76. DU MÊME.

Berlin, 6 octobre 1759.



Sire,

Une femme, nommée madame Tagliazucchi, qui m'avait toujours été inconnue, m'écrivit hier qu'elle s'adressait à moi pour que j'avertisse V. M. qu'elle avait des choses de la plus grande conséquence à lui révéler, et qui regardaient directement votre personne. J'envoyai sur-le-champ chercher cette femme; elle me dit qu'elle était l'épouse du poëte qui fait les opéras. Je lui demandai d'abord si ce qu'elle savait regardait quelque attentat contre la personne de V. M.; elle me dit que non, et que ce qu'elle voulait déclarer était cependant très-important, quoiqu'il ne regardât pas la personne sacrée de V. M. Je la questionnai beaucoup, mais elle ne voulut jamais s'ouvrir entièrement à moi, disant toujours qu'elle ne confierait son secret qu'à V. M., ou à la personne à qui V. M. m'écrirait de lui dire de s'adresser. Cependant, Sire, quoique cette femme ait voulu me faire un mystère de son secret, je crois l'avoir découvert par les questions captieuses que je lui ai faites, et voici ce que je pense. Cette femme est née sujette de la reine de Hongrie. Elle voyait ici beaucoup d'officiers étrangers, et surtout des Italiens; quelqu'un de ces officiers aura cru cette femme capable d'entretenir une correspondance et<102> de donner des avis à la cour de Vienne. Soit que cette femme ait d'abord été séduite, et que la crainte de ce qui pouvait lui arriver l'ait fait changer de dessein, soit qu'elle n'ait agi que pour tromper la cour de Vienne et pour se faire un mérite auprès de vous, il est certain qu'elle m'a dit, dans la conversation, qu'elle avait des pièces très-importantes. Je ne doute pas même qu'elle ne remette des chiffres que la cour de Vienne lui aura fait donner par ceux qu'elle aura chargés de la corrompre, et ces chiffres pourront être utiles à V. M. pour déchiffrer d'autres lettres. Ce qui me fait croire qu'elle a des chiffres, c'est que je lui dis qu'elle faisait sagement d'être fidèle à V. M., et qu'on aurait bientôt connu son infidélité, si elle eût lié quelque correspondance avec la cour de Vienne, à moins d'avoir un chiffre. Elle me répondit que cette difficulté ne l'aurait pas embarrassée, si elle avait voulu manquer à ce qu'elle vous devait. Enfin, Sire, lorsque V. M. nommera quelqu'un à qui cette femme doit s'adresser, vous serez bientôt instruit de tout. Je prie donc V. M. de vouloir me mander ce que je dois dire à cette femme, qui me presse pour avoir une réponse de V. M., et qui m'assure que ce qu'elle a à découvrir est très-important et ne souffre aucun délai. Enfin, Sire, quand il serait vrai que tout ceci ne fût qu'une tête italienne qui se serait échauffée et qui aurait pris des chimères pour des vérités, ce qui pourrait encore bien être, car cette femme ne paraît rien moins que prudente et tranquille, je crois cependant que la peine qu'on aurait prise de savoir ce qu'elle veut déclarer serait si légère, qu'on ne la regretterait pas, quand même on découvrirait que cette femme n'est qu'une folle. J'ai l'honneur, etc.