40. A M. JORDAN.

A un village dont j'ignore la figure et le nom, 3 mars 1741.

Jordan, je suis bien fâché de l'accident qui vient de t'arriver. Mes vœux seront toujours pour ta conservation et pour tout ce qui peut t'être agréable. Je ne te suis guère resté en arrière; je viens de l'échapper belle d'un gros parti de hussards98-a qui a pensé nous enve<99>lopper et nous prendre. Sans vanité, ma petite habileté m'a tiré d'affaire. Je n'ai pas perdu un chat de mon monde; mais le malheur en a voulu à un escadron de Schulenbourg, sur lequel quatre cents de ces hussards sont tombés, et leur ont tué quarante maîtres.

Mes compliments à Maupertuis; dis-lui qu'il ne dépend que de lui d'opter entre l'Islande et la Silésie, et que, de quelque côté qu'il se tourne, mon amitié et mon estime l'accompagneront toujours. Il n'a pas tort; je suis accablé d'affaires, j'en ai de toutes les sortes et façons. Ma foi, si les hommes étaient sages, ils négligeraient plus qu'ils ne font un fantôme de réputation qui leur cause bien des peines, et qui leur fait tourner à la peine un temps que le ciel leur avait donné pour jouir. Tu me trouveras plus philosophe que tu ne l'as cru. Je l'ai toujours été, un peu plus, un peu moins. Mon âge, le feu des passions, le désir de la gloire, la curiosité même, pour ne te rien cacher, enfin, un instinct secret, m'ont arraché à la douceur du repos que je goûtais, et la satisfaction de voir mon nom dans les gazettes et ensuite dans l'histoire m'a séduit.

Adieu, cher et fidèle ami; mes compliments à Césarion.


98-a Le Roi veut parler du combat de Baumgarten, qui avait eu lieu le 27 février. Voyez t. II, p. 76.