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132. DE M. JORDAN.

Berlin, 12 mai 1742.



Sire,

J'ai séquestré mon Apollon,
Adieu j'ai dit aux neuf pucelles,
J'ai quitté le sacré vallon,
Pour vous débiter des nouvelles.

V. M. doit avoir reçu deux ou trois de mes lettres remplies de nouvelles de politique, de littérature et de ville. La précédente roulait sur le plaisir; mais, à parler naturellement, ce n'est qu'afin d'en entendre parler V. M.

C'est l'esprit qui nous fait connaître
Ce que plaisirs ont de plus séduisant.
Vous en avez infiniment;
Qui pourrait mieux que vous nous en parler en maître?

On dit ici que Brühl, de la cour de Saxe, est entièrement disgracié, que le prince de Weissenfels en est l'unique cause, qu'il a représenté au Roi que l'armée saxonne manquait de tout.

Oui, le bonheur de Brühl nous est vanté partout,
Car il a tout le bien qu'en ce monde il désire;
Les Saxons cependant n'ont rien, manquent de tout :
Ah! le beau champ pour la satire!

On ajoute que Rutowski a eu le même sort, qu'il a quitté l'armée. Voilà des discours que je ne garantis point, et qu'on débite ici d'un air mystérieux.

Il fait fort mauvais temps à Berlin. Le vent du nord semble avoir pris à tâche de nous faire donner tous au diable, et le soleil est allé je ne sais où; s'il paraît, ce n'est qu'en rechignant. Je soupçonne qu'il paraît dans son beau à Chrudim, parce que V. M. y est, et que le soleil connaît le dévouement que vous avez pour lui.

<228>Le cheval de bronze porte toujours son héros, devant lequel je ne passe guère sans faire un salamalec, car, pour ne rien déguiser à V. M., c'est des princes morts celui que j'honore et que j'estime le plus; s'il y avait des saints parmi les électeurs, je n'en choisirais point d'autre.

On bénit Dieu de ce qu'on ne voit plus de pauvres en ville, et de ce qu'on a su délivrer le public de cette engeance.

La duchesse part dimanche pour les terres du comte de Gotter; tout le monde lui donne sa bénédiction, et lui souhaite un bon voyage. D'Argens est le précurseur; il partit il y a trois jours, en jurant contre les bienséances qui lui font faire cent milles d'Allemagne fort inutilement. Il en appelle toujours à la raison, que les hommes ne connaissent plus. D'Argens ne connaît pas si bien le pays de la raison que V. M. connaît celui de la satire, qui est pour moi un labyrinthe dont je redoute même l'entrée. Tout le monde n'a pas le secret du fil d'Ariane : c'est un présent que les dieux ne font qu'aux princes, quand ils leur accordent la prérogative de l'autorité.

La Knyphausen est fort triste de voir que Keith, auquel elle a promis sa fille aînée, et qu'elle regardait comme le soutien futur de sa famille, est sur le point de partir. Je crois qu'elle cherche à se retirer sur ses terres en Ost-Frise, et qu'elle en demandera la permission. J'avouerai naturellement à V. M. que je plains son sort. Keith ne peut digérer la mortification de rester à Berlin tandis que tout le monde est à l'armée.

Je ne sais si V. M. a reçu tous les livres que j'ai expédiés pour l'armée conformément à ses ordres.

J'ai l'honneur et le bonheur d'être, etc.