294. DU MARQUIS D'ARGENS.

Éguilles, 2 décembre 1764.



Sire,

Je ne saurais exprimer à Votre Majesté le plaisir et la consolation que m'a causés la lettre dont elle m'a honoré, et que j'ai trouvée à Aix. J'avais besoin de quelque chose qui dissipât la tristesse où j'étais. J'avais appris à Lyon que d'Éguilles, mon frère, était à Paris pour<440> un procès qui était une suite de celui qu'il avait eu avec son parlement. Il a été, par parenthèse, bien heureux que le Roi ait cassé l'arrêt du parlement de Provence, car il était condamné par cet arrêt à perdre sa charge de président, confisquée en faveur du Roi, et banni du royaume pour dix ans. Cela aurait reculé la fin de mes affaires. Enfin, d'Éguilles a obtenu, au conseil, tout ce qu'il demandait; sa charge lui a été conservée; le Roi lui a seulement ordonné de ne pas aller à Aix jusqu'à ce qu'il lui en donne la permission. Il est venu à Éguilles, qui n'est qu'à une lieue de cette ville. Je suis avec lui et avec ma mère. Mes affaires sont terminées à ma satisfaction. Les arrangements que j'ai à prendre par rapport à une terre qu'on m'a cédée ne me retiendront que jusqu'au mois d'avril; ainsi je compte avoir le bonheur d'aller me mettre à vos pieds au commencement de l'été, si, avant ce temps, je ne vais pas faire la révérence au Père éternel. A parler vrai, je donne fort volontiers la préférence sur cet article à V. M. Je vomirais bien exécuter les ordres qu'elle me donne de me défaire de toutes les maladies dont je suis affecté. J'ai communiqué votre intention à mon médecin, qui m'a conseillé de lui écrire qu'elle eût la bonté d'ordonner que, au lieu de soixante et un ans, je n'en eusse tout au plus que cinquante, et de m'envoyer de la prochaine foire de Leipzig un estomac tout neuf et bien conditionné, parce que, en Provence, on n'a pas le secret d'en donner de nouveaux à ceux qui en ont un vieux et qui ne digère presque plus. Je pense, Sire, que, quand vous badinez sur les maux d'un pauvre philosophe de soixante et un ans, cela est aussi condamnable que si j'allais reprocher à un vieux militaire les coups de fusil qu'il a reçus. Vous croyez donc qu'on étudie quarante ans sans qu'il en coûte beaucoup à la santé? Vous me direz : Et moi, j'étudie depuis trente ans, je gouverne un grand État, je commande mes armées, je fais des guerres aussi pénibles que glorieuses; je me porte cependant très-bien. Il a vécu en Europe, depuis Jules César et Marc-Aurèle, un<441> homme qui, égalant la gloire de ce premier empereur, la sagesse du second, digérait cependant fort bien; donc tous les philosophes doivent avoir un bon estomac. Ce raisonnement n'est pas concluant, et pèche contre toutes les règles de la logique. Ainsi vous n'êtes pas en droit de prétendre que je doive bien me porter parce que vous avez essuyé plus de fatigues dans un jour que je n'en ai eu pendant dix ans. En vérité, Sire, je suis bien fâché que la seule chose sur laquelle vous n'ayez pas raisonné conséquemment soit sur ma santé. Plût à Dieu que vous fussiez aussi grand médecin que vous êtes grand roi! Il y a longtemps que j'aurais la force d'Hercule; vous auriez joint ce bienfait à tant d'autres dont vous m'avez comblé, et dont je conserverai le souvenir au delà du tombeau, si nos âmes connaissent après leur mort ce qui leur est arrivé pendant la vie. Passez-moi ce petit trait de pyrrhonisme au milieu d'un pays où règne la foi de l'Église contre laquelle les portes de l'enfer ne prévaudront pas. Il me reste de temps en temps quelques doutes dont je vous demanderai la solution dans le palais philosophique de Sans-Souci.

Le fils de Grégory, un de nos bons négociants de Berlin, est à Marseille, chez les plus riches banquiers de cette ville; il m'a promis de me venir voir à Éguilles avant son départ, qui n'est pas éloigné. J'aurai l'honneur de lui remettre une lettre pour V. M., qui sera plus sensée que celle-ci, et qui vous prouvera, Sire, que le soleil de Provence ne fait pas fermenter les têtes et les cervelles qui ont été tempérées par la froideur des climats du Nord.

La cour vient de rendre une ordonnance par laquelle elle détruit les maisons des jésuites dans les provinces de l'Alsace, de la Franche-Comté, du Hainaut et de la Flandre, qui les avaient conservées; en même temps, elle permet aux jésuites qui étaient sortis du royaume d'y retourner et d'y vivre sans prêter de serment. V. M. sait Racine par cœur; qu'elle me permette d'en citer ici ce passage :

<442>

.......... Que, d'un cœur incertain,
Je parerai d'un bras les coups de l'autre main.442-a

Que font, Sire, vos jésuites de Silésie? Ils boivent, mangent, dorment paisiblement; vos ministres du saint Évangile, que nous autres catholiques nous appelons prédicants, font la même chose; les rabbins de la synagogue, parmi lesquels se trouve mon maître de la langue hébraïque, M. Raphaël, jouissent tranquillement du même privilége. Sage Frédéric, roi philosophe, chez lequel les hommes pensent différemment et ne disputent pas, je vous reverrai avant de mourir, c'est là mon unique espoir. En attendant, si vous avez pitié d'un pauvre exilé du pays de la philosophie, daignez le consoler jusqu'à ce qu'il retourne à Sans-Souci, en l'honorant de votre réponse.

Si par hasard, dans le nombre de vos chirurgiens français,442-b vous aviez une place vacante, j'ai trouvé un des plus habiles hommes de la France, qui serait charmé d'aller dans un pays qui est devenu aujourd'hui la patrie de tous les gens à talents. J'ai l'honneur, etc.


442-a Hermione dit dans

l'Andromaque

de Racine, acte V, scène I :

Il croit que, toujours faible et d'un cœur incertain.
Je parerai d'un bras les coups de l'autre main.

442-b En 1744, Frédéric avait fait venir pour son armée douze chirurgiens français, dont deux avaient le titre de maîtres, les dix autres celui d'aides. Les appointements des maîtres étaient de mille écus, ceux des aides de trois cents. Voyez t. X, p. 240.