248. AU MARQUIS D'ARGENS.

(Bettlern) 8 juin 1762.

Vous plaisantez, mon cher marquis, dans votre lettre, sur mes courriers. Le malheur est que tout ne va pas aussi vite que je le voudrais. Voilà la paix des Russes qui est, à la vérité, un événement très-avantageux, mais qui m'a dérangé, d'un autre côté, ma négociation à Constantinople. Il faut bien des choses pour mettre tant de têtes sous un bonnet, principalement pour concilier des intérêts aussi différents. On négocie, le temps se passe, et nous ne sortons point d'embarras. Les Tartares marchent ni plus ni moins. C'est toujours cent mille hommes, et il faut espérer que, en les mettant enjeu, les autres suivront.

Votre parabole est admirable; il faut des moyens pour la pratiquer. La grande difficulté est d'abattre cette puissance; le reste sera aisé. On va vite en spéculation, mon cher marquis, et lentement en<367> besogne, parce qu'on rencontre cent empêchements dans son chemin. Je m'abandonne à la destinée, qui mène le monde à son gré; les politiques et les guerriers ne sont que des marionnettes de la Providence. Instruments nécessaires d'une main invisible, nous agissons sans savoir ce que nous faisons; souvent le produit de nos soins est le rebours de ce que nous espérions. Je laisse donc aller les choses comme il plaît à Dieu, travaillant dans l'obscurité, et profitant des conjonctures favorables lorsqu'elles se présentent. Czernichew est en marche pour nous joindre. Notre campagne ne commencera que vers la fin de ce mois, mais alors il y aura beau bruit dans cette pauvre Silésie. Enfin, mon cher marquis, ma besogne est dure et difficile, et l'on ne saurait dire encore positivement comment tout ceci tournera. Faites des vœux pour nous, et n'oubliez pas un pauvre diable qui se démène étrangement dans son harnois, qui mène la vie d'un damné, et qui, malgré tout cela, vous aime et vous estime sincèrement. Adieu.