15. DU MARQUIS D'ARGENS.

Berlin, 17 août 1745.



Sire,

J'avais résolu d'écrire à Votre Majesté une longue et belle lettre, mais, après l'avoir commencée trois fois, j'ai vu que je courais grand risque de l'ennuyer, et j'ai cru que je ferais beaucoup mieux de lui dire simplement qu'on achève de réimprimer les deux premiers tomes des Mémoires de l'esprit et du cœur, augmentés d'un troisième, et que je m'estimerais le mortel le plus heureux, si elle me permettait de les lui dédier. Je n'ai point osé, Sire, vous offrir la première édition de cet ouvrage, parce que j'ignorais quel serait son succès; aujourd'hui que je vois sa fortune faite, je viens le mettre à vos pieds. Je prends la liberté d'envoyer à V. M. les extraits des journaux de France et de Hollande; c'est sur leur jugement, c'est sur leur décision que je m'enhardis à vous demander la grâce que je vous prie de m'accorder. Le public a eu quelque bonté pour un vieux auteur et pour son élève;12-a<13> il a regardé favorablement l'intention de l'un et le zèle de l'autre. Daignez, Sire, avoir pour eux la même indulgence; votre suffrage les encouragera, et les excitera à mieux faire à l'avenir. Sire, j'ai vaincu le préjugé, j'ai, malgré la critique et la plaisanterie, mis le public de mon côté; mais, si vous ne daignez pas approuver les quatre ans de peine et de soin que je me suis donnés, le débit des ouvrages de mon élève ne me flattera plus. Oui, Sire, c'est avec la plus grande sincérité que je le dis, votre approbation est pour moi au-dessus de celle de toute l'Europe, et ce n'est pas comme l'approbation d'un roi puissant qu'elle me paraît précieuse, mais comme celle d'un génie supérieur, d'un héros, né pour conquérir les peuples, pour les gouverner et pour les rendre heureux. Je suis, etc.


12-a Allusion à mademoiselle Babet Cochois, actrice, et, depuis, femme du marquis d'Argens. Voyez l'Épître dédicatoire à Sa Majesté le roi de Prusse, en tète du t. II des Nouveaux Mémoires pour servir à l'histoire de l'esprit et du cœur, par le marquis d'Argens et par mademoiselle Cochois. A la Haye, 1746, p. II, IV et V.