246. DU MÊME.

Paris, 10 novembre 1749.

Sire, j'ai reçu, presque à la fois, trois lettres de Votre Majesté; l'une du 10 septembre, venue par Francfort, adressée de Francfort à Lunéville, renvoyée à Paris, à Cirey, à Lunéville, et enfin à Paris, pendant que j'étais à la campagne, dans la plus profonde retraite. Les deux autres me parvinrent avant-hier, par la voie de M. Chambrier, qui est encore, je crois, à Fontainebleau.

Hélas! Sire, si la première de ces lettres avait pu me parvenir, dans l'excès de ma douleur, au temps où je devrais l'avoir reçue, je n'aurais quitté que pour vous cette funeste Lorraine; je serais parti pour me jeter à vos pieds; je serais venu me cacher dans un petit coin de Potsdam ou de Sans-Souci : tout mourant que j'étais, j'aurais assurément fait ce voyage; j'aurais retrouvé des forces. J'aurais même<248> des raisons que vous devinez pour aimer mieux mourir dans vos États que dans le pays où je suis né.

Qu'est-il arrivé? Votre silence m'a fait croire que ma demande vous avait déplu; que vous n'aviez réellement aucune bonté pour moi; que vous aviez pris ce que je vous proposais pour une défaite et pour une envie déterminée de rester auprès du roi Stanislas. Sa cour, où j'ai vu mourir madame du Châtelet d'une manière cent fois plus funeste que vous ne pouvez le croire, était devenue pour moi un séjour affreux, malgré mon tendre attachement pour ce bon prince, et malgré ses extrêmes bontés. Je suis donc revenu à Paris; j'ai rassemblé autour de moi ma famille; j'ai pris une maison, et je me suis trouvé père de famille sans avoir d'enfants. Je me suis fait ainsi, dans ma douleur, un établissement honorable et tranquille, et je passe l'hiver dans ces arrangements, et dans celui de mes affaires, qui étaient mêlées avec celles de la personne que la mort ne devait pas enlever avant moi. Mais puisque vous daignez m'aimer encore un peu, V. M. peut être très-sûre que j'irai me jeter à ses pieds l'été prochain, si je suis en vie. Je n'ai plus besoin actuellement de prétexte, je n'ai besoin que de la continuation de vos bontés. J'irai passer huit jours auprès du roi Stanislas; c'est un devoir que je dois remplir; et le reste sera à V. M. Soyez, je vous en conjure, bien persuadé que je n'avais imaginé ce chiffon noir que parce que, alors, le roi Stanislas n'aurait pas souffert que je le quittasse. Je croyais que vous aviez fait cette grâce à M, de Maupertuis. Il est encore très-vrai, et je vous le répète, et ce n'est point une tracasserie, que le bruit avait couru, à mon dernier voyage à votre cour, que vous m'aviez retiré vos bonnes grâces. Je ne disais pas à V. M. que M. d'Argens avait écrit contre moi; je vous disais et je vous dis encore que, dans un certain livre de morale dont le titre m'a échappé, et qui était rempli de portraits, il avait relevé ce bruit dont je vous ai parlé; je lui ai même cité, dans la lettre que je lui ai écrite, l'endroit où il<249> parle de moi; il doit s'en souvenir. C'est après le portrait d'Orcan, qu'il dépeint comme un courtisan dangereux par sa langue. Il me fait paraître sous le nom d'Euripide. Il dit « qu'Euripide arrive à la cour d'un grand roi, qu'il y est d'abord bien reçu, mais que bientôt le Roi se dégoûte; qu'alors les courtisans, comme de raison, le déchirent. Que faut-il, ajoute-t-il, pour que la cour dise du bien d'Euripide? Qu'il revienne, et que le Roi jette un coup d'œil sur lui. »

Voilà à peu près les paroles de son livre, qu'il m'envoya lui-même; Voilà ce que j'ai, en dernier lieu, remis dans sa mémoire, et ce que j'ai mandé à V. M. J'étais bien loin d'écrire et de penser qu'il eût écrit pour m'offenser. Encore une fois, Sire, je vous disais qu'il avait relevé le bruit qui courait que j'étais mal auprès de vous. C'est ce que j'affirme encore, non pas assurément pour me plaindre de lui, que j'aime tendrement, mais pour faire voir à V. M. que j'avais besoin d'une marque publique de votre bonté pour moi, si vous vouliez que je parusse dans votre cour.

Voilà bien des paroles. Mais il faut s'entendre, et ne rien laisser en arrière à ceux à qui on veut plaire, dût-on les fatiguer.

Vous avez bien raison, Sire, de me dire que je suis fait pour être volé; car on m'a volé Sémiramis, et cette petite comédie de Nanine dont on avait parlé à V. M. On les a imprimées de toute manière à mes dépens, pleines de fautes absurdes, et de sottises beaucoup plus fortes que celles dont je suis capable. Je compte, dans quatre ou cinq jours, envoyer à V. M. les véritables éditions que je fais faire.

Je vais aussi faire transcrire Catilina, ou plutôt Rome sauvée; car ce monstre de Catilina ne mérite pas d'être le héros d'une tragédie; mais Cicéron mérite de l'être.

Voici, en attendant, la réponse à votre objection grammaticale.249-a

<250>J'attends de votre plume d'autres présents, et je me flatte que la cargaison que vous recevrez de moi incessamment m'en attirera une de votre part. J'aurai l'honneur de faire ce petit commerce cet hiver; et je crois, Sire, sauf respect, que vous et moi, nous sommes dans l'Europe les deux seuls négociants de cette espèce. Je viendrai ensuite revoir nos comptes, disserter, parler grammaire et poésie; je vous apporterai la grammaire raisonnée de madame du Châtelet, et ce que je pourrai rassembler de son Virgile; en un mot, je viendrai mes poches pleines, et je trouverai vos portefeuilles bien garnis. Je me fais de ces moments-là une idée délicieuse; mais c'est à la condition expresse que vous daignerez m'aimer un peu, car sans cela je meurs à Paris.


249-a A. M. l'abbé d'Olivet.

Ne crois pas m'échapper, consul que je dédaigne;
Tyran par la parole, il faut finir ton règne.

Mon cher maître, ce tyran par la parole est-il ou une hardiesse heureuse, ou une témérité condamnable? Mettez, s'il vous plaît, votre avis au bas de ce billet. V.
     Réponse de l'abbé d'Olivet.

Je ne vois rien là qui ne soit très-grammatical. Je vous rends les papiers que vous m'avez confiés, et qui sûrement ne sont pas sortis de mes mains.