25. A LA MÊME.

Leipzig, 12 janvier 1761.



Madame,

La crainte que mes lettres ne fussent interceptées m'a fait jusqu'ici supprimer mes sentiments, lorsque le frère du Mercure arrive à l'im<222>proviste, et me rend la lettre dont vous avez eu, madame, la bonté de le charger. Je vous rends grâce de la manière affectueuse dont vous daignez faire des vœux pour le bien des conjonctures et pour ce qui me regarde. Je vous assure, madame, que, sans vous le dire à vous-même, je vous ai souhaité et vous souhaite tous les jours de ma vie le bonheur que méritent votre vertu distinguée et vos grandes qualités. Ce sont des sentiments qui me resteront pour la vie, parce qu'il m'est impossible d'estimer les personnes ou de donner mon cœur à demi. Vous pouvez juger par conséquent que j'aurais tout fait de moi-même pour contribuer à ce qui vous peut être utile et agréable; mais, comme cette matière me paraît trop délicate pour être confiée au papier, j'en charge votre émissaire, qui, sous votre bon plaisir, pourra vous rapporter verbalement ce qui concerne cet article.

Je suis ici, depuis quatre semaines, dans le pays latin. J'ai, pour m'amuser, passé en revue tous les professeurs de cette université;222-a j'en ai trouvé trois ou quatre remplis de mérite et de belles connaissances, entre autres, un professeur de grec qui m'a semblé avoir plus de jugement et de goût qu'il n'est commun d'en rencontrer dans les savants de notre nation. Mais, dans la foule, j'en ai déterré un qui n'aurait pas échappé à Molière, s'il avait vécu de son temps. Cet homme admirable222-b m'a dit avec une gravité magistrale qu'il avait accouché de soixante volumes in-folio, et qu'il en avait publié deux tous les trois mois. Je lui dis : « Mais, monsieur, vous possédez donc la science universelle? - Aussi fais-je, repartit-il. - Mais, monsieur, tous les trois mois deux volumes in-folio! Y pensez-vous bien? Je n'aurais pas le temps de les écrire; et comment donc avez-vous pu<223> les composer? - Cela partait de là, me dit-il, mettant le doigt sur son front. » Un de ses confrères charitables ajouta : « Et du dictionnaire de Bayle, de Moréri, de Chambers, et de tous les dictionnaires connus, que monsieur a fondus ensemble. - Oui, je les ai refondus ensemble, dit le savant; mais je les ai rendus excellents, car je les ai corrigés tous. »

Puisse le ciel, madame, vous et moi nous préserver, cette année et toutes les autres de notre vie, d'auteurs qui sont pères de soixante volumes in-folio! J'en ai jusqu'à ce moment-ci l'imagination si frappée, que je tremble à l'aspect d'un livre, à moins que ce ne soit un in-douze.

Je vous demande votre indulgence ordinaire en faveur des balivernes que je vous mande. J'ai cru que, dans le temps qui court, c'étaient les seules nouvelles qu'on pouvait mander et recevoir sans causer des sensations désagréables. Daignez me passer l'histoire des professeurs en faveur du sincère attachement avec lequel je suis à jamais,



Madame,

Votre fidèle cousin, ami et serviteur,
Federic.


222-a Gellert, Gottsched, Ernesti, Reiske, Winkler et Ludovici. Voyez Helden-, Staats- und Lebensgeschichte Friedrichs des Andern. Frankfurt und Leipzig, 1762, t. VI, p. 595 et 596.

222-b Frédéric parle ici de Gottsched, à qui il avait adressé une Épître en 1757. Voyez t. XII, p. 93. Voyez aussi t. X, p. 158.