné quelque repos à mon esprit, pour le rasseoir de la dissipation du grand monde, et le remettre dans son assiette philosophique.

Vous m'obligez de ferrailler avec vous dans l'obscurité, et je m'écrierai avec vous :

Grand Dieu, rends-nous le jour, et combats contre nous!557-a

Mais enfin, puisqu'il faut entrer dans ce labyrinthe, il n'y a que le fil de la raison qui puisse m'y conduire. Cette raison, me montrant des rapports étonnants dans la nature, et me faisant observer les causes finales si frappantes et si évidentes, m'oblige de convenir<558> qu'une intelligence préside à cet univers pour maintenir l'arrangement général de la machine. Je me représente cette intelligence comme le principe de la vie et du mouvement. Le système du chaos développé me paraît insoutenable, parce qu'il eût fallu plus d'habileté pour former le chaos et le maintenir que pour arranger les choses telles qu'elles sont; le système d'un monde créé de rien est contradictoire, et par conséquent absurde : il ne reste donc que l'éternité du monde, idée qui, n'impliquant aucune contradiction, me paraît la plus probable, parce que ce qui est aujourd'hui peut bien avoir été hier, et ainsi du reste. Or, l'homme étant matière, pensant et se mouvant, je ne vois point pourquoi un pareil principe pensant et agissant ne pourrait pas être joint à la matière universelle. Je ne l'appelle pas esprit, parce que je n'ai aucune idée d'un être qui n'occupe aucun lieu, qui par conséquent n'existe nulle part; mais comme notre pensée est une suite de l'organisation de notre corps, pourquoi l'univers, infiniment plus organisé que l'homme, n'aurait-il pas une intelligence infiniment supérieure à celle d'une aussi fragile créature?

Cette intelligence coéternelle avec le monde ne peut pas, selon que je la conçois, changer la nature des choses; elle ne peut ni rendre ce qui pèse léger, ni ce qui est brûlant glacé. Asservie à des lois qui sont invariables et inébranlables, elle ne peut que combiner, et ne saurait se servir des choses que selon que leur constitution intrinsèque s'y prête. Les éléments, par exemple, ont des principes certains, et ils ne pourraient pas exister autrement qu'ils ne font; mais si l'on veut en inférer que le monde, étant éternel, est nécessaire, et que par conséquent tout ce qui existe est assujetti à une fatalité absolue, je ne crois pas devoir souscrire à cette proposition. Il me paraît que la nature se borne à avoir doué les éléments de propriétés éternelles et stables, et asservi le mouvement à des lois permanentes, qui sans doute influent considérablement sur la liberté, sans cepen<559>dant entièrement la détruire. L'organisation et les passions des hommes viennent des éléments dont ils sont composés. Or, lorsqu'ils obéissent à ces passions, ils sont esclaves, mais libres aussi souvent qu'ils leur résistent. Vous me pousserez plus loin, vous me direz : Mais ne voyez-vous pas que cette raison par laquelle ils résistent à leurs passions est assujettie à la nécessité qui la fait agir sur eux? Cela peut être à la rigueur. Mais qui opte entre sa raison et ses passions, et qui se décide, est, ce me semble, libre, ou je ne sais plus quelle idée on attache au mot liberté. Ce qui est nécessaire est absolu. Or, si l'homme est rigoureusement assujetti à la fatalité, les peines ni les récompenses n'ébranleront ni ne détruiront cet ascendant vainqueur. Or, comme l'expérience nous prouve le contraire, il faut convenir que l'homme jouit quelquefois de la liberté, quoique souvent limitée. Mais, mon cher Diagoras, si vous prétendez que je vous explique dans un plus grand détail ce qu'est cette intelligence que je marie à la matière, je vous prie de m'en dispenser. J'entrevois cette intelligence comme un objet que l'on aperçoit confusément à travers un brouillard; c'est beaucoup que de la deviner; il n'est pas donné à l'homme de la connaître et de la définir. Je suis comme Colomb, qui se doutait de l'existence d'un nouveau monde, et qui laissa à d'autres la gloire de le découvrir.

Après un aveu aussi sincère, vous ne direz pas que des préjugés d'enfance m'ont fait embrasser la défense de la religion chrétienne contre le philosophe fanatique qui la déchire avec tant d'animosité. Souffrez que je vous dise que nos religions d'aujourd'hui ressemblent aussi peu à celle du Christ qu'à celle des Iroquois. Jésus était juif, et nous brûlons les juifs; Jésus prêchait la patience, et nous persécutons; Jésus prêchait une bonne morale, et nous ne la pratiquons pas. Jésus n'a point établi de dogmes, et les conciles y ont bien pourvu; enfin un chrétien du troisième siècle n'est plus ressemblant à un chrétien du premier. Jésus était proprement un essénien; il était<560> imbu de la morale des esséniens, qui tient beaucoup de celle de Zénon. Sa religion était un pur déisme, et voyez comme nous l'avons brodée. Cela étant, si je défends la religion du Christ, je défends celle de tous les philosophes, et je vous sacrifie tous les dogmes qui ne sont pas de lui. Des prêtres ayant remarqué quel pouvoir leur crédit idéal leur donnait sur l'esprit des peuples, ils ont fait servir la religion d'instrument à leur ambition; mais si leur politique a défiguré une chose qui, dans son institution, n'était pas mauvaise, cela ne prouve autre chose, sinon que la religion chrétienne a eu le sort de toutes les choses humaines, qui se pervertissent par des abus. Quand on veut donc se récrier contre cette religion, il faut désigner les temps dont on parle, et distinguer les abus de l'institution. Mais quels que soient ses dogmes, le peuple y est attaché par la coutume; il l'est de même à certaines pratiques extérieures; qui les attaque avec acharnement le révolte. Que faut-il donc faire? Conserver la morale, et même y réformer ce qui est nécessaire; éclairer les hommes en place qui influent sur les gouvernements; répandre à pleines mains du ridicule sur la superstition; persifler les dogmes, éteindre le faux zèle, pour acheminer les esprits à une tolérance universelle : qu'importe alors à quel culte le peuple est attaché?

Après vous avoir dit de Dieu ce que j'en sais et ce que je n'en sais pas, je vous entretiendrai un moment d'une de ses images sur terre, de ce Louis XIV, trop loué pendant sa vie, et trop amèrement critiqué après sa mort. Vous accusez ce prince d'avoir le premier donné l'exemple de ces armées nombreuses qu'on entretient de nos jours. Ne vous souvenez-vous donc pas que longtemps avant lui les Romains en avaient introduit l'usage? Mettez-vous dans le cas de ce prince. Il prévoyait que la jalousie de ses voisins lui susciterait des guerres toujours renaissantes; il ne voulait pas être pris au dépourvu. Il voyait la maison royale d'Espagne près de s'éteindre; ne devait-il pas se mettre en posture pour profiter des événements favorables que<561> l'occasion lui présentait? et n'était-ce pas un effet de sa prudence et de sa sagesse de les entretenir avant qu'il en eût besoin? Et après tout, les grandes armées ne dépeuplent pas les campagnes, ni ne font manquer de bras l'industrie. En tout pays, il ne peut y avoir qu'un certain nombre d'agriculteurs, proportionné aux terres qu'ils ont à cultiver, et un certain nombre d'ouvriers, proportionné à l'étendue du débit; le surplus deviendrait ou mendiant, ou voleur de grands chemins. De plus, ces nombreuses armées font circuler les espèces, et répandent dans les provinces, avec une distribution égale, les subsides que les peuples fournissent au gouvernement. L'entretien coûteux de ces armées abrége la durée des guerres; au lieu de trente ans qu'elles duraient il y a plus d'un siècle, les monarques, par épuisement, sont obligés de les terminer bien plus vite. De nos jours, sept ou huit campagnes au plus épuisent les fonds des souverains, et les rendent pacifiques et traitables. Il faut encore observer que ces grosses armées fixent les conditions plus définitivement qu'elles n'étaient fixées autrefois. Au premier coup de trompette qui sonne à présent, ni le laboureur, ni le manufacturier, ni l'homme de loi, ni le savant, ne se détournent de leurs ouvrages; ils continuent tranquillement à s'occuper à leur ordinaire, laissant aux défenseurs de la patrie le soin de la venger. Autrefois, à la première alarme, on levait des troupes à la hâte, tout devenait soldat, on ne pensait qu'à repousser l'ennemi; les champs restaient en friche, les métiers demeuraient oisifs, et les soldats, mal payés, mal entretenus, mal disciplinés, ne vivaient que de rapines, et menaient la vie de brigands sur les malheureuses terres qui servaient de théâtre à leurs déprédations. Tout cela est bien changé, non qu'il n'y ait encore de vils pillards dans quelques armées, mais tout cela n'approche pas du dérèglement qui avait lieu autrefois. Ainsi vous voudrez bien que je suspende mon jugement sur l'entretien des grandes armées jusqu'à ce que vous me fournissiez de meilleurs arguments pour les abolir.<562> La politique a d'autres règles sans doute que la métaphysique; mais il en est d'aussi rigoureusement prouvées qu'on en trouve dans la géométrie.

Tout cela, mon cher Diagoras, ne fait pas que je vous en estime moins. On peut être de différente opinion sans se haïr, surtout sans se persécuter. J'ai réfuté l'auteur du Système de la nature, parce que ses raisons ne m'ont pas convaincu; cependant, si on voulait le brûler, je porterais de l'eau pour éteindre son bûcher. Voilà comme il faut penser quand on veut se mêler de philosophie, ou il faut renoncer au titre de philosophe. Or, je vous avertis que si nous poussons notre dispute plus loin sur Dieu et sur la fatalité, nous aurons le malheur de ne nous plus entendre. Je ne saurais vous en dire plus que ce que mes observations et des probabilités m'en ont fourni. Ces matières ne sont pour nous qu'un objet de vaine curiosité et d'amusement; par bonheur, elles n'influent en rien sur la sérénité de nos jours; le grand article est de se bien porter. Je souhaite que votre voyage rétablisse vos organes dans leur élasticité première, que, la dissipation chassant les brouillards de mélancolie qui s'élevaient de votre âme, votre esprit, souffrant moins des influences fatales de la matière, puisse se livrer en toute liberté aux impulsions de votre vaste génie. Sur ce, etc.

88. AU MEME.

1er novembre 1770.

Vous et Voltaire, vous vous égayez sur mon compte lorsque vous me dites que vous me jugez utile au progrès de la philosophie. Les<563> sciences ont été illustrées par les Des Cartes, les Newton, les d'Alembert, les Bayle, les Voltaire; pour moi, qui ne suis que ce qu'on nomme en Italie dilettante, je suis avec d'autres amateurs placés dans le parterre, et j'applaudis à ce qui est beau; tout mon mérite consiste à battre des mains à propos. Vous aurez à présent reçu de ma part une Épître énorme, où j'épuise pour vous toutes les armes que me fournit mon arsenal d'arguments métaphysiques. De ces matières abstraites il n'en est qu'une susceptible de démonstration; c'est celle du matérialisme; et celle-là bien éclaircie, on peut se contenter de différents degrés de probabilité pour les autres, qui deviennent des objets de spéculation, d'amusement pour ceux qui se plaisent à donner carrière à leur imagination, et d'exercice pour ceux qui veulent perfectionner la justesse de leur esprit. Après tout, il est plus important pour tout le monde de bien digérer que de connaître l'essence des choses.

Je vous félicite de ce que vous trouvez du soulagement après l'exercice du voyage. Votre santé se serait peut-être entièrement remise, si vous aviez pris la médecine entière. Comment! se trouver au pied des Alpes, et retourner chez le peuple d'oc, au lieu de voir ce théâtre des grandes actions, renversé, à la vérité, à présent, mais sur lequel était monté ce peuple-roi563-a auquel obéissait tout le monde connu! Quel plaisir ç'aurait été pour vous de voir cette troupe de charlatans dont les apôtres de la vérité ont décrédité la drogue, de les voir, dis-je, sur les ruines de leurs tréteaux, sans que personne accoure plus à leurs farces! Au lieu de ce grand spectacle, vous irez assister, à Toulouse, à une fête de cannibales où l'on célèbre encore régulièrement l'anniversaire d'un meurtre barbare.563-b Vous verrez à Aix les parents et les descendants de ceux qui ordonnèrent<564> le massacre de Mérindol,564-a et vous trouverez sur votre chemin des bûchers encore fumants, où tant de malheureux ont perdu la vie, dévorés par les flammes. Ah! que l'Italie était préférable à la Provence! Le cordelier Ganganelli est tout accoutumé au mouvement de la terre, il consent tacitement qu'elle tourne, et vous n'auriez point eu à craindre à Rome le sort de Galilée. Mais enfin, tout philosophe que vous êtes, gardez-vous bien de résister à la Faculté; les médecins sont infaillibles autant que le pape à la tête d'un concile œcuménique. Je vous prie de vous bien imprimer cette vérité, afin que, s'ils vous ordonnent le voyage de Berlin pour vous rétablir l'estomac, vous ne manquiez pas de l'entreprendre, et surtout de ne vous point raviser, arrivé en Westphalie. Sur ce, etc.

89. AU MÊME.

(Novembre 1770.)

Je vous remercie des Mélanges de littérature que vous m'avez envoyés; puisque je ne puis pas avoir votre personne, je suis au moins bien aise d'avoir vos ouvrages. J'attends avec beaucoup d'impatience les nouveaux détails dont vous ornerez vos Essais de philosophie,564-b per<565>suadé comme je le suis que vous seul pouvez les bien faire. Si vous ne faites pas le voyage d'Italie, ce pays y perd autant que vous, parce qu'il est plus facile de trouver des ruines que de bons philosophes. Je suis fâché cependant que vous ne puissiez pas faire cette course si intéressante pour tout homme de lettres. La calomnie vous attaque; j'en suis d'autant plus étonné, que vous avez mérité des éloges de votre patrie, et non les brocards et les mensonges qu'on divulgue sur votre sujet. Vous êtes bien constant de préférer cette patrie ingrate aux avances d'une impératrice et des étrangers qui rendent justice à votre mérite et à vos talents. Je ne doute pas que ceux qui vous persécutent aussi injustement ne vous poussent à suivre la destinée des Bayle et des Des Cartes, et des plus grands génies que la France a portés, dont il semble qu'elle n'a pu endurer la supériorité. Mais, quelle que soit votre situation, soyez très-persuadé que je m'y intéresserai; j'ai trop d'estime pour votre personne, pour que votre destin ou votre sort puisse m'être indifférent. Sur ce, etc.

90. DE D'ALEMBERT.

Paris, 26 novembre 1770.565-a



Sire,

J'ai trouvé, en arrivant à Paris il y a trois jours, trois lettres dont V. M. m'a honoré pendant mon voyage, et qui n'ont pu m'être envoyées, parce que, ayant fait environ cinq cents lieues en deux mois, tant pour l'aller que pour le retour, et par conséquent étant peu resté dans les mêmes lieux, il était difficile qu'on pût savoir où me les<566> adresser. Je supplie donc d'abord très-humblement V. M. de m'excuser si je n'ai pas eu l'honneur de lui répondre plus tôt; elle voit au moins que c'est le premier devoir dont je m'acquitte après quelques moments de repos indispensablement nécessaires. Je la supplie en second lieu de me permettre de différer quelques jours encore la réponse que je dois à sa lettre très-philosophique et très-profondément raisonnée, en date du 18 octobre. Une pareille lettre, Sire, demande un peu de temps et de réflexion pour être méditée et discutée. Je me bornerai donc aujourd'hui, si V. M. veut bien me le permettre, à répondre aux deux autres lettres qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire, en date des 26 septembre et 1er novembre.

V. M. paraît surprise de ce que la lettre d'un Tudesque (c'est l'expression dont elle se sert) a été lue en pleine Académie française. Quel Tudesque, Sire, qu'un prince qui écrit de pareilles lettres, soit pour le fond des choses, soit pour le style! Je ne puis dire à V. M. combien tous mes confrères vivants en ont été pénétrés d'admiration et de reconnaissance; et la délibération unanime qu'ils ont prise d'insérer cette lettre dans nos registres est une preuve suffisante des sentiments qu'elle a excités en eux. Quant au défunt abbé d'Olivet, je suis persuadé que si son ombre en a eu quelque connaissance, elle aura pour le moins grincé les dents de n'y pouvoir trouver de solécisme, supposé cependant qu'une ombre ait des dents.

Tout ce que V. M. a la bonté de me dire sur la gloire due aux talents est digne d'une âme telle que la sienne, également équitable et élevée. Oui, Sire, ce baume, comme V. M. l'appelle, est nécessaire aux plus grands hommes, et surtout aux grands hommes persécutés. Les talents éminents et peu considérés dans leur patrie ressemblent assez à ce pauvre indigent qui, n'ayant rien à manger avec son pain, le mangeait à la fumée d'une boutique de rôtisseur. C'est cette fumée qui soutient les philosophes dans leurs travaux; mais cette fumée, Sire, cesse de l'être, et devient une nourriture plus réelle et plus<567> solide, quand elle est dispensée par des héros et par des princes sur lesquels tout leur siècle a les yeux fixés. Je laisse à V. M., ou plutôt à tout autre qu'elle, à faire en cette occasion l'application de cette maxime. V. M. prétend que Voltaire et moi, nous nous égayons sur son compte en la jugeant utile au progrès de la philosophie. Non seulement utile, Sire, mais très-nécessaire; nécessaire par vos ouvrages, qui servent à la fois à nous instruire et à nous éclairer; nécessaire par l'exemple que vous donnez aux souverains de ne point étouffer la lumière sous le boisseau, lorsqu'elle ne demande qu'à se montrer; nécessaire enfin par la protection que vous accordez à ceux qui tâchent de rendre leurs travaux utiles. Voilà, Sire, ce que nous pensons tous, ce que nous disons tous de concert, en tous lieux et dans tous les instants, et ce que nous ne cesserons de répéter, beaucoup moins pour votre gloire que pour notre encouragement et notre consolation.

V. M. aurait donc mieux aimé que j'eusse été voir Notre-Dame de Lorette, et les récollets du Capitole, que les pénitents blancs, noirs, bleus, gris et rouges dont le Languedoc est semé. Un de ces spectacles, Sire, vaut bien l'autre pour un philosophe; et quant à Saint-Pierre de Rome et au Vésuve, j'ai craint, Sire, d'après l'avis des médecins, et d'après la connaissance que j'ai de mon peu de force, que les fatigues d'un voyage de cinq cents lieues de Paris à Naples, à travers les neiges et les glaces des Alpes et des Apennins, dans les plus mauvais chemins du monde et les gîtes les plus détestables, ne fissent plus de mal que de bien à ma pauvre tête, et ne me dédommageassent pas des beautés de l'art et de la nature que l'Italie pourrait m'offrir. Je n'ai pas même osé aller jusqu'au bout de la Provence, parce que les vents affreux qui y règnent, et dont j'avais déjà éprouvé le mauvais effet dans le Bas-Languedoc, m'ont fait craindre que cet effet n'empirât. Me voilà enfin, Sire, de retour chez mes dieux pénates, jusqu'à présent plus fatigué que guéri, mais me trou<568>vant cependant soulagé, ayant acquis quelques forces, et n'étant pas sans espérance de me rétablir, cet hiver, avec beaucoup de régime et d'exercice.

M. Mettra m'avait remis avant mon départ, tant en argent qu'en lettres de crédit, la somme que V. M. avait bien voulu m'accorder pour mon voyage d'Italie. II s'en faut, Sire, de beaucoup plus de la moitié que je n'aie employé cette somme, et j'ai remis à M. Mettra pour trois mille cinq cents livres de lettres de crédit dont je n'ai point fait usage. M. Mettra fera de cette somme l'usage que V. M. lui ordonnera pour d'autres objets. Plus je suis pénétré de reconnaissance des bontés de V. M., moins je dois abuser de ses bienfaits.

J'ai appris durant mon voyage, par les nouvelles publiques, la mort d'un des princes de Brunswic,568-a neveu de V. M. Je la supplie d'être persuadée de la part vive et sincère que j'ai prise à son affliction. Tout ce qui peut toucher en bien ou en mal V. M. est ce qui m'intéressera toujours le plus jusqu'à la fin de ma vie. C'est avec ces sentiments, et avec le plus profond respect, que je suis, etc.

91. DU MÊME.

Paris, 30 novembre 1770.



Sire,

Me voilà donc encore, puisque Votre Majesté le permet et même l'exige, rentré dans la lice métaphysique,568-b bien moins contre V. M.<569> qu'avec elle. Ce n'est pas, Sire, par respect seulement que je m'exprime ainsi; c'est parce que, en envisageant de près le sentiment de V. M. sur les matières abstruses que je prends la liberté de discuter avec elle, sa métaphysique et la mienne me paraissent réellement différer si peu, que notre discussion ne doit pas même s'appeler controverse, et encore moins dispute. Je vais donc prendre la liberté de converser encore une fois avec V. M. sur ces questions de ténèbres, bien plus pour m'instruire et m'éclairer que pour la contredire.

Je conviens d'abord avec V. M. d'un principe commun, et qui me paraît aussi évident qu'à elle. La création est absurde et impossible; la matière est donc incréable, par conséquent incréée, par conséquent éternelle. Cette conséquence, toute claire et toute nécessaire qu'elle est, n'accommodera pas les vrais partisans de l'existence de Dieu, qui veulent une intelligence souveraine, non matérielle, et créatrice. Mais n'importe; il ne s'agit pas ici de leur complaire, il s'agit de parler raison.

Je vois ensuite, dans toutes les parties de l'univers, et en particulier dans la construction des animaux, des traces, qu'on peut appeler au moins frappantes, d'intelligence et de dessein; il s'agit de savoir si en effet cette intelligence est réelle, et, supposé qu'elle le soit, de deviner, si nous pouvons, ce qu'elle est.

D'abord, je ne puis douter que cette intelligence ne soit jointe au moins à quelques parties de la matière; l'homme et les animaux en sont la preuve. Il est certain, de plus, qu'elle dirige la plus grande partie de leurs mouvements, et qu'elle est le principe de tout ce que l'homme a fait de raisonné, et surtout de grand et d'admirable, comme l'invention des arts et des sciences. Cette intelligence dans l'homme et dans les animaux est-elle distinguée de la matière, ou n'en est-elle qu'une propriété dépendante de l'organisation? L'expérience paraît prouver et même démontrer le dernier, puisque l'intelligence croît et s'éteint, à mesure que l'organisation se perfectionne<570> et s'affaiblit. Mais comment l'organisation peut-elle produire le sentiment et la pensée? Nous ne voyons dans le corps humain, comme dans un morceau de matière brute, solide ou fluide, que des parties susceptibles de figure, de mouvement et de repos. Pourquoi l'intelligence se trouve-t-elle jointe aux unes, et non pas aux autres, qui même n'en paraissent pas susceptibles? Voilà ce que nous ignorerons vraisemblablement toujours. Mais nonobstant cette ignorance, l'expérience me paraît, comme à V. M., prouver invinciblement la matérialité de l'âme, comme le plus simple raisonnement prouve qu'il y a un être éternel, quoique nous ne puissions concevoir ni un être qui a toujours existé, ni un être qui commence à exister.

Il s'agit à présent d'examiner si cette intelligence, dépendante de la structure de la matière, est répandue dans toutes les parties du monde. Cette question paraît plus difficile que les précédentes. D'abord, à l'exception des corps des animaux, toutes les autres parties de la matière que nous connaissons nous paraissent dépourvues de sentiment, d'intelligence et de pensée. L'intelligence y résiderait-elle sans que nous nous en doutassions? Il n'y a pas d'apparence, et je serais assez disposé à penser non seulement qu'un bloc de marbre, mais que les corps bruts les plus ingénieusement et les plus finement organisés ne pensent ni ne sentent rien. Mais, dit-on, l'organisation de ces corps décèle des traces visibles d'intelligence. Je ne le nie pas; mais je voudrais savoir ce que cette intelligence est devenue depuis que ces corps sont construits. Si elle résidait en eux pendant qu'ils se formaient, si elle y résidait pour les former, et si, comme on le suppose, cette intelligence n'est point un être distingué d'eux, qu'est-elle devenue depuis que sa besogne est faite? La perfection de l'organisation l'a-t-elle anéantie, quoiqu'elle ait été nécessaire pour les progrès et l'achèvement de l'organisation? Cela paraît difficile à concevoir. D'ailleurs, si dans l'homme cette intelligence dont nous admirons les effets et les productions est une suite de l'organisation<571> seule, pourquoi n'admettrions-nous pas dans les autres parties de la matière une structure et une disposition aussi nécessaire et aussi naturelle que la matière même, et de laquelle il résulte, sans qu'aucune intelligence s'en mêle, ces effets que nous voyons, et qui nous surprennent? Enfin, en admettant cette intelligence qui a présidé à la formation de l'univers, et qui préside à son entretien, on sera obligé de convenir au moins qu'elle n'est ni infiniment sage, ni infiniment puissante, puisqu'il s'en faut bien, pour le malheur de la pauvre humanité, que ce triste monde soit le meilleur des mondes possibles. Nous sommes donc réduits, avec la meilleure volonté du monde, à ne reconnaître et n'admettre tout au plus dans l'univers qu'un Dieu matériel, borné et dépendant. Je ne sais pas si c'est là son compte, mais ce n'est sûrement pas celui des partisans zélés de l'existence de Dieu; ils nous aimeraient autant athées que spinozistes comme nous le sommes. Pour les adoucir, faisons-nous sceptiques, et répétons avec Montaigne : Que sais-je?

Je vais à présent, Sire, suivre V. M. de ténèbres en ténèbres, puisque j'ai l'honneur d'y être enfoncé avec elle jusqu'au cou et même par-dessus la tête, et je viens à la question de la liberté. Sur cette question, Sire, il me semble que dans le fond je suis d'accord avec V. M. Il ne s'agit que de bien fixer l'idée que nous attachons au mot de liberté. Si on entend par là, comme il paraît que V. M. l'entend, l'exemption de contrainte et l'exercice de la volonté, il est évident que nous sommes libres, puisque nous agissons en nous déterminant nous-mêmes de plein gré et souvent avec plaisir; mais cette détermination n'en est pas moins la suite nécessaire de la disposition non moins nécessaire de nos organes, et de l'effet non moins nécessaire que l'action des autres êtres produit en nous. Si les pierres savaient qu'elles tombent, et si elles y avaient du plaisir, elles croiraient tomber librement, parce qu'elles tomberaient de leur plein gré. Mais je ne pense pas, Sire, que, même dans le système de la nécessité et<572> de la fatalité absolue, qu'il me paraît bien difficile de ne pas admettre, les peines et les récompenses soient inutiles. Ce sont des ressorts et des régulateurs de plus, nécessaires pour faire aller la machine et pour la rendre moins imparfaite. Il y aurait plus de crimes dans un monde où il n'y aurait ni peines ni récompenses, comme il y aurait plus de dérangement dans une montre dont les roues n'auraient pas toutes leurs dents.

V. M., Sire, veut bien me conduire par la main dans ce labyrinthe d'obscurités philosophiques. Mais, grâce à elle, j'entrevois enfin la clarté, et je me vois arrivé à un objet sur lequel j'ai le bonheur d'être absolument d'accord avec elle; c'est sur la nature et les progrès de la religion que l'Europe professe. Il me paraît évident, comme à V. M., que le christianisme, dans son origine, n'était qu'un pur déisme; que Jésus-Christ son auteur n'était qu'une espèce de philosophe, ennemi de la superstition, de la persécution et des prêtres, prêchant aux hommes la bienfaisance et la justice, et réduisant la loi à aimer son prochain, et à adorer Dieu en esprit et en vérité. Tel était le premier état de cette religion. C'est d'abord saint Paul, ensuite les Pères de l'Église, enfin les conciles, malheureusement appuyés par les souverains, qui ont changé cette religion. Je pense donc qu'on rendrait un grand service au genre humain en réduisant le christianisme à son état primitif, en se bornant à prêcher aux peuples un Dieu rémunérateur et vengeur, qui réprouve la superstition, qui déteste l'intolérance, et qui n'exige d'autre culte de la part des hommes que celui de s'aimer et de se supporter les uns les autres. Quand on aurait une fois bien inculqué ces vérités au peuple, il ne faudrait pas, je crois, beaucoup d'effort pour lui faire oublier les dogmes dont on l'a bercé, et qu'il n'a saisis avec une espèce d'avidité que parce qu'on n'y a rien substitué de meilleur. Le peuple est sans doute un animal imbécile qui se laisse conduire dans les ténèbres quand on ne lui présente pas quelque chose de mieux; mais offrez-lui la vérité; si<573> cette vérité est simple, et surtout si elle va droit à son cœur, comme la religion que je propose de lui prêcher, il me paraît infaillible qu'il la saisira, et qu'il n'en voudra plus d'autre. Malheureusement nous sommes encore bien loin de cette heureuse révolution des esprits.

Je viens enfin, Sire, à ce prince tant loué pendant sa vie, peut-être trop déchiré après sa mort, mais auquel il me semble pourtant qu'on commence à rendre ce qui lui est dû, sans humeur comme sans flatterie. Malgré l'avantage qu'il a d'être défendu par un prince beaucoup plus grand que lui à tous égards, comme toute l'Europe le pense aujourd'hui, et comme la postérité le pensera encore davantage, je prendrai, Sire, la liberté de dire de ce prince à V. M. ce que La Fontaine disait de saint Paul à son confesseur : « Votre saint Paul n'est pas mon homme. » Je conviens de ce qu'il a fait de grand et même d'utile; je conviens que les sciences, les arts et les lettres lui doivent beaucoup; mais ses guerres, souvent très-injustes, son faste, son orgueil, son intolérance, sa révocation de l'édit de Nantes, son dévouement aux jésuites, tout cela, Sire, met contre lui un furieux poids dans la balance. A l'égard de l'exemple qu'il a donné aux autres souverains d'avoir sur pied des armées énormes, il faut d'abord, Sire, pour peu qu'on soit juste, commencer par convenir que, dans la position actuelle, il est impossible aux souverains même les plus pleins de lumières de ne pas suivre cet exemple; il serait également contre la raison, et contre ce qu'ils doivent à leurs sujets, de rester sans force, tandis que tout est armé autour d'eux jusqu'aux dents. Mais je prends la liberté de le demander à V. M., n'aimerait-elle pas mieux, si sa situation ne l'y forçait pas, avoir cent mille laboureurs de plus, et cent mille soldats de moins? Les uns l'enrichiraient, les autres lui coûtent beaucoup. Je sais que ces grandes armées font finir les guerres plus tôt; mais, Sire, ces guerres ne finissent que par l'épuisement, et il vaut, ce me semble, encore mieux, si on a cent mille hommes à perdre, les perdre en vingt ou trente ans que de les perdre<574> en six ou sept années. Je conviens encore que ces grandes armées font qu'on n'est point obligé comme autrefois d'enrôler des soldats au premier coup de canon; mais, Sire, un prince qui ne serait que guerrier et point philosophe ne peut-il pas aussi abuser de ces grandes armées pour faire la guerre plus souvent et plus légèrement, comme Louis XIV lui-même se le reprochait au lit de la mort? D'ailleurs, les dépenses que ces grandes armées exigent ne mettent-elles pas l'Europe, même en temps de paix, dans un état continuel de tension qui ne diffère pas beaucoup d'un état continuel de guerre?

Je m'aperçois, Sire, par la fin de cette seconde feuille, et je m'en aperçois un peu tard, que j'abuse de la patience et des bontés de V. M. Je la supplie donc de pardonner à mon long et ennuyeux verbiage, de le regarder comme une suite du désir que j'ai de m'instruire avec elle, et surtout de lui témoigner les sentiments inaltérables de profond respect et d'éternelle reconnaissance avec lesquels je suis, etc.

92. A D'ALEMBERT.

Le 12 décembre 1770.

Regagner une partie de sa santé est un avantage, être soulagé est un bien; ainsi je crois pouvoir vous féliciter sur le bon effet des remèdes que vos médecins de Paris vous ont ordonnés. Vous ne vous êtes pas arrêté dans la patrie des anciens troubadours, et vous voilà de retour à Paris. Ne me parlez point de finances; on ne m'en rebat que trop les oreilles ici, et je dis comme Pilate : Ce qui est écrit est écrit.574-a

<575>Je vous envoie le Rêve575-a d'un certain philosophe contre lequel Voltaire est irrité; comme je pressais ce philosophe pour savoir si la vision était sienne, il m'avoua que le petit prophète Waldstorch,575-b étant ici, la perdit de sa poche en tirant son mouchoir. Vous pouvez la lui restituer, car il n'est pas dans l'ordre que mon philosophe s'attribue ce qui n'est point à lui. Je vous remercie de votre condoléance sur la mort de mon neveu; le pauvre garçon est mort d'une esquinancie après la dernière bataille, où les Russes ont pris le camp turc. La mère en a été inconsolable; c'était un garçon qui promettait beaucoup.

Je ne vous parle point aujourd'hui de philosophie; je vous ai envoyé des paquets de métaphysique que vous aurez trouvés à Paris. Après tout, cette matière est comme un fossé; plus on le creuse, plus il est profond. Nous pouvons ignorer beaucoup de choses sans risque; la plus importante est de bien vivre, de jouir d'une santé passable, d'avoir des amis et une âme tranquille. Je vous souhaite tous ces avantages, en priant Dieu, etc.

93. AU MÊME.

18 décembre 1770.575-c

Vous trouvez peut-être singulier que je me mêle de la besogne des autres, et que, écolier sexagénaire, je m'avise de m'asseoir sur les<576> bancs des docteurs en métaphysique pour traiter de choses que les plus savants n'entendent guère mieux que les plus ignorants. C'est pour cela même que je crois qu'il m'est permis de parler de matières métaphysiques tout comme un autre; car s'il s'agissait du calcul infinitésimal ou des propriétés de quelque courbe, je me bornerais à vous écouter en silence, à vous en croire sur votre parole, et à vous admirer. Nous nous transportons ici dans le pays de l'imagination, sur lequel les poëtes ont plus de droits que les philosophes; ils ont été, comme on sait, les premiers théologiens et les premiers maîtres du genre humain. Notre dessein n'étant pas de nous enivrer de leurs anciennes fables qui ont encore cours, mais bien de porter le flambeau de la raison dans une région de ténèbres, pour distinguer, si nous pouvons, quelques vérités dans ce sombre abîme, et séparer, s'il se peut, quelques objets réels des objets imaginaires qui les enveloppent, il faut mettre à part tous les prestiges de l'imagination, et tâcher de raisonner le plus conséquemment que nous pourrons. Il s'agit de Dieu, de la liberté, de la religion, et de Louis XIV.

Je commence donc par Dieu, et par l'idée la moins contradictoire qu'on peut se former de cet être. Je suis convaincu qu'il ne saurait être matériel, parce qu'il serait pénétrable, divisible et fini. Si je le suppose un esprit, je me sers d'un terme métaphysique que je n'entends pas; en le prenant selon la définition des philosophes, je dis des sottises, car un être qui n'occupe aucun lieu n'existe réellement nulle part, et il est même impossible qu'il y en ait un. J'abandonne donc la matière et l'esprit pur, et, pour avoir quelque idée de Dieu, je me le représente comme le sensorium de l'univers, comme l'intelligence attachée à l'organisation éternelle des mondes qui existent; et en cela je ne m'approche point du système de Spinoza, ni de celui des stoïciens, qui regardaient tous les êtres pensants comme des émanations du grand esprit universel, auquel leur faculté de penser se rejoignait après leur mort. Les preuves de cette intelligence ou de<577> ce sensorium de la nature sont celles-ci : les rapports étonnants qui existent dans tout l'arrangement physique du monde, des végétaux et des êtres animés; en second lieu, l'intelligence de l'homme; car, si la nature était brute, elle nous aurait donné ce qu'elle n'a pas elle-même, ce qui est une contradiction grossière.

La matière de la liberté n'est pas moins ténébreuse que celle de l'existence de Dieu; mais voici quelques réflexions qui méritent d'être pesées. D'où vient que tous les hommes ont en eux un sentiment de liberté? d'où vient qu'ils l'aiment? Pourraient-ils avoir ce sentiment et cet amour, si la liberté n'existait point? Mais puisqu'il faut attacher un sens clair aux mots dont on se sert, je définis la liberté : cet acte de notre volonté qui nous fait opter entre différents partis, et qui détermine notre choix. Si donc j'exerce cet acte quelquefois, c'est un signe que je possède cette puissance. L'homme se détermine sans doute par des raisons; il serait insensé s'il agissait autrement; l'idée de sa conservation et de son bien-être est un des puissants motifs qui le font pencher du côté où il croit rencontrer ces avantages. Cependant il est de ces âmes bien nées qui savent préférer l'honnête à l'utile, qui sacrifient leurs biens et leur vie volontairement pour la patrie, et ce choix qu'ils font est le plus grand acte de liberté qu'ils puissent faire. Vous répondrez que toutes ces résolutions sont une suite de notre organisation et des objets extérieurs qui agissent sur nos sens; mais sans organes nous penserions aussi peu qu'un clavecin pourrait rendre des sons sans cordes. Je suis d'accord que toutes nos connaissances nous viennent par les sens; mais distinguez ces connaissances de nos combinaisons, qui les mettent en œuvre, les transfigurent, et en font un usage admirable. Vous insistez encore, et vous m'alléguez les passions qui agissent en nous. Oui, vous triompheriez, si ces passions l'emportaient toujours; mais on leur résiste souvent. Je connais des personnes qui se sont corrigées de leurs défauts. Quelle différence ne trouve-t-on pas entre un homme bien<578> ou mal élevé, entre un novice qui entre dans le monde et un autre qui a de l'expérience! Or, s'il y avait une nécessité absolue, personne ne pourrait se corriger; les défauts resteraient invariablement les mêmes, les exhortations seraient vaines, et l'expérience ne corrigerait ni les imprudents ni les étourdis. J'ose donc soupçonner quelque contradiction dans ce système de la fatalité; car, si on l'admet à la rigueur, il faut regarder comme superflues et inutiles les lois, l'éducation, les peines et les récompenses. Si tout est nécessaire, rien ne peut changer. Mais mon expérience me prouve que l'éducation fait beaucoup sur les hommes, qu'on peut les corriger, qu'on peut les encourager, et je m'aperçois de jour en jour davantage que les peines et les récompenses sont comme les remparts de la société. Je ne saurais donc admettre une opinion contraire aux vérités de l'expérience, vérités si palpables, que ceux même qui embrassent le système de la fatalité le contredisent continuellement, tant dans leur vie privée que par leurs actions publiques. Or, que devient un système qui ne nous ferait faire que des sottises, si nous nous y conformions au pied de la lettre?

Nous voici à la religion, et j'ose me flatter que vous me prenez pour juge impartial sur cette matière. Je pense qu'un philosophe qui s'aviserait d'enseigner au peuple une religion simple courrait risque d'être lapidé. S'il trouvait quelque esprit tout neuf, quelque Américain non prévenu en faveur d'un culte, il pourrait peut-être lui persuader de préférer une religion raisonnable à celles que tant de fables ont dégradées; mais en supposant même qu'on parvînt à propager la religion des Socrate et des Cicéron dans quelque province, sa pureté serait dans peu souillée par quelques superstitions. Les hommes veulent des objets qui frappent leurs sens, et qui nourrissent leur imagination. Nous le voyons chez les protestants, qui, se trouvant attachés à un culte trop nu, trop simple, se font souvent catholiques pour l'amour des fêtes, des cérémonies et des beaux mo<579>tets dont la religion catholique, apostolique et romaine a décoré les fariboles dont elle a surchargé la simple morale du Christ; témoins le landgrave de Hesse,579-a Pöllnitz,579-b et tant d'autres. Mais supposé que vous puissiez retirer les hommes de tant d'erreurs, c'est encore une question de savoir s'ils valent la peine d'être éclairés.

Pour votre roi Louis XIV, ce serait proprement à ses Français à le défendre; il leur a donné de belles manufactures; il leur a donné de belles frontières, et les a si bien fortifiées, qu'il a rendu son royaume presque inattaquable; il a protégé les lettres. Les Français, par reconnaissance, devraient le justifier; mais puisque vous voulez que je sois son Don Quichotte, je prendrai la liberté de vous faire observer que longtemps avant lui les Romains avaient entretenu d'aussi grandes armées que les siennes, et que si nous avions ici cent mille laboureurs de plus, il nous faudrait encore trois cent mille arpents pour les placer; car chaque champ a son maître et des bras suffisants pour le cultiver. Et puis quelle confiance placer dans la foi de tant de princes qui la plupart n'en ont aucune? Et ces marionnettes, que je ne sais quelle fatalité fait agir, qui les jetterait dans un même moule pour en faire des princes pacifiques? Qu'il n'y ait en Europe que deux souverains à tête remuante, cela suffit pour mettre tout en alarme et en combustion. Voici donc comme je raisonne : de tout temps il y a eu des guerres; or, ce qui a toujours été doit être nécessairement, quoique j'en ignore la raison; donc en tout temps ce fléau destructeur désolera ce malheureux globe. Vous me permettrez encore de ne pas penser comme vous sur le sujet de la révocation de l'édit de Nantes; j'en ai vraiment une grande obligation à Louis XIV; et si M. son petit-fils voulait suivre cet auguste exemple, j'en serais pénétré de reconnaissance; surtout,<580> s'il bannissait en même temps de son royaume cette vermine de philosophes, je recevrais charitablement ces exilés chez moi. Vous me ferez plaisir de persuader à vos ministres de frapper ce grand coup d'État. L'Académie irait à votre rencontre et vous porterait sur ses bras, et un philosophe schismatique vous recueillerait avec la plus grande satisfaction; vous qui connaissez ses sentiments, vous n'en douterez pas. Sur ce, etc.

94. DE D'ALEMBERT.

Paris, 3 janvier 1771.



Sire,

Votre Majesté peut me dire comme Auguste à Cinna, dans la tragédie de ce nom :

Je t'ai comblé de biens, je t'en veux accabler.580-a

J'obéis donc avec la plus respectueuse reconnaissance à ses ordres réitérés; et puisqu'elle veut que j'emploie à d'autres besoins la plus grande partie de la somme qu'elle avait destinée à mon voyage d'Italie, je croirais manquer à ce que je dois à mon auguste et respectable bienfaiteur, si j'insistais davantage pour ne pas accepter le don qu'elle a la générosité de me faire.

V. M. m'en a fait un autre dont je ne suis pas moins reconnaissant; c'est celui de sa très-plaisante, très-poétique, très-spirituelle et<581> très-philosophique Facétie.581-a Je l'ai lue, Sire, et relue plusieurs fois, toujours avec un nouveau plaisir; et je me disais, en me donnant des coups de poing à la tête : Maudit géomètre, triste ressasseur d'x et d'y, que n'as-tu le talent des vers plutôt que celui des z! Tu emploierais bien mieux ton temps à mettre en vers cette Facétie charmante; et puis, je me consolais en disant : Cependant la Facétie n'y perdra rien, si l'auteur le veut; car qui peut mieux mettre en vers que lui ce qu'il a déjà si bien exprimé en prose? Je ne doute pas que V. M. n'ait déjà envoyé ce charmant ouvrage au grand et mortel ennemi du fanatisme, qui a l'honneur d'être si glorieusement célébré par le philosophe des rois et le roi des philosophes. O mon cher Voltaire! quelle douce et consolante satisfaction que celle dont tu vas jouir! Je ne te l'envie pas, car qui est digne de la partager avec toi?

Ce même Voltaire me mande, Sire, que V. M. lui a envoyé des vers charmants de la part du roi de la Chine.581-b Que ne puis-je les avoir, pour les joindre à la Facétie! Y aurait-il de l'indiscrétion à les demander à V. M.?

Je vois que quand elle m'a fait l'honneur de m'envoyer son Rêve, qui n'est assurément pas un conte à dormir debout, elle n'avait pas encore reçu l'ennuyeuse et longue rapsodie philosophique par laquelle j'ai répondu si faiblement à son excellente lettre métaphysique du 1er novembre dernier. Si je ne raisonne pas aussi bien que V. M. sur ces matières épineuses et sur bien d'autres, j'ai du moins, Sire, la satisfaction de voir que je pense à peu près comme elle, et j'aime mieux être ignorant avec elle que d'en savoir si long avec l'auteur du Système de la nature sur des choses où l'on ne sait rien.

On dit qu'on a présenté à V. M. une lunette de M. Béguelin. Elle doit être excellente, si elle ressemble à ses mémoires sur cet objet, que j'ai lus avec beaucoup de plaisir et de profit, et dont je puis d'au<582>tant mieux apprécier le mérite, que je me suis occupé de ces matières, mais avec moins de succès que lui. Cet académicien, Sire, est bien digne de la protection et des bontés de V. M.

Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire les vœux ardents que je fais pour la conservation de vos jours précieux, pour la prospérité de vos entreprises, et pour la gloire et le bonheur que V. M. mérite à tant d'égards. C'est avec ces sentiments, et avec le plus tendre et le plus profond respect, que je serai jusqu'au dernier soupir, etc.

95. A D'ALEMBERT.

Le 29 janvier 1771.

Moi qui n'arrange que des mots, j'ai été fort étonné qu'un philosophe qui ne s'occupe que des choses veuille que je lui envoie des syllabes mesurées à la toise, et peut-être même mal mesurées. Malebranche méprisait la poésie; Newton, je crois, en tenait assez peu compte; et Copernic faisait plus de cas des Éphémérides de Ptolémée que de l'Iliade et de l'Énéide. Quelle impression des fictions peuvent-elles faire sur un esprit amoureux de vérités? Mais cet esprit ne peut pas toujours être tendu, il faut du relâche après de grands efforts; et puis, quand on a fait quelque séjour à Ferney, on peut se réconcilier avec la poésie. Voilà comme j'ai raisonné; ensuite les réflexions sont survenues; je me suis dit : Si tu faisais des vers comme ceux de Voltaire, tu pourrais les envoyer hardiment, fût-ce même à Diagoras; mais les tiens sont des avortons d'une imagination faible et d'un ignorant dans la langue des Velches. Je me suis arrêté, j'ai été indécis ou même découragé; un moment après, j'ai réfléchi sur la fa<583>çon dont on en use avec ceux qui jouent ce qu'on appelle de grands rôles, et je me suis dit : On nous traite comme des enfants; quand nous balbutions à peine, on nous dit que nous haranguons comme Cicéron; s'il nous arrive d'ajuster une rime au bout de quelques mots, on est étonné de l'étendue de notre génie; et quand nous marchons lourdement, on nous compare à des danseurs de corde. Va donc, Épître chinoise, trouver Diagoras, recueillir des éloges pour ton auteur. Sur cela, l'Épître part, et vous sera remise. Je m'attends que vous en jugerez comme défunt l'abbé Trublet d'un sermon sur lequel on lui demandait son sentiment : « Il n'y a pas là, dit-il, un seul mot de géométrie. »583-a Après tout, si ces vers vous ennuient, vous n'avez qu'à vous en prendre à vous-même; vous avez voulu les avoir. Ce qui m'étonne encore plus, c'est la proposition que vous me faites de mettre certain Rêve en vers. Cela serait fort difficile; et comme ce n'est qu'une saillie d'imagination, il serait à craindre que les vers ne conservassent pas la même rapidité que la prose. La rime est une terrible chose, et les meilleurs poëtes sont obligés de recourir à des chevilles et à des longueurs qu'ils déguisent le mieux qu'ils peuvent, mais qui ne laissent pas de rendre l'ouvrage plus traînant qu'il ne serait en prose. J'apprends, d'ailleurs, qu'on fait à présent à Paris des tragédies non rimées, et que l'on est sur le point de proscrire la poésie; je crois donc qu'il vaudrait mieux mettre mes vers en prose que ma prose en vers, à moins que, par un édit de vos nouveaux ministres, on ne conserve à la poésie son ancien droit de bourgeoisie.

Je suppose que vous aurez reçu à présent un fatras d'ergotage métaphysique qui ne dit pas grand' chose. Mais que peut-on savoir d'une science dont des mots vagues et inintelligibles servent d'interprètes? C'est bien de la métaphysique dont on peut dire qu'elle a créé des monstres pour les combattre. Après tout, les différentes explications des énigmes de la nature n'altèrent en rien notre bonheur,<584> et les choses continuent d'aller leur train accoutumé. Vous me parlez des lunettes d'approche de Béguelin; j'en crois le calcul admirable; mais le fait est que j'ai voulu m'en servir, et que je n'ai rien vu. Je juge par le style de votre lettre que votre santé se rétablit, et que le voyage ne vous a pas été inutile. Continuez à vous bien porter, et soyez persuadé de la part que j'y prends, comme à tout ce qui vous regarde. Sur ce, etc.

96. DE D'ALEMBERT.

Paris, 1er février 1771.



Sire,

J'ai eu l'honneur de remercier, il y a un mois, Votre Majesté de la Facétie très-plaisante, quoique très-philosophique, qu'elle avait eu la bonté de m'envoyer. Je lui dois aujourd'hui de nouveaux remercîments pour la lettre non facétieuse, mais très-profonde et très-lumineuse, qu'elle m'a fait, depuis, l'honneur de m'écrire; et je me serais acquitté beaucoup plus tôt de ce devoir, sans un rhumatisme qui m'a privé d'écrire pendant quinze jours, et dont je ressens même encore quelques atteintes.

Plus j'y réfléchis, Sire, et plus je vois, à ma grande satisfaction, que je ne diffère de V. M. que par la manière de m'exprimer sur l'existence et la nature de l'Être suprême, ou de l'être appelé Dieu. V. M. ne veut pas qu'il soit purement matériel, et j'en suis d'accord; elle ne peut se former une idée d'un esprit pur, et j'en suis d'accord aussi; elle regarde Dieu en conséquence comme l'intelligence attachée à l'organisation éternelle des mondes qui existent. Il résulte, ce me<585> semble, de cette proposition que Dieu n'est autre chose, suivant V. M., que la matière, en tant qu'intelligente, et je ne vois pas qu'on puisse y rien opposer, puisqu'il est certain, d'une part, qu'il y a du moins une portion de la matière qui est douée d'intelligence, et qu'on est très-libre de donner le nom de Dieu à la matière, en tant que douée de cet attribut.

Je me trouve encore, Sire, parfaitement d'accord avec V. M. sur la définition de la liberté. Je la définis, ainsi que V. M., cet acte de notre volonté qui nous fait opter entre différents partis, et qui détermine notre choix. Mais je prétends, et V. M. n'en disconvient pas, ce me semble, qu'il y a toujours des motifs ou des causes quelconques qui nous déterminent nécessairement, et je ne vois pas que les observations de V. M. prouvent le contraire; ceux qui résistent à leurs passions y résistent par des motifs qui sont plus forts auprès d'eux que ces passions mêmes; et les exhortations, les peines, les récompenses, lorsqu'elles déterminent les hommes, les déterminent encore par la raison qu'elles ont plus de pouvoir sur eux que les motifs contraires. Il me semble donc que nous agissons toujours nécessairement, quoique volontairement. C'est très-volontairement que je ne m'empoisonne pas, mais c'est en même temps nécessairement, parce que les raisons qui m'attachent en ce moment à la vie sont plus fortes que celles qui pourraient m'en détacher.

Quant à la question de savoir s'il faut au peuple un autre culte qu'une religion raisonnable, comme je ne puis malheureusement apporter d'exemple du contraire, tandis que V. M. a pour elle toute la surface de notre petit tas de boue, je serais bien tenté de croire qu'elle a raison. Si le traité de Westphalie permettait une quatrième religion dans l'Empire, je prierais V. M. de faire bâtir, à Berlin ou à Potsdam, un temple fort simple où Dieu fût honoré d'une manière digne de lui, où l'on ne prêchât que l'humanité et la justice; et si la foule n'allait pas à ce temple au bout de quelques années (car il faut bien<586> accorder quelques années à la raison pour gagner sa cause), V. M. serait pleinement victorieuse; ce ne serait pas la première fois. Je ne dirai qu'un mot de Louis XIV. Je sens très-bien que V. M. lui est très-obligée de la révocation de l'édit de Nantes; mais, comme avocat de la France, je prie V. M. de convenir que ce beau royaume doit penser différemment d'elle sur ce sujet. Je ne sais si on y traitera les philosophes comme on y a traité les hérétiques; mais je sais que si ce malheur arrivait, les États de V. M. seraient pour eux le plus flatteur et le plus glorieux asile, et ses bontés la plus douce consolation.

Je suis avec le plus profond respect, et une admiration égale à ma vive reconnaissance, etc.

P. S. Permettez-moi, Sire, de joindre ici un ouvrage que V. M. a eu la bonté d'approuver en manuscrit, et auquel j'ai fait quelques additions.

97. DU MÊME.

Paris, 6 mars 1771.



Sire,

J'ai reçu, il y a environ quinze jours, des vers charmants de Votre Majesté, adressés à son confrère en royauté et en philosophie, l'empereur ou le roi de la Chine. Je dois d'abord de très-humbles remercîments à V. M. de la bonté qu'elle a eue de vouloir bien se rendre au désir que je lui avais marqué de lire ces vers, d'après l'éloge que le patriarche de la poésie française m'en avait fait. Mais je dois à V. M. des remercîments encore plus grands du plaisir que m'a pro<587>curé cette lecture. Je ne puis me refuser à celui d'en assurer V. M., quoique je voie, par la lettre charmante et très-philosophique qui accompagne ses vers, qu'elle se défie des éloges, même d'un géomètre qui n'en a jamais donné qu'à ce qu'il estime. Mais comme la meilleure manière de louer, c'est-à-dire la plus sincère, est de louer par les faits, je me bornerai à dire à V. M. qu'en lisant, même dès la première fois, son excellente Épître, j'en ai retenu, malgré moi, si elle le veut, un très-grand nombre de vers; et il me semble que le mérite des vers est qu'on les retienne. C'est même, selon moi, la pierre de touche infaillible pour les apprécier. Je prendrai donc, Sire, la liberté, tout géomètre que je suis, de dire que vos vers sont excellents, puisqu'une tête hérissée d'x et d'y trouve encore de la place pour eux, et je serai là-dessus

Dur comme un géomètre en ses opinions.587-a

Je vois que V. M. a toujours une dent secrète contre la géométrie; mais je lui répondrai ce que disait le duc d'Orléans, régent, à une de ses maîtresses qui parlait mal de Dieu : « Vous avez beau faire, madame, vous serez sauvée. » V. M. aura beau dire aussi; elle est plus géomètre qu'elle ne pense, et que bien des gens qui prétendent l'être. Tous les esprits justes, précis et clairs appartiennent à la géométrie, et en cette qualité nous espérons, Sire, que V. M. voudra bien nous faire l'honneur d'être des nôtres. Il y a longtemps qu'elle a signé son engagement par ses écrits.

Tandis que V. M. m'envoyait d'excellents vers, je barbouillais de mauvaise prose que je prends la liberté de lui envoyer. C'est un discours et un dialogue587-b que j'ai eu l'honneur de lire en présence de<588> Sa Majesté le roi de Suède, l'un à l'Académie des sciences, l'autre à l'Académie française. J'ai eu occasion, dans le discours, de rendre à V. M. l'hommage que lui doivent depuis si longtemps les sciences, les lettres et la philosophie, pour la protection dont elle les honore, et les ouvrages excellents par lesquels elle contribue à leurs progrès. Je dois rendre à tous mes confrères la justice qu'ils ont applaudi unanimement à cet endroit de mon discours; et en effet, Sire, je n'ai fait qu'exprimer faiblement, quoique avec toute la force et la vérité dont je suis capable, les sentiments profonds d'admiration, de reconnaissance et de respect dont toute la littérature française est pénétrée pour V. M. Le roi de Suède, son digne neveu, paraît vouloir marcher sur ses traces; il ne peut se proposer un plus beau modèle; ce prince emporte de France l'estime universelle, et l'attachement de tous ceux qui ont eu l'honneur de l'approcher. Son départ accéléré m'a privé du bonheur de lui faire ma cour, si ce n'est pendant quelques instants; mais ses bontés m'ont pénétré de reconnaissance. On dit qu'il doit voir V. M. en passant à Magdebourg; qu'il aura de choses à lui dire de tout ce qu'il a vu, et quelle matière de réflexions pour V. M., moitié tristes, moitié plaisantes, mais toujours très-philosophiques, et telles, en un mot, qu'elle les sait faire!

Je suis avec le plus profond respect et le plus géométrique dévouement, etc.

<589>

98. A D'ALEMBERT.

Le 13 mars 1771.

Pour égayer quelquefois la stérilité de la philosophie, je m'amuse de temps en temps avec des sujets moins sérieux; mais puisque vous me ramenez dans le temple sacré où notre ignorance éclate le plus, je vous y suis.

Vous me proposez d'abord un terrible sujet, qui est Dieu, incompréhensible pour un être borné comme je le suis, et dont je ne puis me faire une autre idée, dont je n'ai de compréhension que par celle que me donne tout corps organisé qui jouit du don de la pensée. J'envisage toute l'organisation de cet univers, et je me dis à moi-même : Si toi qui n'es qu'un ciron, tu penses, étant animé, pourquoi ces corps immenses qui sont dans un mouvement perpétuel ne produiraient-ils pas une pensée bien supérieure à la tienne? Cela me paraît très-vraisemblable; mais je n'ai point la vanité de présumer, comme les anciens stoïciens, que notre âme est une émanation du grand Être auquel elle se rejoindra après ma mort, parce que Dieu n'est pas divisible, parce que nous faisons des sottises, et que Dieu n'en fait pas, parce qu'enfin la nature éternelle et divine ne peut ni ne doit se communiquer à des êtres périssables, à des créatures dont l'existence n'a pas la durée d'une seconde, comparée à l'éternité. Voilà ma confession de foi, et c'est ce que j'ai pu combiner de moins absurde sur un sujet où, depuis que le monde est monde, jamais personne n'a entendu goutte.

Vous me conduisez de là dans un poste pour le moins aussi épineux, et je crois entrevoir quelque malentendu qui, étant éclairci, nous mettra incessamment d'accord. Si vous entendez par nécessité ce que j'appelle raison suffisante, notre différend est terminé. Cependant il me resterait encore quelques instances à vous faire; car il ne<590> faut pas croire que tous les hommes se déterminent après avoir bien pesé le pour et le contre. Il est des animaux appelés raisonnables, à deux pieds, sans plumes, qui se décident d'après le premier dictamen de leur imagination; j'ai connu un duc de Mecklenbourg qui consultait la boutonomancie. Tout cela prouve que ce ne sont pas les mêmes ressorts qui agissent sur différentes créatures, et que la raison se borne à guider ceux qu'on appelle les plus sages. Si vous voulez appeler nécessité ce que j'appelle raison, notre dispute est terminée; mais si vous supposez une nécessité fatale, qui nous fait agir comme des marionnettes, j'aurais quelque peine à devenir marionnette sur mes vieux jours.

A vous permis de réprouver la révocation de l'édit de Nantes, quoique plusieurs de ceux que Le Tellier a proscrits aient fait des fortunes brillantes dans les lieux qu'ils ont choisis pour leur asile, et que d'ailleurs la France ne soit que trop peuplée. Nous trouvons dans les temples de ces réfugiés une partie du culte que vous proposez; il n'y est plus question que de discours de morale, et le dogme, on le laisse s'enrouiller dans les milliers de volumes écrits sur ces matières, que personne ne lit plus.

Je suis persuadé qu'un philosophe fanatique est le plus grand des monstres possibles, et en même temps l'animal le plus inconséquent que la terre ait produit. Je me contente donc de n'être point gêné sur ce que mon peu de foi me permet de croire; et loin d'être convertisseur, je laisse à chacun la liberté de bâtir un système selon son bon plaisir. Voilà ma confession entière. Je vous souhaite santé et contentement. Sur ce, etc.

P. S. L'affaire que vous me recommandez, d'une chanoinesse de Clèves, ne dépend pas de moi; car il y a des lois et des fondations dont on ne saurait s'écarter.

<591>

99. AU MÊME.

Le 4 avril 1771.591-a

Vous faites plus d'éloges de la réponse de l'empereur de la Chine à Voltaire qu'elle n'en mérite. Ce bon empereur, quoique poëte, a besoin d'un secrétaire qui travaille pour lui, lorsqu'il a des affaires à traiter avec les Occidentaux; et comme j'ai l'honneur de le servir en cette qualité, je me suis efforcé d'exprimer en velche les sentiments de ce puissant monarque. Il a fait connaissance avec des jésuites géomètres, et comme il les a trouvés entiers dans leurs sentiments, par un jugement précipité il en conclut que tous les géomètres sont dans les mêmes principes; mais j'espère de le faire revenir de ce préjugé, surtout s'il veut se donner la peine de lire le procès de Newton et de Leibniz sur la découverte du calcul infinitésimal, et les écrits du grand Bernoulli et de son frère, qui se faisaient des défis pour résoudre des problèmes. Il serait à souhaiter que personne ne fût plus entier dans ses opinions que les géomètres; que le problème de la chaînette soit applicable au balancier d'une montre, ou que cette courbe ne soit d'aucun usage, cela ne fait de mal à personne. Mais quand il s'agit d'opinions que les bourreaux défendent, et qu'on soutient, au lieu d'arguments, par des supplices et des cruautés énormes, cela passe la raillerie; et vous avez encore en France de ces sortes d'argumentateurs, auxquels il ne manque que l'impunité pour se livrer à toute la fureur du fanatisme. J'ai appris des choses fâcheuses sur ce chapitre, mais que de fortes raisons m'empêchent de publier.

J'ai reçu votre discours et le Dialogue de Des Cartes. Je vous remercie de ce que vous avez prononcé mon nom dans une compagnie de philosophes où mon ignorance ne me permettait pas d'ambition<592>ner un éloge. Le Dialogue de Des Cartes est un ouvrage achevé, et d'autant plus admirable, que la matière convenait à la personne pour laquelle elle était destinée, que l'éloge est ingénieux, fin et vrai. Je ne connais point le roi de Suède; je l'ai entendu applaudir par des connaisseurs, et je serai bien aise de le voir; il n'aura qu'à s'imiter lui-même, et suivre la route qu'il s'est tracée. Mais quel pays pour les arts que la Suède! Un de ses plus savants hommes soutient que le paradis perdu s'est trouvé en Scanie;592-a un certain Linnaeus, botaniste, assure que les chevaux et l'homme sont d'une même espèce;592-b je ne sais quel autre fou592-c conjure les âmes, et s'entretient avec tel mort qu'on lui propose. A considérer ces gens-là, on ne dirait jamais qu'un philosophe de la trempe de Des Cartes a mis le pied en Suède;592-d ou il a mal cultivé ce terrain, ou les germes qu'il a répandus ont étrangement dégénéré. Ceux qui veulent faire honneur à la reine Christine de son abdication débitent que, indignée du peu de connaissances et des mœurs agrestes des Suédois de son temps, elle préféra de vivre en personne privée au sein d'une nation civilisée et ingénieuse au plaisir de commander à un peuple qu'elle n'estimait pas. Pour ce roi-ci, je parierais bien qu'il n'abdiquera pas pour de telles raisons; il essayera sans doute d'éclairer le Nord et de répandre le goût des arts et des sciences, pour qu'ils règnent à la place d'anciens préjugés et d'une pédanterie gothique dont les universités ne sont pas encore purgées dans ce pays-là.

Il court ici un Testament politique de Voltaire. C'est quelque plaisant, qui aura recueilli ses propos, qui l'a sûrement forgé à plaisir. Je serais bien surpris si quelque anonyme ne s'avisait pas de tra<593>vailler au nom du pauvre d'Argens,593-a et de nous régaler de quelque ouvrage qu'il aura composé aux champs Élysées. Je le regrette véritablement; il était honnête homme et vrai philosophe, possédant beaucoup de connaissances, et sachant en faire usage. Son style avait quelquefois la diarrhée,593-b et c'était par une suite de sa paresse, qui l'empêchait de corriger ce qu'il donnait au public. A peine avait-il achevé un cahier, que, sans le relire, il l'envoyait au libraire. Si quelqu'un se donnait la peine de faire le triage de ses œuvres, on y recueillerait d'excellentes choses. Mais on peut bavarder et être homme vertueux; cette dernière qualité l'emporte sur toutes les autres; c'est un beau vernis qui couvre bien des petites taches dont l'humanité n'est que trop remplie. Je souhaite que vous ayez à Paris un temps moins rude que celui que nous avons ici, que vous jouissiez d'une santé parfaite et d'une tranquillité d'âme inébranlable. Sur ce, etc.

100. DE D'ALEMBERT.

Paris, 21 avril 1771.



Sire,

J'ai reçu presque en même temps les deux dernières lettres dont V. M. a bien voulu m'honorer; mon premier soin a été de répondre, s'il m'était possible, au désir que V. M. me marque dans la seconde de ces lettres, de lire quelqu'une des fables de M. le duc de Nivernois.593-c Comme il n'était point en ce moment à Paris, je lui ai écrit<594> sur-le-champ, et je prends la liberté d'envoyer à V. M. en original la réponse qu'il m'a faite. J'ai le plus grand regret de n'avoir pas réussi; je puis, au reste, satisfaire en partie V. M. sur ce qu'elle désire de savoir du genre de ces fables. Elles sont plus dans celui de La Motte que des autres fabulistes, mais mieux écrites et avec plus de goût.

Je suis très-flatté de l'approbation que V. M. a la bonté de donner aux deux petits ouvrages que j'ai eu l'honneur de lui envoyer. Elle me paraît préférer le dialogue au discours, et je n'ai garde d'appeler de son jugement; cependant je prendrai la liberté de lui dire que le discours m'est beaucoup plus cher que le dialogue, et je voudrais bien que V. M. devinât par quelle raison.

Quant à notre petite controverse ou discussion métaphysique, il me semble qu'elle est épuisée, et qu'il serait fastidieux d'en ennuyer davantage V. M.; je vois que, tout bien pesé, il s'en faut bien peu que je ne pense tout à fait comme elle, et que si j'en diffère encore, ce n'est qu'autant qu'il le faut pour l'honneur de l'obscurité métaphysique. L'essentiel, comme le remarque très-bien V. M., c'est de sentir et de convenir que notre faible intelligence ne voit goutte en ces matières, et de ne pas surtout vouloir soutenir par les bourreaux et les bûchers ce qu'on a tant de peine à étayer sur de frêles arguments. La philosophie pourrait bien éprouver en France ce malheureux sort, si, comme on nous en menace, les jésuites y sont rappelés. Le parlement qui les avait chassés vient d'être chassé à son tour; il n'était guère plus tolérant qu'eux et plus favorable à la philosophie; mais la cohorte jésuitique, si elle revient en France, joindra la fureur de la vengeance à l'atrocité du fanatisme, et Dieu sait ce que la philosophie deviendra.

Je joins mes regrets à ceux de V. M. sur la mort du pauvre marquis. On ne peut apprécier son mérite littéraire avec plus de justice et de justesse que ne l'apprécie V. M. dans ce qu'elle me fait l'hon<595>neur de me dire au sujet de ses ouvrages et de son style. Mais ce qui me fait surtout chérir sa mémoire, c'est l'attachement aussi tendre que respectueux que je lui ai toujours vu pour V. M. Le voilà délivré des maux de la vie, et, comme disait Fontenelle, de la difficulté d'être. Mon tour viendra, je crois, bientôt, car je m'affaiblis sensiblement; et sans courir absolument la poste vers l'autre monde, j'en gagne tout doucement le chemin. M. de Mairan,595-a mon double confrère, à l'Académie française et à celle des sciences, vient de mourir à quatre-vingt-treize ans; je serais bien fâché d'aller jusque-là, car je n'ai pas lieu d'espérer une vieillesse aussi saine et aussi douce que lui. Pour Voltaire, il se traîne et il écrit toujours; il est bien étonnant que sa tête puisse encore suffire à tant de travail. Mais ce qui m'intéresse infiniment davantage, c'est que V. M. puisse suffire encore longtemps à ses glorieux et utiles travaux. Les lettres surtout ont plus que jamais besoin d'elle et de la protection qu'elle leur accorde. Puissent-elles, Sire, la conserver encore longtemps! Ce sont les vœux que je ne cesserai de faire jusqu'aux derniers moments de ma vie; et ces vœux sont l'expression des sentiments de reconnaissance, d'admiration et de profond respect avec lesquels je serai toujours, etc.

101. A D'ALEMBERT.

7 mai 1771.

C'est dommage que le duc de Nivernois prive le public de ses productions. Il n'y a point de plus grand encouragement pour les sciences que lorsque les grands seigneurs les cultivent eux-mêmes<596> sans en rougir. Le duc de Nivernois est à présent le seul de la haute noblesse qui rassemble des connaissances et des talents, dans un temps où les arts paraissent perdre leur considération en France; il pourrait les relever et les retirer de la roture. Je suis fâché de ce que son extrême circonspection l'empêche de donner cet encouragement au public. Enfin chacun est le maître d'agir comme il le trouve à propos; cependant on dit que les vertus des cénobites sont perdues pour la société; il en pourrait bien être de même des bons ouvrages qui ne voient pas le jour.

Quant à nos dissertations philosophiques et métaphysiques, croyez que si je m'avise d'exposer mes sentiments à l'Anaxagoras de ce siècle, c'est plutôt pour m'instruire que pour le réfuter. Le point que j'ai osé examiner est si subtil, qu'il échappe à nos combinaisons; et Ton peut se tromper sans conséquence sur des matières aussi abstruses. Consolons-nous, mon cher d'Alembert; nous ne serons pas les seuls condamnés à ignorer à jamais la nature divine. Si cette ignorance était le plus grand de nos malheurs, nous pourrions nous en consoler facilement; je me rappelle souvent ce vers anglais :

L'homme est fait pour agir, et tu prétends penser!596-a

Je ne saurais vous dire combien vos Français m'amusent. Cette nation si avide de nouveautés m'offre sans cesse des scènes nouvelles : tantôt ce sont les jésuites chassés, tantôt des billets de confession, le parlement cassé, les jésuites rappelés, de nouveaux ministres tous les trois mois; enfin ils fournissent seuls des sujets de conversation à toute l'Europe. Si la Providence a pensé à moi en faisant le monde (supposé qu'elle l'ait fait), elle a créé ce peuple pour mes menus plaisirs. Cependant je ne crois pas que la cour rappelle les jésuites. Le roi les croit coupables du crime de Damiens; ce n'est pas une raison pour infecter de nouveau le royaume de cette vermine.<597> Il ne faut pas voir trop noir; mettant les choses au pis, n'avez-vous pas chez moi un asile ouvert? Des Cartes n'alla-t-il pas se réfugier en Hollande, enfin en Suède, pour se mettre à couvert des persécutions de ses compatriotes? Galilée n'aurait-il pas fait sagement de s'expatrier d'Italie, pour éviter les prisons où l'inquisition le retint? La patrie d'un philosophe est le lieu où il peut trouver un asile et philosopher tranquillement; et le lieu qui l'a vu naître devient pour lui une terre ennemie, dès qu'il y est persécuté.

J'ai vu passer ici le roi de Suède,597-a qui aime bien la France, mais qui la quitte pour occuper dans sa patrie la première place. Il est très-aimable et très-instruit, mais il trouvera chez lui de quoi donner de l'exercice à sa patience; c'est un terrible pays à gouverner.

Nous avons vu passer ici Alexis Orloff le Lacédémonien, qui a fait la guerre dans le Péloponnèse et sur la Méditerranée; il m'a donné une pièce assez curieuse,597-b qu'il a recueillie à Venise; je souhaite qu'elle contribue à votre édification et à celle du troupeau.

Quittez les pensées noires, mon cher d'Alembert. Il vaut mieux rire des sottises des hommes que d'en pleurer. Dissipez votre mélancolie par des idées gaies, et si vous voulez puiser dans une source de bonne humeur, venez chez nous; je le souhaite, je vous y exhorte; vous y vivrez plus tranquille et plus heureux. Sur ce, etc.

<598>

102. DE D'ALEMBERT.

Paris, 14 juin 1771.



Sire,

Les philosophes qui aiment à rire, et ce ne sont pas les moins philosophes, doivent être très-obligés à l'abbé Nicolini de leur avoir procuré le bref édifiant du vicaire de Dieu en terre au pontife de son envoyé Mahomet. Je ne suis pourtant point étonné de la bonne intelligence qui règne entre eux; les imans et les muftis de toutes les sectes me paraissent plus faits qu'on ne croit pour s'entendre. Leur but commun est de subjuguer par la superstition la pauvre espèce humaine; ils ne diffèrent que par l'espèce de bride qu'ils mettent à leur monture, et ils pourraient se dire comme les médecins de Molière : Passe-moi l'émétique, et je te passerai la saignée.598-a Mais je soupçonne le révérendissime père en Dieu Ganganelli d'avoir un secrétaire des brefs qui en sait plus long que lui, et qui se moque de ce que le pape cordelier lui dicte. On assure même que ce secrétaire des brefs est tout près de jouer un vilain tour à la chrétienté en procurant la paix aux schismatiques et aux incirconcis, qui s'égorgent sans savoir pourquoi. Il est vrai que ce mauvais tour à la chrétienté sera un grand bien pour l'humanité, qui en bénira le secrétaire, et qui le remerciera de ce qu'il ne se contente pas de faire rire les philosophes, et de ce qu'il veut encore essuyer les larmes de tant de malheureux.

V. M. fait donc l'honneur à la très-plaisante nation française de se moquer un peu d'elle, et de la croire créée et mise au monde pour ses menus plaisirs. Tout bon Français que je suis, je conviens qu'elle<599> lui en fournit quelque sujet; je ne sais ce qui résultera de bien ou de mal de tout ce qui se passe ici; mais je serai fort tranquillisé, si la prophétie de V. M. s'accomplit au sujet de la vermine jésuitique, et si l'État, la philosophie et les lettres n'ont pas le malheur de les voir reparaître. Un autre article non moins important m'intéresse; tout ce qui se passe me serait assez indifférent,

Si de quelque argent frais nous avions le secours,

comme dit Crispin dans la comédie.599-a Mais je crains qu'il ne soit encore plus difficile de rappeler l'argent dans nos bourses que les jésuites dans le royaume. Pour moi, Sire, je ne subsiste depuis six mois que des bienfaits de V. M., et au lieu de dire Benedicite, en me mettant à table tous les jours, je dis : Dieu conserve Frédéric. Il faut avouer que quand on voit la manière admirable dont ce meilleur des mondes possibles est gouverné, on est bien tenté de croire à la Providence. Encore si en faisant diète on se redonnait un estomac, et qu'on rattrapât le sommeil, il n'y aurait que demi-mal; mais je suis destiné à passer des jours et des nuits presque également tristes; il faut céder et se soumettre à la nature. Ce qu'il y a de certain, c'est que, soit en pensant, soit en végétant, soit en dînant, soit en jeûnant, soit en dormant, soit en veillant, il est un sentiment qui ne dort jamais au fond de mon cœur : c'est celui de la reconnaissance éternelle que je dois à V. M., de l'admiration qu'elle m'inspire et qui se renouvelle sans cesse, et du profond respect avec lequel lui sera dévoué toute sa vie, etc.

<600>

103. A D'ALEMBERT.

Le 25 juillet 1771.

Je suis bien aise que les philosophes de Paris ne ressemblent ni à ..., qui ne rit jamais, ni à la Rossinante de Don Quichotte, qui ne galopa qu'une fois en sa vie. Le pape, le mufti, les derviches et les moines sont faits dans ce siècle pour nous faire rire; autrefois ils faisaient gémir. Je ne sais si la correspondance du vice-Dieu de Rome et du successeur de Mahomet à Constantinople est bien authentique; mais s'ils ne se sont pas écrit ce qu'on leur attribue, ils ont dû se l'écrire, étant de même métier; il n'y a que le débit de leurs drogues et la concurrence qui les rendent ennemis. Ceux qui combattent pour le croissant, et les guerriers des mers hyperborées, sont plus difficiles à concilier que les prêtres; il faut espérer cependant que quelques bonnes âmes rétabliront la paix entre eux.

Vous voyez donc que la guerre est un des ingrédients qui entrent nécessairement dans la composition de ce malheureux monde. Depuis l'année 34, l'Europe n'a vu qu'une succession de guerres perpétuelles, celle de 40 jusqu'à 48, celle de 56 jusqu'à 63, celle des Russes et des Turcs depuis 69, qui dure encore; l'Espagne a été sur le point de rompre avec l'Angleterre; enfin rarement se passe-t-il dix ans de suite que toute l'Europe jouisse d'une paix durable. Vos Français, qui se consolent de tout par un vaudeville, crient un peu quand la guerre oblige à lever de nouveaux impôts, et quelques plaisanteries leur font tout oublier. Ainsi, par un heureux effet de leur légèreté, le penchant qu'ils ont à la joie l'emporte sur toutes les raisons qu'ils ont de s'affliger. Un royaume aussi riche que la France, un royaume à ressources immenses, que les déprédations de tant de brigands de finance n'ont pu épuiser, ne saurait manquer d'argent; et le Roi Très-Chrétien, le plus ancien monarque de la chrétienté,<601> doit avoir des richesses bien plus considérables que les Montézuma et les Mogols n'en ont jamais possédé. J'ose donc supposer que les philosophes de Paris se moquent des habitants de la mer Baltique, lorsqu'ils parlent de la disette des espèces. C'est nous, les Danois et les Suédois qui sommes les gueux de l'Europe, sauvages à peine débarbarisés, qui ne voyons que d'un œil et qui imitons maladroitement l'industrie des peuples policés. Le père Bouhours l'a bien dit, que hors de la France on pouvait à toute rigueur avoir du bon sens, mais non de l'esprit.601-a Vous êtes dans le beau pays d'Eldorado, dont les cailloux sont de brillants et les rochers d'or, etc.; et dans votre opulence, vous vous plaignez de n'être pas dans la Jérusalem céleste, encore supérieure à Eldorado. Qu'on lise le Siècle de Louis XIV; on voit comme les arts sont en honneur en France; on y voit la protection marquée que ce souverain leur accordait. On a vilipendé ce siècle, et vous voyez ce qu'on fait à présent pour n'être pas vilipendé à son tour par la postérité. Je demande donc humblement à un grand philosophe qu'il daigne me fournir une méthode toute nouvelle pour être approuvé de tout le monde et de tous les siècles; il me fera plaisir d'éclairer mon ignorance vandale sur un sujet aussi intéressant, et je l'assure qu'il aura tout l'honneur de sa découverte. A propos, j'ai lu le quatrième tome des Questions encyclopédiques de Voltaire, très-surpris d'y trouver une sortie épouvantable qu'il fait sur Maupertuis.601-b Il y a quelque chose de si lâche à calomnier les morts, il y a tant d'indignité à noircir la mémoire des hommes de mérite, il y a quelque chose, dans ce procédé, qui dénote une vengeance si implacable, si atroce, que je me repens presque de la statue qu'on lui érige. Bon Dieu! comment tant de génie se peut-il allier avec tant de perversité? Je vous avoue que cela me fait de la peine. Enfin, vous qui avez le cœur bon, vous devriez faire des remon<602>trances à Voltaire sur cette conduite, qui lui fait plus de tort qu'à Maupertuis. Je vous avoue qu'on se lasse de retrouver à tout propos Maupertuis, l'abbé Desfontaines, Fréron, Lefranc de Pompignan, le poëte Rousseau et Abraham Chaumeix dans ses ouvrages; des injures si souvent répétées dégoûtent le lecteur, et démasquent trop le fond de l'âme de Voltaire. Cela est triste, et n'est pas plaisant. Toutefois les pauvres Vandales de ces cantons saluent le philosophe habitant de l'Athènes moderne, l'Anaxagoras de Paris; ils se recommandent à sa protection, à ses prières; ils le prient de les associer à ses œuvres pies, comme ces Vandales se sont associés aux prières des bons pères jésuites. C'est le moyen de ne pas manquer le paradis; d'un côté un géomètre, de l'autre un jésuite; avec cette escorte, il faut faire chemin, ou l'on n'en fera jamais. Conservez votre bonne humeur, riez de tout avec Démocrite. Vivez surtout, portez-vous bien, et soyez sûr que personne ne s'y intéresse plus que le solitaire vandale de Sans-Souci. Sur ce, etc.

104. DE D'ALEMBERT.

Paris, 17 août 1771.



Sire,

La lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire en réponse à mes doléances sur le triste état des finances françaises m'a rappelé la fable de la fourmi qui, étant bien pourvue de toutes ses provisions, se moque de la pauvre cigale pour n'avoir pas eu la même prévoyance.602-a Un royaume tel que la France, dites-vous, ne<603> saurait manquer d'argent. Cela se peut; mais en cas que le dieu Plutus n'ait pas tout à fait pris congé de nous, il s'est au moins si bien caché, qu'il serait difficile de déterrer sa retraite; M. l'abbé Terray, notre contrôleur général, fait de son mieux pour la découvrir, sans en pouvoir venir à bout. Je ne sais pas si le père Bouhours a eu raison quand il a prétendu qu'on ne pouvait avoir de l'esprit qu'en France, comme autrefois un fameux maître de danse, nommé Marcel, prétendait qu'il n'y avait que la France où l'on sût danser. Ce serait bien le cas de nous dire, comme la fourmi à la cigale : Eh bien, dansez maintenant; et quant à l'épigramme bonne ou mauvaise du père Bouhours, j'aimerais mieux avec Crispin que nous eussions la philosophie d'avoir de l'esprit en argent. V. M. va peut-être me trouver bien harpagon, et n'ayant que le mot d'argent à la bouche. Je n'en suis pourtant pas plus triste, et j'envisage même dans le sort prochain dont je suis menacé un grand avantage pour mon estomac, qui n'aura sûrement plus d'indigestions à craindre. O Providence! Providence! il faut avouer que tout est arrangé pour le mieux, et que vous savez parfaitement, comme dit Saint-Paul,603-a tirer le plus grand bien du plus grand mal. Le roi Alphonse disait, à propos du fatras des cercles qu'avait imaginés l'astronomie ancienne, que s'il avait été au conseil de Dieu quand il fit le monde, il lui aurait donné de bons avis.603-b Je suis tenté de croire quelquefois, dans des moments où ma dévotion s'attiédit, que Dieu avait pour le moins autant besoin de conseils quand il fit le monde moral que quand il fit le monde physique; mais je rejette bientôt cette pensée quand je songe à toutes les perfections du monde moral, au bonheur qui inonde la<604> surface de la terre, et à l'esprit de justice, de désintéressement, de vérité, qui règne sur l'espèce humaine. Il faut avouer, Sire, qu'un pareil séjour est délicieux pour un philosophe, et qu'il doit être bien fâcheux d'en être expulsé, soit par la faim, soit par une indigestion, soit par les vrais fidèles, russes ou mahométans, qui sont si dignement occupés à s'égorger. V. M. espère qu'il se trouvera de bonnes âmes qui rétabliront la paix entre eux. Mon premier mouvement est de le souhaiter; mais il reste à savoir si, tout bien considéré, c'est procurer un grand bien à la triste espèce humaine que de l'empêcher de se détruire. C'est à V. M. à voir ce qu'il y a de mieux à faire sur ce point important; et je suis bien assuré d'avance qu'elle fera ce qu'il y a de mieux. Mais pour cela il est nécessaire qu'elle songe d'abord à se conserver; voilà ce qu'elle a de mieux à faire pour le bien de l'humanité et pour l'intérêt de la philosophie.

V. M. voudrait que j'écrivisse à Voltaire, à propos de philosophie, pour l'engager à ne point s'acharner sur les morts, ni sur les vivants qui sont censés morts, et qui devraient l'être pour lui par le peu de mal qu'ils peuvent lui faire. Hélas! Sire, il y a longtemps que j'ai pris la liberté de lui donner ce conseil, et V. M. voit quel en est le fruit. Il faut gémir sur le sort de l'humanité, qui ne permet pas qu'un seul homme ait à la fois tous les talents et toutes les vertus, et qui devrait pourtant le permettre, ne fût-ce que pour dédommager la terre de porter tant d'hommes qui n'ont ni talents, ni vertus. Cependant je ferai encore un nouvel effort d'après les représentations de V. M.; je représenterai, aussi d'après elle, à l'écrivain dont la France s'honore qu'il est trop grand pour cette guerre de chicane avec des pandours; qu'il est trop juste pour ne pas rendre au mérite réel et reconnu la justice qui lui est due; que le plus grand homme a besoin d'indulgence, et s'en rend digne surtout par celle qu'il a pour les autres; que non seulement sa tranquillité, mais ses écrits mêmes y gagneront, et que ces expressions de sa haine qui reviennent<605> à chaque page les rendent d'autant moins intéressants; qu'il en est des auteurs à peu près comme des comédiens :

Que de leurs démêlés le public n'a que faire.

Si j'avais à joindre l'exemple au conseil, et à lui rappeler les grands hommes qui n'ont opposé à la satire que la modération et leur gloire, je sais bien, Sire, le modèle que j'aurais à lui proposer. Mais peut-être me répondrait-il que ce modèle est plus admirable qu'imitable, et je ne sais pas trop ce que j'aurais à lui répondre.

Je suis avec le plus profond respect et une reconnaissance qui ne finira qu'avec ma vie, etc.

105. A D'ALEMBERT.

Le 16 septembre 1771.

Si vous le voulez absolument, je croirai que le beau royaume de France est sans argent. Cela supposé, je le félicite des prospérités qui l'attendent dans ce monde-ci et dans l'autre. Lycurgue, ce sage législateur de Sparte, rendit sa république fameuse en lui interdisant l'entrée de tous les métaux, à l'exception du fer. A son exemple, vos Français vont donc devenir la nation la plus désintéressée de l'Europe, la plus attachée à sa patrie, la plus vertueuse et la plus invincible; et quelle perspective encore au delà de ces biens terrestres l'avenir ne lui présente-t-il pas : la vie éternelle, et ce paradis interdit à tous possesseurs d'espèces!

Voilà, mon cher d'Alembert, la carrière qui s'ouvre pour vos compatriotes; j'en excepte quelques vilains financiers, trésoriers,<606> archevêques et gens de leur séquelle, qui, trop esclaves de la coutume et fidèles à leurs anciens usages, continueront d'entasser, d'accumuler et de recéler des richesses. Je ne saurais vous dissimuler néanmoins que je crois qu'un mot suffirait pour rappeler dans ce royaume la même abondance d'espèces qui s'y trouvait autrefois; le crédit rétabli, voilà tout. Ce mot ressusciterait les trésors enfouis crainte de les perdre; il remettrait l'or et l'argent en circulation, et les philosophes seraient payés comme le pourraient être les maîtresses. A présent ce mot de conjuration est plus efficace que de certaines paroles que des gens à crâne fêlé prononcent devant des marmousets en certaines occasions. Pardonnez-moi cette comparaison scandaleuse; elle m'est échappée currente calamo, et puisqu'elle est écrite, je ne l'effacerai pas.

Mais ne pensez pas que vous autres Français vous soyez les seuls qui souffriez à présent; nous éprouvons ici en Allemagne des fléaux pires presque que ceux qu'occasionne chez vous la stagnation des espèces. Nous avons eu consécutivement deux mauvaises récoltes; la première année, la prévoyance y avait pourvu, mais celle-ci nous prend sans vert. Les magasins sont épuisés, et toute notre industrie suffira peut-être à peine pour nourrir le peuple et pour gagner la récolte de l'année prochaine. Voilà le sort des hommes dans le meilleur des mondes possibles. J'ajoute mes plaintes physiques à vos plaintes morales, et cependant il n'en sera ni plus ni moins. Je vous avoue que j'avais une grande envie de procurer la paix aux peuples de l'Orient et à mes barbares voisins les Sarmates. Je crains fort de n'y pas réussir; on accorderait plutôt les jansénistes et les molinistes que l'on ne mettrait certain nombre de têtes couronnées sous un chapeau. Passe encore, pourvu que ce feu n'aille pas, se communiquant de proche en proche, jeter quelque étincelle sur les maisons voisines.

Et voilà pour les querelles des despotes; pour celles des auteurs,<607> vous faites une œuvre méritoire d'admonéter Voltaire sur ce tas d'injures usées qu'il répand et sur Maupertuis (qui ne les avait pas méritées), et sur tant de gredins de la littérature qu'il tire par là de l'oubli où probablement ils croupiraient à toute éternité. Je conclus de la conduite de Voltaire que, s'il était souverain, il serait avec tous ses voisins à couteaux tirés; son règne ne serait qu'une guerre perpétuelle, et alors Dieu sait de quels arguments il se servirait pour prouver que la guerre est l'état naturel de la société, et que la paix n'est pas faite pour l'homme. Les passions, ingénieuses à se déguiser, se servent souvent de la dialectique pour plaider leur cause. On ne veut point convenir qu'on a tort, on appelle la raison à son aide, et on lui donne la torture pour qu'elle paraisse autoriser notre conduite. Si, convaincu du mal que ces passions occasionnent, quelque docteur atrabilaire, en s'échauffant, voulait anéantir ces passions autant qu'il est en lui, il nous précipiterait dans une autre extrémité; il ferait d'un homme animé un automate stupide, un être sans ressort. Ainsi, à tout prendre, il faut laisser les choses telles qu'elles sont, se procurer du pain quand il est rare, déterrer l'argent quand il en faut, crier sur la place : Crédit! crédit! laisser faire la guerre à ceux qui ne veulent pas de la paix, souffrir que de soi-disant philosophes impriment des injures, et se contenter d'avoir la paix dans sa maison. Sur ce, etc.

<608>

106. DE D'ALEMBERT.

Paris, 8 novembre 1771.



Sire,

Je vois, par la dernière lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire, qu'on n'est guère plus heureux au nord qu'au midi de notre pauvre Europe. Dans la précédente lettre, votre philosophie prévoyante se moquait un peu de notre embarras causé par nos sottises, et j'avais pris la liberté de la comparer à la fourmi qui se moque de la cigale; mais en ce moment, grâce à la divine providence qui arrange si bien toutes choses, tout est cigale, des Pyrénées à la mer Glaciale. Si je n'avais pas pour cette sainte providence le profond respect qu'elle mérite, je prendrais, je l'avoue, en ce moment, un peu d'humeur contre elle, et je suis presque assuré que V. M. la partagerait; car enfin, si nous avons pu en France prévoir et même empêcher une partie de la détresse où nous sommes, V. M. n'est pas dans le même cas. Cela me rappelle ce que disait un fameux maître à danser, nommé Marcel, à une femme son écolière, qui avait les pieds en dedans : « Madame, lui disait-il en lui montrant un crucifix qui était dans sa chambre, vous avez les jambes aussi mal tournées que ce crucifix-là; il est vrai que pour lui, ce n'est pas sa faute. » Mais laissons là, Sire, et les cigales, et les crucifix. V. M. croit que pour nous tirer du bourbier il faudrait crier sur la place : Crédit rétabli! Il y aurait, ce me semble, un autre mot à crier auparavant : Economie! Sans cela on répondrait au premier cri, comme les marchands qui veulent de l'argent : Crédit est mort. Mais il sera, je crois, encore plus difficile de crier efficacement économie à nos déprédateurs que de crier modération à Voltaire et de le persuader. Je ne lui écris guère sans l'exhorter à mépriser les chenilles qu'il écrase, et à ménager les hommes de mérite qu'il vilipende; et V. M.<609> voit comme il profite de mes remontrances. Il faut prendre le parti de laisser aller les choses et les hommes, et dire, non pas : Tout est bien, comme Pope, mais : Tout est comme il peut. Les lettres auraient pourtant d'autant plus besoin de se respecter elles-mêmes, qu'il me semble qu'elles sont dans une situation moins favorable que jamais; il me semble même que dans presque toute l'Europe on est assez disposé à les opprimer. On prétend qu'on va supprimer ici le collége royal fondé par François Ier, le Père des lettres; ce ne peut pas être pour la dépense, car je doute qu'il en coûte vingt mille francs à l'État pour tous les professeurs de ce collége; à moins qu'on n'imagine d'affamer la philosophie pour la faire taire, ce qui serait fort bien imaginé. J'avoue que la philosophie a rendu aux souverains de grands services, ne fût-ce qu'en détruisant la superstition qui les rendait esclaves des prêtres; mais le champ est labouré, on n'a plus besoin des bœufs qui ont tiré la charrue, et on ne se soucie pas de les nourrir. J'ai tiré, Sire, la charrue le mieux que j'ai pu, et selon mon petit pouvoir; V. M. a bien voulu regarder mes efforts avec bonté; je lui dois la première récompense de mes travaux. Je lui dois plus encore, ma subsistance dans le moment présent, grâce aux bienfaits dont elle a bien voulu m'honorer l'année dernière; mon économie ménagera le plus longtemps qu'elle pourra ces bienfaits, et elle aura recours sans hésiter au bienfaiteur quand ils lui manqueront.

J'ai pour le présent une autre grâce à demander à V. M.; ce serait de vouloir bien faire chercher dans la bibliothèque de Magdebourg (si cette bibliothèque, qui existait dans le dernier siècle, n'a pas été transportée ailleurs) un ouvrage de Pline le naturaliste qu'on prétend se trouver dans cette bibliothèque. Je doute beaucoup, Sire, de la vérité de cette anecdote; je n'ennuierai point V. M. des raisons sur lesquelles est fondé mon doute; mais enfin l'objet est assez important pour s'en éclaircir de manière à n'y plus revenir. Il s'agit d'une Histoire, en vingt livres, des guerres des Romains contre les diffé<610>rents peuples de la Germanie. La littérature, qui a déjà tant d'obligations à V. M., lui en aurait une nouvelle, si elle voulait bien donner les ordres pour vérifier ce fait, et pour s'assurer au moins que ce précieux manuscrit n'existe pas, comme il n'y a que trop lieu de le croire.

En priant V. M. de vouloir bien faire éclaircir cette anecdote, je prendrai la liberté de lui en apprendre une autre. Il est mort au mois de janvier dernier, dans un village nommé Vitry, tout près de Paris, une femme qui y vivait assez obscurément, et même assez pauvrement, et qu'on assure avoir été la veuve du czarowitz Alexis,610-a que son père le czar Pierre Ier fit mourir. Si la chose était vraie, cette femme serait la belle-sœur du feu empereur Charles VI, dont la femme était Wolfenbüttel, comme celle du czarowitz. Cette dernière, à ce qu'on répandit dans le temps, était morte d'un coup de pied dans le ventre que son mari lui avait donné dans une grossesse; mais on prétend qu'on avait enterré une bûche à sa place, qu'elle s'était enfuie de Russie, qu'elle a été à la Louisiane, et de là à l'Ile de France, où elle avait épousé un officier nommé Maldack,610-b dont elle portait le nom à sa mort. Plusieurs circonstances réunies, et dont la réunion forme d'assez fortes preuves, paraissent prouver que cette femme était réellement la veuve du prince Alexis; il paraît certain qu'elle recevait une pension de la cour de Brunswic, et peut-être V. M. pourrait-elle en savoir davantage par cette voie.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

<611>

107. A D'ALEMBERT.

30 novembre 1771.

Je crois que les dieux se sont réservé pour eux le bonheur, et qu'ils en ont laissé aux hommes l'apparence; nous le cherchons toujours, et ne le trouvons jamais. Mais si nous sommes privés de tout ce qui est parfait, nous avons en revanche deux consolateurs qui dissipent nombre de nos maux. L'un, c'est l'espérance, et l'autre, un fonds de gaîté naturelle, que vos Français surtout possèdent au suprême degré. Une chanson, un mot bien frappé, dissipent leurs ennuis; si l'année est stérile, la Providence a son couplet; si les impôts haussent, malheur aux traitants dont les noms peuvent entrer dans leurs vers! Aussi se consolent-ils de tout; ils n'ont pas tort, je me range de leur avis. Il y a du ridicule à s'affliger de choses passagères dont le propre est l'instabilité. Si Démocrite en pleure, Héraclite en rit. Rions donc, mon cher d'Alembert, vous de vos finances, moi de la mauvaise année, de ma goutte, etc., etc. C'est le parti que j'ai pris, et je m'en trouve bien. A peine ai-je été délivré de mes grandes douleurs, que je me suis diverti sur le sujet des confédérés de la Pologne.611-a Je me suis amusé à les peindre au vrai; je vous envoie quelques chants de ce poëme. Je ne dis pas qu'il soit bon; c'était comme un remède qui, en faisant diversion à mes maux, les a suspendus. Je souhaite qu'il vous guérisse de vos vapeurs, qu'il vous fasse oublier pour quelques moments vos embarras, et que vous vous souveniez, en le lisant, que ce sont des vers d'un malade et d'un homme qui a dépassé le demi-siècle de dix ans.

Vous me parlez du peu d'honneur où sont à présent les lettres en France. Je ne crois pas que cela soit général en Europe; mais convenez avec moi que bien des gens de lettres donnent lieu par<612> leur conduite à la mésestime où ils vivent. Le gros du monde, qui ne réfléchit point, confond le caractère et le talent de l'artiste, et du mépris de ses mœurs il passe à celui de son art. On croit, parce que les connaissances n'adoucissent et ne corrigent pas le caractère des plus savants, qu'un grand nombre abuse même de ses connaissances, qu'il est inutile d'apprendre et de savoir, que les lumières ne servent qu'à une vaine ostentation, et, puisqu'il n'en revient aucun avantage, qu'elles sont inutiles à la société. Ce raisonnement est géométriquement faux, parce que si l'on voulait condamner toutes les bonnes institutions à cause de l'abus que le monde en fait, il n'en resterait aucune. Que voulez-vous que le public pense, lorsqu'il voit des écrits du même auteur se contredire, qu'on discerne ce que sa plume a librement écrit de ce que sa plume vénale a barbouillé, qu'on voit des libelles infâmes paraître contre le gouvernement, et des cyniques effrontés qui mordent indifféremment tout ce qu'ils rencontrent? que dans des ouvrages philosophiques on retrouve les abominables maximes des Jean Petit,612-a des Busembaum,612-b des Malagrida?612-c Est-ce à des amateurs de la sagesse d'encourager le crime? et après l'attentat de Damiens, ne devrait-on pas être assez circonspect pour ne point échauffer quelque cerveau brûlé par des maximes infernales qui le peuvent porter aux crimes les plus atroces? Si Virgile, si Cicéron, si Varron, si Horace, avaient été noircis de ces traits, ils n'auraient jamais joui dans Rome de la réputation qu'ils conservent encore. Pour rendre les lettres respectables, il faut non seulement du génie, mais surtout des mœurs. Mais ce métier est devenu trop commun, trop de grimauds s'en mêlent, et ce sont eux qui le décréditent.

<613>Pour ce qui vous regarde, je suis bien aise de voir la confiance que vous avez en moi; elle ne sera pas trompée, quoique ce délabrement des finances d'un prince qui a quatre cents millions de revenus me paraisse bien étrange. Vous voulez savoir si un manuscrit de Pline le naturaliste, qui concerne les guerres des Germains, se trouve à Magdebourg? Quoique je n'aie pas encore reçu de réponse de là-bas, je crois que c'est un fait controuvé, accrédité sur la foi d'un voyageur; car si un tel manuscrit existait, vous pouvez être persuadé qu'il serait connu; je n'en ai jamais entendu parler, non plus que nos doctes.

Je puis vous répondre avec plus de précision sur le sujet de cette dame qui prétendait passer pour l'épouse du czarowitz; son imposture a été découverte à Brunswic, où elle a passé peu après la mort de celle dont elle emprunta le nom; elle y reçut quelques charités, avec ordre de quitter le pays et de ne jamais prendre un nom dont sa naissance l'écartait si fort. Croyez qu'on sait comme il faut tuer son monde en Russie, et que lorsqu'on expédie quelqu'un, principalement à la cour, il ne ressuscite de sa vie. Le contraire pourrait nous arriver, à nous qui ne sommes pas aussi versés dans ce métier. Demandez donc, s'il vous plaît, quand vous verrez quelque ressuscité : De grâce, monsieur ou madame, où vous a-t-on tué? Et sur le pays qu'il vous nommera, jugez de la vérité du fait. Si l'on vous parle de la Judée, vous savez que c'était l'usage; si l'on vous nomme mon pays, doutez; si c'est la Russie, n'en croyez rien. Voilà vraiment une belle dissertation, digne de l'Académie des belles-lettres et inscriptions.

A propos, comme j'ai vu quelques ouvrages où la louange des Français n'est pas épargnée, faits par des auteurs qui postulaient une place à l'Académie française, et qui l'ont obtenue, je me suis avisé de me mettre sur les rangs; et pour devenir un de vos quarante babillards, je me suis proposé de faire l'apologie de quelques-unes des<614> campagnes de vos généraux dans la dernière guerre. L'ouvrage sera bientôt fait; je le dédie à la fatuité nationale, et par ce moyen je compte dans peu devenir votre confrère. En voilà assez pour cette fois; si vous voulez me faire bavarder davantage, c'est à vous à m'y provoquer par une nouvelle lettre. Sur ce, etc.

108. DE D'ALEMBERT.

Paris, 2 janvier 1772.



Sire,

Je crains que Votre Majesté ne me prenne tout au moins pour un procureur, ou pour quelque chose de pis, de prendre la liberté de lui envoyer tant de papiers joints à cette lettre. Mais avant d'exposer à V. M. l'objet de ces papiers, je dois commencer par un objet qui m'intéresse davantage sans comparaison; ce sont, Sire, les très-humbles remercîments que je dois à V. M. des vers charmants qu'elle m'a fait l'honneur de m'envoyer, et du plaisir extrême que m'a fait la lecture de ces vers. L'Épître à Sa Majesté la reine de Suède est pleine de philosophie, de sensibilité, et cependant de force contre les détracteurs des rois,614-a qu'il faut respecter lors même qu'ils s'égarent. Le poëme sur les confédérés est un ouvrage très-agréable, plein d'imagination, d'action, et surtout de gaîté, ce qui n'était pas facile en un si triste sujet. Il y a dans ce poëme, parmi plusieurs traits dignes d'être retenus, un vers sur lequel je prendrai la liberté de demander à V. M. un éclaircissement; la Saint-Barthélemy en tableau<615> chez l'évêque de Kiovie615-a est-elle une vérité historique, ou une fiction seulement vraisemblable et assortie aux sentiments du prélat, fiction semblable à celles que les poëtes se permettent? Je connais quelques philosophes qui ont pris en pitié ces pauvres confédérés, qu'ils croient bonnement ne combattre que pour la liberté de leur pays; s'ils savaient que le prélat, un de leurs chefs, a pour toute bibliothèque un tel tableau, je ne doute point qu'ils ne dissent alors, comme cet ami de la Brinvilliers615-b à qui on apprenait qu'elle avait empoisonné son père : Si cela est, j'en rabats beaucoup. Quoi qu'il en soit, je désire fort, Sire, et avec la plus grande impatience, de voir la suite de ce poëme; je prie V. M. de vouloir bien ne m'en pas priver; mais je désirerais surtout que le dernier chant eût pour titre : La paix donnée par Frédéric le Grand aux confédérés et aux dissidents, aux Turcs et aux Russes, à l'Europe et à l'Asie. V. M. ressemblerait à ce juge qui faisait venir devant lui les parties, commençait par se moquer de leur querelle, et finissait par les faire embrasser et les renvoyer contentes.

Voilà, Sire, ce que l'humanité espère de vous; cette besogne, toute difficile qu'elle est peut-être, l'est peut-être encore moins que le rétablissement de nos finances, délabrées par trente ans de guerres, de rapines et d'opérations ruineuses. Le délabrement n'est guère moindre dans notre pauvre république des lettres, et je suis bien fâché que V. M. ait raison dans les torts dont elle accuse mes confrères. Je voudrais que les réflexions si justes et si sages que V. M. me fait l'honneur de m'écrire à ce sujet fussent imprimées et affichées à la porte de tous les gens de lettres. J'ai tâché, du moins pour ce qui concerne mon petit individu, de conformer, autant que j'ai pu, ma conduite à des principes si vrais et si sûrs, et de mériter par là les bontés dont V. M. m'a honoré.

<616>Je viens maintenant, Sire, aux deux papiers ci-joints. Le premier, qui a pour titre : Histoire de madame Maldack,616-a sont les anecdotes vraies ou fausses que j'ai pu recueillir sur la prétendue veuve du czarowitz. Je crois sans peine que toute cette histoire est une imposture; mais V. M. ne sera peut-être pas fâchée de savoir ce qu'on a débité en France à ce sujet, pendant la vie et depuis la mort de cette femme. Ce mémoire m'a été donné par quelqu'un qui avait une maison de campagne dans le village où cette femme faisait son séjour; et peut-être la cour de Brunswic, qui avait la bonté de lui faire une petite pension, et la cour de Russie, seraient-elles un peu étonnées de l'histoire et des propos de cette aventurière.

L'autre mémoire, qui a pour titre : Article destiné à la gazette du Bas-Rhin, intéresse, Sire, une famille honnête et estimable à tous égards, dont je suis l'ami depuis longtemps. Il a plu à celui qui fait cette gazette à Clèves, dans les États de V. M., à ce corneur qui suit la Renommée, comme V. M. l'appelle très-plaisamment (bien entendu que ce corneur n'a qu'un cornet à bouquin), il a donc plu à ce folliculaire d'insérer dans son no 88 un article injurieux à cette famille, à l'occasion de la mort d'un parent, homme de mérite, qu'elle vient de perdre. Cette famille, Sire, implore les bontés de V. M., non pour faire punir ce malheureux, auquel elle pardonne, mais pour lui faire envoyer la rétractation ci-jointe, avec ordre de l'insérer au plus tôt dans sa gazette, sans y changer un seul mot, et avec défense de parler désormais ni en bien ni en mal de cette famille et de ce qui lui appartient. Comme elle sait les bontés dont V. M. m'honore, elle m'a prié de faire parvenir ses prières aux pieds de V. M., et je m'en acquitte, Sire, avec d'autant plus d'empressement et de zèle, que je mets le plus vif intérêt à l'obliger. Je supplie donc très-humblement V. M., et avec la plus grande instance, de vouloir bien donner ses ordres pour la satisfaction de cette honnête et respectable famille.

<617>Il ne me reste que l'espace nécessaire pour prier V. M. de me faire dire si l'Histoire germanique de Pline se trouve à Magdebourg, ce que je ne crois pas plus qu'elle, et de souhaiter que l'année où nous entrons soit pour V. M. aussi glorieuse que les précédentes. Elle ne fera, s'il est possible, qu'ajouter encore aux sentiments de profond respect et d'éternelle reconnaissance avec lesquels je suis, etc.

109. A D'ALEMBERT.

26 janvier 1772.

Je vois par votre réponse qu'il y a beaucoup d'objets qui gagnent à être vus de loin. La confédération de Pologne pourrait bien être de ce nombre. Nous qui sommes les voisins de cette nation agreste, nous qui connaissons les individus et les chefs du parti, nous ne les croyons dignes que de sifflets. Cette confédération s'est formée par le fanatisme; tous les chefs en sont divisés, chacun a ses vues et ses projets différents; ils agissent avec imprudence, combattent avec couardise, et ne sont capables que du genre de crimes que des lâches peuvent commettre. Si j'avais un évêque Turpin617-a ou un abbé Trithème à ma disposition, je le citerais volontiers; mais comme personne ne sait écrire en Pologne, je suis réduit à être moi-même le garant des faits que j'annonce dans ce poëme. Or, comme ce n'est point une démonstration géométrique, il m'a paru que j'avais la licence de me livrer à mon imagination. Je ne vous réponds pas que l'évêque de Kiovie ait réellement en sa résidence le tableau de la<618> Saint-Barthélemy; mais il pourrait l'avoir. Henri III avait assisté à cette sainte boucherie; il peut l'avoir fait peindre, et avoir donné le tableau à l'évéque de Kiovie d'alors, comme un témoignage de son orthodoxie, et cet évêque peut l'avoir laissé à celui d'à présent, qui ne demanderait pas mieux, s'il en avait le pouvoir, que de renouveler un pareil massacre dans sa patrie. Vous avez vu, par l'attentat que ces misérables avaient projeté contre leur roi, de quoi leur esprit de vertige les rend capables. La cause de leur haine contre ce prince est qu'il n'est pas assez riche pour leur donner des pensions au gré de leur cupidité; ils aimeraient mieux un prince étranger qui pût fournir de son domaine à leurs profusions. Je plains les philosophes qui s'intéressent à ce peuple méprisable à tous égards. On ne peut les excuser qu'en considération de leur ignorance. La Pologne n'a point de lois, elle ne jouit pas de ce qu'on appelle liberté; mais le gouvernement a dégénéré en une anarchie licencieuse; les seigneurs y exercent la plus cruelle tyrannie sur leurs esclaves. En un mot, c'est de tous les gouvernements de l'Europe, si vous en exceptez les Turcs, le plus mauvais. J'insère dans cette lettre deux chants du même poëme, qui auront toujours quelque mérite, s'ils servent à dissiper les vapeurs de ceux qui les liront.

Vous vous imaginez qu'on fait aussi facilement une paix entre des puissances ennemies que de mauvais vers; cependant j'entreprendrais plutôt de mettre toute l'histoire des Juifs en madrigaux618-a que d'inspirer les mêmes sentiments à trois souverains, entre lesquels il faut compter deux femmes. Quoi qu'il en soit, je ne me décourage pas, et il n'y aura pas de ma faute si cette paix ne se conclut pas aussi vite que je le désire. Quand la maison de notre voisin brûle, il faut éteindre le feu, pour qu'il ne gagne pas la nôtre. Voilà comme agit le quinzième des Louis. Sans ses soins infinis, déjà l'Espagne et l'Angleterre se battraient dans les quatre parties du monde connu; chaque<619> année qu'il prolonge la paix doit rétablir ses finances. Un royaume comme la France est inépuisable en ressources, et il faut être bien maladroit, avec quatre cents millions de livres de revenus, pour ne pouvoir pas payer ses dettes. Vos Académies vont s'enrichir, et vos académiciens rouler sur l'or.

Pour le pauvre Helvétius, il ne roulera sur rien; j'ai appris sa mort619-a avec une peine infinie; son caractère m'a paru admirable. On eût peut-être désiré qu'il eût moins consulté son esprit que son cœur. Je crois qu'il paraîtra de lui des œuvres posthumes; une rumeur se répand qu'il y a un poëme de lui sur le Bonheur, dont on dit du bien; si on l'imprime, je l'aurai. L'ouvrage de Pline qu'on a prétendu être à Magdebourg ne s'est point trouvé; on dit que le manuscrit est à Augsbourg, mais ce ne sont que des discours vagues; il est apparent que ce Pline n'existe nulle part. L'histoire de madame de Maldack, soi-disant czarowitzine, n'est pas plus vraie. Cette personne a été, ce me semble, fille de garde-robe de la princesse dont elle a pris le nom. Son histoire est un tissu de faussetés. Jamais la comtesse Königsmarck n'a mis le pied en Russie; le comte de Saxe n'avait jamais vu la femme du czarowitz; donc il ne pouvait pas la reconnaître dans madame de Maldack. Observez surtout que si une princesse, comme elle prétendait l'être, s'était sauvée comme par miracle de la Russie, elle aurait cherché un asile naturel dans le sein de sa famille, et ne ferait pas l'aventurière comme la créature dont vous parlez. Elle peut avoir eu quelque ressemblance avec sa maîtresse; c'est sur quoi elle a fondé son imposture, pour avoir quelque considération; mais elle s'est bien gardée de paraître à Brunswic, parce que la czarowitzine était trop connue de sa famille pour qu'on pût abuser tous ses parents par une ressemblance vague et par des propos qui auraient décelé la friponnerie.

Vous me chargez d'une autre commission plus embarrassante<620> pour moi, d'autant plus que je ne suis ni correcteur d'imprimerie, ni censeur de gazettes. Je crois que la famille de Loyseau de Mauléon a été à l'école chez Le Franc de Pompignan;620-a elle suppose toute l'Europe les yeux fixés sur elle, et l'univers uniquement occupé de cette famille. Pour moi, qui vis en Allemagne, et qui sais ce qui se passe, je puis assurer avec honneur à la famille de Mauléon qu'un très-petit nombre de personnes sait qu'elle existe, et que ceux qui la connaissent le mieux sont peut-être une quarantaine de personnes qui ont lu un factum fait par cet avocat en faveur de Calas. Je puis vous protester que personne ne s'oppose en Allemagne à la noblesse de cette famille; qu'il est très-indifférent à la diète de Ratisbonne que cet avocat soit mort d'un polype au cœur ou d'un crachement de sang, que la duchesse d'Orléans ait consulté son père ou non; et qu'enfin tous les avocats de Paris, la cour des aides, la Tournelle, la grand'chambre, les présidents à mortier et le chancelier peuvent vivre et mourir comme bon leur semble; on promet même de l'ignorer en Allemagne. Pour le gazetier du Bas-Rhin, la famille de Mauléon trouvera bon qu'il ne soit point inquiété, vu que, sans la liberté d'écrire, les esprits restent dans les ténèbres, et que tous les encyclopédistes (dont je suis disciple zélé), en se récriant contre toute censure, insistent sur ce que la presse soit libre, et que chacun puisse écrire ce que lui dicte sa façon de penser. Faites prendre ceci comme une poudre tempérante à la famille de l'avocat; elle donne quelques symptômes de fièvre chaude, qu'il sera bon de prévenir par des saignées et de fréquentes émulsions. Que de personnes, mon bon d'Alembert, qui ne voient les objets qu'à travers ces grandes lunettes avec lesquelles on observe les satellites de Saturne! Il faudrait mettre leurs yeux pour quelque temps au régime du microscope, pour leur apprendre à mieux apprécier les grandeurs des figures,<621> et, s'il se pouvait, la leur propre; mais je n'en ai que trop dit aujourd'hui. Sur ce, etc.

110. DE D'ALEMBERT.

Paris, 3 mars 1772.



Sire,

La lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire, en date du 26 janvier dernier, ne m'est parvenue que le 21 du mois dernier, la malheureuse goutte dont V. M. a été attaquée ne lui ayant permis de signer cette lettre qu'au bout de trois semaines. J'aurais eu l'honneur d'y répondre sur-le-champ, si, dans le temps où j'ai eu le bonheur de la recevoir, je n'avais été attaqué moi-même d'une espèce de goutte à la tête, ou, pour parler plus proprement, d'un rhumatisme dans cette partie, qui m'interdisait et le sommeil, et la plus légère application.

Les vers charmants que V. M. a eu la bonté de m'envoyer n'étaient pas propres, Sire, à guérir mon insomnie; ces deux nouveaux chants me paraissent ne céder en rien aux deux précédents. J'ai été surtout charmé de la peinture de l'Église catholique dans le troisième, et de l'alliance qui en résulte des très-catholiques confédérés avec le très-chrétien Mustapha. Dans le quatrième, la délivrance que la sainte Vierge Marie procure aux confédérés assiégés en s'adressant à son fils est une imagination vraiment plaisante et poétique. Mais ce qui me plaît surtout de cet ouvrage, Sire, c'est que nulle part l'imagination n'y fait rien perdre à la raison, que jamais elles n'ont été si bonnes amies, et que V. M. sait partout mêler, suivant le précepte<622> d'Horace, utile dulci,622-a l'utile à l'agréable. A l'égard des confédérés, je ne sais ce que mes confrères les philosophes en pensent; je crois bien qu'ils pourraient avoir gagné à n'être vus que de loin. Mais si ces confédérés se plaignent, à tort ou à droit, d'être opprimés par la Russie, j'entends, d'un autre côté, cent mille paysans et davantage, qui se plaignent ou qui peuvent se plaindre, non à tort, mais à très-grand droit, d'être opprimés de temps immémorial par ces mêmes confédérés; et tant que ces derniers seront oppresseurs, je ne verrai dans leurs ennemis qu'un maître qui rend à son valet de chambre les coups de bâton que celui-ci donne aux laquais. C'est à peu près le tableau que je me fais de l'état actuel de la Pologne, et je ne suis nullement surpris que V. M. travaille à empêcher, si elle le peut, que la guerre ne s'y allume encore davantage, et que les maux de l'humanité, déjà si accumulés dans ce malheureux pays, ne s'y entassent encore par de nouvelles dévastations. Ce projet et ces vues sont bien dignes de l'âme de V. M.; je sais plus, je sais qu'elle a fait proposer à une grande puissance de l'Europe de se rendre médiatrice, et je désirerais vivement, pour mille raisons, que les vœux si respectables de V. M. pussent être remplis à cet égard. Mais je n'entre point, comme de raison, dans le conseil et les desseins des rois, et je me contente de prier à la porte de leurs palais que la sagesse et l'amour de l'humanité y président, et règnent avec eux. S'il y a pour les mânes des sages un lieu de retraite, je ne doute pas que le pauvre Helvétius, quelque part qu'il soit, ne fasse des vœux semblables à ceux de V. M. et aux miens pour la paix et le bonheur de la malheureuse espèce humaine. J'ai vivement regretté ce digne, aimable et vertueux philosophe; à toutes les qualités respectables qui me le rendaient cher il en joignait une qui m'attachait encore particulièrement à lui; c'étaient les sentiments de respect et d'admiration dont il était rempli pour V. M. Combien de fois elle a fait le sujet de nos<623> entretiens! combien nos cœurs s'échauffaient et s'attendrissaient mutuellement en parlant d'elle! combien de fois nous nous plaisions à répéter les obligations de toute espèce que lui ont en ce malheureux temps les lettres et la philosophie!

Je m'attendais bien, Sire, que l'histoire du prétendu ouvrage de Pline encore existant était une chimère, et je ne doute pas qu'il n'en soit de même de la fille de garde-robe qui a pris le nom de sa maîtresse, la femme du czarowitz. Je n'insiste pas non plus sur ce qui concerne la famille de Mauléon, et je respecte la manière de penser de V. M. à ce sujet. J'aimerais pourtant mieux que, au lieu de persifler les pauvres encyclopédistes sur leurs vœux réels ou prétendus pour la liberté de la presse, elle eût bien voulu m'éclairer sur cette grande question, et me dire ce qu'elle en pense. Pour l'y engager, j'oserais presque hasarder avec elle quelques réflexions sur ce sujet. Je ne sais pas si cette liberté doit être accordée; mais je pense que si on l'accorde, elle doit être sans limites et indéfinie; car pourquoi serait-il plus permis d'insulter un citoyen honnête, de lui dire qu'il est un fripon ou, si l'on veut, qu'il est le fils d'un laquais, que de dire à un homme en place qu'il est un voleur, un oppresseur ou un imbécile? En un mot, si la satire personnelle est permise, ce que je ne crois pas devoir être, je ne vois pas pourquoi on la restreindrait aux faibles et aux petits, et pourquoi les forts et les grands n'en auraient pas leur part comme les autres. Mais je crois que dans tout État bien policé, monarchique ou républicain, cette sorte de satire devrait être interdite, depuis les rangs les plus élevés de la société jusqu'aux moindres, parce qu'enfin tous les citoyens ont droit également à la protection de la société et à la conservation de l'existence morale que la satire leur ôte, ou veut leur ôter. A l'égard des ouvrages de toute espèce, littérature, philosophie, matières même de gouvernement et d'administration, je pense que la liberté d'écrire sur ces sujets, de critiquer même, doit être pleine et entière, pourvu néan<624>moins, Sire, que la satire en soit bannie, parce que, encore une fois, le but de la liberté de la presse doit être d'éclairer, et non d'offenser. Mais il est temps de réprimer moi-même la liberté de ma plume, en désirant à V. M. une pleine délivrance et de la goutte, et de la guerre, et en lui renouvelant les assurances des sentiments d'admiration, de reconnaissance éternelle et du plus profond respect avec lesquels je suis, etc.

111. A D'ALEMBERT.

7 avril 1772.

Je ne sais par quel hasard il se rencontre toujours des obstacles quand il s'agit de répondre à vos lettres. Tantôt la goutte me tenait garrotté sur le grabat; ensuite c'était le séjour de la reine douairière de Suède et de la duchesse de Brunswic qui m'ont empêché de vous écrire. Vous n'y perdez pas grand' chose; au contraire, vous y gagnez de n'être pas assommé d'un fatras de mauvais vers. Voici encore un chant de ce poëme, que je vous envoie; j'espère que, rempli d'une vertu narcotique, il vous tiendra lieu des pavots que Morphée vous refuse. Nous autres Allemands, comme l'a très-bien dit le bon père Bouhours, nous ne sommes guère propres à la poésie, encore moins au poëme épique. Nous n'avons que l'instinct grossier du bon sens, et notre Pégase n'a point d'ailes. Je pourrais vous dire ce que van Haaren624-a répondit à Voltaire, qui le louait sur son poëme<625> de Léonidas : « Mes vers sont bons, dit-il, car je n'ai point d'imagination. »

On dit que le bon Helvétius a laissé dans ses papiers un poëme sur le Bonheur. Je VOUS prie de me dire ce qui en est; j'avoue que je serais curieux de l'avoir, si ce n'est être trop indiscret que de le demander. J'ai bien regretté ce vrai philosophe, qui a donné des marques d'un parfait désintéressement, et dont le cœur était aussi pur que l'esprit facile à s'égarer; mais les philosophes ne sont pas moins sujets aux lois éternelles que les autres hommes, qui, sages et fous, grands et petits, sont obligés de payer ce tribut à la nature, ou plutôt de lui restituer ce qu'elle leur avait prêté pour un temps. Il est très-probable que le bon Helvétius ne lit plus les gazettes, ni les Nouvelles ecclésiastiques, et qu'ainsi il ne s'embarrasse guère des confédérés ni des Turcs; cependant, si quelque nouvelliste de Paris envoie des nouvelles dans le pays où il est, il pourra lui apprendre que tous ces troubles vont s'apaiser, et qu'une paix générale va fermer les plaies que les calamités passées avaient ouvertes; et le sort des confédérés sera sans doute d'être cocus, battus, et contents.625-a Il n'y aura que les gazetiers de mécontents de la fin de cette guerre; elle mettra fin à leur bavardage sur les conjectures qu'ils font au hasard, et sur les fausses nouvelles qu'ils débitent pour les révoquer l'ordinaire suivant. Voilà ma confession de foi sur les gazetiers, pour répondre à ce que vous me demandez. Mais si vous voulez savoir ce que je pense de la liberté de la presse, et des ouvrages satiriques qui en sont une suite inévitable, je vous avouerai (sans vouloir cependant choquer messieurs les encyclopédistes, que je respecte) que, connaissant les hommes pour m'être assez longtemps occupé d'eux, je suis très-persuadé qu'ils ont besoin de remèdes réprimants, et qu'ils abuseront toujours de toute liberté dont ils jouiront, de sorte qu'il faut, en<626> fait de livres, que leurs ouvrages soient assujettis à l'examen, non pas fait à la rigueur, mais tel cependant qu'il supprime tout ce qui se trouve de contraire à la tranquillité publique, comme au bien de la société, à laquelle la satire est contraire. Mais en même temps je ne vous dissimule pas que je trouve bien fade à la famille d'un petit avocat de se formaliser sur une généalogie mal faite; au contraire, votre avocat ou ses parents devraient se réjouir de ce que Loyseau de Mauléon se trouve dans le cas de grands hommes dont on a donné également une généalogie peu exacte. Si cependant il s'agit de contenter cette famille éplorée, nous trouverons ici, en Allemagne, des érudits qui feront descendre défunt l'avocat en droite ligne des anciens rois de Léon et de Castille, et j'ose assurer que le Courrier du Bas-Rhin insérera cette belle découverte dans ses feuilles. Voilà tout ce que je puis opérer pour la conciliation de ces deux illustres parties; j'en tirerai vanité, et je mettrai dans mes mémoires que, ayant contribué à pacifier les troubles de la Pologne et de la Turquie, j'avais été encore assez favorisé de la fortune pour réussir à rétablir la paix entre les Mauléon et le Courrier du Bas-Rhin. Tenez, mon cher Anaxagoras, après ceci j'espère que votre philosophie sera contente de la mienne. Je travaille, autant qu'il est en moi, à concilier les esprits; je propose des expédients, et j'espère que la famille de Mauléon ne sera pas plus intraitable que le Grand Seigneur et son divan. Muni de mes pleins pouvoirs, vous pouvez signer cet acte important pour le bien de l'Europe, et rendre par là au Courrier du Bas-Rhin la tranquillité et la liberté d'esprit qu'il lui faut pour débiter ses balivernes.

Il ne me reste, après avoir parlé d'aussi grands intérêts, qu'à faire des vœux pour votre conservation, à vous faire souvenir du petit troupeau de philosophes établi aux bords de la Baltique, et à vous assurer de mon estime; sur quoi je prie Dieu, etc.

<627>

112. DE D'ALEMBERT.

Paris, 16 mai 1772.



Sire,

Permettez-moi de commencer cette lettre par le compliment que je crois devoir à V. M. sur les succès d'un savant que ses bontés ont fait connaître à l'Europe, succès dont la gloire rejaillit sur votre Académie, dans laquelle vous avez bien voulu lui donner une place distinguée. M. de la Grange vient de remporter, pour la quatrième ou cinquième fois, le prix de notre Académie des sciences, avec les plus grands éloges et les mieux mérités; et je crois pouvoir annoncer d'avance à V. M. qu'il sera élu dans peu de jours associé étranger de notre Académie. Ces places sont très-honorables, parce qu'elles sont en petit nombre, fort recherchées, occupées par les savants les plus célèbres de l'Europe, qui ne les ont obtenues que dans leur vieillesse, au lieu que M. de la Grange n'a pas, je crois, trente-cinq ans. Je me félicite tous les jours de plus en plus, Sire, d'avoir procuré à votre Académie un philosophe aussi estimable par ses rares talents, par ses connaissances profondes, et par son caractère de sagesse et de désintéressement. Je ne doute point que V. M. ne veuille bien lui témoigner sa satisfaction. Cette espérance est fondée et sur l'estime que V. M. veut bien avoir pour lui, comme elle m'a fait l'honneur de me le dire plus d'une fois, et sur le beau discours qu'elle vient de faire lire à son Académie,627-a et qu'elle a eu la bonté de m'envoyer. J'avais déjà lu, Sire, cet excellent discours dans la gazette de littérature qui s'imprime aux Deux-Ponts, et j'avais admiré la saine philosophie qui y règne, les vues justes et dignes d'un grand roi qu'il présente, l'éloquence avec laquelle il est écrit, et la force avec laquelle V. M.<628> foudroie les charlatans sacrés et profanes, ces maîtres d'erreurs payés pour abrutir la nature humaine, et les détracteurs des sciences,628-a autre espèce de charlatans non moins dangereux, et hypocrites d'une autre espèce, aussi méprisables que les premiers.

Je n'ai pas lu avec moins de plaisir et d'admiration le cinquième chant du poëme contre les confédérés. Je devrais peut-être néanmoins demander merci à V. M. pour les pauvres Velches mes compatriotes, dont elle célèbre si plaisamment la gloire et les exploits à Rossbach, à Créfeld, et ailleurs.628-b Mais, Sire, la part qui me revient de cette gloire ou de cette honte est si petite, que je ne cours pas après, et que j'en fais les honneurs à qui voudra. Comme je n'ai pas l'avantage ou le malheur d'être ni ministre, ni général, je les laisse jouir en paix de ce qu'ils font; je ne prétends rien ni aux lauriers qu'ils cueillent, ni aux coups d'étrivières qu'ils reçoivent; et quelque chose qui leur arrive, je ne leur dirai jamais : J'en retiens part, comme disent les mendiants aux gueux de leur espèce qui trouvent et ramassent quelques guenilles dans la rue.

Au reste, j'avouerai, Sire, que le plaisir que me donnent vos vers et votre prose, quelque grand qu'il soit, n'est pas plus vif que celui que je ressens à un article de la lettre que V. M. m'a fait l'honneur de m'écrire. Elle m'y annonce la paix comme prochaine. Toute l'Europe en fait l'honneur à V. M., et cette circonstance de sa vie n'en sera pas la moins glorieuse.

Le poëme du pauvre Helvétius sur le Bonheur est resté imparfait à sa mort. Cependant on assure qu'il sera imprimé, même dans cet état d'imperfection. On dit même qu'il est actuellement sous presse en Hollande; V. M. pourra aisément en savoir la vérité.

Depuis un mois, j'ai acquis, Sire, une dignité nouvelle, celle de secrétaire de l'Académie française; cette place demande plus d'assi<629>duité que de travail; les émoluments en sont d'ailleurs très-peu de chose, et j'ajoute, les dégoûts et les désagréments assez grands dans les circonstances présentes, où la littérature est plus opprimée et plus persécutée parmi nous que jamais.

Je ne ferai point à V. M. le détail des traverses de tout genre que la philosophie et les lettres essuient; ce détail ne ferait que l'affliger, puisqu'elle ne peut y apporter de remède; elle se contente de protéger dans ses États les sciences et les arts, de gémir sur le sort qu'ils éprouvent ailleurs, et d'encourager par ses leçons et par son exemple ceux qui les cultivent. Au reste, pourquoi les sages se plaindraient-ils de leur sort? Ils liront le beau morceau qui commence le cinquième chant de votre poëme, sur le malheur commun à tous les états; ils jetteront les yeux sur tout ce qui les environne, et ils répéteront ce beau vers de V. M. :

C'est même joie, ou ce sont mêmes pleurs.629-a

Je suis avec tous les sentiments de profond respect, de reconnaissance et d'admiration qui ne finiront qu'avec ma vie, etc.

113. DU MÊME.

Paris, 1er juin 1772.



Sire,

Un jeune militaire plein d'ardeur, d'esprit et de connaissances, nommé M. de Guibert, désire de mettre aux pieds de V. M. l'hommage que lui doivent tous les militaires et tous les philosophes. Il<630> prie V. M. de vouloir bien recevoir l'ouvrage qui est joint ici,630-a et dont il est l'auteur; et comme il connaît les bontés dont V. M. m'honore, il m'a prié de lui faire parvenir son livre et son profond respect.

Quintilien dit qu'on doit juger du progrès qu'on a fait dans l'éloquence, par le plaisir qu'on prend à la lecture de Cicéron.630-b Si on doit juger par une règle semblable des progrès qu'on a faits dans l'art militaire, j'ai lieu de croire, Sire, que M. de Guibert en a fait de grands, par l'admiration profonde dont il est pénétré pour le génie que V. M. a su porter dans cet art nécessaire et funeste. C'est au César de notre siècle à en juger. S'il juge l'ouvrage digne de quelque estime, l'auteur serait infiniment flatté du témoignage que César voudrait bien lui en donner; ce serait la plus noble récompense de son travail.

L'Académie des sciences de Paris a élu pour associé étranger M. de la Grange, comme j'ai eu l'honneur de l'annoncer à V. M.; il a dû l'unanimité des suffrages à son mérite supérieur, et en même temps à l'assurance que j'ai donnée à mes confrères qu'ils feraient une chose agréable à V. M., dont le nom est si cher et si précieux aux sciences par la protection qu'elle leur accorde et les lumières qu'elle y répand.

L'Europe espère, Sire, que V. M. ne se contentera pas de l'éclairer, qu'elle va encore la pacifier. Comme je ne doute point qu'elle n'ait une grande influence dans le traité entre la Porte et la Russie, je prends la liberté de lui recommander toujours un point que je ne cesse point d'avoir à cœur : c'est d'obtenir du sultan Mustapha la réédification du temple de Jérusalem, pour l'embarras de la Sorbonne et le menu plaisir de la philosophie. Mais ce que je désire encore plus, c'est que l'être, quel qu'il soit, qui préside à l'univers con<631>serve longtemps V. M. pour l'avantage de cette pauvre philosophie, persécutée ou vilipendée presque partout ailleurs que dans vos États.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

114. A D'ALEMBERT.

30 juin 1772.

Je commence par vous féliciter de votre nouvelle dignité académique, qui montre que le mérite est encore récompensé en France, et qu'on sait discerner ceux dont les grands talents sont dignes de récompense. Vous savez que tout ce qu'Apollon promet à ses nourrissons se borne à quelques feuilles de laurier et à de l'encens. Vous en jouissez à présent dans la plus célèbre académie de l'Europe, et de là vous distribuez des brevets de grands hommes à ceux qui se distinguent parmi les nations étrangères. Je suis bien aise que notre la Grange soit de ce nombre. Je suis trop ignorant en géométrie pour juger de son mérite scientifique; mais je suis assez éclairé pour rendre justice à son caractère plein de douceur et à sa modestie.

L'approbation que vous donnez au petit discours académique lu en présence de la reine de Suède me le rend supportable, car au fond cette matière est usée; tout le monde devine ce qu'on peut dire sur un pareil sujet; il ne me restait que de présenter ce tableau sous un autre point de vue, et relativement au bien d'un État. Mes succès surpasseraient mes espérances, si ce morceau pouvait réveiller dans l'esprit des lecteurs l'amour des sciences et le goût des beaux-arts; mais je ne m'attends pas à de tels miracles. Pourvu que ce goût prenne chez nous, comme je fais tous mes efforts pour le répandre,<632> cela doit me suffire; car les sciences voyagent. Elles ont été en Grèce, en Italie, en France, en Angleterre; pourquoi ne se fixeraient-elles pas pour un temps en Prusse? Il faut s'en flatter, et l'idée seule de cet événement me réjouit.

Savez-vous bien que vous venez de m'enorgueillir? Quoi! un des quarante de l'Académie française cite mes vers tudesques! Je commence à me croire poëte, et dès que cette paix dont vous voulez me faire l'honneur sera conclue, vous aurez le sixième chant. J'ai fait écrire en Hollande pour avoir ce qu'on imprime des Œuvres posthumes du pauvre Helvétius; mais je n'ai point encore de réponse; apparemment que l'impression n'en est pas tout à fait achevée. C'était un si honnête homme, que je relirai avec plaisir ses ouvrages. J'aurai dans peu de jours grande compagnie. La reine de Suède vient ici avec une grande partie de la famille. Je lui donne Phèdre et Mahomet. Les acteurs qui joueront ces pièces ne font que d'arriver; ainsi je ne saurais juger de leurs talents. A propos, nous venons de perdre Toussaint;632-a il me faut un bon rhétoricien à sa place. J'ai pensé à ce Delille,632-b traducteur de Virgile; je vous prie de lui en faire la proposition; il serait en même temps membre de notre Académie, avec les émoluments. En cas qu'il refuse, je vous prie de me proposer quelque autre sujet de mérite, et qui pût figurer pour les belles-lettres dans notre Académie. Voilà des commissions; mais qui est plus capable de les remplir que vous? Ainsi j'espère que vous voudrez bien vous en charger.

Sur ce, etc.

<633>

115. AU MÊME.

Le 23 juillet 1772.

Je ne m'attendais pas à recevoir un ouvrage de tactique des mains d'un philosophe encyclopédiste; c'est comme si le pape m'adressait un ouvrage sur la tolérance. Je n'ai pas lu en entier le livre du jeune militaire; mais en jetant les yeux sur la préface, j'y ai trouvé des choses qui méritent sûrement d'être corrigées pour rendre hommage à la vérité. Le jeune auteur avance inconsidérément que les Prussiens ne sont pas braves; et c'est cependant à leur valeur que j'ai dû tous les succès que j'ai eus à la guerre. Ce jeune homme devrait avoir compris que, quelque adresse et quelque dextérité qu'aient les troupes, elles ne battront jamais l'ennemi qu'en le dépostant du terrain où il se trouve; et cela ne peut s'exécuter que par des hommes braves et déterminés. Ce passage, digne de censure, devrait être effacé, car en parcourant les titres des chapitres, j'ai vu que c'est l'ouvrage d'un génie qui travaille à s'éclairer et à éclairer les autres, et qui n'attend que les occasions pour se distinguer.633-a Vous aurez la complaisance d'avaler ce petit détail d'une profession que vous n'aimez pas, sous l'abri de laquelle cependant toutes les autres s'exercent.

Vous me faites bien de l'honneur de m'attribuer un si grand crédit auprès de Mustapha; il n'a pas été difficile de lui inspirer des sentiments pacifiques, parce qu'il n'avait plus les moyens de continuer la guerre, et qu'il risquait, en la prolongeant encore, le bouleversement entier de son empire. Je vous réponds d'avance que les abîmes de la terre ne s'ouvriront pas pour vomir des flammes et consumer les ouvriers qui rebâtiront le temple de Jérusalem. Mustapha n'a point assez de fonds, après les énormes dépenses qu'il a faites dans cette guerre, pour se charger d'une pareille entreprise. Les juifs de<634> Constantinople ne sont pas assez riches pour l'entreprendre; il faudrait, pour y réussir, que les encyclopédistes fissent une quête dans tout l'univers, et imposassent une taxe aux francs penseurs; et de cet argent nous élèverions cet édifice, en bravant les flammes. Cependant ne pensez pas que ce temple édifié démontât messieurs de la Sorbonne; ils se jetteraient dans des distinctions, dans des sophismes, et ils trouveraient le moyen de persuader qu'on n'a pas bâti ce temple sur la place où il fut autrefois; ils feraient à Paris des cartes de Jérusalem sans y avoir jamais été, et démontreraient aux dévots que Dieu, par un miracle, abusant les incrédules, leur aurait si bien fasciné les yeux, qu'ils auraient pris pour fonder un édifice un terrain tout opposé à celui du temple de Salomon. Des cagots qui veulent toujours avoir raison, qui ne respectent pas la vérité, et qui sont dans l'usage de mentir impunément, ne demeurent jamais sans réplique. Mais ces bons messieurs sont si fort vilipendés, si décrédités dans l'esprit des penseurs, qu'on ne saurait les avilir plus qu'ils ne le sont déjà. Laissons donc au docteur Tamponnet,634-a au docteur Riballier,634-b aux Garasse634-c modernes le faible argument d'Ammien Marcellin634-d pour étayer leur vieux palais magique qui s'écroule.

Ce sont les philosophes, ces âmes divines nées de la raison universelle, qui, en apprenant à penser aux hommes, ont enfin nettoyé leur esprit des contes de Peau-d'âne et de Barbe-bleue si longtemps consacrés par des fripons en soutane. Voilà pourquoi j'aime ces philosophes, et pourquoi tout homme sensé devrait leur ériger des autels; j'en dédie un petit à l'Anaxagoras de l'Encyclopédie, et je lui dis :<635> Mon bon sens bénit ta raison supérieure, qui dérouille les ressorts engourdis de l'entendement des hommes, et qui leur apprend à examiner, à combiner, à se défier d'eux-mêmes, et à ne croire que des faits constatés par l'expérience. J'adresse ensuite une petite prière au génie heureux de la France, et je lui dis : O génie! si tu protéges l'empire gaulois, veille sur les jours d'Anaxagoras; c'est le seul grand homme qui lui reste; ne permets pas que la mort, de sa faux tranchante, le moissonne au milieu de sa course; raffermis sa santé, et qu'il voie autour de lui s'élever des rejetons de sa science capables de le remplacer un jour! Sur ce, etc.

116. DE D'ALEMBERT.

Paris, 14 août 1772.



Sire,

Je n'ai rien négligé pour répondre à la confiance dont Votre Majesté a bien voulu m'honorer en me chargeant de choisir un professeur de rhétorique et de logique pour son Académie des gentils-hommes. Après les informations et les perquisitions les plus exactes, je crois y avoir réussi, et j'ai l'honneur d'envoyer ce professeur à V. M. Je crois pouvoir lui répondre de sa capacité, de son caractère et de sa conduite. J'écris sur ce sujet plus en détail à M. de Catt, qui en instruira V. M.

Ce n'est point, Sire, comme philosophe encyclopédiste que j'ai pris la liberté d'envoyer à V. M. l'Essai de tactique de M. Guibert; c'est comme admirateur, avec toute l'Europe, des grands et rares talents militaires de V. M. que j'ai cru devoir lui faire connaître un<636> ouvrage où l'on rend à ses sublimes talents les hommages qu'ils méritent, un ouvrage dont V. M. est le meilleur juge que l'auteur puisse désirer, et celui dont le suffrage peut être le plus honorable et le plus flatteur pour lui. Ce suffrage, Sire, pourrait, en cas de besoin, être mis dans la balance contre celui de tout le reste de l'Europe, comme Lucain y a mis le suffrage de Caton contre celui des dieux.636-a Je vois avec peine que V. M. n'a pas été contente d'un endroit du discours préliminaire où elle a cru voir que les Prussiens étaient accusés de manquer de bravoure. Je n'ai point l'ouvrage sous les yeux pour justifier l'auteur, qui vient d'ailleurs de partir pour un voyage de quelques mois, et à qui je ne puis demander raison de ce reproche. Mais je suis bien sûr au moins que son intention n'a point du tout été de reprocher le défaut de courage à des troupes qui ont gagné au moins douze batailles. Je suis persuadé qu'il a voulu dire seulement que les Prussiens n'auraient pas eu tant de succès, s'ils n'eussent été que braves, et s'ils n'eussent eu à leur tête un général aussi consommé dans les manœuvres militaires, devenues aujourd'hui plus nécessaires que jamais; et cette assertion, bien loin d'être un reproche, me paraît au contraire un nouvel éloge et de ces braves troupes, et surtout du héros qui les commande. Voilà, Sire, ce que ma philosophie encyclopédiste croit pouvoir répondre à V. M. pour justifier un jeune militaire dont je connais toute l'admiration pour elle, et toute l'estime qu'il fait de ses troupes. Je ne serai pas aussi empressé à me justifier moi-même de ce que V. M. ajoute, que je n'aime pas la guerre; et comment pourrais-je m'en justifier auprès d'un prince philosophe qui a si bien peint dans ses ouvrages les maux que la guerre fait à l'humanité, qui ne l'a jamais entreprise que forcé par les circonstances, qui, depuis quatre à cinq ans, ne paraît occupé qu'à l'éviter, et qui s'est conduit, pour y parvenir, avec une sagesse<637> et une habileté dont toute l'Europe parle en ce moment avec admiration?

Je ne doute point que Mustapha ne fasse le mieux du monde de se conformer aux sentiments pacifiques que V. M. lui a inspirés, nouvelle preuve qu'elle n'aime pas la guerre plus que moi. Mais je ne serai point content que V. M. ne lui ait fait dire au moins un petit mot du temple de Jérusalem. Cette réédification, Sire, est ma folie, comme la destruction de la religion chrétienne est celle du Patriarche de Ferney. Je sais bien que si la Sorbonne voyait ce temple debout, elle trouverait moyen d'éluder la prophétie; elle a répondu, Dieu merci, à des objections tout aussi pressantes. Mais j'ai cependant encore assez bonne opinion d'elle pour présumer que, au moins dans les premiers moments de l'objection, elle aurait quelque petit embarras; et je désirerais fort que Mustapha eût l'esprit de lui jouer ce petit tour de page; après quoi nous irions à la messe comme à l'ordinaire, en riant seulement un peu plus de ceux qui la diraient.

Je ne sais si V. M. osera faire part aux Russes, ses chers alliés, d'un petit malheur qui vient d'arriver, aux eaux de Spa, à quelqu'un de leurs compatriotes. Il avait, dit-on, passé quelques mois à Paris, où il avait appris à s'habiller avec élégance. Il a donc fait faire un habit du vert le plus élégant du monde; un cheval qui l'a vu habillé de la sorte a pris le tout pour une botte de foin, et l'a mordu si vivement à l'épaule, que le pauvre habillé de vert en est sérieusement malade. Je crois que l'infanterie russe est habillée de vert; cet événement, Sire, ne serait-il pas une bonne raison pour lui faire changer d'uniforme?

Hélas! Sire, je ris, et je n'en ai pas trop d'envie; car si les chevaux de Spa prennent les Russes pour des bottes de foin bonnes au moins à manger, les inquisiteurs de France prennent les philosophes pour des bottes de foin qui ne sont bonnes qu'à brûler. Je suis dégoûté d'écrire, et malgré le peu de cas que V. M. fait de la géométrie, je<638> me réfugierais dans cet asile, si ma pauvre tête pouvait encore supporter l'application qu'elle exige. Je vais cependant essayer la continuation de l'Histoire de l'Académie française. Mais combien de peine il faudra que je me donne pour ne pas dire ma pensée, heureux même si, en la cachant, je puis au moins la laisser entrevoir!

Je suis avec le plus profond respect, la plus vive reconnaissance et la plus immuable admiration, etc.

117. DU MÊME.

Paris, 22 août 1772.



Sire,

Cette lettre sera présentée à Votre Majesté par M. Borrelly, que j'ai l'honneur de lui envoyer pour remplir la double place de feu M. Toussaint à l'Académie royale des nobles et à l'Académie royale des sciences, deux établissements qui honorent également V. M., l'un par son institution, l'autre par son renouvellement et par la protection que lui accorde le philosophe des rois et le roi des philosophes. M. de Catt a déjà dû, Sire, rendre compte à V. M. des informations exactes et multipliées que j'ai prises au sujet de M. Borrelly. Je suis persuadé, Sire, et d'après ces informations, et d'après ce que je connais par moi-même de ses talents et de son caractère, qu'il méritera les bontés dont je prie V. M. de vouloir bien l'honorer. J'ai été assez heureux jusqu'à présent pour répondre à la confiance de V. M. dans les différents choix dont elle m'a fait l'honneur de me charger, et j'ai tout lieu d'espérer qu'elle ne me fera point de reproche de celui-ci.

M. Borrelly, en présentant cette lettre à V. M., s'est chargé de lui<639> remettre en même temps un ouvrage639-a que l'auteur, qui est de mes amis, m'a chargé de présenter à un aussi excellent juge. Cet auteur, Sire, est M. le chevalier de Chastellux, homme de qualité, et d'une des plus anciennes maisons de France, brigadier des armées du Roi, homme d'ailleurs de beaucoup d'esprit et de mérite, et pénétré d'admiration pour V. M. L'application constante que M. le chevalier de Chastellux donne à son métier ne l'empêche pas, Sire, à l'exemple de V. M., de cultiver avec succès les lettres et la philosophie. L'ouvrage qu'il a l'honneur d'offrir à V. M. lui prouvera qu'il joint à une connaissance très-étendue de l'histoire des vues philosophiques, l'amour de l'humanité, et le talent d'écrire. Il se propose de prouver que l'espèce humaine est moins malheureuse qu'autrefois, et que son malheur ira toujours en diminuant, grâce au progrès des lumières. Je le souhaite encore plus que je ne l'espère. Mais, de quelque manière que V. M. pense à ce sujet, j'ai lieu de croire que cet ouvrage lui inspirera de l'estime pour l'auteur, qui serait infiniment flatté que V. M. voulût bien l'en assurer elle-même. Il mérite d'autant plus, Sire, de recevoir de vous cette marque flatteuse de bonté, qu'il est presque aujourd'hui la seule personne distinguée par sa naissance, dans ce malheureux royaume, qui aime vraiment les lettres et ceux qui les cultivent. Ah! Sire, que ces lettres infortunées ont besoin de conserver longtemps un protecteur tel que vous! Il y a longtemps, à dater du ministère du cardinal de Fleury, et même de plus loin, qu'elles sont en France sans encouragement et sans considération. Aujourd'hui on fait plus, on les hait, et il n'y a pas un homme en place qui ne soit leur ennemi secret ou déclaré. V. M., qui a eu la bonté de me marquer sa satisfaction de ma nouvelle et très-mince dignité de secrétaire de l'Académie française, ne peut pas s'imaginer toutes les intrigues qu'on a fait jouer pour m'en écarter. Il s'en faut<640> bien que j'aie eu l'unanimité des suffrages; j'avais contre moi tous nos académiciens de cour et d'Église, c'est-à-dire près d'un tiers. Mais ce qui me console et me flatte, parce qu'enfin il est agréable d'être jugé par ses pairs, j'avais pour moi tous mes confrères les gens de lettres, excepté un seul, qui est prêtre et dévot politique; et un habitant de Versailles m'a assuré que, malgré la pluralité des suffrages, j'aurais eu l'exclusion de la part de la cour, si les marques de bonté et d'estime que j'ai reçues des étrangers, et surtout de V. M., n'avaient été ma sauvegarde. Ce n'est pas la première fois, Sire, que j'ai éprouvé combien je dois aux bontés de V. M. pour me mettre à l'abri de la persécution dans mon propre pays. Le maréchal de Richelieu, le plus acharné ennemi des lettres, de la philosophie, et de toute espèce de mérite, cet homme si gratuitement célébré par le philosophe de Ferney, était à la tête de la cabale; outré de n'avoir pu réussir, il s'en est vengé sur le pauvre Delille, auteur des Géorgiques, qu'il a fait exclure de l'Académie, quoiqu'il eût eu presque l'unanimité des suffrages, et qu'il soit aussi estimable par son caractère et par sa conduite que par ses talents. Il est bien flatté, Sire, et bien honoré du désir que V. M. lui témoigne de voir une traduction entière de Virgile de sa façon; il en a déjà traduit le quatrième livre, qui m'a paru très-beau. La superstition aura beau faire, les gens de lettres sont comme les fourmis, qui réparent leur habitation quand on l'a détruite.

On m'a assuré qu'on trouvait aux Deux-Ponts le poëme du Bonheur, de M. Helvétius, et qu'il y a une très-belle préface à la tête, dont j'ignore l'auteur. On m'assure aussi qu'on imprime actuellement un autre ouvrage en prose, et beaucoup plus considérable, du même M. Helvétius. J'en ignore jusqu'au titre, mais c'est, dit-on, une espèce de supplément au livre de l'Esprit.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

<641>P. S. Je prends la liberté, Sire, de joindre à ce long et ennuyeux verbiage en prose un portrait641-a qu'on vient de graver ici, et au bas duquel on a mis des vers que ma muse géométrique a osé faire pour V. M., à qui je crois que ces mauvais vers sont déjà connus. Ce portrait, Sire, m'est précieux, en ce qu'il sera un monument des sentiments que j'ai voués depuis si longtemps à V. M. Je voudrais que ces vers fussent meilleurs, mais cependant j'oserai dire avec Despréaux,641-b dans un sujet bien différent :

Non, non, sur ce sujet pour écrire avec grâce,
Il ne faut point monter au sommet du Parnasse;
Et sans aller rêver dans le double vallon,
Le sentiment suffit, et vaut un Apollon.

J'ai placé, Sire, ce portrait dans mon cabinet, entre Des Cartes, Newton, Henri IV et Voltaire; et j'espère que V. M. ne me reprochera pas de l'avoir mise en mauvaise compagnie. J'en reste là, Sire, honteux d'abuser si longtemps du temps précieux de V. M. J'ajouterai seulement que si V. M. avait encore besoin de quelques bons<642> sujets pour son Académie des nobles ou pour quelque autre objet, je ne désespère pas de pouvoir les lui procurer.

118. A D'ALEMBERT.

Le 17 septembre 1772.

Le professeur en rhétorique dont vous venez de faire l'emplette ajoute aux obligations que je vous avais déjà, et contribuera à perfectionner une académie que j'ai beaucoup à cœur, et dont les progrès ont jusqu'ici assez bien répondu à mon attente. Le soin de l'éducation est un objet important que les souverains ne devraient pas négliger, et que j'étends jusqu'aux campagnes. Ce sont les hochets de ma vieillesse,642-a et je renonce en quelque manière à ce beau métier dont M. de Guibert donne de si éloquentes leçons. La guerre demande une jeunesse vive, et ma vieillesse pesante n'y convient plus; d'ailleurs, me conformant aux sentiments de nos maîtres les encyclopédistes, je ne me contente pas de maintenir mon petit domaine en paix, je prêche encore cette paix aux autres. J'espère que le Turc m'en croira, quoique bien d'autres qui se mêlent du métier lui prêchent la guerre. Cependant j'ai encore une péroraison en poche, qui, j'espère, l'emportera sur les phrases des prédicants guerriers. Enfin, vous aurez ce sixième chant des Confédérés, pour qu'il ne vous manque aucune des sottises qui m'ont passé par la tête.

En qualité de prophète, j'annonce la paix, quoiqu'elle ne soit point encore conclue; s'il y avait moins de difficultés à la terminer, le temple de Jérusalem pourrait être réédifié par un des articles.<643> Mais il ne faudrait pas à présent ajouter une condition pareille, qui ne ferait qu'embrouiller les choses; ce pourrait être le sujet d'une négociation particulière; que la Sorbonne cependant n'en ait pas le moindre soupçon, ou vous la verrez épuiser les bourses dévotes, envoyer le plus pur de votre or en Turquie, pour contrecarrer les protecteurs du temple. Enfin ce temple existerait, et les sorbonniqueurs soutiendraient, avec leurs sophismes usités et une noble effronterie, qu'il n'en est rien; tant les prêtres, surtout les docteurs, ont la cervelle dure, et s'opiniâtrent! On les a vus soutenir souvent leurs opinions malgré l'évidence. Vous rirez d'eux, et ils vous anathématiseront; mais riez toujours à bon compte.

Je ne sais si les chevaux de Spa mangent les Russes; mais ce que je sais certainement, c'est que les janissaires ne les mangent pas. J'espère que cette aventure ne sera pas insérée dans l'histoire de votre Académie, dont vous vous acquitterez aussi bien que de toutes les choses dont vous vous êtes chargé jusqu'à présent. Il est sûr que l'Académie ne pouvait pas faire un meilleur choix de secrétaire perpétuel; c'était le seul moyen de faire lire ses Mémoires, depuis que Fontenelle n'y est plus. Je serai un de vos lecteurs, de vos admirateurs, et de ceux qui s'intéressent à tout ce qui concerne votre contentement et votre conservation. Sur ce, etc.

119. AU MÊME.

6 octobre 1772.

M. Borrelly vient d'arriver. Il m'a remis le paquet dont vous l'avez chargé. Autant que j'en puis juger, il paraît habile et plein de bonne<644> volonté. Je l'ai d'abord mis au fait de la besogne dont il doit être chargé; et comme, dans le plan d'éducation qui est reçu à l'Académie, il y a des méthodes qui diffèrent beaucoup des autres écoles, je les lui ai indiquées, et je ne doute pas qu'il ne remplisse l'attente que donne sa bonne réputation, surtout votre suffrage. Le désir que j'ai de voir réussir ma petite institution de l'Académie des nobles me rend d'autant plus reconnaissant des moyens que vous me fournissez de la perfectionner. Plus on avance en âge, et plus on s'aperçoit du tort que font aux sociétés les éducations négligées de la jeunesse; je m'y prends de toutes les façons possibles pour corriger cet abus. Je réforme les colléges ordinaires, les universités, et même les écoles de village; mais il faut trente années pour en voir les fruits; je n'en jouirai pas, mais je m'en consolerai en procurant à ma patrie cet avantage, dont elle a manqué.

Je ne comprends en vérité rien à vos Français. Ces gens pensent-ils donc que la haute réputation où ils étaient du temps de Louis XIV était fondée sur autre chose que sur l'avantage que leur donnait sur les autres nations la culture des arts et des sciences, en y ajoutant cet air de grandeur que Louis XIV savait donner à toutes ses actions? On devrait se souvenir à Paris qu'autrefois Athènes attirait le concours de toutes les nations, et même de ses vainqueurs les Romains, qui rendaient hommage à leurs connaissances, et y venaient pour s'instruire. A présent cette ville, devenue agreste, n'est plus visitée de personne. Le même sort menace Paris, s'il ne sait pas mieux conserver les avantages dont il jouit. Vous recevrez ci-joint une lettre pour le chevalier de Chastellux; ses semblables se trouvaient autrefois abondamment en France. La noblesse, dépourvue de connaissances, n'est qu'un vain titre qui place un ignorant au grand jour, et l'expose au persiflage de ceux qui s'en amusent.

Je vois, par ce que vous me mandez, que l'Académie a ses intrigues comme la cour; des personnes nées avec un esprit inquiet tracassent<645> partout; mais le vrai mérite surmonte tous ces obstacles; il perce, il se fait jour, il triomphe à la fin. Voilà ce qui vous est arrivé, et ce qui ne manquera pas d'arriver à M. Delille, qui est à mes yeux plus académicien que la moitié de vos Quarante. Je vois par votre apostille que vous avez placé très-honorablement mon estampe dans la compagnie de gens bien supérieurs à ce que je suis et à ce que je puis être. Je vous envoie une médaille qu'on vient de frapper par rapport à un événement qui intéresse les Sarmates et je ne sais qui.645-a Je voudrais que c'eût été à l'occasion de la paix que cette médaille se fût faite; mais quoi qu'on machine, quoi qu'on intrigue, cette paix se fera pourtant, et, s'il plaît au fatum, bientôt; je me flatte qu'alors, selon que me l'a fait espérer M. Borrelly, j'aurai le plaisir de vous voir, et de pouvoir vous assurer moi-même de toute l'estime que j'ai pour vous. Sur ce, etc.

120. DE D'ALEMBERT.

Paris, 9 octobre 1772.



Sire,

J'ai reçu la nouvelle diatribe de Votre Majesté contre les pauvres et très-pauvres confédérés polonais et leurs non moins pauvres alliés, si pourtant on doit donner à un excellent morceau de poésie le triste nom de diatribe. Si les objets de cette plaisanterie méritent, par leur ridicule conduite, de n'essuyer que des diatribes, la plaisanterie en elle-même mérite un nom plus digne d'elle, par les traits de finesse, de gaîté et de légèreté dont elle est remplie. Cependant, Sire, per<646>mettez-moi d'ajouter, comme bon et même brave Français, que j'aurais autant aimé ne pas voir mes chers compatriotes mêlés dans cette plaisanterie. Je n'examine point s'ils la méritent, ni le rôle qu'ils ont joué dans cette affaire; je suis seulement fâché que le bout du bâton dont V. M. a frappé les Polonais soit allé jusqu'aux chevaliers qui les ont secourus.646-a Quoi qu'il en soit, comme je n'ai pas pris ma part de leur gloire, je ne la prends pas non plus des nasardes qu'on leur donne; c'est à eux à voir s'ils les acceptent.

Ce qui me plaît le plus, Sire, dans cette charmante fin de votre poëme, c'est la paix qu'elle nous annonce; car, quoique je me pique, tout géomètre que je suis, d'aimer un peu les bons vers, j'aime encore mieux la paix et l'union entre les hommes. La lettre que V. M. me fait l'honneur de m'écrire me confirme dans cette douce espérance, en me faisant envisager cette paix comme prochaine. On nous assure pourtant ici que le congrès est rompu; mais sur la parole de V. M., que je crois comme la vérité même, j'espère que s'il est rompu, il se renouera bientôt, grâce à la péroraison en poche dont V. M. me fait l'honneur de me parler, et qui, autant que je puis le deviner, doit être une péroraison très-efficace. Plein de confiance, Sire, en cette éloquente péroraison, je me suis hâté de l'annoncer d'avance à mes confrères les encyclopédistes, qui ont avec l'Église cela seul de commun, d'abhorrer le sang comme elle. Plaisanterie à part, Sire, cette paix comblera de gloire V. M., qui joue dans toute cette affaire un rôle si grand et si digne d'elle. J'avoue qu'une nouvelle gloire à V. M. est, comme on dit, de l'eau portée à la rivière; mais cette eau, Sire, est toujours bonne, quand elle vient d'une aussi bonne source, et qu'elle joint au titre de héros celui de pacificateur.

Je suis seulement fâché, et mes confrères les encyclopédistes partagent ma peine, que la réédification de ce temple si édifiant de Jérusalem ne puisse pas faire dans le traité un petit article secret. Il<647> faudra donc que les juifs prennent patience pour aller s'établir sur les bords du Jourdain; j'espère au moins que les Turcs se feront encore battre dans la première guerre qu'ils feront à quelque monarque philosophe en effet, et chrétien pour la forme, et que ce héros philosophe et mauvais chrétien rendra ce petit service aux juifs, dont il pourrait même tirer quelque argent à cette bonne intention, car tout bienfait mérite reconnaissance.

Le professeur que j'ai eu l'honneur d'envoyer à V. M. doit actuellement, si je ne me trompe, être arrivé à Berlin; j'espère que V. M. l'aura vu, et je ne doute point qu'il ne justifie par son travail et par sa conduite ce que j'ai annoncé de lui. Je ne sais si V. M. est informée que M. Thieriot, chargé ici de sa correspondance littéraire, tire absolument à sa fin;647-a en cas que V. M. ne lui ait pas déjà destiné un successeur, et qu'elle veuille bien avoir sur ce sujet quelque confiance en mon choix, je prends la liberté de lui proposer pour remplacer M. Thieriot, et aux mêmes conditions, M. Suard, homme d'esprit, de goût et de probité, qui a travaillé longtemps avec succès au Journal étranger et à la Gazette littéraire, et qui est auteur d'une excellente traduction française de l'Histoire de Charles-Quint, par Robertson. J'ose assurer V. M. qu'elle ne peut faire à tous égards un meilleur choix pour remplacer M. Thieriot, et j'ose de plus me flatter qu'elle voudra bien m'en croire, tant par le zèle qu'elle me connaît pour ce qui l'intéresse, que par l'expérience qu'elle a déjà faite de l'attention scrupuleuse que j'ai apportée à tous les choix dont elle m'a fait l'honneur de me charger.

Je suis avec le plus profond respect, la plus vive reconnaissance, et la plus sincère admiration, etc.

<648>

121. A D'ALEMBERT.

27 octobre 1772.

J'ai conçu toute la témérité d'un Allemand qui envoie des vers français à un académicien, à Paris, et de plus encore à un des Quarante. J'ai senti toute l'impertinence qu'il y a d'envoyer à une des premières têtes de la littérature française une satire sur des aventuriers de sa nation. Mais si j'excepte de ces aventuriers trois ou quatre personnes de mérite, le gros de leurs compagnons n'était composé que de la lie des dernières réductions de vos troupes; et quant aux vers, comme ils ne s'élèvent pas plus haut que le ton du vaudeville, il m'a paru qu'un poëte tudesque, muni d'effronterie, pouvait les hasarder.

Cette paix à laquelle vous vous intéressez s'achemine à grands pas; le congrès vient de renouer les négociations, et avant la fin de l'hiver les troubles de l'Orient seront pacifiés. Je ne suis qu'un faible instrument dont la Providence se sert pour coopérer à cette œuvre salutaire. Les dispositions pacifiques de l'impératrice de Russie font tout dans cette affaire; le seul honneur qui peut m'en revenir est d'avoir soutenu les intérêts de l'Impératrice par des négociations à Constantinople et dans d'autres cours. La paix est sans doute le but où tous les politiques doivent tendre; mais que de matières combustibles répandues dans le monde, et que d'embrasements nouveaux à craindre! Toutes les eaux de l'Océan ne seraient peut-être pas suffisantes pour les éteindre, et tous les encyclopédistes, armés de seaux et de seringues, se consumeraient dans les plus durs travaux avant que d'y réussir. J'enverrais volontiers au nouveau temple de Jérusalem une vermine hébraïque dont je serais bien aise de me défaire, si l'on pouvait persuader à M. Mustapha d'en permettre la réédification. Ce bon sultan est plus embarrassé de reconquérir l'Égypte que de ce qui se passe à Sion. Si un juif bien riche d'Amsterdam et de<649> Londres lui proposait, en lui offrant une grosse somme, de permettre de rebâtir ce temple, je crois que le sultan ne s'y opposerait pas; mais les juifs riches aiment mieux les espèces que les synagogues; et d'ailleurs il y a si peu de zèle dans les sectes, que dans ce siècle elles n'achèteraient pas à vil prix des libertés pour lesquelles elles se sont fait égorger autrefois. Il n'y a de zélateurs en Europe qu'en France; Abbeville et Toulouse en ont naguère fourni des exemples. L'Espagne est glacée, Vienne se refroidit chaque jour, et les Anglais ont même fait mettre dans leurs gazettes que le pape s'était fait calviniste. Je ne garantis pas le fait, mais je l'ai vu imprimé.

Votre professeur est arrivé, et vous en aurez déjà reçu mes remercîments. Il a bien débuté, et je ne doute pas que votre choix n'ait été aussi bon qu'éclairé. Le pauvre Thieriot s'en va donc? Il y a quarante ans que je le connais sans l'avoir vu. On l'appelait dans sa jeunesse le colporteur des ouvrages de Voltaire. Il baissait notablement; ses feuilles étaient stériles, et ne contenaient rien de piquant ni d'amusant. Que celui que vous me proposez m'envoie une feuille de sa façon, pour voir s'il me conviendra; mais surtout qu'il n'omette pas les historiettes de Paris, si elles sont plaisantes; car les bons livres deviennent si rares, qu'à peine en paraît-il un dans l'année, tandis que la gaîté, qui fait le caractère de la nation, lui reste. Que vous dirai-je d'ici, sinon qu'on m'a donné un bout d'anarchie à morigéner? J'en suis si embarrassé, que je voudrais recourir à quelque législateur encyclopédiste pour établir dans ce pays des lois qui rendraient tous les citoyens égaux, qui donneraient de l'esprit aux imbéciles, qui déracineraient l'intérêt et l'ambition du cœur de tous les citoyens, et qui ne présenteraient qu'un fantôme de souverain qu'on mettrait dehors au premier ordre, où personne ne connaîtrait de taxes ni d'impôts, et qui se soutiendrait de lui-même. Voilà les hautes pensées qui m'occupent maintenant. Quelque beau que soit ce gouvernement, je désespère de mon peu de capacité pour<650> le monter sur le pied que vos savants législateurs (qui n'ont jamais gouverné) prescrivent. Enfin, il en arrivera ce qu'il pourra, et l'on me tiendra compte de ma bonne volonté, à peu près comme à un écolier qui veut donner des leçons dans l'absence de ses maîtres, et qui, ne les ayant pas assez bien comprises, les rend de travers.

Portez-vous bien, conservez votre santé, pour que j'aie encore le plaisir de vous voir. Sur ce, etc.

122. DE D'ALEMBERT.

Paris, 20 novembre 1772.



Sire,

Je viens de recevoir la belle médaille que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'envoyer, et qui a pour objet les nouveaux États qu'elle vient d'acquérir. La légende Regno Redintegrato prouve que V. M. n'a fait que rentrer dans des possessions qui lui ont appartenu autrefois. La voilà, si je ne me trompe, maîtresse en grande partie du commerce de la Baltique, et j'en fais compliment à cette mer, qui n'a point, ce me semble, encore eu un maître si couvert de gloire; j'espère qu'elle s'en trouvera bien, et l'Europe aussi, quant au commerce qui en dépend, et je souhaite ardemment pour l'un et pour l'autre la continuation des jours glorieux de V. M. Je me doutais bien que la péroraison dont elle m'a fait l'honneur de me parler dans une de ses dernières lettres serait efficace pour engager à la paix M. Mustapha, et je me réjouis, pour le bien de l'humanité, que cette paix si désirée et si nécessaire soit enfin sûre et prochaine, comme V. M. veut bien me le faire espérer. J'avoue en tremblant qu'il y a en effet<651> encore bien des matières combustibles, et peut-être même assez près de vos États; mais j'ai une ferme confiance que celui qui a su jeter si efficacement de l'eau sur le feu qui brûlait depuis quatre ans sera encore plus heureux pour éteindre celui qui ne fait que couver encore. Il vaut mieux pour V. M. de s'occuper, comme elle le fait avec tant de succès, des progrès de l'éducation chez elle que de s'engager dans les querelles des autres. J'espère qu'elle sera contente du professeur que j'ai eu l'honneur de lui envoyer.

Je compte que V. M. recevra, par ce courrier-ci, une feuille littéraire de la part de M. Suard, que j'ai eu l'honneur de proposer à V. M. pour remplacer le pauvre Thieriot. Ce dernier vient de mourir depuis peu de jours, et j'ai lieu de croire que V. M. ne sera pas mécontente de la feuille que M. Suard lui envoie. Il se conformera avec autant de zèle que d'intelligence à tout ce que V. M. pourra désirer, et je prends la liberté en conséquence de renouveler à V. M. mes très-humbles prières pour lui demander, en faveur de M. Suard, les mêmes bontés dont elle honorait M. Thieriot. J'attends à ce sujet ses derniers ordres, et j'ose me flatter qu'ils seront favorables.

J'ai envoyé à M. le chevalier de Chastellux, qui en ce moment n'est point à Paris, la lettre dont V. M. l'a honoré, et je ne doute point qu'il n'ait l'honneur d'en faire incessamment lui-même ses très-humbles remercîments à V. M. Il est digne de ses bontés et de son estime par ses connaissances, son caractère, son ardeur pour s'instruire, et son application à son métier, qui ne souffre point de ses autres études; et il n'est que trop vrai, par malheur pour notre nation, qu'on ne peut aujourd'hui donner le même éloge qu'à un très-petit nombre de ses semblables. La plupart de nos courtisans sont même plus qu'indifférents aux lettres; ils en sont les ennemis déclarés, parce qu'ils sentent au fond de leur cœur que les hommes éclairés les méprisent, et il faut avouer que les hommes éclairés ont grand tort à cet égard. Nous vivons encore un peu de notre ancienne<652> réputation littéraire; mais cette vie précaire ne durera pas longtemps, et nous finirons par être à tous égards la fable de l'Europe. C'est dommage, car nous étions faits pour être aimables.

V. M. ne veut donc pas encore donner à la Sorbonne, ou lui procurer au moins, par l'entremise de Mustapha, la petite mortification de voir rebâtir ce temple qu'elle serait un peu embarrassée de retrouver debout. Je me soumets à tout pour la plus grande gloire de notre sainte religion, qui est pourtant plus intolérante et plus persécutrice que jamais. Dieu merci, je ne verrai pas encore longtemps ces maux; des insomnies presque continuelles m'annoncent une disposition inflammatoire qui se terminera vraisemblablement par me faire prendre congé de ce meilleur des mondes possibles. Je me consolerai sans peine, si le fatum daigne ajouter aux jours précieux de V. M. ce qu'il paraît vouloir retrancher aux jours très-inutiles du plus sincère, du plus reconnaissant et du plus dévoué de ses admirateurs. C'est avec ces sentiments et avec le plus profond respect que je serai toute ma vie, etc.

123. A D'ALEMBERT.

Le 4 décembre 1772.

Vous nous faites trop d'honneur, et à la Baltique, et à moi, de vous intéresser à notre sort; toutefois je sais bien, nonobstant notre union, que je n'aurais pas envie de consommer mon mariage au fond de cette mer, ni de m'y promener beaucoup comme le doge de Venise. Le climat de ces parages est rude, et le voisinage tient un peu de vos Iroquois, à présent assujettis aux Anglais. Je ne sais ce que feront<653> ces autres barbares, habitants de Byzance, et si ma péroraison fera plus d'impression sur eux que les harangues factieuses de quelques-uns de leurs soi-disant amis, qui voudraient, je crois, les voir expulsés de l'Europe, pourvu que les troubles continuassent d'agiter le Nord. Il y a toute apparence que la Sorbonne verra d'un œil tranquille cette guerre et la paix, si elle se fait, et qu'il ne sera pas plus question de rebâtir le temple de Jérusalem que de reconstruire la tour de Babel. Pendant toutes ces agitations diverses, on va entièrement abolir l'ordre des jésuites, et le pape, après avoir biaisé longtemps, cède enfin, à ce qu'il dit, aux importunités des fils aînés de son Église. J'ai reçu un ambassadeur du général des ignatiens, qui me presse pour me déclarer ouvertement le protecteur de cet ordre. Je lui ai répondu que lorsque Louis XV avait jugé à propos de supprimer le régiment de Fitzjames, je n'avais pas cru devoir intercéder pour ce corps, et que le pape était bien maître chez lui de faire telle réforme qu'il jugeait à propos, sans que des hérétiques s'en mêlassent.

Vous vous plaignez toujours du peu de cas que vos Français font présentement de la littérature. Bien des raisons y contribuent. La nation, avide de gloire, protégea les premiers grands hommes qui, après la renaissance des lettres, illustrèrent leur patrie par leurs écrits, et dont quelques-uns ne le cédèrent pas en mérite aux plus célèbres auteurs anciens; ensuite on se rassasia de ces chefs-d'œuvre; les auteurs qui suivirent ces grands hommes ne les égalèrent pas; les études furent moins profondes, et tout le monde se mêla d'écrire et d'imprimer. La plupart de ces auteurs, décriés par leurs mœurs, ne sauraient mériter l'estime du public, et l'on passe du mépris de la personne au mépris de l'art. Ajoutez à ces considérations que Paris est un gouffre de débauche, dans lequel se précipite votre jeunesse ardente; beaucoup y périssent, ou perdent le goût de l'application; et comme les hommes n'aiment que les choses dans lesquelles ils espèrent de réussir, cette jeunesse frivole, ne connaissant que les plaisirs gros<654>siers des sens, n'aime point les arts, qu'elle ne connaît pas assez pour en juger, et il lui est plus facile de mépriser ce qu'elle n'a point étudié que de convenir de son ignorance; car quel temps reste-t-il à un homme du grand monde, à Paris, je ne dis pas pour étudier, mais pour penser? La matinée, des visites, un déjeuner, ensuite le spectacle; de là au jeu, au souper, encore jeu jusqu'à deux heures du matin, puis bonnes aventures; ensuite on se couche; on se lève à onze heures; ainsi tous les moments sont pris, et l'on est fort occupé sans rien faire. Mais je ne sais à quoi je pense. Ce n'est certainement pas à moi à vous faire la description de la vie de Paris, que vous connaissez mieux que moi. L'éclat que la France jeta au siècle de Louis XIV était trop grand pour pouvoir se soutenir longtemps; il y a un certain point d'élévation qu'il ne nous est pas possible de surpasser. Les matières les plus intéressantes sont épuisées, il ne reste plus qu'à glaner sur les pas de ceux qui ont fait d'amples moissons; et avec un génie aussi élevé que le leur on ne les égalerait pas, parce que le succès des ouvrages dépend en grande partie du choix judicieux de la matière qu'on traite. A présent, ce qui me dégoûte de cette petite correspondance littéraire que j'ai entretenue en France, ce ne sont pas ceux qui écrivent, mais les matières qui leur manquent. Lorsqu'un Fontenelle, un Voltaire, un Mairan, un Crébillon encore, et même l'auteur de Vert-Vert, composaient,654-a c'était un plaisir d'apprendre des nouvelles de la France, qui étaient celles du Parnasse, parce que les ouvrages de ces auteurs méritaient d'être lus par tout le monde; mais aujourd'hui qu'il ne paraît que des compilations ou des recueils de vingt-trois mille six cent trente-trois grands hommes que la France a produits, et de huit mille cinq cent soixante-six femmes illustres, il n'y a plus moyen de soutenir les journaux qui en font les extraits. Qui, par exemple, s'avisera de s'instruire de la Méthode nouvelle de donner des lavements, d'un Nouvel art de raser,<655> dédié à Louis XV pour lui apprendre à se faire la barbe lui-même, de dictionnaires et d'encyclopédies en tous genres? Tout cela me cause des dégoûts, et comme je n'entretiens plus de correspondant à Athènes depuis qu'elle est devenue Sétines, je n'en veux plus avoir à Paris, parce qu'on n'y trouve plus la marchandise dont je fais cas; mais cela ne m'empêche pas de dormir. Souvenez-vous que le sommeil et l'espérance sont les deux calmants que la nature a daigné accorder à l'humanité pour lui faire supporter les maux réels qu'elle endure. Dormez et espérez, et tout ira bien. Vivez, car votre existence fera plus de peine à vos envieux, ou bien à vos ennemis, que votre mort ne leur ferait de plaisir. Souvenez-vous que l'univers n'est pas concentré dans Paris, et que si l'on ne connaît pas dans votre patrie le prix que vous valez, on vous rend plus de justice ailleurs. Sur ce, etc.

124. DE D'ALEMBERT.

Paris, 1er janvier 1773.



Sire,

Pénétré comme je le suis des sentiments aussi tendres que respectueux que V. M. me connaît depuis longtemps pour sa personne, je la prie de me permettre de commencer la lettre que j'ai l'honneur de lui écrire, à peu près comme Démosthène commence sa harangue pour la Couronne. Je prie d'abord tous les dieux et toutes les déesses de conserver dans l'année où nous entrons, comme ils ont fait dans les précédentes, un prince si précieux aux lettres, à la philosophie, et à moi, chétif personnage, en particulier. Je prie encore ces mêmes<656> dieux, s'il est vrai que le cœur des rois soit entre leurs mains,656-a de vouloir bien conserver ce grand et digne prince dans les sentiments de bonté dont il m'a honoré jusqu'ici, et dont je me flatte de n'être pas tout à fait indigne par la vivacité de ma reconnaissance, de mon dévouement et de mon admiration pour lui.

Cette admiration, Sire, augmenterait, s'il est possible, par la lecture que j'ai faite de la lettre charmante que V. M. vient d'écrire à M. de Voltaire.656-b Comme il sait toute mon amitié pour lui, et tout ce que je sens pour V. M., il n'a pas cru faire une indiscrétion de m'envoyer copie de cette lettre, dont je lui ai bien promis de ne donner, de mon côté, copie à personne, mais que je voudrais faire lire à tous les gens de lettres, pour les pénétrer des sentiments qu'ils vous doivent. L'estime que vous marquez pour leur chef mérite toute leur reconnaissance, et la manière dont vous exprimez cette estime est pleine de cette grâce et de ce charme que toutes les lettres de V. M. respirent. L'article des Turcs battus, quoiqu'ils n'aient point de philosophes, est surtout charmant, ainsi que l'article de la lyre de la Henriade, d'Amphion et du poisson qui le porta; et ce que V. M. ajoute, que c'est tant pis pour les .....656-c s'ils n'aiment pas les grands hommes, est digne de faire proverbe parmi les gens de lettres. Pour moi, ce sera désormais le refrain de tous mes discours, en voyant les lettres opprimées et persécutées comme elles le sont.

Il faut que ces pauvres ignatiens soient bien malades, puisqu'ils ont recours à un médecin tel que V. M., qui en effet n'a guère de remèdes efficaces à leur offrir. Je doute qu'ils soient contents de la réponse de V. M., et qu'ils lui fassent l'honneur de l'affilier à leur ordre, comme ils l'ont fait à notre grand Louis XIV, qui aurait bien pu se passer de cet honneur, et au pauvre misérable roi Jacques II,<657> qui était plus fait pour être frère jésuite que pour être roi. Quoi qu'il en soit, je ne pense pas que le roi d'Espagne, qui sollicite vivement la destruction de cette vermine, soit fort édifié de l'ambassade qu'elle a envoyée à V. M. pour se mettre sous sa protection spéciale. Je ne doute point que quand il saura cette nouvelle intrigue jésuitique, qui leur a valu de la part de V. M. un si excellent persiflage, il ne redouble ses efforts auprès du saint-père pour leur destruction et pour notre délivrance. Je sais que, après l'anéantissement de cet ordre, la philosophie et les lettres n'en seront guère mieux dans la plus grande partie de l'Europe; mais enfin ce sera un nid de chenilles de moins, et de chenilles très-pullulantes et très-dangereuses.

Le jugement que V. M. porte du poëme de M. Helvétius, dans sa lettre à M. de Voltaire,657-a est, comme tous ses autres jugements, très-juste dans les deux sens de justice et de justesse. Je suis persuadé, ainsi que V. M., que l'auteur aurait retouché ce poëme avant de le publier, s'il eût assez vécu pour faire ce présent aux lettres. Mais V. M. n'a-t-elle pas été charmée de la préface qu'on a mise à la tête de cet ouvrage, et qui me paraît pleine de goût, de philosophie, de sensibilité, et très-bien écrite? Nos prêtres n'en sont pas contents, et c'est pour cette préface un éloge de plus.

V. M. ne veut donc plus de correspondant littéraire? J'avoue que notre littérature est un peu en décadence; nous avons beaucoup de chardons, quelques fleurs bien passagères, et peu de fruits. Cependant ce qui doit nous consoler, c'est qu'il me semble que les autres peuples ne font pas mieux que nous, et que, si nous sommes déchus, nous tenons encore au moins la place la plus distinguée. J'ai peur que nous ne conservions pas même longtemps cet avantage, et que les autres nations, dont nos écrivains ont contribué à former le goût et à augmenter les lumières, ne nous battent bientôt, comme un enfant fait sa nourrice quand elle n'a plus de lait à lui donner. Je<658> gémis dans le silence sur le sort qui menace notre littérature; et ma seule consolation est de savoir qu'il y a encore dans le Nord un héros philosophe qui connaît le prix des lumières, qui aime et protége les lettres, et qui sert tout à la fois de chef et d'exemple à ceux qui les cultivent.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

125. A D'ALEMBERT.

28 janvier 1772.658-a

J'implore, moi, au lieu des dieux auxquels s'adressait Démosthène, les lois du mouvement, ces principes vivifiants de toute la nature, dont vous avez si savamment calculé les effets, pour qu'ils prolongent en vous, autant qu'il est possible, leur activité, afin que vous éclairiez encore pendant longues années vos contemporains, et nous autres ignorants qui n'avons pas l'honneur d'être géomètres. Je souhaite en même temps que la fortune, déesse à laquelle vous ne sacrifiez guère, répande ses heureuses influences sur vos jours prolongés; car sans le bonheur, la vie n'est qu'un fardeau, et un fardeau souvent insupportable. Si vous me demandez ce que j'entends par la fortune, ce sera tout ce que vous voudrez, le destin, le fatum, la nécessité, en un mot, ce qui rend heureux. Et voilà, non pas pour la nouvelle année, mais pour un grand nombre de suivantes.

J'ai été flatté de l'approbation que vous donnez à ma façon de penser au sujet du Patriarche de Ferney. La postérité éclairée enviera aux Français ce phénomène de la littérature, et les blâmera de<659> n'en avoir pas assez connu le prix. De pareils génies ne naissent que de loin en loin. L'antiquité grecque nous fournit un Homère, c'était le père de la poésie épique; un Aristote, qui avait, quoique mêlées d'obscurités, des connaissances universelles; un Épicure, auquel il a fallu un commentateur comme Newton pour qu'on lui rendît justice. Les Latins nous fournissent un Cicéron, aussi éloquent que Démosthène, et qui embrassait beaucoup d'érudition dans la sphère de sa capacité; un Virgile, que je regarde comme le plus grand des poëtes. Il se trouve ensuite une très-grande lacune jusqu'aux Bayle, aux Leibniz, aux Newton, aux Voltaire; car une infinité de beaux esprits et de gens à talents ne peuvent se ranger dans cette première classe. Peut-être faut-il que la nature fasse des efforts pour accoucher de ces génies sublimes; peut-être y en a-t-il beaucoup d'étouffés par les hasards de la naissance et par des jeux de la fortune qui les détournent de leur destination; peut-être y a-t-il des années stériles pour la production des esprits, comme il y en a pour les semences et pour les vignes. La France, comme vous le dites, se sent de cette stérilité. On y voit des talents, mais peu de génies. Quoique cette stérilité s'aperçoive chez les voisins, ces voisins mêmes n'en sont pas mieux pourvus. L'Angleterre et l'Italie sont languissantes; un Hume, un Metastasio, ne peuvent entrer en parallèle ni avec le lord Bolingbroke, ni même avec l'Arioste. Pour nos Tudesques, ils ont vingt idiomes, et n'ont aucune langue fixée; cet instrument essentiel qui manque nuit à la culture des belles-lettres. Le goût de la saine critique ne leur est pas encore assez familier. J'essaye de rectifier les écoles sur cette partie si essentielle des humanités; mais peut-être suis-je un borgne qui veut enseigner le chemin à des aveugles. Quant aux sciences, nous ne manquons ni de physiciens ni de mécaniciens; mais le goût de la géométrie ne prend pas encore. J'ai beau dire à mes concitoyens qu'il faut des successeurs à Leibniz, il ne s'en trouve point. Quand des génies naîtront, tout cela se trouvera. Je<660> crois cette chance supérieure à votre calcul. Il faut attendre que la nature, libre dans ses opérations, agisse; nous autres pauvres créatures, nous ne pouvons ni réclamer ses efforts, ni prévenir les mouvements qu'elle s'est proposés pour opérer ces productions tant désirables. Il y a encore des érudits; cependant croiriez-vous bien que je suis obligé d'encourager l'étude de la langue grecque, qui, sans les soins que je prends, se perdrait tout à fait?

Vous jugerez vous-même, par cet exposé véridique, que votre patrie ne doit pas craindre encore que les autres nations la surpassent. Pour moi, je bénis le ciel d'être venu au monde au bon temps. J'ai vu les restes de ce siècle à jamais mémorable pour l'esprit humain; tout dépérit à présent, mais la génération suivante sera plus mal que la nôtre. Il paraît que cela n'ira qu'en empirant, jusqu'au temps où quelque génie supérieur s'élèvera pour réveiller le monde de son engourdissement, et lui rendre ce stimulus qui le porte à l'amour de ce qui est estimable et utile à toute l'espèce humaine. En attendant, jouissons du présent, sans nous embarrasser du passé ni de l'avenir. Voyez avec des yeux stoïques tout ce qui peut vous faire de la peine, et saisissez avec empressement ce qui peut vous être agréable; après bien des réflexions, il en faut venir là. Je souhaite de tout mon cœur que les objets du plaisir l'emportent chez vous sur les désagréables, ou que vous vous fassiez illusion à vous-même; car, quoi qu'on en dise, il vaut mieux être heureux par l'erreur que malheureux par la vérité. Sur ce, etc.

<661>

126. DE D'ALEMBERT.

Paris, vendredi saint, 9 avril 1773.



Sire,

Les nouvelles publiques ont tant parlé depuis deux mois des grandes occupations de V. M., que j'ai respecté ces occupations, et craint d'importuner V. M. par mes bavarderies philosophiques ou littéraires. Ce n'est pas que je n'aie été fort occupé du grand prince qui, après avoir été si longtemps le héros du Nord, semble en être devenu aujourd'hui l'arbitre, sans cesser d'en être le héros. Mais, Sire, quelque intérêt que je prenne à la gloire de V. M., je désirerais fort, pour son repos et sa conservation, qu'elle ne fût plus que l'arbitre de ses voisins, et que les circonstances ne la forçassent pas à se montrer encore une fois héros à la guerre. On nous menace si fort de ce fléau, que moi, qui Dieu merci de courage me pique, comme le souriceau de La Fontaine,661-a j'en suis presque mort de frayeur, non pour moi, que les coups de fusil n'ont pas l'air d'atteindre sitôt, mais pour V. M., qui a maintenant beaucoup plus à craindre de la fatigue que de ses ennemis, si elle peut en avoir. Le philosophe Fontenelle, dans le temps des troubles du système, alla un jour à l'audience ou à l'audiance du Régent, qui l'aimait, et lui dit : « Permettez-moi, monseigneur, de vous demander en toute humilité si vous espérez vous en tirer. » Je ne ferai pas la même question à V. M., qui s'est tirée d'affaires plus difficiles; je prendrai seulement la liberté de lui dire, si elle nous conserve la paix : Dieu vous bénisse! et, si elle est forcée à la guerre : Dieu vous conserve!

Si je jugeais des occupations de V. M. par la lettre pleine de philosophie et de lumière qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire, je croirais qu'elle n'est livrée qu'à la littérature et aux beaux-arts; on ne<662> soupçonnerait pas que les choses dont elle parle si bien et avec un détail si profond ne fussent qu'un délassement pour elle, et un délassement de quelques instants dérobés aux plus importantes affaires. Il faut toujours finir par admirer V. M.; mais cette admiration sera pour moi un sentiment douloureux, tant que je craindrai pour elle. Ayez pitié, Sire, de la philosophie et des lettres, qui crient à V. M., comme David fait à son Dieu dans ses psaumes : « Ne m'abandonnez pas, Seigneur, car je n'espère qu'en vous! »662-a

Cette pauvre philosophie a déjà eu, cet hiver, une alarme assez chaude. Nous avons craint de perdre le Patriarche de Ferney, qui a été sérieusement malade, et pour la damnation duquel les âmes pieuses faisaient déjà les prières les plus touchantes. Il est mieux, et j'espère qu'il pourra encore, comme il le dit, donner quelques façons à la vigne du Seigneur. La littérature et la nation feraient en lui une perte immense et irréparable, et d'autant plus cruelle dans les circonstances présentes, que notre pauvre littérature est en ce moment livrée plus que jamais aux ours et aux singes. V. M. n'a pas d'idée de la détestable inquisition qu'on exerce sur tous les ouvrages, et des mutilations intolérables qu'on fait essuyer à tous ceux qu'on croit capables de dire quelques vérités. Il me semble que cette rigueur est bien maladroite; car ceux qui, par complaisance et pour avoir la paix, se seraient châtrés à moitié, voyant qu'on veut les châtrer tout à fait, prendront le parti de ne se rien ôter, et de se livrer à Marc-Michel Rey662-b ou à Gabriel Cramer662-b tels que Dieu les a faits, et avec toute leur virilité. Je ne sais pas si c'est l'usage chez V. M. comme en France de livrer les chats aux chaudronniers pour la castration; on traite ici les gens de lettres comme les chats; on les livre, pour être mutilés, aux chaudronniers de la littérature. Malgré le peu de cas que V. M. fait de la géométrie, je me concentrerais dans cette<663> étude, si ma pauvre tête me le permettait; le calcul intégral et la précession des équinoxes n'ont rien à craindre des chaudronniers. Obligé de renoncer à cette étude paisible, mais fatigante, je m'amuse à écrire l'histoire de l'Académie française, dont j'ai l'honneur d'être le secrétaire, et dans laquelle, pour mon malheur, j'ai à parler d'une foule d'académiciens médiocres, morts depuis le commencement du siècle. Je ne sais si cet ouvrage sera jamais fini, encore moins s'il paraîtra de mon vivant. Si tous ceux dont j'ai à parler ressemblaient à V. M., l'écrivain serait soutenu par sa matière; mais quand je pense que j'ai, d'un côté, de mauvais auteurs à disséquer, et, de l'autre, de plats censeurs à satisfaire, la plume me tombe des mains presque à chaque instant. Continuez, Sire, à tenir la vôtre comme vous tenez votre épée; mais continuez-moi surtout les bontés dont V. M. m'honore, et dont je me flatte de n'être pas tout à fait indigne par la tendre et profonde vénération avec laquelle je suis, etc.

127. A D'ALEMBERT.

27 avril 1773.

Je partage ma lettre entre vous, à qui j'écris, et les commis des bureaux des postes, qui ouvrent les paquets. J'envoie à ces commis deux pièces en vers663-a qui pourront peut-être les scandaliser, ce dont je me soucie fort peu, et amuser les encyclopédistes, ce qui me fera plaisir. Vous verrez par ces pièces, qui peut-être ne seraient pas assez exactes pour soutenir la révision des Vaugelas et des d'Olivet, que les chaudronniers tudesques ne châtrent pas, en Teutonie, les chats qui veulent<664> penser; et comme, Dieu merci, nous n'avons point de Sorbonne, ni de bigots assez autorisés pour oser se mêler de censurer les pensées, vous verrez, par les pièces que je vous envoie, que moi et tous les Prussiens, nous pensons tout haut. Cependant je ne saurais vous dissimuler que le secrétaire perpétuel664-a de notre Académie s'est avisé de faire imprimer je ne sais quelle Confession d'un incrédule664-b qui, comme de raison, se convertit in articulo mortis de ses débauches par peur du diable. C'est ce qui m'a donné lieu de vous adresser l'Épître ci-jointe;664-c il n'y manque qu'un meilleur poëte pour mettre les matériaux en œuvre.

Vous voyez, mon cher d'Alembert, que, m'occupant de pareilles niaiseries, le poids de l'Europe, que vous me supposez porter, ne m'accable guère. Comment pouvez-vous croire qu'un souverain des anciens Obotrites s'émancipe à jouer un rôle en Europe? Je ne suis en politique qu'un polisson, qui me contente de garder mon coin, et de le défendre contre la cupidité et l'envie des grandes puissances. Je me suis ingéré, il est vrai, à vouloir rétablir la paix en Europe; l'argent de vos Velches a prévalu à Constantinople, chez les ulémas, contre des raisons plus valables que des louis; et pour toutes les rodomontades de vos compatriotes, et les prétendus mouvements que les gazetiers prétendent qu'ils feront dans le Nord, je vous assure qu'on s'en moque à Berlin tout comme à Pétersbourg et à Copenhague. Nous demeurerons très-pacifiques; personne ne pense ici à aiguiser ses couteaux, et ceux qui par étourderie voudraient se frotter à nous trouveraient à qui parler. Prenez pour vous la moitié de ce que je viens de vous écrire, et cédez le reste à ceux qui, sans doute admirateurs de mon beau style, sont curieux de me lire furtivement; ils peuvent faire courir cette lettre comme d'autres qu'ils<665> ont répandues où bon leur semblait; et s'ils en veulent une autre, j'ai assez de loisir pour en composer une qu'ils ne montreront pas.

Sans plus vous parler de ces faquins, qui m'ennuient, je vous assure que je m'intéresse beaucoup à la conservation de Voltaire. C'est le seul grand génie de ce siècle; il est vieux, à la vérité, mais il a encore de beaux restes; il nous rappelle le siècle de Louis XIV, duquel le nôtre n'approche pas; il a le bon ton et ces agréments de l'esprit qui manquent à tous les prétendus beaux esprits de notre âge; enfin, il habite sur les confins d'une république, et il écrit librement, en observant cependant de certaines bienséances que je crois que tout écrivain doit observer, pour qu'une liberté permise ne dégénère pas en cynisme effronté.

Si vous travaillez à présent sur les traces de Fontenelle pour transmettre à la postérité les hauts faits de vos académiciens, je vous trouve à plaindre; car Fontenelle avait à parler tour à tour de grands hommes et d'académiciens assez ridicules. Ce mélange piquait et excitait la curiosité du lecteur, au lieu que vous n'aurez ni grandes découvertes à relever, ni grands talents à louer, et que, ne vous occupant que de la vie de gens très-médiocres, personne ne s'empressera à savoir ce que vous en direz. C'est le défaut de la matière, et ce ne sera pas le vôtre; cependant cela fait une grande différence. Tout le monde lira avidement la vie d'un Newton, d'un Pierre le Grand, d'un Cassini; mais qui s'avisera de s'instruire des hauts faits et gestes d'un abbé Coyer,665-a d'un Marmontel, d'un La Harpe, et gens de leur acabit? Croyez que tout dépend du moment où l'on vient au monde. Un Alexandre le Grand, né de nos jours en Macédoine, ne serait qu'un polisson; et si votre Louis XIV était le petit-fils de Louis XV, il débuterait, en montant sur le trône, par une banqueroute générale, qui ne lui donnerait pas beaucoup de célébrité. Les talents ne suffisent pas seuls, s'ils n'ont les moyens pour les mettre<666> en œuvre. Si le grand Condé avait été capucin, il n'aurait jamais fait parler de lui en Europe; et si Voltaire était né vigneron en Bourgogne, il n'aurait jamais écrit la Henriade. Si César naissait à présent à Rome, il deviendrait peut-être un des monsignori qui se morfondent dans l'antichambre du cordelier Ganganelli, et ..... Ceci est pour les commis des postes, qui, s'ils le jugent à propos, peuvent l'imprimer pour l'édification des fidèles. Vous voyez que je ne néglige aucun de mes correspondants, et que ces messieurs ont leur portion de ma lettre; puisqu'ils ont eu l'impertinence d'en ouvrir quelques-unes, il est juste qu'on s'adresse directement à eux, et aux supérieurs non moins insolents à l'instigation desquels ils agissent.

Grimm vient faire un tour ici; il accompagne le prince héréditaire de Darmstadt. J'espère d'apprendre par lui de vos nouvelles. En attendant, vous pouvez être dans la plus grande tranquillité pour ce qui me regarde; et en vous recommandant à la protection d'Uranie et de Minerve, je fais mille vœux pour votre prospérité. Sur ce, etc.

128. DE D'ALEMBERT.

Paris, 14 mai 1773.



Sire,

Il paraît bien, par les deux pièces que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'envoyer, qu'elle ne craint point les chaudronniers tudesques comme on craint en France les chaudronniers velches; car assurément, dans ces deux pièces charmantes, le chat ne fait pas, comme on dit, patte de velours, et ce chat teutonique si redoutable n'éviterait pas dans notre terrible Gaule le couteau sacré des druides.<667> Mais aussi ce chat teutonique est à la tête de cent cinquante mille dogues à qui il commande, et qui ne lui laisseraient couper ni les griffes, ni quelque chose de plus précieux encore, dont ses écrits sont bien pourvus. Je n'en voudrais pour preuves, Sire, entre mille autres, que ces deux pièces si pleines d'esprit, de raison, d'une philosophie aussi saine qu'éloquente, et de vers excellents. Je remercie très-humblement V. M. de l'honneur qu'elle m'a fait en me jugeant digne qu'elle m'adressât des vérités si utiles et si heureusement exprimées. J'ai surtout été enchanté, en digne géomètre que je suis, du petit calcul des trois cent trente écus comptés au lieu de mille, et je pense, comme V. M., que ce petit calcul, si on en faisait éprouver à nos druides le résultat fâcheux, serait le meilleur moyen de les dégoûter des sottises qu'ils nous débitent. L'Épître au marquis d'Argens, ou plutôt à son ombre, est pleine de poésie, de facilité et d'imagination; et la philosophie, qui est obligée ailleurs de tenir la vérité captive, doit une belle chandelle à la Providence d'avoir dans le héros de ce siècle un soutien tel que vous, et de pouvoir s'exprimer si fortement, si librement et si noblement, à l'ombre de votre trône et de vos armes. Elle n'a pas moins d'obligation à V. M. de l'assurance qu'elle veut bien lui donner que le Nord, et par conséquent l'Europe, resteront en paix. Elle craindrait moins la guerre, Sire, si elle ne devait se faire qu'entre les druides; la philosophie respirerait tandis qu'ils s'égorgeraient. Mais les druides, entre autres tours qu'ils ont joués au genre humain, ont trouvé le secret de se faire dispenser de se battre; et ils sont en effet si précieux à l'espèce humaine, qu'on ne saurait trop les conserver. Quoi qu'il en soit, Sire, c'est du moins une consolation pour la philosophie de savoir que les pauvres peuples se contenteront d'être trompés, comme à l'ordinaire, par les druides, et qu'ils feront trêve pour s'égorger. Que Dieu et Frédéric les maintiennent en de si bonnes dispositions!

Je n'aurai donc, Sire, grâce à Dieu et à vous, aucune idée triste<668> qui me trouble dans la confection de l'Histoire de l'Académie française; je me sers du mot confection, parce que je regarde cette histoire comme une espèce de pilule que le secrétaire est obligé de faire et d'avaler. Je tâcherai néanmoins, comme de raison, de la dorer le mieux qu'il me sera possible, et pour moi-même, et pour ceux qui voudront en goûter après moi; je ferai comme Simonide, qui, n'ayant rien à dire de je ne sais quel athlète, se jeta sur les louanges de Castor et de Pollux.668-a

V. M. a bien raison sur notre littérature; Voltaire en soutient encore l'honneur, quoique faiblement; mais il laisse bien loin derrière lui tous ceux qui veulent le suivre. Il est vrai, comme V. M. le remarque, que c'est principalement aux circonstances qu'il faut s'en prendre. Nous sommes rassasiés de chefs-d'œuvre; il devient plus difficile d'en produire de nouveaux; et d'ailleurs l'inquisition littéraire, qui est plus atroce que jamais, tient tous les esprits à la gêne. V. M. n'a pas d'idée du déchaînement général des hypocrites et des fanatiques contre la malheureuse philosophie. Comme ils voient que leur maison brûle de toutes parts, ils en jettent les poutres enflammées sur les passants. Toute la basse littérature est à leurs ordres, et crie sans cesse Religion! dans les brochures, dans les dictionnaires, dans les sermons. La plupart sont des hommes décriés pour leurs mœurs, et quelques-uns des voleurs de grand chemin; mais n'importe, notre mère sainte Église emploie ce qu'elle peut pour sa défense; et, en voyant en bataille cette armée de cartouchiens commandée par des prêtres, la philosophie peut bien dire à Dieu avec Joad :

Voilà donc quels vengeurs s'arment pour ta querelle!668-b Ce malheur, Sire, ne sera pas grand, tant qu'il plaira à l'Être su<669>prême, qui a jusqu'ici conservé la philosophie au milieu de tant de brigands, de conserver V. M., dont le nom, la gloire, les arguments, les vers, sont si nécessaires à la bonne cause. Je ne sais si les commis des bureaux ouvrent les lettres; j'ai peine à croire qu'on exerce nulle part cette tyrannie contre la foi publique; mais, supposé qu'ils aient pris copie des deux Épîtres de V. M., et qu'ils en fassent part au grand aumônier, je doute que ce discret flamen les fasse courir, à Versailles, parmi les dévotes de la cour. Quant à moi, Sire, je n'en ferai part qu'à quelques élus, qui diront en les lisant : Vive notre chef, notre protecteur et notre modèle! Je porte d'avance aux pieds de V. M. tous les vœux qu'ils feront pour sa précieuse conservation, et j'y joindrai tous les miens, avec la tendre vénération que vos bontés ont mise depuis si longtemps dans mon cœur. C'est avec ce sentiment que je serai toute ma vie, etc.

129. DU MÊME.

Paris, 17 mai 1773.



Sire,

M. de Guibert, colonel commandant de la légion corse, qui aura l'honneur de présenter cette lettre à V. M.,669-a est l'auteur de l'Essai de tactique que j'ai pris la liberté, moi philosophe indigne, d'envoyer de sa part l'année dernière à l'illustre fondateur de la tactique moderne, et que ce grand maître m'a paru honorer de son suffrage. L'auteur, après avoir mis cette production militaire aux pieds du<670> héros de notre siècle, a désiré, Sire, de venir mettre sa personne même aux pieds du plus grand prince de l'Europe, d'être le spectateur des qualités sublimes de Frédéric le Grand, et de pouvoir dire : Je l'ai vu. J'ose assurer V. M. que M. de Guibert est bien digne à tous égards de lui rendre hommage, par la profonde vénération dont il est pénétré pour elle, par l'étendue et la variété de ses connaissances, par le désir qu'il a de les éclairer des lumières supérieures de V. M., enfin, par les vertus que V. M. préfère au génie même, par la candeur et l'honnêteté de son caractère, la simplicité de ses mœurs et la noblesse de son âme. Quoiqu'il fasse, comme il le doit, de l'étude de son métier sa principale et sa plus chère occupation, il a su donner aux lettres et à la philosophie, et avec le plus grand succès, tous les moments que cette étude a pu lui laisser. Il vient chercher dans votre personne le modèle et l'arbitre de tous les talents que la nature partage ordinairement entre plusieurs grands hommes; et il mérite, Sire, d'admirer également en vous le général et l'écrivain, le monarque et le philosophe. Après avoir pris V. M. pour juge de ses essais militaires, il oserait aussi, s'il ne craignait de lui dérober des instants précieux, lui soumettre ses essais dans un genre bien différent, mais où les leçons de V. M. ne lui seraient pas moins utiles. Il a fait une tragédie dont le sujet est le connétable de Bourbon, et dont il serait très-flatté que l'auteur du poëme de la Guerre670-a voulût bien entendre la lecture. Il n'appartient pas, Sire, à un humble et timide géomètre de prévenir le jugement que V. M. portera de cette tragédie. Mais j'avoue que je me serais bien mépris sur le plaisir qu'elle m'a fait, si les sentiments de grandeur et de vertu dont elle est remplie ne méritaient pas à M. de Guibert votre estime et vos bontés. Une des marques les plus flatteuses, Sire, que V. M. pût lui en donner, ce serait de lui permettre d'être témoin de ces manœuvres savantes qui rendent les Prussiens si célèbres et si formidables. J'ai<671> lu, je ne sais où, qu'un officier de l'armée de Darius, quelques années après la bataille d'Arbèles, se rendit à la cour d'Alexandre; qu'il demanda à ce grand prince à voir manœuvrer ces troupes macédoniennes qui avaient fait repentir son maître d'avoir attaqué le leur; que le vainqueur d'Arbèles fit à l'officier de Darius la réponse qu'Alexandre le Grand devait lui faire : Venez et voyez; et que l'officier, après avoir admiré cette belle et grande machine, dit, en prenant congé du prince : « J'ai vu les roues et les ressorts; mais l'art de les faire mouvoir est un secret dont le génie seul a la clef; je ne trouverai qu'ici celui à qui la nature a donné ce secret; et malheureusement pour le roi de Perse mon maître, il ne saurait l'avoir pour général. »671-a

Je ne dois pas oublier, Sire, de prévenir V. M. que M. de Guibert, en venant auprès d'elle admirer et s'instruire, désire surtout d'effacer jusqu'aux plus légères traces du reproche qu'une phrase de son livre a mérité de votre part.671-b Il rend justice, avec toute l'Europe, à la valeur si généralement reconnue des troupes prussiennes, et serait d'autant plus honteux de penser autrement, qu'il se verrait seul de son avis. Cependant il osera dire à V. M., dût-il courir le risque d'être contredit par elle, qu'il croit que les succès de ces braves troupes sont encore moins dus à leur courage qu'à la supériorité des talents qui l'ont dirigé; il osera même ajouter, peut-être encore au risque de vous déplaire, qu'il est persuadé que nos pauvres Velches, tout pauvres Velches qu'ils se sont montrés à Rossbach, auraient été vainqueurs, s'ils avaient seulement changé de général avec les Prussiens. La géométrie, Sire, qui ne se connaît pas en manœuvres de guerre, mais qui se connaît en calcul, prendrait la liberté de parier ici pour M. de Guibert; et après avoir gagné le pari, comme elle ose<672> s'en flatter, elle répéterait aux Velches le mot de Louis XIV au duc de Vendôme, vainqueur à Villaviciosa :672-a « Il n'y avait pourtant qu'un homme de plus. » Je suis, etc.

130. DU MÊME.

Paris, 30 juillet 1773.



Sire,

M. de Guibert est pénétré de reconnaissance de la bonté avec laquelle V. M. a bien voulu le recevoir. Cette bonté, Sire, augmenterait encore, s'il est possible, les sentiments dont il est depuis si longtemps rempli pour votre personne, et couronne à ses yeux les vertus et les talents qu'il admire en vous. Je partage bien vivement la reconnaissance de M. de Guibert, quelque persuadé que je sois que, depuis que V. M. l'a vu, il n'a plus besoin auprès d'elle d'autre recommandation que de lui-même. Cependant il s'en faut bien, Sire, et cela même ajoute encore à son mérite, qu'il soit aussi satisfait de lui que V. M. me paraît l'être. « Quoique ce héros, m'écrit-il, m'ait témoigné une bonté bien propre à me rassurer, je n'ai pu me défendre, en le voyant, d'un trouble qui ne me permettait pas de répondre comme je l'aurais désiré aux questions qu'il voulait bien me faire; une espèce de nuage magique l'environnait à mes yeux; c'est, je crois, ce qu'on appelle l'auréole autour de messieurs les saints, et la gloire autour d'un grand homme. » Je suis persuadé, Sire, que V. M., en revoyant M. de Guibert, se confirmera dans la bonne opi<673>nion qu'elle en a prise, et que j'étais bien sûr qu'elle en aurait. Je désire avec impatience de savoir le jugement que V. M. aura porté de sa tragédie, et j'avoue que je serais bien trompé, si elle n'entend cet ouvrage avec plaisir, et avec estime pour l'auteur. Mais ce que j'attends, Sire, avec plus d'impatience encore, ce sont les nouvelles qu'il me dira de la santé de V. M., qui me paraît s'affermir par l'augmentation de ses succès et de sa gloire. Je ne doute point qu'elle ne mette bientôt le comble à cette gloire immortelle, en donnant à la Russie, à la Pologne, aux Turcs mêmes, tout Turcs qu'ils sont, la paix dont ils ont tous si grand besoin, et qu'il n'a pas tenu à elle de leur donner plus tôt; et que V. M. ne joigne au titre de héros, qu'elle a mérité depuis si longtemps, celui de pacificateur, qu'elle obtiendra encore, malgré les efforts que l'envie pourra faire pour l'empêcher.

La gaîté de la dernière lettre que V. M. m'a fait l'honneur de m'écrire est pour moi un garant précieux de la santé dont elle jouit, et qui m'est si chère, ainsi qu'à tant d'autres. Quand je me sens tenté de bouder contre la nature de ce qu'elle m'a donné un si triste et si frêle individu, je lui pardonne en pensant qu'elle conserve V. M., et je me dis tout bas à moi-même : Tais-toi, et ne te plains pas, car le grand homme se porte bien. Puissiez-vous, Sire, faire encore longtemps des vers tels que ceux que vous avez eu la bonté de m'envoyer, dussent les curieux impertinents qui ont mis V. M. de mauvaise humeur les trouver assez bons pour vouloir en prendre des copies! Quoique ces curieux impertinents ressemblent à M. van Haaren,673-a et qu'ils puissent se vanter comme lui de n'avoir point d'imagination, je ne les en crois pourtant pas assez dépourvus pour ne pas sentir celle qui a dicté vos vers. V. M. ne sera jamais dans le cas de donner à ses vers le même éloge que ce poëte très-hollandais donnait aux siens, ni de dire d'aucun de ses ouvrages ce qu'un certain Hardion, plat instituteur de princesses très-respectables, disait, en<674> parlant de je ne sais quel mauvais livre qu'il venait de faire : Il n'y a point d'esprit là-dedans. Le pauvre homme disait bien plus vrai qu'il ne pensait; et on aurait été tenté de lui répondre : On le voit bien, si l'on n'avait craint qu'à force d'esprit il ne prît encore cette réponse pour un compliment.

Je ne sais où cette lettre trouvera V. M.; je désire cependant qu'elle lui parvienne avant le retour de M. de Guibert, afin que V. M. adoucisse, s'il lui est possible, le nouveau trouble qu'il ne pourra s'empêcher d'éprouver en revoyant l'auréole. Je lui envie bien, Sire, le bonheur qu'il aura de la revoir, dussé-je, en la revoyant moi-même, éprouver le même trouble que lui. Il est vrai que le trouble serait bien tempéré en moi par un sentiment plus doux, et bien fait pour commander à ce trouble par celui de la vive reconnaissance et de la tendre vénération dont je suis pénétré pour V. M. C'est avec ces sentiments que je serai jusqu'à la fin de ma vie, etc.

131. DU MÊME.

Paris, 13 septembre 1773.



Sire,

M. le marquis de Puységur, lieutenant-général des armées du roi de France, et fils du maréchal de Puységur, auteur d'un ouvrage sur l'art de la guerre, m'a prié de faire parvenir à V. M. le livre qui est joint à cette lettre, et dont il a fait la plus grande partie. C'est au souverain juge en ces matières, à celui dont les décisions font loi pour tous les connaisseurs, à prononcer sur le mérite de cette pro<675>duction; je me borne à remplir les intentions de l'auteur en mettant son ouvrage aux pieds de V. M.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

132. DU MÊME.

Paris, 27 septembre 1773.



Sire,

Je ne crains point d'abuser des bontés dont Votre Majesté m'honore, en prenant la liberté de les lui demander quelquefois pour des personnes dignes de la voir et de l'entendre. De ce nombre est M. le comte de Crillon, colonel au service de France, qui aura l'honneur de présenter cette lettre à V. M. L'admiration et le respect dont il est pénétré pour les grands hommes, et le prix qu'il sait mettre au bonheur de les approcher, lui fait désirer de rendre à Frédéric le Grand son respectueux hommage, non pour satisfaire une vaine curiosité, mais pour vous écouter et s'instruire, et pour puiser des lumières à cette même source où toute l'Europe vient s'éclairer. Le beau nom qu'il porte, Sire, nom si cher à toutes les âmes nobles et honnêtes, serait déjà sans doute une recommandation suffisante auprès du héros dont il espère les bontés. Mais à ce titre estimable M. le comte de Crillon en joint d'autres qui lui sont personnels, et plus faits encore pour toucher un monarque philosophe : des connaissances peu communes à son âge, l'amour le plus vif pour les sciences, pour les lettres et pour l'étude, un mépris profond de toutes les frivolités qui occupent et dégradent si fort la plus grande partie de la noblesse française, une honnêteté de caractère et une simpli<676>cité de mœurs dont ses pareils ne lui offrent guère l'exemple, enfin la candeur et la vertu mêmes, jointes à un esprit juste, sage et cultivé. Tel est, Sire, M. le comte de Crillon; et je ne doute pas que s'il obtient de vous le bonheur qu'il en attend, celui de vous faire sa cour pendant son séjour dans vos États, il ne justifie tout ce que j'ai l'honneur de vous dire de lui. V. M. le trouvera digne de ses illustres ancêtres, et destiné à marcher sur leurs traces; si Henri IV donnait à l'un d'eux le nom de brave Crillon, qui est devenu comme son nom propre, j'espère que V. M., quand elle aura connu celui que j'ai l'honneur de lui présenter, l'appellera le sage et vertueux Crillon; ce nom, Sire, en vaudra bien un autre, surtout s'il lui est donné par vous.

M. le comte de Crillon oserait peut-être offrir encore à V. M. d'autres titres pris dans sa propre maison, où les actions de courage et de vertu sont héréditaires. C'était M. le duc de Crillon son père qui commandait au pont de Weissenfels dix-sept compagnies de grenadiers français dont la bravoure mérita les éloges de V. M. Mais M. le duc de Crillon mérita lui-même personnellement dans cette circonstance, par une action digne de ses aïeux, la reconnaissance de tous ceux qui s'intéressent à la conservation des grands hommes. Il avait placé dans une petite île deux officiers qui observaient votre armée lorsqu'on brûlait le pont. Un des deux vint dire à M. le duc de Crillon, qui leur avait recommandé de se tenir cachés, que, s'il le voulait, ils tueraient un général qu'ils jugeaient être le roi de Prusse par le respect que les officiers lui témoignaient. M. le duc de Crillon le leur défendit;676-a il ne savait pas, Sire, en ce moment, qu'il préparait à son fils l'honneur qu'il espère, de voir le plus grand roi de l'Europe, et peut-être le bonheur d'en recevoir un accueil favorable.

M. de Guibert, pénétré d'admiration de tout ce que vous lui avez<677> permis de voir, et surtout de ce qu'il a vu dans V. M., m'écrit qu'il conservera toute sa vie la plus vive reconnaissance de la bonté avec laquelle vous avez daigné le recevoir, et des grâces signalées que vous avez bien voulu lui accorder. M. le comte de Crillon ose se flatter, Sire, d'obtenir de V. M. les mêmes grâces; après avoir admiré le digne chef des troupes prussiennes, il désire ardemment de voir et d'admirer aussi ces troupes si célèbres, qui doivent à V. M. ce qu'elles sont, et qui, sous vos ordres, ont acquis une gloire immortelle. J'ose demander pour lui cette grâce à V. M., comme j'ai pris la liberté de la lui demander pour M. de Guibert, et je lui réponds de la même reconnaissance. Mais, Sire, ce qui me touche encore davantage, c'est que, à leur retour, M. de Guibert et M. le comte de Crillon m'apprennent des nouvelles de V. M., telles que je les attends et les espère. Ces nouvelles satisferont le tendre et profond intérêt que je prends à votre conservation, à votre bonheur et à votre gloire; elles consoleront et encourageront la philosophie, qui, dans toutes ses traverses, a plus besoin de V. M. que jamais, et dont vous êtes par vos écrits et par vos lumières le chef, le soutien et le modèle. Je suis avec le plus profond respect, etc.

133. DU MÊME.

Paris, 10 décembre 1773.



Sire,

J'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Majesté, il y a plus de deux mois, une lettre que j'espérais qu'elle recevrait beaucoup plus tôt. M. le comte de Crillon, jeune officier français plein de mérite, en est le<678> porteur. Il se flattait d'avoir l'honneur de la présenter à V. M. dans le mois d'octobre; mais des circonstances imprévues l'ont obligé, Sire, de retarder son arrivée à Berlin. Je compte qu'il ne tardera pas à y arriver, et je prends la liberté de demander d'avance à V. M. ses bontés pour ce jeune homme, qui en est digne par le nom qu'il porte, par ses talents et par ses vertus.

Le retard imprévu de l'arrivée de cette lettre a été cause, Sire, du silence que j'ai gardé depuis quelques mois à l'égard de V. M., ne voulant pas l'importuner trop souvent au milieu des grandes et même des petites affaires qui l'occupent. Je mets au nombre de ces dernières le petit tour que V. M. joue au cordelier Ganganelli en recevant ses gardes prétoriennes jésuitiques, qu'il a eu la maladresse de licencier.678-a Je ne sais si ce petit tour n'excitera pas une querelle dans le paradis, et je crains que François d'Assise et Ignace de Loyola ne s'y battent à coups de poing comme les héros du Roman comique.678-b Ce que je souhaite plus sérieusement, Sire, c'est que V. M. ou ses successeurs ne se repentent jamais de l'asile que vous donnez à ces intrigants, qu'ils vous soient à l'avenir plus fidèles qu'ils ne l'ont été dans la dernière guerre de Silésie, comme V. M. m'a fait l'honneur de me le dire à moi-même, et qu'ils effacent par leur conduite sage et honnête le nom de vermine malfaisante dont V. M. les gratifiait, il y a quatre ou cinq ans, dans une des lettres678-c qu'elle m'a fait l'honneur de m'écrire. Je serais curieux de demander à présent aux jésuites ce qu'ils pensent de la philosophie et de la tolérance, contre laquelle ils se sont tant déchaînés. Où en seraient-ils dans leur agonie, s'il n'y avait en Europe un roi philosophe et tolérant? J'ai beaucoup ri de l'excellente lettre de V. M. à l'abbé Colombini,678-d entre autres de la<679> justice qu'elle rend aux bons pères, en assurant qu'elle ne connaît point de meilleurs prêtres à tous égards. Cela me fait souvenir d'un certain philosophe, très-incrédule de son métier, en présence duquel on tournait en ridicule je ne sais quelle preuve de ce que Voltaire appelle . . . « Vous êtes bien difficile, répondit le philosophe; pour moi, je ne connais pas de meilleure preuve que celle-là. » Je n'ai pas moins ri de ce que V. M. ajoute, que, comme elle est dans la classe des hérétiques, le saint-père ne peut pas la dispenser de tenir sa parole; mais, tout en riant, je ne dois pas dissimuler à V. M. que la philosophie a été un moment alarmée de la voir conserver cette graine. Heureusement elle s'est rassurée bientôt, en considérant que la vipère est actuellement sans tête, que l'apothicaire Ganganelli a pris lui-même la peine de la couper, et que, au moyen de cette amputation, le reste du corps pourra fournir d'excellent bouillon médicinal, que V. M. espère sans doute en tirer. Ainsi soit-il!

J'ai fait passer à M. le marquis de Puységur, qui en ce moment n'est point à Paris, ce que V. M. m'a chargé de lui dire de sa part. Je ne sais ce qu'il peut répondre à l'objection très-solide que V. M. lui fait sur la prétendue différence des soldats anciens et des nôtres. Pour moi, juge très-indigne de ces matières, je pense que les soldats même du cordelier deviendraient les soldats de Paul-Émile, s'ils avaient un Frédéric à leur tête, et que la superstition pour l'antiquité n'a pas plus de raison de la croire supérieure aux modernes en force de corps qu'en talents et en génie.

M. de Guibert est revenu comblé de reconnaissance de toutes les bontés dont V. M. l'a honoré. Il ne parle qu'avec admiration de sa personne et de ce qu'il a vu; il n'a qu'un regret, mais ce regret est très-grand : c'est de n'avoir pu profiter des conseils que V. M. aurait<680> pu lui donner sur sa tragédie; car il attendait bien plus des conseils de V. M. que des éloges. Il a vu, en revenant, le Patriarche de Ferney, qui rit beaucoup, ainsi que moi, aux dépens du pape, du petit embarras que V. M. lui cause; car il doit, en honnête pape qu'il est, excommunier les jésuites, s'ils vous obéissent; et, s'il les excommunie, la philosophie espère voir beau jeu. V. M. se souvient peut-être d'une certaine bataille donnée au Paraguay par le roi jésuite Nicolas,680-a dans laquelle le père feld-maréchal avait eu trois capucins tués sous lui. Je mande au philosophe de Ferney que V. M., en établissant ce nouveau régiment dans ses États, ne peut guère se dispenser de faire une recrue de capucins pour remonter cette troupe. J'invite seulement V. M. à retrancher à ses nouveaux soldats les carabines dont on prétend que le roi de Portugal s'est mal trouvé.

Quoi qu'il en soit, Sire, comme il n'est pas à craindre que V. M. prenne jamais un jésuite ni pour confesseur, ni pour général, ni pour premier ministre, ni pour maîtresse, je pense que la philosophie doit être bien tranquille sur l'usage que Y. M. en veut faire, et qu'elle saura les rendre utiles, en les empêchant d'être dangereux. Tel est le résultat de mes réflexions, après m'être égayé un moment sur leur compte et sur celui du cordon de Saint-François qui les frappe et qui les disperse. Mais, Sire, ce qui est vraiment admirable, vraiment précieux à la philosophie, vraiment digne de V. M., c'est la belle inscription qu'elle vient de faire mettre à l'église catholique de Berlin, et que je n'ai apprise que depuis quelques jours : Frédéric, qui ne hait pas ceux qui servent Dieu autrement que lui.680-b Voilà, Sire, une des plus grandes et des plus utiles leçons que V. M. ait données à ses confrères les rois, tant ses contemporains que ses successeurs.<681> Voilà une leçon dont sûrement ils profiteront un jour, soit par principe de justice, soit par principe au moins de vanité, et pour ressembler en quelque chose au héros de ce siècle. Voilà une inscription qui mérite bien d'être célébrée par une médaille, dont V. M. imaginera mieux que personne le corps et la devise.

Je prie V. M. de vouloir bien recevoir mes très-humbles compliments sur la naissance du prince dont votre auguste maison vient d'être augmentée.681-a Tout ce qui peut la perpétuer et l'étendre est pour moi l'objet du plus vif intérêt, et j'ose croire que V. M. en est bien persuadée.

Un des plus estimables membres de votre Académie, M. Bitaubé, vient de m'envoyer le poëme de Guillaume,681-b dont il est l'auteur. Cet ouvrage m'a paru intéressant, et la lecture m'en a fait plaisir. L'auteur désirerait de le rendre plus parfait à une seconde édition, et m'a fait part du désir qu'il a témoigné à V. M. de faire un voyage en France pour être à portée d'améliorer son ouvrage par les conseils de nos principaux gens de lettres. Je crois en effet, Sire, que cet ouvrage y pourrait gagner beaucoup; mais ce qui peut-être y gagnerait encore davantage, c'est la nouvelle édition que l'auteur a entreprise de sa traduction de l'Iliade. Il désire d'autant plus de donner à cet ouvrage toute la perfection dont il se sent capable, que l'ouvrage est dédié à V. M., et qu'il a eu le bonheur de lui plaire. C'est une entreprise si difficile, qu'il n'ose s'en fier à ses seules forces; en voulant donner une traduction plus fidèle, il craint de gâter un ouvrage qui a eu du succès; et pour éviter cet écueil, il croit avoir besoin de consulter les vrais juges de la langue. Tels sont, Sire, les motifs qui lui font désirer ce voyage, quoiqu'il n'aime rien moins<682> qu'une vie errante; et il ose se flatter que V. M. voudra bien se rendre à ces raisons.

Puisse la destinée, qui veille sur les grands hommes, conserver V. M. dans l'année où nous allons entrer, et dans celles qui la suivront! puisse-t-elle, en pacifiant le Nord, mettre le comble à ses succès et à sa gloire! Ce sont les vœux de celui qui sera toujours avec la plus vive reconnaissance et la plus tendre vénération, etc.

134. A D'ALEMBERT.

16 décembre 1773.

M. de Crillon m'a rendu votre Crillonnade,682-a qui m'a mis au fait de l'histoire de tous les Crillons du comtat d'Avignon. Il ne s'arrête point ici, et poursuivra son voyage en Russie, de sorte que, sur votre parole, je le crois et le prends pour le plus sage des Crillons, persuadé que vous avez toisé et calculé toutes ses courbes, ainsi que ses angles d'incidence. Il trouvera Diderot et Grimm en Russie, tout occupés de l'accueil favorable que l'Impératrice leur a fait, et des choses dignes d'admiration qu'ils y ont vues. On dit que Grimm pourrait bien se fixer dans ce pays, qui deviendra l'asile des Chaumeix682-b et des encyclopédistes.

Il paraît ici un Dialogue des morts dont les interlocuteurs sont la Vierge et la Pompadour.682-c On l'attribue à différents auteurs; je vous<683> l'enverrai, si vous ne l'avez pas. Cependant la crainte de scandaliser vos visiteurs de lettres ou vos illustres commis des postes m'empêche de hasarder le paquet.

M. de Guibert a passé par Ferney, où l'on assure que Voltaire l'a converti, c'est-à-dire, l'a fait renoncer aux erreurs de l'ambition, lui faisant abjurer le métier affreux de bourreau mercenaire, pour le rendre ou capucin, ou philosophe; de sorte qu'il aura déjà publié une déclaration comme Gresset, avertissant le public que, ayant eu le malheur d'écrire un ouvrage de tactique, il s'en repentait du fond de son cœur, en y joignant l'assurance que de sa vie il ne donnerait des règles de meurtres, d'assassinats, de ruses, de stratagèmes et de pareilles abominations. Pour moi, dont la conversion n'est pas avancée, je vous prie de me donner les détails de celle de Guibert, pour amollir mon cœur et pénétrer mes entrailles.

Nous avons ici la landgrave de Darmstadt, qui revient de Pétersbourg, où elle a marié sa fille; elle ne tarit point sur les louanges de l'Impératrice, ni sur toutes les belles fondations que cette princesse a faites dans ce pays. Voilà ce que c'est que de voyager. Pour nous, qui vivons comme des rats de cave, les nouvelles ne nous viennent que de bouche en bouche, et le sens de l'ouïe ne vaut pas celui des yeux. Je fais, en attendant, des vœux pour le sage Anaxagoras, et je dis à Uranie : C'est à toi de soutenir ton premier apôtre, pour maintenir une lumière sans laquelle un grand royaume tomberait dans les ténèbres; et je dis au grand Démiourgos : Conserve toujours le bon d'Alembert dans ta sainte et digne garde.

<684>

135. AU MÊME.

Le 7 janvier 1774.

Vous pouvez être sans appréhension pour ma personne; je n'ai rien à craindre des jésuites. Le cordelier Ganganelli leur a rogné les griffes; il vient de leur arracher les dents mâchelières, et les a mis dans un état où ils ne peuvent ni égratigner, ni mordre, mais bien instruire la jeunesse, de quoi ils sont plus capables que toute la masse des cuculatis. Ces gens, il est vrai, ont tergiversé pendant la dernière guerre; mais réfléchissez à la nature de la clémence. On ne peut exercer cette admirable vertu à moins que d'avoir été offensé; et vous, philosophes, vous ne me reprocherez pas que je traite les hommes avec bonté, et que j'exerce l'humanité indifféremment envers tous ceux de mon espèce, de quelque religion et de quelque société qu'ils soient. Croyez-moi, pratiquons la philosophie, et métaphysiquons moins. Les bonnes actions sont plus avantageuses au public que les systèmes les plus subtils et les plus déliés de découvertes, dans lesquels, pour l'ordinaire, notre esprit s'égare sans saisir la vérité. Je ne suis pas cependant le seul qui ait conservé les jésuites; les Anglais et l'impératrice de Russie en ont fait tout autant; et même dans ces trois États l'ordre684-a fait corps ensemble.684-b Voilà pour les jésuites.684-c

<685>Pour M. de Guibert, j'ai cru qu'il avait abjuré son art inhumain entre les mains de Voltaire. Je n'ai pas eu le temps d'entendre sa tragédie; il m'a dit qu'il méditait pour l'année prochaine un voyage au Nord, qu'il passerait par ici, et qu'alors il me lirait sa pièce. Je ne suis fait que pour admirer, et non critiquer ceux qui en savent plus que moi; quelques vers composés pour mon amusement dans une langue étrangère ne me rendent pas assez présomptueux pour me croire maître de l'art. La tragédie m'a paru surtout difficile à traiter; je n'ai pas eu le courage de m'essayer en ce genre,685-a parce qu'il ne souffre rien de médiocre, et qu'il faut un esprit plus libre de soins que le mien pour se flatter d'y réussir.

A propos d'ouvrages nouveaux, j'ai lu celui d'Helvétius,685-b et j'ai été fâché, pour l'amour de lui, qu'on l'ait imprimé. Il n'y a point de dialectique dans ce livre; il n'y a que des paralogismes et des cercles de raisonnements vicieux, des paradoxes et des folies complètes, à la tête desquelles il faut placer la république française. Helvétius était honnête homme, mais il ne devait pas se mêler de ce qu'il n'entendait pas; Bayle l'aurait envoyé à l'école pour étudier les rudiments de la logique. Et cela s'appelle des philosophes! Oui, dans le goût de ceux que Lucien a persiflés. Notre pauvre siècle est d'une stérilité affreuse en grands hommes comme en bons ouvrages. Du siècle de Louis XIV, qui fait honneur à l'esprit humain, il ne nous est resté que la lie, et dans peu il n'y aura plus rien du tout.

Diderot est à Pétersbourg, où l'Impératrice l'a comblé de bontés. On dit cependant qu'on le trouve raisonneur ennuyeux; il rabâche sans cesse les mêmes choses. Ce que je sais, c'est que je ne saurais soutenir la lecture de ses livres, tout intrépide lecteur que je suis; il y règne un ton suffisant et une arrogance qui révolte l'instinct de ma liberté. Ce n'était pas ainsi qu'écrivaient Aristote, Cicéron, Lu<686>crèce, Locke, Gassendi, Bayle, Newton. La modestie va bien à tout le monde, elle est le premier mérite du sage; il faut raisonner avec force, mais ne pas décider impérieusement. Cela vient de ce que l'on veut être tranchant; on croit qu'il suffît de prendre un ton décisif pour persuader; ce ton peut aider à la déclamation, mais il ne se soutient pas à la lecture. Quand on a le livre à la main, on juge des raisons, et l'on se moque de l'emphase; l'auteur a beau se targuer, on l'apprécie, et on réduit ses arguments à leur juste valeur. Je m'aperçois que ma lettre est bien longue; j'en ai honte, je vous en demande pardon. En finissant, je n'ajouterai qu'un mot : ce sont mes vœux pour la conservation et la prospérité d'Anaxagoras, tant pour cette année que pour une longue suite d'autres; sur quoi je prie la nature et l'esprit qui président au grand tout de vous conserver dans leur sainte garde.

P. S. Pour votre Crillon, il est allé crillonner en Russie; il y a un mois qu'il n'en est plus question chez nous.

136. DE D'ALEMBERT.

Paris, 14 février 1774.



Sire,

Je ressemble au maître de philosophie du Bourgeois gentilhomme de Molière;686-a j'ai lu, comme ce grand philosophe, le docte traité que Sénèque a fait de la colère, et je conviens avec V. M., au sujet des jésuites dont elle se fait le général, que s'il n'y avait point de coupables, il n'y aurait point de clémence. On assure d'ailleurs que les jésuites<687> de Pologne ont réparé par leur fidélité pour V. M. le tort déjà un peu vieux des jésuites de Silésie; et V. M. ne saurait mieux faire que de ressembler à Dieu, qui ne veut pas, dit-on, la mort du pécheur, surtout quand il se sauve par la contrition parfaite. Je les crois en effet bien contrits, c'est-à-dire bien fâchés, et d'autant plus fâchés, que, V. M. ayant l'honneur et le bonheur d'être hérétique, ils ne pourront, comme elle l'observe très-bien, qu'être utiles dans ses États, sans y être jamais dangereux, comme ils l'ont été plus d'une fois chez quelques princes qui allaient à la messe et à confesse.

Vous prétendez, Sire, que Diderot ne l'est pas autant. Je ne le nierai pas à V. M.; mais, s'il passe par Berlin, je désire que V. M. lui permette d'approcher d'elle; j'ose l'assurer qu'elle jugera plus favorablement de sa personne que de ses ouvrages, et qu'elle lui trouvera, avec beaucoup de fécondité, d'imagination et de connaissances, une chaleur douce et beaucoup d'aménité.

Je conviens avec V. M. qu'il y a dans l'ouvrage de M. Helvétius bien des opinions fausses et hasardées, bien des redites et des longueurs; que ce sont plutôt des matériaux qu'un ouvrage, et que ces matériaux ne doivent pas être tous employés à beaucoup près. Mais il y a, ce me semble, quelques vérités utiles et bien rendues, et l'ouvrage aurait d'ailleurs quelque prix à mes yeux, ne fût-ce que par la justice qu'il rend à V. M.

Notre siècle, j'en conviens encore avec V. M., ne vaut pas le siècle de Louis XIV pour le génie et pour le goût; mais il me semble qu'il l'emporte pour les lumières, pour l'horreur de la superstition et du fanatisme, pour l'amour des connaissances utiles; et ce mérite, ce me semble, en vaut bien un autre.

M. de Guibert, Sire, n'a point abjuré entre les mains de Voltaire le métier dont il a puisé les leçons dans les ouvrages et les États de V. M.; il espère que V. M. lui permettra de venir encore l'entendre et l'admirer, quand les circonstances le lui permettront, et recevoir<688> ses conseils sur une tragédie faite pour être jugée par des princes tels que vous.

Je suis persuadé de toutes les belles choses que Diderot et Grimm écrivent sur la Sémiramis du Nord. Il me semble pourtant que ces Russes, qui, comme j'ai eu l'honneur de le mander il y a quelque temps à V. M., se laissent manger à Spa par les chevaux, commencent à se laisser manger par les janissaires. Si V. M. ne vient à leur secours pour renvoyer les Turcs et les Russes chez eux, je crains qu'à la fin il n'y ait plus ni Russes, ni Turcs, et ce serait grand dommage. Je me souviens que, après la bataille de Zorndorf, où V. M. avait assommé trente mille Russes, un grand Danois me disait froidement : « Il n'y a pas de mal; il est si aisé à Dieu de refaire des Russes! »

J'ai grand désir de lire le Dialogue dont V. M. me fait l'honneur de me parler, et dont la bienheureuse Vierge Marie est un des interlocuteurs. Ne pourrait-elle pas trouver quelque occasion de me l'envoyer, sans qu'il passât par les mains des cerbères?

M. le comte de Crillon, Sire, est digne des bontés et de l'estime de V. M. par son ardeur pour s'instruire, par ses connaissances, par ses vertus, et par son respect pour les grands hommes. C'est le sentiment que vous inspirez, et avec lequel je serai toute ma vie, ainsi qu'avec la plus vive reconnaissance, etc.

137. A D'ALEMBERT.

Le 11 mars 1774.

Vous pouvez être entièrement tranquille sur le sujet des jésuites, qui ne sont plus jésuites que chez moi. Ils sont plus nécessaires que<689> vous ne le pensez en France, pour l'éducation de la jeunesse, dans un pays où les maîtres sont rares, et où, parmi les laïques, on aurait bien de la peine à en trouver, surtout dans la Prusse occidentale. Je suis bien aise que vous soyez d'accord avec moi, qu'on ne peut exercer la clémence qu'après avoir été offensé. Je suis fort étonné des remèdes dont le roi de Sardaigne se sert pour ses fluxions, et je croirais presque que c'est un conte fait à plaisir. Pour moi, j'ai eu la goutte, dont je me suis guéri par le régime, sans invoquer saint Antoine de Padoue. Il est bien sûr qu'un homme qui se sert des remèdes qu'on dit que le roi de Sardaigne a pris n'est pas fait pour être entouré par des d'Alembert et des la Grange. Notre Académie a si peu à perdre, que nous devons conserver les bons sujets que nous avons, sans nous en départir.

Les lettres de Pétersbourg nous annoncent que Diderot et Grimm sont sur leur départ. Leur intention est de passer par Varsovie avant de se rendre ici; je suppose qu'ils pourront arriver dans le commencement du mois d'avril; je les verrai certainement à leur passage, et je vous écrirai sur Diderot, quand je lui aurai parlé, avec toute la sincérité que vous me connaissez. J'aurais souhaité, pour la mémoire du bon M. Helvétius, qu'il eût pu consulter quelques-uns de ses amis sur son ouvrage avant que de le publier. Il me semble qu'il s'était formé un certain système, en faisant son livre sur l'Esprit, qu'il a voulu soutenir par ce dernier ouvrage, ce qui a produit les fautes que tous les ouvrages systématiques font ordinairement commettre; c'est faire des efforts inutiles que de vouloir donner aux paradoxes les caractères de la vérité. Je verrai, quand Grimm passera ici, s'il voudra se charger de ce Dialogue de la Vierge Marie jouant un si beau rôle. Je crains, quand vous l'aurez lu, que vous ne disiez : N'est-ce que cela? Ce Dialogue n'est bon que pour amuser un moment.

Il paraît ici une nouvelle brochure de Voltaire, sous le titre du Taureau blanc, écrite avec toute la gaîté et la fraîcheur qu'il a eue<690> dans sa jeunesse. La fin en est édifiante; le taureau redevient homme, et même roi. Toutes les fois qu'il a fait des sottises et qu'il les répare, le peuple s'assemble autour de son palais, et s'écrie : Vive notre grand roi qui n'est plus bœuf! Si vous n'avez pas cet ouvrage à Paris, il y aura moyen de vous le faire tenir par la même voie. J'attends ici le non-converti Guibert, qui sera bien reçu, lui et sa tragédie; et je ne doute pas que cet ouvrage, dont quelques personnes m'ont parlé, ne mérite d'être approuvé. Pour M. de Crillon, il a eu le nez gelé à Pétersbourg; mais heureusement, à l'aide de la neige, on le lui a sauvé. Il doit repasser ici ce printemps, dirigeant sa route par la Laponie, la Suède et le Danemark; lui et le prince de Salm690-a pourront bien revenir glacés ici; nous aurons tout le soin possible de les dégeler et de les remettre, s'il est possible, dans leur état naturel. Pour moi, qui ne suis point à la glace, et qui vous estime très-chaudement, je fais des vœux pour que le grand Démiourgos protége Anaxagoras; et sur ce, etc.

138. DE D'ALEMBERT.

Paris, 25 avril 1774.



Sire,

Ce n'est point pour Votre Majesté que je crains le rétablissement des ci-devant soi-disant jésuites, comme les appelait le feu parlement de Paris; quel mal en effet pourraient-ils faire à un prince que les Au<691>trichiens, les Impériaux, les Français et les Suédois réunis n'ont pu dépouiller d'un seul village? Mais je crains, Sire, que d'autres princes que vous, qui ne résisteraient pas de même à toute l'Europe, et qui ont arraché cette ciguë de leur jardin, n'aient un jour la fantaisie de vous en emprunter de la graine pour la ressemer chez eux. Je désirerais, Sire, que V. M. fît un édit pour défendre à jamais dans ses États l'exportation de la graine jésuitique, qui ne peut venir à bien que chez vous.

J'ignore si on a défendu à M. de Guibert l'exportation de sa personne dans les États du Nord; mais je sais qu'il n'aura pas l'honneur de faire sa cour cette année à V. M., comme il le désirait et l'espérait. Il souhaitait ardemment de revoir les manœuvres admirables de vos troupes; il souhaitait surtout de revoir le dieu qui fait mouvoir cette belle et grande machine, et de soumettre sa tragédie du Connétable de Bourbon au jugement du monarque qui réunit le génie d'Apollon à celui de Mars.

M. le comte de Crillon sera plus heureux, Sire; il aura le bonheur de revoir V. M.; il lui dira des nouvelles de ces Russes qui devraient bien faire la paix, et de ces Suédois qui feront bien de ne point faire la guerre; mais ce qui m'intéresse infiniment, il me dira des nouvelles de V. M., et lui renouvellera l'hommage des sentiments de respect, de reconnaissance et d'admiration que je lui dois. Je prends la liberté de recommander de nouveau M, le comte de Crillon aux bontés de V. M.; j'ose lui répéter que plus elle le connaîtra, plus elle l'en trouvera digne, et qu'elle le distinguera de cette horde de jeune noblesse française qui lui a donné à juste titre si mauvaise opinion du reste.

On m'écrit que Diderot est à la Haye; la maladie du pays le pressait de revenir en France. J'aurais fort désiré que V. M. l'eût vu et jugé, et je suis persuadé qu'il lui aurait plu par la douce chaleur de sa conversation et par l'aménité de son caractère.

<692>Je suis chargé, Sire, de présenter à V. M. une requête de la part d'un jeune homme du plus grand mérite, nommé M. de Villoison,692-a que son profond savoir a fait recevoir à l'Académie des belles-lettres de Paris avant l'âge de vingt ans; il est à cet âge ce que les Grotius, les Petau, les Scaliger, ont été à cinquante, mais avec plus de goût et d'esprit que ces messieurs. Il serait très-flatté d'obtenir une place d'associé étranger dans l'Académie que la protection de V. M. rend si florissante. Il vient de donner un ouvrage sur Homère, que tous les savants regardent comme un prodige de savoir et de travail, et qu'il prendrait la liberté de présenter à V. M., s'il ne craignait que le grec dont cet ouvrage est hérissé ne la fît reculer deux pas en arrière. J'ose assurer à V. M. que le nom de ce rare jeune homme ne déparera point la liste de son Académie, et je lui demande cet honneur pour M. de Villoison.

Je ne sais si j'ai eu l'honneur de parler à V. M. du poëme de Guillaume, qui m'a paru intéressant et bien écrit. L'auteur désire de le perfectionner par les conseils des gens de lettres de France, qui pourront en effet lui être très-utiles; il souhaiterait en conséquence de faire le voyage de Paris; et je suis persuadé, Sire, que ce voyage serait très-avantageux pour M. Bitaubé, que son poëme y gagnerait beaucoup, ainsi que d'autres ouvrages qu'il se propose de publier, et qu'il recueillerait à Paris de nouvelles richesses littéraires dont il pourrait faire un très-bon usage dans ses travaux pour l'Académie.

J'attends, Sire, avec impatience ce Dialogue édifiant de la Vierge Marie, à qui V. M. sait que j'ai toujours eu la plus grande dévotion. J'ai lu ce Taureau blanc dont V. M. me fait l'honneur de me parler, et qui m'a fait beaucoup rire; le grand roi qui n'est plus bœuf, les prophètes changés en pies, et qui n'en parlent que mieux, et mille<693> autres traits de gaîté, sont inconcevables dans un homme de quatre-vingts ans, et dans l'auteur de la Henriade et d'Alzire. Il faut dire avec Térence :693-a Homo homini quid praestat! (Qu'il y a de distance entre un homme et un autre!). Ce proverbe, Sire, est plus fait pour V. M. que pour personne. Ceux qui, comme moi, sont dans la classe commune ne peuvent même espérer de s'en tirer par les hommages qu ils vous rendent. C'est un sentiment qu'ils partagent avec tout le reste de leur malheureuse et chétive espèce.

Leur consolation est d'avoir des pareils, même dans les espèces, comme l'on dit, les plus haut huppées. Ce que j'ai eu l'honneur de mander à V. M. de la dévotion d'un certain prince d'Italie à saint Antoine de Padoue est très-vrai, et n'est que trop vrai, malheureusement pour ce prince, et heureusement pour l'Académie de Berlin, qui conservera M. de la Grange, et qui se passera de saint Antoine de Padoue.

V. M. a sans doute déjà appris que M. de la Grange vient de remporter pour la cinquième ou sixième fois, car j'en ai perdu le compte, le prix de notre Académie des sciences de Paris. Je ne puis trop me féliciter d'avoir procuré à l'Académie de Berlin un homme d'un talent si éminent et si rare, et plus estimable encore par sa modestie et par la douceur de son caractère que par son savoir et son génie.

Je m'aperçois, toujours trop tard, que j'abuse du temps précieux de V. M., et je finis en lui renouvelant les très-humbles assurances de la vénération profonde et de l'attachement inviolable avec lequel je suis, etc.

<694>

139. A D'ALEMBERT.

Le 15 mai 1774.

Tant de fiel entre-t-il dans le cœur d'un vrai sage?694-a diraient les pauvres jésuites, s'ils apprenaient comme dans votre lettre vous vous exprimez sur leur sujet. Je ne les ai point protégés tant qu'ils ont été puissants; dans leur malheur, je ne vois en eux que des gens de lettres qu'on aurait bien de la peine à remplacer pour l'éducation de la jeunesse. C'est cet objet précieux qui me les rend nécessaires, parce que de tout le clergé catholique du pays, il n'y a qu'eux qui s'appliquent aux lettres; aussi n'aura pas de moi un jésuite qui voudra, étant très-intéressé à les conserver.

Depuis que je vous ai écrit, un grand phénomène encyclopédique, en décrivant une ellipse, a frisé les bords de notre horizon; les rayons de sa lumière ne sont pas parvenus jusqu'à nous. Les astronomes de Stettin l'ont observé, et ont calculé sa marche, qui se dirigeait sur Hambourg; les observateurs de la Haye l'ont depuis vu sur leur horizon, d'où son influence bénigne s'est répandue sur les libraires hollandais. Pompée fut assez heureux pour voir et pour entendre Posidonius, quoique le philosophe eût la goutte;694-b pour moi, je n'ai vu ni entendu le grand Diderot, quoiqu'il fût plein de santé; mais il n'est pas donné à tout le monde d'aller à Athènes,694-c et la fatalité encyclopédique, qui décide du destin des hommes, ne m'a pas favorisé, apparemment parce que je protége les jésuites. Votre brave Crillon, après avoir crillonné en Russie, en Finlande, en Laponie, en Suède, en Danemark, vient d'arriver à Berlin. Je m'imagine qu'il faudra l'échauffer pour refondre tout l'air congelé qu'il a respiré en chemin;<695> il voyage en compagnie d'un prince de Salm qui est fort aimable, et qui a remporté l'approbation de toutes les cours où il s'est produit. Votre Crillon peut avoir des qualités occultes admirables, mais on le trouve un peu ennuyeux, et il n'y a que les bâilleurs qui s'amusent avec lui. Ce n'est pas moi qui parle; pour avoir vu un homme une fois, on ne décide pas de lui; mais c'est le public qui juge ainsi, et je ne suis que son écho. J'attendrai intrépidement M. Guibert et sa tragédie, tant que le ciel me donnera vie, disposé à applaudir à l'un et à l'autre autant que les élans d'admiration peuvent s'exhaler d'une âme tudesque. Vous le savez, le père Bouhours l'a dit,695-a que nous avons la forme furieusement enfoncée dans la matière; il faut des secousses fortes pour mettre nos fibres grossières en vibration, et encore, quand nous avons cette perception, elle n'est pas de la vingtième partie aussi forte que les transports, et les extases, et les convulsions qu'éprouve l'âme d'un petit-maître français; son sang est du vin de Champagne mousseux, ses nerfs sont plus fins que des toiles d'araignées, son sensorium est aussi facile à ébranler qu'une girouette au souffle du zéphyr. C'est à de tels juges qu'il faut offrir du beau, de l'élégant, du parfait, et non à des masses à demi animées.

Notre Académie ne doit pas être rangée sous cette catégorie; elle est composée d'étrangers qui ont le droit de penser, et qui peuvent avoir quelques prétentions modestes à l'esprit. Votre M. de la Grange brille par des choses admirables, des a plus b auxquels je n'entends goutte, ni le roi de Sardaigne non plus. Je ne sais si ce dernier se livre à présent à la dévotion transcendante et mystique; au moins, étant encore duc de Savoie, il n'y pensait pas. Je le plains, c'est tout ce que je puis faire; car la grande dévotion ou des transports au cerveau sont, à mon sens, des synonymes, si la dévotion n'est pas pire, car elle reste, et les transports se perdent aussitôt que la fièvre est calmée. Mais pour en revenir à notre Académie, je ne doute pas<696> qu'elle n'accepte avec plaisir le nouveau confrère que vous lui offrez; il leur sera proposé, et, muni de votre recommandation, l'Académie aurait aussi mauvaise grâce à le refuser que si Charles XII eût rejeté un officier approuvé par le grand Condé. Voilà tout ce que vous aurez pour cette fois d'un valétudinaire qui, tant que durera son existence, s'intéressera au sort et à la prospérité de l'Anaxagoras moderne. Sur ce, etc.

140. DE D'ALEMBERT.

Paris, 1er juillet 1774.



Sire,

La dernière fois que Votre Majesté me fit l'honneur de m'écrire, elle était près de partir pour toutes ses revues. Je les crois finies actuellement, et V. M. de retour dans sa retraite philosophique, où je viens un moment la troubler pour lui renouveler mes profonds respects et ma vive reconnaissance.

Il s'est passé chez nous un grand événement depuis la dernière lettre que j'ai eu l'honneur d'écrire à V. M. Nous en attendons les suites politiques, civiles, morales, littéraires, philosophiques, et surtout économiques. On nous en promet beaucoup, et c'est de quoi nous avons le plus de besoin. L'inoculation du Roi et de la famille royale, à laquelle on était bien éloigné de s'attendre il y a un mois, prouve que la raison est écoutée, et donne tout à la fois bon espoir et bon exemple. Qu'on nous préserve de la guerre, des fanatiques et des fripons, et tout ira bien.

Je ne pense pas qu'on redemande jamais de France des jésuites<697> à V. M. Je plains bien l'Allemagne catholique de n'avoir pas mieux que ces intrigants ignorants pour l'instruction de la jeunesse. V. M. ne me rend pas justice, si elle croit que j'ai du fiel contre eux. Personne au contraire ne s'est élevé avec plus de force contre la barbarie avec laquelle les individus de cette espèce ont été traités en France. Mais je voudrais que, en rendant les particuliers aussi heureux qu'ils peuvent l'être sans se mêler de rien, on ne fournît jamais au corps les moyens de renaître, surtout dans les pays où il ne peut être que dangereux, et où il n'a jamais été autre chose. Si tous les princes étaient des Frédérics, je verrais l'Europe pavée de jésuites sans les craindre ou sans m'en soucier; mais les Frédérics passent, et les jésuites restent.

Je suis fâché que le phénomène encyclopédique dont V. M. me fait l'honneur de me parler n'ait fait que raser l'horizon de Berlin. Je suis persuadé que V. M., en l'observant de plus près, l'aurait trouvé digne de quelque attention. Je l'avais fort exhorté et fort invité à se laisser voir du plus grand astronome de notre siècle; je l'avais assuré que les lunettes de cet astronome étaient très-bénévoles, quoique très-exactes. Il a eu peur de l'astronome, et j'en suis fâché, car je suis bien sûr que l'astronome n'aurait pas été mécontent de son observation, et qu'il m'aurait fait l'honneur de m'écrire : J'ai trouvé vrai tout ce que vous m'avez dit du phénomène encyclopédique.

Le jeune Crillon n'est pas un aussi grand phénomène; mais j'ose assurer V. M. qu'il n'en a pas moins son prix, et je désirerais fort aussi que V. M. eût pu le juger par elle-même. Si les Russes l'ont trouvé ennuyeux, tant pis pour eux d'être Russes. Je voudrais pouvoir faire part à V. M. d'une lettre qu'il m'a écrite, et dans laquelle il me fait le détail de tout ce qu'il a admiré dans vos États. Je ne répondrais pourtant pas que les Russes fussent contents de cette lettre; car assurément il ne pense et ne parle pas d'eux comme de V. M.

Quant à M. de Guibert, V. M. n'entendra pas cette année sa tra<698>gédie; il me paraît, par le ton sur lequel elle me fait l'honneur de m'en parler, qu'elle attend avec patience l'ouvrage et l'auteur. Elle ne m'a pas paru mécontente du dernier, du moins quant à sa personne, et je crois, Sire, que V. M. penserait de même de la pièce. Je vois avec une sorte de douleur que V. M. est depuis quelque temps peu favorable à la nation française; je conviens qu'elle le mérite à beaucoup d'égards, et personne ne voit mieux que moi les atrocités et les absurdités de toute espèce qui déshonorent ma chère patrie. Mais Dieu avait dit qu'il pardonnerait à Sodome, s'il s'y trouvait seulement dix justes;698-a et il me semble que la pauvre France n'en est pas encore à ce point d'indigence et de disette. Si le père Bouhours a dit une sottise, il faut la pardonner à ceux qui ne font pas plus de cas que V. M. des jugements et des écrits du père Bouhours.

M. de Villoison me charge de mettre aux pieds de V. M. son profond respect et sa vive reconnaissance. Il attend, ainsi que moi, avec impatience la nouvelle de l'honneur que V. M. veut bien lui faire en l'admettant dans son Académie.

Je suis avec tous les sentiments de respect, de reconnaissance et d'admiration qui ne finiront qu'avec ma vie, etc.

141. A D'ALEMBERT.

Le 28 juillet 1774.

Vous avez deviné juste. Il y a trois semaines que je suis de retour de mes courses, et que je jouis ici de la satisfaction de posséder la<699> duchesse de Brunswic, à laquelle j'ai fait entendre le Duc de Foix et Mithridate, déclamés par Aufresne.699-a J'avais appris encore avant mon départ la mort de Louis XV,699-b dont j'ai été sincèrement touché; c'était un bon prince, un honnête homme, qui n'eut d'autre défaut que de se trouver à la tête d'une monarchie dont le souverain doit avoir plus d'activité qu'il n'en avait reçu de la nature. Si tout n'a pas été également bien pendant son règne, il faut l'attribuer à ses ministres plutôt qu'à lui. A présent la malignité publique se déchaîne contre ce bon prince. Que l'inquiétude des Français n'aille pas les mettre dans le cas des grenouilles de la fable, que Jupiter punit de leur inconstance; mais c'est ce qu'ils n'ont pas à craindre. On dit des merveilles de Louis XVI; tout l'empire des Velches chante ses louanges. Le secret pour être approuvé en France, c'est d'être nouveau. Votre nation, lasse de Louis XIV, pensa insulter son convoi funèbre. Louis XV également a duré trop longtemps. On a dit du bien du feu duc de Bourgogne, parce qu'il mourut avant de monter sur le trône, et du dernier Dauphin par la même raison. Pour servir vos Français selon leur goût, il leur faut tous les deux ans un nouveau roi; la nouveauté est la déité de votre nation, et quelque bon souverain qu'ils aient, ils lui chercheront à la longue des défauts et des ridicules, comme si pour être roi on cessait d'être homme.

Quel homme est sans erreur, et quel roi sans faiblesse? Si j'étais M. de Sartines,699-c je ferais afficher cette sentence à toutes les places publiques et aux coins de tous les carrefours. Les souverains nos devanciers, nous et nos successeurs, nous sommes tous dans la même catégorie, des êtres imparfaits, composés d'un mélange de bonnes et de mauvaises qualités; il n'y a que votre vice-Dieu, siégeant à la ville aux sept montagnes, qui soit infaillible et regardé comme tel<700> par ceux qui ont une foi robuste. Moi qui ai la foi débile, et de petits nerfs comme le duc de Nivernois, quand je considère un Alexandre VI, tyran, barbare, hypocrite et incestueux, j'ai de la peine à reconnaître son infaillibilité; je range vos suisses du paradis au niveau des autres hommes, et cent piques au-dessous des philosophes.

Toutes ces réflexions, puisées dans la connaissance du cœur humain, rendent indulgent, et ce support que les hommes se doivent mutuellement achemine à la tolérance. Voilà pourquoi vos ennemis les jésuites sont tolérés chez moi; ils n'ont point usé du coutelet dans ces provinces où je les protége; ils se sont bornés, dans leurs colléges, aux humanités qu'ils ont enseignées. Serait-ce une raison pour les persécuter? M'accusera-t-on pour n'avoir pas exterminé une société de gens de lettres, parce que quelques individus de cette compagnie ont commis des attentats à deux cents lieues de mon pays? Les lois établissent la punition des coupables, mais elles condamnent en même temps cet acharnement atroce et aveugle qui confond dans ses vengeances les criminels et les innocents. Accusez-moi de trop de tolérance, je me glorifierai de ce défaut; il serait à souhaiter qu'on ne pût reprocher que de telles fautes aux souverains.

Voilà pour les jésuites. A l'égard de M. de Crillon, ne vous fâchez pas de ce que je vous ai écrit sur son sujet; je le crois très-vertueux, et tel que vous le dépeignez. Je ne suis pas assez téméraire pour juger du mérite d'un étranger sans le connaître; j'ai fait le rapporteur de la voix publique, et de ce qu'on écrit de lui de Pétersbourg, du Danemark et d'autres lieux qu'il a traversés dans son voyage. Je me garde bien aussi de prendre M. de Guibert pour un homme indifférent; ce héros, quoique en herbe, sauvera peut-être un jour la France, et remplira l'univers du bruit de ses exploits. Cela se trouve dans le cas des possibilités, et par conséquent cela peut arriver. Pour sa tragédie, je n'en ai pas entendu le mot; mais je la crois bonne et excellente, sur la foi du charbonnier. D'Alembert a du goût, il a approuvé<701> ce drame; donc je dois l'en croire sur sa parole. Pour l'invisible Diderot, je ne sais que vous en dire; il est comme ces agents célestes dont on parle toujours, et qu'on ne voit jamais. Un de ses ouvrages me tomba naguère entre les mains; j'y trouvai ces paroles : « Jeune homme, prends et lis; »701-a sur cela, je fermai le livre, comprenant bien qu'il n'avait pas été fait pour moi, qui ai passé soixante ans. Des lettres de Pétersbourg marquent que l'Impératrice lui a fait faire un habit et une perruque, parce qu'il était fagoté de façon à ne pas pouvoir se produire à sa cour sans cette nouvelle décoration. Si après cette apologie vous ne me croyez pas encore assez bon Français, j'ajouterai, pour ma justification, que j'admire beaucoup vos Velches quand ils ont du bon sens et de l'esprit; que je fais grand cas des Turenne, des Condé, des Luxembourg, des Gassendi, des Bayle, des Boileau, des Racine, des Bossuet, des Deshoulières même, et, dans ce siècle, des Voltaire et des d'Alembert; mais que, ma faculté admirative ou admiratrice étant restreinte à de certaines bornes, il m'est impossible d'englober dans ces actes de vénération des avortons du Parnasse, des philosophes à paradoxes et à sophismes, de faux beaux esprits, des généraux toujours battus et jamais battants, des peintres sans coloris, des ministres sans probité, des, etc., etc., etc. Après cette confession, condamnez-moi, si vous le pouvez, et en ce cas je me ferai absoudre par l'Arétin, qui, loin d'admirer rien, passa sa vie à tout critiquer.

Je ne sais si Paris peut se comparer à Sodome, ou Sodome à Paris; toutefois il est certain que je n'aurais envie de brûler ni l'une ni l'autre de ces villes, et que je dirais avec l'ange Ituriel : Si tout n'est pas bien, tout est passable.701-b

Vivez heureux et content sous le règne du seizième des Louis. Que votre philosophie vous serve à vous égayer; c'est le plus grand<702> bien qu'on en puisse attendre, et c'est celui que je vous souhaite sincèrement. Sur ce, etc.

142. DE D'ALEMBERT.

Paris, 12 septembre 1774.



Sire,

Je crois en ce moment Votre Majesté plus occupée que jamais, et je crains bien de l'importuner par cette lettre. La paix qui vient de se conclure entre la Russie victorieuse et la très-sublime et très-méprisable Porte702-a doit donner à V. M. plus d'une affaire importante. Quelque pacifique que soit la philosophie, je ne sais encore si elle doit se réjouir de cette paix, jusqu'à ce qu'elle soit bien assurée que la tranquillité de l'Europe n'en souffrira pas; car s'il fallait absolument avoir la guerre, elle aimerait encore mieux la voir entre les Turcs et les Russes qu'entre des nations plus dignes de jouir et de profiter des avantages de la paix.

On assure que notre jeune monarque, en cela semblable à son aïeul, n'aime pas plus la guerre que lui; et toute la France bénit dans son roi cette disposition si nécessaire aux peuples, disposition dont V. M. donne l'exemple, quoi qu'en disent ceux qui ne la connaissent pas, et qui ne veulent pas sentir que plus on hait la guerre, plus on se tient prêt à la faire avec supériorité. C'est ce qui manquait au roi que nous avons perdu, et sur lequel V. M. pense avec tant de vérité et de justice. La fermeté lui manqua; ce défaut a causé les malheurs de son règne; avec cette vertu il eût été un excellent prince. Son successeur, qui ne règne que depuis quatre mois, montre une vo<703>lonté bien décidée de faire le bien, et de ne vouloir que d'honnêtes gens pour ministres. Il y paraît par tous les choix qu'il a faits jusqu'à présent. Il vient surtout de prendre pour contrôleur général un des hommes les plus éclairés et les plus vertueux de ce royaume;703-a et si le bien ne se fait pas, il faut en conclure que le bien est impossible. Les ministres qu'il a renvoyés étaient l'horreur de la nation, et leur expulsion a causé une joie universelle. D'autres grands fripons, quoique subalternes, mais dans des places importantes, ont aussi été chassés; et comme il en reste encore quelques-uns, le public espère que le Roi fera enfin maison nette. Je ne suis ni enthousiaste ni flatteur, mais je fais avec toute la France des vœux pour ce prince, qui s'annonce d'une manière si désirable.

Je ne parle plus des jésuites; j'espère que la conduite de V. M. à leur égard leur apprendra la tolérance qu'ils ont si peu pratiquée. Mais, tout éloigné que je suis de leur vouloir aucun mal, au moins comme citoyens et comme hommes, je serais très-affligé de les voir comme jésuites dans des États où ils pourraient faire à leur aise tout le mal qu'ils ne pourront ou n'oseront faire dans les États de V. M.

Quoi qu'on ait pu écrire de Russie, de Danemark même, et de Laponie ou d'Islande, sur M. de Crillon, je prends la liberté, Sire, de persister dans ce que je pense de lui, et je suis seulement fâché que le grand Frédéric ne l'ait pas assez vu pour lui rendre la justice que des juges assez peu redoutables lui ont refusée.

Quant à M. de Guibert, comme V. M. le connaît, et que les Russes et les Islandais n'en ont point écrit de mal, je suis encore plus tranquille sur le jugement que j'en ai porté, après celui que V. M. en a porté elle-même. Il désirait beaucoup d'aller encore s'instruire et s'éclairer auprès de V. M.; mais M. le duc d'Aiguillon, par les meilleures ou les plus mauvaises raisons du monde, n'a pas jugé à propos de le lui permettre.

<704>Pour les Velches, je n'en dirai rien, et je conviens que tout ce que V. M. en dit n'est que trop vrai. Cependant je crois que nos sottises et notre frivolité tiennent encore plus à notre gouvernement qu'à notre caractère; et ce qui étonnera peut-être V. M., c'est que pendant plus de six semaines que les spectacles ont cessé à Paris, depuis le commencement de mai jusqu'au 15 de juin, personne ne les a regrettés, n'y a pensé même, parce qu'on était occupé des grandes espérances que donnait le nouveau règne, et que le Roi commence à réaliser; tant il est vrai, ce me semble, qu'il ne faut peut-être aux Velches, pour les rendre moins frivoles et plus raisonnables, que de grands intérêts dont ils puissent s'occuper avec plus de sérieux qu'ils n'en sont ordinairement capables.

Je finis, Sire, en me reprochant les moments que je fais perdre à V. M., en lui souhaitant la santé, la paix et le bonheur, car elle n'a plus de gloire à désirer; elle en a de toutes les sortes, et de quoi faire la renommée de plusieurs monarques.

M. de Catt rendra compte à V. M. de ce que j'ai fait à l'égard du sculpteur qui désire d'entrer à son service. Je ne veux point ennuyer V. M. de ce détail.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

143. A D'ALEMBERT.

Octobre 1774.

Mes occupations ne sont pas aussi considérables que vous les imaginez; la paix conclue avec les Turcs en diminue une partie, et après<705> tout, l'homme est né pour l'ouvrage : l'oisiveté le rend non seulement malheureux, mais souvent criminel. Vous n'avez pas lieu d'appréhender qu'il s'élève de nouveaux troubles dans le nord et vers l'orient de l'Europe. Nos envieux prennent leurs rêves pour des réalités, et débitent des sottises; mais il faut être autant sur ses gardes sur les sottises politiques que sur les théologales. Votre monarque, s'il aime la paix comme vous le supposez, pourra en donner des preuves en tranquillisant ses voisins et pacifiant des dissensions qui sont près d'embraser le sud de l'Europe. Ce prince paraît mesuré et sage dans ses démarches; c'est un phénomène rare à son âge de réunir et de posséder des qualités qui ne sont que le fruit d'une longue expérience.

Il paraît ici une pièce en vers sous le titre de : Louis XV aux champs Élysées.705-a Peut-être lavez-vous déjà vue à Paris. Louis y est équitablement jugé par Minos. Ce sont des polissonneries, et peut-être est-il contre l'étiquette de polissonner à l'occasion de la mort d'un grand monarque; mais tout sert à ceux qui aiment à s'amuser.

Je ne vous parle plus de M. de Crillon, que je respecte et honore comme un preux chevalier. Accordez-moi cependant qu'on peut avoir de bonnes qualités, et être un brin ennuyeux; et il accompagnait un prince de Salm qui était réellement aimable. Celui-ci attirait tous les regards; on s'entretenait avec lui, et on abandonnait l'autre à ses profondes méditations. Il faut creuser votre Crillon pour y trouver ces trésors cachés; mais tout le monde n'aime pas à creuser, principalement si c'est un oiseau de passage; tout le mal qui m'en a viendra, c'est que je ne connaîtrai pas à fond M. de Crillon.

J'ai entendu faire l'éloge de M. Turgot. On dit que c'est un homme sage, honnête et appliqué. Tant mieux pour vos pauvres paysans, qu'il soulagera du fardeau des subsides, s'il a des entrailles. Le bon choix des personnes en place est sans doute l'application la<706> plus importante d'un souverain. Pour juger du règne d'un prince, il ne faut pas décider sur un début de trois mois. Je recueille les actions du seizième de vos Louis, et si je vis encore deux ou trois ans, ce sera alors que je pourrai dire ce que j'augure de son règne. Je me rappelle les prophéties de Voltaire au sujet du roi de Danemark; elles n'ont pas été heureuses; le plus sûr est de prophétiser après l'événement.

Voici une attestation de la conduite d'un jeune officier;706-a Voltaire la demande, et je vous l'envoie pour en faire je ne sais quel usage. Elle est du commandant de Wésel; comme elle est en allemand, je vous en envoie la copie vidimée sur l'original. Catt a des coliques, des courbatures, des fluxions, des esquinancies, des hémorroïdes, des crampes de vessie, et je ne sais quoi encore. Il ne m'a pas dit le mot du sculpteur; ainsi j'ignore entièrement de quoi il est question. Je fais des vœux pour votre santé, prospérité et conservation. Sur ce, etc.

144. DE D'ALEMBERT.

Paris, 31 octobre 1774.



Sire,

M. Grimm, qui n'est de retour ici que depuis très-peu de jours, m'a remis de la part de V. M. un paquet contenant certain Dialogue entre deux dames qui, chacune de leur côté et à leur manière, ont fait une fortune bien grande et bien inespérée, toutes deux d'ailleurs aussi<707> pucelles l'une que l'autre, et même que la Pucelle d'Orléans. Ce Dialogue m'a beaucoup diverti, et me ferait désirer beaucoup de voir un autre Dialogue en vers dont V. M. me fait l'honneur de me parler dans la lettre que je viens de recevoir de sa part. Je ne doute pas que le grand seigneur qu'on y fait parler, et la grande reine (car elle avait l'honneur de l'être) qui a l'honneur encore plus grand de se trouver dans certaine brillante généalogie, quoique un peu suspecte, je ne doute point, dis-je, que ces deux illustres interlocuteurs ne conservent parfaitement leur personnage.

J'aimerais bien mieux lire ce Dialogue que d'être occupé, comme je le suis en ce moment, des dissensions prêtes à embraser le sud de l'Europe, dont V. M. me fait l'honneur de me parler. J'ignore dans ma retraite les querelles des rois; je voudrais qu'ils fussent tous aussi pacifiques que V. M., et en même temps aussi prêts à faire la guerre; c'est le plus sûr moyen de l'éviter. Dieu nous préserve de ce fléau! Puisse-t-il au moins donner le temps à M. Turgot, notre nouveau contrôleur général, de réparer le mal que nous souffrons depuis si longtemps! On a eu raison d'en faire l'éloge à V. M.; c'est assurément un des hommes les plus instruits, les plus laborieux et les plus justes du royaume, d'une vertu à toute épreuve, et d'une probité incorruptible, dont il a déjà donné plus d'une marque depuis deux mois qu'il administre nos finances. Comme le Roi paraît aimer la justice, la vérité, les honnêtes gens, et qu'il déteste les flatteurs, les fripons et les hypocrites, j'espère qu'il prendra de jour en jour plus de confiance en cet homme éclairé et vertueux, et toute la France le souhaite pour le bonheur des peuples et pour la gloire du Roi.

On dit que ce prince va nous rendre l'ancien parlement, que son prédécesseur avait cassé. Celui qu'on y avait substitué était trop mal composé pour pouvoir subsister avec la confiance et la considération publique, nécessaires à des magistrats. Mais l'ancien avait aussi des reproches très-graves à se faire. Il faut espérer que la disgrâce<708> où il a été pendant quatre ans le rendra raisonnable et sage. Les fanatiques gémissent beaucoup de son rétablissement. C'est une raison pour qu'il ne soit plus à l'avenir superstitieux et fanatique, comme il ne l'a que trop été.

Je viens de mander à M. de Voltaire que V. M. a eu la bonté de m'envoyer le certificat favorable à M. d'Étallonde, qu'il me paraissait attendre avec impatience. Il est digne de V. M. de rendre justice à la conduite de ce jeune homme, si cruellement persécuté, et je ne désespère pas qu'un tel certificat ne lui procure enfin des jours plus heureux.

Toutes les lettres de Rome et d'Italie assurent que la mort du pape est un chef-d'œuvre de l'apothicairerie jésuitique. V. M. ne pourrait-elle pas fonder pour ces honnêtes gens, dans leur collége de Breslau, une chaire de pharmacie, dans laquelle ils paraissent être si versés? L'élection du successeur de Clément XIV sera un grand événement pour eux; mais je ne doute pas que les princes catholiques, qui connaissent si bien le savoir-faire de la Société, ne se réunissent pour engager le pape futur à laisser ce trésor aux princes qui ne vont point à la messe, et qui n'auront point à craindre, en communiant, le sort du pauvre empereur si bien régalé par le frère Sébastien de Monte-Pulciano.708-a

Je suis très-affligé de l'état du pauvre Catt; c'est un fidèle serviteur de V. M., et bien digne de l'intérêt qu'elle prend à son malheur. Je lui écris en détail au sujet du sculpteur, ne voulant pas importuner V. M. de ce détail. Ce sculpteur, Sire, a pris le parti d'aller lui-même incessamment à Berlin, à ses propres frais et risques, pour avoir l'honneur de se présenter à V. M., pour s'assurer si ses services lui conviennent, et pour avoir l'honneur de lui proposer lui-même ce qu'il désire d'obtenir d'elle en s'attachant à son service. Il sera<709> parti dans le temps où V. M. recevra cette lettre, et il ne tardera pas à la suivre.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

145. DU MÊME.

Paris, 10 novembre 1774.



Sire,

J'ai eu l'honneur d'annoncer à Votre Majesté, par ma dernière lettre, que le sieur Tassaert, qui désire d'entrer en qualité de sculpteur au service de V. M., se proposait de partir incessamment pour Berlin, à ses frais et risques, pour avoir l'honneur de se présenter lui-même à V. M. et de pouvoir s'assurer si ses talents, sa personne et son caractère lui conviennent. C'est lui, Sire, qui aura l'honneur de présenter cette lettre à V. M., et de savoir d'elle-même à quelles conditions elle jugera à propos de le prendre à son service. J'ai tout lieu de croire que par sa conduite, son habileté, et son zèle, il méritera les bontés de V. M.

Permettez-moi, Sire, de profiter de cette occasion pour demander à V. M. une grâce qui a rapport aux arts. J'ai vu ces jours derniers, entre les mains de M. Grimm, un portrait de V. M. en petit, qui vient de sa belle manufacture de porcelaine, et qui m'a paru si ressemblant et si parfait à tous égards, que je ne puis résister au désir d'en avoir un semblable. Y aurait-il, Sire, de l'indiscrétion à demander cette grâce à V. M.? Elle rappellerait sans cesse à mes yeux le monarque philosophe qui est sans cesse présent à mon cœur, et<710> pour lequel mon admiration, ma reconnaissance et mon profond respect ne finiront qu'avec ma vie. C'est avec ces sentiments que je serai jusqu'au dernier soupir, etc.

146. A D'ALEMBERT.

15 novembre 1774.

J'ai été d'autant plus fâché de la maladie de Catt, qu'elle est d'un genre singulier. Des hémorroïdes qui ne voulaient pas fluer l'avaient mis dans l'état de Tirésias, sans qu'aucune déesse s'en fût mêlée. Les chirurgiens, qui se moquent des maux comme des déesses, prétendent le guérir par l'usage des mouches cantharides qu'on lui applique; il commence à revoir, mais la guérison n'est pas encore complète. Peut-être la Vierge l'a-t-elle puni d'avoir fait copier je ne sais quel Dialogue, et qu'ainsi je suis en partie cause de ce qui lui est arrivé. Ces sottises que je vous envoie ne sont bonnes qu'autant qu'elles amusent celui qui les compose, et qu'elles font rire ceux qui les lisent; ce sont les hochets de ma vieillesse, qui me procurent quelques moments de gaîté.

Je ne sais ce que je puis vous avoir mandé des troubles qui menacent le Sud; mais c'est à Tirésias à les prédire. Moi, pauvre reclus au fond du Nord, je ne sais pas trop ce qui se fera demain, bien moins encore dans un terme plus éloigné. Pour votre jeune roi, il se conduit sagement; ce que j'approuve surtout en lui, c'est la volonté qu'il a de bien faire; voilà tout ce qu'on peut prétendre de lui. Il a une grande tâche à remplir, et il ne pourra suffire à ses devoirs<711> qu'en se mettant bien au fait des choses, et en entrant dans un détail qui lui paraîtra étranger et nouveau, vu l'éducation qu'il a reçue. Que l'ancien parlement revienne, que le nouveau reste, c'est un spectacle qui trouvera en moi un esprit neutre et qui ne décidera qu'après qu'on aura vu la somme du bien ou du mal qui en résultera. Nous autres acataleptiques ne sommes pas gens à précipiter nos jugements; nous sommes convaincus que nos raisonnements nous trompent souvent, et qu'il n'est presque aucune matière qu'on puisse discuter jusqu'au bout. C'est par une suite de ce scepticisme que je vous prie de ne pas ajouter foi légèrement aux calomnies qu'on répand contre nos bons pères; rien de plus faux que le bruit qui a couru de l'empoisonnement du pape; il s'est fort chagriné de ce que, en annonçant aux cardinaux la restitution d'Avignon, personne ne l'en a félicité, et de ce qu'une nouvelle aussi avantageuse au saint-siége a été reçue avec autant de froideur. Une petite fille a prophétisé qu'on l'empoisonnerait tel jour; mais croyez-vous cette petite fille inspirée? Le pape n'est point mort en conséquence de cette prophétie, mais d'un desséchement total des sucs; il a été ouvert, et on n'a pas trouvé le moindre indice de poison. Mais il s'est souvent reproché la faiblesse qu'il a eue de sacrifier un ordre tel que celui des jésuites à la fantaisie de ses enfants rebelles; il a été d'une humeur chagrine et brusque les derniers temps de sa vie; ce qui, avec les débauches qu'il a faites, a contribué à raccourcir ses jours. Voilà la Société justifiée, et ce qui en reste n'aura besoin ni d'arsenal pour le coutelet, ni de pharmacie pour les potions expéditives.

Après avoir fait l'apologie de l'innocence de ces prêtres, il me sera bien permis d'y ajouter celle d'un pauvre officier que je vous ai adressé; je ne m'attends pas qu'on y fasse attention; ni plus ni moins, nous aurons fait notre devoir. Cette abominable superstition est plus enracinée encore en France que dans la plupart des autres pays de l'Europe. Vos évêques et vos prêtres n'en démordront pas si facile<712>ment; ce ne sera pas la raison qui les convertira; la nécessité, qui les forcera à ne point persécuter, est l'unique moyen qui reste pour les réduire à la tolérance. Je souhaiterais que ma lettre fût ouverte, et qu'elle tombât entre les mains de votre archevêque; il bénirait Dieu de ce que sa providence ne m'a pas fait naître sur le trône des Velches, et il en aimerait d'autant plus Louis XVI.

Nous jouissons ici d'une tranquillité parfaite, et je me flatte que cette heureuse situation pourra continuer, si l'on est sage. La paix est la mère des arts; il faut que le temple de Janus soit fermé pour les cultiver. C'est le temps que votre sculpteur712-a devait prendre pour venir ici; les morceaux que j'ai vus de sa façon sont élégants et de bon goût. Il trouvera d'abord de l'ouvrage en arrivant; pourvu que sa tête soit aussi sage que ses mains sont adroites, nous nous comporterons fort bien ensemble.

S'il vous faut des vers, en voici; ce seront vos étrennes; cela est bon pour amuser un moment, et voilà tout. Je n'apprends rien de votre santé, ce qui me fait soupçonner qu'elle est bonne; conservez-la soigneusement, c'est l'unique vrai bien dont nous puissions jouir. Personne ne s'intéresse plus à la conservation de Protagoras que le Philosophe de Sans-Souci. Sur ce, etc.

<713>

147. AU MÊME.

Le 14 décembre 1774.

Le sculpteur est arrivé avec la lettre dont vous avez bien voulu le charger. Nous ferons notre accord, et il ne manquera pas d'ouvrage. Je vous suis obligé du choix que vous en avez fait. Les morceaux que j'ai vus de lui sont beaux, et je crois, sur votre témoignage, sa cervelle mieux organisée que celle de son prédécesseur.713-a J'aime mieux, s'il faut choisir, moins d'art et un esprit tranquille que plus d'habileté et une inquiétude et une fougue perpétuelle, dont un artiste désole tous ceux qui ont affaire à lui. A mon âge, la tranquillité est ce qu'il y a de plus désirable, et on sent de l'éloignement pour tout ce qui la trouble.

Grimm, qui est jeune, pense autrement. Je le crois tout déterminé à se jeter dans les grandes aventures. Je ne m'attendais pas qu'il eût mon portrait en porcelaine; j'ignorais même qu'il existât tel. Il faut être Apollon, Mars ou Adonis pour se faire peindre, et comme je n'ai pas l'honneur d'être un de ces messieurs, j'ai dérobé mon visage au pinceau autant qu'il a dépendu de moi. Si pourtant vous voulez avoir de cette porcelaine, j'en ferai une petite pacotille à Berlin, et je vous la ferai tenir la mieux conditionnée qu'il sera possible. Tirésias commence à recouvrer la vue; les organes n'ont pas été viciés, son mal n'a eu de cause qu'un sang ardent, porté avec véhémence à la tête par la suppression des hémorroïdes. Voilà des acci<714>dents auxquels la malheureuse humanité est assujettie. Et qu'on nous dise, après cela, qu'il ne faut pas de philosophie dans un des pires globes de cet univers! Il en faut beaucoup, mais plus pratique que spéculative; la première est un besoin, la seconde un luxe. Passez-moi, mon cher Pythagoras, cette assertion en faveur de l'estime que j'ai pour vous. Sur ce, etc.

148. DE D'ALEMBERT.

Paris, 15 décembre 1774, anniversaire de la bataille de Kesselsdorf.



Sire,

Il faut, et je n'ai pas de peine à le croire, que tous les commis de toutes les postes d'Allemagne, sans compter ceux des postes de France, aient été curieux de lire les vers que V. M. me fait l'honneur de m'envoyer; car le paquet qui contenait ces vers, et la lettre du 15 novembre qui y était jointe, ne me sont parvenus qu'à plus de trois semaines de date. Ce retard, joint à un rhumatisme qui m'a privé pendant quelques jours de l'usage du bras droit, m'a empêché de faire plus tôt à V. M. mes très-humbles et très-sincères remercîments sur la charmante pièce714-a dont elle a bien voulu me procurer la lecture. C'est en même temps un ouvrage plein de poésie et d'imagination, et une satire très-piquante et très-philosophique de tous les désordres dont nous autres malheureux Velches avons été les témoins et les victimes; satire qui a, d'ailleurs, un mérite très-rare dans<715> des ouvrages de cette espèce, celui de n'exagérer rien, et de ne point passer les bornes de la justice et de la vérité. Je l'ai lue et relue, Sire, avec le plus grand plaisir; je la relirai encore; c'est à V. M. qu'il appartient de donner à ses pareils de si utiles leçons. Je suis ravi de la bonne opinion que V. M. paraît avoir de notre jeune roi; il la justifie tous les jours par de nouveaux actes de justice et de bienfaisance. Je ne l'approcherai vraisemblablement jamais, et sûrement je n'aurai jamais rien à lui demander; mais je fais des vœux pour sa conservation, et je ne puis m'empêcher de remarquer combien il est heureux pour l'humanité que, de toute la maison de Bourbon, les deux princes les plus dignes du trône soient précisément les deux qui l'occupent aujourd'hui, le roi de France et le roi d'Espagne. Comme notre roi a le cœur droit et vertueux, on ne craint pour lui ni la séduction des flatteurs, ni celle des fripons; on ne craint que celle des hypocrites qui pourraient prendre le masque de la vertu; mais heureusement ces hypocrites ont si maladroitement montré ce qu'ils sont par la conduite scandaleuse qu'ils ont eue dans la maladie du feu roi, qu'on est persuadé que le jeune prince les a bien connus, et ne tombera pas dans leurs filets. Rien n'égale l'indignation de toute la France contre les instituteurs qui ont élevé ce monarque avec une négligence dont il se plaint lui-même. On espère au moins qu'il ne leur donnera pas sa confiance.

Nous attendons un pape, et nous espérons qu'il ne laissera de jésuites que dans les États de V. M., puisqu'elle veut bien les y souffrir. Je ne suis point étonné que V. M. ne croie pas à l'empoisonnement du pauvre pontife; elle ne pourrait garder un moment de si habiles apothicaires. Mais toutes les nouvelles d'Italie sont si positives et si bien circonstanciées à ce sujet, qu'il n'est pas possible d'en douter. V. M. me fait l'honneur de me demander si je crois cette petite fille inspirée. Je me flatte qu'elle me connaît assez pour ne pas me soup<716>çonner d'ajouter foi à de pareilles inspirations; mais ce que je crois plus volontiers, c'est que les fripons qui lui ont fait prédire la mort du pape avaient d'avance pris leurs mesures, ou étaient bien résolus de les prendre, pour que la prédiction fût vraie. Ainsi, n'en déplaise à V. M., je dirai toujours, comme Caton, qu'il faut détruire Carthage;716-a mais j'ajouterai que, à l'exception des empoisonneurs, s'ils sont convaincus, il serait barbare de rendre malheureux et de réduire à la misère et au désespoir les individus qui habitaient Carthage, et qu'il faut tâcher de transformer en bons et honnêtes citoyens ceux qui auraient été des jésuites ambitieux et intrigants.

J'espère que le sculpteur sera arrivé quand V. M. recevra la lettre que j'ai l'honneur de lui écrire. J'ai tout lieu de croire que V. M. sera aussi contente de sa personne qu'elle me paraît l'être de ses talents et de ses ouvrages; c'est un bon Flamand, droit et honnête, qui n'aura rien de plus à cœur que de se montrer digne des bontés de V. M. Il a dû remettre à V. M. une lettre dans laquelle je lui demande instamment une grâce, que je la prie de ne pas me refuser. C'est de vouloir bien me donner son portrait, fait à sa belle manufacture de porcelaine, et pareil au portrait en petit, très-beau et très-ressemblant, que j'ai vu entre les mains de M. Grimm. Ce portrait, Sire, sera pour moi l'étrenne la plus précieuse que j'aie reçue de ma vie, et le présent le plus cher dont V. M. puisse me gratifier et m'honorer.

Je travaillerai, Sire, avec tout le zèle possible à faire rendre justice à l'officier auquel V. M. s'intéresse. J'ai déjà fait à ce sujet, conjointement avec quelques amis honnêtes et aussi zélés que moi, mais plus considérables et plus accrédités, des démarches qui, à ce que j'espère, ne seront pas infructueuses; mais il faut du temps et de la prudence pour mener à bien cette affaire. Quand il en sera temps, je saurai faire valoir, si je le crois nécessaire, l'intérêt que V. M. veut<717> bien y prendre, et j'espère que son nom mettra quelque poids dans la balance.

Recevez, Sire, avec votre bonté ordinaire les vœux que je fais pour vous au commencement de l'année qui va être, si je ne me trompe, la trente-sixième de votre glorieux règne, et qui ne fera qu'accroître les sentiments d'admiration, de reconnaissance et de profond respect avec lesquels je suis, etc.


100-a Voyez t. XVI, p. 434, et t. XXII, p. 14.

100-b Marie-Anne comtesse de Lodron, née comtesse de Khünbourg, veuve du général bavarois Charles-François de Lodron. Elle était née en 1689, et morte le 17 juillet 1765.

101-a C'est de Démosthène qu'on raconte cette anecdote. Voyez Valère Maxime, livre VIII, chap. 10.

103-a Marie-Caroline-Sophie de Zehmen, née baronne de Knebel-Katzenellnbogen.

103-b Art poétique, v. 179-182.

112-a Voyez t. VIII, p. 280.

112-b Voyez t. VI, p. 82-80, et t. XXIII, p. 126.

118-a Voyez t. XV, p. 150; t. XVI, p. 174; t. XVIII, p. 253; t. XXI, p. 186; et t. XXIII, p. 264.

119-a Le mot justice, ou tel autre mot équivalent, est omis dans l'autographe.

12-a Le Stoïcien. Voyez t. XII, p. 208-218, et t. XIX, p. 297 et suivantes.

12-b M. de Catt était alors à Berlin. Voyez t. XIX, p. 337 et suivantes.

120-a Voyez t. IX, p. 186.

120-b Voyez t. I, p. 142; t. VIII, p. 72, 190 et 335; et t. IX, p. 225.

121-a Voyez t. XV, p. 166.

122-a De possessions. (Variante du manuscrit des Archives.)

124-a Platon, De la République, liv. V, chap. 18. Voyez t. XVI, p. 214, et t. XXIII, p. 388.

124-b Le mot c'est, qui ne se trouve pas dans l'autographe, nous a paru nécessaire au sens.

126-a Énéide, liv. II, v. 724.

127-a Évangile selon saint Matthieu, chap. XXVI, v. 58.

127-b L. c., chap. XXIII, v. 12.

129-a Voyez t. VI, p. 18.

129-b Le général baron de Nugent, envoyé impérial à Berlin depuis le mois d'octobre 1764 jusqu'au mois de mai 1770.

129-c Voyez t. X, p. 125-135.

13-a Voyez t. XIX, p. 343.

131-a Exode, chap. XXV, v. 8 et suivants; Nombres, chap. VII, V. 89.

137-a Voyez t. II, p. XV.

14-a Voyez t. XIV, p. xI et xII, 141 et 142; voyez aussi l'Appendice à la fin de cette correspondance.

140-a Le prince Frédéric-Auguste de Brunswic-Oels. Voyez t. V, p. 164; t. VI, p. 251; et t. XIII, p. 6 et 137.

140-b La princesse Élisabeth. Voyez t. VI, p. 17, 24 et 25.

142-a Poëme burlesque de Samuel Butler, contemporain de Milton.

142-b Voyez, t. XII, p. 64-79, l'Épître sur le Hasard. A ma sœur Amélie.

142-c Voyez t. XIX, p. 178 et 330.

143-a Permet. (Variante du manuscrit des Archives de l'État, à Berlin.)

143-b Voyez ci-dessus, p. 27 et 28.

145-a Frédéric dit dans son Épître V. A d'Argens (t. X, p. 110) :

L'homme est fait pour agir, non pour philosopher.

147-a Voyez t. VII, p. 50.

148-a Voyez t. XIV, p. 323. Le cardinal Dubois disait que les ouvrages de l'abbé de Saint-Pierre (mort en 1743) étaient les rêves d'un homme de bien.

15-a Le Roi voulait attaquer ce jour-là les Autrichiens, pour les éloigner de Schweidnitz.

151-a Voyez t. XIV, p. 73; t. XVII, p. 173; t. XVIII, p. 181 et 208; et t. XIX, p. 49.

154-a Voyez t. II, p. 104 et suivantes, et t. III, p. 30 et suivantes.

154-b Voyez t. XX, p. 31.

156-a Voyez t. VI, p. 246 et 250, no 15, et ci-dessus, p. 92.

157-a L'opéra d'Amour et Psyché, paroles de l'abbé Landi, musique d'Agricola, fut représenté le 5 octobre 1767.

16-a Les Turcs et les Tartares. Voyez t. IV, p. 207 et 208, 258 et 259; t. V, p. 42 et 121; et t. XIX, p. 177, 184, 185 et 263.

16-b Anecdotes du séjour du roi de Suède à Bender, ou lettres de M. le baron de Fabrice, pour servir d'éclaircissement à l'histoire de Charles XII. Hambourg, 1760, in-8.

16-c Vers à la belle. Voyez t. XIV, p. 143.

16-d On avait prédit au Roi qu'il gagnerait une bataille dans l'année, et que la paix aurait lieu. Il s'amusait quelquefois à écouter de pareils propos. Voyez t. XIX, p. 125 et 126.

16-e Le Roi avait mis dans l'enveloppe de cette lettre un billet conçu en ces termes : « Mon cher Pierre III détrôné, mort! Est-il un sort pareil au mien! » Pierre III, détrôné le 9 juillet 1762, mourut le 17. Voyez t. V, p. 214 et 215; t. XVIII, p. 170; et t. XIX, p. 375.

164-a Voyez t. XXIII, p. 467.

164-b Voyez t. XXII, p. 145.

167-a Voyez ci-dessus, p. 151.

169-a Le mot promettre est omis dans l'autographe.

17-a Voyez t. XIV, p. 144 et 145.

171-a Le pasteur Petitpierre. Voyez t. XX, p. 315 et 320; voyez aussi l'Éloge de milord Maréchal par M. d'Alembert. A Paris, 1779, p. 40-42.

171-b Voyez t. XIV, p. 208 et 278 de notre édition.

171-c Ce portrait de l'Électrice est un pastel qui n'a pas l'air d'être l'ouvrage d'un amateur. Il se trouve au Palais-neuf, près de Sans-Souci, dans une des salles du corps principal, à gauche de la salle des coquillages. Il est reproduit en vignette à la fin de cette correspondance.

172-a Avocat du Roi, tué à Neufchâtel le 25 avril 1768.

172-b Voyez t. XXIII, p. 153 et 154.

173-a Voyez t. II, p. 88 et 124.

174-a Du 13 au 15 juin 1768.

177-a Ces noces furent célébrées à Breslau le 6 septembre 1768. Voyez les Berlinische Nachrichten von Staats- und gelehrten Sachen, 1768, no 110.

177-b Voyez ci-dessus, p. 140.

177-c Voyez t. XX, p. XVI-XVIII, et p. 237-284.

178-a Frédéric-Auguste III, né le 23 décembre 1750, roi depuis 1806.

18-a Le Roi lisait Fleury pendant le siége (de Schweidnitz), me renvoyait mon volume, en m'en faisant l'extrait en vers. (Note de la main de M. de Catt.) Voyez t. VII, p. vI et vII, et t. XIV, p. 158-169.

181-a Adrien-Henri de Borcke, conseiller intime de légation, successeur de M. de Buch près la cour de Dresde depuis le 13 novembre 1768, nommé comte le 17 janvier 1790, mort à Stockholm en 1792.

183-a Iliade, chant I, v. 599 et 600.

183-b Voyez ci-dessus, p. 31.

184-a Il faut sans doute lire Vulcain.

186-a Voyez t. VI, p. 55.

188-a Ou plutôt de Tantale.

189-a Voyez t. VI, p. 25.

189-b Voyez t. XX, p. 205 et 206.

19-a Voyez t. XVI, p. 91. Dans sa lettre à d'Alembert, du 29 janvier 1771, Frédéric attribue ce mot à l'abbé Trublet.

19-b Voyez t. XIX, p. 417 et suivantes.

19-c Frédéric parle probablement du siége de Malte qui eut lieu en 1565, et dont le récit se trouve dans les t. IV et V de l'Histoire des chevaliers hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem, appelés depuis chevaliers de Rhodes, et aujourd'hui chevaliers de Malte, par M. l'abbé de Vertot. Nouvelle édition. Paris, 1761, sept volumes in-12. Voyez t. XIX, p. 105.

19-d Voyez t. V, p. 13, et t. XIX, p. 430.

190-a Voyez Urkundenbuch zu der Lebensgeschichte Friedrichs des Grossen, von J. D. E. Preuss, t. III, p. 149, nos 3 et 4; voyez aussi t. XX, p. 113 de notre édition.

191-a I Corinthiens, chap. XIV. v. 34.

193-a Voyez la Fiancée du roi de Garbe, conte de La Fontaine.

193-b Voyez t. XVIII, p. 257, et ci-dessus, p. 51.

196-a L'Empereur avait épousé en secondes noces la sœur de l'électrice Marie-Antonie, la princesse Joséphine de Bavière, morte en 1767.

196-b Voyez t. VI, p. 27.

196-c Voyez Molière, Tartuffe, acte IV, scène V.

199-a L'Électrice était arrivée à Sans-Souci le 20 octobre.

20-a Voyez t. XIV, p. 167-169.

201-a Voyez t. XX, p. v-vII, et p. 111, n° 40.

207-a Il s'agit probablement ici d'un manuscrit du cours de morale de Gellert à l'usage de la jeunesse académique, que l'électeur de Saxe avait demandé à l'auteur. Voyez C. F. Gellerts sämmtliche Schriften. Nouvelle édition. Leipzig, 1775, t. X, p. 162. Ses Moralische Vorlesungen ne parurent qu'en 1771. Voyez t. VII, p. 108, et t. XVIII, p. 222 de notre édition.

207-b Le nom de Gellert est omis dans l'autographe. Cet écrivain, né le 4 juillet 1715, mourut le 13 décembre 1769.

21-a François-Vincent Toussaint, né à Paris en 1715, accepta les offres du Roi, et arriva à Berlin en 1764. Il fut nommé professeur à l'Académie des nobles, et membre de l'Académie des sciences. Il mourut à Berlin le 22 juin 1772. Il avait publié, en 1748, l'ouvrage intitulé Les Mœurs (t. XX, p. 37), dont il a signé la dédicace du nom de Panage, mot tiré du grec et équivalant à Toussaint. Voyez t. IX, p. 90 et 91.

21-b Voyez la lettre de Frédéric à d'Alembert, du 20 août 1765.

21-c Voyez t. XIX, p. 301; t. XX, p. 67; et t. XXIII, p. 167.

210-a Essai sur l'amour-propre envisagé comme principe de morale. Voyez t. IX. p. VI et VII, et p. 99-114.

213-a Voyez t. XXIII, p. 139 et 165; et ci-dessus, p. 95.

213-b Dialogue de morale à l'usage de la jeune noblesse. Voyez t. IX, p. vII et vIII, n° IX, et p. 115-130; voyez aussi t. XXIII, p. 172.

214-a Voyez t. I, p. xv; t. IX, p. Ix; et t. XIII, p. 15.

216-a Exode, chap. XXXII, v. 18 et 19.

217-a Voyez t. XX, p. 112.

217-b Lettre sur l'éducation. Voyez t. IX, p. VIII, et p. 131-147.

218-a Voyez t. IX, p. 145.

218-b Voyez t. XX., p. 112, 114 et suivantes.

22-a Ce blanc signé était pour une lettre à faire. (Note de la main de M. de Catt.)

221-a Voyez t. XX, p. 205.

222-a Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse, naquit le 3 août 1770.

224-a Voyez Manger's Baugeschichte von Potsdam, p. 250, 265 et 345.

224-b Voyez t. VI, p. 245 et 250, n° 10.

225-a Voyez t. VI, p. 25, et t. XX, p. 197.

226-a Voyez t. VI, p. 31 et suivantes, et t. XXIII, p. 191.

23-a Voyez t. XIX, p. 447, et t. XX, p. 159.

23-b Voyez, dans la correspondance de Frédéric avec le marquis d'Argens, t. XIX, p. 448, la lettre du marquis, d'Avignon, 10 septembre 1765.

23-c Le prince Henri de Prusse (t. VII, p. 43), et les princes Frédéric et Guillaume de Brunswic (t. VI, p. 251, et t. XIII, p. 6 et 137).

237-a Probablement celle qui fut exécutée à Dresde par le graveur Jean-Frédéric Stieler, mort en 1790. La face de cette médaille représente la tète de Gellert; le revers, un autel et une lyre ornée de lauriers, avec la légende Pietati.

238-a Adolphe-Frédéric, mort le 12 février 1771.

239-a Le margrave Frédéric, mort à Wildenbruch le 4 mars 1771. Voyez t. V, p. 73.

239-b Voyez ci-dessus, p. 177.

24-a Voyez la correspondance de Frédéric avec le marquis d'Argens, t. XIX, p. 471-473, lettres 314 et 315.

241-a Antoine-Joseph Pernety, bénédictin, bibliothécaire du Roi depuis 1767, retourna en France en 1783.

242-a Voyez t. XVI, p. 362, et t. XXIII, p. 290.

244-a Le temple des antiquités et celui de l'Amitié, bâtis tous deux en 1768. Voyez t. XIX, p. 456, et t. XXIII, p. 293; voyez aussi H. L. Manger's Baugeschichte von Potsdam, p. 314-316.

245-a Horace, Odes, liv. I, ode 3. Voyez t. XIX, p. 236, et t. XXI, p. 73.

248-a Le nom de la Donge nous est inconnu; le Pouhon et la Géronstère sont deux des sept sources principales de Spa; il est parlé d'une autre de ces sources minérales, la Sauvenière, t. XX, p. 66.
Frédéric avait été lui-même à Aix-la-Chapelle en 1742. Voyez t. XXII, p. 122 et suivantes.

249-a Voyez ci-dessus, p. 148.

25-a Le Roi a mis de sa main au bas de cette lettre la note suivante : « Le marquis est maître d'aller où il veut; voilà ce que vous lui pouvez dire.Federic »

251-a Deutéronome, chap. VIII, v. 2, et chap. XXIX, v. 5.

251-b Voyez t. XXIII, p. 231 et 232.

252-a Le mot roupanti nous est inconnu; peut-être Frédéric a-t-il voulu écrire rup ou roup, monnaie turque qui vaut un quart de piastre.

252-b Voyez t. XXIII, p. 407.

253-a Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XV, p. 165 et suivantes.

253-b Exode, chap. III, v. 13, 14 et suivants.

255-a Le prince Frédéric-Chrétien-Henri-Louis, né le 11 novembre 1771, mourut le 8 octobre 1790.

255-b La reine de Suède. Voyez t. XIII, p. 86.

257-a Élisabeth Schmeling, qui épousa plus tard le membre de chapelle (Kammermusikus) Mara. Elle était née à Cassel en 1750.

259-a Voyez t. X, p. 198.

259-b Voyez t. XIV, p. xx, no LV.

259-c Le baron de Schwachheim fut rappelé de Berlin au mois de septembre 1774.

26-a Voyez Molière, Les Femmes savantes, acte III, scène II.

261-a Voyez t. XXI, p. 54.

261-b Voyez t. XXIII, p. 233 et suivantes.

266-a Le mot quitté manque dans le manuscrit.

267-a Le mot pic est fidèlement copié sur l'autographe. Il se peut que l'Électrice ait voulu parler de Piccinni, qui était alors en Italie, au comble de sa gloire. Ce compositeur se rendit, en 1776, à Paris, où il fut le rival de Gluck. Nicolas Piccinni, né en 1728 à Bari, dans le royaume de Naples, mourut en 1800 à Passy, près de Paris.

268-a Silvio Valenti Gonzaga, né à Mantoue en 1690, mort à Viterbe en 1756, avait été élevé au cardinalat par Clément XII le 19 décembre 1738.

269-a Ce vers est le trente-septième de l'Épître V du cardinal de Bernis, Sur l'amour de la patrie. Voyez ses Œuvres, A Paris, 1825, p. 277; voyez aussi t. IV, p. 38, et t. X, p. 123 de notre édition.

27-a Voltaire, mort le 30 mai.

27-b Voyez la lettre de d'Alembert à Frédéric, du 15 août 1778.

273-a Voyez t. VI, p. 53 et 54.

274-a Potsdam, 21 novembre 1772. (Variante du manuscrit des Archives.)

274-b Voyez t. XVI, p. 278, et t. XXI, p. 48 et 68.

275-a Voyez t. XII, p. 233.

277-a Ézéchiel, chap. II, v. 9 et suivants.

279-a Boileau dit dans son

Épître IV, Au Roi

, dernier vers :

Je t'attends dans deux ans aux bords de l'Hellespont.


28-a On avait écrit au Roi sur une aurore boréale, comme présageant de bonnes choses pour Sa Majesté. (Note de la main de M. de Catt.)

284-a Voltaire appelait ainsi Frédéric depuis 1737. Voyez t. XXI, p. 138.

284-b Voyez t. VI, p. 66 et 67.

284-c Comme membre de l'Académie romaine des Arcadiens, l'électrice Marie-Antonie portait le nom de Ermelinda Talea Pastorella Arcada, dont les initiales E. T. P. A. se trouvent sur les titres de ses deux opéras cités ci-dessus, p. 44, à la place du nom de l'auteur.

286-a Frédéric parle du bref du 21 juillet 1773, commençant par les mots : Dominus ac Redemptor noster.

29-a La levrette Alcmène.

29-b Voyez t. XIX, p. 105 et 106, et ci-dessus, p. 19.

29-c Voyez Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXIII, p. 381-473.

291-a Les mots ne pas, omis dans l'autographe, nous ont paru nécessaires au sens.

292-a Genèse, chap. XVIII, v. 20 et suivants.

292-b Voyez t. III, p. 191 et 192.

292-c Bernardino Gagliari, né à Turin en 1709. Il fut appelé à Berlin par Frédéric en 1771, et retourna dans son pays quelques années après.

294-a Voyez t. VI, p. 147.

295-a Psaume CXXVII, v. 3, selon la Vulgate. (Psaume CXXVIII, selon la traduction de Luther.)

297-a Voyez t. XXIII, p. 407.

297-b Voyez t. XX, p. XII, no IX, et p. 205 et 206; voyez de plus ci-dessus, p. 189 et 192.

299-a Allusion à la fin du conte de Voltaire Le Monde comme il va, vision de Babouc, 1746. Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXXIII, p. 26.

299-b Il semble que l'Électrice fasse allusion au célèbre madrigal que Voltaire adressa en 1743 à la princesse Ulrique, sœur de Frédéric. Ces jolis vers se trouvent avec trois réponses dans notre t. XIV, p. 103-106.

299-c Ce post-scriptum est de la main de l'Électrice, ainsi que la signature de la lettre, dont le corps a été écrit par un secrétaire.

3-a Voyez t. XV, p. IX et X, et p. 99-127.

3-b Voyez t. XIX, p. 161, 170, 176 et 186.

302-a La paix de Kutschuk-Kainardschi, conclue entre les Russes et les Turcs le 21 juillet 1774. Voyez t. VI, p. 71.

308-a Pie VI (Braschi), successeur de Clément XIV (Ganganelli).

31-a Le prince Repnin proposait une actrice. Il m'avait prié à Breslau d'en écrire au Roi, ce que je fis. C'est une réponse à cette partie de ma lettre. (Note de la main de M. de Catt.)

31-b Épître X, vers 44-46, traduction d'Horace, Épîtres, liv. I, ép. 1, v. 8 et 9. Au lieu d'essoufflé, Boileau a mis efflanqué.

311-a C'est Plutarque qui a dit cela, Vie de Jules César, chap. III. Voyez, quant à l'opinion de Cicéron sur l'éloquence de César, la Vie de celui-ci par Suétone, chap. LV.

311-b Voyez Plutarque, Vie de Sertorius, chap. XI, XII et XX; Vie de C. Marius, chap. XVII : et Vie de Numa, chap. IV et VIII.

311-c Voyez, t. XXIII, p. 60, la lettre du 2 juillet 1759, où Frédéric parle à Voltaire du pigeon de Mahomet et de la biche de Sertorius.

313-a Voyez t. XXIII, p. 385.

315-a Voyez ci-dessus, p. 196.

316-a Voyez, t. XXIII, p. 401, la lettre de Frédéric à Voltaire, du 22 octobre 1775.

316-b Cette lettre est perdue.

317-a Les mots pour la sont omis dans l'autographe.

32-a Les mots oracles de Pitt font probablement allusion aux discours de cet homme d'État (mort le 11 mai 1778), qui désapprouvait la guerre contre les colonies, et en avait prédit les suites fâcheuses. Voyez la correspondance de Frédéric avec d'Alembert sur le même sujet, particulièrement ses lettres du 23 juin et du 5 octobre 1777.

320-a Le grand-duc Paul Petrowitsch, arrivé à Berlin le 21 juillet. Voyez t. VI, p. 136 et 137, et t. XXIII, p. 431.

322-a Voyez le commencement de l'Iliade.

322-b Pendant une fête donnée au grand-duc, quelques morceaux du plafond tombèrent. Frédéric entoura aussitôt son hôte de ses bras, et le tint ainsi embrassé jusqu'à ce qu'on sût ce qui arrivait. Cette scène se passa peut-être au château de Potsdam, où le plafond de plâtre du grand salon commençait alors à se dégrader. Voyez Manger's Baugeschichte von Potsdam, p. 412.

324-a L'opéra de Cléofide fut représenté pour la première fois à Dresde, le 13 septembre 1731, sous la direction du compositeur. Frédéric en a varié l'air Digli ch'io son fedele, pour le célèbre chanteur Porporino. L'autographe de cet air arrangé est conservé à la Bibliothèque royale de Berlin, section musicale. On en trouve un fac-simile dans l'ouvrage de M. Louis Schneider, Geschichte der Oper und des Königlichen Opernhauses in Berlin, Berlin, 1845, grand in-folio, planche E.

324-b Léonard Vinci, compositeur dramatique, né à Naples en 1690, mort dans la même ville en 1732.

326-a Cet air, dont nous transcrivons fidèlement le titre, ne se trouve dans aucune des partitions de l'opéra de Cléofide conservées en manuscrit, soit à Dresde, soit à Berlin.

329-a Comme l'Électrice omet souvent des mots dans ses lettres, nous présumons qu'il faut lire ici : « ... non sans raison : Parallèle des anciens et des modernes. »

331-a Cette idée semble être le résumé de celles que Pascal expose dans ses Pensées, première partie, article IV, Connaissance générale de l'homme, I.

331-b Voyez t. IX, p. 224.

333-a Voyez t. XXIII, p. 399.

333-b Frédéric veut dire : porter des chouettes à Athènes, comme ci-dessus, p. 95. Quant à l'expression aller à Corinthe, il l'applique avec justesse dans quelques lettres, p. e. t. XX, p. 320, et t. XXI, p. 205. Voyez, du reste, ci-dessus, p. 92.

335-a Frédéric-Auguste comte de Zinzendorff et Pottendorff, envoyé de Saxe à la cour de Berlin, et successeur de M. de Stutterheim, qui avait eu son audience de congé le 7 avril 1777.

337-a Charlemagne n'a pas, que nous sachions, remporté de victoire près de Mühlberg. Frédéric veut probablement parler de celle qu'il remporta en 783 sur Witikind, aux bords de la Hase, dans le pays d'Osnabrück. Voyez t. I, p. 229.

339-a Voyez t. V, p. 236, et t. VI, p. 221.

343-a Voyez t. XX, p. XIV-XVI, et p. 219-235.

344-a Le mot passé est omis dans l'autographe.

345-a Maximilien-Joseph, électeur de Bavière et frère de l'électrice Marie-Antonie, mourut le 30 décembre 1777. Voyez t. VI, p. 153.

348-a Voyez ci-dessus, p. 142.

35-a Le manuscrit original de cette pièce, dont il a été fait mention t. XIV, p. xI et XII, no XXX, se trouve aux Archives royales (Caisse 397, D). Les vingt vers sont écrits de la main de M. de Catt, qui y a ajouté les mots : Vers que le Roi me corrigea à Bettlern, 24 mai 1762. Frédéric a en effet noté trois corrections à la marge, et après avoir mis, de plus, trois nouveaux vers à côté des deux derniers de M. de Catt, il a fini par remplacer les quatre derniers vers de la pièce par six nouveaux.

350-a Voyez t. VI, p. 160 et 166.

350-b Voyez ci-dessus, p. 100, 102 et 159.

351-a Marie-Françoise-Henriette, née princesse de Montpesat, femme de Charles-HyacintheAntoine prince de Gallean, grand maréchal de la cour de l'Électeur palatin.

352-a Voyez t. VI, p. 153 et 154.

353-a Ou plutôt du Parnasse.

358-a Voyez t. VI, p. 191 et suivantes.

359-a L'autographe présente ici une lacune.

359-b Le 27 mai 1779. De la Haye de Launay dit dans sa Justification du système d'économie politique et financière de Frédéric II (1789, in-8), p. 72 : « A son retour de la guerre, et le jour même de son arrivée, il me fit appeler. Je le trouvai encore couvert d'une noble poussière, et déjà occupé des soins de son peuple. Il demanda au ministre d'État Michaelis pourquoi il y avait tant de terrains incultes du côté de la Saxe, qu'il venait de traverser; et sur la réponse que ces terrains appartenaient à de pauvres gentilshommes et à des communautés qui n'avaient pas les moyens de défricher, il répliqua : Eh! pourquoi ne m'en avez-vous pas informé? Apprenez que lorsqu'il y a dans mes États des choses qui sont au-dessus de la force de mes sujets, c'est à moi à en faire les frais, et à eux à en ramasser les fruits. Je vous assigne trois cent mille écus pour en faire les défrichements; vous m'avertirez, s'ils sont insuffisants. »

361-a Josué, chap. VI, v. 20.

361-b Charles VII, en 1429.

361-c Voyez t. VI, p. 193.

366-a Voyez ci-dessus, p. 274.

369-a Le comte de Solms venait d'être décoré de l'ordre de l'Aigle noir, à la demande de l'impératrice de Russie, comme on le voit par la lettre inédite de Frédéric au prince Henri, du 29 octobre 1772.

369-b Voyez ci-dessus, p. 89.

373-a Christophe-Charles de Bülow. Voyez t. V, p. 101, et t. VI, p. 166.

378-a Voyez t. VII, p. 120, et Büsching, Character Friedrichs des Zweiten, seconde édition, p. 32.

378-b Voyez t. VII, p. 103-140. Frédéric touche le même sujet dans sa lettre à Voltaire, du 6 juillet 1737 (t. XXI, p. 85-88).

380-a Ludwig Heinrich Nicolai, Das Schöne, eine Erzählung, Berlin, bei Fr. Nicolai, 1780.

380-b Le Roi avait mis de sa main, page 62 de l'ouvrage de Nicolai, gerunzelte au lieu de gespannte Stirn (front ridé, au lieu de tendu), et p. 63, aux mots brennende Wangen, il avait noté : « Hyperbole impertinente. »

381-a Le professeur Adam Ebertus a publié sous le voile de l'anonyme l'ouvrage suivant, dédié à la reine de Prusse : Auli Apronii Reise-Beschreibung, von Villa Franca der Chur-Brandenburg durch Teutschland, Holland und Braband, England, Frankreich, etc. Villa Franca (Francfort-sur-l'Oder), 1723, cinq cent cinquante pages in-8. Il y a une dédicace d'un style boursouflé en tête des éditions de 1723 et de 1724, avec quelques changements dans cette dernière. Voyez notre t. VII, p. 114. Adam Ebertus, né à Francfort-sur-l'Oder en 1656, y mourut le 24 mars 1735, professeur de droit à l'université.

382-a On trouve dans l'ouvrage de Büsching, Character Friedrichs des Zweiten, seconde édition, p. 36, une réponse du Roi au ministre d'État baron de Fürst (1770) dans laquelle il recommande la méthode de Thomasius aux professeurs d'histoire. Mais Büsching convient lui-même que Frédéric s'est trompé en vantant (ici et t. VII, p. 130) le mérite historique de ce savant. Il nous a été impossible, quelques recherches que nous ayons faites, de découvrir à Halle la moindre trace des cahiers d'histoire de Thomasius.

382-b

Deines hohen Geistes Feuer
Schmelzte Russlands tiefsten Schnee;
Ja das Eis ward endlich theuer
An der runden Caspersee.

Ces quatre vers font partie d'une ode de Gottsched intitulée : Bei widriger Schifffahrt über die Ostsee, auf der Höhe von Bornholm entworfen, 1729, im Juni; la pièce commence par une invocation au poëte Paul Flemming, mort en 1640. Voyez Herrn Johann Christoph Gottscheds Gedichte, ans Licht gestellet von Johann Joachim Schwabe, seconde édition, Leipzig, 1751, t. I, p. 216.

384-a Chrétien-Guillaume Dohm, professeur à Cassel, anobli depuis le 2 octobre 1786, avait été nommé, le 28 septembre 1779, conservateur des grandes Archives royales, à Berlin, avec le titre de conseiller de guerre.

387-a Les deux lettres qui suivent sont étrangères à la correspondance de Frédéric avec le comte de Hertzberg sur l'écrit : De la littérature allemande, etc.

387-b De la main d'un secrétaire.

388-a De la main du Roi.

388-b Envoyé de Prusse à Stockholm.

388-c Jean-Daniel Kluge a traduit les Lettres sur l'amour de la patrie, par Frédéric (t. IX, p. xII, et p. 241-278). Voyez Neuestes gelehrtes Berlin, par Schmidt et Mehring, t. I, p. 291.

395-a Frère du chevalier Hugues Eliott; celui-ci, envoyé de la Grande Bretagne à la cour de Berlin depuis 1777, retourna en Angleterre au mois d'octobre 1782.

395-b Voyez les lettres de d'Alembert à Frédéric, du 11 octobre et du 13 décembre 1782, et les réponses de celui-ci, du 30 octobre et du 30 décembre de la même année.

399-a De la main du Roi.

399-b Cette lettre était accompagnée des insignes de l'ordre pour le mérite.

399-c Ces mots font allusion au malheur que les deux généraux de Zastrow eurent pendant la guerre de sept ans. L'un, qui était au service de Brunswic, rendit Münster le 25 juillet 1759; l'autre, au service de Prusse, rendit Schweidnitz en 1761. Voyez t. V, p. 5, 6, et 143-145.

399-d M. de Zastrow épousa la baronne Louise de Langenthal le 17 janvier 1781.

4-a Cette lettre est datée, par erreur, du 24 novembre 1760 dans le Supplément aux Œuvres posthumes, t. III, p. 38, et dans la traduction allemande, t. XII, p. 127.

4-b Ce vers de Sémiramis, tragédie de Voltaire, acte I, scène I, est déjà cité t. XIX, p. 230 et 232 de notre édition.

4-c Celle de Torgau, livrée le 3 novembre 1760.

4-d Gombaut, de l'Académie française, mort en 1666; il est cité dans le second chant de l'Art poétique de Boileau.

403-a Voyez t. XXI, p. 297.

403-b Le 2 juin 1746. Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse als Schriftsteller, p. 276 et 277.

403-c Le Roi a écrit de sa main au bas de cette lettre : « Un compliment obligeant, en lui insinuant qu'on aimerait mieux le voir lui-même ici que son livre. Fr. »

404-a Réflexions sur la cause générale des vents. Pièce qui a remporté le prix proposé par l'Académie royale des sciences de Berlin, pour l'année 1746. Par M. d'Alembert, des Académies royales des sciences de Paris et de Berlin. A Paris, 1747, in-4. A la tête de cette édition se trouve la lettre dédicatoire que nous donnons ici; elle est intitulée A Sa Majesté Prussienne, et n'a pas de date.

404-b C'est à son entrée à Berlin, le 12 novembre 1741, après avoir reçu l'hommage de la BasseSilésie, que Frédéric fut, à ce qu'il paraît, nommé le Grand pour la première fois, par un poëte. (Voyez Helden-, Staats- und Lebensgeschichte Friedrichs des Andern, seconde édition, t. II, p. 387 et 388.) Son buste, sur la médaille gravée par Jean-George Holtzhey, à Amsterdam, en mémoire de la paix de Breslau, est entouré de la légende Fridericus Magnus, etc. Voltaire donne déjà ce titre à Frédéric dans sa lettre de juillet 1742 (t. XXII, p. 114); et le Roi fut généralement nommé ainsi dès la paix de Dresde.

406-a Probablement le Discours préliminaire de l'Encyclopédie.

406-b Voyez t. XX, p. 57 et 287.

406-c Nous donnons dans le premier Appendice, à la fin de cette correspondance : 1° trois lettres du marquis d'Argens à d'Alembert, avec les réponses de celui-ci, de 1752 et de 1753; 2° une lettre de Maupertuis à l'abbé de Prades, de 1753; 3° et deux lettres de d'Alembert à l'abbé de Prades, de 1755. Elles roulent toutes sur le désir que Frédéric éprouvait d'attirer d'Alembert auprès de lui.

408-a Voyez t. XII, p. 147-150.

409-a Jour de la bataille de Liegnitz. Voyez t. V, p. 72-76.

410-a Le Roi ne répondit pas à cette lettre. Voyez ci-dessus, p. 5, no 4.

410-b Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXIV, p. 199.

410-c Frédéric avait envoyé à d'Alembert ses Réflexions sur les Réflexions des géomètres sur la poésie. Voyez t. IX, p. 69-86; t. XIX, p. 335, 338, 360 et 361; t. XXI, p. 169; t. XXII, p. 206 et 226; et t. XXIII, p. 346.

411-a Voyez t. IX, p. 72.

411-b Nous n'avons trouvé dans Zadig, ou la destinée, par Voltaire, aucun passage auquel cette citation puisse se rapporter.

412-a Fontenelle publia en 1688 ses Poésies pastorales, avec un Traité sur la nature de l'Églogue, et une Digression sur les anciens et les modernes.

412-b Boileau dit en parlant de l'Ode,

Art poétique

, chant II, vers 71 et 72 :

Son style impétueux souvent marche au hasard;
Chez elle un beau désordre est un effet de l'art.


412-c Voyez t. XXI, p.386.

413-a Voyez t. XII, p. 250-254.

413-b Voyez t. V, p. 240.

415-a Voyez t. VI, p. 80; t. XIII, p. 11 et 96; t. XIX, p. 144 et 361; et t. XXIII, p. 407 et 412.

417-a Voyez le Médecin malgré lui, par Molière, acte I, scène VI.

417-b Bernis. Voyez t. IV, p. 38; t. X, p. 123; t. XVIII, p. 104; t. XIX, p. 25; t. XXIII, p. 25; et ci-dessus, p. 269.

419-a Voyez, dans le second Appendice, à la fin de cette correspondance, la lettre que d'Alembert écrivit de Sans-Souci, le 25 juin 1763, à madame du Deffand, au sujet de son séjour auprès de Frédéric.

422-a M. de Catt, qui avait copié cette lettre pour l'expédier, ajouta de sa main au bas de la minute du Roi : « M. d'Alembert avait envoyé à S. M. ses Œuvres de philosophie et de littérature, en quatre volumes. »

424-a Le Médecin malgré lui, acte I, scène II.

426-a Voyez t. VII, p. V et VI, et p. 141-147; et t. XVIII, p. 283.

426-b Ce mariage fut célébré le 14 juillet 1765.

431-a Jean-Henri Lambert, né le 26 août 1728 à Mulhouse, en Alsace, vint à Berlin en 1764, et fut présenté au Roi au mois de février de la même année. Il mourut à Berlin le 25 septembre 1777. Voyez, au sujet de la conversation à laquelle Frédéric fait allusion, J. G. Sulzer's Lebensbeschreibung von ihm selbst aufgesetzt, Berlin, 1809, p. 38 et 39, et J. H. Lambert nach seinem Leben und Wirken, von D. Huber. Basel, 1829, p. 14 et suivantes.

431-b Voyez ci-dessus, p. 21.

433-a Voyez t. XIX, p. 446.

433-b Tristes, livre I, élégie 1, v. 1. Voyez t. XXI, p. 26.

433-c

Louis, les animant du feu de son courage,
Se plaint de sa grandeur, qui l'attache au rivage.

Boileau,

Épître IV, Au Roi

, vers 113 et 114.

434-a Evangile selon saint Jean, chap. XIV, v. 2.

434-b Sur la destruction des jésuites en France, par un auteur désintéressé. 1765, in-12.

435-a M. Thiébault.

436-a Voyez t. IX, p. 87-98.

436-b Dans sa lettre à l'électrice Marie-Antonie de Saxe, du 1er février 1768 (ci-dessus, p. 164), Frédéric déclare qu'il conservera les jésuites dans ses États; et dans sa lettre à Voltaire, du 18 novembre 1777 (t. XXIII, p. 467), il expose les raisons qui l'ont engagé à prendre cette résolution. Voyez aussi, plus bas, sa lettre à d'Alembert, du 7 janvier 1774. Il écrit à son frère le prince Henri, le 19 juin 1769 : « Le pape abolira les jésuites; mais je ne crois pas que nous y gagnions la moindre chose, parce que ces bons pères ont été mis à sec par les enfants chéris de l'Église, et sûrement qu'on les dépouillera du peu qui leur reste avant de les extirper. »

437-a Le 1er janvier 1765. Voyez t. XXIII, p. 103.

437-b La fin de cette phrase, à partir de « mais en même temps, » est omise dans les Œuvres posthumes, t. XI, p. 8; nous la tirons de la traduction allemande de cette correspondance, pour laquelle on s'est servi des manuscrits originaux. Voyez Friedrichs des Zweiten hinterlassene Werke. Nouvelle édition. Berlin, 1789, t. I, p. xxxI (b).

437-c Le Roi parle du marquis d'Argens, alors en France. Voyez t. XIX, p. 445. La bête du Gévaudan fut tuée le 20 septembre 1765, et reconnue pour un loup.

438-a Le prince héréditaire Pierre de Courlande alla, le 13 février, rendre ses devoirs au Roi à Potsdam, et s'en retourna à Berlin le 15.

438-b En 1762, on avait offert à d'Alembert la place de précepteur du grand-duc de Russie. C'est à cela que le Roi fait allusion. Voyez t. XIX, p. 428.

438-c Voyez ci-dessus, p. 21.

44-a La princesse électorale Antonie a fait imprimer deux opéras : Il Trionfo della fedeltà, Leipzig, chez Breitkopf, 1756, et Talestri, Regina delle Amazoni, Leipzig, Breitkopf, 1765. Si ce ne sont pas ces deux ouvrages que la princesse envoya au Roi, et dont il la remercie dans cette lettre, nous ne savons de quels opéras il s'agit ici.

440-a Voyez t. XIX, p. 451.

440-b L. c., p. 447, et ci-dessus, p. 22.

441-a Claude-Henri Watelet, peintre et littérateur, nommé par d'Alembert un de ses exécuteurs testamentaires.

444-a Voyez Plutarque, Vie de Caïus Marius, chap. XL; voyez aussi notre t. XII, p. 213.

445-a Voyez t. XX, p. XIV, XV, et 232-234, nos 20, 21 et 22.

449-a Voyez t. XXIII, p. 463.

450-a Voyez t. XXIII, p. 114.

450-b L. c., p. 113 et 129.

450-c Ce furent les comédiens qui imaginèrent les premiers en France de poudrer les cheveux; les personnages bouffons se saupoudraient la tête et le visage de farine, pour se donner un air plus risible; de là vient l'expression triviale de Jean-Farine. Dictionnaire des Proverbes français (par Pierre de la Mésangère). Seconde édition. A Paris, 1821, p. 240.

453-a Voyez la lettre de Frédéric à Voltaire, du 7 août 1766 (t. XXIII, p. 115), et celle de Voltaire à d'Alembert, du 25 du même mois.

457-a Chicaneau dit, dans les

Plaideurs

de Racine, acte II, scène IV :

Et j'ai toujours été nourri par feu mon père
Dans la crainte de Dieu, monsieur, et des sergents.


459-a Il s'agit probablement ici des pièces contre l'infâme dont Frédéric parle au commencement de sa lettre à Voltaire, du 16 janvier 1767, t. XXIII, p. 135.

459-b

... Duas tantum res anxius optat,
Panem et Circenses.

Juvénal,

Satire X

, v. 80 et 81.

46-a Le baron George-Guillaume de Goltz eut sa première audience, en qualité d'envoyé de Saxe, à Charlottenbourg le 13 juillet 1763.

460-a Évangile selon saint Matthieu, chap. XIX, v. 5 et 21.

461-a Les Œuvres complètes de Marmontel, A Paris, chez A. Belin, 1819, renferment, t. III, première partie, p. 301-322, les Lettres relatives à Bélisaire (de l'impératrice de Russie, du roi de Pologne, etc.). On n'y trouve pas la réponse de Frédéric à la lettre de Marmontel imprimée en tête de ces Lettres relatives à Bélisaire. Voyez d'ailleurs, dans notre t. XXIII, p. 153 et 154, la lettre de Frédéric à Voltaire, du 5 mai 1767.

463-a Voyez, t. XXIII, p. 151, la lettre de Voltaire à Frédéric, du 2 mai 1767.

463-b L. c., p. 136, 137, 140, 144, 162 et suivantes.

463-c Iphigénie en Aulide, par Racine, acte I, scène II.

463-d Voyez t. XXIII, p. 140.

466-a Voyez t. XXIII, p. 137 et 153. C'est dans sa lettre à l'électrice Marie-Antonie, du 1er février 1768 (ci-dessus, p. 164), que Frédéric parle pour la première fois de son intention de conserver les jésuites.

467-a Voyez ci-dessus, p. 241.

468-a Le prince Henri, neveu du Roi, était mort le 26 mai. Voyez t. VII, p. 43 et suivantes.

468-b Morival d'Étallonde. Voyez t. XXIII, p. 142.

47-a Voyez t. VI, p. 11 et suivantes.

470-a Ce mariage fut célébré le 4 octobre 1767. Voyez t. XXIII, p. 156, et ci-dessus, p. 156 et 157.

472-a La Piété filiale, ou l'Honnête criminel, drame en cinq actes et en vers, par CharlesGeorge Fenouillot de Falbaire, né en 1727, mort en 1800.

473-a Voyez t. XII, p. 90.

474-a Frédéric veut probablement parler du Huron, par l'abbé Du Laurent, et de Cosroès, par Lefevre; ces deux tragédies sont de 1767. Le 27 mai de la même année, on joua aussi à Paris Hirza, ou les Illinois, tragédie de Sauvigny.

478-a Allusion au bref du 30 janvier 1768, par lequel Clément XIII excommunia tous ceux qui avaient eu part aux édits de Ferdinand, duc de Parme. Voyez ci-dessus, p. 167.

48-a Frédéric de Buch, conseiller intime de légation et envoyé extraordinaire à la cour de Dresde, nommé le 7 mai 1763.

480-a Madame Denis. Voyez t. XXII, p. 354 et 355, et t. XXIII, p. 62.

482-a Voyez ci-dessus, p. 170.

484-a Comédie de Molière, acte I, scène II.

485-a Monsieur de Pourceaugnac, comédie-ballet par Molière, acte I, scène I.

486-a Profession de foi des théistes, par le comte Da . . . Au R. D. Traduite de l'allemand. 1768. Cet opuscule se trouve dans les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLIV, p. 112-142.

487-a Voyez t. XV, p. 11-21, et t. XIX, p. 474.

488-a D'Alembert fait allusion au Discours qui a remporté le prix à l'Académie de Dijon, en l'année 1750, sur cette question proposée par la même Académie : Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs. Voyez les Œuvres de J.-J. Rousseau, édition ornée de figures, etc. Paris et Amsterdam, 1797, in-4, t. VII, p. 7-46. Voyez aussi notre t. IX, p. x, et p. 198 et 199.

49-a Voyez t. IV, p. 257; t. V, p. 256; et t. XVIII, p. 250.

49-b Voyez t. XXIII, p. 9.

49-c Le prophète Jonas, chap. IV, v. 5.

491-a Les juifs orthodoxes qui vivent hors de leur pays ont coutume de mettre une poignée de terre de Jérusalem sous le corps de leurs morts, afin que ceux-ci reposent sur terre sainte.

492-a Voyez t. XXIII, p. 154.

493-a Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLV, p. 1-135.

494-a Voyez t. XXIII, p. 419.

495-a Le marquis d'Argens. Voyez t. XIX, p. 443.

496-a Elle était accouchée, le 23 mars 1769, d'un prince qui mourut le même jour.

497-a Clément XIII était mort le 2 février 1769; son successeur, Clément XIV (Ganganelli), fut élu le 19 mai suivant.

497-b Voyez t. XIV, p. XV, no XL, et p. 195.

498-a Jean-Henri Wieber ou Wiber, auteur des Principia philosophiae antiperipateticae. Ratisbonne, 1707, in-12.

499-a Voyez t. X, p. 157; t. XIV, p. 294; et t. XIX, p. 137.

499-b Voyez t. XXIII, p. 408, et Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, par J.-D.-E. Preuss, t. III, p. 258 et 259.

5-a Bernard Lami, prêtre de l'Oratoire, mort en 1689, célèbre par sa rhétorique, qui parut en 1670 sous le titre : De l'art de parler. L'ordre philosophique et la profondeur des pensées de cet ouvrage l'ont fait comparer à l'Art de penser de Nicole.

5-b Nous ne connaissons pas de tragédie de Mahomet par Le Blanc. Probablement Frédéric veut parler de Mahomet II, tragédie en cinq actes et en vers, par Sauvé de La Noue. Paris, 1739, in-8. Voyez t. XIX, p. 26, 27 et 36.

5-c Voyez t. XIX, p. 123.

5-d Voyez t. XIX, p. 246, 247, 248 et 254.

500-a Traduction libre ou plutôt paraphrase des huit premiers vers de l'ode Justum et tenacem, etc., liv. III, ode 3.

502-a Saint Matthieu, chap. XVIII, v. 4.

502-b Synonymes français, leurs différentes significations, etc., par M. l'abbé Girard; nouvelle édition, considérablement augmentée, etc., par M. Beauzée. A Paris, 1769, deux volumes.

503-a Institution de la religion chrétienne. La première édition est de Bâle, 1535, in-8.

504-a Évangile selon saint Jean, chap. XVIII, v. 36.

504-b Voyez t. XXIII, p. 178.

506-a Ces vers sont une variation de deux vers de l'Épître LIV de Voltaire, A madame du Châtelet. Voyez ses Œuvres, édit. Beuchot, t. XIII, p. 124. Quant aux mots croasse dans la fange, voyez notre t. X, p. 12; t. XVIII, p. 22 et 109; et t. XXI, p. 36.

506-b M. de la Grange.

507-a Le philosophe platonicien Athénagoras naquit à Athènes au deuxième siècle de l'ère vulgaire. Jeune encore, il embrassa la religion chrétienne, et alla s'établir à Alexandrie, où il ouvrit une école dans laquelle il se proposa de concilier les dogmes de sa nouvelle religion avec ceux de l'Académie. Nous avons de lui deux ouvrages : un Traité de la résurrection des morts; et une Apologie de la religion chrétienne, qu'il adressa aux empereurs Marc-Aurèle et Commode. Peut-être Frédéric n'a-t-il écrit Athénagoras que par méprise au lieu d'Anaxagoras, surnom qu'il donne ordinairement à d'Alembert.

508-a La jument Borak transporta en une nuit le prophète Mahomet de la Mecque à Jérusalem. Voyez le Coran, chap. XVII. - D'Alembert fait allusion à la guerre entre les Russes et les Turcs.

510-a Voyez ci-dessus, p. 189.

510-b Voyez t. VI, p. 27 et 28, et t. XXIII, p. 158.

512-a Voyez t. XXIII, p. 244.

512-b Léonard Cochius, prédicateur de la cour, à Potsdam. Ses Recherches sur les penchants remportèrent le prix le 2 juin 1768.

514-a La copie de cette lettre que nous devons à la direction des Archives de Darmstadt porte très-distinctement Schoins, mot dont le sens nous est absolument inconnu.

515-a Voyez t. XIII, p. 24-27, et t. XXIII, p. 163.

515-b Frédéric-Henri-Emile-Charles, fils du prince Auguste-Ferdinand de Prusse, né le 21 octobre 1769, et mort le 9 décembre 1773.

517-a Voyez t. XIII, p. 27.

519-a En 1764, Diane-Adélaïde de Mailly-Nesle, duchesse de Lauraguais, l'une des maîtresses de Louis XV, plaidait en séparation contre son mari. Les lettres de Voltaire au maréchal de Richelieu, du 21 juillet 1764, et au marquis de Villette, du 1er septembre 1765, font supposer que c'est de ce même duc de Lauraguais que le Roi fait ici mention.

519-b Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse. Voyez, t. VI, p. 25; t. XX, p. 197; et ci-dessus, p. 221 et 222.

519-c Essai sur l'amour-propre envisagé comme principe de morale. Voyez t. XXIII, p. 166 et 169, et ci-dessus, p. 210.

52-a Auguste III mourut le 5 octobre 1763. Voyez t. VI, p. 12.

523-a Voyez le Dictionnaire historique et critique de Bayle, article Diagoras, surnommé l'Athée.

523-b L'édition Bastien, t. XVII, p. 149, porte : « de jeter les yeux sur mes Éléments de philosophie, au chapitre de la Morale, t. II, p. 179 et suivantes. » Nous ne connaissons pas les sources où ces deux recueils ont pris leur texte; mais nous avons trouvé les passages cités par d'Alembert dans ses Mélanges de littérature, d'histoire et de philosophie. Nouvelle édition. A Amsterdam, 1773, t. IV, p. 79 et 92.

524-a Voyez t. XXIII, p. 169.

529-a Voyez t. XXIII, p. 424 et 425.

53-a Le grand chancelier Michel comte de Woronzow, qui se rendait en Italie, eut son audience à Charlottenbourg le 7 octobre 1763. Voyez t. XVIII, p. 146.

530-a Polybe dit, livre X, chap. II, que Scipion le premier Africain s'était fondé sur des songes et sur des augures pour reculer les bornes de l'empire romain, et qu'il faisait passer tous ses desseins pour des inspirations des dieux.

530-b Voyez t. XXIII, p. 60, et ci-dessus, p. 311.

531-a Voyez t. XVII, p. 142.

531-b La canonisation de Cucufin. Voyez t. XXIII, p. 177.

531-c Voyez t. XX, p. 315, 320 et suivantes, et t. XXIII, p. 112.

531-d Voyez ci-dessus, p. 151 et 167.

531-e L. c., p. 213.

536-a Voyez t. IX, p. 160 et 161; t. XIV, p. 293; et t. XXIII, p. 176.

537-a Voyez t. IX, p. IX, no XI, et p. 149-175; et t. XXIII, p. 176.

538-a Tobie, chap. IV, v. 16, et saint Matthieu, chap. VII, v. 12.

539-a Le Français à Londres, comédie de L. de Boissy, scène VIII : « Je m'appelle Jacques Rosbif, et non pas monsieur. Je vous ai dit cent fois, ma mie, que ce nom-là m'affligeait les oreilles; il y a tant de faquins qui le portent .... »

54-a Voyez t. IV, p. 257; t. V, p. 256; et t. XVIII, p. 250.

540-a Voyez t. IX, p. 166 et 167.

541-a Voltaire écrit à d'Alembert, de Ferney, le 27 avril 1770 : « Il ne serait pas mal que Frédéric se mît au rang des souscripteurs; cela épargnerait de l'argent à des gens de lettres trop généreux qui n'en ont guère. Il me doit cette réparation, et vous êtes le seul qui soyez à portée de lui proposer cette bonne œuvre philosophique. » Il écrit au même, le 21 juin suivant : « A l'égard de Frédéric, je crois qu'il est absolument nécessaire qu'il soit de la partie. Il me doit, sans doute, une réparation comme roi, comme philosophe, et comme homme de lettres; ce n'est pas à moi à la lui demander, c'est à vous à consommer votre ouvrage. » - Voyez notre t. XXIII, p. 28.

542-a Voyez t. IX, p. IX et x, n° XII, et p. 177-194.

544-a Voyez t. XIV, p. 323; t. XV, p. 151 et 152; t. XXII, p. 102 et 103; et enfin, ci-dessus, p. 148.

545-a Le sculpteur Pigalle exécuta cette statue de Voltaire, et se rendit pour cet effet à Ferney, au mois de juin 1770. Voyez la lettre de d'Alembert à Voltaire, du 30 mai 1770, et celle de Voltaire à Frédéric, du 20 août de la même année (t. XXIII, p. 188 de notre édition). Voyez aussi t. VII, p. 40; t. XIII, p. 46; et t. XIX, p. 438.

546-a Cette lettre se trouve déjà dans le Commentaire historique sur les Œuvres de l'auteur de la Henriade, etc. Avec les pièces originales et les preuves (publié par Wagnière, secrétaire de Voltaire, et revu par celui-ci). Bâle, 1778, p. 96-98. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XLVIII, p. 380-382.

548-a Voyez t. XIV, p. 20; t. XXI, p. 222; et t. XXIII, p. 191.

551-a Voyez la lettre de d'Alembert à Voltaire, du 9 août 1770. Voyez aussi notre t. XXIII, p. 188.

551-b D'Alembert écrit à Voltaire, le 21 décembre : « Le roi de Prusse vient d'envoyer deux cents louis pour la statue; je l'apprends dans ce moment. » Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LXVI, p. 540.

552-a D'Alembert écrit à Voltaire, de Paris, le 12 août 1770 : « Je lus hier à l'Académie française la lettre du roi de Prusse, et elle arrêta, d'une voix unanime, que cette lettre serait insérée dans ses registres, comme un monument honorable pour vous et pour les lettres. » Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LXVI, p. 383.

553-a Le Roi partit le 15 pour la Silésie; la date de cette lettre est donc inexacte. Voyez t. XXIII, p. 186.

555-a Voyez t. X, p. 58; t. XII, p. 215; t. XIII, p. 91; et t. XIV, p. 113.

555-b Banquier de Frédéric à Paris. Voyez t. XIX, p. 449.

556-a Voyez t. XXIII, p. 192.

557-a Voyez t. XXI, p. 158.

563-a Voyez Virgile, Énéide, liv. I, v. 21; voyez aussi notre t. XXI, p. 54, et ci-dessus, p. 261.

563-b Le 17 mai, on faisait à Toulouse une procession en mémoire de la victoire remportée par les catholiques sur les protestants en mai 1562.

564-a Allusion aux persécutions exercées contre les Vaudois. Le président de Thou en parle dans son Histoire universelle, publiée à la Haye, 1740, in-4, t. I, p. 542, chap. VI, année 1550. - Voici ce qu'en dit Daniel, dans son Histoire de France, année 1545 : « Les deux cantons de Mérindol et de Cabrières furent entièrement désolés; il y eut jusqu'à vingt-deux bourgs ou villages saccagés et brûlés, et quelques-uns de ces malheureux, qui avaient évité la mort, furent envoyés aux galères. »

564-b Frédéric veut parler des Éléments de philosophie, ouvrage qui forme le quatrième volume des Mélanges littéraires cités ci-dessus, p. 523, et qu'il nomme aussi Essais dans sa lettre à Voltaire, du 17 février 1770. Voyez t. XXIII, p. 169.

565-a Le 30 novembre 1770. (Variante de l'édition Bastien, t. XVII, p. 204.)

568-a Voyez t. XXIII, p. 185, 193 et 195.

568-b Cette discussion philosophique rappelle celle qui eut lieu en 1737 et 1738 entre Frédéric et Voltaire, sur la liberté. Voyez t. XXI, p. 101, 102, 108 et suivantes, p. 142 et suivantes; t. XXIII, p. 227 et 232; et ci-dessus, p. 79.

574-a Voyez t. XXIII, p. 278.

575-a Voyez t. XV, p. III, n° III, et p. 23-28; t. XXIII, p. 201.

575-b Voyez t. XVIII, p. 100 et 259. Grimm avait été à Berlin au mois de septembre 1769.

575-c Le 31 novembre 1770. (Variante de l'édition Bastien, t. XVII, p. 220.)

579-a Frédéric II, landgrave de Hesse-Cassel, se fit catholique en 1749. Voyez t. XXIII, p. 428 et 429.

579-b Voyez t. XIX, p. 174, et t. XX, p. 94.

580-a

Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler;
Je t'en avais comblé, je t'en veux accabler.

Corneille,

Cinna

, acte V, scène III.

581-a Facétie à M. de Voltaire. Rêve. Il en est fait mention ci-dessus, p. 575.

581-b Vers de l'empereur de la Chine, t. XIII, p. 43-46, et t. XXIII, p. 199 et 200.

583-a Voyez ci-dessus, p. 19.

587-a Voyez t. XIII, p. 44.

587-b Voltaire écrit à d'Alembert, de Ferney, le 8 avril 1771 : « Je n'entendrai jamais rien dans les champs Élysées, où je compte bien aller, qui vaille votre Dialogue entre Des Cartes et Christine. Je ne sais rien de plus beau que votre éloge du roi de Prusse. Il ne vous avouera pas tout le plaisir qu'il aura eu d'être si bien peint par vous dans l'Académie des sciences; mais il le sentira de toutes les puissances de son âme. Non, personne n'a rendu la philosophie et la littérature plus respectables. » Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LXVII, p. 123.

591-a Le 7 avril 1771. (Variante de la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. XI, p. 105.)

592-a Olaus Rudbeck, Atland eller Manheim. Atlantica sive Manheim vera Japheti posterorum sedes ac patria. Upsalae, 1675 et années suivantes, trois volumes in-folio.

592-b Le Roi aurait dû écrire classe, au lieu d'espèce. Il reproche à Linné d'avoir rangé l'homme et le cheval dans la même classe, celle des mammifères.

592-c Emmanuel Svedenborg, né à Stockholm en 1688, et mort le 29 mars 1772.

592-d René Des Cartes mourut à Stockholm en 1650.

593-a Le marquis d'Argens était mort à Toulon le 12 janvier 1771.

593-b Voyez t. XXIII, p. 399, et ci-dessus, p. 333.

593-c Voyez t. XIX, p. 356.

595-a Voyez t. XI, p. 57; t. XVII, p. 32; et t. XIX, p. 20.

596-a Voyez t. X, p. 110; t. XXI, p. 184; et t. XXII, p. 206.

597-a Gustave III, roi de Suède, arriva à Potsdam le 22 avril, et il partit de Berlin le 29, pour se rendre dans ses États. Voyez t. XXIII, p. 220 et 221.

597-b Lettre de M. Nicolini à M. Francouloni, et Lettre du pape Clément XIV au mufti Osman Mola. Voyez t. XV, p. xvIII, et 195-201; et t. XXIII, p. 221. Frédéric dit dans sa lettre inédite à son frère le prince Henri, du 12 avril 1771 : « Je vous prie de cultiver avec soin votre correspondance avec l'impératrice de Russie; et s'il ne s'agit que de vous fournir quelque morceau qui puisse l'amuser, je vous enverrai, mon cher frère, dans quelques jours, une Lettre du pape au mufti, qu'on suppose être écrite il y a deux ans, assez raisonnablement ridicule pour amuser là-bas. » Il écrit au même, le 16 avril 1771 : « J'ai pris la liberté de vous envoyer hier la Lettre du pape au mufti, dont vous ferez l'usage qu'il vous plaira. »

598-a Desfonandrès dit, dans l'Amour médecin, par Molière, acte III, scène I : « Qu'il me passe mon émétique pour la malade dont il s'agit, et je lui passerai tout ce qu'il voudra pour le premier malade dont il sera question. »

599-a Les Folies amoureuses, par Regnard, acte II, scène VII.

6-a Le cardinal Quirini, à qui Voltaire avait dédié sa tragédie de Sémiramis. Voyez Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. V, p. 473 et 474; voyez aussi notre t. XXII, p. 254 et 255.

601-a Voyez t. XIV, p. 256, et t. XXIII, p. 216.

601-b Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. XXVIII, p. 381 et 382.

602-a La Cigale et la Fourmi, par La Fontaine.

603-a Peut-être dans l'Épître aux Romains, chap. VIII, v. 18, ou dans la seconde Épître aux Corinthiens, chap. IV, v. 17.

603-b Il est probable que ce mot du roi de Castille ne se rapportait qu'au système de Ptolémée. Il voulait simplement dire que, si Dieu avait fait le monde tel que le suppose ce philosophe, on pourrait lui donner de bons avis pour une autre fois. Voyez le Dictionnaire de Bayle, article Castille (Alphonse X du nom, roi de), note H.

610-a Charlotte-Christine-Sophie, fille de Louis-Rodolphe, duc de Brunswic-Blankenbourg, et femme du czarowitz Alexis, était morte le 1er novembre 1715.

610-b Ou plutôt d'Auban. Voyez la Correspondance littéraire, philosophique et critique, adressée à un souverain d'Allemagne, par le baron de Grimm et par Diderot, seconde édition, Paris, 1812, t. II, p. 1-9, et p. 77-79.

611-a Voyez t. XIV, p. 211-271, et t. XXIII, p. 231 et suivantes.

612-a Le cordelier Jean Petit, docteur de l'université de Paris, justifia publiquement l'assassinat du duc d'Orléans par le duc de Bourgogne (1407).

612-b Hermann Busembaum, jésuite, né en 1600 à Notteln dans l'évêché de Münster, mourut à Münster en 1668. Il prêcha la monstrueuse doctrine de l'homicide et du régicide.

612-c Voyez t. IV, p. 254, et t. XIV, p. 222.

614-a Voyez t. XIII, p. 86-88.

615-a Voyez t. XIV, p. 228.

615-b L. c., p. 196.

616-a Voyez ci-dessus, p. 610.

617-a Voyez t. XI, p. 232.

618-a Voyez t. XIX, p. 248.

619-a Helvétius mourut le 26 décembre 1771.

620-a Voyez t. XV, p. 37, et t. XXIII, p. 34.

622-a Art poétique, v. 343. Voyez t. XXI, p. 353.

624-a Guillaume van Haaren, le Tyrtée hollandais, né à Leeuwarden en 1713, mort en 1768. Voltaire lui adressa, en 1743, trois stances qui se trouvent dans le tome XII, p. 520 de ses Œuvres, édit. Beuchot.

625-a Allusion au titre d'un des contes de La Fontaine, Le Cocu battu et content, nouvelle tirée de Boccace.

627-a Discours de l'utilité des sciences et des arts dans un État. Voyez t. IX, p. x, et p. 195 à 207; t. XXIII, p. 238 et 239.

628-a Allusion à l'ouvrage de Rousseau cité ci-dessus, p. 488.

628-b Voyez t. XIV, p. 255 et suivantes.

629-a Voyez t. XIV, p. 252, et ci-dessus, p. 555.

63-a L'électeur Frédéric-Chrétien était mort le 17 décembre 1763.

630-a Essai général de tactique. A Londres (Paris) 1787. Le même auteur a fait un excellent Éloge de Frédéric.

630-b Quintilien, De institutione oratorio, liv. X, chap. 1, §. 112.

632-a Voyez ci-dessus, p. 21 et 431.

632-b Jacques Delille, né à Clermont-Ferrand le 22 juin 1738, et mort le 1er mai 1813. On a de lui des traductions en vers, entre autres celles de l'Énéide et des Géorgiques (voyez t. XXIII, p. 268), ainsi que plusieurs poëmes originaux.

633-a Voyez t. XXIII, p. 268.

634-a L'abbé Tamponnet, docteur de Sorbonne, avait été censeur de l'Encyclopédie.

634-b Le docteur Riballier était syndic de la Sorbonne lorsque ce corps censura le Bélisaire de Marmontel (1767).

634-c François Garasse, jésuite; Pascal en parle dans les Provinciales.

634-d Ammien Marcellin, ou les dix-huit livres de son histoire qui nous sont restés. Nouvelle traduction (par Moulines). A Lyon, 1776, trois volumes in-8. Voyez notre t. XXIII, p. 411 et 412.

636-a Voyez t. XV, p. 150; t. XVI, p. 174; t. XVIII, p. 253; t. XXI, p. 186; t. XXIII, p. 264; et ci-dessus, p. 118.

639-a De la félicité publique, ou considérations sur le sort des hommes dans les différentes époques de l'histoire. Amsterdam, 1772, deux volumes in-8.

641-a Ce portrait, petit in-8, gravé par M. B. (Marie-Louise-Adélaïde Boizot, née à Paris en 1748), et publié à Paris, chez Massard, a pour légende les mots : Frédéric II, roi de Prusse et électeur de Brandebourg, né le 24 janvier 1712. On lit au bas les vers suivants :

Modeste sur un trône orné par la Victoire,
Il sut apprécier et mériter la gloire;
Héros dans ses malheurs, prompt à les réparer,
De Mars et d'Apollon déployant le génie,
Il vit l'Europe réunie
Pour le combattre et l'admirer.

d'Alembert.

641-b Boileau dit dans sa

première Satire

, vers 141-144 :

Non, non, sur ce sujet pour écrire avec grâce,
Il ne faut point monter au sommet du Parnasse :
Et sans aller rêver dans le double vallon,
La colère suffit, et vaut un Apollon.


642-a Voyez ci-dessus, p. 436.

645-a Voyez t. XXIII, p. 247.

646-a Voyez t. XIV, p. 263 et 264.

647-a Voyez t. XXIII, p. 260.

65-a Voyez t. I, p. 4 et 229.

654-a Voyez t. XI, p. 57 et 58; t. XX, p. I et II, p. 1-12; t. XXIII, p. 268.

656-a Proverbes de Salomon, chap. XXI, v. 1.

656-b Le 4 (1er) décembre 1772.

656-c Les Dauphins. Voyez t. XXIII, p. 256.

657-a Voyez t. XXIII, p. 256 et 257.

658-a Le 20 janvier 1773. (Variante de la traduction allemande des Œuvres posthumes.)

661-a Le Cochet, le Chat, et le Souriceau, fable de La Fontaine.

662-a Psaume LXX, selon la Vulgate. (Psaume LXXI, selon la traduction de Luther.)

662-b Libraires, le premier à Amsterdam, et le second à Genève.

663-a Voyez t. XIII, p. 111-118, et 119-125.

664-a M. Formey.

664-b Cet écrit nous est inconnu.

664-c Voyez t. XIII, p. 119.

665-a Auteur d'une Histoire de Jean Sobieski, roi de Pologne. Paris, 1761, trois volumes in-12.

668-a Voyez Cicéron, De Oratore, liv. II, chap. 86; Quintilien, De institutione oratoria, liv. XI, chap. 2; et Phèdre, Fables, liv. IV, fab. 24.

668-b Athalie, par Racine, acte III, scène VII.

669-a Voyez, dans le troisième Appendice, à la fin de cette correspondance, la lettre du comte de Guibert à Frédéric, du 14 juin 1773.

67-a Voyez t. VI, p. 12 et 13.

670-a Voyez t. X, p. 259-318.

671-a L'anecdote fictive racontée ici est un voile transparent sous lequel d'Alembert adresse des compliments à Frédéric; Arbèles signifie Rossbach.

671-b Voyez ci-dessus, p. 633.

672-a Louis-Joseph duc de Vendôme, petit-fils de Henri IV, remporta cette victoire sur le comte de Starhemberg le 10 décembre 1710.

673-a Voyez ci-dessus, p. 624.

676-a Voyez les Mémoires militaires de Louis de Berton des Balbes de Quiers, duc de Crillon. A Paris, 1791, p. 164 et suivantes.

678-a Voyez ci-dessus, p. 286, 291 et 292.

678-b Le Roman comique, par Paul Scarron, première partie, chap. XII. Combat de nuit.

678-c Voyez ci-dessus, p. 436, et t. XIX, p. 284 et 360.

678-d On trouve cette lettre à l'abbé Colombini, datée du 13 septembre 1773, dans l'ouvrage de Christophe-Gottlieb Murr, Briefe über die Aufhebung des Jesuiterordens (Sans lieu d'im+ pression), 1774, Stück III, p. 100. Elle paraît supposée. L'agent diplomatique de la Prusse à Rome était alors l'abbé Ciofani, et le nom de Colombini est tout à fait inconnu dans l'histoire de la diplomatie prussienne.

68-a Genèse, chap. VI, v. 6.

680-a L'histoire de ce jésuite, qu'on disait avoir été couronné en 1754, est une pure fiction; sa prétendue biographie a paru sous le titre de : Histoire de Nicolas Ier, roi du Paraguay et empereur des Mamelus. A Saint-Paul, 1756, quatre-vingt-huit pages in-8.

680-b Voyez t. XVIII, p. 96.

681-a Voyez t. XX, p. 197.

681-b Guillaume de Nassau, ou la fondation des Provinces-Unies (poëme épique en dix chants et en prose), par M. Bitaubé. Nouvelle édition, considérablement augmentée et corrigée. Paris, 1775, in-8. Voyez, au sujet de l'auteur, notre t. XXIII, p. 463.

682-a Le 3 décembre.

682-b Abraham-Joseph de Chaumeix dénonça l'Encyclopédie aux magistrats, et en signala les auteurs comme des impies. Il se retira à Moscou, où il mourut maître d'école.

682-c Voyez t. XIV, p. 1, et t. XXIII, p. 313.

684-a Au lieu de l'ordre, on lit Londres dans toutes les éditions, et même dans la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. XI, p. 163 et 164; mais il est évident que c'est une erreur, répétée par inadvertance. Frédéric dit ci-dessus, p. 334 : « On m'écrit de Paris que les jésuites se reforment en corps. »

684-b Le 8 février 1776, Frédéric, cédant aux instances de M. de Strachwitz, évêque suffragant de Breslau, décida que les jésuites cesseraient d'exister comme corporation, et qu'ils déposeraient le costume de l'ordre, mais qu'ils continueraient à fonctionner comme instituteurs de la jeunesse dans les écoles catholiques. Voyez Schlesische Provinzial-Blätter. Breslau, 1836, t. CIII, p. 333 et suivantes.

684-c Voyez ci-dessus, p. 436.

685-a Voyez t. XIV, p. II, et t. XXI, p. 298, 333 et 334.

685-b De l'homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation. Voyez t. XXIII, p. 283.

686-a Acte II, scène III.

690-a Frédéric dit dans sa lettre inédite à son frère le prince Henri, du 7 décembre 1773 : « Nous avons ici un prince Salm et un Crillon, qui viennent de Ceuta pour aller se rafraîchir à Pétersbourg. Ce prince Salm a servi autrefois chez les Autrichiens, et a fait trois campagnes contre nous. Pour le peu que je l'ai vu, il me paraît fort aimable. Sa sœur est mariée à un grand d'Espagne. »

692-a Jean-Baptiste-Gaspard d'Ansse de Villoison, célèbre helléniste, naquit à Corbeil le 5 mars 1750, et mourut à Paris le 26 avril 1805. Son édition de l'Iliade, bien supérieure à toutes les éditions précédentes, parut à Venise, en 1788, grand in-folio.

693-a L'Eunuque, acte II, scène II.

694-a Voyez t. XIV, p. 340 et 398.

694-b Voyez t. XIX, p. 108 et 109; t. XXIII, p. 177; et ci-dessus, p. 97.

694-c Voyez ci-dessus, p. 92 et 333.

695-a Voyez t. XIV, p. 256, et t. XXIII, p. 216.

698-a Voyez ci-dessus, p. 292.

699-a Voyez t. XXIII, p. 321.

699-b Louis XV mourut le 10 mai 1774.

699-c Lieutenant de police, à Paris.

7-a On lit, au bas de ce billet, ces mots de la main de M. de Catt : « 29 août 1761. Le Roi campait dans le bois. »

7-b A la duchesse de Brunswic. Voyez t. XII, p. 33-39, et t. XIII, p. 168-173.

7-c M. de Catt s'était blessé en faisant une chute de cheval.

70-a Potsdam, 25 avril 1764. (Variante du manuscrit conservé aux Archives de l'État, à Berlin.)

701-a Voyez t. XIX, p. 208, et t. XXIII, p. 176.

701-b Voyez t. XXIII, p. 101 et 322, et ci-dessus, p. 298 et 299.

702-a Voyez t. VI, p. 71.

703-a Turgot. Voyez ci-dessus, p. 603.

705-a Voyez t. XIV, p. xvIII, et 298-316; t. XXIII, p. 322.

706-a Morival d'Étallonde. Voyez t. XXIII, p. 330 et 331, et ci-dessus, p. 468.

708-a Voyez t. XII, p. 148.

712-a Jean-Pierre-Antoine Tassaert, l'auteur des statues du général de Seydlitz (1781) et du feld-maréchal Keith (1786), qu'on voit sur la place Guillaume, à Berlin, fut baptisé le 19 août 1727, à Anvers, en la paroisse de Saint-Georges, et mourut à Berlin le 21 janvier 1788.
André Schlüter (t. I, p. 125 et 261), qui fut baptisé le 22 mai 1664, dans l'église de Saint-Michel, à Hambourg, et qui mourut en Russie en 1714, avait travaillé à l'embellissement de Berlin de 1694 à 1713. Après lui, l'art de la sculpture n'eut plus de représentant dans cette ville jusqu'à Tassaert. Avec celui-ci commence une série d'artistes qui ont continué jusqu'à présent à décorer de leurs ouvrages les places de notre capitale.

713-a Frédéric parle probablement de Sigisbert Michel, successeur de Gaspard-Balthasar Adam (t. XIX, p. 233), Français comme lui, et mort en 1761; Michel acheva la statue du feld-maréchal comte de Schwerin, commencée par Adam, et érigée sur la place Guillaume le 28 avril 1769. Il retourna à Paris en 1770.

714-a Louis XV aux champs Élysées. Voyez ci-dessus, p. 705.

716-a Plutarque, Vie de Marcus Caton, chap. XXVII.

72-a Comédie en un acte et en vers, représentée pour la première fois le 4 février 1713. Elle est de Joseph de Lafont, né à Paris en 1686, mort en 1725.

72-b Voyez la huitième scène de cette comédie.

75-a Ambassadeur des Provinces-Unies en France et en Angleterre.

75-b Le mot spectateur, ou tel autre mot équivalent, est omis dans notre manuscrit.

76-a Épître de saint Paul aux Romains, chap. IX, v. 22.

79-a Voyez t. XXI, p. 101, 102, 112 et suivantes, et p.142 et suivantes; t. XXIII, p. 227 et 232.

8-a Ces vers sont imprimés, avec de nombreuses variantes, t. XII, p. 219-223, sous le titre d'Épître à Catt. Frédéric en parle t. XXIII, p. 102. La date du 24 novembre 1761 a été ajoutée par M. de Catt à l'autographe du Roi.

82-a Henri-Gottlieb de Stutterheim, envoyé de Saxe à la cour de Berlin jusqu'en 1777.

82-b Cette lettre est perdue.

84-a Voyez t. XIX, p. 361, et t. XXIII, p. 336.

85-a Chanteuse arrivée à Berlin au mois d'août 1764.

88-a Le feld-maréchal saxon Auguste-Christophe comte de Wackerbarth était mort à Dresde le 14 août 1734, âgé de soixante-douze ans.

89-a Le 5 juillet 1741, le ministre comte de Podewils remit au marquis de Valori une protestation conçue en ces termes : « La préférence des noms et de la signature du traité conclu et signé à Breslau, le 5 de juin a. c, entre Sa Majesté et Sa Majesté Très-Chrétienne, ne doit jamais être tirée à conséquence pour l'avenir, ni porter le moindre préjudice aux prérogatives de la couronne de Prusse. »

90-a Charles-Auguste comte de Rex, né en 1701, mort en 1768, et Chrétien comte de Loss (vom Loss), né en 1697, mort en 1770, étaient l'un et l'autre ministres d'État en Saxe.

92-a La princesse Wilhelmine, fille du Prince de Prusse défunt, née le 7 août 1751. Voyez t. VI, p. 246, et p. 250, §. 15.

92-b Frédéric veut dire d'aller à Corinthe, expression qu'il a employée t. XX, p. 320, et t. XXI, p. 205.

95-a Le mot abuser manque dans notre manuscrit.

95-b Voyez t. XXIII, p. 139 et 165.

97-a Posidonius de Rhodes. Voyez t. XIX, p. 108 et 109, et t. XXIII, p. 177.

98-a Cet opéra, dont Agricola avait fait la musique, fut représenté pour la première fois le 16 juillet 1765.

99-a Élisabeth Chudleigh, duchesse de Kingston, née en 1720, morte en 1788. On peut voir, sur son séjour à Berlin, l'Histoire de la vie et des aventures de la duchesse de Kingston. Londres, 1789, p. 33 et 34. Voyez, de plus, notre t. XIII, p. 104, et An authentic detail of particulars relative to the late duchess of Kingston. London, 1788, p. 13 et 119.

II-a Voyez t. XX, p. 66.

II-b Voyez t. XXIII, p. 102.

II-c Voyez t. XIX, p. 243 et 338; t. XXIII, p. 151; voyez aussi les lettres de d'Alembert à Frédéric, du 31 octobre 1774, du 7 février et du 12 avril 1775, et la réponse du Roi à d'Alembert, du 15 novembre 1774.

III-a Le numéro 14 de notre édition.

III-b Les numéros 21 et 16 de notre édition.

III-c Les numéros 3, 6, 7, 8, 10, 11, 21 (et 16), 18 et 28 de notre édition.

IV-a Voyez Memoirs and papers of Sir Andrew Mitchell, by Andrew Bisset, Londres, 1850, t. I, p. 476, ainsi que les lettres de Frédéric à son frère Henri, du 19, du 24 février et du 14 mars 1763, au marquis d'Argens, du 10, à la duchesse de Saxe-Gotha, du 14 mars 1763, et à l'électrice Antonie elle-même, du 5 septembre 1763, du 20 avril et du 8 août 1769.

IV-b Au sujet de cette seconde visite, on peut voir les six lettres de l'Électrice et de Frédéric au baron de Pöllnitz, imprimées t. XX, p. 112-117 de notre édition, numéros 42 et 44-48. Voyez aussi les lettres de Frédéric à l'électrice Marie-Antonie, du 7 et du 29 octobre 1769, et du 5 octobre 1770, ci-dessous, p. 198, 199 et 227.

IV-c Frédéric écrit à Voltaire, le 25 novembre 1769 : « Je vous envoie un Prologue de comédie, que j'ai composé à la hâte pour en régaler l'électrice de Saxe, qui m'a rendu visite. C'est une princesse d'un grand mérite, et qui aurait bien valu qu'un meilleur poëte la chantât. » Voyez t. XXIII, p. 163, et les lettres de Frédéric à d'Alembert, du 25 novembre 1769, et du 8 janvier 1770, ci-dessous, p. 515 et 520.

IV-d Ce sont les numéros 5, 16, 18, 20, 24, 26, 28, 43, 51, 61, 65, 67, 108, 114, 138, 150, 152, 176, 178 et 191 de notre édition.

IX-a Voyez t. VII, p. v, et p. 103-140.

IX-b Voyez J.-D.-E. Preuss, Friedrich der Grosse als Schriftsteller, p. 344-348.

IX-c On écrit communément Elliot, mais c'est à tort. Voyez t. XIX, p. 161.

V-a Voyez, par exemple, le fac-simile de la lettre de Frédéric au marquis d'Argens, joint à notre dix-neuvième volume.

VII-a On en conserve une copie à la Bibliothèque des Archives de l'État, à Berlin.

VII-b Voyez Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, von J. D. E. Preuss, t. II, p. 5, 6, 9-13, 119-121, 340-343, et 395. Voyez aussi t. IV, p. 95 de notre édition, et le Recueil des déductions, manifestes, etc., rédigé et publié par M. de Hertzberg, t. I, p. v et vI, et p. Ix et suivantes.

VIII-a Voyez t. VI, p. 169 et 170 de notre édition; voyez aussi le Recueil de M. de Hertzberg, t. II, p. 266, et Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, von J. D. E. Preuss, t. IV, p. 102 et 103.

XI-a Voyez t. XX, p. 37, 38, 40, 41, 42, 57 et 63.

XI-b Frédéric parle de cette visite dans sa lettre à la duchesse de Saxe-Gotha, du 22 juillet 1763, t. XVIII, p. 261, et dans ses lettres à son frère Henri, du 11 et du 16 juillet 1763. D'Alembert, de son côté, a donné une relation de son séjour à Potsdam dans les lettres qu'il écrivit à Mlle de Lespinasse pendant qu'il était auprès de Frédéric. Le recueil de ces lettres inédites se trouve à Paris, parmi les manuscrits de la Bibliothèque impériale, et M. Sainte-Beuve en a tiré parti dans l'article Frédéric le Grand, littérateur, qu'il a inséré dans le Constitutionnel du lundi 16 décembre 1850, et qu'il a fait réimprimer dans ses Causeries du Lundi, t. III, p. 144-159.

XII-a Voyez la lettre de d'Alembert à Frédéric, du 21 juin 1782.

XII-b Voyez t. XVI, p. 1 et 11.

XIII-a Voyez l'ouvrage du chevalier de Zimmermann : Ueber Friedrich den Grossen und meine Unterredungen mit ihm kurz vor seinem Tode. Leipzig, 1788, petit in-8, p. 178 et 179 (grand in-8, p. 195 et 196).

XIII-b Voyez, dans le volume suivant, les correspondances de Frédéric avec Grimm et avec Condorcet.

XIV-a Les numéros 1, 4, 9, 12, 17, 19, 21 et 89 de notre édition

XIV-b Les numéros 2, 3 et 16 de notre édition.