<102>

178. A VOLTAIRE.

Tribau, 12 avril 1742.

C'est ici que l'on voit tous les saints ennichés,
Dans les bois, sur les ponts, sur les chemins perchés,
Et messieurs les gueux, leur cortége,
Qui se morfondent sur la neige;
Tandis que, tranchant du Crésus,
Les puissants comtes de Bohème,
Prodigues de leurs revenus,
Ruinent leurs sujets, et se mangent eux-même,
Pour entretenir leurs chevaux;
Et que nosseigneurs les bigots,
Bien mieux instruits de leur cuisine
Que des pauvres et de leurs maux,
Chez les élus et leurs égaux
S'en vont promener leur doctrine,
Et se faire admirer des sots.

Vos Français, qui s'ennuient bien en Bohême, n'en sont pas moins aimables et malins. C'est peut-être la seule nation qui trouve dans l'infortune même une source de plaisanteries et de gaîté. C'est aux cris de M. de Broglie que je suis accouru à son secours, et que la Moravie restera en friche jusqu'à l'automne.

Vous me demandez pour combien messieurs mes frères se sont donné le mot de ruiner la terre. A cela je réponds que je n'en sais rien, mais que c'est la mode à présent de faire la guerre, et qu'il est à croire qu'elle durera longtemps.

L'abbé de Saint-Pierre, qui me distingue assez pour m'honorer de sa correspondance,102-a m'a envoyé un bel ouvrage sur la façon de rétablir la paix en Europe, et de la constater à jamais.102-b La chose est <103>très-praticable; il ne manque, pour la faire réussir, que le consentement de l'Europe, et quelques autres bagatelles semblables.

Que ne vous dois-je point, mon cher Voltaire, du grandissime plaisir que vous me promettez en me faisant espérer de recevoir bientôt l'Histoire de Louis XIV!

Accoutumé de vous entendre,
De vos œuvres je suis jaloux;
Cher Voltaire, donnez-les-nous.
Par cœur je voudrais vous apprendre;
Il n'est point de salut sans vous.

Vous pensez peut-être que je n'ai point assez d'inquiétudes ici, et qu'il fallait encore m'alarmer sur votre santé. Vous devriez prendre plus de soin de votre conservation; souvenez-vous, je vous prie, combien elle m'intéresse, et combien vous devez être attaché à ce monde-ci, dont vous faites les délices.

Vous pouvez compter que la vie que je mène n'a rien changé de mon caractère ni de ma façon de penser. J'aime Remusberg et les jours tranquilles; mais il faut se plier à son état dans le monde, et se faire un plaisir de son devoir.

D'abord que la paix sera faite,
Je retrouve dans ma retraite
Les Ris, les Plaisirs et les Arts,
Nos belles aux touchants regards,
Maupertuis avec ses lunettes,
Algarotti le laboureui,
Nos savants avec leurs lecteurs :
Mais que me serviront ces fêtes,
Cher Voltaire, si vous n'en êtes?

Voilà tout ce que j'ai le temps de vous dire, sur le point de poursuivre ma marche. Adieu, cher Voltaire; n'oubliez pas un pauvre<104> Ixion qui travaille comme un misérable à la grande roue des événements, et qui ne vous admire pas moins qu'il vous aime.


102-a Cette correspondance est perdue.

102-b Voyez t. IX, p. 36 et 160; t. XIV, p. 292 et 323; t. XV, p. 71 et 102; et t. XVII, p. 200.