551. A VOLTAIRE.

(Potsdam) 25 novembre 1776.436-c

J'ai été affligé de votre lettre, et je ne saurais deviner les sujets de chagrin que vous avez.436-d Les gazettes sont muettes; les lettres de Genève et de la Suisse n'ont fait aucune mention de votre personne; de sorte que je devine en gros que l'infâme, plus infâme que jamais, s'acharne<437> à persécuter vos vieux jours. Mais vous avez Genève, Lausanne, Neufchâtel dans le voisinage, qui sont autant de ports contre l'orage.

Je ne devine pas les procès perdus. Vous avez la plupart de vos fonds placés à Cadix; il est sûr que la juridiction de l'évêque d'Annecy ne s'étend pas jusque-là.

Vous aurait-on chagriné pour les changements que vous avez introduits dans le pays de Gex? La valetaille de Plutus se serait-elle liguée avec les charlatans de la messe pour vous susciter des affaires? Je n'en sais rien; mais voilà tout ce que l'art conjectural me permet d'entrevoir.

En attendant, j'ai écrit dans le Würtemberg pour vous donner assistance pour une dette qui m'est connue. Je crois cependant vous devoir avertir que je ne suis pas trop bien en cour chez Son Altesse Sérénissime, et plus encore que ladite Altesse a une forte fluxion sur les oreilles chaque fois que ses créanciers la haranguent.437-a On fera néanmoins ce qu'on pourra. Il est singulier que ma destinée ait voulu me rendre le consolateur des philosophes. J'ai donné tous les lénitifs de ma boutique pour soulager la douleur de d'Alembert.437-b Je vous en donnerais volontiers de même, si je connaissais votre mal à fond. Mais j'ai appris d'Hippocrate qu'il ne faut pas se mêler de guérir un mal avant de l'avoir bien examiné et étudié. Ma pharmacie est à votre service; il vaudrait mieux que vous n'en eussiez pas besoin. En attendant, je fais des vœux sincères pour votre contentement et votre longue conservation. Vale.

P. S. Bon Dieu! quelle cruauté de persécuter la vieillesse d'un homme qui illustre sa patrie, et sert de plus grand ornement à notre siècle! Quels barbares!


436-c Le 26 novembre 1776. (Variante de la traduction allemande des Œuvres posthumes, t. X, p. 160.)

436-d Voltaire parle lui-même de ces chagrins dans ses lettres à madame de Saint-Julien et au comte d'Argental (du 30 octobre et du 3 novembre 1776). C'étaient des pertes pécuniaires causées par les changements arrivés dans le ministère français. Voyez les Œuvres de Voltaire, édit. Beuchot, t. LXX, p. 150-132, et p. 155.

437-a La fin de cette phrase, depuis « et plus encore, » est tirée des Œuvres posthumes, t. IX. p. 334.

437-b Voyez les lettres de Frédéric à d'Alembert, du 9 juillet et du 7 septembre 1776.