139. DE M. JORDAN.

Berlin, 27 (ou 29) mai 1742.



Sire,

Un ne parle ici que de la victoire remportée sur les Autrichiens, quoique dans cette joie il y entre un peu d'inquiétude sur ce qu'on n'a pas de nouvelles des suites de cette action glorieuse aux troupes de V. M. Le peuple conte l'histoire suivante. Un jeune homme inconnu, au plus fort du combat, s'est mis à la tête de quelques escadrons, et a combattu avec une valeur qui a tellement surpris V. M., qu'elle lui a fait demander son nom pour le récompenser. Ce jeune homme n'a jamais voulu le dire, et s'est retiré, sans que jusqu'ici on ait pu découvrir qui il était.235-a Voilà une histoire sur laquelle le peuple, qui est toujours superstitieux, fait des commentaires.

<236>Voici une chanson qui, par sa naïveté, divertira V. M. L'auteur n'en veut pas être connu; j'ai eu beaucoup de peine à la lui arracher.

Les deux plus jeunes princes de Würtemberg ont beaucoup diverti leur gouverneur par la joie excessive qu'ils ont témoignée à l'ouïe de la bataille; mais dès qu'ils ont appris que le comte de Rottembourg était blessé, ils se sont mis à pleurer très-amèrement, en déplorant le malheur qu'ils avaient de se voir exposés à la perte de leur meilleur ami.

Le pauvre Keyserlingk est au lit depuis huit jours; c'est un violent accès de goutte qui l'y oblige. Il m'a chargé de le mettre aux pieds de V. M.

Je ne sais si V. M. reçoit toutes les pièces que je lui envoie; elle recevra la semaine prochaine la suite des Travaux d'Hercule, avec une comédie où le portrait du philosophe brouillé est représenté au naturel.

Il y a ici un homme qui a fait un vase de fleurs en haute lisse que tous les connaisseurs admirent. Knobelsdorff et Pesne souhaiteraient bien que V. M. pût le voir; c'est un morceau achevé. L'ouvrier est des Gobelins; la misère ne lui permet pas d'attendre le retour de V. M. Pesne travaille à force aux plafonds de Charlottenbourg.

J'ai, etc.


235-a Le jeune homme dont il est fait mention ici n'était autre que le pasteur Joachim-Frédéric Seegebart, alors aumônier dans le régiment d'infanterie du prince héréditaire Léopold d'Anhalt-Dessau, no 27. A la journée de Chotusitz, il encouragea, par l'intrépidité qu'il déploya, les soldats de son régiment, qui pliaient : de plus, il rallia plusieurs escadrons de cavalerie, et les ramena au combat. Sa conduite héroïque lui mérita l'approbation générale. Le Roi lui fit promettre par le prince Léopold la meilleure cure de ses États, et lui conféra en effet celle d'Etzin, près de Nauen, par un ordre de Cabinet daté du camp près Maleschau, 7 juin 1742, et conservé en original aux archives du chapitre de Brandebourg. Le pasteur Seegebart, né le 14 avril 1714 probablement dans le pays de Magdebourg, mais non à Wolmirstedt, comme on l'a prétendu, mourut à Etzin le 26 mai 1752. On trouve un rapport circonstancié sur sa belle conduite à la bataille de Chotusitz dans le journal allemand (de H. de Bülow) Annalen des Krieges und der Staatskunde. Berlin, 1806, t. III, p. 163-169, et dans l'ouvrage que M. Fickert a publié sous le titre de : Das Tagebuch des Feldpredigers J. F. Seegebart, und sein Brief an J. D. Michaelis (du 24 mai 1742), Breslau, 1849, p. IV—VIII, et p. 64-67.