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ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XVI.

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ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME XVI. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCL

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CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC II. ROI DE PRUSSE TOME I. BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCL

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CORRESPONDANCE TOME I.

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AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.

La Correspondance est une des parties les plus importantes des œuvres littéraires de Frédéric le Grand. Elle fait connaître à fond tout son caractère et tous les trésors de son esprit; et l'histoire, ainsi que le génie de la civilisation du dix-huitième siècle, se reflète, dans cet échange de pensées si animé, sous les formes les plus piquantes et les plus variées. Aussi croyons-nous que cette correspondance conservera dans tous les temps sur le reste des écrits de Frédéric la supériorité marquée que les lettres de Voltaire ont sur ses romans, ses tragédies et ses ouvrages historiques. C'est dire que le lecteur cultivé y reviendra toujours avec un nouveau plaisir.

Cependant les correspondances de Frédéric diffèrent beaucoup entre elles. Les unes ont un intérêt plutôt psychologique qu'historique; telles sont, par exemple, les lettres de sa jeunesse à Camas, à Jordan, à Duhan de Jandun et à Suhm, dans lesquelles les sentiments les plus intimes, les peines, les plaisirs, en un mot, tout ce qui agite son âme est exprimé sans réserve, et dans le langage le plus naturel. Dans ses correspondances avec d'autres amis, tels que Voltaire et d'Alembert, Frédéric s'occupe plutôt de littérature, de questions scientifiques difficiles, et des principes qui régissent la vie de l'individu et la société, attaquant parfois les<II> thèses opposées ou défendant les siennes avec toute la ténacité d'une conviction prononcée. C'est à cette dernière catégorie de lettres qu'il a consacré le plus de soin; il les faisait même transcrire, pour en conserver soit les autographes, soit les copies. Les rares qualités de son cœur et de son esprit se présentent encore sous d'autres aspects dans ses lettres familières à Algarotti, à d'Argens, à la duchesse Louise de Saxe-Gotha, à l'électrice Antonie de Saxe, à Fouqué et à Hoditz; on aime à y trouver les témoignages éclatants et délicats de son goût pour les plaisirs que lui procurait la société de ses anus, ainsi que l'expression de la reconnaissance qu'il éprouvait pour eux. Ses lettres à sa mère, à ses frères et à ses sœurs, à la margrave de Baireuth surtout, montrent toute la tendresse filiale et fraternelle dont son cœur était plein. Enfin il n'est aucune de ses correspondances, quelque peu étendue qu'elle soit, qui ne fasse connaître de plus en plus son caractère vraiment antique, royal et aimable à la fois.

Nous nous félicitons donc doublement de pouvoir donner de la Correspondance du Roi une édition qui surpasse toutes celles qui ont paru jusqu'ici, soit par le nombre des lettres, soit par leur valeur intrinsèque. Malheureusement nous avons à déplorer la perte de beaucoup de manuscrits originaux fort importants, tels que ceux des lettres à Voltaire, par exemple, de sorte que nous nous voyons souvent forcé d'accorder notre confiance à des recueils imprimés antérieurement, et de laisser dans le nôtre plus d'une lacune présumée. A ce malheur se joint un inconvénient qui n'échappera pas aux connaisseurs : c'est que ces anciennes impressions portent les traces de changements plus ou moins arbitraires que les éditeurs ont cru devoir y apporter. Les lettres que nous publions pour la première fois, au contraire, n'ont subi de notre part que d'insignifiantes corrections relatives à l'orthographe et aux lois les plus élémentaires de la grammaire, conformément au principe énoncé dans la Préface de l'Éditeur, en tête de cette édition. Il est évident que cette différence est toute à notre avantage.

Nous n'imprimons ici que les lettres écrites par le Roi à ses connaissances, à ses amis et à ses parents, ainsi que la correspondance qu'on pourrait appeler scientifique, avec Voltaire, d'Alembert et quelques autres personnes. Nous avons dû laisser de côte les lettres officielles et les lettres d'affaires, parce que nous n'avons à nous occuper que de Frédéric considéré comme individu et comme écrivain. Sa correspondance militaire, diplomatique, politique et administrative,<III> le miroir le plus fidèle, il est vrai, du grand capitaine, du souverain et du père de la patrie et de ses sujets, serait l'objet de recherches toutes spéciales et étrangères à notre but.

Il est bien remarquable que la correspondance de Frédéric avec beaucoup de personnes qui lui étaient chères ou dont la société lui était agréable ne renferme que des lettres qui roulent presque exclusivement sur les affaires et la guerre. Tel est le cas, entre autres, de celles qui ont été adressées au feld-maréchal Keith et au président de Maupertuis. C'est pour cette raison que nous ne pouvons publier ici certaines collections de lettres familières et amicales échangées entre Frédéric et plusieurs hommes célèbres de sa connaissance et de son entourage. Ces lettres, écrites par un conseiller de Cabinet, soit sous la dictée, soit seulement selon les idées du Roi, n'étaient que signées par celui-ci.

Frédéric met la date au haut de ses lettres, à droite, souvent incomplète, c'est-à-dire simplement le jour, sans y ajouter le lieu ni l'année; il n'est pas rare qu'il l'omette entièrement. Ses ordres de Cabinet portent la date très-complète, toujours au bas de la page, à gauche. Ses lettres sont ordinairement autographes d'un bout à l'autre; ses ordres de Cabinet sont toujours de la main d'un secrétaire, et finissent par la formule du roi Henri IV : « Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde. » Cette formule termine de même presque toutes les lettres de Frédéric à d'Alembert, ainsi que quelques réponses au comte Algarotti, par exemple celles du 5 mai 1750, du 20 février et du 6 août 1761, du 30 décembre 1760 et du 1er juin 1764 Dans ses réponses à Voltaire, il fait usage de ces mots quand il est mécontent de lui, et qu'il lui l'ail écrire par son secrétaire; telles sont les lettres du 16 mars 1753 et du 16 mars 1754, du 7 et du 13 août, du 1er et du 13 septembre, et du 25 novembre 1766. En tous cas, quand on trouve la formule dans une lettre de Frédéric, on peut en conclure que cette lettre a été expédiée en copie, comme celles à d'Alembert, ou même seulement minutée d'après ses idées. Quand il fait écrire à ses parents ou à ses amis, il aime à ajouter quelques mots de sa main, tout comme il joint souvent à ses ordres de Cabinet un post-scriptum ou une note marginale. Le Roi a signé ses lettres ou ordres de Cabinet en français : Frideric, jusqu'au mois d'avril 1732; depuis ce temps jusqu'au 1er juin 1737, Frederic, sans accents, et Federic à partir de cette dernière époque.

<IV>Cette volumineuse collection de plus de trois mille lettres et réponses a été rangée par groupes, d'après les divers correspondants du Roi, les lettres avec leurs réponses respectives, en commençant par ceux avec qui ce commerce épistolaire a cessé le plus tôt, soit pour cause de décès, soit pour d'autres raisons. Ainsi la correspondance de Frédéric avec M. de Suhm cesse en 1740; celle avec Algarotti en 1764; celle avec d'Argens en 1769; celle avec Fouqué en 1778; celle avec Voltaire en 1778; celle avec d'Alembert en 1788; celle avec Condorcet en 1786. Nous donnons ces différentes correspondances dans toute leur intégrité, rangeant par ordre de date les lettres qui les composent, et nous pouvons, grâce à cette disposition, suivre le Roi dans toutes les phases de ses amitiés et de son développement moral et intellectuel.

A la suite des dix volumes de la correspondance de Frédéric avec ses amis, nous donnerons sa correspondance avec ses parents, en un volume; enfin sa correspondance allemande, en un volume.

Trente-deux de ses lettres en vers et prose (deux à M. Jordan, huit au marquis d'Argens, une à M. de Catt, et vingt et une à Voltaire) avaient été admises par l'Auteur dans ses Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, ou dans la collection postérieure que nous avons intitulée Poésies posthumes (t. XI, t. XII et t. XIII de cette édition). La célèbre Réponse à Voltaire, du 9 octobre 1757 :
Croyez que si j'étais Voltaire, etc.
a également obtenu une place parmi les Poésies éparses (t. XIV). Ces trente-trois pièces, que l'Auteur avait revues et limées avec soin, pour la plupart, en les faisant imprimer, seront reproduites dans la correspondance avec Jordan, d'Argens, de Catt et Voltaire, d'après les textes originaux, telles que le Roi les avait adressées à ses amis.

En ce qui concerne particulièrement ce premier volume (1731-1740), il renferme onze correspondances suivies et quelques lettres isolées, en tout seize groupes comprenant trois cent huit lettres, parmi lesquelles il y en a deux cent dix-sept du Roi. En voici le détail.

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I. LETTRE DE FRÉDÉRIC A M. DE NATZMER, gentilhomme de la chambre du Prince royal. (Février 1731.)

Charles-Dubislas de Natzmer, né le 7 septembre 1705, mourut conseiller de régence à Stettin, le 31 juillet 1738. C'était le seul fils survivant du feld-maréchal de Natzmer. Nous tirons la lettre que le Prince royal lui a adressée, au mois de février 1731,V-a de l'ouvrage de M. Frédéric Förster intitulé : Friedrich Wilhelm, König von Preussen. Eine Lebensgeschichte. Potsdam, 1835, t. III, p. 17-20.

II. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC MADAME DE WREECH. (Août 1731 - 10 février 1732.)

Eléonore-Louise de Wreech était fille de Hans-Louis de Schöning (fils du feld-maréchal Hans-Adam de Schöning), colonel polonais, mort en 1713, et de Julienne-Charlotte, née comtesse de Dönhoff, morte en 1733. Elle naquit le 2 février 1708, à Tamsel près de Cüstrin, et épousa en 1723 le colonel de Wreech, né en 1689, qui parvint au grade de lieutenant-général de la cavalerie, et décéda à Schönebeck en 1746; sa veuve mourut à Berlin le 12 octobre 1764. Lors de son séjour à Cüstrin, en 1781 et 1732, Frédéric voyait souvent la société du château de Tamsel, et se montrait fort sensible à la beauté et au rare mérite de madame de Wreech. Voyez l'ouvrage de M. Förster cité ci-dessus, t. III, p. 65, 69, 81 et 112. Les autographes de la correspondance qui nous occupe appartiennent à madame la comtesse Sophie de Schwerin, née comtesse de Dönhoff. M. de Schöning, ancien maréchal de la cour de S. A. R. Monseigneur le prince Charles de Prusse, a publié ces lettres en 1846, d'après des copies inexactes, dans un supplément à l'histoire de sa famille, tiré à un petit nombre d'exemplaires pour ses parents et ses amis. Nous reproduisons cette curieuse correspondance d'après les autographes. Trois <VI>des lettres du Prince royal sont accompagnées de poésies. Ces vers adressés à madame de Wreech sont remarquables, parce qu'ils appartiennent aux premiers essais poétiques de l'Auteur. Frédéric y fait allusion dans sa lettre à Voltaire, du 16 août 1737 : « Une aimable personne, dit-il, m'inspira dans la fleur de mes jeunes ans deux passions à la fois; vous jugez bien que l'une fut l'amour, l'autre fut la poésie. Ce petit miracle de la nature, avec toutes les grâces possibles, avait du goût et de la délicatesse. Elle voulait me les communiquer; je réussis en amour, mais mal en poésie. Depuis ce temps, j'ai été amoureux assez souuvent, et toujours poëte. » L'époque de l'éveil de sa muse est d'ailleurs clairement marquée dans l'Épître VI, à ma sœur de Baireuth, 1734 (t. XI, p. 44) :

Pour moi, jeune écolier d'Horace,
A peine ai-je au pied du Parnasse
Passé mon troisième printemps,
Que, rempli d'une noble audace,
J'ose vous consacrer mes chants.

Le retour de Frédéric à Berlin, son mariage et son séjour à Ruppin et à Rheinsberg interrompirent ses relations avec les habitants du château de Tamsel. En 1748, comme il s'agissait de choisir une dame d'honneur, le Roi écrivit à la Reine sa femme : « Madame de Wreech a fait tant de difficultés pour sa fille, qu'elle ne trouvera pas mauvais qu'on lui préfère la jeune Schwerin, fille du grand écuyer. » Nous retrouvons plus tard la veuve de Wreech dans une situation critique, surtout pendant la guerre de sept ans, où ses terres furent dévastées. C'est dans ce temps-là que le Roi eut occasion de lui écrire, du château de Tamsel même, le 30 août 1758, une lettre de consolation que nous ne considérons plus comme faisant partie de la correspondance de Frédéric avec madame de Wreech, mais seulement, de même que les quatre autres que nous y avons ajoutées, comme une espèce de curiosité, et comme un témoignage des sentiments paternels du monarque pour ses sujets.

<VII>

III. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC LE COMTE DE SECKENDORFF. (6 avril 1732 - avril 1733.)

Le général Frédéric-Henri comte de Seckendorff arriva à Berlin, en qualité d'envoyé de l'empereur Charles VI, le 25 juin 1726, et il quitta la cour de Frédéric-Guillaume Ier le 23 juin 1734. Son influence sur les affaires publiques et intérieures de la cour de Berlin est bien connue. Frédéric le nomme souvent dans ses ouvrages, p. e. t. I, p. 181, 186, 196 et 197; t. II, p. 6; t. III, p. 42, 102 et 103; et dans ses lettres à Suhm, du 15 et du 26 novembre 1737. Sa correspondance avec le comte de Seckendorff est tirée de l'ouvrage de M. Förster, Friedrich Wilhelm I, t. III, p. 221-229.

Le comte de Seckendorff naquit le 16 juillet 1673, à Königsberg en Franconie; en 1736, après la mort du prince Eugène, il fut élevé au grade de feld-maréchal impérial, et il mourut à Meuselwitz, le 23 novembre 1763.

IV. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DE GRUMBKOW. (11 février 1732 - 18 octobre 1733.)

Frédéric-Guillaume de Grumbkow (voyez t. I, p. 188, et t. XIV, p. 194), fils de Joachim-Ernest de Grumbkow (t. I, p. 209), naquit à Berlin le 8 octobre 1678. La bravoure qu'il déploya à la bataille de Malplaquet lui valut le grade de général-major. En 1713 il devint ministre d'État, en 1717 lieutenant-général, le 4 mai 1733 général de l'infanterie, et le 15 juillet 1737 feld-maréchal. Il mourut le 18 mars 1739. Lors de sa correspondance avec Frédéric, il possédait toute la confiance de Frédéric-Guillaume Ier. De là vient la réserve et la circonspection qu'on remarquera aisément dans les lettres du Prince royal. La correspondance qui nous occupe se compose de quarante-cinq lettres de Frédéric, de quatre lettres de Grumbkow, et d'une lettre de mademoiselle de Grumbkow à son père. Le texte fort corrompu de quarante-neuf de ces lettres (y compris celle de made<VIII>moiselle de Grumbkow) a été publié dans l'ouvrage de M. Förster, Friedrich Wilhelm I, t. III, p. 160-218, et les seize lettres que nous sommes obligé d'en tirerVIII-a renferment plusieurs passages obscurs ou même inintelligibles. Nous avons trouvé les originaux de trente-trois autres lettres aux archives royales du Cabinet, à Berlin (Caisse 144, E). De plus, nous avons ajouté à ce recueil la lettre inédite de Frédéric, du 22 février 1732, imprimée sur l'autographe appartenant à madame la comtesse Sophie de Schwerin-Dönhoff.

V. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC LE COMTE DE SCHULENBOURG. (4 février - 27 mars 1734.)

Jean-Matthieu comte de Schulenbourg, né le 8 août 1661 à Emden, près de Magdebourg, et feld-maréchal de la république de Venise, mourut à Vérone le 14 mars 1747. Nous avons tiré les deux lettres de Frédéric au comte de Schulenbourg, avec une réponse de celui-ci, de l'ouvrage allemand, Leben und Denkwürdigkeiten Johann Mathias Reichsgrafen von der Schulenburg. Leipzig, 1834, t. II, p. 311 et 312. Voyez t. V, p. 28, et t. VII, p. IV.

VI. LETTRE DE FRÉDÉRIC AU COMTE DE MANTEUFFEL. (11 mars 1736.)

Ernest-Christophle comte de Manteuffel, né en Poméranie le 22 juillet 1679, et premier ministre en Saxe, obtint une pension de retraite, et vint n'établir à Berlin en 1731. Il se forma dès lors entre lui et le Prince royal une liaison qui fut d'abord très-intime, mais qui se relâcha peu à peu. Après son avénement, Frédéric lui fit insinuer que les circonstances du moment s'opposaient à la prolongation de son séjour à Berlin. M. de Manteuffel se relira donc à Leipzig, où il mourut le 30 janvier 1749. Il existe une correspondance assez étendue de Frédéric <IX>avec le comte Manteuffel; mais il nous a été impossible d'en tirer parti. La seule lettre de Frédéric que nous réimprimions ici est tirée des Souvenirs d'un citoyen par Formey, t. I, p. 15-20.

VII. LETTRES DE FRÉDÉRIC A M. ACHARD. (27 mars et 8 juin 1736.)

Antoine Achard, né à Genève en décembre 1696, et, depuis 1724 pasteur de l'église française du Werder, à Berlin, eut l'honneur d'être en relation avec le Prince royal; il était admis aux soupers du mercredi, que faisaient avec Frédéric chez madame de Rocoulle les personnes qu'elle jugeait les plus capables de lui plaire.IX-a Cette liaison donna lieu à une correspondance dont M. Formey a publié deux lettres dans ses Souvenirs d'un citoyen, t. I, p. 3-12. Ce sont ces deux lettres, imprimées par Formey sur les manuscrits originaux, que nous reproduisons. En 1740, le jeune roi, déjà occupé de ses projets de guerre, entra un jour à l'improviste dans l'église du Werder, où M. Achard prêchait. Il se trouva par hasard que le sermon roulait sur la guerre, sur les malheurs qu'elle entraîne à sa suite, sur la folie des conquérants, etc. L'orateur y avait inséré la harangue des Scythes à Alexandre.IX-b Le Roi fut fort irrité de cette sortie, et s'en alla en disant : « De quoi se mêle Achard? et lui appartient-il de traiter ces matières? » Le pasteur Achard mourut à Berlin le 2 mai 1772. On a de lui deux volumes de sermons. Frédéric le nomme au commencement de l'Épître à mon esprit, t. X, p. 248.

VIII. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DE BEAUSOBRE. (8 janvier - 28 décembre 1737.)

Isaac de Beausobre, né à Niort en Poitou, le 8 mars 1659, et pasteur de l'église française de Berlin, mourut dans cette dernière ville le 5 juin 1738. Frédéric lui entendit prêcher, le dimanche 11 mars 1736, un sermon qui fit sur lui <X>une impression assez favorableX-a pour qu'il désirât connaître personnellement cet ecclésiastique. Une liaison intime se forma dès lors entre eux. Le Roi a dit lui-même à Former qu'il n'avait jamais entendu que deux prédicateurs dont il eût été satisfait, M. de Beausobre, et M. Quandt, à Königsberg (voyez t. VII, p. 108). La mort de M. de Beausobre lui causa de vifs regrets, comme on peut le voir par ses lettres à Voltaire et à M. de Camas. Frédéric prit un soin paternel des deux fils que le défunt avait eus de son second mariage, contracté au commencement de l'année 1730; il fit entrer l'aîné dans la carrière littéraire, et plaça le cadet dans le corps de l'artillerie. Il n'existe que cinq lettres de la correspondance de Frédéric avec de Beausobre. Nous donnons la lettre du Prince royal, du 8 janvier, d'après l'autographe qu'en possède M. Benoni Friedländer; la lettre du 30 janvier est tirée de l'ouvrage de Formey, Souvenirs d'un citoyen, t. I, p. 12; les lettres de M. de Beausobre, du 1er octobre et du 15 novembre, sont la reproduction d'autographes qui font partie des collections de feu madame la comtesse d'Itzenplitz-Friedland; enfin, le texte de la troisième lettre de M. de Beausobre est celui de l'autographe des archives royales du Cabinet.

IX. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DE CAMAS. (24 juin 1734 - 28 mars 1740.)

Paul-Henri TilioX-b de Camas, né à Wésel en 1688, entra fort jeune dans l'armée prussienne. Il fit, en qualité de lieutenant au régiment de Varenne (no 13), les campagnes d'Italie sous les ordres du prince Léopold d'Anhalt-Dessau. Il perdit le bras gauche au siége de Pizzighetone, en 1706. Le 2 juin 1725, il devint major dans son ancien régiment, dont le comte Dönhoff était alors le chef, et qui tenait garnison à Berlin. Au mois de mai 1734, il passa dans le régiment d'infanterie de Schwerin (no 24), en garnison à Francfort-sur-l'Oder; le 29 mai 1738 il devint colonel, et le 6 juillet 1740 chef du 37e régiment. Il mourut à Breslau, d'une fièvre chaude, le 14 avril 1741. Lui et sa respectable femme étaient admis dans l'intimité du Roi, qui entretint avec eux un commerce épistolaire des plus <XI>intéressants. La correspondance avec madame de Camas sera imprimée dans le dix-huitième volume. Cette correspondance, ainsi que celle avec M. de Camas, a été publiée sous le titre de Lettres inédites, ou Correspondance de Frédéric II, roi de Prusse, avec monsieur et madame de Camas. Pour servir de suite à ses Œuvres. A Berlin, 1802, cent trente-six pages in-8. En réimprimant ces lettres, nous avons le bonheur de pouvoir les augmenter, les corriger et les dater plus exactement, d'après les originaux conservés aux archives royales du Cabinet. Il y en a quarante-deux de Frédéric et une du colonel de Camas. A la lettre de Frédéric, du 18 mars 1740, est jointe l'Ode sur la flatterie, dont nous avons donné une autre leçon t. X, p. 19-24. La première et la treizième lettres de l'édition de 1802, du 24 juin 1734 et du 26 janvier 1737 (les numéros 1 et 13 de noire édition), manquent aux archives. Voyez t. XI, p. 274.

X. LETTRE DE FRÉDÉRIC A CHRÉTIEN WOLFF. (23 mai 1740.)

Chrétien Wolff, né à Breslau le 24 janvier 1679, mourut à Halle le 9 avril 1754. Frédéric étudia dans sa jeunesse la Métaphysique de ce philosophe, traduite pour cet effet en français par M. de Suhm. Il parle souvent de Wolff dans ses ouvrages; p. e. t. I, p. 263 et 268; t. II, p. 43; t. VII, p. 121; et t. IX, p. 137. Il exprime dans sa correspondance avec Suhm et avec Voltaire son contentement de ce que la Logique du philosophe allemand avait été traduite en français par M. des Champs et sa Morale par M. Jordan,XI-a Wolff dédia au Prince royal le premier volume de son Jus naturae methodo scientifica pertractum, dont la dédicace est datée : Marpurgi-Cattorum, die XX Aprilis MDCCXL. Frédéric l'en remercia par sa lettre du 23 mai, que nous avons tirée de l'ouvrage de Gottsched intitulé : Historische Lobschrift des Freiherrn von Wolff. Halle, 1755, in-4, p. 107. Dans l'ouvrage de Henri Wuttke, Christian Wolffs eigene Lebensbeschreibung. Leipzig, 1841, p. 72, cette lettre est datée : A Ruppin, ce 22 de mai 1740; dans l'ouvrage de Gottsched, la copie française, p. 107, et la traduction allemande de la même lettre, p. 108, portent la date : Le 23 de mai 1740.

<XII>

XI. LETTRES DE FRÉDÉRIC A M. ELLER. (3, 13 et 25 mai 1740)

Jean-Théodore Eller de Brockhusen naquit le 29 novembre 1689 v. st. à Plötzkau, dans la principauté d'Anhalt-Bernbourg, et mourut à Berlin, le 13 septembre 1760, conseiller intime, membre de l'Académie des sciences et premier médecin ordinaire du Roi. Voyez t. II, p. 39, et, ci-dessous, p. 177, la lettre de Frédéric au colonel de Gamas, du 29 janvier 1789. Les trois lettres que Frédéric adressa à M. Eller pendant la dernière maladie du Roi son père ont été imprimées dans le journal de Biester, Neue Berlinische Monatschrift. Mai 1801, p. 325-328. Notre texte est tiré d'autographes qui nous ont été communiqués par M. le docteur Augustin, à Potsdam, à qui ils appartiennent.

XII. CORRESPONDANCE DE FREDERIC AVEC MADAME DE ROCOULLE. (23 novembre 1737 - juin 1740.)

Marthe Du Val, qui avait épousé en premières noces Ésaïe Du Maz de Montbail, est plus connue sous le nom de son second mari, Jacques de Pelet, seigneur de Rocoulle, mort à Berlin, en 1698, colonel des grands mousquetaires. Elle fut nommée gouvernante des enfants de Prusse par brevet daté de Berlin, 2 mai 1714. A l'expiration de ses fonctions, elle resta attachée à la cour; elle était très-estimée de son élève Frédéric et de toute la famille royale. Elle mourut à Berlin le 2 octobre 1741 âgée de quatre-vingt-deux ans, laissant une fille du premier lit, mademoiselle Marthe de Montbail.

L'ouvrage de Charles Müchler, Friedrich der Grosse. Zur richtigen Würdigung seines Herzens und Geistes. Berlin, 1834, renferme, p. 18 et 19, une lettre de Frédéric à madame de Rocoulle, datée de Rheinsberg, 23 novembre 1737; mais ce n'en est que la traduction allemande, que nous reproduisons. La lettre du Roi, du 17 février 1738, est tirée des Souvenirs d'un citoyen, par Former, t. I, p. 20 à 22. Quant aux deux lettres de madame de Rocoulle, nous en avons pris copie aux archives royales du Cabinet.

<XIII>Nous ajoutons à cette correspondance une lettre de Frédéric à mademoiselle Marthe de Montbail, du 9 octobre 1741, que nous avons trouvée dans les Chirographa personarum celebrium, e collectione Christoph. Theoph. de Murr, Vinariae, 1804, fol. Missus I, p. 9 et tab. VII.

XIII. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC FONTENELLE. (20 mars 1737 - 23 juin 1740.)

Bernard Le Bovier de Fontanelle, né le 11 février 1657, mourut avec toute sa connaissance le 9 janvier 1757. Ses Entretiens sur la pluralité des mondes, publiés en 1686, étaient un des livres favoris de Frédéric dans sa jeunesse, et ils lui plurent à tel point, que, dans sa lettre à Suhm, du 26 août 1736, il félicite la France de posséder un tel génie. Il parle aussi fort avantageusement de Fontenelle dans l'Histoire de mon temps. « La Pluralité des mondes et les Lettres persanes, dit-il (t. II, p. 42), sont d'un genre inconnu à l'antiquité; ces écrits passeront à la postérité la plus reculée. » Enfin, il lui rend l'hommage le plus flatteur dans l'Avant-propos sur la Henriade (t. VIII, p. 55), dans l'Épître sur la nécessité de remplir le vide de l'âme par l'étude (t. XIV, p. 99), dans l'Éloge de Jordan (t. VII, p. 6), et dans la neuvième Épître familière, A Maupertuis (t. XI, p. 57). Ces passages nous montrent la reconnaissance du Prince royal pour cet auteur et le besoin qu'il éprouvait de l'épancher. Cependant sa correspondance avec Fontenelle ne semble pas avoir été très-suivie. Il ne nous en reste que quatre lettres de l'écrivain français, qui se trouvent dans les Œuvres posthumes, Berlin, 1788, t. XV, p. 287-244, et que nous reproduisons. La seule lettre de Frédéric à Fontenelle que nous connaissions (l. c. t. XII, p. 63) est mal datée; au lieu de 1731 il faut lire 1738 ou 1739.

XIV. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC LE COMTE DE SCHAUMBOURG-LIPPE. (26 juillet 1738 - 24 août 1740.)

Le comte Albert-Wolfgang de Schaumbourg-Lippe naquit le 27 avril 1699; il commença à régner le 13 juin 1728, et mourut le 24 septembre 1748. Il <XIV>eut de sa première femme, née comtesse d'Oeynhausen, le comte Frédéric-Guillaume-Ernest, son successeur, dont il a été fait mention t. V, p. 9 et 116. L'intimité et la correspondance de Frédéric avec le comte Albert-Wolfgang datent du mois de juillet 1738; elles durent leur origine à la commission que le Prince royal lui avait donnée, en passant par Minden, d'arranger sa réception dans l'ordre des francs-maçons. Les vingt-deux lettres de Frédéric, que nous devons aux archives de Buckebourg, font connaître l'amitié qui unissait le Prince royal et le comte; mais le désordre des affaires économiques de ce dernier rebuta le Roi peu après son avénement. A partir de ce temps, l'intimité parait tout à fait refroidie. Il existe aux archives royales de Berlin une quantité de lettres du comte au Roi, de l'an 1740 au 31 août 1747 dont nous n'avons cru devoir admettre que quatre dans notre collection, parce qu'elles sont relatives à des lettres de Frédéric, qui d'ailleurs n'écrivait déjà plus au comte que par l'intermédiaire de ses secrétaires et en vagues compliments. Frédéric se moque du comte dans le Discours sur la fausseté (t. XI, p. 92), où il dit :

Aussi fou que la Lippe avec les jeunes gens. etc.

XV. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC ROLLIN. (22 janvier 1737 - 23 octobre 1740.)

Charles Rollin, né à Paris le 30 janvier 1661, y mourut le 14 septembre 1741. Son traité De la manière d'enseigner et d'étudier les belles-lettres par rapport à l'esprit et au cœur fut publié en quatre volumes, de 1726 à 1728; son Histoire ancienne des Égyptiens, des Carthaginois, des Assyriens, des Babyloniens, des Mèdes et des Perses, des Macédoniens et des Grecs, parut de 1730 à 1738, en treize volumes. Son Histoire romaine, dont il n'acheva que les cinq premiers volumes, fut publiée de 1738 à 1741. Frédéric étudia beaucoup tous ces ouvrages, dont il estimait fort l'auteur. Voyez t. IX, p. 91, t. XIV, p. 4 et 54, et ci-dessous, p. 115. Plus tard il taxa Rollin de bigoterie, parce qu'il avait dit que les païens ne pouvaient pas avoir été aussi vertueux que les chrétiens.XIV-a

<XV>La correspondance de Frédéric avec Rollin, que nous réimprimons, se compose de dix-sept lettres, et fait partie des Opuscules de feu M. Rollin, ancien recteur de l'université de Paris. A Paris, 1772, deux volumes in-8, t. 1, p. 83-114. Il a paru une contrefaçon de l'édition authentique de cette correspondance, accompagnée d'une traduction allemande, sous le titre de : Briefwechsel zwischen Rollin und dem Könige von Preussen. Französisch und deutsch. Nebst Rollins Leben, von Dr. Just Friedrich Froriep. Gotha, 1781, cent vingt-huit pages in-8. L'édition des Œuvres du Roi, A Berlin, 1788, donne deux lettres de Frédéric à Rollin dans les Œuvres posthumes, t. XII, p. 64-68, cinq lettres de Frédéric dans le Supplément, t. III, p. 19-24, et huit lettres de Rollin à Frédéric dans les Œuvres posthumes t. XV, p. 245-260. Les deux compliments que le Roi fit faire à Rollin par Thieriot, son agent littéraire à Paris, manquent dans l'édition de Berlin.

XVI. CORRESPONDANCE DE FREDERIC AVEC M. DE SUHM. (13 mars 1736 - 3 novembre 1740.)

Ulric-Frédéric de Suhm, né à Dresde le 29 avril 1691, mourut à Varsovie le 8 novembre 1740. Sa correspondance avec le Roi a été publiée pour la première fois sous le titre de Correspondante familière et amicale de Frédéric II, roi de Prusse, avec U.-F. de Suhm, conseiller intime de l'électeur de Saxe, et son envoyé extraordinaire aux cours de Berlin et de Pétersbourg. A Berlin, chez Frédéric Vieweg l'aîné, libraire, rue des Frères, 1787XV-a quatre cent quatre-ving-quinze pages in-8, contenant cent quatre (cent neuf) lettres,XV-b dont cinquante-sept de Frédéric. L'éditeur, Louis-Henri-Ferdinand d'Olivier, neveu de la belle-fille de M. de Suhm, était professeur au Philantropin de Dessau. Nous reproduisons cette édition, en y rectifiant quelques noms et en en élaguant les nombreuses notes. Nous y ajoutons quelques lettres de Suhm avec les réponses de Frédéric, conservées aux archives royales du Cabinet, à Berlin, en tout huit pièces inédites, datées de l'an <XVI>1740 (numéros 107-110 et 112-115 de notre édition). Nous donnons, à la suite de cette correspondance, une lettre de Frédéric au frère de M. de Suhm, du 26 novembre 1740, que nous avons également copiée aux archives royales.

Outre la Table des matières, nous ajoutons à ce volume une Table chronologique de toutes les lettres contenues dans les seize groupes dont nous venons de faire l'émunération.

Berlin, ce 7 mai 1850.

J.-D.-E. Preuss,
Historiographe de Brandebourg.

<1>

I. LETTRE DE FRÉDÉRIC A M. DE NATZMER. (FÉVRIER 1731.)[Titelblatt]

<2><3>

A M. DE NATZMER.

Monsieur, la dispute que nous eûmes hier resta assez indécise, à cause que le sommeil nous surprit tous deux lorsque nous étions encore en train de débiter notre marchandise du mieux. Mais pour suppléer au temps qui nous manqua hier, je continuerai mon système, pour lequel s'établit premièrement : la paix dans l'Europe pour à présent; un roi de Prusse doit ensuite employer son plus grand soin à entretenir bonne intelligence avec tous ses voisins, et comme ses pays traversent diagonalement l'Europe en la coupant en deux, s'entend par là qu'il garde bonne intelligence avec tous les rois, l'Empereur et les principaux électeurs, car toutes les guerres qu'il peut avoir avec ses voisins ne lui peuvent être certainement avantageuses, par la raison qu'il est trop enclavé des voisins, et que ses pays n'ont plus une assez grande suite, et qu'il peut être attaqué par plus d'un côté, et que, pour se défendre de toutes parts, il faudrait employer tout le corps d'armée à la défense, et qu'il ne resterait rien pour agir à l'offensive. Ayant donc posé ce système-ci pour le maintien de sa grandeur, il serait d'un très-mauvais politique et d'une personne privée de toute invention et imagination d'en rester là, car quand on n'avance pas (je parle des affaires générales), on recule.

Le second système qui sort donc naturellement de ce fondement doit être pour procurer de plus en plus de l'agrandissement à la maison; et ayant déjà dit que les pays prussiens sont si entrecoupés et séparés, je crois que le plus nécessaire des projets que l'on doit faire<4> est de les rapprocher, ou de recoudre les pièces détachées qui appartiennent naturellement aux parties que nous possédons, telle qu'est la Prusse polonaise, qui a appartenu de tout temps au royaume, et qui n'en a été séparée que par les guerres que les Polonais eurent contre l'ordre Teutonique, qui la possédait alors. Ce pays est situé entre le royaume de Prusse, dont il n'est séparé que par la Vistule de l'occident, la Poméranie ultérieure le côtoie, du nord il a la mer, et du midi il a la Pologne. Ce pays étant acquis, non seulement l'on se fait un passage entièrement libre de Poméranie au royaume de Prusse, mais l'on bride les Polonais, et l'on se met en état de leur prescrire des lois, par la raison qu'ils ne peuvent se défaire de leurs denrées qu'en les faisant descendre la Vistule et le Prégel, ce qui ne se pourrait faire alors sans notre consentement. Passons plus outre; nous trouvons la Poméranie citérieure, qui n'est séparée de la nôtre que par la Peene, et qui ferait un fort joli effet, si elle était combinée avec celle que nous possédons. Le profit que nous en tirerions, outre les revenus (qui ne sont que des choses qui regardent les financiers ou bien les commissaires, et qui ne doivent pas entrer naturellement dans les systèmes de politique que je me propose de tracer), outre les revenus, dis-je, qui sont fort considérables, et que l'on tirerait de cette province, l'on se met à couvert de toutes les insultes que les Suédois peuvent faire à la maison, et l'on ménage un corps d'armée considérable, qui serait, de nécessité, obligé de défendre la frontière ou les rives de la Peene; ensuite l'on arrondit le pays de plus en plus, et ouvre, pour ainsi dire, le chemin à une conquête qui se présente naturellement de soi-même, je veux dire le pays de Mecklenbourg, duquel on n'a qu'à attendre patiemment l'extinction de la ligne ducale pour s'en mettre en possession sans autre cérémonie. J'avance toujours de pays en pays, de conquête en conquête, me proposant, comme Alexandre, toujours de nouveaux mondes à conquérir. Les pays de Juliers et Berg me serviront à présent de théâtre, qu'il est<5> de toute nécessité d'acquérir pour s'agrandir de ce côté-là, et pour ne pas laisser ces pauvres pays de Clèves, Mark, etc., si seuls et sans compagnie. Par cette acquisition, l'on s'aplanit beaucoup de sujets à bisbiller et chicaner, qui ne manquent jamais à présent par rapport aux fréquentes disputes sur les frontières qui existent à présent. Le profit de cette acquisition est visible, par laquelle les pays de la succession de Clèves, combinés et réunis, peuvent contenir une garnison de trente mille hommes, et se mettent, par ce corps d'armée, en état de mépriser les légères insultes auxquelles à présent le pays de Clèves seul n'est pas en état de résister, et qui, au premier bruit de la guerre, au cas de désunion avec la France, doit être envisagé qu'il ne nous appartient que tant que la discrétion des Français trouverait à propos de nous le laisser. Mais dès que la réunion est faite, cette thèse change entièrement, et les pays sont en état de défense.

Je finis ce projet-ci, voulant seulement m'expliquer auparavant, quoique en termes vagues, de quelle façon je prétends que l'on regarde ce système. Premièrement, je ne raisonne qu'en pure politique, et sans alléguer les raisons du droit, afin de ne pas trop faire de digressions à chaque chose qui mérite, chacune en particulier, que l'on en indique les raisons et le droit que la maison de Brandebourg y peut avoir. Secondement, je ne détaille nullement la manière d'acquérir ces provinces, sur chacune desquelles il faudrait s'étendre au long; je ne veux uniquement que prouver la nécessité politique qu'il y a, selon les conjonctures des pays prussiens, d'acquérir les provinces que je viens d'indiquer. Je crois qu'il faut que ce soit là le plan sur lequel tout sage et fidèle ministre de la maison doit travailler, en négligeant toujours le moindre pour parvenir au grand but. J'espère aussi que l'on pourra trouver tout ce que je viens de dire assez raisonnable, car quand les choses seraient dans l'état que je viens de les projeter, le roi de Prusse pourrait faire belle figure parmi les grands de la terre et jouer un des grands rôles, ne donnant ou maintenant la<6> paix par aucun autre motif que par l'amour de la justice, et non par crainte, ou, si l'honneur de la maison et du pays exigeait la guerre, pouvant la pousser avec vigueur, n'ayant lieu de craindre aucun autre ennemi que la colère céleste, qui ne serait pas certainement à craindre, autant que la piété et l'amour de la justice règnent dans un pays sur l'irréligion, les factions, l'avarice et l'intérêt. Je souhaite à cette maison de Prusse qu'elle s'élève entièrement de la poussière où elle a été couchée, afin de Caire fleurir la religion protestante dans l'Europe et l'Empire; qu'elle soit la ressource des affligés, le support des veuves et orphelins, le soutien des pauvres, et minatrice des injustes. Mais si elle changeait, et que l'injustice, la tiédeur de religion, la partialité ou le vice prenaient le dessus sur la vertu, ce que Dieu préserve à jamais! je lui souhaite qu'elle s'abaisse plus vite qu'elle n'ait existé; c'est tout dire.

Mais me voilà à la fin de ma politique générale et de ma lettre; pour ce qui regarde la particulière, je n'en connais point d'autre que d'aimer et d'être fidèle à mes amis. Comme j'espère que vous en êtes du nombre, vous pouvez vous attribuer hardiment, et, pour continuer dans mon style politique, vous pouvez croire, dis-je, qu'aussi peu que le pays de Brandebourg, ou lequel du monde que vous voulez, est capable de changer de climat et de situation, aussi peu suis-je capable de changer de sentiment envers mes amis.

<7>

II. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC MADAME DE WREECH. (AOUT 1731 - 10 FÉVRIER 1732.)[Titelblatt]

<8><9>

1. A MADAME DE WREECH.

Madame, je vous ai trop d'obligations pour ne vous en pas témoigner ma reconnaissance. Vous êtes la cause que tout le monde ne parle que de Tamsel; vous pouvez bien croire que ce n'est pas tant par rapport à l'endroit que par rapport à l'aimable hôte et à l'incomparable hôtesse de ce lieu. S'il dépendait de moi, plus vite que ces lignes je me rendrais en personne chez vous, et je vous marquerais, madame, le plaisir que j'ai à vous rendre mes devoirs. Au premier jour, je me laisserai pourtant vaincre par ce penchant, et comme vous avez eu la bonté de me le permettre, je puis le faire impunément. Je crois que je volerai plutôt par ce chemin que je ne marcherai; l'impatience, le désir d'arriver, la joie que l'on se promet, et, plus que tout, la satisfaction de voir des personnes qui vous sont chères, encouragent en pareille occasion; on surmonte les plus terribles montagnes, dont Natzmer dit que l'on s'y peut casser le cou comme une vieille femme. Mais gare alors : vous savez, madame, que l'homme est un animal de coutume, et comme je suis de ce genre, je m'accoutumerai si bien chez vous, qu'il faudra me chasser comme les chiens de l'église.

Mes compliments, s'il vous plaît, à M. votre époux. Si les oreilles ne vous cornent pas à tous les deux, il faut que vous ayez perdu l'organe de l'ouïe, car les verres carillonneront ce midi à vos santés que ce sera une bénédiction. Voilà tout ce que nous pouvons faire pour votre service. Ce n'est pas grand' chose, à la vérité; mais d'un mauvais payeur il faut prendre ce que l'on peut, et il faut regarder au cœur. Pour le mien, je vous en réponds; il est rempli de beaucoup<10> de bonnes intentions, accompagnées de beaucoup d'impuissance. A propos du cœur, il faut se souvenir de sa promesse; je me ressouviens, madame, de la mienne, et je n'attends que vos ordres pour la mettre en exécution, si vous voulez ma figure en grand, en milieu, ou en miniature. L'original est entièrement à votre disposition. Pour les copies, je crois que la plus petite miniature sera la meilleure, car un petit mal vaut mieux qu'un grand. Il ne tiendra qu'à vous pourtant à disposer, et je saurai obéir, à condition que vous me fassiez toujours le plaisir de croire que je suis avec une affection et une estime particulière, madame,

Votre parfait ami à vous servir,
Frideric.

2. A LA MÊME.

Madame, les sauterelles qui désolèrent ce pays ont toujours eu assez d'égards pour vous, qu'elles ont ménagé vos terres. Un nombre innombrable d'insectes plus vilains et plus dangereux que ceux ci-devant nommés vont se rendre chez vous, madame; et, non contents de déserter le pays, ces animaux auront la hardiesse de vous attaquer jusque dans votre propre château. On les appelle vers; ils ont quatre pieds, des dents aiguës, un corps fort long, et une certaine cadence fait leur premier principe et leur donne la vie. Ceux-ci sont de fort mauvaise race; ils sont venus tout récemment du Parnasse, où le bon goût les a chassés. Je suis persuadé qu'ils auront un sort égal à Tamsel, endroit que les neuf Muses et Apollon même pourraient choisir afin de s'y faire juger, et dont le jugement serait certainement juste. Je me réjouis fort cependant de voir que le soin paternel du sieur<11> Apollon se réveille, et qu'il prend à présent soin de purger le Parnasse des mauvaises productions faites par de chétifs poëtes. Je crois que cela lui doit aller fort bien quand, avec une grande chambrière, il se met à chasser ces monstres poétiques. Comme je suis du nombre de ceux qu'il a étrillés, je puis, madame, vous en donner des nouvelles. J'assure que, à le voir, il était l'ébauche vivante d'un de ces gens qui chassent les chiens des églises. Ce n'est pas par rancune que je lui donne cette épithète, quoique, en quelque façon, j'aie lieu d'en avoir, car mes intentions, depuis que je me mêle de la poétique, ont été, pour l'ordinaire, de priser la beauté des dames, d'y mêler un peu de tendre, et je crois que cette matière fait que l'on a beaucoup de support pour la rime. Soit ce qu'il en soit, je lui pardonne les coups et tout. Mais comme la récompense du bien accompagne toujours la punition du mal, je suis persuadé, madame, que les beaux progrès que vous avez faits dans ce même art ne resteront pas sans être récompensés. Je suis, de plus, persuadé que les doctes Sœurs vous adopteront pour dixième. Gare seulement que vous ne leur donniez trop de jalousie, car si elles avaient l'honneur de vous connaître comme je l'ai, votre esprit, votre mérite, votre beauté, qui les surpasse de beaucoup, serait l'unique raison qui pourrait altérer ce projet. En cas que vous profitiez de leur ignorance, je vous supplierais, madame, de faire des remontrances au sieur Apollon de ses manières d'agir. Dites-lui, s'il vous plaît, qu'il ne sied pas bien à un directeur des arts et des sciences de maltraiter une personne d'honneur, et que ses coups de gaule n'étaient point du tout polis. Je lui suggérerais volontiers un moyen de me punir dorénavant de laçon qui ne me fera aucune peine, ni à tout autre poëte. Qu'il crée un ordre de chevalerie; il pourra les nommer chevaliers de la Mauvaise Rime. En nous en donnant les insignes, il dépendra de lui de nous étriller comme bon lui semblera, et l'honneur de la chevalerie nous fera endurer les coups patiemment. J'ai la confiance en vous, madame, que<12> vous me ferez ce plaisir, ou, si vous me voulez tirer de cette difficulté, vous le pouvez sans peine.

Permettez seulement que j'ose faire mes vers sous vos auspices, et que je puisse vous invoquer pour les faire; lors je ne pourrai rien faire de mauvais au nom d'une personne si parfaite. J'attends mon arrêt, madame, sur ma prière; je l'attends avec impatience, mais aussi avec résignation. Faites et disposez comme il vous plaira; mais permettez-moi seulement d'oser vous assurer que je serai, tant en prose qu'en vers, avec beaucoup d'estime et de vénération, madame,

Votre parfaitement fidèle ami et serviteur,
Frideric.

ODE.

Permettez-moi, madame, en vous offrant ces lignes,
Que je vous fasse part de cette vérité :
Depuis que je vous vis, j'ai été agité;
Vous êtes un objet qui en êtes bien digne.
Mon cœur a ressenti qu'un trait trop plein d'adresse
Est trop capable, hélas! d'ôter la liberté.
Quoique je sois à cette heure au temps de puberté,
Le inonde dit pourtant que c'est une faiblesse.
Ma faiblesse me plaît, et semble préférable
A des cœurs qui sont durs, semblables à des rochers;
Et quand l'on me dirait que ce serait pécher,
Vous valez un péché, vous êtes trop aimable.
Je ne me trouve pas moi-même assez capable
De vous faire sentir ce qu'éprouve mon cœur.
Aimer est un bonheur, aimer est un malheur;
Tantôt on est content, tantôt cela accable.
Tirez-moi donc de peine, et soyez mon arbitre,
Car je n'attends de sort que sorti de vos mains.
Je suis dans l'esclavage, je suis dans vos liens,
Et ne demande pas jamais un autre titre.
<13>N'en ai-je pas trop dit? Réprimez ma hardiesse.
Du moins n'ai-je parlé comme vous fûtes ici;
Mais j'avais tant à voir dont j'étais en souci,
Car vous me paraissiez ainsi qu'une déesse.
Recevez donc, madame, un cœur qui est trop tendre,
Qui attend, impatient, seulement la permission
De vous faire souvent ses douces soumissions,
Et qui a balancé à cette heure de l'entreprendre.
Je compte les moments, je compte les minutes,
Afin de recevoir de vous la décision
Sur quoi je réglerai toutes mes actions.
Mais je crains ce malheur qui trop me persécute.
Qu'il me soit donc contraire en m'offrant des traverses,
Vous verrez que, malgré, je puis être constant;
Et si je n'ai pas lieu d'en être trop content,
Il faut que la patience à la fin pourtant perce.
Mais j'en ai écrit trop, et ma passion m'emporte;
Je crois vous ennuyer, vous priant à la fin
De croire que ce cœur, de vous rempli et plein,
Y persévérera toujours de même sorte.

Frideric.

3. DE MADAME DE WREECH.

Quel prodige, grand Dieu, confond donc mes lumières!
Est-ce le grand Frédéric qui s'abaisse aujourd'hui
A composer des vers pour moi, et les produit?
Pourrai-je y répondre sans être téméraire?
Non, je n'en ferai rien; mon cœur embarrassé
Efface avec dépit ce qu'il avait tracé,
Car je ris quelquefois, quand souvent j'entends dire
Qu'il suffit, pour parler, que le cœur nous inspire.
Pour bien répondre à toi, grand prince qualifié,
<14>Il faut être l'écho de tes mots prononces.
Je révère tes actions, jusqu'à la raillerie
Qui d'un autre que toi m'aurait scandalisée,
Puisque alors le sujet, autrement expliqué.
Aurait trop effacé la tournure jolie
Qu'il n'appartient qu'à toi d'y avoir pu donner.
Et comme il sied fort bien à la grande prestance
D'accompagner tes pas de grâce et d'obligeance,
Je comprends pleinement le sens des gracieux vers
Dont l'excès de faveur surpasse trop ma sphère.
Ce qui me reste à dire, c'est que je te révère
Plus que sujette fit jamais dans l'univers.
Jette un œil sur ceci, qui me devient propice;
C'est par ton ordre, hélas! que ce pauvre impromptu
Te marque qu'obéir vaut mieux que sacrifice.
Et si ces lignes ici de tout art dépourvues
Osent mettre à tes pieds de mes vœux les complices,
C'est toute ma maison qui y a concouru.

4. A MADAME DE WREECH.

Madame, m'allant promener hier aux bords de notre Oder, et rêvant à la beauté et au mérite du divin objet qui avait été ma moitié la fête dernière, je m'entendis appeler, et, dans un buisson, proche de l'endroit où j'étais, j'aperçus la Muse Uranie, qui me dit que j'étais insensé et allemand de louer des choses dans le fond de mon âme, qui méritaient de l'être de l'univers entier. Je lui repartis que la beauté dont j'avais le cœur rempli n'avait besoin que de son propre mérite pour recevoir un concert d'applaudissements universels. Sur quoi elle me dit que je devais me distinguer de la multitude et exprimer mes pensées, qui paraîtraient avec plus de grâce, si elles étaient<15> embellies de la rime. Je ne cherche, lui disais-je, aucune beauté ni agréments de mes vers que venant par réverbération de l'objet qui me les cause. Sur quoi la Muse me dit : Je sais que votre faible voix n'est pas proportionnée à la beauté de l'objet que vous voulez chanter. J'y suppléerai; mais prenez un crayon et écrivez. Je fis ce qu'elle me dit, et voici, madame, les vers qu'elle me dicta, où je n'ai rien de propre que les pensées.

STANCES.

Charmé de vos divins appas,
Et charmé de votre écriture,
L'on braverait tous les trépas
Pour vous voir, Iris, je le jure;
Car vos yeux, dont les lois soumettent tous les cœurs,
Sont partout reconnus pour maîtres et pour vainqueurs.
La vertu et ses lois austères,
Dont vous vous faites un devoir,
Vous font, quoique beauté sévère,
Respecter de notre pouvoir;
Et cette réunion si belle, mais si rare,
A vous louer toujours fait que l'on se prépare.

J'ai l'honneur d'être, madame,

Votre parfait ami et serviteur,
Frideric.

<16>

5. A LA MÊME.

(Cüstrin) 5 septembre 1731.



Madame ma très-chère cousine,

Je mériterais bien d'être puni de la manière la plus énorme d'avoir blasphémé votre présence par ma bêtise, si je n'avais d'assez bonnes excuses, et qui, je crois, sont valables, M. le comte m'ayant dit beaucoup de choses qui ne me faisaient nullement plaisir, et que je ne pouvais digérer si vite. J'ai donc bien raison de vous demander pardon, ma charmante cousine, de m'avoir conduit si sottement. Vous me permettrez de réparer ma dernière visite par une autre, où je tâcherai, s'il m'est possible, d'effacer mon sot maintien. J'aurais lieu de vous demander mille excuses, si je n'étais pleinement persuadé de votre support et de votre condescendance. Permettez-moi donc pour cette fois de finir en vous priant de faire mes compliments à madame votre mère et de croire que je suis avec beaucoup de passion et d'estime,



Madame ma très-chère cousine,

le très-humble et parfait ami, cousin et serviteur,
Frideric.

6. A LA MÊME.



Ma très-chère et digne cousine,

Comme je crois que vous êtes une de mes meilleures amies de ces cantons, je n'ai pas voulu omettre de vous communiquer un plan qui se dresse actuellement sur mon entrée à Berlin. Il est à peu près tel<17> que j'aurai l'honneur de vous dire. Premièrement, je serai précédé d'un troupeau de cochons qui auront ordre de crier de toutes leurs forces, selon que leur instinct leur suggère. Ce troupeau sera mené par un de mes laquais respectifs, qui aura soin de leur éducation chemin faisant. Ensuite de quoi viendra un troupeau de brebis et de moutons, mené de même par un de nies valets. Ceux-ci seront suivis d'un troupeau de bœufs de Podolie, qui me précédera immédiatement. Mon équipage sera tel : monté sur un grand âne dont le harnais sera simple au possible, au lieu de pistolets, j'aurai deux sacs remplis de diverses semences à leur place; au lieu de selle et de housse, j'aurai un sac de farine où ma noble figure sera assise dessus, tenant au lieu de louet un gaulis dans la main, et ayant au lieu d'un casque un chapeau de paille en tête. A chaque côté de mon âne, au lieu d'estafiers, seront une demi-douzaine de paysans, tant avec des faux que des charrues et autres instruments de l'agriculture, qui marcheront en cadence avec la gravité requise. Successivement après viendra, perché sur un grand chariot amoncelé de fumier, l'héroïque figure du sieur de Natzmer,17-a qui, crainte d'accident, sera tirée par quatre bœufs et une jument. Après lui, on remarquera, au haut d'un chariot de foin, l'effrayante figure du terrible Rohwedell,17-a qui tiendra le crinoménon d'une et le critérion de l'autre main. Cette marche sera conclue par le sieur de Wolden,17-b qui aura la bonté de passer son temps sur un chariot rempli d'orge et de froment.

Je vous supplie, ma très-digne cousine, de vouloir assister à cette rare cérémonie. En mon particulier, j'aime toujours mieux que Ton se moque de moi avec connaissance de cause que de subir les huées d'une multitude de peuple effrénée. Je prépare tout ce qu'il faut pour cette entrée, et n'attends que les ordres pour le mettre en œuvre.

Dernièrement j'ai été à Lebus, où, en revenant, j'ai essuyé chez<18> le sieur de Burgsdorff une multitude terrible d'incivils compliments. L'on voulait me garder à souper; mais l'échantillon de leur excessive politesse qu'ils me donnèrent m'en dégoûta si bien, que je me serais plutôt fait couper les deux oreilles que d'y rester. Je méditai donc quelque honnête retraite;18-a ayant trouvé, je louai Dieu de m'avoir sauvé d'un déluge de pareilles civilités mal digérées.

Le prince Charles a été hier ici.18-b L'on a peu bu, mais en revanche fait beaucoup de bruit, eassé quelques fenêtres, brisé quelques fourneaux, etc. Un petit non-plus-ultrà a arrêté mon voyage de Sonnenbourg. Je ne m'en soucie guère, espérant de mieux employer mon temps. Je ne puis toujours mieux l'employer qu'en vous assurant, ma très-chère cousine, que je suis et serai jusqu'au tombeau, avec une constante et parfaite estime,

Votre très-parfait ami, cousin et serviteur,
Frideric.

P. S. Mille excuses des fautes d'écriture; mais la raison en est que j'ai écrit au lit.

7. A MADAME DE SCHÖNING, MÈRE DE MADAME DE WREECH.

(Cüstrin, décembre 1731.)

Madame, j'ai eu le plaisir de voir madame votre fille à Berlin. Je l'ai vue, madame, mais sans pouvoir à peine lui dire bonjour et bon<19> chemin. Cependant elle sait que vous et sa fille se portent bien. Elle se distinguait par-dessus toutes les dames qui formaient la cour, et quoiqu'il y eût une foule de princesses qui la surpassaient en magnificence, je vous assure quelle effaçait tout cela par sa beauté, son air majestueux, son port, et enfin par toutes ses manières. J'étais alors un vrai Tantale, toujours tenté de parler à une si divine personne, et néanmoins toujours obligé de me taire. Enfin sa beauté a triomphé de toutes celles qui s'étaient assemblées du nord et de l'ouest; et tous ceux de la cour, d'une voix unanime, ont avoué que madame de Wreech emportait le prix de la beauté, de l'air, des manières, etc. Je crois que tout ceci vous doit flatter agréablement, parce que cette aimable personne vous appartient de si près. Mais, madame, je vous assure que vous ne pouvez y prendre plus de part que moi, qui aime tout ce qui appartient à cette charmante famille, et qui suis et serai toujours, madame,

Votre parfait ami, neveu et serviteur,
Frideric.

8. A MADAME DE WREECH.

Cüstrin, 10 février 1732.



Madame ma très-chère cousine,

Je serais bien ingrat, si je ne vous témoignais ma reconnaissance de la peine que vous avez prise de venir à Tamsel, et je devrais bien vous remercier encore pour les charmants vers que vous avez eu la bonté de me faire. J'aurais cru faire un péché, si, me dérobant un moment de votre aimable entretien, je l'eusse employé à lire vos vers. Hier au soir, solitaire, j'eus le plaisir de les admirer à mon aise et sans être empêché de rien au monde. M'en voilà, madame, aux re<20>dites, car tout ce que vous faîtes oblige à admirer tant votre esprit que votre politesse. Je coupe court sur cette matière; il me semble déjà que vous rougissez, et pour épargner votre modestie, je change de matière, et pour vous donner encore une preuve de mon obéissance aveugle, je vous envoie ce que vous m'avez demandé. J'espère que cela servira au moins à vous faire quelquefois souvenir de moi, et que vous direz : C'était un assez bon garçon, mais il me lassait, car il m'aimait trop, et me faisait souvent enrager avec son amour incommode. Que je serais heureux, madame, si vous me connaissiez autant, et si, persuadée de la constance éternelle de mes sentiments, vous me faites toujours la justice de me croire, avec une estime sincère et avec beaucoup de passion,

Votre parfaitement fidèle ami, cousin et serviteur.
Frideric.

SONNET.

Ce portrait, ma cousine, est mon ambassadeur,
Et ce sonnet lui sert de timide interprète;
Car il devrait te dire, ainsi qu'à mon vainqueur,
Que je suis un de ceux dont tu fis la conquête,

Que tes charmes divins m'ont enlevé le cœur.
Que serait-ce pourtant, quelle joie, quelle fête,
Si, comme ma copie, j'eus le parfait bonheur ....
Mais halte-là, ma plume, il faut que je t'arrête.

Si tu en disais trop, sans voir ton créditif,
Tu serais renvoyé errant et fugitif.
Laisse donc deviner ce que tu n'oses dire,

Et garde-toi surtout de ne parler d'amour,
De dire que tu aimes et aimeras toujours;
Mais, puisqu'il faut mourir, meurs, celant ton martyre.

<21>

LETTRES ÉCRITES PAR FRÉDÉRIC A MADAME DE WREECH PENDANT LA GUERRE DE SEPT ANS.

1.21-a

Tamsel, 30 (août 1758).



Madame,

Je suis venu ici après la bataille du 25. J'ai trouvé la désolation dans ce pauvre endroit. Vous pouvez être assurée que je ferai ce qui sera possible pour conserver ce qu'il y a encore. Mon année a été obligée de fourrager ici, et quoique, dans les fâcheuses circonstances où je me trouve, je ne sois guère en état de bonifier le mal que l'ennemi a fait, je ne veux du moins pas qu'il soit dit que j'ai contribué à la ruine de personnes que mon devoir m'oblige de rendre heureuses. Je crois que vous pouvez vous-même manquer du nécessaire, et cette considération m'a engagé surtout à vous bonifier incessamment le tort que nous vous avons lait par nos fourrages. J'espère que vous prendrez cette attention comme une marque de l'estime avec laquelle je suis,



Madame,

Votre affectionné ami,
Federic.

<22>

2.22-a

Schönfeld, près de Dresde, 17 septembre 1758.

J'ai reçu avec plaisir votre lettre du 1er de ce mois, par laquelle vous me témoignez votre reconnaissance de la somme que je vous ai fait remettre en dernier lieu à titre d'indemnisation; et quoique je souhaiterais d'aider dès à présent vos paysans pour les remettre en état, selon que vous m'en priez, je me vois cependant obligé de différer là-dessus mes bonnes intentions jusqu'à ce que les Russes soient entièrement hors du pays, après quoi je ferai pour eux ce que mes facultés voudront pour lors me permettre. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

Federic.

A la générale veuve de Wreech,
à Berlin.

3.22-a

Breslau, 14 janvier 1759.

La lettre que vous avez voulu me faire le 8 de ce mois m'est bien parvenue. Vous pouvez être persuadée que je suis véritablement pénétré de la situation où vous vous trouvez, et que je ressentirais la plus sensible satisfaction, si je pouvais vous soulager autant que je le souhaiterais. Mais je vous donne à penser si, pendant que je suis hors d'état de faire payer les appointements et les pensions de l'état civil, je puis avoir des capitaux à placer sur intérêts. Si j'avais de l'argent à avancer, vous pouvez compter que je vous fournirais la somme que vous demandez, non à deux pour cent, mais sans aucun intérêt. Les frais de la guerre présente me lient trop les mains, de sorte que ma<23> bonne intention ne saurait être secondée des effets. Le soulagement de la Nouvelle-Marche en général et de la ville de Cüstrin m'a déjà coûté les derniers efforts, et je suis hors d'état de pouvoir pousser plus avant. Selon mon avis, je crois que vous feriez bien de ne songer, pendant les circonstances présentes, qu'à faire vivoter vos gens, pour ainsi dire, du jour à la journée, et de tâcher d'ensemencer vos terres, sans penser à d'autres rétablissements, mais de les suspendre entièrement jusqu'à la conclusion de la paix. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

P. S.23-a Vous vous représentez, madame, les choses bien différentes qu'elles ne sont. Songez que depuis un an je ne puis payer ni gages ni pensions; songez aux provinces qui me manquent, à celles qui sont ravagées, à la dépense énorme que je suis obligé de faire, et j'espère qu'alors vous n'attribuerez mes refus qu'à l'impuissance où je suis de vous rendre service. Si cependant les choses changent, je ferai pour vous ce qui me sera possible.

Federic.

A la veuve de Wreech.

4.23-b

Leipzig, 12 janvier 1761.

J'ai ressenti une vraie douleur à la lecture de votre lettre du 29 de décembre dernier. Je connaissais sans cela toute l'étendue des maux que les conjonctures du temps avaient attirés sur vos terres, et nous sommes tous dans le même cas. J'y suis d'autant plus sensible, que les circonstances ne paraissent point conseiller ni même permettre<24> d'y porter encore quelque remède, vu que tout ce que je pourrais faire actuellement à ce sujet ne serait qu'à pure perte, les affaires étant encore si fort sujettes à l'aventure. Il faudra donc indispensablement attendre jusqu'au rétablissement de la paix, où vous pouvez compter que je ferai pour vous ce que je ferai pour tout autre, selon que l'état de mes affaires le pourra permettre. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

Federic.

A la générale douairière de Wreech,
à Berlin.

5.24-a

Ce 29.



Madame,

Je suis fâché de ne pouvoir pas faire pour vous tout ce que je désire, ni ce que vous souhaitez. Mais j'ai ordonné à Köppen24-b de vous remettre ce qui s'est trouvé en mon pouvoir. Je vous prie de l'accepter comme une marque de l'estime avec laquelle je suis

Votre sincère ami,
Federic

Générale douairière de Wreech.

<25>

III. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC LE COMTE DE SECKENDORFF. (6 AVRIL 1732 - AVRIL 1733.)[Titelblatt]

<26><27>

1. DE M. DE SECKENDORFF.

6 avril 1732.



Monseigneur

Un véritable et très-zélé serviteur de Votre Altesse Royale a tant à cœur l'harmonie heureusement rétablie dans la famille royale, qu'il ne peut pas s'empêcher d'avertir V. A. R. que tous nos soins doivent aller à la conserver; et comme on craint que, pendant son séjour à Cüstrin, on n'aura pas pu se dispenser à faire quelques dettes, il sera absolument nécessaire de les payer sans que cela vienne encore à la connaissance du Roi, qui pourra croire, s'il le saura, qu'on avait mal employé l'argent. On commence donc de faire tenir à V. A. R. cinq cents ducats pour s'en servir à payer les dettes. Mais comme on sera surpris si les dettes se payent tout d'un coup, il sera de la prudence d'en payer une partie tous les mois, et de faire accroire aussi à ses amis les plus intimes que ce payement se faisait de l'argent qu'elle ménageait de ce que le Roi donne pour son entretien par mois, et des revenus du régiment. L'homme en question est instruit de remettre cette somme entre les mains propres de V. A. R.; pour cet effet, il faut quelle lui dise de revenir, et qu'elle lui donne réponse à la lettre qu'il lui a apportée. Il mettra le paquet sur la table, et s'en ira dans le moment, après avoir reçu sa lettre de V. A. R., afin que personne ne puisse avoir le moindre soupçon. Si la manière dont on lait tenir à V. A. cette petite remise a son approbation, on se servira toujours de ce canal, point du tout pour fournir à des dépenses inutiles, qu'on sait que V. A. R. est incapable de faire, mais pour empêcher que le Roi ne change sa bonne opinion de la conduite de V. A. R., si par<28> hasard on découvrira que le ménage n'est pas encore en tel ordre que S. M. voudra. On espère que V. A. R. cassera ce billet, et, pour en être plus assuré, on prie qu'elle ait la grâce d'en rendre quelques morceaux déchirés à celui qui lui donnera l'argent en question. On doit aussi avertir qu'on a envie de la surprendre dans son quartier pour voir comme l'économie va. La politique veut qu'on ne s'éloigne pas beaucoup de la ville, etc.

2. A M. DE SECKENDORFF.

Je vous suis mille fois obligé de la lettre que vous avez la bonté de m'écrire. J'ai d'abord dit que l'on devait agrandir la table demain, pour que l'envoyé de l'Empereur fût bien reçu. Le livre28-a que vous avez eu la bonté de m'écrire est charmant, et je vous envoie dans un couvert la chanson28-a que vous m'avez demandée. Je vous ai au reste mille obligations des soins que vous vous donnez, et vous pouvez bien croire que, quoique je ne suis de beaucoup de paroles, je n'en suis pas néanmoins avec beaucoup de considération, d'affection et d'estime,



Mon cher général,

Votre très-parfait ami et serviteur
Frederic.

<29>

3. AU MÊME.

Ruppin, 9 juillet 1732.



Mon très-cher comte,

Je vous envoie ci-joint quelques lettres que j'ai écrites au maréchal Harrach, au comte Daun et au colonel Baloies pour les prier de me permettre d'accorder avec quelques grands hommes qu'ils ont dans leurs régiments, et qui, à ce qu'on m'a dit, étaient intentionnés d'entrer en notre service. Je vous prie d'avoir la bonté de les faire rendre à leurs adresses et de me croire à jamais,



Mon très-cher général,

Votre très-affectionné, parfait ami et serviteur.
Frederic.

4. AU MÊME.

Ruppin, 15 juillet 1732.



Mon très-cher général,

Je vous suis infiniment obligé de l'incluse que vous avez eu la bonté de m'envoyer; vous pouvez être persuadé qu'elle m'a fait un plaisir infini, et je vous prie d'en marquer ma parfaite reconnaissance à M. le prince de Savoie. Le Roi est revenu de Magdehourg, satisfait autant que l'on peut l'être des régiments qu'il a passés en revue. Il m'a écrit, et ajouté dans la lettre, ich sollte machen, dass mein Regiment kein Salat-Regiment wäre und sollte mit der Compagnie gut Exempel geben. Je crois que je fais de ma part ce que je puis; mais<30> je lui ai écrit que l'on ne faisait pas bien des recrues sans argent, et que je prie de me donner les deux mille cent vingt-cinq thalers que je vous devais pour les recrues de l'année passée. Voilà tout ce qu'il y a de nouveau. J'espère d'avoir le plaisir de vous revoir bientôt, mon cher général, et de vous assurer de vive voix de la parfaite estime avec laquelle je suis

Votre parfait ami et serviteur,
Frederic.

5. AU MÊME.

Ruppin, 17 juillet 1732.



Mon très-cher général,

J'ai écrit au Roi que je vous devais encore les deux mille cent vingt-cinq écus pour les recrues, dont il m'a dit en avoir payé six cents; il reste donc encore mille cinq cent vingt-cinq écus, qu'il vous payera au premier jour. Le Roi va à Prague; je ne serai pas du voyage. A dire le vrai, je ne suis pas chagriné de ne pas l'être, car cela donnerait infailliblement sujet à noise. Cependant j'aurais beaucoup souhaité voir l'Empereur, l'Impératrice et M. le prince, pour qui j'ai une estime toute particulière. Je vous prie, monsieur, de l'en assurer, en vous assurant que je serai toujours avec beaucoup de considération,



Monsieur mon très-cher général,

etc.
Frederic.

<31>

6. AU MÊME.

Berlin, 26 décembre 1732.



Mon très-cher ami,

Je ne saurai jamais assez vous remercier, mon très-cher général, des peines que vous vous êtes données pour moi dans tant de différentes occasions qui se sont présentées. Je vous prie instamment de vouloir bien témoigner à S. M. I. l'obligation et la reconnaissance que j'ai envers elle de toutes les bontés qu'elle m'a témoignées. Principalement, je ne saurai jamais trouver de termes assez vifs pour marquer le plaisir particulier que j'ai eu du relâchement du pauvre Duhan; c'est une action qui était vraiment digne de la magnanimité et de la générosité de l'Empereur. Je prends tout le bien que l'on fait à ce pauvre malheureux comme si l'on me le faisait, et je puis vous assurer, monsieur, que je me ferai une loi d'en témoigner dans toutes les occasions, et autant que mon devoir le permet, l'attachement et la haute vénération que j'ai pour la personne de l'Empereur, et cela, plus par rapport à ses éminentes qualités que par égard à la hauteur de son rang. Mais, monsieur, il nous reste encore une partie à soulager; ma chère sœur de Baireuth, qui est dans une très-triste situation, me ronge le cœur et l'âme. Pour l'amour de Dieu, s'il y avait moyen d'améliorer son sort auprès du Roi! Elle a des promesses très-avantageuses de sa propre main, mais tout reste là. Du reste, je vous supplie de croire que je ne cesserai jamais de reconnaître en particulier les bons offices que vous me rendez, monsieur, et que, dans toute occasion, je me ferai une vive joie de vous témoigner comme je suis avec une parfaite et sincère estime,



Monsieur mon très-cher général,

Votre très-affectionné, très-fidèle ami et serviteur,
Frederic.

<32>

7. AU MÊME.

Janvier 1733.

Je viens du Roi, qui, dans ce moment, me vient de dire que je devais me préparer pour le voyage de Brunswic; et comme j'apprends qu'on ne veut point bonifier mes dépenses, j'avoue que je me trouve fort embarrassé, me trouvant à sec. Je vous avoue ici franchement, mon cher ami, que vous me tireriez fort d'affaire en voulant me prêter quelque somme. Je sais que je vous dois à présent près de mille écus, et je vous assure que dès que je serai marié, je songerai aux moyens de me racquitter, en vous conservant toutes les obligations que je vous en dois.

Frederic.

8. DE M. DE SECKENDORFF.

Berlin, janvier 1733.



Monseigneur

Un ami m'avertit que la dernière remise a été employée pour contenter les créanciers. J'envoie donc un autre secours plus fort pour secourir aux besoins qu'on pourrait avoir pour le voyage prochain. On le fera adresser au maître de poste de Fehrbellin, où V. A. R., s'il lui plaît, ... un exprès, sous prétexte d'avoir la petite boîte avec du tabac d'Espagne, arrivée de Berlin, marquée S. A. R. Selon ses ordres, j'ai écrit au prince Eugène ce qu'elle a souhaité pour les six hommes de Pomorre. Je suis au désespoir que le Roi m'a pris mon écuyer pour le donner à V. A. R., puisque j'apprends que V. A. R. a actuellement un autre engagé, et que je suis en peine qu'elle pourra croire que c'était à ma recommandation que le Roi lui donne le mien, etc.

<33>

9. A M. DE SECKENDORFF.

Ruppin, 11 avril 1733.



Mon très-cher général,

Comme je sais que je puis m'adresser naturellement à vous, mon très-cher ami, en cas de nécessité, il faut que je vous avoue franchement que j'y suis réduit de nouveau. Je suis fort lâché d'être obligé de vous incommoder pour cette raison; mais j'aime encore mieux me fier à vous, vous connaissant de mes plus fidèles amis, qu'à aucun autre. Vous pouvez compter que, dès que je serai en état, je tâcherai de rembourser le tout, et de vous témoigner, mon très-cher général, comme je suis, etc.

Frederic.

10. DE M. DE SECKENDORFF.

Berlin, 15 avril 1733.



Monseigneur

Votre Altesse Royale ne se trompe point quand elle prend confiance en moi dans les nécessités où elle se trouve en être réduite. Un petit secours arrivera par la poste ordinaire. Mes finances, ayant été épuisées par le laquais que j'ai l'ait tenir au Margrave pour la Margrave, n'ont pas pu fournir à présent davantage. Pour le remboursement, rien ne presse, parce que le prêteur ne demande qu'une reconnaissance proportionnée au propre intérêt de la maison. Je serai d'une dévotion éternelle, etc.

Seckendorff.

<34>

11. DU MÊME.

Berlin, 13 (sic) avril 1733.



Monseigneur

Je ne manquerai pas de faire un fidèle rapport à S. M. I. des sentiments de reconnaissance que V. A. R. marque dans sa gracieuse lettre pour l'attention que S. M. I. a depuis quelque temps sur tout ce qui a eu rapport au contentement de V. A. R. L'union et la parfaite intelligence entre les maisons d'Autriche et de Brandebourg ont procuré depuis plus de dix ans des avantages réciproques, que S. M. I. verra avec plaisir que V. A. R. continue dans ses principes salutaires pour le bien public; et comme S. M. le Roi son père a donné depuis quelques années des marques réelles de son amitié pour l'Empereur, ainsi S. M. I. sera charmée d'apprendre que V. A. R. veut entrer dans les mêmes vues. Elle peut être assurée que l'Empereur, à son tour, ne manquera pas de l'aire à V. A. R. l'estime que S. M. a conçue des mérites personnels de V. A. R. Le plaisir que S. M. I. a fait à V. A. R. par rapport au sieur Duhan sera accompli dorénavant dans des occasions plus réelles, où S. M. I. voudra témoigner à V. A. R. combien il lui tient au cœur de lui prouver ses sentiments. La somme que V. A. R. dit me devoir est déjà acquittée, je crois qu'elle devinera facilement par qui; on n'a en vue que l'union de la famille royale pour prévenir tout nouvel éclat. Comme V. A. R. me marque le besoin qu'elle a à l'heure qu'il est, je lui fournis le reste de mon présent dédommagement. Je ferai tout au monde pour la consolation de la digne Princesse royale; même je m'adresserai à S. M. l'Impératrice pour voir si Ton ne pourra trouver quelques mille florins par an, jusqu'à ce que le bon Dieu voudra changer en mieux le sort de V. A. R. Le sieur Duhan sera le premier soin ici. S. A. R. le duc de Wolfenbüttel a ordonné déjà ici à son résident de lui payer cent écus par an, et de continuer le voyage jusqu'à Blankenbourg, où il sera conseiller et<35> bibliothécaire, avec un gage proportionné. L'Empereur lui donnera une pension de quatre cents écus. Contents ceux qui ont le bonheur d'être estimés de V. A. R.; ils ne seront jamais négligés de la cour impériale, puisqu'on y sait déjà que V. A. R. aime les gens de mérite. J'espère que V. A. R. brûlera la ci-jointe, parce qu'il faut éviter aux malveillants tout prétexte d'interpréter en mal les intentions les plus pures et les plus nettes.

<36><37>

IV. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DE GRUMBKOW. (11 FÉVRIER 1732 - 18 OCTOBRE 1733.)[Titelblatt]

<38><39>

1. A M. DE GRUMBKOW.

Cüstrin, 11 février 1732.



Mon très-cher général et ami,

J'ai été charmé d'apprendre par votre lettre que mes affaires sont sur un si bon pied, et vous pouvez compter que je suis souple à suivre vos avis. Je me prêterai à tout ce que je pourrai, et pourvu que je sois capable de m'assurer, par mon obéissance, de la grâce du Roi, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir, mais cependant en faisant mes conventions avec le duc de Bevern, que le corpus delicti soit élevé chez la grand'mère. Car j'aime mieux être cocu, ou à servir sous la fontange altière de ma future, que d'avoir une bête qui me fera enrager par des sottises, et que j'aurais honte de produire. Je vous prie de travailler à cette affaire, car quand on hait tant que je le fais les héroïnes de romans, alors on craint les vertus farouches, et j'aimerais mieux la plus grande p ... de Berlin qu'une dévote qui aura une demi-douzaine de cagots à ses mines. S'il était encore möglich de la rendre réformée, mais j'en doute; j'insisterai absolument qu'elle soit élevée chez la grand'mère. Ce que vous pouvez y contribuer, mon cher ami, je suis persuadé que vous le ferez. Cela m'a un peu affligé que le Roi est encore en doute à mon sujet, lui témoignant mon obéissance dans une chose qui est diamétralement opposée à mes idées. Avec quoi lui pourrais-je donc donner des démonstrations plus fortes, s'il veut douter toujours? J'aurai beau me donner au diable, cela sera toujours la chanson du ricochet. Ne vous imaginez pas, je vous prie, que j'aille désobliger le Duc, la Duchesse, ou sa fille; je sais trop ce que je leur dois, et je respecte trop leurs mérites pour ne pas garder les bornes les plus rigides de la bienséance, quand même je haïrais eux et leur engeance comme la peste.

<40>J'espère bien que je pourrai vous parler à cœur ouvert à Berlin; je vous dirai à vous seul tout ce que je pense, je suivrai vos avis; mais j'espère aussi que vous m'aiderez de votre crédit, quoique je sache très-bien que le valet de chambre de feu votre père en avait autant que vous. Vous pouvez croire encore combien je serai embarrassé, devant faire l'amoroso peut-être sans l'être, et de goûter à une laideur muette, ne me fiant pas beaucoup au bon goût du comte de Seckendorff sur ce chapitre. Monsieur, encore une fois, que l'on fasse apprendre à cette princesse l'École des maris et des femmes par cœur; cela lui vaudra mieux que le Vrai Christianisme de feu Jean Arndt. Si encore elle voulait toujours danser sur un pied, apprendre la musique, nota benè, et devenir plutôt trop libre que trop vertueuse, ah! alors, mon cher général, alors je me sentirais du penchant pour elle, et un éternel ayant épousé une éternelle, le couple serait accordant; mais si elle est stupide, naturellement je renonce à elle et au diable. Tout dépendra d'elle, et j'aimerais mieux épouser Mlle Jette,40-a sans avantage et sans aïeux, que d'avoir une sotte princesse pour compagne. L'on dit qu'elle a une sœur qui du moins a le sens commun. Pourquoi prendre l'aînée? La seconde vaut autant qu'elle, et peut-être plus. Sapienti sat. Le Roi peut bien voir cela d'un œil égal, et cela lui peut être parfaitement indifférent. Il y a aussi la princesse Christine-Wilhelmine d'Eisenach,40-b qui serait tout à fait mon fait, et dont je voudrais bien tâter. Enfin je viendrai bientôt dans vos contrées, où peut-être je dirai comme César : Veni, vidi, vici.

J'ai banni la matière indivisible de mes lettres, et je vous réponds qu'elle n'y rentrera pas; c'était un ouvrage métaphysique et une comparaison poétique qui me l'ont fait enfanter à cet endroit de ma lettre. Aujourd'hui je suis en fête chez le sieur Rohwedell, à<41> l'occasion du départ de ces lieux; il y a un drôle assortiment de conviés; Dieu sait quel effet cela fera. Du reste je vous prie, mon cher général, de ne point croire que je sois si hochdeutsch de prendre mal le bon conseil que vous me donnez; si vous me déguisez vos pensées, alors je ne vous prendrai pas pour mon ami, car la fausseté marque une grande haine pour ceux envers qui on la met en usage. Je vous prie de rester toute ma vie sur le pied où vous êtes, et de dire un chat un chat, et Rolet est un fripon.41-a Il ne faut point flatter, car l'esprit humain se flatte assez de soi-même, et chacun a besoin d'un habile censeur qui soit fidèle et sache vous convaincre de votre tort ou de vos irrégularités, non en se ridant le front, mais en badinant. Je croirais être au comble de mes félicités, si nous pouvions voyager ensemble; si j'y puis contribuer, faites-moi, mon cher maître, le plaisir de me le dire. Mais je crains fort que le Roi ait trop affaire de vous, et qu'il ne puisse se passer de vos conseils.

La lettre de Baireuth est fort intéressante, et j'espère qu'au mois de septembre, ma sœur recouvrera sa première santé. Si je voyage, j'espère bien d'avoir la consolation de la voir pour quinze jours ou trois semaines; je l'aime plus que ma vie, et pour toutes les obéissances que j'avais pour le Roi, j'espère bien mériter cette récompense. Les divertissements du duc de Lorraine sont fort bien réglés, mais la cour fait trop peu; on aurait bien pu donner des bals à la cour. Que je suis ravi, mon cher général, de vous revoir et de parler à une personne dont je suis persuadé qu'elle est de mes amis! Je vous prie, monsieur, restez-le toujours, vous n'obligerez pas un ingrat, au contraire, une personne qui se fait gloire de témoigner sa reconnaissance, et qui n'a pas honte de reconnaître un bienfait reçu.

<42>

2. AU MÊME.

Cüstrin, 16 février 1732.



Mon très-cher général,

Je vous en croirais sur tout au monde, mon cher général, hormis sur le sujet des femmes, quoique je sache bien que vous les avez fréquentées jadis. Je vois néanmoins qu'une personne pour l'autre est plus heureuse, préférablement avec cette marchandise; pour ce qui regarde le reste, je persiste ferme dans mon sentiment, et il faudrait être grand philosophe pour me prouver qu'une femme coquette n'a pas beaucoup d'avance envers une dévote. Enfin, monsieur, si je dois me marier pour moi, il faut que ma femme soit selon mon idée, ou bien jamais nous ne chasserons bien ensemble. La surdité, et ce que vous m'écrivez de mon père, me chagrine véritablement, et c'est dans ces circonstances que mon cœur filial ne se dément jamais. Je l'aime véritablement, et pourvu qu'il me traite un tant soit peu passablement, je serai peut-être la personne qui lui sera la plus attachée. Je n'ai qu'à laisser agir la nature pour le lui témoigner, ce qui ne me donnera aucune peine, et n'aura pas un air gêné, non plus hardi. Je crois la prophétie de Fichmarc juste, car aujourd'hui j'ai reçu une fort bonne lettre du Roi, dans laquelle il me mande qu'il me fera venir bientôt à Berlin. Si vous avez occasion, je vous prierai de bien faire mes respects à la Reine; je suivrai, au reste, tous les avis de la lettre envoyée par estafette à pied, qui sert de réponse à celle où j'intercédais pour mon vieux monde. Au reste, monsieur, je tâcherai toujours de vous donner des preuves évidentes non seulement de ma reconnaissance, mais de l'estime et de la confiance parfaite que j'ai en vous, mon très-cher ami, étant comme je suis,



Mon très-cher général,

Votre parfait ami et serviteur,
Frideric.

<43>

3. AU MÊME.

Cüstrin, 19 février 1732.



Mon très-cher ami,

Jugez, mon cher général, si je dois avoir été fort charmé de la description que vous faites de l'abominable objet de mes désirs. Pour l'amour de Dieu, que l'on détrompe le Roi sur son sujet, et qu'il se ressouvienne bien que les sots, pour l'ordinaire, sont les plus têtus. Aussi il y a quelques mois qu'il écrivit une lettre à Wolden, où du moins il voulut me donner le choix de quelques princesses; je n'espère qu'il se donnera le démenti. Je m'en rapporte entièrement à la lettre que Schulenbourg vous donnera, car il n'est ni espoir de bien, ni raison, ni fortune qui puisse me faire changer de sentiment, et malheureux pour malheureux, cela est égal. Que le Roi pense seulement qu'il ne me marie pas pour lui, et que c'est pour moi; et lui-même il aura mille chagrins de voir deux personnes qui se haïssent, et le plus malheureux mariage du inonde, d'entendre des plaintes mutuelles qui lui seront autant de reproches d'avoir dressé l'instrument de notre joug. En bon chrétien, qu'il réfléchisse si cela est bien fait de vouloir forcer les gens, de causer des divorces, et d'être cause de tous les péchés qu'un mariage mal assorti nous fait commettre. Je suis déterminé plutôt à tout au monde, et puisque les choses sont ainsi, vous pouvez faire savoir d'une certaine façon au Duc, arrive ce qui peut, que je ne la prendrai jamais. J'ai été malheureux toute ma vie, et je crois que c'est mon destin de le rester; il faut se patienter, et prendre le temps comme il vient. Peut-être qu'une fortune si subite qui suivrait tous les chagrins dont j'ai fait profession depuis que je suis au monde m'aurait enorgueilli. Enfin, arrive ce qui veut, je n'ai rien à me reprocher; j'ai assez subi pour un crime exagéré, et je ne veux pas m'engager à étendre mes chagrins jusqu'aux temps futurs. J'ai encore des ressources, et un coup de pistolet peut me déli<44>vrer de mes chagrins et de ma vie; je crois que le bon Dieu ne me damnerait pas pour cela, et, ayant pitié de moi, en échange d'une vie misérable, m'accordera le salut. Voilà à quoi le désespoir peut porter une jeune personne dont le sang n'est pas si rassis que celui d'un septuagénaire. Je me sens, monsieur, et, quand on hait autant que moi les voies de la force, que notre sang bouillant nous porte toujours vers les extrémités.

J'approuve fort l'estafette de l'Empereur, qui condamne la démarche insensée de sa belle-sœur. Quel ridicule cette femme ne se donne-t-elle pas dans le monde, qui rejaillit sur sa fille par conséquent! S'il y a des honnêtes gens dans le inonde, ils doivent penser à me sauver d'un pas des plus périlleux où jamais j'aie été. Je me consume dans des idées mélancoliques, et je crains bien de ne pouvoir dissimuler mon chagrin. Voilà l'état où je me trouve; mais il ne me fera jamais changer à votre égard, mon cher général, étant avec une parfaite estime et toute la considération imaginable,



Mon très-cher général,

Votre parfaitement affectionné ami et serviteur,
Frideric.

J'ai reçu une lettre du Roi, où il paraît bien coiffé de la princesse, et je crois que je pourrais encore finir la huitaine ici. Quand le premier feu de l'approbation est passé, en la louant on peut faire apercevoir ses défauts au Roi. Mon Dieu, n'a-t-il pas encore assez vu ce que c'est qu'un mariage mal assorti, ma sœur d'Ansbach et M. son mari qui se haïssent comme le feu? Il en a mille chagrins tous les jours. Et à présent, si je dois vivre avec elle comme mari, il faut qu'elle soit belle, que nous sympathisions d'humeur; sans cela il est impossible que jamais je l'aime. Et quel but le Roi intente-t-il par là?<45> Si c'est de s'assurer de moi, ce n'en est pas le moyen. Madame d'Eisenach le pourra faire, mais point une bête, et, au contraire, moralement il est impossible d'aimer l'auteur de notre malheur. Le Roi est raisonnable, et je suis persuadé qu'il comprendra cela lui-même. Prévenons donc le malheur à temps, afin que nous n'ayons pas lieu de nous repentir de notre négligence.

4. DE M. DE GRUMBKOW.

20 février 1732.

A la fin le Roi m'a parlé avant-hier, me faisant promener avec lui dans le parc, et il me dit toutes les raisons de ce qu'il faisait par rapport au mariage en question, avec des raisons si sérieuses et si solides, que je n'en pus pas disconvenir, d'autant plus qu'il me dit que V. A. R. lui avait répondu que V. A. R. obéirait, mais qu'elle demandait de voir la personne en question, à quoi je persistai beaucoup. Il serait trop long de faire un rapport de cette conversation, qui demanderait plusieurs pages. Les cinq points sur lesquels j'insistai furent : 1o de ne vous pas presser de vous promettre d'abord, mais de vous donner le temps de connaître la personne en question, ce qui fut accordé; 2o de ne pas presser le mariage, ce qui fut aussi accordé; 3o de vous donner toute sa confiance, et de vous considérer, pas comme son fils, mais comme son ami. Le Roi dit : S'il est tel que vous me le dépeignez, cela arrivera sûrement; mais je crains que cela ne soit pas de durée. Pour moi, je comprends, dit-il, qu'il ne faut pas que nous soyons toujours ensemble; aussi il aura son ménage à part, et ce sera alors quelque chose de nouveau pour nous quand nous nous verrons. 4o J'ai prié le Roi de ménager V. A. R. et de tout faire avec douceur;<46> que par raisonnement et douceur on faisait tout avec elle; ce que le Roi goûta aussi. 5o Que le Roi vous devait occuper et donner des occasions de voyager et de voir le monde; sur quoi le Roi me dit que cela serait selon la conduite de V. A. R. Enfin, mille autres particularités que je me réserve de dire de bouche.

Ce midi, avant que de se mettre à table, le Roi me dit : Tenez, lisez. Et c'était une lettre de V. A. R., où elle consent à tout sans réserve. Le Roi me dit : Qu'en dites-vous? Je dis : Eh bien, Sire, que dites-vous de ce fils obéissant? que pouvez-vous demander davantage? Il me dit, les larmes aux yeux : C'est le jour le plus heureux que j'aie goûté de ma vie; et il s'en alla avec le duc de Bevern, et entra avec lui dans la chambre voisine, et ils s'embrassèrent beaucoup. Je n'ai jamais vu le Roi si content. Nous allâmes l'après-midi à la maison hollandaise du parc, où la Reine donna le café. Il n'y avait que la Reine, la Duchesse, la princesse Charlotte et la princesse de Bevern, et j'avoue qu'elle a changé beaucoup à son avantage, et que plus qu'on la voit, plus qu'on s'y accoutume, et plus qu'on la trouve jolie, et une couche de la grand'mère, et si l'embonpoint vient, et la gorge, qui se montre déjà, alors elle sera appétissante.

5. DU MÊME.

20 février 1782.

En m'éveillant, je reçois la belle lettre de V. A. R., qui me met hors de moi-même. Comment! pendant que V. A. R. accorde tout au Roi, elle parle en désespoir, et veut que je me tourne dans des affaires qui me pourraient coûter ma tête! Non, monseigneur; la chemise m'est plus près que le justaucorps, et puisque vous voulez faire le Don Car<47>los, je ne veux faire le comte de Grammont.47-a Vous êtes dans une situation brillante, en passe de voir votre fortune changée de tout en tout, et nullement pressé; et sans avoir vu la personne, voilà des résolutions désespérées, des projets chimériques, impraticables! Pour moi, Dieu m'a donné assez de jugement pour voir les suites de tout cela, qui seront funestes à V. A. R. et à tous ceux qui lui conseilleront en honnêtes gens. Ce n'est pas mon Beruf; ce que j'en ai fait, cela a été par surabondance et par bonne intention. Mais je ne suis pas obligé à me perdre, et ma pauvre famille, pour l'amour de V. A. R., qui n'est pas mon maître, et lequel je vois qu'il court à sa perte. Je crains trop Dieu pour m'attacher à un prince qui se veut tuer quand il n'en a aucune raison. Que fera-t-il donc, si le bon Dieu l'afflige par des malheurs réels et sensibles? Enfin, monseigneur, vous pouvez avoir tout l'esprit du monde; mais vous ne raisonnez pas en homme de bien et en chrétien, et hors de cela, point de salut.

Je ne dirai autre chose à V. A. R. que de se tranquilliser; le Duc et la Duchesse ont l'âme trop bien placée pour vous forcer à la princesse, que je n'ai pas dépeinte telle qu'elle est, parce que quand on dit : Ah! voilà une beauté, on y trouve mille défauts. Cette princesse, dis-je, ne sait pas un mot de son sort; je crois aussi qu'elle s'en ira comme elle est venue, sans chagrin. C'est à V. A. R. à démêler l'affaire avec le Roi son père, à qui elle a écrit une lettre si positive, dont je suis tombé des nues. Je plains de tout mon cœur la Reine, et pour moi, elle me permettra que je prenne très-respectueusement congé d'elle. Je la servirai avec mon sang dans tout ce qui sera conforme au service du maître et pour le véritable intérêt de V. A. R. Mais de me fourrer entre père et fils qui ont des inclinations si oppo<48>sées, je vois que c'est une entreprise qui cassera le cou à l'homme le plus prévoyant, et je me souviendrai toujours de ce que le Roi m'a dit à Wusterhausen, quand elle était dans le château de Cüstrin, et que je voulais prendre son parti : Nein, Grumbkow, denket an diese Stelle, Gott gebe, dass ich nicht wahr rede, aber mein Sohn stirbt nicht eines natürlichen Todes, und Gott gebe, dass er nicht unter Henkers Hände komme! J'ai frémi à ces paroles, et le Roi me les répéta deux fois, et cela est vrai, ou je ne veux jamais voir la face de Dieu, ni avoir part aux mérites de Notre-Seigneur.

Je comprends qu'après tout ce que j'écris, je perdrai les bonnes grâces de V. A. R.; mais j'y suis tout préparé. Elle me permettra que je me retire entièrement de ses affaires; je lui souhaite mille bénédictions, et je répandrais jusqu'à la dernière goutte de mon sang, si je pouvais empêcher le malheur que je prévois. Mais Salomon dit : Ein verständiger Mann siehet das Unglück und verbirget sich, aber ein Narr geht blindlings durch.48-a Et je crois qu'après avoir passé cinquante-trois ans, le rôle du dernier ne me conviendrait pas. Le duc de Lorraine sera ici samedi à midi, mardi au soir à Berlin, où il y aura grand bal jusqu'au matin. Je crois que le Roi fera venir V. A. R. vers ce temps-là, et je lui souhaite beaucoup de foi et un esprit rassis, beaucoup de jugement, point de prévention, et de prier Dieu qu'il la conduise par son esprit, sans quoi elle fera la triste expérience que tout notre savoir nous mène à notre perte; il faut que nous soyons conduits par la crainte de Dieu. Ce sont les sentiments dans lesquels je mourrai, étant très-respectueusement et sincèrement, etc.

<49>

6. M. DE GRUMBKOW A M. DE WOLDEN.

Potsdam, 22 février 1732.

J'espère que vous aurez vu celle que je me suis donné l'honneur d'écrire au Prince royal ce matin, et j'avoue que je suis fort surpris du contenu de la vôtre, du 19, qui accompagne celle du Prince royal, du 19. Je vous avoue que je vous croyais de mes amis; mais le style dont elle est conçue me paraît fort contradictoire. Comment, monsieur! le Prince royal écrit hier une lettre au Roi,49-a où il se soumet en tout au Roi, et que, quand même la princesse n'était pas belle, il ferait tout ce qui plairait au Roi; et vous avez la bonté de me dire que je trouverais les raisons du Prince royal valables et raisonnables, et que je dois employer tout mon crédit pour parer ce coup, c'est-à-dire rompre en visière au Roi, passer dans son esprit pour un intrigant et un traître, et donner un démenti à la propre lettre du Prince royal, que le Roi garde soigneusement! C'est à un homme aussi délié que M. de Wolden que je laisserai cette commission, et je n'ai pas assez d'esprit pour me faire couper la tête de bonne grâce et me faire rouer de sang-froid. Je laisse cet héroïsme à vous autres, et prends très-humblement congé du couvent. Je crois que votre estafette a eu son effet, car le Roi a été fort pensif aujourd'hui; et j'espère que vous ferez si bien, que nous verrons renaître les vieilles scènes. Si je n'ai pas loué la princesse de Bevern, c'était afin que le Prince royal la trouvât plus jolie; et je réponds de ma vie que si le Prince voyait la princesse d'Eisenach, belle comme on me l'a dépeinte, c'est-à-dire orgueilleuse et nullement d'esprit, qu'il préférerait cette jeune personne, qui se fera de jour en jour. Mais ce ne sont pas mes affaires. La matière devient trop délicate, et je veux absolument me retirer de<50> tout cela; je vois une malédiction déclarée sur la maison, dont les effets ne peuvent manquer, et je veux me tenir à mon directoire, et les autres n'ont qu'à démêler la fusée, car ce dernier coup m'ouvre les yeux. On écrit une lettre positive au Roi, et puis un autre doit se mettre à la brèche et risquer vie et honneur, pour ne rien effectuer que de jeter celui qui veut bien avoir la bonté de l'employer dans le dernier des malheurs. Que S.A. R. épouse madame d'Eisenach ou la Vénus la plus parfaite, tout cela m'est la même chose. Je vous supplie pour toute grâce d'oublier que nous nous soyons jamais écrit, et de disposer S. A. R. de m'oublier totalement; je n'aurai pas moins de zèle ni de ferveur pour les intérêts de la maison, et tant que mon maître vivra, je le servirai avec le dernier zèle et avec fidélité, fussé-je persuadé qu'il mourrait dans huit jours d'ici. Je ne suis pas fait pour souffler froid et chaud, et je vous prie d'être persuadé que je suis, etc.

Dans le moment on me fait dire que le Roi a mal passé la nuit, et qu'il a mal à son pied gauche. Comme apparemment vous viendrez bientôt à Berlin, je crois qu'il sera superflu de répondre à cette lettre; et le moins qu'on se pourra voir à Berlin sera le mieux, car je ne veux absolument pas me mettre entre père et fils. Je me suis assez exposé; il est temps de songer à sa propre conservation, ce qui est dans l'ordre, permis devant Dieu et les hommes, d'autant plus que je ne suis pas appelé à cela; et je ne me repens que trop de ce que mon bon cœur et mes bonnes intentions m'ont exposé de perdre les bonnes grâces d'un prince qui aura du bon, si le bon Dieu le fixe et lui donne plus d'années et encore quelques malheurs, car je crois qu'il en abusera moins que de trop de bonne fortune. Grand Dieu! quand je songe qu'un homme parle de se donner un coup de pistolet, sans avoir vu ni examiné un sujet dont les suites sont si éloignées; quand je songe qu'il écrit une lettre positive à son père, et qu'à moi il parle d'extrémités épouvantables, sans m'alléguer un seul expédient, com<51>ment avec honneur s'employer pour lui, ou lui être utile? Non, cela me surpasse sans rabat, et Dieu me fera la grâce de n'y plus me fourrer. Ut in litteris.

7. FRÉDÉRIC A M. DE GRUMBKOW.

Cüstrin, 22 (février 1732).



Monseigneur

J'ai été bien fâché de voir que vous interprétez fort mal la confiance que j'ai eue en vous, et que, sans entendre les gens, vous les condamnez d'abord si vite. C'est un signe que vous vous défiez toujours de moi, et que jamais vous n'avez eu confiance en ma personne. Qu'ai-je donc dit qui mérite que l'on se récrie si fortement, et que l'on veuille rompre toute amitié? Que je ne me laisserai jamais forcer à épouser une princesse pour laquelle j'ai une aversion. Voilà ce que je dis encore à présent, monsieur; mais ai-je dit que si la personne me plaisait, que j'y répugnerais? Pourquoi me faire un portrait si horrible, la dépeindre si sotte, si mal bâtie? Je ne me serais jamais déterminé sans cela, et c'est la faute des gens qui me font de tels portraits, et je ne sais point d'avoir promis au Roi d'une manière positive de prendre la princesse. Je lui ai dit que je lui garderais toujours l'humble obéissance que je lui devais, mais que je le priais de voir la princesse. Est-ce s'engager, monsieur? J'aurais tout aussi bien démêlé moi-même cette fusée avec le Roi, quoique je ne l'aie pas embrouillée. Mais Dieu le pardonne à ceux-là, car ils auront tout le mal qui en peut parvenir sur leur conscience. Voilà, monsieur, tout ce que je puis vous dire. Si vous parlez au petit Schulenbourg, il vous en dira davantage. Je suis bien lâché que vous ne me vouliez plus assister de vos conseils; mais ce qui me console, c'est que je ne vous ai pas offensé, et<52> que je n'ai rien à me reprocher. Je n'en serai pourtant pas moins avec beaucoup d'estime,



Monseigneur le général.

Votre parfait ami et serviteur,
Frideric.

P. S. Je ne fais point de différence entre les intérêts du Roi et les miens, et tant que je ne sais pas les raisons du Roi dans ce mariage, de moi-même je n'y puis trouver aucune nécessité. Peut-être que je changerai d'avis quand j'entendrai pourquoi.

8. AU MÊME.

Nauen, 25 avril 1732.



Monseigneur mon très-cher ami,

Je vous envoie une grande pancarte qu'un certain gentilhomme Plötz m'a envoyée. Je ne sais, ma foi, ce que c'est; je vous prie de la présenter et de m'en débarrasser. Je vais demain à Potsdam pour voir l'exercice, et nous le faisons ici comme il faut. Neue Besen kehren gut; il faut bien illustrer mon nouveau caractère,52-a et faire voir que je suis ein tüchtiger Officier. Que je sois ce que l'on voudra, vous pouvez toujours compter, monsieur, que je serai véritablement de vos amis, et que, quand l'occasion s'en présentera, je me ferai toujours un plaisir bien sensible de vous témoigner ma reconnaissance et la parfaite estime, mon cher général, que j'aurai toute ma vie pour vous. Adieu.

Frederic.

<53>

9. AU MÊME.

Nauen, 7 mai 1732.



Mon très-cher général,

N'ayant pas eu d'occasion sûre à vous écrire jusqu'à présent, j'ai différé, monsieur, de le faire jusqu'à présent. Je vous rends mille grâces de m'avoir bien voulu informer de tout ce qui se passe. En vérité, ce sont des choses fort désagréables, et que je souhaiterais fort qui n'arrivassent pas, que ces alliances qu'on veut tramer contre nous. Pourvu seulement que l'Empereur ne nous abandonne pas, il faut espérer qu'il n'y aura rien à craindre; Dieu ne permettra pas que l'on veuille attenter quelque chose de sinistre contre la maison, et en ce cas, je suis persuadé qu'il secondera la valeur de quatre-vingt mille hommes bien résolus de laisser leur vie pour le service de leur maître. En attendant ces entrefaites, je me trémousse ici d'importance pour faire parvenir l'exercice de mon régiment à sa maturité requise, et j'espère d'y réussir. J'ai trinqué il y a quelques jours à votre chère santé, monsieur, et je n'attends que la nouvelle du Horst, que mon veau que je fais engraisser le soit, pour vous l'envoyer. Vous voyez que j'accorde Mars et le ménage, et que, malgré les fatigues militaires, je ne cesse ni ne cesserai jamais de vous marquer comme je suis bien sincèrement, avec toute l'estime imaginable, mon très-cher général, etc

Je vous prie, mandez-moi le nom de votre secrétaire, que je lui puisse adresser mes lettres.

<54>

10. AU MÊME.

Nauen, 10 mai 1732.



Mon très-cher général,

Vous verrez par celle-ci que je suis exact à suivre vos avis, et que le Schulz de Tremmen va être à présent le premier ressort de notre correspondance. Je vous renvoie toutes les pièces que vous avez eu la bonté de me communiquer, hormis Charles XII, qui m'attache infiniment; les particularités, jusqu'à cette heure ignorées, qu'il rapporte, la grandeur des actions de ce prince, la bizarrerie de sa fortune, jointes au style vif, brillant et fleuri de l'auteur, rendent ce livre intéressant au suprême degré. Pour ce qui regarde la lettre de Hambourg, j'avoue que cet homme54-a sert bien son maître et avec toute la vigilance imaginable, ce qui prouve que la plus grande qualité d'un prince est de bien choisir son monde et d'employer chacun selon son caractère naturel, en le plaçant dans un poste convenable. Alors les maîtres sont bien servis, et les serviteurs en passe de le faire. L'affaire de la succession est une chose fort intéressante, et qui fera totalement changer de face nos affaires, selon sa réussite. Je sais bien que ce ne sera pas moi qui, par l'excès de mes levées, ferai du tort à cette négociation, pourvu qu'aucun autre ne le fasse. Je vous envoie ci-joint un fragment de ma correspondance avec l'illustrissime sieur Crochet; vous verrez par là, monsieur, que nous filons doux ensemble, et que nous sommes sur un grand pied. Je suis fâché d'avoir brûlé une de ses lettres où il m'assurait que dans l'antichambre il voulait parler de moi, et que mon nom avait été nommé au lever du Roi. Ce n'est certainement pas mon ambition de choisir cet illustre mortel pour publier ma renommée; au contraire, je la croirais souillée en sa bouche, et prostituée par sa publication. C'est bien assez parlé d'un objet si méprisable, et je crois que la plus grande grâce qu'on peut lui faire,<55> c'est de ne point parler du tout de lui. J'emploierai plutôt le temps et le papier qui me reste à vous assurer, mon très-cher ami, que je ne cesserai jamais d'être avec une estime infinie, etc.

11. AU MÊME.

Ruppin, 27 août 1732.



Monsieur mon très-cher général,

Vous savez sans doute la raison pour laquelle j'ai tardé à vous répondre, mon cher général, sans que je vous la répète. J'ai trouvé le Roi fort bien, et il a été fort gracieux envers moi, hormis le samedi, où je crois qu'il souscrivait l'ordre de la détention du pauvre Duhan, comme j'entrais dans sa chambre. Je crois qu'il me soupçonne de m'être intéressé pour lui, et il me dit qu'il ne se fiait point à moi, et qu'il croyait toujours qu'il y avait anguille sous roche, et que j'étais faux, tant que je paraîtrais avoir quelque amitié pour les malheureux qui furent jadis auprès de moi, et que l'Empereur lui avait parlé sur mon sujet, et lui avait demandé de quel caractère j'étais, qu'il y avait répondu qu'il ne se fiait pas à moi, mais que bien je serais un grand faquin ou un bon sujet.

Ego. Je suis fort surpris que Votre Majesté n'ait pas plus de confiance en moi, et qu'après que je lui sacrifie tant pour lui témoigner ma soumission, qu'elle ne soit pas persuadée de ma fidélité. - Or, dit-il, pour votre mariage, etc.; et je remarquai qu'il me soupçonnait d'indifférence ou de mépris sur ce sujet. Pour l'indifférence, c'est fort naturel de l'avoir pour une personne que l'on ne connaît que de vue; mais pour du mépris, je n'en ai pour personne au monde. Enfin, il me souhaite de bien prier Dieu pour déraciner tout ce que je pouvais avoir de pervers dans mon cœur, et ainsi finit la conversation; après<56> quoi il me dit que mes noces se feront le printemps prochain. Je m'en remets à ma destinée, qui gouvernera le tout comme bon lui semblera.

Pour la nouvelle que vous me marquez de Wreech, elle est authentiquement fausse, et je crois que j'en sais toutes les circonstances; mais il suffit que je vous dise que le tout vient de la médisance d'une certaine femme et d'un certain cavalier, mais le tout est faux. J'espère, mon cher général, d'avoir le plaisir de vous revoir bientôt en personne, et de vous remercier de toutes les attentions que vous me témoignez, vous assurant que je ne serai pas ingrat, étant avec toute l'estime imaginable, etc.

12. DE M. DE GRUMBKOW.

J'ai mené une vie si déréglée depuis quelques jours, que je n'ai pas été en état de répondre sur-le-champ à celle que V. A. R. m'a fait l'honneur de m'écrire du 27, du charmant séjour de Trézène. J'y ai vu le détail de la conversation avec le Roi, et il ne m'a pas plu, puisqu'il semble qu'il y reste toujours quelque levain que je souhaiterais bien voir totalement éteint; et je ne le comprends pas que le Roi puisse trouver mauvais qu'on s'intéresse pour des malheureux, principalement quand ils ne le sont pas par leur faute, et qu'il n'y a rien de criminel dans leurs actions. Aussi suis-je très-impatient de savoir si le Roi a signé l'ordre de relâcher Duhan; sans cela on reviendra à la charge, et je serais très-mortifié qu'on ne secondât pas les bonnes intentions que le duc et la duchesse de Brunswic ont pour lui par égard et tendresse pour V. A. R. Par rapport au reste de la conversation, V. A. R. a répondu très-sensément, et il faut bien que le Roi en<57> soit fort content, puisqu'il a conté qu'il était charmé de V. A. R., de ce que, lui ayant proposé un autre mariage dont on parle tant, elle lui a répondu qu'elle ne manquerait pas à sa parole, et qu'elle prendrait la communion là-dessus, enfin que V. A. R. s'était expliquée avec des sentiments si filials envers lui, qu'il mourrait content. Je ne puis concilier cela avec l'aigreur qu'il y a dans la conversation contenue dans celle de V. A. R.; du reste, V. A. R. a répondu en homme de droit, en disant que l'on ne pouvait aimer ce qu'on ne connaît pas à fond, et que pour le mépris, on ne le doit avoir que pour des personnes qui le méritent, cas dans lequel la princesse n'est pas. Pour l'amour, on ne se le donne, ni cela veut être forcé; tout ce que je souhaite à la future épouse de V. A. R., c'est une humeur douce, et de ne porter jamais sur elle de microscope par rapport à de certaines manières de son futur époux, beaucoup de patience, point de gêne, et aucune jalousie. Si j'étais son aga, voilà ce que je lui imprimerais bien fortement. J'envoie à V. A. R., sous le secret de la plus inviolable fidélité, une lettre que je reçois de ma fille, à laquelle j'ai ordonné de me mander ce qu'elle observait à la foire de Brunswic, et je crois qu'on ne se peut expliquer ni plus naïvement ni plus naturellement. Mais comme les matières sont délicates, je la supplie de me renvoyer cette lettre, puisqu'elle ne voudrait pas rendre malheureuse une personne qui écrit à son père, et pas par communication du Prince royal.

LA FILLE DE M. DE GRUMBKOW A SON PÈRE.

Quedlinbourg, 29 août 1732.

Pour m'acquitter de mon devoir et en même temps pour exécuter ses ordres, j'ai l'honneur de lui mander que j'ai trouvé la princesse<58> promise fort changée à son avantage depuis deux ans que je ne l'ai vue. Il est vrai que, quand elle est devant madame sa mère, elle n'ouvre pas la bouche, et rougit toutes les fois qu'on lui parle, ce qui vient de ce qu'elle est tenue fort rigidement et n'a aucune liberté, pas même de recevoir les dames dans sa chambre, qui veulent lui faire la cour; il faut que cela soit en présence de la Duchesse. Pour moi, qui ai eu l'honneur de parler avec elle aux redoutes, où elle était seule et pas gênée, je puis assurer papa qu'elle ne manque ni d'esprit ni de jugement, et qu'elle raisonne sur tout très-joliment, et est compatissante, paraissant avoir un très-bon naturel. Elle aime fort à se divertir, et on a trouvé qu'elle dansait bien; pour très-bon air, je ne puis pas dire qu'elle l'a, et elle se laisse fort aller. Je crois que si elle avait quelqu'un qui le lui dise, que cela se changerait bientôt, car personne n'y prend garde. Au reste, Berlin lui plaît beaucoup, et elle souhaiterait fort d'y retourner, car, selon qu'il paraît, elle désire le jour de ses fiançailles. La duchesse de Bevern a été très-mal, et ne se porte pas encore bien. Elle m'a fait la confidence qu'elle était attaquée de la gravelle, et qu'elle avait déjà rendu une pierre. Pour la duchesse régnante, elle se porte parfaitement bien, mais elle devient de jour en jour plus despotique; je crains que ce ne soit de courte durée, car le duc régnant devient fort vieux, et a une très-méchante toux qu'on craint beaucoup qu'elle ne lui joue un mauvais tour. Pour lui, il est fort aimé, et l'on s'étonne fort de sa patience. Ils nous ont tous comblés de leurs grâces par mille honnêtetés et distinctions.

<59>

13. FRÉDÉRIC A M. DE GRUMBKOW.

Ruppin, 3 septembre 1732.



Monseigneur mon très-cher ami,

Je vous renvoie, monsieur, l'incluse de la vôtre, que j'ai lue avec bien du plaisir et de l'attention. Le baron Gotter, qui a été ici ces jours passés, m'a entretenu de vos bacchanales, et il en a fait une description si naïve, que je pensais de me griser de la seule idée qu'il m'en donna; il me dit de même l'accueil de M. de Bülow, qui me fit extrêmement rire, et je crois qu'il aura été entièrement embarrassé de sa personne. Nous voilà donc à présent à la veille de voir le dénoûment de la grande affaire qui depuis si longtemps tient l'Europe en suspens pour en voir l'issue. L'Électeur palatin doit être à l'agonie; nos ordres sont arrivés, et l'on n'attend que le moment de sa mort pour nous envoyer l'ultimatum. Je serais charmé de voir agir la belle armée du Roi, et de pouvoir apprendre le métier de la guerre à l'abri de ses armes victorieuses. Que de bonheur ne se pourra-t-on promettre, ayant une juste cause, et se voyant animé par le désir de la gloire! Je me transporte déjà par avance dans les plaines de Juliers et de Berg; il me semble de voir prosternés ces nouveaux sujets aux pieds de leur nouveau maître, et nous ne nous servant de nos armes que pour imprimer la terreur et la crainte dans le cœur de nos lâches envieux. Je me prépare à présent pour être en état d'exécuter avec toute la justesse imaginable les ordres que j'ai reçus; je veux tendre mes tentes demain, et faire le reste des autres préparatifs nécessaires. Vous ne croirez pas, monsieur, dans quelle émotion se trouve notre petite ville; chacun court comme un perdu, les soldats prennent déjà congé de leurs hôtes, les officiers de leurs maîtresses, les vivandiers de leurs familles; enfin, à nous voir agir, vous diriez que nous allons partir demain, quoique nos ordres ne soient encore qu'assez vagues. Voilà ce qu'est l'homme, un animal qui aime les changements, et qui se<60> repaît de la première idée et du premier améliorissement de condition qu'on lui propose; ce serait un trop vaste champ à faire mille réflexions qui s'offrent naturellement à la vue de chacun.

Natzmer n'a pas pensé de venir ici; mais ce qui a donné lieu à ce faux bruit, c'est qu'il a envoyé son laquais par grande amitié, ayant appris par une autre fausse nouvelle qu'une grenade, en crevant, m'avait cassé la main, et que j'étais à l'agonie, ayant une terrible fièvre continue; l'on a pris le valet pour le maître, et ce quiproquo a causé ce faux bruit. Si je voulais croire toutes les nouvelles que l'on nous écrit de Berlin, j'aurais bien à faire, car la dernière que l'on me mande est que vous êtes dangereusement malade, monsieur, et que la tour de Saint-Pierre, faute de bon fondement, s'était écroulée. J'en reçois tous les jours de cette nature; mais fait à de telles nouvelles, je les entends, et les oublie sitôt que je les ai ouïes : je voudrais que l'on en fît autant. Je crois que l'ordre touchant la détention du pauvre Duhan sera signé, et j'en juge par là que le Roi m'a défendu de lui parler, si je le voyais à Brunswic. Je crains fort, monsieur, de vous ennuyer, ne vous entretenant que des choses qui me regardent uniquement; je vous en demande bien pardon, vous priant de le prendre pour une marque de la confiance que j'ai en vous, étant très-sincèrement et avec bien de l'estime, etc

Je vous prie de faire bien mon compliment au comte Seckendorff.

14. AU MÊME.

Ruppin, 4 septembre 1732.



Mon très-cher général,

Je viens de recevoir une lettre du Roi ce matin, qui a failli de me faire tomber de mon haut. C'est encore sur l'agréable sujet de ma<61> Dulcinée qu'elle roule. L'on veut me rendre amoureux, monsieur, à coups de bâton; mais par malheur, n'ayant pas le naturel des ânes, je crains fort qu'on ne pourra pas y réussir. Le Roi s'exprime en ces termes : Ayant appris que vous n'écriviez pas avec assez d'empressement à votre princesse, je veux que vous me mandiez la raison, et que vous lui écriviez plus souvent, etc. Je lui ai répondu qu'il y avait quinze jours qu'elle ne m'avait pas écrit, et qu'il y en avait huit que j'avais écrit ma dernière lettre : que je ne savais aucune raison à lui alléguer; mais la véritable est que je manque de matière, et que je ne sais souvent de quoi remplir ma page. Mon Dieu, je voudrais que l'on se ressouvînt un peu que l'on m'a proposé ce mariage nolens volens, et que la liberté en était le prix. Mais je crois que la grosse tripière, madame la digne duchesse, me joue ce tour-là, crovant de me ranger de bonne heure sous l'obéissance de sa fontange altière, laquelle je souhaite du fond de mon cœur que le diable foudroie. Je n'espère pas que le Roi se mêlera de mes affaires dès que je serai marié, ou bien je crains fort que les affaires n'aillent fort mal, et madame la princesse en pourra pâtir. Le mariage rend majeur, et dès que je le suis, je suis le souverain dans ma maison, et ma femme n'y a rien à ordonner; car point de femme dans le gouvernement de rien au monde! Je crois qu'un homme qui se laisse gouverner par des femmes est le plus grand coïon du monde, et indigne de porter le digne nom d'homme. C'est pourquoi, si je me marie en galant homme, c'est-à-dire laissant agir madame comme bon lui semble, et faisant de mon côté ce qui me plaît, et vive la liberté!

Vous voyez, mon cher général, que j'ai le cœur un peu gros et la tête chaude; mais je ne saurais me contraindre, et je vous dis mes sentiments comme je les pense devant Dieu. Vous m'avouerez pourtant que la force est une voie bien opposée à l'amour, et que jamais l'amour ne se laisse forcer. J'aime le sexe, mais je l'aime d'un amour bien volage; je n'en veux que la jouissance, et après, je le méprise.<62> Ainsi jugez si je suis du bois dont on fait les bons maris. J'enrage de le devenir, mais je fais de nécessité vertu. Je tiendrai ma parole, je me marierai; mais après, voilà qui est fait, et bonjour, madame, et bon chemin. Je vous demande bien pardon, mon cher général, de vous incommoder de ces sortes de nouvelles, qui ne sont point agréables, ni pour ceux qui les reçoivent, ni pour ceux qui les apprennent. Toujours vous comprendrez que cette manière d'agir ne fait que du mauvais sang, et que plus que l'on s'imagine de contrainte, plus que l'on prend d'aversion pour la chose vers laquelle l'on vous contraint. Enfin, je finis de vous ennuyer, mon cher général, vous priant d'être bien persuadé que je suis bien sincèrement et cordialement, etc.

15. AU MÊME.

Ruppin, 11 septembre 1732.



Mon très-cher général,

Vous m'avez fait une peur terrible, mon cher général, en m'envoyant les Ca....., et je serais resté dans un silence éternel, si la lettre que je viens de recevoir ne m'avait rassuré. Nous sommes ici dans une paix profonde, et je souhaiterais de n'être toute ma vie ni plus heureux, ni moins; je me contenterais volontiers de mon sort, pourvu que la paix l'accompagne, et que je puisse jouir de ma vie en tranquillité et sans inquiétude. Que je n'estimerais pas les sottises dans lesquelles le inonde fait consister sa vanité! et quel tort n'a-t-on pas de ne se point contenter d'un juste milieu qui est, à mon avis, l'état le plus heureux! Car le trop de grandeur est à charge et fatigue infiniment, et l'indigence rabaisse trop une certaine noblesse qui se trouve ordinairement pour base de nos caractères. Mais je m'estime heureux<63> dans la situation où le ciel m'a bien voulu mettre; je trouve que j'ai plus que je ne mérite, et je fais consister mon plus grand bonheur dans la connaissance que j'en ai. Néanmoins, je n'oublie pas mes bons amis qui contribuent à m'assurer ma sécurité, et je vous prie par conséquent de faire bien mes assurances d'amitié au comte de Seckendorff; tout errant qu'il est, je suis fortement persuadé qu'il n'oublie pas ses amis. J'espère que s'il va en Danemark, entre ci et Hambourg, il me fera le plaisir de vouloir bien prendre un repas chez moi : tout ce que j'ai de délicieux sera servi en abondance, et je n'épargnerai ni perdrix ni chevreuil, et le Champagne rouge coulera; enfin je ferai tous mes efforts pour bien recevoir un bon ami, et le meilleur plat que je lui pourrai présenter sera la bonne volonté de l'hôte. Je suis persuadé qu'il s'en contentera, et j'espère qu'il en sera persuadé.

Je ne bouge quasi pas de chez moi; je me divertis avec les morts, et ma conversation muette m'est plus utile que toute celle que je puis avoir avec les vivants. Ensuite je me récrée par la musique, et tantôt j'ai recours à la douce lyre dont Apollon daigne m'inspirer; mais plus discret en ma verve, je retiens le tout devers moi, et j'offre les productions d'Apollon à Vulcain, qui les résout. Telle est ma vie, et les occupations qui me la diversifient. Je souhaite, en attendant, du fond de mon cœur que vous passiez votre temps agréablement, et que vous soyez persuadé, monsieur, que je serai toujours avec une estime parfaite, etc

Dans ce moment je reçois l'incluse, que je vous envoie, vous priant de me conseiller ce que j'ai à faire.

<64>

16. AU MÊME.

Ruppin, 23 septembre 1732.



Mon très-cher général,

Votre lettre n'a pas manqué de me faire le plaisir que me font ordinairement toutes celles qui viennent de votre part; mais je vous avoue, mon cher général, que ce qui regarde votre raisonnement touchant l'entrevue de Rühstädt (quoique tout ce que vous dites se trouve fort juste) ne m'a pas plu infiniment, car j'aime beaucoup à faire tout ce qui me peut réjouir; et comme j'aurais été bien aise de vous revoir et de profiter de votre agréable compagnie, cela m'a fait beaucoup de peine d'être obligé d'en rester là, quoique je ne désespère pas entièrement de vous revoir un jour.

Le comte de Seckendorff a passé ces jours par ici. Je l'ai régalé de mon mieux, et j'ai fait tout ce que j'ai pu pour lui donner le goût à repasser ici à son retour. Messieurs nos aigrefins ont dit mille sottises qui l'ont bien fait rire. Pour moi, qui suis fait à cela, je ne m'en émeus non plus que de voir tous les jours monter et descendre la garde. Il m'a dit que la cour était fort solitaire, et qu'il y aurait certainement une indigence de flux de bouche et une grande profusion de vin. Je ne sais aucun meilleur remède à ceci que de faire revenir le gros comte de la Barbarie prussienne, où il s'est confiné.

Nous avons eu ici, il y a quelques jours, une bande de comédiens qui nous ont donné le plus superbe spectacle que l'on ait vu depuis mémoire d'homme dans notre ville. Imaginez-vous donc, monsieur, que mardi passé, comme le 16 de ce mois, nous fûmes à la maison de ville, où se présenta pour le premier aspect un théâtre de magnifique structure. L'amphithéâtre était composé de quelques poutres entassées par un heureux hasard les unes sur les autres, et qui, selon toutes les apparences, attendaient le moment que la pourriture et les<65> vers dussent les faire changer de place. Un paravent de cinq feuillets était placé vis-à-vis de l'amphithéâtre, qui, par une grande balafre qu'il avait dans un de ses flancs, faisait entrevoir une bougie de suif dont la faible lumière suffisait à peine pour éclairer six racleurs de boyau qui se donnaient tous six au diable pour jouer un fort mauvais concert dont ils ne pouvaient venir à bout. Ils eurent le temps de travailler à leur aise et d'écorcher les oreilles de leurs malheureux auditeurs. Après avoir exercé notre patience plus d'une grosse heure, l'on vit, environ vers les huit heures, au bout de la salle, une lumière dont la clarté éveilla l'espérance quasi entièrement éteinte des spectateurs. Chacun se promettait merveille, et se formait dans sa cervelle une idée merveilleuse de ce qui allait arriver, lorsque, à notre grand étonnement, entre deux lampes allumées l'on vit paraître (non comme le soleil) une servante dont la crasseuse description salirait sans doute le papier. Après avoir placé ces deux lampes aux deux côtés du soi-disant théâtre, la dame s'en alla, en nous annonçant que la scène allait s'ouvrir. Le maître de la bande, charlatan, vrai vendeur de mithridate, parut le premier, vêtu d'un habit qui avait été neuf au commencement du dernier siècle. Sa perruque, à force d'avoir servi à ombrager mainte tête, avait tant été bonne, qu'elle ne valait plus rien. Néanmoins, elle couvrait tant qu'elle pouvait le peu de cervelle de notre acteur, et le reste de ses lambeaux fugitifs pendait négligemment sur ses épaules. Une longue rapière de six pieds deux pouces traçait, quand il se tournait, à l'entour de lui un cercle aussi juste que si un compas l'avait fait. L'ajustement de ses pieds répondait parfaitement au reste, et tout ce que l'on trouvait de plus rare en lui était une paire de gants blancs qui paraissaient tout neufs. Après avoir déclamé d'un ton de crocheteur un très-mauvais rôle, parut sur la scène son épouse, qui avait la moitié du visage éclipsée par un assassin dont la grandeur gigantesque lui couvrait la<66> joue, un peu de la gorge, la moitié de l'œil gauche, et le front. Sa tête, plus hideuse que celle de Méduse, était couverte d'un chiffon ramassé dans les halles, et sa gorge, qu'elle prenait soin d'étaler le plus qu'elle pouvait, se trouvait entourée d'un beau collier de fausses pierres. Le sac dont elle était vêtue se trouvait tendu par le panier, qui, étant plus large que l'habit, lui faisait faire mille grimaces. Le tout de l'ajustement était relevé par un terrible postillon d'amour couleur de chair. Après la description de son ajustement, je crois, monsieur, que vous aurez une juste idée de l'actrice. Sa voix ne démentait pas non plus sa figure, car, d'un ton glapissant, aigre-doux, elle fit, en reniflant, une déclaration d'amour dont je me suis marqué tous les termes pour m'en servir à temps. Elle était justement à dégorger son rôle, lorsque le diable, qui s'en mêla, fil un changement de scène; car, tout d'un coup, il se fit une terrible rumeur, et tous les auditeurs se virent sens dessus dessous. Les poutres sur lesquelles ils étaient, placées en forme de banc, n'étant pas trop bien assurées, se mirent à rouler. Ceux qui étaient dessus tombèrent par conséquent, et, tombant avec les planches sur ceux qui étaient postés devant, entraînèrent ceux-ci avec leur chute. Se trouvant donc pressés les uns sur les autres, la plupart dans une situation très-incommode, ils criaient comme des enragés au secours. C'était alors un plaisir de voir de quelle façon cela a été ajusté; un homme, une chaise, une fille, une poutre, un soldat, un garçon, enfin tout était confondu comme dans une résurrection. Après que l'on se fut donné bien de la peine, nous nous tirâmes chacun l'un après l'autre de ce fracas. Que de jurements en dieu ne se firent pas alors! et qu'il faisait beau voir comme chacun de ces malheureux pestait contre l'opérateur! Chacun, de dépit, s'en alla chez lui laver son museau ensanglanté d'eau fraîche. Pour moi, je pris le même parti, donnant l'opérateur, sa femme et toute la troupe au diable, et jurant de bonne foi de ne jamais remettre le pied en telles comédies. Ne voulant pas m'être<67> ennuyé tout seul, je prétends m'en dédommager par ce récit, et je vous prie, monsieur, de me le passer malgré sa longueur, vous assurant que je suis du reste avec beaucoup de cordialité et d'estime, etc.

Frederic.

17. AU MÊME.

Ruppin, 25 septembre 1732.

Je crois que c'est pour me faire encore plus regretter votre compagnie que vous me faites l'agréable description de la vie champêtre que vous menez à Rühstädt. Vous convenez avec moi qu'on jouit à la campagne d'un repos que l'on ignore à la cour. C'est ce qui me fait trouver tant de charmes à ma solitude, et ce qui me fait goûter le genre de vie des petites villes, où les soins et les inquiétudes sont bannies de l'esprit. Vous ne craignez jamais de venir trop tard; étant le maître, vous êtes au-dessus des compliments qui obligent souvent, par bienséance, de proférer des paroles que le cœur désavoue. Vous réglez les heures du jour selon qu'il vous plaît, vous ne voyez que ceux que vous voulez, et ce nombre de faux amis, inévitables aux cours, n'interrompt pas votre tranquillité, et vous laissez à Dieu et à notre monarque le soin de gouverner la machine de l'État. Déchargé du fardeau que donnent les soins des affaires, le sommeil vous devient paisible; des rêves fortunés vous font passer la nuit agréablement; le sommeil semant de ses pavots sur vos yeux, ils ne se rouvrent qu'après que le valet de chambre, à force de secousses, vous les fait rouvrir, et alors vous projetez de quel divertissement vous voulez jouir ce jour-là. Étant au-dessus de l'indigence, les soins du lendemain ne vous incommodent pas, et un repas frugal, accom<68>pagné de bon vin, vous attend toujours prêt, jusqu'à ce que l'appétit dicte l'heure où il doit être servi; alors, affamé par la saine et légère émotion qui avait précédé, tous les mets à la table semblent exquis, et meilleurs que si Stats les avait faits. La compagnie, quoique peu choisie, ne manque pas d'avoir ses agréments; la diversité d'humeur des conviés fournit une ample matière à philosopher. Les fades plaisanteries de l'un, le sot orgueil de l'autre, l'ignorant qui contrefait l'homme d'étude et de savoir, le hableur et tous ces gens, par le manque de savoir-vivre, découvrent leurs caractères infiniment plus que ceux qui, par l'usage de la cour et par une fine dissimulation, savent voiler leurs caractères. Enfin on se fait un plaisir de tout, et telle nymphe villageoise, embaumée d'odeur de gousset d'aisselle, plaira mieux que la comtesse D. . havec tous ses airs précieux. La liberté d'esprit se répandant aussi bientôt dans toutes vos manières, l'on devient plus aisé, et ayant le temps et la liberté de l'employer à ce qu'on juge à propos, l'on peut s'étudier, et en faisant des réflexions et en réfléchissant sur des événements que l'on voit arriver dans le monde, l'on revient bien de l'éblouissement que donne le vain éclat des grandeurs. Plus on est élevé, et plus on est esclave, tant des grands seigneurs que de l'État, des importuns, des affaires, et, plus que de tout, du qu'en dira-t-on.

Peut-être vous moquez-vous bien, monsieur, qu'à mon âge je fasse des réflexions qui paraissent si détachées du monde. Je l'aime néanmoins, et j'avoue que le tempérament vif que la nature m'a donné me porte avec impétuosité vers tous les plaisirs dont la jeunesse est folle; néanmoins, le malheur m'a appris à mitiger ces fougues, et quoique je sois bien loin d'être maître de moi-même, ni d'abjurer le monde comme font les quiétistes, néanmoins j'ai appris à raisonner juste, et j'espère qu'avec le temps je serai en état de suivre les préceptes que la raison me dicte. Vous me ferez, en attendant, toujours un vrai plaisir de me montrer le bon chemin, et vous verrez que je<69> ne serai pas ingrat, me sentant déjà avec une vive reconnaissance et une parfaite estime, etc.

Frederic.

Le proverbe dit qu'aucun Allemand n'écrit sans apostille; je ne démens donc pas non plus ma nation, et ayant oublié de parler de la lettre de R., je vous dirai que je la trouve excellente, d'autant plus que l'expédient est bon.

18. AU MÊME.

29 septembre 1732.



Mon très-cher ami,

Je vous écris pour me délasser des sottes lettres que j'ai été obligé d'écrire, vous comprenez bien où, et j'ai été fort surpris que mes compliments fassent plus d'effet sur les esprits que les autres, car pour un compliment que la civilité m'obligeait de faire, vous allez voir par l'incluse quelle foi l'on y ajoute. Je crois que c'est pour me faire accroire que je suis éloquent; j'avoue que ce n'était pas tout à fait mon dessein de l'être dans cette occasion; mais comme l'on se flatte volontiers de ce que l'on souhaite, M. le duc me fait des remercîments comme si j'étais l'homme du monde le plus épris des charmes de sa fille, il me fait son panégyrique pour ajouter à la haute estime que j'ai déjà d'elle, et il me fait les honneurs de son cœur, comme d'un cabaret. Tout ce que je viens de dire a fait tant d'effet sur moi, que, lui souhaitant le suprême bonheur, je fais des vœux du ibnd de mon cœur que l'empereur de Maroc devienne amoureux par réputation des beautés de cette princesse, et qu'il l'enlève et l'épouse. Impératrice de Maroc vaut de deux degrés une princesse royale de Prusse.<70> Voyez après cela si je ne suis pas chrétien, et si je ne souhaite pas tout le bien à des personnes qui me causent tous mes chagrins. J'avoue que je suis moi-même surpris de cet effort de générosité, et que je ne puis comprendre comme l'on peut être si bon.

A propos, monsieur, j'ai eu hier des huîtres fraîches, des buttes, des chapons gras, et j'ai fait un repas de Hambourg. J'ai pensé plus de vingt fois à vous, et j'avoue que j'ai eu une démangeaison extrême de vous avoir de la partie. Or, ceci ne sont point des compliments, et je vous dirai la clef à quoi vous pouvez connaître quand c'est vrai ou compliment : quand c'est vrai, alors ce que je dis paraît naturel, et est écrit sans contrainte; mais quand c'est cérémonie, alors je fais un grand galimatias de phébus et de compliments, selon les modèles ordinaires. Je sais que vous êtes un peu soupçonneux; c'est pourquoi je vous préviens, et je vous prie de croire que, quand je vous dis que je vous aime de tout mon cœur, que c'est bien sincèrement, avec bien de l'estime, étant votre parfait, constant et fidèle ami et serviteur,

Frederic.

19. AU MÊME.

Ruppin, 3 octobre 1732.



Monseigneur mon très-cher ami,

Je suis dans le plus grand embarras du monde, ayant reçu un ordre du Roi de faire le Pacht-Anschlag vom Amt Ruppin. A vous dire le vrai, je n'en sais pas assez pour faire cela tout seul. C'est pourquoi je vous prie de me tirer de cet embarras en m'envoyant un homme qui sait faire un Anschlag. Vous ne sauriez m'obliger davantage, car je suis dans de terribles peines; je vous prie donc de m'en tirer, et<71> cela, au plus vite. Je suis embarrassé autant que je puis, et je vous prie de m'aider; je dois faire plus, et si je sais comment, je veux être pendu. Je vous prie donc de me montrer en cette occasion si, comme vous avez déjà fait en tant d'autres, vous êtes mon ami; quoique je n'en doute point, ceci ajoutera infiniment aux obligations que je vous ai déjà, étant avec toute l'estime imaginable, etc.

Frederic.

20. AU MÊME.

Ruppin, 13 octobre 1732.



Mon très-cher ami,

J'ai reçu avec bien du plaisir les deux lettres que vous avez eu la bonté de m'écrire, et je vous assure que je me suis représenté le repas que vous avez donné au Roi, tout comme si j'y avais été. La scène de Nossig m'a beaucoup déplu, car les jeux de main finissent mal, pour l'ordinaire. Je serais fort surpris, si le Roi mettait Degenfeld à la tête des gendarmes, et, à vous dire la vérité, je doute beaucoup que cela se fasse. Pour ce qui regarde M. Hille, j'espère qu'il tâchera de se faire des amis en Prusse; c'est une chose essentiellement nécessaire à chacun, et principalement quand on est dans un pays étranger. Ce que vous me mandez, mon cher général, des nouvelles que l'on débite sur mon compte en Poméranie, je puis vous assurer que j'en suis fort en repos, car, quand on n'a rien à se reprocher, alors l'on peut aller le nez en l'air. Mais je suivrai pourtant votre conseil, et je dirai, sans faire semblant de rien, à Wolden que j'avais entendu que l'on débitait tant de nouvelles sur mon compte, et que jusqu'en Poméranie il y avait des personnes médisantes qui se mêlaient de raisonner sur mon chapitre, et que, si j'apprenais un jour<72> de qui cela pouvait venir, je tâcherais de m'en venger. Je vous débrouillerai toute l'affaire de l'Anschlag vont Amt Ruppin. J'ai écrit au Roi que, selon ses ordres, je ferai l'Anschlag; ensuite, lui faisant rapport de ce que j'avais déjà vu, je lui ai dit que je trouvais que tout avait été fait avec une grande accuratesse, et que je craignais fort que je ne pouvais pas faire beaucoup plus que le dernier Anschlag avait été. J'ai vu les Anschläge, car le bailli les a, et j'ai écrit au Roi dass ich nicht viel vom Vorigen würde ändern können. C'est pourquoi il a fait venir le General-Anschlag, afin que je ne le puisse pas copier mot à mot. Je suis tout hors d'affaire, car, entre nous soit dit, je trouverai un plus de cinquante ou soixante écus tous les ans, sans charger les paysans. Rohwedell m'aide à dire la vérité, car sans cela il n'y aurait pas moyen d'y suffire. J'espère avoir achevé le tout dans trois semaines. J'attends le Landmesser, qui doit arriver tous les jours, et je vous prie de me croire bien cordialement et sincèrement, etc

Puisque vous voulez, l'Excellence sera retranchée des couverts. Mais si c'en est trop, je vous prie de ne m'en pas imputer la faute, car personne ne sait plus mal titrer que moi. A peine tiens-je les noms des gens, et il me suffit de savoir qu'ils sont honnêtes gens; pour le reste, je donne comte, marquis, duc, cousin, Excellence, frère, etc., à tort et à travers, sans savoir si je fais bien, ou non.

21. AU MÊME.

Ruppin, 19 octobre 1732.

J'ai reçu la vôtre avec bien du plaisir, et je vous suis bien obligé du plaisir que vous me faites de m'écrire si souvent. Pour ce qui regarde l'affaire du bailliage, j'écris tout de main propre, et tout se fait par<73> moi. Il y aura, à ce que je crois, un plus de trois cents à quatre cents écus, et sans qu'aucun paysan ne soit chargé. J'avoue qu'il faut être bien industrieux pour trouver autant d'amélioration à un pays qui a été taxé par trois présidents.

Il n'y a pas la moindre nouvelle ici, sinon que j'ai reçu avis de Berlin que l'on raisonnait de moi de tous côtés, et cela, d'une manière fort désavantageuse, ce qui me fait beaucoup de chagrin; et le tout vient que le major Quadt avec quelques officiers du second bataillon ont eu quelques démêlés avec un ministre, et j'ai appris, depuis, qu'ils ont rejeté le tout sur moi, quoique je ne connaisse pas seulement le ministre, et que je n'aie été informé du lait que le matin après. J'ai mis bon ordre que de pareilles choses ne se passeront plus dorénavant. Mais je suis fort fâché que l'on m'impute tout ce qui se fait, quand même c'est à quatre lieues de chez moi. Ce ministre, à ce que je m'imagine, aura cru que c'était par mon instigation qu'ils lui ont cassé les fenêtres, et comme la sainte race est vindicative au suprême degré, il aura répandu parmi tous ses collègues que je suis un impie et un scélérat; ce qui me fait ressouvenir d'un bon mot du prince de Condé, qui disait, au sujet du Tartuffe de Molière, que s'il avait joué le ciel, personne n'aurait crié, mais qu'en jouant les dévots, tout cet escadron fourré avait donné sur lui.

Si je savais faire de l'or, je communiquerais d'abord ma science à ma pauvre sœur de Baireuth; elle en a certainement besoin, et je souhaiterais de tout mon cœur qu'il plût à M. son beau-père de passer le pas; il se consolerait facilement, à ce que je crois, si seulement il avait assurance que l'on brasse de l'eau-de-vie dans le ciel. Son fils est bien aimable, et je lui trouve le meilleur cœur du monde. Tout ce que je trouve à redire, ce sont de certaines distractions qu'il a, qui ne siéent pas bien.

Me voilà, pour le coup, au bout de mon latin. Adieu, mon cher ami; deux cents huîtres d'Angleterre et une bouteille de Champagne<74> m'attendent. Vous pouvez compter que je ne boirai pas un verre avant que d'avoir bu celui de votre santé, qui, je vous assure, m'est fort précieuse, étant de tout mon cœur et avec bien de l'amitié, mon cher ami, etc.

Frederic.

Je vous renvoie ci-joint l'incluse de la vôtre.

22. AU MÊME.

Ruppin, 23 octobre 1732.



Mon très-cher ami,

J'apprends que l'on a donné de mauvaises impressions au Roi sur mon chapitre, et que l'on me fait passer pour un athée devant lui. Je suis au désespoir de l'apprendre, et, n'y ayant rien de plus faux au monde, je vous prie de me dire de quel moyen il faudrait se servir pour le détromper et pour faire cesser ces bruits. Le meilleur est que je suis bien éloigné d'avoir les sentiments que l'on m'impute, et que je ne sais pas seulement d'où ces bruits peuvent être venus, car je crois qu'en aucun lieu du inonde l'on ne parle moins de thèses de religion que chez moi; mais je crois que le tout se fonde sur ce que j'ai eu le plaisir de vous écrire dernièrement, et que ce ne sont que des aigreurs de prêtres. A peine ai-je surmonté une difficulté, qu'il y en a une autre qui se présente; à la fin je croirais que j'ai la tête de Méduse à combattre, ou bien celle de Cerbère à cent tètes. Je vous prie de continuer d'être mon secondant, et je prendrai bon courage, vous assurant que je ne cesserai jamais d'être avec beaucoup d'estime et de considération, etc.

Frederic.

<75>

23. AU MÊME.

Ruppin, 23 octobre 1732.

Dans ce moment je viens de recevoir la vôtre, du 22, dont je vous suis sensiblement obligé. Je ne manquerai pas de remédier à tous les griefs du chapitre de Brandebourg, et j'espère que vous aurez lieu d'être satisfait. Les vers sont assez jolis, mais je suis fort pour le dernier, qui vaut tous les autres. Pour ce qui regarde le discours du Roi avec Nossig, je vous avoue que cela me fait beaucoup de peine. Je crois que vous recevrez une lettre de moi, monsieur, que j'ai écrite aujourd'hui, et qui rouie sur ce sujet, ayant été averti de ce que l'on m'avait rendu de mauvais offices. Dieu sait que je suis si retiré à présent que l'on peut être; je m'applique aux affaires du régiment, beaucoup d'exercices; ensuite les commissions économiques que le Roi m'a données m'occupent; après, le temps du manger, après, la parole; ensuite, si je ne vais pas voir quelque village, je me divertis à lire ou à la musique. Vers les sept heures, je vais dans la compagnie des officiers, qui s'assemblent, ou auprès des capitaines, ou auprès de Buddenbrock, ou auprès des autres; je joue avec eux. A huit heures je mange, à neuf heures je me retire, et voilà comme se passe régulièrement un jour comme l'autre, hormis quand la poste de Hambourg vient; alors j'ai une compagnie de trois ou quatre personnes dans ma chambre, et nous soupons seuls, parce que ma dépense ne s'étend pas à rassasier dix personnes de denrées si chères. Tout le divertissement que j'ai est de me promener sur l'eau, ou bien de jeter quelques fusées dans un jardin qui est devant la ville. Voilà tout au monde qui se fait, et je ne vois pas comme, dans un endroit sédentaire comme celui-ci, l'on peut passer son temps autrement. Je souhaiterais pourtant de tout mon cœur de pouvoir détromper le Roi sur tout cela. Selon moi, il n'y a rien de si innocent que cela, et je ne vois pas comment je pourrais être plus retiré. Entre nous soit dit,<76> l'on a mis en tête à la Reine que j'étais débauché à tout excès, et il paraît qu'elle le croit. Je ne sais d'où vient que tout le monde parle tant de moi sur cela, car, à dire vrai, on a de la chair, et je ne nie point que quelquefois elle soit faible; mais, pour quelque petit péché, l'on est réputé pour le plus grand débauché de la terre. Je ne connais personne qui n'en fasse autant, et il y en a tant qui font pis, que je ne sais d'où cela vient que personne ne parle d'eux. J'avoue que cela me chagrine beaucoup, et que, si je pouvais, je serais bien fâché contre les pendards qui vont semer de telles nouvelles, quoique pourtant tout se passe sous main.

Vous voyez, mon cher ami, que je suis fort sincère, car je vous dis tout comme je le pense et comme cela est, sans vous divulguer rien. Je sais que vous avez compassion de mes faiblesses, et que vous savez bien, ou du moins que vous espérez que le temps me rendra sage. Je fais tout mon possible pour le devenir, mais je ne crois pas que Caton fût Caton comme il était jeune. Conservez-moi, en attendant, je vous en prie instamment, mon très-cher et généreux ami, votre précieuse amitié et votre assistance. Continuez à me tirer de mes peines comme vous avez commencé si dignement, et comptez sur toute l'estime et la reconnaissance qu'un honnête homme vous doit, l'ayant tiré de tant de difficultés. Je suis, etc.

Frederic.

Je vous supplie de vous informer si l'on continue à parler encore de cette façon sur mon chapitre, ou si enfin tous ces maudits bruits se sont éteints, et si le Roi est remis et mieux persuadé de moi. Sono tutto à toi.
P. S. Ce qui me donne un peu bon courage, c'est que je viens de recevoir des perdrix du Roi. J'espère qu'il n'ajoutera pas foi à tous les discours que l'on répand sur moi.

<77>

24. AU MÊME.

Ruppin, 27 octobre 1732.



Monseigneur mon très-cher ami,

J'ai reçu avec bien du plaisir celle que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire, et je reconnais de plus en plus à chaque jour comme vous êtes de mes amis. L'affaire qui à présent me tient le plus à cœur est de faire cesser tous ces mauvais discours dont je suis toujours le sujet. Dieu est mon témoin que je n'ai jamais lu Spinoza, et que je ne l'ai pas, preuve de la fausseté des choses que l'on débite sur mon sujet; et je vous assure que, à les examiner toutes, l'une ne céderait en rien en fausseté à l'autre. Je me sens en cela la conscience si bonne, que je n'ai rien à me reprocher; mais j'avoue que, malgré tout cela, de pareils discours me sont extrêmement sensibles. Je risque tout, si le moindre de ces bruits parvient devant les oreilles du Roi, qui, bien loin d'examiner si les choses sont ainsi, ou non, prendra facilement l'affirmative.

J'ai reçu l'ordre de me rendre le 29 au soir à Wusterhausen. Je crois que le duc de Bevern y viendra. Je vous prie de vouloir bien parler à Wolden, qui sait tout ce qui se passe chez moi, et qui peut vous dire ce qui en est. La chasse de Landsberg est encore à moi; ainsi vous pouvez en jouir, comme de tout ce qui m'appartient, et vous me ferez un véritable plaisir de vouloir vous en servir souvent. Je vous prie, mon cher ami, de m'assister pour me tirer de tous ces mauvais discours; je vous en aurai des obligations jusqu'à ma mort, et je ne cesserai d'être, avec beaucoup d'estime,

Tout à vous,
Frederic.

<78>

25. AU MÊME.

Ruppin, 11 novembre 1732.



Mon très-cher ami,

Je vous renvoie ci-joint les incluses des vôtres. Je suis sensible autant que l'on peut à ce qui regarde le sujet de la lettre de Baireuth. Je rêve nuit et jour de quelle façon l'on pourrait y remédier, et j'espère que le bon Dieu gouvernera tous les cœurs de façon que le sort de ma sœur soit adouci. Mon cœur me saigne d'apprendre le triste sort des réfugiés. Il me semble que l'on ne saurait assez récompenser la constance que ces braves gens ont témoignée, et l'intrépidité avec laquelle ils ont souffert toutes les misères du monde plutôt que d'abandonner l'unique religion qui nous l'ait connaître les vérités de notre Sauveur. Je me dépouillerais volontiers de la chemise pour partager avec ces malheureux. Je vous prie de me fournir des moyens pour les assister; je donnerai de tout mon cœur, du peu de bien que j'ai, tout ce que je puis épargner, et je crois que chaque honnête homme devrait se faire un devoir d'assister de toutes ses forces des gens dont les pères et les parents ont souffert pour l'amour de Notre-Seigneur. Quel triste présage pour les pauvres Salzbourgeois! Ne serait-ce pas un motif pour leur faire obtenir leurs pensions?

Je viens à présent à Syberg, dont je n'ai jamais eu bonne opinion. Je le crois double coquin, et je vous loue infiniment, monsieur, d'avoir averti le Roi de se garder de ce fripon. Vous me dites, monsieur, qu'il m'avait mêlé dans son jeu; mais la meilleure justification que j'aie, c'est que je ne lui ai jamais parlé qu'en présence de beaucoup de témoins. Adieu, mon cher ami; je me recommande dans votre constante amitié, et je vous assure que je ne changerai jamais envers vous dans les sentiments d'estime et de considération avec lesquels je suis, etc.

Frederic.

<79>

26. AU MÊME.

Ruppin, 18 novembre 1732.



Mon très-cher ami,

Je vous renvoie toutes les incluses en même ordre que je les ai reçues, et je vous en rends mille grâces. Je vous avoue, plus je pense, plus l'affaire des réfugiés me perce le cœur. Je vous envoie ci-joint cinquante thalers, que je vous supplie de faire tenir au pauvre malheureux Duhan; je l'ai cru relâché, et je suis au désespoir d'apprendre qu'il n'en est rien. Mon Dieu, si l'on pouvait remédier à tout! Voilà ma sœur de Baireuth qui va nous fournir de nouveaux chagrins. Si le bon Dieu voulait donc fléchir le cœur du maître à son égard, ou s'il y avait un bon remède! La lettre de Goltz est spirituellement écrite, et si les choses sont comme il les accuse, j'avoue que le roi de Pologne m'a bien la mine d'être berné, juste salaire des faussetés innombrables que ce prince a commises. Je vous prie, mon très-cher ami, de me conserver votre amitié, qui m'est bien précieuse. Je vous prie, soyez persuadé que personne ne saurait vous aliéner la mienne, et que je suis plus que je ne saurais dire, etc

Frederic.

27. AU MÊME.

Ruppin, 18 novembre 1732.



Monseigneur mon très-cher ami,

J'ai reçu avec bien du plaisir votre dernière, où vous faites mention du baron d'Or. J'ai reçu des lettres de Potsdam où l'on me marque que l'impertinence de cet homme était incroyable. Il a attaqué le général de Borcke d'une manière fort grossière, sur quoi le capitaine<80> Borcke, du régiment du Roi, lui doit avoir dit ses vérités. Il s'est d'abord allé plaindre au Roi, et Borcke a été mis aux arrêts, et l'on dit que ce faquin a trouvé le moyen de prévenir le Roi entièrement en sa faveur. Je suis charmé que ma sœur de Baireuth soit arrivée en bonne santé. Le bon Dieu lui veuille donner toute la satisfaction imaginable en ces pays-ci, et la combler de prospérités. Adieu, mon très-cher ami; je vous prie de ne jamais douter de la parfaite estime et de la considération avec laquelle je serai toute ma vie, etc.

Frederic.

28. AU MÊME.

Ruppin, 14 décembre 1732.



Monseigneur mon très-cher ami,

Je viens de recevoir celle que vous avez eu la bonté de m'écrire, dont, monsieur, je vous fais mille remercîments. Je suis redevable, comme je dois, aux soins officieux du comte de Seckendorff touchant la détention du pauvre Duhan, mais je vous avoue, monsieur, que j'ai une crainte terrible à lui écrire, car vous savez de quoi l'on m'a soupçonné; ainsi je vous prie de m'écrire si je puis en sûreté faire passer ma lettre au comte de Seckendorff, et par quel canal. Je ne lui en ai pas moins d'obligations, et j'avoue que je reconnais tous les jours davantage les bonnes intentions qu'il a pour moi, et je vous prie de l'assurer, en attendant, que je suis bien de ses fidèles amis.

Le compliment de l'Empereur est trop obligeant pour que je n'y réponde pas. Ce prince, qui fait l'admiration de l'Europe, ne s'est fait connaître à moi que, pour ainsi dire, par de généreuses actions. Je lui en porte toute la reconnaissance que mon devoir me permet d'avoir, et je puis assurer le comte de Seckendorff que j'ai plus de vé<81>nération pour l'Empereur par rapport à ses éminentes qualités que par rapport à la dignité de son rang. J'en userai dorénavant comme vous le trouvez à propos touchant l'envoi des lettres, et j'espère que je ne serai pas prédestiné à causer du chagrin à mes bons amis, malheureux de ne pouvoir payer tous leurs soins que par mes bonnes intentions. Mais je sais que l'effort des âmes généreuses est d'obliger sans attendre le moindre retour. Néanmoins je n'oublierai jamais qu'un honnête homme doit être reconnaissant envers ceux qui l'ont servi; aussi perdrais-je plutôt la vie que de ne vous pas témoigner un jour que je sens que ce devoir me regarde à votre égard, et je vous assure que je n'aurai point de repos qu'après vous avoir témoigné par des effets comme je suis avec une parfaite amitié,



Mon très-cher ami,

Votre très-fidèle ami et serviteur,
Frederic.

29. AU MÊME.



Monseigneur mon très-cher ami,

Je suis fort étonné que vous n'ayez pas encore reçu la dernière que j'ai eu la satisfaction de vous écrire. J'espère pourtant qu'il ne lui sera pas arrivé de désastre. Pour ce qui regarde le Roi, je me sens la conscience fort nette envers lui, et Dieu est mon témoin que je n'ai d'autre but dans le monde que de lui plaire et de me divertir. Ma pauvre sœur me fait toute la peine du monde, et j'avoue que je voudrais partager la chemise avec elle. Pour le Margrave, il a pourtant un bon cœur, et il est estimable par rapport à l'amitié qu'il a pour ma sœur. Ces deux pauvres malheureux courent le pays sans avoir<82> ni feu ni lieu, et pour se réfugier contre les chagrins du père, ils vont se consoler chez l'âme noire du beau-père; et j'avoue que je ne conçois pas comme il est possible de refuser l'assistance possible à de pauvres infortunés qui sont innocents de leur malheur, et quand on a de quoi les enrichir sans que cela fasse la moindre peine. Mais à quoi servent toutes les belles réflexions qui n'aboutissent à rien? Néanmoins je n'oublierai jamais mon devoir envers ma sœur, et étant en partie la malheureuse source de son infortune, je la partagerai volontiers avec elle. Enfin, mon très-cher ami, vous ne saunez croire dans quelle tristesse je suis quand je pense à ces choses-là; tantôt je m'en reproche la faute, tantôt je plains ma sœur, et de quel côté je me tourne, je ne trouve pas le remède au mal.

Mais passons de ces tristes réflexions à des choses plus agréables. Je bois ici tous les jours à votre santé, et je quitte à peine mon petit coin, où un bon feu m'échauffe et où une belle pelisse me couvre; et je ne montre mon nez que quand la parade monte, ce qui ne se fait qu'à onze heures, afin que monsieur use le temps de dormir la grasse matinée; et je crois que l'on fait bien de se rendre la vie douce tandis qu'on le peut. J'ai toujours regardé le baron d'Or comme un fripon, et j'étais fort aise que le Roi soit détrompé sur son sujet. Adieu, mon très-cher ami; je suis à vous, comme le pape au diable, avec toute l'estime imaginable, etc.

Frederic.

30. AU MÊME.

Ruppin, 19 janvier 1733.



Monseigneur mon très-cher ami,

Comme j'ai ignoré jusqu'à présent dans quel endroit du monde vous êtes, mon très-cher ami, j'ai différé de vous répondre. Je suis au<83> désespoir d'avoir à vous entretenir de choses chagrinantes regardant ma pauvre sœur de Baireuth. Le Roi la traite avec le Margrave que c'est une pitié; je tâche de lui fournir pour le nécessaire, car, ma foi, elle n'a pas de quoi subsister. Pourvu donc que le Roi ne parle pas si terriblement sur son sujet, elle serait contente, car il traite le Margrave de sot, de bête, ce qui met ce prince au désespoir. Je ne saurais jamais assez vous marquer ma gratitude, ni reconnaître jusqu'à la quatrième génération le grand plaisir que vous et le général S. me ferez en tirant ces misérables innocents, ces pauvres malheureux, seulement de façon qu'ils ne soient plus injuriés du Roi. 11 me semble que c'est le moins qu'ils peuvent prétendre, et le moins qu'on leur doit. Le Roi a refusé dernièrement tout net deux mille écus à ma sœur. Quelle mortification de se voir refuser, et cela, dans la misère! Je connais votre bon cœur, mon cher ami, et je sais que vous compatirez à cela. Vous pouvez compter aussi que je sais les obligations que je vous dois de ce que vous m'avez tiré de mon malheur, et je vous assure sur mon honneur que je les reconnaîtrai bien envers vos enfants. Mais je vous prie de penser à ma pauvre sœur, et de croire que tout ce qui m'est arrivé à moi ne m'est pas si sensible que ce qui lui arrive; tout ceci soit dit entre nous. Adieu, mon très-cher ami; les effets montreront que je suis homme de parole, et que je suis de tout mon cœur et bien cordialement, etc.

31. AU MÊME.

Ruppin, 25 janvier 1733.



Monseigneur mon très-cher ami,

Je vous rends mille grâces des bons souhaits que vous me faites à l'occasion de l'anniversaire de ma naissance. Vous pouvez compter<84> que pendant toute ma vie, fût-elle égale à celle de Mathusalem, je me ferai une application de vous montrer, et à votre famille, que je ne suis ni ne serai jamais irreconnaissant. Tout ce que j'apprends au sujet de ce qui se passe avec ma pauvre sœur et le margrave de Baireuth m'afflige jusqu'au fond du cœur, et ce qu'il y a de pis, c'est la misère où ils se trouvent. Je leur ai trouvé de l'argent, sans quoi, je crois, ils n'auraient pas le sou. Tenez, mon cher ami, cela est si triste, que je suis tout mélancolique quand j'y pense. Et comment puis-je fournir à leur subsistance, moi qui n'ai pas à subsister moi-même, si quelque autre ne les aide? Il est à la vérité triste d'y avoir recours; mais que faire, mon cher ami? Et après tout, il vaut mieux passer par là que de les laisser mourir de faim.

Je sais toujours que je suis en bonnes mains quand l'on vous parle sur mon sujet, et je ne souhaite jamais de tomber dans de plus mauvaises. Pour ce que le Roi dit, que l'on verrait mon caractère quand je serais marié, je n'y comprends rien, car on le peut voir à présent, et rien ne me fait plus changer; pourvu qu'il me croie honnête homme, je suis content, et j'espère soutenir ce caractère jusqu'à ma mort. J'en connais les difficultés, mais la religion et l'honneur les savent vaincre. Enfin, mon cher ami, je me mets au-dessus de l'opinion du monde, et je préfère la réalité de l'honnête homme à l'idée ou à la présomption de la multitude; et pour mon caractère sans gène et enclin aux plaisirs, il me porte plutôt à être honnête homme qu'un tempérament atrabilaire.

Wolden a été chargé de ma sœur de Baireuth de me prier de vous écrire, et c'est cela qui lui a fait soupçonner ce que ma lettre pourrait contenir. Je me garderai bien de confier rien à lui, qui est babillard et imprudent au suprême degré. Je ne m'étonne point que le roi de Pologne baisse; il a tant été, qu'il peut bien une fois cesser d'être. C'est bien le prince de toute l'Europe le plus faux, et pour lequel j'ai le plus d'aversion; il n'a ni honneur ni foi, et la supercherie<85> est son unique loi; son intérêt et la division des autres est son étude. Je l'ai appris au camp de Radewitz,85-a et il m'a fait des tours que je n'oublierai de ma vie. Mais je n'ai été dupé de lui qu'une seule fois; bien fou si jamais il m'y rattrape.

J'avoue que je ne sens pas une grande impatience pour le voyage à Brunswic, sachant déjà d'avance tout ce que ma muette me dira. C'est pourtant sa meilleure qualité, et je tombe d'accord avec vous qu'une sotte bête de femme est une bénédiction du ciel. Enfin je jouerai la comédie de Brunswic qu'il n'y manquera rien, et il signer Brighetta tiendra des propos amoureux avec la bella Angelica; mais je crains fort que je ne sois obligé de faire le complet de répondre pour elle. Je souhaite de tout mon cœur que votre chute, mon très-cher ami, ne soit d'aucune suite dangereuse, et que le ciel nous conserve longtemps votre vie, afin que j'aie d'autant plus d'occasions de vous prouver que je suis très-sincèrement et avec beaucoup d'estime et de considération, etc.

Frederic.

Comme j'achève ma lettre, je m'aperçois que je l'avais commencée sur le même papier où j'avais fait le brouillon à mon colonel. Je vous en demande bien pardon; mais comme la poste part, je n'ai pas le temps de la copier. L'affaire du lieutenant Bredow, dont je lui voulais écrire, est assez curieuse; mais comme elle a fait beaucoup de bruit, je ne doute pas que vous n'en soyez déjà complétement informé.

<86>

32. AU MÊME.

Ruppin, 27 janvier 1733.



Monseigneur mon très-cher ami,

J'ai reçu en fort bon état celle que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire par la poste, et je puis dire que je suis tout affligé de ce que vous m'écrivez du lieutenant Wollenschläger.86-a Je crois que le Roi en sera outré, et je prévois que M. Ginkel aura un mauvais rôle à jouer. J'ai reçu une lettre du comte de Seckendorff, dans laquelle il me marque que le Roi ira le quatrième à Brunswic, et la spécification de sa suite. Je n'ai pas le cœur de lui répondre, mais je vous prie de lui faire un compliment fort obligeant de ma part, et de lui marquer l'obligation que je lui avais des attentions qu'il avait pour moi, et que j'aurais volontiers répondu moi-même, si je ne craignais trop de donner des soupçons. Je ne sais ce que fait ma sœur, ni le pauvre Margrave; je n'en ai pas entendu le mot, et je crains fort qu'ils n'aient encore quelque déboire à essuyer. A présent j'étudie des compliments pour Brunswic, et je vais à la chasse des sangliers pour en apprendre, car entre Westphalien (der mit den Schweinen erzogen und geboren ist) et entre porc, il n'y a pas grande différence. Ma princesse m'a envoyé une tabatière de porcelaine que j'ai trouvée cassée dans sa boîte, et je ne sais si c'était pour marquer la fragilité de son pucelage, de sa vertu, ou bien de toute la figure humaine. Je l'ai pris pour un fort mauvais pronostic, car une tabatière cassée, selon la Philosophie occulte d'Agrippa, signifie quelque petit débordement d'amour. Voilà bien assez badiner pour le coup, et pour parler d'une chose plus sérieuse et qui m'intéresse davantage, je vous assurerai, mon très-cher ami, que je suis et serai jusqu'au tombeau, très-sincèrement et cordialement, etc.

<87>

33. AU MÊME.

Ruppin, 4 mars 1733.



Mon très-cher ami,

Je vous rends mille grâces des nouvelles que vous m'avez bien voulu communiquer, et pour vous rendre la pareille, je vous envoie ci-joint une lettre d'un anonyme où je ne comprends rien, et dont je ne ferai aucun usage. M. le Grand est arrivé ici très-mal satisfait de Sa Majesté, qui, à ce qu'il dit, a fort grondé contre Rohwedell, lui ayant dit qu'il s'habillait à la française, und er stecke mit mir unter einer Decke, und so lange er lebte, wäre er Herr, et qu'il l'enverrait à Spandow. Ce compliment a fort déplu à notre homme, qui est revenu ici souple, obligeant, poli et civil que c'est étonnant. Nous nous sommes divertis ici une couple de fois à nous masquer, et je crois que c'est cela qui a déplu au Roi, avec des contes que l'on fait sur le sujet de Rohwedell. A dire la vérité, je ne suis pas tout à fait au fait de ces affaires, et je ne comprends pas par quelle raison le Roi commence à gronder tout d'un coup, et pas tant sur moi que sur ces deux messieurs et leur air de petit-maître. Il a dit à la Reine qu'il se serait volontiers dispensé d'aller à Brunswic, mais qu'il ne s'était pas pu fier à ma conduite, dass ich ihm nicht wieder einen Streich gemacht hätte. Tout cela me fait croire que quelque bon ami m'ait joué quelque tour, ou plutôt à ces messieurs. Au bout du compte, j'ai la conscience fort nette de ce qui regarde le Roi, et si devant Dieu j'étais aussi frais de mes péchés, je crois que j'y serais transporté vivant. Adieu, mon très-cher ami; je trouve tous les jours davantage que le monde est une drôle de chose, et que la grâce des grands est la chose du monde la plus variable. Un faux rapport, un rien, sont capables de détruire tous les services et toute l'application que l'on prend à s'insinuer auprès d'eux. Je chéris ma retraite, et je bénis le sort qui m'éloigne de la goutte, du monde de Berlin, et de toute cette clique dont la fausseté est la mère et dont<88> la jalousie est le guide. Et ce que je crois, c'est que l'on a fait accroire au Roi que je voulais empiéter sur son autorité, et Dieu sait que l'on me fait grand tort, car une vie tranquille et paisible m'est beaucoup plus agréable que d'être chargé du poids des affaires. Je lui souhaite une longue vie, et je vous assure qu'en cela je dirai toujours comme feu le Dauphin, qui expliqua une fois dans le conseil les sentiments qu'il avait envers le grand Louis, son père. « Je souhaite, disait-il, que je puisse toujours l'appeler le Roi mon père, » ce digne fils voulant marquer par là que la vie de son auguste père lui était plus à cœur que la gloire du trône. Je finis, mon cher ami, ma lettre et mes réflexions, en vous assurant que l'amitié et l'estime que j'ai pour vous ne finiront qu'avec ma vie, étant avec une particulière considération et un sincère attachement, etc.

Frederic.

Je suis ravi de la bonne nouvelle que vous me mandez touchant une certaine personne de Vienne.

34. AU MÊME.

Ruppin, 8 mars 1733.



Mon très-cher ami,

Je vous rends mille grâces de la vôtre, et j'avoue que j'ai été fort surpris touchant ce que vous me dites du lieutenant-colonel Bredow. C'est la première nouvelle que j'en apprends, et j'avoue que je ne connais ni de vue ni d'aucune façon cet honnête homme-là. Je vous prie donc de me faire savoir si la chose est sûre, et en qualité de quoi il doit m'appartenir, et de me donner du moins une idée de son caractère. Nous sommes ici comme des souris tapies dans leurs sombres<89> tanières. Le Roi m'a écrit très-gracieusement qu'il avait commandé mes habits pour Salzthal. Je ferais volontiers part au Roi de la lettre de l'anonyme, mais je crains que le Roi ne puisse me soupçonner de quelque intelligence, ce qui me pourrait faire du tort, voyant que ces gens me veulent du bien. Adieu, mon très-cher ami; je souhaite de tout mon cœur que la goutte s'en retourne, et que vous soyez en paix et en repos, n'oubliant pas les bons amis de Ruppin, qui sont plus cordialement et plus sincèrement que tous les autres, etc

Frederic.

Si le Roi m'eût donné Truchs89-a de Kleist, je crois que c'eût été assez mon fait.

35. AU MÊME.

Ruppin, 17 mars 1733.



Monseigneur mon très-cher ami,

J'espère qu'à présent vous aurez reçu toutes mes lettres, mon très-cher ami, et je ne sais en vérité à quoi il a tenu qu'elle n'y a fait meilleure diligence. Pour la façon d'écrire que vous choisirez, elle me sera toujours agréable, pourvu qu'elle me vienne de votre part. Je suis bien aise d'apprendre que le Roi ait encore espérance dass ich einmal werde gut werden. Je voudrais bien savoir quand ce terme arrivera, mais je crains fort que je n'atteindrai jamais à ce degré de perfection que l'on se propose; et, pourvu qu'on me laisse dans un heureux milieu, je renoncerai volontiers à l'excellent et au mal gouverner, car il n'y a que ces deux extrémités ici. Je serai ravi, si la goutte du Roi commence à le quitter, et je souhaite beaucoup de lui<90> voir recouvrer sa première santé. Pour Degenfeld,90-a il devient importun et insupportable avec ses histoires. Je me mettrais dans une jolie situation en entamant une correspondance de ce côté-là, et je crois qu'il a la berlue de faire de pareilles propositions.

Je connais le mérite de la chambre rouge, et cette nuée de tabac qui compose la moyenne région d'air de la chambre. C'est pourtant un sénat où souvent se décide le sort et le destin de nous autres. Le sénat des Romains fut pris, à l'arrivée des barbares qui prirent Rome, pour une assemblée de dieux, à cause du silence, de la gravité et de l'air respectable des sénateurs; mais celui de Berlin, au lieu de le comparer à des dieux, pourrait déchoir jusqu'au cabaret. Enfin n'importe; pourvu qu'aucune langue armée de fiel et d'amertume n'y exerce sa volubilité sur mon chapitre, et que les atomes de leur malice ne m'attaquent pas jusqu'au fond de ma retraite, je leur donne carte blanche de faire quel bruit qu'il leur plaira. Je crains le départ de la poste, et pour que celle-ci soit rendue plus tôt que les précédentes, j'aime mieux finir ici, vous priant, mon très-cher ami, de me conserver toujours votre amitié, qui m'est précieuse, et de faire fond sur l'estime et l'attachement avec lequel je serai jusqu'à ma mort, etc.

Frederic.

36. AU MÊME.

Ruppin, 23 mars 1733.



Monseigneur mon très-cher ami,

J'ai reçu avec bien du plaisir celle que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire, et je ne saurais assez vous dire, mon très-cher ami, jusqu'à quel point vos lettres me réjouissent. Le baptême de M. Crochet est<91> certainement particulier, car c'est le premier, à ce que je crois, qui s'est fait sans marraines, et, si cet enfant s'était fait sans femme, le cas serait complet. J'espère que la jambe du Roi se remettra bientôt, et que la saignée lui fera descendre toutes les mauvaises humeurs. Il m'a encore fait la grâce de m'écrire le plus obligeamment du monde, ce qui me prolonge toujours la vie de quelques années. Je suis ravi de savoir les peuples belgiques alarmés, et il me semble de les voir déjà, tout pâles, quitter leurs bords et leurs remparts et se réfugier jusque dans la Nouvelle-Hollande. Peut-être que je pousse la métaphore un peu loin, mais toujours ils en ont déjà formé le dessein jadis. Ce qui regarde le roi d'Angleterre, je trouve fort ridicule qu'il fasse consister l'unique amitié de deux grandes puissances dans le mariage. Il semble que sans cela il n'y ait point de salut en Angleterre. Je crois qu'on s'embarrasse fort peu de leur amitié, et, quoique leur pardonnant en généreux ennemi, l'on peut vivre sans eux.

Le prince Henri est à présent ici, ce qui me fait bien des affaires, car il est d'une vivacité terrible, et il fait de temps en temps des dégâts terribles, qui passent toujours sur mon compte. Puisque c'est à présent la dernière fois que je le vois ici, je supporte le tout avec patience, tâchant de modérer ses chaleurs et la violence de ses passions, qui, si je l'ose dire, sont mêlées de brutalité.

Je m'amuse assez à présent d'un livre nommé le Prince de Sethos,91-a qui est amusant et rempli de bonne morale; mais il n'est pas de la bonté de Télémaque.

Adieu, mon très-cher ami; je vous prie de me conserver toujours votre amitié, qui m'est précieuse, et de me croire, avec toute la reconnaissance et toute l'estime du monde et avec un attachement que je conserverai jusqu'au tombeau, etc.

Frederic.

<92>

37. AU MÊME.

Ruppin, 30 mars 1733.

L'on renvoie les lettres ci-jointes, qu'on a reçues bien conditionnées. Je ne me fie pas à tout le monde, et je crains tout ce qui vient d'un certain côté. Je tâche seulement d'exécuter mon projet, pour faire qu'après le mariage je..... à mon gouvernement, avec la permission de pouvoir rendre quelque visite à la sposa, pourtant..... le militaire; on se mettra sur un bon pied avec le père, et on tâchera de lui faire voir que l'on sait ce qu'on est, et qu'on n'est pas fait pour être dupé de tout le monde. Du reste, on va son petit chemin tout doucement, et l'on est toujours le constant et sincère ami du fidèle Cassubien.

Frederic.

38. AU MÊME.

Ce 31.

Le Gouverneur a très-bien reçu le billet, et il remercie le cher Cassubien du bon avis et de l'avertissement qu'il lui donne. Le conseil sera entièrement suivi. L'on se prépare pour partir vers Potsdam, où l'on sera demain au soir. L'on sera pourtant obligé d'user de tous les égards vers la Barbe,92-a car de certaines marques de politesse sont dues à tout le monde. Je vous prie de faire mille amitiés de ma part à Germania.92-b J'espère que pour le moins nous ferons un camp, et que cette année on nous donnera occasion de jouer du moulinet; j'en serais ravi, car je crains que sans cela la force de mon bras ne se<93> perde dans le repos.93-a A présent, je pourrais encore devenir écolier militaire; à l'âge de trente ans, l'on n'a guère de disposition pour apprendre, et un métier tel que celui de la guerre mérite plus que les applications de la vieillesse. Il faut y être élevé et nourri, et qu'une pratique plutôt prématurée que trop tardive nous enseigne cet état. La guerre hors de nos confins et limites ne laisse pas que d'être utile et nécessaire; elle corrige la luxure et le faste, elle apprend la sobriété et l'abstinence, elle rend notre corps capable de supporter des fatigues, et elle déracine tout ce qui est efféminé. Je crains que je ne vous arrête trop, cher Cassubien, et j'oublie que je parle d'un métier que je ne connais pas à un homme qui en possède toute la connaissance et la finesse par une longue pratique. Mais l'on doit savoir que les jeunes gens aiment beaucoup à raisonner et à décider; ils vous en demandent pardon, et se disent fidèles amis du digne Cassubien.

Le Gouverneur.

39. AU MÊME.

Ruppin, 11 avril 1733.

L'on a reçu à Potsdam la lettre du Cassubien, dont on lui rend grâce. Le peu de temps que l'on y a eu a empêché de répondre jusqu'à présent. L'on a été assez bien reçu. Le mentor militaire93-b est avec le maître; il l'a placé très-gracieusement. Le Gouverneur est si fatigué et si malade, qu'il ne peut poursuivre qu'en assurant son cher Cassubien de sa tendre et éternelle amitié.

<94>

40. AU MÊME.

Ce 14, de ma garnison.

La raison pour laquelle on n'a pu répondre est que l'on a été tout le temps auprès du souverain, où le peu de temps que l'on y a en a empêché entièrement. Le post-scriptum que vous me faites, cher Cassubien, est faux d'un bout à l'autre, car premièrement, je n'ai pas été invité à Schwedt, et en second lieu, je n'ai pas pensé d'y mettre le pied. L'on peut voir par là combien de fausses nouvelles se font et se débitent tous les jours. Pour ce qui regarde Germania, je n'ai pas seulement entendu parler un mot de ce que vous me dites, et je suis bien persuadé que l'on ne cherchera pas mon conseil. Dernièrement, je fus d'une promenade que le souverain fit avec quelques officiers; à la fin, le discours tomba sur sa mort, et il me dit qu'il me connaissait, et qu'il savait qu'après sa mort j'aurais comédie et opéra, et qu'il me laissait de l'argent pour exercer ces folies, mais que, si je voulais, un jour il me montrerait ce qu'il y avait encore à faire dans le pays, et que si, après sa mort, je voulais jouer le maître, il faudrait que je me fisse beaucoup d'ennemis, comme lui, il s'en était fait, et qu'il me nommerait un jour ceux qui lui avaient été contraires; et il entra dans un détail dont je rendis grâce à Dieu de sortir avec honneur. Je ne puis pas dire que je suis trop édifié du tout, car je remarque bien que le bon visage que l'on s'efforce de me faire ne part pas du cœur, et qu'il y a toujours un levain caché au fond du cœur. Je ne saurais en deviner la raison, et j'avoue que je crois qu'il y a toujours quelque boute-feu en compagnie. Quelqu'un de mes amis m'a même assuré que le digne sieur Eversmann n'y a pas peu contribué. Je suspends mon jugement sur son honnêteté, de crainte de lui faire du tort, en lui pardonnant par charité chrétienne tout le mal qu'il m'a fait.

Voilà, cher Cassubien, ce qu'il y a de plus nouveau. La bonne Baireuth est toujours en paisible attente des bienfaits qui devraient et<95> qui ne pleuvront pas sur elle, et pour le Gouverneur, il se moque de son sort. Il tâche d'être content malgré vent et marée, et il prie le cher Cassubien de croire qu'il l'aime et l'estime de tout son cœur. Vale.

Frederic.

41. AU MÊME.

Ce 16.

L'on remercie beaucoup le cher Cassubien du bon vin d'Alant qu'il lui a envoyé. L'on gardera le vin de Hongrie de Gotter pour le souverain. La raison pour laquelle le premier billet que le Gouverneur écrivit était bref vient de ce qu'il avait huit lettres à écrire de suite. et non par aucun relâchement d'amitié vers le cher Cassubien. L'on prendra garde au vin de Tinto, et comme il est fort rare, l'on peut compter qu'il ne parviendra pas jusqu'aux domestiques.

Le mentor militaire est un homme dont je ne connais pas encore entièrement le caractère; mais je crois qu'il ne manquera pas de faire tenir chaque chose où elle appartient, et qu'il soit bon gazetier. On est fort réjoui de ce que la sœur se soit trouvée bien du vin de Hongrie qu'elle a reçu, et on peut compter que l'on en a une obligation éternelle; car ce sont, si j'ose le dire, les meilleures œuvres que de rendre la santé aux gens maladifs. Nous exerçons ici à force de bras, et si ce n'est pas là le moyen de gagner les bonnes grâces, tout est perdu. Adieu, cher Cassubien; je vous prie de n'oublier pas ceux qui sont en paix dans leurs retraites, et qui s'estiment heureux d'avoir des amis pareils au Cassubien; du moins le savent-ils reconnaître, et quoiqu'ils ne disent pas beaucoup, ils n'en sont pas moins ses vrais amis.

Le Gouverneur.

<96>

42. AU MÊME.

Ruppin, 18 avril 1733.

L'on est fort obligé au cher Cassubien de la lettre qu'il a eu la bonté d'écrire. L'on se porte, grâce à Dieu, fort bien, et l'on est fort content d'être de retour chez soi, peu édifié du séjour de Potsdam. L'on se tiendrait volontiers en son gouvernement. Le Gouverneur est fort embarrassé du rôle qu'il sera obligé de jouer quand il sera marié, et il croit que l'obscur sera le meilleur, c'est-à-dire, de rester incognito le plus qu'il pourra à son gouvernement, plan que le souverain approuve fort, et de ne se mêler de rien au monde. L'on souhaite beaucoup de bonheur au cher Cassubien touchant les noces de sa fille, et l'on prend beaucoup de part au malheur de la pauvre Caroline. Dieu sait si nous aurons guerre ou non, mais, d'une certaine façon, je le souhaiterais, pour me tirer de la mauvaise situation dans laquelle je crains de tomber. Je ne suis point amateur des Argus, ni de tout ce qui peut y avoir le moindre rapport; au contraire, j'aime fort que l'on ne s'embarrasse point de moi, comme aussi je ne m'embarrasserais pas des autres. Le vin est arrivé à bon port, et l'on en trouve la preuve excellente, et l'on vous prie d'en faire un grand compliment au marchand. Dieu sait que le pauvre Gouverneur se tue pour plaire au souverain; il exerce depuis le matin jusqu'au soir, il fait des recrues le plus qu'il peut, il l'ait des taxes, des bails, tant de choses qui se font par complaisance, comme l'on peut croire, et qui, malgré cela, ne trouvent aucune approbation. Comment est-il possible, malgré cela, de s'oublier soi-même, et de ne pas réserver une ou deux heures par jour pour se récréer, après que les actes de devoir sont finis? Enfin coupons court sur cette matière odieuse, et laissons le soin au ciel de pourvoir, et au temps d'exécuter les décrets de<97> nos destins. Pour moi, cher Cassubien, soit que je sois haut, ou bas, je n'en serai pas moins votre très-fidèle ami,

Le Gouverneur.

PETITE GAZETTE.

Madame le Grand va se promener tous les jours à Vieux-Ruppin, après quoi elle tient cour, où toutes nos dames se trouvent ordinairement. Elle est placée sur un grand fauteuil en forme de dais, et les dames qui ont le bonheur de lui faire la cour sont assises sur des tabourets. Un certain Groben, enseigne de notre garnison, l'a chassée de sa propre chambre comme les prêtres catholiques chassent le démon du corps d'un possédé. L'exorcisme s'est fait par le moyen de la fumée de tabac, chose que ladite dame ne peut souffrir. Le diable fut exorcisé, mais elle, en diable femelle, se répandit en injures contre l'exorciste. L'exorciste piqué repartit, et bientôt on aurait eu un combat d'amazones, si, par bonheur, son digne époux, le sieur Silva, ne s'en était mêlé. La paix fut faite et signée par quelques grandes rasades, bues de part et d'autre.

L'on dit que nos médecins sont tous faux. J'ai parlé à quelqu'un qui me dit que c'était comme partout ailleurs. On dit que la bière bouche l'esprit. Je soutiens le contraire; car, marque de cela, un bon brasseur d'ici, après avoir perdu quelques florins au jeu, y mit sa femme, par bonheur la perdit, et s'en vint au logis, disant qu'il y avait gagné beaucoup en perdant son plus grand ennemi. Dixi.

<98>

43. AU MÊME.

Ruppin, 21 avril 1733.

L'on est fort obligé au cher Cassubien de son souvenir. La lettre en question a été cassée d'abord après qu'on l'a lue. Je me trouverais fort heureux, si le souverain ne fît jamais mention de moi qu'à propos des boudins et des fromages, car, connaissant la vicissitude du monde, je connais les changements des jugements que l'on fait; ainsi, moins que l'on pense et que l'on parle de moi, et plus que cela m'est agréable. Bredow fait semblant de s'attacher à moi; je ne sais ce que j'en dois croire, mais, dès qu'une fois j'aurai été à Potsdam, je verrai bien ce qui en est. Les fromages de Rouen, cher Cassubien, ne sont pas encore arrivés; je vous remercie néanmoins comme si je les avais reçus, et l'on se souviendra du cher Cassubien, en les mangeant. Le vin de Tinto est très-bien arrivé; je l'ai trouvé fort excellent, et il a fait grand bien à mon estomac, qui s'était relâché. Pour la Saxe, je doute fort qu'elle parvienne à la royauté, et si je dois dire naturellement mon sentiment, je serais de l'avis de Goltz; je parle comme lui, c'est-à-dire en aveugle, car, grâce à Dieu, je n'ai plus rien à démêler avec le tripotage politique. Je viens de l'exercice, j'exerce, et j'exercerai. Voilà tout ce que je puis dire de plus nouveau; cependant j'aime fort à me ménager quelques moments pour la récréation, et j'aime mieux exercer ici depuis le crépuscule du jour jusqu'au crépuscule de la nuit que de vivre en homme riche à Berlin. Adieu, cher Cassubien; comptez sur mon amitié comme sur un rocher.

Le Gouverneur.

PETITE GAZETTE.

Le Gouverneur a exercé aujourd'hui, et en voulant redresser un fantassin, il fut fort surpris de garder une queue postiche en main, qui s'était détachée de la tête.

<99>Don Silva a perdu soixante-dix écus, dont il a pensé se pendre. Sa reine a été à Vieux-Ruppin, d'où elle a été obligée de se retourner, à cause qu'elle avait pris ses ordinaires.

Le Gouverneur fait travailler à force de bras à meubler son palais et à lui donner une figure martiale, pour recevoir le souverain.

Un carrosse est arrivé, il y a quelques jours, à un village voisin, où deux cavaliers, que l'on a pris pour des officiers, ont enlevé la sage-femme, qu'ils ont emmenée, de nuit, à un endroit que personne ne connaît, où elle a été obligée d'accoucher une jeune personne qui a eu l'air d'être de qualité; après quoi elle a été ramenée chez elle et gratifiée de dix écus.

44. AU MÊME.

24 avril 1733.

L'on a très-bien reçu la lettre du cher Cassubien, et on le remercie beaucoup de toutes les attentions qu'il témoigne à son fidèle Gouverneur. L'on connaît tous les désagréments qui se rencontrent à la cour, et j'y ai séjourné assez longtemps pour en avoir une légère idée. Pour ce qui vous regarde, cher Cassubien, il faut que vous vous consoliez de savoir qu'il faut que certaines gens se sacrifient pour la patrie, et qu'ils oublient, pour ainsi dire, femme, santé et enfants pour le bien public. Jusqu'à présent, vous vous êtes si dignement acquitté de ce caractère, que ce serait une perte générale que celle de votre abdication.

La description de la malheureuse chasse de Potsdam est charmante, mais j'avoue qu'elle plaît mieux sur le papier qu'en nature. Si le peu d'esprit que le général Blanckensee a l'avait quitté, je crois qu'il n'y paraîtrait pas, car il en a si peu à présent, que je crois qu'entre son âme et celle des bêtes la différence n'est pas grande. Je<100> crois que la couronne ne perdrait aucune de ses branches par la mort du Pr. Dietrich; sa place ne sera pas plus mal remplie, je crois, par son frère qu'elle l'est par lui; ainsi cela revient à la même chose.

Pour mon plan futur, j'espère de l'exécuter, et suis dans la joie de mon cœur de voir que vous le goûtez. Je ne vois point d'autre salut pour moi, et quoique je ne doute point d'être entouré d'observateurs, je les crains pourtant moins ici qu'à Berlin; car, au lieu de dix que j'aurai ici, j'en trouve mille à Berlin, dont le jargon, accoutumé à ce manége, sait répandre un fiel malin sur toute chose. Enfin, cher Cassubien, je crois que, dans ce monde, il faut faire vie qui dure, et se mettre dans une situation où l'on puisse se maintenir longtemps, car je connais assez l'esprit du maître, où ma faveur est fort sujette aux changements; ainsi, pour me mettre dans un heureux oubli, l'absence et le régiment est la situation la plus convenable.

Je vous ennuierais fort, cher Cassubien, si je devais vous conter des nouvelles d'ici, qui sont assez plates pour ceux qui n'y prennent aucune part. J'aime mieux vous assurer que jamais gouverneur n'aima plus un Cassubien que je vous aime, que je vous estime, et que je vous honore, et que je serai toute ma vie, etc.

Le Gouverneur.

45. AU MÊME.

Ruppin, 28 avril 1733.



Très-cher Cassubien,

Le Gouverneur a reçu avec le contentement ordinaire le billet que le cher Cassubien lui a écrit. Il espère que le voyage se soit passé au gré du Cassubien, et qu'il y ait trouvé son compte. Le Gouverneur vit en paix au fond de son gouvernement, et se trouverait heureux<101> d'y être confiné pour le reste de ses jours; il craint la fatale époque qui approche, et tout ce qui s'en peut suivre, comme l'événement le plus fâcheux de sa vie, et il prie son cher Cassubien de ne le point abandonner, étant, après Dieu, l'unique en qui il mette sa confiance, étant très-cordialement et sincèrement à lui.

Le Gouverneur.

46. AU MÊME.

A la garnison chérie, 1er mai 1733.



Très-généreux Cassubien,

Le Gouverneur se réjouit avec vous de votre heureux retour de P. Il vous souhaite tout le bonheur du monde touchant les noces de la belle mademoiselle Henriette, et que vous en ayez plus de contentement que de celui de la pauvre Caroline. Pour ce qui regarde le plan que je me suis formé, je ferai tout mon possible pour l'exécuter, et je crois que c'est le meilleur pour le Roi, pour madame, et pour moi. Je suis ravi que vous l'approuviez, vous priant seulement de me donner des conseils comment il faut se prendre pour l'exécuter. L'idée de la terre est bonne, mais je doute fort que le souverain y consente. Je suis véritablement triste d'apprendre le dégât qui se fait à Berlin, et je m'étonne de ce que personne ne le fasse voir au Roi. Pour le gros comte, c'est mon horreur, et je ne le puis souffrir; il me paraît que c'est le Pourceaugnac101-a allemand, augmenté d'ordures. Je ne manquerai pas de casser la déclaration de l'Empereur, que je trouve très-belle et digne de lui; savoir si l'intention est de même (il faut dire comme le comte Stein : Das ist wieder AN ONDERS). Je suis<102> bien aise que le Roi approuve le prince Charles; c'est mon très-bon ami. Je me suis bien douté que son retour précipité ne fût pas naturel. Adieu, cher Cassubien; après Dieu je mets ma confiance en vous, n'ayant aucun autre ami à qui je puisse me fier, et je \ous prie de croire que je vous suis aussi fidèle et aussi attaché que vous pouvez me l'être, etc.

Le Gouverneur.

Je viens de recevoir des lettres de Pasewalk, où le mari paraît fort mécontent. Je crois qu'il n'y aura aucun autre parti pour eux que de s'en retourner à Baireuth. Je vous prie de me mander votre sentiment.

47. AU MÊME.

A la garnison, 4 mai 1733.



Très-généreux Cassubien,

Le Gouverneur est charmé de ce que le souverain a été content chez le cher Cassubien. Il lui a toutes les obligations du monde de ce qu'il a bien voulu prendre son parti et mener les choses d'une certaine manière. Je me flatte donc de me pouvoir absenter quelquefois de l'épineux Berlin, et de trouver en quelque façon ici un asile contre la gêne et le caquet irraisonnable de ce peuple ridicule. L'unique chose où je trouverais quelque agrément à Berlin, c'est de pouvoir profiter de la compagnie du cher Cassubien, et de me divertir avec lui malgré les curieux et l'envie. Je ne crois pas d'avoir marqué de la défiance au souverain, car, quoique je ne le croie pas fort sincère sur mon chapitre, je vais mon grand chemin sans me défier de lui, puisque je n'ai rien à me reprocher, puisque la triste expérience m'a<103> fait voir dans le monde que la meilleure politique que je pourrais avoir était de laisser aller toutes choses comme il plaît à Dieu de les diriger et au Roi de les mettre en exécution, et de ne penser à autre chose qu'au plaisir. De quoi devrais-je donc faire confidence au Roi? Je me distrais, par raison, l'esprit de toutes les affaires, et j'en suis si bien venu à bout, qu'en honneur je puis vous assurer que je vis comme si le Roi était immortel; et je veux mourir sur l'heure, si je me suis formé un plan pour l'exécuter après sa mort. Je croirais pécher, car tout ce qui se ferait à présent de contraire à ce plan me ferait de la peine, et n'en ayant point, rien ne le peut contrevenir. Voilà donc un souci de moins. Adieu, cher et généreux ami; je vous prie encore de compter sur ma parfaite tendresse, et sur l'estime la plus sincère et la plus stable de

Votre fidèle
Le Gouverneur.

5 mai.

Dans ce moment j'apprends par la vôtre, du 4, l'agréable nouvelle de votre promotion, mon très-cher ami. J'en suis dans la joie de mon cœur. Vous pouvez compter que, entre tous ceux qui vous feront leurs compliments sur ce chapitre, aucun ne sera plus sincère que le mien, souhaitant que le Roi récompense de plus en plus en vous les belles et bonnes qualités que le ciel vous a données,

Et que, général d'infanterie,
Le ciel prolonge votre vie
Jusqu'à ce que trente hivers surchargés de glaçons
Se voient succédés par de vertes moissons.

Dixi.

<104>

48. AU MÊME.

A la garnison chérie, 10 mai 1733.

Je crois à présent, généreux Cassubien, que je sais faire plus de miracles que l'abbé Pâris,104-a étant cause de la première production de votre muse. Vous vous acquittez si bien de tout ce que vous faites, que les vers, aussi bien que toute autre chose, sont obligés de se ranger sous vos lois.

Ce n'est pas tant à la rime
Qu'à la chose qu'elle exprime
De laquelle on doit juger;
Et, pourvu que le sublime
Partout la diction anime,
L'on devrait s'en contenter.
Car, quand la vérité prime,
Nous lui devons notre estime,
Et savons la préférer
Au brillant que nous impriment
Tous les grands mots que la lime
Artistement sait ranger.
Cher ami, ton cœur sincère
Est digne qu'on le préfère
Aux vers et à la sanction;
Et, crois-moi, avec passion
Je t'aime et je te considère.

Vous voyez, cher Cassubien, que je vous rends vos strophes avec usure, et que ma muse, prompte à rimer, vole encore à mon secours quand il s'agit d'exprimer ce que le cœur pense. Vous ne seriez pas quitte à si bon marché, si le dieu Mars, ennemi des courtisans et des Muses, ne m'en interdisait l'entretien, et, que, occupé à son service, je suis, pour la plupart, obligé de négliger leur compagnie; car ces sages filles de Mémoire veulent du repos et une sécurité parfaite, que l'on ne trouve pas toujours.

<105>J'ai reçu une lettre du souverain, qui me presse de finir nouveau contrat de bailliage. Il est arrivé par la même poste le une lettre de cachet à Rohwedell de se rendre à Berlin, ce qui me fait juger que le souverain soupçonne qu'il m'a aidé, et rejette tout sur le mentor militaire, et j'avoue que je ne me fie pas.

Oui, ce sont de ces présents
Que le ciel, en sa colère,
Fait quelquefois, en bon père,
Pour corriger ses enfants.

Je ne le prends pas pour autre chose, et quoique, au dehors, il montre beau semblant, je ne m'y fie qu'en tremblant. Si le souverain me connaissait véritablement, il me déchargerait de tous ces gens de pareille race que le mentor nomme si ingénument des lions; car, comme je ne pense à nulle autre chose qu'à la tranquillité, la paix et le plaisir, à quoi bon \ouloir m'obséder de cette sorte? Car, entre nous, ce ne sera jamais mon métier que les caméralités; j'en sais autant que j'ai besoin d'en savoir, mais pour faire le prix et les taxes moi-même, l'on n'a qu'à y renoncer; il suffit que l'on s'informe, qu'on dirige la masse entière, et que le commerce ne soit pas oublié; car tout ce que l'on gagne des bailliages n'est que l'argent qui est déjà dans le pays, mais le profit que je tire du commerce est un avantage que je gagne de mon voisin, qui me remplit mes coffres, et dont le sujet partage l'usufruit. Pour l'accise, nouvellement introduite en Angleterre,105-a c'est, selon ma compréhension, un attentat contre les lois, et le premier pas pour parvenir à la souveraineté; il serait très-avantageux à Sa Majesté Britannique qu'elle fût un peu réprimée.

L'orgueil qui le gouverne, et qu'il tient de sa race,
Lui rehausse le cœur, anime son audace;
Son nom chez ses amis est en mauvaise odeur,
Et pour ses ennemis, le tiennent en horreur.

<106> Je n'ai pu m'empêcher de lui lâcher ce petit coup de vengeance, que je lui dois, et je crois qu'il serait fort heureux, si l'orage qu'on lui prépare en Angleterre n'avait pas plus d'effet que les foudres du Parnasse. Je crois cependant que messieurs les Anglais ne seront pas mal fondés;

Car le peuple et le Roi,
Par une foi mutuelle,
Ont juré sur les lois
De se rester fidèles.
Si l'un devient parjure
En déchirant ses liens,
L'autre est libre à son tour
De s'affranchir des siens.

Je crois qu'une sainte fureur m'anime aujourd'hui, et que l'esprit de Cotin106-a et de Pelletier106-a repose sur ma plume. Le peu de raison qui me reste me fait apercevoir que je suis trop prolixe, et qu'il vaut mieux me borner. Finissons donc, cher Cassubien, et permettez-moi que je vous répète en prose ce que mes vers vous ont annoncé au commencement de ma lettre, et que je vous assure que l'on ne peut avoir plus d'estime, d'amitié et de confiance que le fidèle Gouverneur a en son cher Cassubien.

49. AU MÊME.

18 octobre (1733), de la chère garnison.



Mon très-cher ami,

Voilà donc notre gros fat sur sa bête, ou. pour parler dans le style des gazetiers, le royal électeur élu roi de Pologne. J'en enrage dans<107> ma peau, car j'aimerais mieux le voir tondu que de le voir royaîisé. Mais à chose faite il n'y a guère de remède.

J'ai reçu de la chancellerie un ordre circulaire que l'on n'a qu'à quitter les préparatifs à la guerre, parce qu'il n'y en aura point. Je voudrais donc bien demander votre conseil si j'oserais bien prier le Roi de me permettre d'aller faire un tour à Ansbach et à Baireuth. Pour Ansbach, vous saurez que le Margrave est brouillé avec ma sœur, et si j'y viens, j'espère de pouvoir les accommoder. Tout le voyage sera d'à peu près trois semaines. Je vous prie de me mander votre sentiment, que je suivrai, très-généreux ami. Dieu me préserve de Wusterhausen, et vous de maladies; pour moi, je suis plus à vous que le pape, tant catholique que luthérien, n'est au diable, etc.

Frederic.

<108><109>

V. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC LE COMTE DE SCHULENBOURG. (4 FÉVRIER - 27 MARS 1734.)[Titelblatt]

<110><111>

1. AU COMTE DE SCHULENBOURG.

Ruppin, 4 février 1734.

Je vous prie, monsieur, de vouloir bien me faire l'extrême plaisir de me procurer un châtré qui n'ait que quatorze ou quinze ans. Vous en trouverez, à ce que j'espère, dans les hôpitaux de Venise, et vous m'obligerez fort en en choisissant un qui ait appris l'art de solfier, et qui sache déjà chanter quelque chose, ayant bonne voix et de l'inclination pour la musique. Dès que vous l'auriez, monsieur, faites-le seulement transporter, s'il vous plaît, jusqu'à Augsbourg, où il y aura des officiers qui auront soin de me le livrer. Soyez persuadé, monsieur, que je ne manquerai jamais de vous en avoir toutes les obligations imaginables, et de vous marquer ma reconnaissance et l'estime avec laquelle je suis, etc. etc. etc.

2. DU COMTE DE SCHULENBOURG.

Je n'ai pas sitôt reçu la gracieuse lettre de Votre Altesse Royale, que je me suis conformé aux ordres qu'elle contient, en recherchant par voie de mes connaissances, tant ici qu'ailleurs, un jeune châtré apprenti, que vous désirez, monseigneur, d'avoir à votre service. En attendant qu'il se présente quelqu'un, je prendrai la liberté de dire à V. A. R. qu'il y a une fille âgée de près de trente ans, qui possède parfaitement la musique, qui chante à merveille, et qui a appris à jouer du clavecin pour pouvoir accompagner les airs d'elle-même; avec<112> cela, de bonnes mœurs, d'un esprit vif et d'une compagnie amusante et agréable. Il s'agit de savoir à quelles conditions pourrait s'engager cette virtuose ou le musicien châtré qu'on trouverait, selon que V. A. R. agréera l'une ou l'autre.

3. AU COMTE DE SCHULENBOURG.

Ruppin, 27 mars 1734.

J'ai eu le plaisir de recevoir la réponse que vous m'avez faite, monsieur, par rapport au châtré dont j'ai besoin, et je vous en suis infiniment obligé. Quant à la fille de trente ans, je ne saurais me résoudre à la prendre à mon service, vous priant, monsieur, de vouloir me choisir un garçon châtré qui ait bonne voix, ayant appris quelque chose de l'art de solfier : et comme je ne désire pas un musicien accompli, vous m'obligerez bien, monsieur, en m'en envoyant un qui n'ait que quatorze ou quinze ans. Pour son engagement, vous prendrez, à ce que j'espère, les mesures que vous trouverez bonnes et convenables à son mérite, etc. etc.

<113>

VI. LETTRE DE FRÉDÉRIC AU COMTE DE MANTEUFFEL. (11 MARS 1736.)[Titelblatt]

<114><115>

AU COMTE DE MANTEUFFEL.

Berlin, 11 mars 1736.



Mon cher Quinze-Vingt,115-a

Comme je pars demain pour m'en retourner à Ruppin, et que, par ce voyage, je m'éloigne plus de vous que je ne le suis à présent, je le considère comme un redoublement d'absence; c'est pourquoi je prends congé de vous avant que de partir, espérant que vous aurez bien reçu ma dernière, et que votre voyage finira au plus tôt.

Mon cher Quinze-Vingt, je me crois obligé de vous rendre compte de la manière dont j'ai passé mon temps pendant que j'ai été ici. Premièrement, j'ai fait beaucoup de riens, qui ne méritent aucune attention; ensuite, j'ai fait d'autres choses qui ne sont pas de beaucoup plus de valeur, comme de me faire peindre, de me promener, de boire, manger, etc. Mais ce que j'ai fait de meilleur, c'est d'avoir achevé un tome de Rollin, d'avoir mis le nez dans les ouvrages de Wolff, et d'avoir entendu prêcher M. de Beausobre. Je sors de son sermon, et la fraîche idée que j'en ai m'en fera rapporter les points principaux, comme méritant de parvenir jusqu'à vous.

Le but de son sermon était de dévoiler les causes qui avaient empêché les pharisiens et les saducéens d'adhérer à la mission de Notre-Seigneur. De là il prend occasion d'en déduire les raisons, savoir : la prévention orgueilleuse des pharisiens, leur avarice, jointe à l'esprit de gouvernement, et, en troisième lieu, le déréglement de leurs mœurs. Ensuite il fait un exposé de la doctrine des saducéens, ce qui<116> lui fournit tout naturellement l'occasion de traiter le dogme de l'immortalité de l'âme, qu'ils révoquaient en doute. Il continue par faire voir la supériorité de la doctrine et de la morale de Jésus-Christ à la leur; il effleure ensuite légèrement la comparaison des pharisiens et des scribes avec les pontifes et les évêques de l'Eglise romaine, et il conclut son discours par une exhortation à tous ceux qui sont revêtus de quelque autorité de n'en jamais abuser, mais de s'en servir conformément aux lois de Dieu et aux lois humaines.

La mort de M. Forneret,116-a dont il était chargé de faire l'oraison funèbre, lui a fourni en même temps l'occasion de faire, le plus beau panégyrique du monde. M. Forneret est bien heureux d'être tombé en de pareilles mains; je le trouverais un très-grand homme, n'eût-il eu que le quart des vertus et des belles qualités que M. de Beausobre lui approprie. Par l'attention que j'ai eue à ce sermon, vous pouvez juger qu'il m'a beaucoup plu.

M. de Beausobre a l'air d'un docteur de la loi; il enseigne avec une noble hardiesse; l'on voit qu'il est maître de la matière qu'il traite. Quoiqu'il ait près de quatre-vingts ans, il joint une belle parrhésie à une éloquence achevée, et la justesse des expressions à la force du raisonnement; il serait à souhaiter que quinze lustres passés ne l'eussent pas privé des dents, ce qui fait qu'il a de la peine à prononcer distinctement, et que les auditeurs sont obligés de prêter une double attention à son discours. Après tout, c'est le plus grand homme qu'il y ait dans le pays, et qui mérite certainement qu'on l'entende et qu'on l'admire. Quelle finesse de pensées! quels tours arrondis! et le tout amené et conduit avec toute l'adresse du monde à ses fins.

Comme vous le connaissez particulièrement, vous me ferez un grand plaisir de lui dire que je me range du côté de ses admirateurs, et que son discours non seulement a frappé mon esprit, mais que mes oreilles ont eu leur part à ce plaisir, ayant été flattées d'une manière<117> bien agréable par les traits achevés d'éloquence dont tout ce sermon était parsemé.

En cas que vous n'ayez pas été à l'église cette semaine, ma lettre vous vaudra un sermon; mais il faudrait être M. de Beausobre pour vous y faire trouver toute la beauté que j'y ai trouvée.

Je finis une lettre qui pourrait passer pour une épître, si je l'allongeais encore d'une page, et je crains fort que sa lecture ne vous fasse bâiller comme un sermon de prône; mais la coutume donne de l'effronterie. Je vous ai fait bâiller plus d'une fois, et, enhardi par votre indulgence, je me trouve toujours dans le cas de récidiver. Pardonnez-le-moi comme une faute qui ne vient que du plaisir que je trouve à converser avec vous, et à vous assurer, à la fin de tout ce galimatias, d'une vérité fort claire et évidente, qui est la parfaite estime avec laquelle je serai toujours,



Mon cher Quinze-Vingt,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

<118><119>

VII. LETTRES DE FRÉDÉRIC A M. ACHARD. (27 MARS ET 8 JUIN 1736.)[Titelblatt]

<120><121>

1. A M. ACHARD.

Ruppin, 27 mars 1736.



Monseigneur

Je prends comme une marque particulière de l'attachement que vous avez pour moi de ce que vous employez tous vos soins à m'éclaircir d'une matière de laquelle vous comprenez facilement qu'il m'importe de beaucoup d'être, non persuadé, mais convaincu.121-a Je trouve les raisons que vous m'alléguez très-plausibles et bonnes, et je remarque, par tout ce que vous m'écrivez, que vous êtes charmé d'avoir une âme immortelle. A la vérité, vous avez lieu d'en être satisfait, si vous appelez la pensée et le raisonnement l'âme. Votre âme vous fait beaucoup d'honneur, et vous vaut les applaudissements de tout le monde.

Mais venons au sujet de votre lettre. Je vous demande, monsieur, si vous avez une idée de ce que c'est que penser sans organes, ou, pour m'expliquer plus clairement, ce que c'est qu'une existence après la destruction de votre corps. Vous n'êtes jamais mort; ainsi vous ne savez ce que c'est que de mourir que par ce que la triste expérience ne vous apprend que trop souvent. Vous voyez que quand la circulation du sang s'arrête, et que les humeurs fluides du corps se figent et se séparent des solides, vous voyez, dis-je, que la personne est morte, qui un moment auparavant était en vie. Ce sont des choses sur lesquelles vous pouvez raisonner; mais de ce que la pensée de<122> cette personne est devenue, et de ce que cet être est devenu, qui l'animait, il serait impossible d'en pouvoir rendre compte. Vous n'êtes jamais mort, et puisque vous vivez, l'orgueil humain, la vanité, vous flattent de survivre à la destruction de votre corps; et je vous dirai naturellement que je crois que la sagesse du Créateur nous a donné une raison pour nous servir dans les différentes circonstances de la vie où nous ne pourrions subsister sans elle, et qu'il est aussi peu contraire à la justice de Dieu de nous anéantir après la mort (car, étant anéantis, il ne nous fait aucun mal) que de permettre l'entrée du péché dans le monde.

Vous avancez une chose, dans la suite de vos réflexions, qui pourrait fournir à des personnes plus habiles que moi des armes bien fortes pour vous combattre : c'est en ce que vous dites la matière divisible à l'infini. Si vous posez cela pour principe, vous pouvez compter que l'on vous prouvera d'une manière indubitable le contraire de votre proposition.

Je lis à présent la Métaphysique du plus fameux philosophe de nos jours, du savant Wolff, dont le principe fondamental de l'existence et de l'immortalité de l'âme est fondé sur des êtres indivisibles. Il dit (et je crains fort que son argument perdra infiniment de sa force, passant par mes mains, mais vous pouvez aller puiser à la source) que, divisant la matière tant que l'on voudra, à la fin on trouvera un point indivisible; mais divisez-le encore par un effort d'imagination, enfin il sera entièrement indivisible, sans quoi vous ne diviseriez pas, mais vous dissoudriez. Alors il dit : Tous ces êtres indivisibles ont été créés à la ibis par un seul acte de la volonté de Dieu. Mon âme est un être indivisible; or, ayant été créée à la fois et par un seul acte de la volonté de Dieu, et n'ayant par conséquent aucunes parties qui puissent se séparer, elle ne saurait être anéantie que par un seul acte de sa volonté. Ensuite il dit que la matière et tout corps<123> est composé d'êtres indivisibles, mais différents de celui-là; et quand ces êtres indivisibles se séparent, c'est ce que nous appelons corruption; mais que ces choses indivisibles, bien loin de s'anéantir, ne font que changer de forme et de figure.

C'est par les lumières de ce nouveau flambeau que j'espère d'avoir une certitude d'une vérité dont j'entrevois déjà la clarté. Je vous ai des obligations infinies de la manière circonspecte dont vous parlez de M. de Voltaire; et vous honorez votre ministère en entrant dans la pratique d'un de ses caractères les plus essentiels, j'entends la douceur. MM. de Trévoux123-a et les théologiens de cette communion, accoutumés à établir leurs dogmes par la violence, ne savent les soutenir qu'en couvrant d'injures ceux qui osent les contredire.

Je suis avec bien de l'estime,



Monseigneur

Votre très-affectionné
Frederic.

2. AU MÊME.

Rheinsberg, 8 juin 1736.



Monseigneur

Si quelqu'un fut jamais surpris, c'était moi à la lecture de votre lettre, où, par un hasard inopiné, je me vis érigé en censeur et en critique.<124> Jamais, monsieur, je n'ai eu l'ambition de l'être; et si pareille pensée me fût venue, la connaissance que j'ai de l'infériorité de mes forces l'aurait bientôt supprimée.

Un censeur et un critique judicieux doit être un homme qui à beaucoup de bon sens et de lumières joigne une érudition complète, et qui, distinguant parfaitement le vrai du faux, le meilleur du bon, et la véritable valeur des choses du brillant éblouissant d'un clinquant fastueux, ne sache pas seulement corriger des fautes et relever des défauts; mais principalement il est de l'essence d'un bon critique qu'il sache enseigner le véritable chemin à ceux qui l'ont manqué, et c'est ce que j'ignore; non pas que je pense en aucune manière que vous ayez besoin d'être critiqué et redressé; en cela je distingue très-bien votre modestie, qualité qui vous attirera dans tous les siècles et de tous les êtres pensants une approbation générale; c'est elle qui vous fait dire que vous en avez besoin. Il est d'une grande âme de reconnaître que l'on peut faillir, et se croire parfait est le superlatif de la folie. Mais, d'un autre côté, un excès de modestie peut dégénérer en timidité, et c'est un venin contre lequel je crois devoir vous donner l'antidote. Si le suffrage de personnes d'un certain caractère peut vous en préserver, vous pouvez entièrement compter sur le mien, ayant dès mes jeunes ans eu un penchant insurmontable pour le bon et pour le beau, qui m'a déterminé en votre faveur dès les premiers discours que je vous ai entendu prononcer. Je suis dans les mêmes sentiments où j'étais alors, et je ne crois pas avoir eu lieu d'en changer. Mais si le dernier sermon que je vous ai entendu prononcer n'était pas de la force des précédents, vous m'en donnez de très-bonnes raisons; et j'avoue que je connais par moi-même que l'esprit de l'homme n'est pas toujours dans une égale assiette. Parvenu au point où vous êtes, il est impossible d'entasser merveilles sur merveilles.

<125>Mais, puisque vous me parlez si franchement dans votre lettre, je croirais pécher contre les lois de la sincérité, si je ne vous disais pas naturellement mon sentiment. J'avoue qu'il y avait une conclusion dans votre sermon que je n'ai pas bien comprise, et qui, je crois, aurait besoin de commentaire pour la rendre claire et nette. Vous parliez du fanatisme qui aurait pu déterminer les apôtres à adhérer à la mission du Sauveur; et, si je ne me trompe, vous vous serviez de cette expression : « Qui dit que les apôtres ont été des fanatiques est fanatique lui-même. » L'autorité que vous donnait la chaire vous faisait prononcer ces paroles avec assez de hardiesse, et votre troupeau, qui vous en croit sur votre foi, ne demandait pas d'autre raison; mais, sur les bancs, je crois que cela ne conclurait rien, à mon avis.

Vous me demandez matière pour deux sermons que vous voulez en ma faveur travailler et prononcer en ma présence. Je vous en suis infiniment obligé; et comme j'aime à faire tendre toutes les choses extérieures à un certain but dont je tire avantage, je vous prierai de prêcher premièrement sur ce texte : « Ces paroles nous ont été données de Dieu, »125-a pas davantage, et d'établir la possibilité, les caractères et la vérité de la révélation; et le second sur ces paroles : « La croix de Christ est en horreur chez les juifs, et ridicule aux païens, »125-b et de prouver premièrement la nécessité de sa mission, la vérité des oracles qui l'ont annoncée, et, si l'on ose parler ainsi, la raison qui a déterminé le conseil de Dieu à choisir ce genre de rédemption préférablement à un autre, et, pour votre troupeau, l'application des devoirs qui suivent de la foi en Christ.

J'avoue, monsieur, que j'attends une grande édification des peines que vous vous donnerez, car j'ai le malheur d'avoir la foi très-faible, et il me la faut étayer souvent par de bonnes raisons et des arguments<126> solides. Vous ajouterez une obligation à celles que je vous ai déjà des soins que vous vous êtes donnés pour prouver l'existence et l'immortalité de l'âme, et j'en serai, s'il se peut, avec plus d'estime,



Monseigneur

Votre très-affectionné
Frederic.

<127>

VIII. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DE BEAUSOBRE (8 JANVIER - 28 DÉCEMBRE 1737.)[Titelblatt]

<128><129>

1. A M. DE BEAUSOBRE.

Potsdam, 8 janvier 1737.

Monsieur, je vous suis fort obligé du factum ou de la réfutation de MM. de Trévoux,129-a que vous venez de m'envoyer; je l'ai lue tout aussitôt d'un bout à l'autre, et, sans parler de la façon dont vous mettez votre innocence au jour, j'ai trouvé que vous avez drapé ces messieurs d'une façon qui ne les fera pas rire. Vous avez cité tous les endroits d'où vous prenez les pièces que vous alléguez contre eux, et je crois que si ces messieurs ne s'étaient pas précipités dans leur journal en faisant ces libelles contre votre Histoire, qu'ils s'en garderaient à présent. La pièce que vous venez de faire contre eux leur apprendra à devenir plus circonspects à l'avenir, et à ne plus attaquer des personnes qui leur sont supérieures en toute façon. Je souhaite, monsieur, pour le bien public, que votre âge et votre santé vous permettent longtemps d'éclairer le monde, tant en faisant connaître la vérité qu'en découvrant l'erreur et le mensonge. Il est digne d'une belle âme comme la vôtre d'excuser l'innocence accusée à faux, de lui prêter vos armes pour la défendre, et de vous exposer vous-même aux traits injurieux de la critique et de la satire pour l'amour de la<130> vérité. Souffrez que je vous le dise, ce caractère est fort rare dans le monde, surtout chez ceux de votre profession; vous en êtes d'autant plus estimable. Je serais charmé, monsieur, si j'avais occasion de vous donner des marques de la mienne, étant votre très-bien affectionné

Frederic.

2. AU MÊME.

Rheinsberg, 30 janvier 1737.



Monseigneur

L'ode130-a qui accompagne cette lettre, et que je viens d'achever, m'a semblé assez convenable à vous être envoyée, à cause de la matière qu'elle traite. Il s'agit des bontés dont le Créateur nous comble sans mesure; c'est un lieu commun, à la vérité, mais qui peut-être ne vous paraîtra point tel quand vous jetterez les yeux sur cette pièce.

Je me suis efforcé de peindre Dieu tel que je le crois, et tel qu'il est. La bonté fait son caractère, je ne le connais que par ses grâces; comment pourrais-je le défigurer malicieusement et lui donner un caractère barbare et cruel, tandis que tout ce qui m'entoure me parle de ses faveurs? Ma plume, bien loin de démentir mon cœur, tâche de le seconder de toutes ses forces; je tâche de rendre Dieu aussi aimable aux autres qu'il me paraît, et de leur inspirer la même reconnaissance pour ses bienfaits dont je me sens pénétré. Je vais même plus loin; j'ose entreprendre l'apologie de Dieu, en cas qu'il n'ait pas<131> trouvé à propos d'accorder l'immortalité à l'âme, et je finis par alluder du bien qu'il me fait à présent sur celui qu'il me fera dans l'avenir. Voilà l'abrégé du plan que je me suis proposé; c'est à vous à voir si je l'ai bien rempli. Je sens bien qu'il n'est pas possible à de faibles mortels de parler dignement du créateur du ciel et de la terre : je sens mon insuffisance sur cette matière; mais bien loin de me rebuter par là, je m'anime de nouveau à marquer ma vive reconnaissance au Dieu de qui je tiens tout, et envers qui personne ne peut jamais satisfaire à tous ses devoirs.

Vous trouverez peut-être des endroits dans cette ode qui ne vous paraîtront pas conformes à la confession d'Augsbourg; mais j'espère bien, monsieur, que vous croirez que l'on n'a pas besoin de Luther et de Calvin pour aimer Dieu.

Je suis avec beaucoup d'estime,



Monsieur,

Votre très-affectionné
Frederic.

3. DE M. DE BEAUSOBRE.

Berlin, 1er octobre 1737.



Monseigneur

Ce n'est pas sans quelque répugnance que je cède aux instances réitérées d'un de mes neveux, qui tâche de relever notre famille du terrible abattement où elle est tombée à cause de la religion. Mon<132> neveu, monseigneur, est un jeune homme de trente ans, né et élevé dans les armes par feu M. de Beausobre son père, mort colonel au service de France. Son père le laissa lorsqu'il n'était encore qu'enseigne, mais sa capacité dans le service l'a élevé en peu de temps au grade de major où il est parvenu.

Son ambition est d'être décoré de quelque ordre militaire, et comme il ne saurait l'être en France, où sa religion l'en exclut, il s'est tourné de ce côté-ci. Il me prie d'intercéder pour lui auprès de V. A. R., afin d'obtenir l'ordre de Malte, dont Monseigneur le margrave Charles est grand maître dans les États de Sa Majesté. Les deux actes ci-joints font voir d'où il descend, et comme il est reconnu par la cour de France et par les magistrats de sa patrie pour être sorti de l'ancienne maison de Beaux, très-puissante autrefois en Provence, et dont Arnaud de Beausobre, mon bisaïeul, transporta la famille en Suisse.

Je ne doute point, monseigneur, de la généreuse bienveillance de V. A. R. Portée par le plus excellent et le plus beau naturel du monde à faire du bien, j'ose espérer de sa bonté tout ce qui conviendra à sa dignité et à sa prudence.

Si mon neveu a quelque espérance d'obtenir l'honneur où il aspire, il fera un voyage ici au printemps, ses affaires l'appelant à Paris pour tout l'hiver. Ses lettres font voir qu'il a beaucoup d'esprit. On dit qu'il est assez bien fait de sa personne, et l'amitié dont le comte de Belle-Isle l'honore est un bon témoignage de sa capacité.

V. A. R. verra sans doute avec surprise d'où un simple ministre tire son origine. Depuis que nous avons perdu les bénéfices, le ministère évangélique n'est plus que pour le peuple. Si l'abaissement où nous sommes tombés était la peine de nos forfaits, j'aurais raison d'en rougir. Mais, monseigneur, j'ose l'assurer à V. A. R., je suis la troisième victime de la religion. Un de mes ancêtres fut Albigeois,<133> et eut le sort des comtes de Foix et de Toulouse. Il fut dépouillé d'une grande partie de ses biens par les inquisiteurs et par les croisés. Arnaud, mon bisaïeul, ayant échappé au carnage de la Saint-Barthélemy, se réfugia en Suisse, où il ne sauva qu'un fort petit débris de son naufrage. Je suis le troisième que la religion a exilé et dépouillé. C'est, monseigneur, ce qui m'a fait prendre pour devise un vieux temple ruiné et abandonné, avec ces mots : Una vetustate sacrum. « Il ne lui reste plus rien de vénérable que son ancienneté. » Malheureusement encore cette ancienneté s'étend jusqu'à la personne. Je suis vieux, monseigneur, et je ne trouve presque plus rien de vivant chez moi que la profonde vénération et le zèle inviolable avec lequel j'ai l'honneur d'être,



Monseigneur

de Votre Altesse Royale
le très-humble, très-obéissant et très-soumis serviteur,
de Beausobre.

4. DU MÊME.

Berlin, 15 novembre 1737.



Monseigneur

Il faut l'avouer, monseigneur, V. A. R. est un incomparable médecin. Je reçus, monseigneur, mercredi passé, la gracieuse lettre dont V. A. R.<134> a daigné m'honorer, et dès ce moment, une petite lièvre qui me prenait à cinq heures du soir, et ne me laissait qu'à trois heures du matin, a disparu, et n'est pas revenue depuis. Cela m'a fait penser que, né pour être l'admiration de toute la terre et les délices de vos peuples, vous guérirez un jour des maladies épidémiques plus funestes que la mienne. Quand on aime comme vous, monseigneur, le créateur du monde, on se plaît à lui offrir dans ses créatures le plus agréable de tous les sacrifices, qui est celui de leur faire du bien. Je ne saurais exprimer à V. A. R. combien je suis louché de la bonté qu'elle me témoigne qu'en l'assurant que ma reconnaissance est proportionnée à la profonde vénération avec laquelle j'ai l'honneur d'être,



Monseigneur

de Votre Altesse Royale
le très-humble, très-obéissant et très-soumis serviteur,
de Beausobre.

5. DU MÊME.

Berlin, 28 décembre 1737.



Monseigneur

Ma vue a été tellement obscurcie par la longue maladie dont j'ai été attaqué, qu'elle ne m'a pas permis, dans les jours sombres qu'il a fait, de lire la belle ode que V. A. R. m'a fait la grâce de me communiquer.<135> La première devait contenter un esprit juste et délicat, quand même la complaisance trop naturelle aux auteurs pour leurs ouvrages ne s'en serait pas mêlée. Cette pièce avait certainement de grandes beautés; mais il faut avouer que la seconde l'emporte. Il y a des pensées neuves à tous égards, et des endroits fort heureusement changés. J'ai d'abord lu cette ode comme l'ouvrage d'un prince pour lequel j'ai une vénération pleine de tendresse. Puis, craignant que le préjugé ne m'en imposât, je l'ai lue en critique. Si V. A. R. n'était pas à tous égards au-dessus de l'envie, et que je fusse susceptible de cette passion, je ne saurais m'empêcher d'admirer un ouvrage que je ne saurais imiter. J'ai donc lu et relu votre ode, monseigneur, toujours avec un nouveau plaisir, et toute ma critique n'a l'ait que fortifier mon admiration.

Tout cela est vrai, monseigneur, et, pour donner à V. A. R. une preuve de ma sincérité, je vais joindre à cette lettre quelques remarques135-a dont elle fera l'usage qu'elle trouvera à propos. Ce n'est qu'à une troisième, à une quatrième lecture, que je m'en suis aperçu. L'harmonie des vers, le brillant des pensées, m'éblouissaient. J'en use avec cette liberté, monseigneur, soit parce que je ne saurais trahir la confiance de V. A. R., et parce que j'aperçois en elle autant de modestie que de goût et d'élévation d'esprit.

Censeur de vos propres ouvrages, monseigneur, vous ne les aimez qu'autant qu'ils approchent de la perfection dont vous vous êtes formé l'idée. Souffrez, monseigneur, que je vous en félicite. Il est plus beau de savoir corriger ses ouvrages que de les composer. Il faut un esprit fort supérieur pour effacer ce qui est bien pensé, afin de substituer ce qui l'est encore mieux. Vous irez en tout, monseigneur, à ce sublime que vous cherchez, et pour lequel vous êtes né. Dieu, sensible aux vœux publics, veuille conserver V. A. R. Je l'en prie<136> de tout mon cœur, et suis avec toute la vénération et tout le zèle possible,



Monseigneur

de Votre Altesse Royale
le très-humble, très-obéissant et très-soumis serviteur,
de Beausobre.

<137>

IX. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DE CAMAS. (24 JUIN 1734 - 28 MARS 1740.)[Titelblatt]

<138><139>

1. A M. DE CAMAS.139-a

Berlin, 24 juin 1734.



Monseigneur

Je vous envoie ci-joint deux lettres, dont l'une est écrite au baron de Gotter,139-b et l'autre au secrétaire Kircheisen, pour les disposer à vous faire avoir quelques hommes de recrue. Vous jugerez par la suite, monsieur, si elles ont produit l'effet que vous en souhaitez. Je n'en doute point, vous priant d'être bien persuadé qu'il n'y a rien qui soit plus capable de me donner de la joie que d'avoir l'occasion de vous rendre quelque service pour vous convaincre que je suis véritablement,



Monseigneur

Votre bien affectionné ami.

Au lieutenant-colonel de Camas.

P. S.139-c Enfin je pars jeudi qui vient, et je quitte cette terre infortunée. Il me semble que depuis que vous n'êtes plus ici avec madame, il nous manque quelqu'un dans la maison; et il m'est venu plus d'une fois en pensée de vouloir faire inviter madame de Camas. Vous voyez<140> par là qu'on ne vous oublie point. Vos santés ont été bues ici, et pour moi, je les ai bues de tout mon cœur.

Frederic.

2. AU MÊME.



Mon cher Camas,

Je vous rends mille grâces de votre prompte réponse, et pour vous rendre la revanche, je vous dirai que l'enseigne Plötz est de nouveau à Brisach, et qu'il s'y arrêtera jusqu'à ce qu'il plaise à M. de La Chétardie140-a de lui donner un passe-port pour continuer son chemin jusque dans l'Alsace française. Pour Wylich, je l'ai envoyé en Suisse, ne voulant point hasarder de lui faire faire le voyage de Paris sans avoir la sûreté de la permission, un tel voyage ne se faisant point sans grandes dépenses. J'attendrai donc qu'on veuille lui accorder ladite permission et lui donner les brevets nécessaires pour qu'il aille à Paris. Du reste, cher Camas, je suis tout à vous.

Frederic.

3. AU MÊME.



Mon cher Camas,

Je vous prie d'aller chez La Chétardie, et de le prier en mon nom d'avoir la bonté d'écrire en sa cour si l'on ne voulait point donner<141> la permission à mon enseigne Plötz d'oser acheter quelques grands hommes des troupes françaises. Je voudrais qu'on en agît plus catégoriquement que l'on n'a fait par le passé, les belles promesses de M. de La Chétardie m'ayant coûté un argent infini, et n'ayant été que de la fumée. Je vous prie, mon cher, de lui expliquer un peu cette matière, vous priant de m'en écrire la réponse, ne croyant pas que le Roi ira sitôt à Berlin. Adieu; je suis tout à vous.

Frederic.

4. AU MÊME.

Au camp de Heidelberg, du côté de Weiblingen, 11 septembre 1734.



Mon cher Camas,

Malgré les occupations que l'occasion présente de la campagne m'a données, je ne vous ai jamais oublié, mon cher Camas; c'est pour vous reprocher le tort que vous me faites que je vous écris à présent. Non, bien loin de vous avoir oublié, j'ai bien pensé à vous; je me donne toutes les peines du monde pour vous faire avoir quelques recrues d'ici; je ne promets rien, mais j'espère pourtant de pouvoir vous en faire tenir une ou deux dans votre premier rang. Voyez, après cela, si vous n'êtes pas trop léger dans vos accusations et trop peu persuadé de la sincérité de vos amis, ne vous fiant plus à eux dès qu'ils sont séparés de vous. Le reste de votre lettre, cher Camas, ressemble un peu à un panégyrique; vous flattez trop le portrait que vous faites de ma personne, vous lui faites perdre toute ressemblance. Je me rends assez de justice pour passer ma personne par une exacte critique et pour bien connaître mes propres défauts; quoique je n'y aie pas réussi autant que je le souhaite, cependant, mon cher, cela me<142> fait assez ouvrir les yeux pour prendre pour argent comptant les louanges qui ne m'appartiennent pas.

La campagne présente est une école où l'on a pu profiter de la confusion et du désordre qui règne dans cette armée; elle a été un champ très-stérile en lauriers, et ceux qui ont été accoutumés d'en cueillir toute leur vie, et dans dix-sept occasions distinguées, n'y ont pu atteindre cette fois-ci. Nous autres espérons tous ensemble, l'année qui vient, fréquenter les bords de la Moselle; nous y trouverons les lauriers que le Rhin nous a ingratement refusés, comme aux derniers défenseurs de ses rives. Il y a à présent trois semaines que nous sommes au camp; cependant l'inaction du prince lui a l'ait plus d'honneur dans cette occasion que tous les mouvements qu'il aurait pu faire, le grand jeu des Français étant de lui faire abandonner le Necker, et de prendre le poste que nous occupons. Je crains que vous ne vous imaginiez, cher ami, que je m'en vais chausser ici le cothurne tragique et, en petit Eugène, condamner la conduite de l'un et observer les fautes de l'autre, ensuite, m'érigeant en juge, prononcer d'un ton doctoral en sentence ce que chacun aurait dû faire. Non, mon cher Camas, loin de porter l'arrogance jusqu'à ce point, j'admire la conduite de notre chef, et je ne désapprouve point celle de son digne adversaire; et je tâche en mon petit particulier de mettre à profit ce qui, je crois, peut me servir dans le métier que j'ai embrassé; et bien loin de perdre l'estime et la considération due à des gens qui, après avoir été criblés de coups, ont acquis, à force de services et d'années, une expérience consommée, je les entendrai plus volontiers que jamais, comme mes docteurs, m'enseigner la route la plus assurée pour parvenir à la gloire, et le chemin le plus court pour approfondir le métier. Vous voyez par là, mon cher Camas, combien je ferai cas de vos leçons; après les avoir pratiquées, elles pourront me faire mériter les louanges que vous me donnez.

Adieu, cher ami; je crois vous avoir bien ennuyé par ce long dia<143>logue, mais rabattez-le sur le silence que j'ai tenu près de trois mois, et sur la véritable estime avec laquelle je suis,



Mon très-cher ami,

Votre très-fidèle et parfait ami,
Frederic.

Mes compliments à madame Dobrzenska et à sa charmante fille.143-a

5. AU MÊME.

Ruppin, 1er décembre 1734.



Mon cher Camas,

Ayant un soin infini de tout ce qui vous regarde, j'ai voulu vous en donner une preuve, témoin la recrue que j'envoie à votre compagnie. C'est, sans mentir, le plus grand vaurien qu'il y ait dans toute l'armée de France. Il y a été officier; ayant déserté par légèreté, il est venu à notre armée au Rhin; ne sachant où donner de la tête, il s'est engagé chez moi. Je mets à votre disposition d'en faire ce que vous voudrez. Je crois avoir fait une œuvre de charité de remettre cet écervelé entre les mains d'un homme raisonnable qui peut-être pourra avoir le bonheur de le ramener à la raison. Adieu, mon cher; je suis toujours tout à vous.

Frederic.

<144>

6. AU MÊME.

Ruppin, 6 juillet 1735.



Mon cher Camas,

Les grâces du Roi et ma promotion 144-a ne m'ont point causé une aussi sensible joie que votre lettre, étant plus sensible aux amitiés de mes amis qu'aux grandeurs de ce monde. Si par ma nouvelle charge je me voyais à portée de vous rendre service, je croirais que le service du Roi et ma propre inclination m'y porteraient. Mais, général-major tout nouveau sevré, il ne me conviendrait pas encore de me donner des airs de protection. Attendez donc, mon cher, qu'en cette campagne je verse assez de sang français pour m'acquérir le crédit de pouvoir parler avec vous. Mais je crains qu'au lieu d'être fort sanguinaire, mes travaux se borneront à vous faire avoir quelques Français qui embelliront votre compagnie, faisant ici, sur la terre, l'office que le Saint-Esprit fait au ciel; vous comprenez que je parle de son intercession auprès de Dieu. Je crois que la campagne entière ne donnera pas tant de peine au prince Eugène que j'en ai eu à obtenir la permission de la faire. L'on voit que la persévérance vient à bout de tout. Quelle joie n'aurai-je pas quand je pourrai vous écrire du camp de N.! Il me semble que mes lettres auront un double prix, et une petite odeur de poudre à canon qui y sera attachée leur donnera un air tout à fait martial. En cas que je ne parte point d'abord, vous aurez encore de mes lettres paisibles et tranquilles; mais soit l'un, ou l'autre, vous y trouverez toujours également des marques de mon amitié et de ma parfaite estime.

Frederic.

<145>

7. AU MÊME.

Wehlau, 8 octobre 1735.



Mon cher Camas,

Que direz-vous, si, à votre grande surprise, je vous apprends que mon habit bien doublé m'a rendu de très-bons services? Je ne me suis point repenti cette seule fois de l'avoir mis, car dans ce pays-ci il lait hiver en automne, et en hiver il faut bien qu'il y fasse le diable. Pour ne pas abréger si court la narration que je vous en fais, et pour parler en personne qui n'est point prévenue, je vous dirai que les quatre régiments de cavalerie que j'ai vus sont magnifiques. J'en suis enthousiasmé, et plus d'une fois il m'a démangé d'aller avec eux rabaisser un peu notre voisin l'impertinent, qui tranche du roi de la Sarmatie. Je vous vengerai comme il faut de la froide révérence qu'il vous a daigné faire pour votre belle harangue. Revenons à nos moutons; je suis en train de dire du bien, ainsi je continue de dire tout ce qu'il y a de louable ici. Les villes sont belles, bien peuplées, et, étant bâties dans toute leur enceinte, la plupart ont été obligées de faire des faubourgs; enfin le monde fourmille dans les villes et le plat pays, et dans une huitaine d'années, ce royaume sera mieux peuplé que la Suisse et la Franconie, à cause de toute la jeunesse de huit, neuf et dix ans qu'on y trouve, et qui tire son origine depuis les établissements qu'on a faits. Les Salzbourgeois commencent à se former au génie du pays, et il est certain que ce pays, dans quelques années, sera dans une parfaite culture, et à l'abri des malheurs ordinaires. Passons à présent au mauvais. Il y a eu, cette année et la précédente, une très-mauvaise récolte. Le Roi a été obligé de fournir les blés du magasin. Il faudra y revenir cette année, sans quoi cette quantité de peuple, amenée avec tant de frais, courrait risque de mourir de faim; et le Roi ne pourra retirer ce blé que les bonnes années. La nation, jalouse de ces nouveaux établis et des nouvelles introductions, avec<146> sa malignité ordinaire, apporte à endroit et autre tous les obstacles pour les empêcher. Les écoles sont rares, par conséquent le christianisme inconnu, et des esprits excellents et d'une grande capacité, incultes et, faute de religion et de principes, abandonnés à tous les caprices de leurs passions. Je n'ai pas le temps de vous en dire davantage, sinon de vous prier de me croire tout à vous.

Frederic.

Mes compliments à la femme.

8. AU MÊME.

Ruppin, 13 décembre 1735.



Mon cher Camas,

Je vous suis infiniment obligé des peines que vous avez prises pour m'envoyer la recrue de Kircheisen. Ce sera au prince de Schwedt à vider l'affaire avec Fenrôleur; pour moi, je ne m'en mêle pas. Me voilà de retour depuis deux jours, et je hume l'air de la liberté à grands traits. Que l'on est heureux quand l'on peut mettre à profit les jours que la Parque nous file, et ne pas perdre dans un loisir pernicieux un temps qui ne reviendra jamais, et qui, en s'écoulant, abrége notre vie! Je tâche ici de profiter de chaque quart d'heure et de chaque minute. Il m'en arrive en cela comme au comte de Truchsess au sujet du vin : quand il en trouve du bon, il le savoure et en jouit lentement pour en avoir plus de plaisir. Vous savez que mes occupations sont uniquement fixées à trois objets, savoir, le service, la lecture et la musique. Voilà ce qui me tient alternativement toute la journée, hormis deux heures qu'il faut donner tant au dîner qu'à la digestion.

<147>Je serais charmé de vous avoir pour compagnie ici; cela m'attacherait davantage dans ma retraite, et j'aurais de nouveaux efforts à faire quand il s'agirait de l'abandonner. Ce m'est une préfiguration de la mort quand un hussard vient m'apporter l'ordre de partir. Ne vous récriez point, je vous prie, sur cette comparaison; je vous la démontrerai juste en tout sens. La mort est, selon ce que disent les théologiens, une séparation de l'âme d'avec le corps, et un abandon général de tous nos honneurs, nos biens, notre fortune, et de nos amis. La liberté est mon âme; je me vois plus honoré ici qu'à d'autres endroits; j'ai des amis que je ne vois qu'ici. Ainsi la comparaison est juste; et pour la pousser encore plus, mon retour est conforme au dogme de la réhabilitation de toutes choses, et entre ce temps et mon départ, je comparais devant le tribunal d'un juge prêt à nous condamner et rétif à nous absoudre.

Vous me donnez un peu d'encens dans votre lettre, que je ne mérite pas; je m'en tiens à l'ordinaire, et j'aime mieux les caractères de Racine que de Corneille; le merveilleux approche trop du roman et de la fable. Adieu, mon cher Camas; j'attends l'occasion où je pourrai vous faire plaisir à mon tour; vous pouvez croire que ce sera à moi-même une satisfaction relative à l'estime et l'amitié avec laquelle je suis très-sincèrement,



Mon cher Camas,

Votre très-parfait et affectionné ami,
Frederic.

Mes compliments à madame.

<148>

9. AU MÊME.

Berlin, 1er janvier 1736.

Je vous suis infiniment obligé, mon cher Camas, de tous les bons souhaits que vous me faites pour la nouvelle année; ils me sont d'autant plus agréables, que je suis très-persuadé qu'ils sont sincères. Si le premier jour de l'an, selon la tradition vulgaire, est la préfiguration du reste de l'année, je m'attends de faire dans celle-ci de grands progrès dans l'école de l'adversité. Je l'ai commencée malade de corps et l'esprit affligé. Une colique inhumaine me talonne depuis quelque temps très-rudement; elle me mine, et si elle continue en augmentant, je puis pronostiquer facilement à quoi elle me mènera. Avec cela, j'ai une juste cause d'affliction, qui m'est sensible jusqu'au fond du cœur; elle ne vient point d'ici, mais d'autre part; cela me dévore, et d'autant plus, que je cache mon chagrin. Vous qui mé connaissez, vous pourrez juger si je suis capable de résister à ces doubles attaques de la sorte. Cependant je traîne ma figure tant que je puis, et jusqu'à ce que je me sente vaincu. Il me semble pourtant que cela me soulage de vous avoir fait part de mes maux. Je vous prie d'y entrer, et de ne me point prêcher ni une morale au-dessus de ma portée, ni un héroïsme qui me rende insensible aux événements de la vie. J'ai le cœur tendre et compatissant, et je sens les malheurs qui arrivent à mes amis aussi fort que s'ils m'arrivaient à moi-même. Enfin je vous en dirais trop, et insensiblement, sans y penser, je pourrais vous découvrir de quoi il s'agit, ayant une fois résolu de garder le secret sur cet article, non par défiance de votre discrétion, mais parce qu'on juge différemment des causes des chagrins d'autrui. L'un vous taxe de ridicule de vous affliger; l'autre dit que cela n'en vaut point la peine; enfin chacun sait lui-même où le soulier le blesse, et suffit qu'il le sache, il faut se taire.

<149>Adieu, mon cher Camas; mes compliments à la femme. Aimez-moi toujours un peu, je vous en prie, et comptez bien sur la parfaite estime que j'ai pour vous.

Frederic.

10. AU MÊME.

Berlin, 7 janvier 1736.



Mon cher Camas,

J'ai été charmé de la manière obligeante dont vous êtes entré dans mes chagrins, et quoique j'avoue que cela ne m'ait pu consoler tout à fait, du moins m'avez-vous soulagé par tout ce que vous me dites. Ma colique va mieux; mais pour ce qui regarde mon chagrin, je ne sens aucune diminution. Je me parle, je raisonne, je moralise; mais je sens que le tempérament a encore jusqu'à présent le dessus sur la raison. Enfin, cher Camas, c'est une rude école que celle de l'adversité; j'y suis, pour ainsi dire, né et élevé; cela détache beaucoup du monde, cela fait voir la vanité des objets qu'il nous présente, leur peu de solidité, et les vicissitudes que les révolutions du temps entraînent après elles. Pour une personne de mon âge, ce sont des réflexions peu agréables; la chair y répugne. Le tempérament qui me porte naturellement à la joie est comme un membre démis qui voudrait en vain faire ses fonctions ordinaires. J'aime mieux me réserver à vous écrire que j'aie rétabli la tranquillité et le calme dans mes sens agités, en vous entretenant de matières moins tristes et moins désagréables.

<150>Adieu, mon cher Camas; conservez-moi votre amitié, dont je fais beaucoup de cas, et soyez persuadé que la mienne ne diminuera jamais.

Frederic.

11. AU MÊME.

Ruppin, 17 mars 1736.



Mon cher Camas,

L'attention que vous me témoignez en vous informant de l'état de ma santé ne peut que m'être très-agréable, sachant le motif qui vous y porte, et connaissant toute l'étendue et le prix de l'amitié que vous avez pour moi. Je souhaiterais, cher Camas, de vous montrer de quelle façon je suis reconnaissant envers vous de l'attachement que vous manifestez pour moi en toute occasion. Je sens tout ce qu'un cœur bien né doit sentir sur ce sujet, vous assurant que je cultiverai avec soin votre amitié, aimant mieux perdre tous les biens que j'ai que de négliger l'estime d'un homme de bien et de probité.

J'en viens à ma santé, qui a été un peu périodique. Les coliques néphrétiques que j'avais sont un peu passées, à la vérité, mais le mal n'est point la moindre maladie, n'ayant que changé de nom. Ce sont à présent des oppressions de cœur et des maux de tête, et souvent des insomnies. Mon chirurgien-major, cependant, a entrepris de me guérir; je suis actuellement dans les médecines, et, depuis aujourd'hui, je me sens beaucoup soulagé. Si la conservation d'un sincère ami vous intéresse, je crois que cette nouvelle ne vous sera pas tout à fait<151> désagréable, n'y ayant que la mort qui, en terminant mes jours, puisse mettre fin à la parfaite estime avec laquelle je suis,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

Mes compliments à madame.

12. AU MÊME.

Berlin, 19 décembre 1736.



Mon cher Camas,

J'ai parlé à l'oracle des recrues, qui m'a répondu dans un langage un peu obscur, mais qui m'a pourtant fait comprendre que vous en pouviez choisir deux de ceux que cet Italien amène. Je vous prie de prendre les deux plus jeunes et les mieux tournés, et qui aient plus de dix pouces. Quant à Kircheisen, il en amènera aussi une pour moi; mais je vous prie de le persuader de m'en laisser une de six pieds un pouce, pour que je la puisse mettre sur l'aile de ma compagnie à la revue prochaine.

J'admire fort l'allégorie ingénieuse de votre génie et de la nouvelle carte géographique; tout ce que je sais de vos antipodes, c'est que Ton vous y estime bien et selon votre mérite; c'est tout dire. Nous y avons vécu tranquillement, en jouissant sagement des plaisirs de ce inonde. Vous avez été le saint secourable de l'endroit où vous avez passé deux mois; il y a bien des personnes qui se louent encore de vous. Je compte de retourner bientôt aux antipodes d'où je suis venu; ce serait troubler mon repos que de souhaiter de vous y voir,<152> la chose ne pouvant se faire. Si vous pensez à nous, vous pouvez vous assurer du réciproque de notre part. Le surnom des Antipodes ne convient pas si mal à ma terre, car les Miroquois152-a sont mes voisins; ils m'ont fait l'honneur de me rendre visite avec toute leur cour. Cela est divertissant au possible.

Le diable, qui ne dort jamais, a mis fin à la chasse des sangliers; il a enrhumé le maître, ce qui a déconcerté tous les desseins des meurtres projetés. J'ai cependant eu commission de tuer près de deux cents de ces misérables sangliers. Je m'en suis acquitté comme une personne peu cruelle; prenant pitié de leurs souffrances, j'ai abrégé leur martyre autant que je l'ai pu. Je vous avoue que je ne me sens aucune inclination pour la chasse; cette passion est justement le contre-pied des miennes.152-b Ma foi, chasse désormais qui voudra, je n'en suis point : nous nous accorderions plus facilement sur ce point que sur la prérogative que l'on doit donner ou à la musique française, ou à l'italienne.

J'ai vu aujourd'hui le vieux Beausobre,152-c qui se porte bien, et qui est gaillard comme un jeune homme. Cet homme a de l'esprit infiniment; c'est dommage que le dérangement de son râtelier lui rende l'articulation des mots difficile; j'aimerais bien sa plume comme amie, mais non comme ennemie, car je le crois redoutable.

Mes compliments à madame votre épouse et à la maison de Dobrzenski; voilà à peu près ce qui m'intéresse à Francfort. Ne doutez pas, mon cher, de l'estime et de l'affection avec laquelle je suis votre très-fidèle ami,

Frederic.

<153>

13. AU MÊME.

Rheinsberg, 26 janvier 1737.



Monseigneur

Je viens de recevoir votre lettre du 19 de ce mois, avec les fromages que vous m'avez envoyés de la part du sieur de Chambrier. Je vous ai bien de l'obligation de vos peines, vous priant de vouloir bien lui faire tenir l'incluse, et de me croire sans réserve,



Monseigneur

Votre bien affectionné ami.

153-aVous vous faites une idée trop avantageuse de ma pauvre solitude; nous sommes plutôt dans un couvent que dans le monde. La philosophie ne nous rend cependant pas plus austères qu'il ne faut, comme vous l'avez très-bien deviné. Mille compliments à madame.

Frederic.

14. AU MÊME.

Ruppin, 11 août 1737.

Vos attentions, mon cher Camas, m'ont fait un plaisir infini; il m'a paru que vos amandes étaient du double meilleures que toutes celles que j'ai mangées de ma vie, venant de votre part; et pour le café, dont je vous remercie infiniment, il a trouvé l'approbation de tous ceux qui en ont bu. Je vous envoie avec exactitude la somme qu'il doit vous avoir coûté, me souvenant de vous avoir ouï dire que la livre en valait un écu. Je me suis acquitté avec non moins d'exactitude de la commission que vous m'avez donnée pour notre verrerie.<154> Vous serez servi à souhait; dès que les verres et les bouteilles seront faits, j'enverrai le tout à la Grapendorf, qui aura soin de vous le faire tenir bien conditionné.

Me voilà, mon cher Camas, rendu à moi-même, et tranquille habitant de Remusberg;154-a il ne me manque que votre présence pour rendre ce séjour parfaitement conforme à mes souhaits. Le Roi a été mardi à la Horst. Je lui ai envoyé un détachement de poulardes et de pigeons qui est arrivé si à propos, que sans eux on aurait fait fort mauvaise chère. Ce sont les occasions qui font les grands hommes, et le manque de choses qui fait trouver le médiocre excellent. On a été satisfait de mes attentions, ce qu'on m'a fait signifier par un compliment. Depuis que je suis de retour chez moi, le temps a été si furieusement mauvais, qu'il n'y a pas eu moyen de sortir; c'était un hiver ou un automne pour le moins prématuré. Mais quelle distraction m'entraîne à vous parler du temps, quand j'ai bien mieux à vous dire? Souffrez, mon cher, que je vous réitère les assurances de mon amitié et de mon estime. Elle est si vieille, que je crains que vous ne vous en lassiez; pour moi, de mon côté, je serai toujours constamment,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

Bien mes compliments à madame.

<155>

15. AU MÊME.

Remusberg, 18 août 1737.



Mon cher Camas,

Une exactitude en demande une autre. Voici tous les verres que j'ai commandés pour vous. Les ouvriers se sont évertués à faire de leur mieux; c'est à vous de juger s'ils y ont réussi. Il me semble qu'il sied mal d'envoyer des verres sans y ajouter de quoi les remplir; c'est pour cela que j'ai chargé la poste d'une petite provision d'un vin de Bourgogne qui m'a paru être d'un bon acabit. Je souhaite de tout mon cœur qu'il vous fasse tout le bien imaginable. Les amandes seront mangées à votre santé. Je ne saurais au reste vous mander des nouvelles; je vois peu d'étrangers, parce qu'il n'en vient point ici; je fréquente plus les auteurs anciens et ceux du siècle passé que les gens du siècle où nous vivons. Cette antique compagnie vous est très-connue, de façon qu'il y aurait du superflu à vous en parler. Je me contenterai de vous dire ce que Cicéron écrivait à son ami Atticus : « Comment t'es-tu pu passer si longtemps de me voir, ou me priver si longtemps du plaisir de l'entretenir? » Je suis avec une parfaite estime,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

16. AU MÊME.

Remusberg, 6 septembre 1737.



Mon cher Camas,

Un voyage, un prêtre et une communion sont trois raisons dont la moindre pourrait faire l'apologie de mon délai à vous répondre. J'ai<156> été à la suite du Roi me débarrasser, sur la bonne foi d'un prêtre et en compagnie de mon frère, d'un fardeau de péchés qui ne me pesait pas grand' chose, et dont on me dit à présent déchargé. De là, le Roi est allé à Wusterhausen, et votre ami à Remusberg.

Dieu vous donne santé, joie et contentement! Je vous le souhaite de tout mon cœur, étant avec une parfaite estime,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèle ami,
Federic.

17. AU MÊME.

Berlin, 12 décembre 1737.



Mon cher Camas,

C'est une marque de prudence à un jeune homme de ne pas suivre aveuglément ses inclinations, et de savoir restreindre ses penchants lorsqu'il prévoit que les suites qu'ils attirent après eux pourraient être préjudiciables à quelqu'un. C'est par une semblable prudence que je me suis empêché de vous écrire pendant le séjour que vous avez fait à Wusterhausen. J'ai craint que l'on eût pu augurer mal de notre correspondance; d'ailleurs, il m'a paru que vous seriez assez occupé là-bas par les attentions que vous devez au Roi, par les chasses, par les tabagies, par les dissipations du voisinage, etc., que mes lettres ne feraient que vous dérober le peu de temps qui pourrait vous rester. J'ai su m'imposer le silence, et je jouis actuellement du plaisir de le rompre.

La relation que je pourrais vous faire de ce qui m'est arrivé pendant ces quatre mois ne serait pas fort intéressante, à cause que les événements n'en sont point diversifiés du tout. Vous verriez à chaque page un homme le nez collé sur son livre, ensuite le quittant pour<157> prendre la plume, et celle-là relevée par la traverse. Un tableau si uni ne frappe point la vue, et n'attire aucune admiration; aussi u'excite-t-il point d'envie. Je suis arrivé lundi au soir; j'ai trouvé la Reine fort bien, charmée de vous, se louant beaucoup de Derschau et encore plus du R... Je fus à l'unisson quant au premier; Dieu veuille que je puisse l'être également des autres.

On croit que le Roi viendra lundi pour honorer sa capitale de sa présence. Le temps développera les événements que nous avons à attendre. On assure qu'il viendra comme une divinité bienfaisante, pour répandre partout ses bénignes influences. D'autres soutiennent que ce sera Jupiter foudroyant, armé de tonnerres. Pour moi, j'attends tout avec un flegme admirable, ne prévoyant pas ce que j'ai à craindre, d'autant plus que je me sens net et sans souillure. J'espère de me tirer mieux de cette campagne que Seckendorff, et de regagner le mois prochain mes moutons. Vous savourez à présent le plaisir qu'il y a de jouir en repos d'un chez-soi. Mes compliments à votre aimable moitié; puissiez-vous tous deux jouir de tout le bonheur que je vous souhaite très-sincèrement, étant à jamais,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

18. AU MÊME.

Potsdam, 18 janvier 1738.



Mon cher Camas,

J'ai reçu avec votre lettre la nouvelle de Nauen que la recrue pour le régiment y était arrivée; je vous en fais mes remercîments, en attendant que mes deux cents écus puissent les réaliser. Jamais année<158> n'a été plus malheureuse que celle-ci pour nos enrôlements. J'ai eu des émissaires dans toute l'Europe, et hors quelques hommes d'aile, nous avons plus d'une compagnie où il n'y a aucune tête à lauriers, ce qui veut dire, en bon français, aucune recrue. Je suis ici depuis trois jours dans l'attente d'un accès de repentance, de sainteté, de crédulité, etc., qui, j'espère, me passera avant lundi; cela expédié, je compte de partir d'ici mardi ou mercredi. On m'a traité fort doucement, mais le diable n'y perd rien; vous connaissez le génie de la cour, et cela suffit pour en juger. Trop heureux, mon cher Camas, si je pouvais vous posséder à Remusberg! L'endroit, par soi-même, ne mérite aucunement votre attention; la seule chose qui s'y trouve digne de vous, c'est le cœur d'un ami qui vous aime et vous estime; ce sont des attributs auxquels vous devez me reconnaître, ces sentiments ne m'étant point nouveaux; j'espère même que de tout temps vous les aurez remarqués en moi. Mon bonheur serait parfait, si je pouvais vous en donner des marques efficaces; j'attends ce moment, et celui de vous embrasser, avec la dernière impatience, vous priant de me croire à jamais,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

19. AU MÊME.

Rheinsberg, 7 février 1738.



Mon cher Camas,

Je vous fais mille remercîments des fromages, des poires, et de tout ce qu'il vous a plu de m'envoyer. Votre souvenir m'est plus cher que tous les trésors qu'on pourrait me donner, et quand même vos lettres<159> ne seraient accompagnées que d'un brin de paille, cette paille même me ferait plaisir en venant de vous. Ne croyez pas que j'apprécie les marques d'amitié selon leur valeur ou selon leur poids d'or; bien loin de là, je puis vous assurer que jamais l'amour de la pauvreté ne fut à un si haut degré chez les Romains que chez moi. Marque de cela, je n'ai pas un sou dans toute la maison, ni dans mon pouvoir.

Je m'occupe à présent avec les plans que le prince159-a m'a envoyés; il y en a seize; ils ont chacun dix pieds de haut, et six en largeur, de façon qu'on ne peut commodément les communiquer. La description en est très-claire et intelligible, la méthode nouvelle, et la conduite méthodique. Il y a deux choses qu'on pourrait critiquer, autant que je l'entends, mais que je ne saurais vous dire sans plan.159-b

Voyez-vous, à la droite, il n'y a point de pont de communication avec les bataillons du siége; et en second lieu, ces bataillons n'ont<160> aucune ligne qui puisse les couvrir contre les insultes de l'ennemi. Je vous prie, mandez-moi ingénument votre avis, et croyez-moi toujours avec une très-parfaite estime.



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

20. AU MÊME.

Remusberg, 26 février 1738.



Mon cher Camas,

Vous vous étonnerez fort qu'une personne oisive comme je le suis soit des semaines entières sans vous répondre. J'avoue que cela paraît problématique; et que sera-ce lorsque vous apprendrez que cette personne oisive a été si fort occupée, qu'elle n'a pas eu le temps de vous écrire? Cela est pourtant vrai, et si vrai, que je me sers du premier moment vide que j'ai eu depuis plus de huit jours, pour vous répondre; ce qui vaut d'autant mieux, que je vous crois de retour chez vous, dans votre paisible et chère garnison. Ma lettre vous aurait trouvé à Berlin parmi les dissipations, les noces, les visites, et que sais-je, moi, encore? A présent, elle vous trouve tranquillement retiré chez vous; et le pis qui lui puisse arriver, c'est de vous faire quitter pour un moment un livre, pour vous faire jeter les yeux sur elle.

Le marquis160-a viendra ici la semaine prochaine; c'est du honbon pour nous. On est presque hors du monde, à l'exception d'une petite compagnie qui compose notre société. Je ne veux point penser à vous; cela me ferait venir des envies désordonnées de vous voir, qui<161> n'aboutiraient à rien absolument. Je me repaîtrais l'esprit d'une agréable illusion, et il n'en serait de plus. Je serais dans le cas de ceux qui s'attendent sûrement, après leur mort, d'entrer dans un paradis turc rempli de délices et de sensualités, et qui, trépassant, ne trouveraient rien de tout ce qu'ils avaient imaginé. Les rêves ne m'accommodent guère, et plutôt que de laisser régner une vision flatteuse dans mon âme, j'en défends l'entrée à tout ce dont je ne puis m'attendre à la réalité.

On me charge de compliments pour votre femme; ajoutez-y les miens, et dites-vous tous les jours que je suis avec toute l'estime imaginable,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

21. AU MÊME.



Mon cher Camas,

Je dois vous avoir paru un importun, et peut-être même un fâcheux, pendant tout le temps que vous avez été ici. Je vous ai talonné, je vous ai persécuté pour vous posséder pendant quelques moments, et cela, quelquefois, lorsque vous aviez besoin de repos. Je vous avoue mon tort, et je le confesse; cependant, pour ne point démentir ce caractère de fâcheux, je le soutiendrai jusqu'au moment de votre départ. Souvenez-vous donc, s'il vous plaît, que vous m'avez promis une certaine lettre d'une personne à qui le bel esprit avait en quelque façon obscurci le bon sens; je n'en ferai aucun mauvais usage; ce ne sera que pour contenter ma curiosité, et pour me faire un petit sermon sur les sottises que l'amour propre peut faire commettre aux<162> personnes d'esprit mêmes. Le ridicule des autres me fait trembler pour moi-même, et je n'entends parler d'aucune extravagance que, par un retour sur ma propre personne, je ne craigne d'être exposé au péril d'en commettre également. Il en est de ce sentiment comme de celui qu'excite en nous la mort des personnes de notre connaissance; cette nouvelle nous afflige, tant par la perte de ces personnes que par un triste souvenir de notre fragilité et par l'idée rafraîchie de notre mortalité. J'en dirais bien davantage, si je ne craignais d'abuser de votre patience; j'attends donc de vous toute la correspondance de notre héroïne Don Quichotte en fait de bel esprit, et les réponses de Voltaire, en cas qu'il en fasse, qui ne pourront être que divertissantes. J'espère que ces lettres n'auront pas le sort des prunes de la reine Claude.

Adieu, mon cher et digne ami. Cassez vite les verres que je vous ai envoyés, afin que j'aie le plaisir de les compléter. Dès que ma provision arrivera de Champagne, je penserai à vous, et je vous marquerai du moins par des bagatelles combien je suis sincèrement votre très-fidèle ami,

Federic.

22. AU MÊME.



Mon cher Camas,

Je viens de recevoir votre lettre avec l'épître inintelligible de notre très-obscur bel esprit. En vérité, c'est un chef-d'œuvre d'extravagance, et j'ai eu peine à m'imaginer que la dame que vous me nommez en soit l'auteur. Elle va chercher Voltaire à deux cents lieues d'elle pour lui débiter des paradoxes et un portrait contradictoire de sa personne. Sa camarade s'en serait assurément mieux acquittée;<163> elle écrit joliment, et sans toute cette affectation et ce galimatias de notre nouveau bel esprit. Madame de Brandt163-a a le talent de s'exprimer avec grâce. Vous remarquez très-bien la conformité du teint fardé des Françaises et du goût frelaté de nos Allemandes. Je voudrais qu'on pût faire un troc heureux de l'un contre l'autre; nous y gagnerions assurément.

La revue du prince Henri n'a point été heureuse, et malgré le bon ordre du régiment, le Roi a paru très-peu satisfait des recrues. Demain c'est ma revue; j'espère de me tirer bien d'affaire, pour peu que le temps me favorise.

Le pauvre Beausobre est mort; nous avons perdu en lui le plus grand homme de Berlin en fait de finesse d'esprit, d'érudition et de politesse. Nous perdons toutes les années d'habiles sujets, et nous ne les voyons point remplacés; ce sont des perles réelles, et qui me font saigner le cœur, tant la gloire de la nation m'est chère.

Adieu, mon cher Camas; je vous souhaite tout le bonheur et toute la tranquillité possibles dans votre garnison solitaire; vous ne serez jamais aussi heureux que je désire que vous le soyez. Ne doutez point de ces sentiments, ni de l'estime avec laquelle je suis à jamais,



Mon cher Camas,

Votre très-affectionné ami,
Federic.

<164>

23. AU MÊME.

Nauen, 11 juin 1738.



Mon cher Camas,

Notre revue s'est, grâce à Dieu, très-bien passée. Le Roi a été content, et son contentement a inspiré la joie à tout le régiment, depuis le cèdre jusqu'à l'hysope, depuis le chef jusqu'au dernier fifre. Enfin je ne souhaiterais rien avec plus d'ardeur que de pouvoir sentir une satisfaction pareille à l'issue d'une bataille et après avoir culbuté les troupes ennemies. J'espère que nous y viendrons, et que je pourrai vous féliciter, et vous me féliciter à votre tour, aux plaines de Düsseldorf, sur ce que nous aurons exécuté d'heureux sous les ordres du Roi. Je vous envoie ci-joint le changement que j'ai fait, après en avoir obtenu la permission du Roi, touchant nos appointés; je vous prie de me dire votre sentiment là-dessus, et de vous servir de votre sincérité ordinaire. Adieu, mon cher Camas; ne m'oubliez point, et soyez persuadé de l'estime parfaite que j'ai pour vous.

Federic.

24. AU MÊME.

Berlin, 25 août 1738.



Mon cher Camas.

Vous voilà quitte envers moi des prunes, et me voilà au fait de la reine Claude et de toute sa famille. Je vous en ai toute l'obligation, et je fais des vœux au ciel en faveur de la maladresse de vos domestiques, pour que vous ayez promptement besoin de la verrerie. C'est le seul moyen que le ciel jaloux me laisse pour me revancher envers vous. Notre voyage est fini, grâce à Dieu; nous avons vu le para<165>dis terrestre habité par les animaux qui y furent créés; quant aux hommes raisonnables, nous n'en avons peu ou point vu. La diversité de ce voyage en a fait l'agrément, et Brunswic n'a pas peu contribué à me le rendre agréable. Je vous épargne le détail de tout ce que nous avons vu et de ce qui nous est arrivé, m'imaginant bien que vous en serez instruit par une bouche plus éloquente que la mienne.

Je compte dans huit jours d'être auprès de mon régiment et de me reposer de mes travaux. Si je puis vous être de quelque utilité dans ces cantons, je vous prie de m'en avertir. L'Électeur palatin et le cardinal par excellence baissent terriblement tous les deux. On ne croit pas que le premier passe la chute des feuilles, grande et bonne nouvelle pour nous. J'espère de vous voir le printemps prochain sur les prairies du Rhin, de manœuvrer auprès de Düsseldorf au lieu de Berlin, et de nous charger de lauriers au prix de notre sang, au lieu de ces vaines louanges qu'on prodigue aux dépenses que nous faisons pour posséder quelques grands corps. Je suis avec une très-parfaite estime,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

Mandez-moi un peu si la Wr. .165-a n'a point reçu de réponse de Voltaire; je serais curieux de la voir.

<166>

25. AU MÊME.



Mon cher Camas,

J'ai reçu votre lettre avec vos critiques judicieuses sur mon plan des appointés. J'espère de lever toutes les objections que vous m'avez faites, et de vous faire voir que la chose est fort faisable dans tous les régiments de l'armée. Une de vos objections les plus spécieuses est ce que deviendraient nos dix autres appointés que nous avons auprès des compagnies. Je réponds que l'on trouve très-rarement vingt hommes, auprès d'une compagnie, sur la conduite desquels on ne trouve aucune prise. Je crois donc qu'après avoir choisi, de ces vingt appointés, dix des plus capables et qui ont la meilleure conduite, on pourrait contenter les autres avec une légère gratification, par exemple d'une couple de florins, et cela, pour toujours. Voilà comme je l'ai fait dans mon régiment, et tout le monde en a été content. En second lieu, d'où viendraient les petites pièces d'uniforme que les capitaines distribueront aux appointés? Je vous réponds que nous avons dans la caisse l'uniforme des déserteurs bonifié; et comme nous n'en avons presque point, on prendra cet argent dans la caisse, et on l'emploiera pour les chemises des appointés. Quant à l'article de la façon de punir les appointés, je vous dirai que j'ai cru leur inspirer plus d'ambition en les faisant arrêter par les sergents des compagnies, principalement puisqu'on ne saurait assez se donner de peine pour inspirer un certain point d'honneur à des hommes qui ne sont guère capables de sentiment. C'est cependant un point sur lequel on pourrait se relâcher facilement. J'en viens à présent à votre projet touchant les bas officiers; il est sans contredit excellent pour tirer de ces gens le service que l'on en prétend; il est incontestable qu'ils sont trop mal payés, et c'est pourtant en partie de nos bas offi<167>ciers que dépend notre petit service, et dans un temps de guerre, si ce ne sont point des gens de confiance, nous serons mal dans nos affaires, car nos officiers ne peuvent point faire double service.

Le règlement que vous avez donné aux compagnies est excellent. Ce que je trouve à redire, si vous permettez que je vous dise mon sentiment, c'est qu'il est un peu trop vague. Vous dites bien que les soldats doivent bien porter les armes, bien marcher; mais vous n'enseignez pas la règle à l'officier, selon laquelle il doit corriger le fantassin. Je prends la liberté de vous envoyer un formulaire que j'ai donné l'année passée à chaque compagnie, et que j'ai renouvelé avec quelque augmentation cette année-ci. Il y a beaucoup de choses qui n'y sont point, comme les recrues, à cause que je les fais moi-même, et les souliers, à cause que les compagnies en ont déjà le modèle.

Voilà, mon cher Camas, en gros, ce que j'avais à répondre à votre lettre. Si vous ne vous payez pas de mes raisons, je vous prierai de me dire ce qui ne vous paraît pas suffisant. Je compte de voir mercredi madame de Camas à Berlin. Adieu, mon cher Camas; conservez-moi toujours votre précieuse amitié, et soyez sur que je suis avec une estime distinguée votre très-fidèlement affectionné ami,

Federic.

26. AU MÊME.

14 octobre 1738.



Mon cher Camas,

J'ai été fort sensible à votre souvenir. La lettre que vous m'avez écrite a été bien gueusée de mon côté; mais à cela ne tienne; d'un mauvais payeur il faut prendre ce que l'on peut. Je ne sais pas trop,<168> à dire la vérité, quel temps il fait ici. La sphère de mon activité ne s'étend que de mon foyer à ma bibliothèque : le voyage n'est pas grand, et on n'a point le temps de se ressentir en chemin de l'intempérie de la saison. Quant à la chasse, il y a ici toute une coterie qui chasse pour moi, et j'étudie pour eux; chacun y trouve son compte, et personne n'est empêché dans ses divertissements. Nous politiquons peu, parlons moins, et pensons beaucoup. Il ne s'agit ici ni de l'empereur grec, turc, ou chrétien; il s'agit du contentement de l'esprit et d'une tranquillité d'âme que je m'efforce, moi et mon petit couvent,168-a de cimenter le mieux qu'il nous est possible. Si nous y parviendrons, c'est le critérion.168-b Du moins faut-il y travailler, quoique, à dire le vrai, l'impassibilité des stoïciens me paraît bien en morale ce qu'est la pierre philosophale en chimie et la quadrature du cercle en mathématiques : c'est l'idée chimérique d'une perfection ou d'une quiétude à laquelle nous ne saurions atteindre.

Mais sans m'embarquer plus avant en morale, souffrez que je vous annonce un phénomène de physique qui n'est point tout à fait indifférent en ce siècle; il consiste en ce que, par la force d'une attraction de six mille écus, j'ai fait graviter des fins fonds de la Hollande vers mon centre un corps de six pieds quatre pouces passés, et ce phénomène, aussi rare et plus extraordinaire qu'une comète chevelue, brillera dans peu de jours sur l'horizon de Ruppin. Après cela, messieurs, c'est à vous de vous cacher et de vous couvrir le visage pour que la clarté semblable à la face reluisante de Moïse ne puisse vous éblouir.168-c Voici pour quatre mois ou plus que je ne vous ai vu; vous n'avez pas lieu de gronder contre ma bavardise, un silence de quatre mois peut être regardé comme un silence pythagoricien. Je ne fini<169>rai point, cependant, sans vous réitérer les assurances de l'estime la plus parfaite avec laquelle je suis,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèle ami,
Federic.

27. AU MÊME.

Remusberg, 27 octobre 1738.



Mon cher Camas,

Il faut avouer que vous vous servez de toutes les armes des paresseux pour vous excuser de ce que vous m'écrivez si rarement : tantôt c'est crainte de m'incommoder; tantôt c'est que j'écris si bien, qu'on ne saurait me répondre. Enfin, voilà quelques lieux communs d'épuisés. Je ne doute aucunement que la fertilité de votre imagination ne vous fournisse quelque prétexte nouveau et quelque défaite dont aucun paresseux ne s'est encore avisé jusqu'à présent. Sachez toutefois, mon cher, que je suis sur mes gardes, et qu'un aveu sincère de votre paresse vous fera obtenir mille fois plus de moi que tous les artifices de votre éloquence. Si vous m'écriviez tout naturellement que vous avez peu de temps à vous, que vous ménagez ces moments pour vos agréments, que vous aimez bien à recevoir des lettres, mais point à y répondre, alors peut-être, alors, par bonté de cœur, je sacrifierais la satisfaction de m'entretenir avec vous à votre paresse; je me dirais à moi-même : Il n'est point juste que mon amitié lui soit à charge; attendons et suspendons à lui écrire que nous ayons quelque bonne nouvelle à lui mander, ou que nous soyons en état de lui procurer quelque plaisir. C'est à présent à vous, mon cher Camas, à voir quel<170> parti votre paresse doit prendre; ce sera toujours indépendamment de mon amitié, qui est inaltérable.

J'ai fait, la semaine passée, une action tout à fait héroïque, m'étant fait saigner. Le chirurgien m'a manqué, et je lui ai si bien remis le cœur au ventre, qu'il a mieux réussi pour la seconde fois. Je me trouve beaucoup soulagé depuis, et je compte revenir à la charge le printemps prochain. Je n'entrerais point dans ce détail de ma santé, si je ne savais que j'écris à un ami qui s'y intéresse; ces bagatelles, qui sont indifférentes à tout autre, ne le sont point à des amis. Je compte donc que ma saignée vous sera moins indifférente que l'anecdole de l'habit vert que portait, disait-on autrefois, Des Cartes, ou des vétilles dont Montaigne est très-soigneux d'informer le lecteur.

Je lis à présent une histoire manuscrite de Louis XIV,170-a qui est d'une grande beauté; elle m'occupe plus que toute la politique de nos jours. Je vous plains de ce que vous vous trouvez si peu d'antagonistes aux tabagies; c'est une nécessité d'être contredit dans ces sociétés, afin de prolonger le discours. Il faut du litigieux dans les sciences; c'est l'huile qui fait vivre ces sortes de conversations. Ce qui peut en quelque façon soulager un orateur d'un pareil parlement, c'est que la matière du discours n'est point limitée, et que l'auditoire ne s'offense point des redites. Avec cela, le théâtre de la guerre du Brabant peut être regardé comme un Potose; c'est une mine d'or, elle rend toujours.

Adieu, mon cher Camas; ne pensez point à moi dans les tabagies, et ne vous souvenez de votre ami que quand vous verrez briller de certains pâtés qui se distinguent par leur volume, vous assurant que je serai toujours inviolablement votre très-fidèle ami,

Federic.

<171>

28. AU MÊME.

Berlin, 9 décembre 1738.



Mon cher Camas,

J'espère bien que vous aurez pris pour un badinage les reproches que je vous ai faits touchant votre silence. Je m'en suis pourtant bien trouvé, puisqu'ils m'ont valu une belle et bonne lettre de votre part. Je comprends très-bien que l'endroit où vous vous êtes trouvé n'était guère propre pour la correspondance, et que votre silence avait cent mille raisons, dont la disette des nouvelles était la moindre. Je me trouve à Berlin depuis trois jours. La ville a considérablement augmenté à raison des masses de pierres; quant à la société et au beau monde, je le passe sous silence. Qu'il vous suffise de savoir que l'absence de M. et de madame de Camas est une brèche qu'on s'est aussi peu avisé de réparer que celle de Belgrad avant cette campagne. J'entends tous les jours parler des plaisirs de Berlin; mais, autant que j'ai pu y comprendre, il en sera comme de la lance de Patrocle;171-a vous savez qu'elle avait le don de blesser et de guérir, ce qui veut dire, pour quitter la métaphore, c'est qu'il n'y a qu'à connaître les plaisirs de Berlin pour en perdre le goût.

J'ai eu mes espions en campagne pour savoir la réponse que le Salomon de Cirey a faite aux reines de Saba du Nord.171-b J'ai appris que c'était un raisonnement fort didactique sur la manière de réprimer et de vaincre ses passions. C'est à savoir si cela a été du goût de nos héroïnes beaux esprits; c'est à vous d'en juger. La plus grande nouvelle que je puisse vous apprendre, c'est que le Roi sera ici demain à midi; selon mon thermomètre, le temps sera clair et serein, pourvu que jusqu'au départ la pièce soit de la même trame. Mon cher Camas, vous et votre juif, vous êtes plus heureux, dans vos occupations<172> douces et innocentes, que ne le sont les maîtres du monde. Jouissez de votre bonheur, goûtez la tranquillité; mais n'oubliez pas vos amis. Vous savez que je suis du nombre, et que j'en serai toujours le premier.

Federic.

29. AU MÊME.

Berlin, 21 décembre 1738.



Mon cher Camas,

Je n'ai point attendu votre notification pour participer à la nouvelle grâce que le Roi vous a faite en vous revêtant de la sénéchaussée de Crossen. Je suis persuadé que vous vous acquitterez dignement de cette nouvelle charge, et qu'on vous verra briller sous la robe comme sous la cuirasse. Ne troquez pas cependant Feuquières pour le Digeste, et ne vous avisez point de ne nous parler que de Cujas et de Bartole. Croyez-moi, mon cher Camas, faites comme les chanoines du Lutrin, qui ne pensaient qu'à bien manger et à bien boire, et laissaient

A des chantres gagés le soin de louer Dieu.172-a

Le conseil vous paraîtra facile à suivre, et soyez bien assuré que votre prudence m'avait déjà prévenu, et que c'était bien votre dessein.

Ne vous excusez point de ce que vous ne parlez que de vous-même; c'est tout ce que vous pouviez me mander de Francfort qui pût m'être le plus agréable. Votre général172-b a été témoin de la joie que m'a causée le bénéfice dont le Roi vous a gracieuse, et je m'en rapporte bien sur son témoignage. J'ai trouvé un changement sensible dans l'humeur du Roi; il est devenu extrêmement gracieux, doux, affable et<173> juste; il a parlé des sciences comme de choses louables, et j'ai été charmé et transporté de joie de ce que j'ai vu et entendu. Tout ce que je vois de louable me donne une satisfaction interne, et que je ne puis presque cacher. Je sens redoubler en moi les sentiments de l'amour filial lorsque je vois des sentiments si raisonnables et si justes dans l'auteur de mes jours. Je souhaite de tout mon cœur que vous n'ayez jamais à m'annoncer que de nouveaux bienfaits, et que je puisse, de mon côté, toujours m'étendre plus sur les louanges d'un père que j'aime naturellement, et dont les bonnes actions m'enlèvent. Je ne m'étendrai point en souhaits pour la nouvelle année; vous savez trop ma façon de penser sur votre sujet, et toutes les occasions de penser à vous vous valent de ma part tous les vœux qu'on se fait au renouvellement de l'année. Vale et me ama.

Federic.

30. AU MÊME.



Mon cher Camas,

C'est à mon grand regret que je suis obligé de chanter la palinodie. Toutes ces belles apparences de grâces, de bienveillance et de douceur sont disparues comme un songe. L'humeur du Roi s'est aigrie si fort, et sa haine contre ma personne s'est manifestée sous tant de différentes formes, que si je n'étais ce que je suis, j'aurais demandé mon congé dès longtemps; et j'aimerais mille fois mieux mendier mon pain honorablement autre part que de me nourrir des chagrins qu'il me faut dévorer ici. L'acharnement que marque le Roi pour me décrier secrètement et en public n'est plus une chose qu'on se dise à l'oreille; c'est la fable de la ville, tout le monde en est témoin, et tout le monde en parle; et ce qu'il y a de plus curieux, c'est que j'ignore encore mon crime, si ce n'est celui d'être son héritier présomptif. Il<174> est indubitable que de méchantes gens soufflent ce feu, et que les humeurs de la goutte et le tempérament bilieux du Roi n'y contribuent pas moins. J'apprends à tenir contenance, et depuis les trois semaines que je suis ici, j'en ai déjà appris assez pour m'entendre dire les choses du monde les plus choquantes sans changer de visage, sans m'émouvoir, et de commencer un discours, à la suite de ces injures, où il ne paraît pas seulement que je les aie ouïes. Je voudrais bien cependant que si le Roi ne peut pas se résoudre d'avoir envers moi les sentiments d'un père, ou si ma physionomie a le malheur de lui déplaire, il me laissât à Remusberg, à l'écart. Il en couverait moins sa bile, et j'en serais plus heureux. Vous me demandez quelle est la maladie du Roi. C'est une goutte volante qui n'a pas voulu se fixer, et qui, après être passée du bras gauche dans le genou droit, de celui-là dans le gauche, et du genou gauche à la plante du même pied, s'est enfin dissipée, jusqu'à une enflure près, qui, je crois, se perdra par la transpiration.

Je vous souhaite tous les plaisirs que nous n'avons point, et tout le repos qui nous manque, vous priant de me croire à jamais,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèle ami,
Federic.

31. AU MÊME.

Berlin, 10 janvier 1739.



Mon cher Camas,

La sensibilité que vous me témoignez pour ce qui me regarde ne laisse pas de me consoler des chagrins que j'ai endurés, et je me suis dit, en lisant votre lettre :

Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée.174-a

<175>L'innocence de ma vie m'est garante de la fausseté des rapports qu'on a faits au Roi sur mon sujet. Je ne saurais vous dire de quel crime l'on m'accuse; je crois qu'on serait bien embarrassé d'en trouver; c'est pourquoi l'on ne s'explique qu'en termes très-vagues, mais non avec moins d'aigreur. C'est l'effet d'une ancienne haine que quelque cause étrangère a retirée de l'état de léthargie où elle était restée pendant quelque temps. Le pronostic que je me suis fait est fâcheux, mais véritable; je ne dois jamais m'attendre à pouvoir vivre en paix avec un père facile à irriter, et qu'on remplit d'impressions funestes. Il faut que je l'envisage comme mon plus cruel ennemi, qui m'épie sans cesse pour trouver le moment où il croit pouvoir me donner le coup de jarnac. Il faut être sur ses gardes sans se relâcher; le moindre faux pas, la moindre imprudence, une bagatelle, un rien grossi et amplifié, suffiront pour ma condamnation. Vous seriez (je ne dis pas indigné) surpris, si vous entendiez avec quel acharnement on me décrie publiquement; et lorsqu'on a fait tous ses efforts pour me rendre odieux, de crainte de n'y avoir point réussi, on veut du moins m'affubler d'un ridicule extravagant. Jugez s'il ne faut pas bien du flegme pour voir par ses yeux et entendre par ses oreilles des choses si contraires à l'humanité. Je pense mille fois au proverbe italien qui dit : Soffri e taci. Qu'il est difficile, mon cher Camas, de pratiquer une maxime si brève en apparence, mais qui contient un si grand sens! Qu'il en coûte pour éteindre l'amour-propre, qui s'offense si étrangement des propos injurieux à notre réputation! Quels efforts n'est-on point obligé de faire pour réprimer l'amour de la vérité, qui s'élève en nous pour combattre la fausseté et le mensonge! C'est de cette puissance que nous avons sur nos passions que je fais à présent la salutaire expérience; et je puis vous assurer que la maladie du Roi me vaut tout un cours de morale. Ce n'est pas que je ne m'en fusse dispensé très-volontiers; mais je sais trop bien qu'on ne saurait se soustraire aux lois irrévocables du destin, que ce torrent<176> d'événements qui se suivent nous entraîne malgré nous, et qu'il y aurait de la folie à vouloir s'opposer contre ce qui est nécessité, et contre ce qui a été réglé ainsi de toute éternité. Il est vrai qu'une consolation tirée de la nécessité du mal n'est guère propre pour le soulager; cependant il y a quelque chose de satisfaisant dans l'idée que les chagrins qu'on nous fait endurer ne sont point les effets de nos fautes, mais qu'ils entrent dans le dessein et dans l'ordre de la Providence.

Vous croiriez, en lisant cette lettre, que je suis tout seul à Berlin, puisqu'il n'est question que de ma personne. Souvenez-vous seulement, mon cher Camas, que votre lettre y a donné lieu, et soyez persuadé que je vous entretiendrais mille fois plus volontiers de l'énumération de mes plaisirs que du récit de mes peines. Profitez des moments tranquilles que vous accorde le destin; connaissez leur prix, et jouissez-en. Le jour de mon départ doit s'approcher naturellement. Je vous avoue que, malgré mon impassibilité stoïque, je désire beaucoup le moment qui m'éloignera d'un endroit où je ne suis souffert qu'à regret, où l'on me hait, où l'on souhaiterait. Mais ne devinons point les pensées des autres; ce n'est pas à nous de sonder les cœurs. Poussons la charité jusqu'à mettre sur le compte de la douleur et d'une bile épaisse répandue ce que d'autres, moins scrupuleux, attribueraient au cœur de ceux qui les persécutent. La loi vivifiante n'est point mon mérite éminent,176-a mais la morale chrétienne n'en est pas moins la règle de ma vie.

Je salue mille fois madame de Camas, et cela, sans vous répéter l'ennuyeuse kyrielle de tous les sentiments avec lesquels je suis,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

<177>

32. AU MÊME.

Berlin, 29 janvier 1739.



Mon cher Camas,

Vous prenez tant de part à tout ce qui me regarde, que je dois vous tirer d'inquiétude sur le sujet de ma santé. J'ai pris, la nuit du jeudi au vendredi,177-a une crampe d'estomac si violente, que j'ai pensé y succomber. Les médecins m'ont donné une si grande quantité de remèdes, et de nature si forte, qu'ils m'ont sauvé pour celte fois. Depuis ce temps, j'ai eu quelques petites attaques avec des battements de cœur très-violents et des sueurs exténuantes. La nuit passée est la première où j'aie goûté quelque repos. Eller177-b m'assure qu'il me guérira radicalement. Si par la diète et le régime on peut se guérir, je suis sûr de me remettre, et si l'habileté du médecin peut me rendre la santé, je dois me flatter de la recouvrer, car Eller est fort habile homme.

Le Roi part aujourd'hui; j'irai prendre congé de lui, et s'il ne communie point à présent, j'espère de pouvoir partir la semaine prochaine pour mon chez-moi. J'ai souffert et des chagrins qui me sont donnés, et des maux qui me sont venus. Le corps malade et l'esprit affligé conduisent tout droit à l'éternité. Je vous ferai avoir sans grande peine la lettre de Maréchal; il faut seulement que je trouve le moment de lui parler. Ne choisissez pas ce qu'il y a de plus grand parmi la marchandise de ces commissaires, mais ce qu'il y a de mieux fait. Je suis avec des sentiments dignes des temps d'Oreste et de Pylade,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

<178>

33. AU MÊME.

Ruppin, 15 mars 1739.



Mon cher Camas,

Il n'y a aucune retraite assez profonde, aucun engagement assez puissant, aucune passion assez forte pour me rendre inaccessible à mes amis. Si je m'enferme dans l'étude, si je donne quelques moments aux muses, c'est toujours dans le dessein de me rendre plus capable de servir ceux à qui je suis uni par les liens de l'amitié. Vous n'avez point lieu de craindre en m'écrivant, car vous devez croire que les sentiments du cœur sont toujours plus vifs que les efforts de la spéculation, en un mot, que le nom seul de M. de Camas me ferait tomber des mains les livres et la philosophie. Je devrais m'attendre au repos, et je devrais conserver ma santé par le genre de vie que je mène; mais ce sont de ces choses, l'une et l'autre, qui, étant sujettes à tant d'accidents, ne peuvent guère être restreintes à une espèce de nécessité. Cependant il n'est plus question de moi dans le monde politique, et je chemine doucement à l'ombre. Ma santé, à laquelle vous daignez vous intéresser, commence à se raffermir, quoique j'aie été fort languissant jusqu'à présent. La dernière attaque que j'ai eue à Berlin a été très-violente, et a tellement ébranlé l'édifice, qu'il a fallu des mois pour l'étayer. On ne me trouvera pas sans vert à la revue, et dussent me manquer tous les Kircheisen du inonde, je trouverai remède à tout. J'ai cependant encore une lueur d'espérance dans le secours qui me viendra de Zurich; j'ai écrit pour cet effet à l'Excellence qui préside aux enrôlements; je ne puis avoir la réponse qu'à la fin de la huitaine.

Je souhaite que le Roi vous fasse faire plusieurs harangues dans le goût de celle que vous allez prononcer à Crossen. Dussiez-vous, mon cher Camas, mettre le nez de nouveau dans la rhétorique, j'espère que vous ne vous en fâcheriez pas. A revoir, mon cher, non pas dans<179> les champs Elysées, mais dans les champs où l'on moissonne régulièrement toutes les années la gloire, où les vainqueurs sont couronnés de couronnes civiques, et où ceux qui triomphent sont ceux qui ont le plus d'hommes. Je suis avec une très-parfaite estime,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

34. AU MÊME.

Ruppin, 10 mai 1739.



Mon cher Camas,

Je suis charmé que quatre jours d'étude à l'université de Potsdam vous aient rendu savantissime dans l'art des exercices. Je suis persuadé que vous avez vu des merveilles, et je suis même sûr que ni vous ni moi ne les imiterons pas. Heureux qui peut faire un si grand profit, tel que vous venez de le faire, en si peu de temps! Plus heureux qui peut encore le faire à moins! J'ai envoyé mon lieutenant étudier pour moi, à l'imitation des chanoines de la sainte Chapelle,

qui laissent en leur lieu
A des chantres gagés le soin de louer Dieu.179-a

J'ai reçu ordre d'entrer jeudi à Berlin; mon régiment est muni d'arguments à six pieds que c'est une bénédiction. Si par une rigide observance de la loi on est sauvé, nous le serons; si par un exercice correct on fait sa cour au Roi, nous la ferons; si par l'intercession de colosses on peut faire fortune à Berlin, je puis faire fond sur la mienne; et si par des sentiments sincères on mérite le retour de ses<180> amis, je puis compter sur votre amitié. Adieu, mon cher Camas; comptez sur les sentiments de ma parfaite estime et d'une sincère amitié.

Federic.

35. AU MÊME.

Aux haras de Prusse (à Trakehnen), 10 août 1739.



Mon cher Camas,

Les deux nouvelles qui m'ont le plus surpris depuis mon départ, dont l'une me réjouit autant que l'autre m'attriste, au point que j'échangerais l'une pour l'autre, si je pouvais racheter l'une par l'autre, sont, pour les rapporter selon l'ordre des temps, la grâce inopinée que le Roi m'a faite de me donner ses haras de Prusse. Ni le public, ni moi, ni le Roi même, nous ne nous y attendions; et cela se fit en vérité je ne sais comment, mais toutefois de la manière du monde la plus flatteuse pour moi. Je fus interdit le moment que le Roi me dit, Je vous donne le haras, effet ordinaire de la surprise; mais je ne laissai pas de marquer ensuite au Roi tout ce que me suggérait la plus parfaite reconnaissance, plus charmé de ses bontés que de la magnificence du présent, et plus vivement touché du retour de sa tendresse paternelle que de tous les objets qui flattent les intérêts et l'ambition des hommes. La seconde nouvelle, qui m'afflige, qui m'inquiète, qui m'alarme, est la goutte dont on vous dit tourmenté; j'avoue que j'ai tremblé à la seule pensée de voir devenir invalide un si brave officier, un si honnête homme, un soldat si expérimenté, qui, pour avoir perdu un de ses membres180-a pour la patrie, semblait avoir mérité que les infirmités humaines respectassent ceux qu'il avait sauvés de mille périls et de cent combats. Votre lettre me rassure de quelque manière, si elle<181> n'est l'effet d'un de ces efforts généreux de l'amitié qui fait passer au-dessus de la douleur et de ce qui peut troubler les âmes vulgaires. Je crains encore pour vous, mon cher Camas, et je vous reproche de ne m'avoir pas dit deux mots de votre santé, qui m'est chère, dans une lettre de quatre pages. Vous croyez peut-être que je ne pense qu'à moi-même, et que, enivré de mon bonheur, je ne compte pour rien mes amis. Désabusez-vous, je vous prie; non, je ne serai jamais indifférent envers ceux avec lesquels je suis lié par les nœuds sacrés de l'amitié. Ni la fortune la plus brillante, ni le malheur le plus affreux, ni l'éloignement, ni des occupations profondes, ne m'empêcheront de penser à vous et de vous témoigner en toutes les occasions l'estime avec laquelle je suis,



Mon cher Camas,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

Mes compliments, s'il vous plaît, à madame.

36. AU MÊME.

Remusberg, 30 septembre 1739.



Mon cher Camas,

Je ne vous envie point votre bonheur, mon cher ami; ne croyez point que je sois encore intentionné de venir vous supplanter dans votre faveur. Demeurez, à la garde de Dieu, sur le pied où vous êtes; j'admirerai vos mérites, sans cependant sentir la force de les imiter. Il règne trop de brouillards dans la région où vous habitez, dont je crains que les exhalaisons ne me soient préjudiciables. Permettez-moi de humer modestement et dans ma solitude un petit air de liberté qui<182> me fait prospérer. Mais trêve de badinage; je souhaite de tout mon cœur que la goutte et la mauvaise humeur quittent tout à fait vos régions, et que vous passiez la saison tranquillement et avec toute la satisfaction que vous désirez vous-même. Adieu, mon cher Camas; je suis avec toute la tendresse imaginable

Votre très-fidèle ami,
Federic.

37. AU MÊME.

Ruppin, 15 novembre 1739.



Mon cher Camas,

Je vous félicite de votre heureux retour dans votre garnison, et je ne vous trouve aucunement à plaindre dans votre solitude. Une aimable femme, de bons livres et de la bonne chère sont toutes des choses qui ne rendent aucun ermite malheureux; au contraire, c'est peut-être la quintessence de la vie, et ce qu'il y a de plus raisonnable à faire dans ce monde. Si vous appelez cela s'ennuyer, je m'ennuierai volontiers avec vous toute ma vie. Nous nous préparons ici à remonter sur le grand théâtre de la capitale, et à profiter des plaisirs dont vous faites la description vraie et naturelle. J'avoue que dans ces moments-là je vous plaindrai plus qu'à l'ordinaire de ce que vous n'êtes point en passe de profiter de nos divertissements; et je me sens même assez de charité pour présenter requête pour vous, afin que vous changiez la garnison de Francfort pour celle de Berlin. Le Roi y souscrira de bon cœur, principalement si on lui allègue le motif de vos plaisirs. Mais puisque je ne voudrais point faire de démarche sans votre aveu, je suspendrai cette affaire jusqu'à ce que je sois informé de votre volonté là-dessus. Ne pouvant donc vous être utile pour vos<183> plaisirs bruyants, souffrez que je rende quelque service à votre volupté, et que je l'abreuve de bon vin de Champagne et de Bourgogne. Caton, l'austère Caton égayait bien quelquefois sa sagesse avec du nectar de Falerne; pourquoi le gouverneur de Francfort n'enluminerait-il pas la sienne avec le nectar de Champagne, qui le cède aussi peu à celui de Falerne qu'il le cède à Caton?

Adieu, cher et digne ami; mes compliments à madame, que j'estime de tout mon cœur. Soyez bien persuadé que je n'en fais pas moins à votre égard, et que j'ai été, je suis, et je serai toujours votre parfait ami,

Federic.

(Vingt-cinq bouteilles de Bourgogne; vingt-cinq de Champagne.)

38. AU MÊME.

(Décembre 1739.)



Mon cher Camas,

Nous sommes ici des amphibies de joie et de tristesse; on fait des fêtes d'un côté pour divertir ma sœur,183-a et l'on plaint le Roi, de l'autre, pour l'état incertain et défaillant de sa santé. Vous pouvez, mon cher ami, vous représenter à peu près la situation dans laquelle nous sommes; cependant elle est de cent piques préférable à celle de l'année passée, qui était désespérée. Je ne pourrai guère vous mander des nouvelles d'ici, sinon que l'ancienne étiquette s'observe régulièrement, qu'il a fait ici un froid épouvantable, qu'on danse beaucoup, qu'on médit encore davantage, et que l'on rit et pleure tour à tour.<184> Nous avons ici deux nouveaux envoyés, Rudenskjöld184-a et Valori.184-b Le premier est un homme d'esprit, fin, et qui a beaucoup de connaissances et du inonde. Le second est un sot, très-grossier, et si fort absorbé par le grivois, que l'homme de qualité s'y perd totalement; c'est le Weyher184-c des Français, en un mot, un homme qui ne prendra point à Berlin, à en juger par le ton où il se monte.

Je vous suis infiniment obligé des pommes que vous m'envoyez; quoique je n'en mange jamais, je n'en ai pas moins d'obligation à celui dont elles viennent. Je vous ai bien plaint du malheur qui est arrivé à votre régiment. Ce sont ces mêmes Anglais que je vous plaignais d'avoir lorsque je vous vis à Cüstrin, qui vous ont joué ce vilain tour; ce sont en vérité de bien mauvais soldats, et, au demeurant, grands pendards. Adieu, cher ami; aimez-moi toujours, et soyez persuadé de l'estime et de l'amitié avec laquelle je suis tout à vous.

Federic.

Mes compliments à madame de Camas.

39. AU MÊME.

18 mars 1740.



Mon cher Camas,

Je vous envoie le fruit d'une conversation que j'eus avec vous sur le sujet de la flatterie. Je crois me rencontrer assez bien avec vos sentiments; et pour vous montrer que j'ai bien médité cette matière, je l'ai mise en vers, c'est-à-dire que j'ai donné la torture au bon sens<185> pour la mouler sur l'air de l'imagination, et pour l'asservir à la mesure des vers. Un homme aussi grave que vous, et tout géomètre en même temps, dira peut-être que c'est perdre son temps que de l'employer à toiser des syllabes. Je n'en disconviens aucunement. Mais vous m'avouerez que la versification donne lieu en revanche à bien méditer une matière, et à la considérer sous toutes ses faces. Si après cela vous trouvez encore que j'ai perdu mon temps à versifier, je n'ai plus rien à vous répondre. Peut-être trouverez-vous que c'est être bien importun que de vous dérober encore quelques moments de votre loisir ou de votre sommeil. Échappé à peine de la pénible conversation de la journée, un nouvel ennui vous attend. Je vous en demande pardon de tout mon cœur, et je vous promets même, si vous le voulez, de ne vous importuner jamais de même. Mais je vous renvoie à mon ode; il suffit qu'elle vous ennuie, je ne veux point que ma prose renchérisse sur ses droits.

ODE SUR LA FLATTERIE.185-a

Quelle fureur, quel dieu m'inspire?
Quel feu s'empare de mes sens?
Muse, enfin reprenons la lyre,
Cédons à ses enchantements.
Oui, je vais, nouveau fils d'Alcide,
Fier d'une valeur intrépide,
Combattre des monstres affreux,
Et porter la foudre et la guerre
A ces crimes qui de la terre
Corrompent le séjour heureux.
<186>Les vents dont l'haleine empestée
Entraîne l'horreur sous leurs pas,
Par qui la terre dévastée
Se voit couverte du trépas,
L'aquilon dont le souffle aride
Enlève au laboureur avide
L'unique objet de ses travaux,
Sont moins craints sur cet hémisphère
Que n'est le flatteur mercenaire
Qui corrompt le cœur des héros.

L'insinuante flatterie
Est la fille de l'intérêt;
L'orgueil superbe l'a nourrie,
Et l'amour-propre seul lui plaît.
Elle est rampante au pied du trône.
Son vain encens qui l'environne
Enivre les rois et les grands;
Le masque de la politesse
Couvre en tout l'abjecte bassesse
De ses froids applaudissements.

Tel qu'un serpent caché sous l'herbe,
Rampant à replis tortueux,
Dérobe sa tête superbe,
Sous des feuillages ombrageux,
Aux hommes prêts à le surprendre,
Qui dans cet asile si tendre
N'observent que l'émail des fleurs;
Ou telle cette lueur claire
Dont la beauté si passagère
Séduit et perd les voyageurs :

Ainsi donc le flatteur inique
Couvre par sa feinte douceur
Et par sa lâche politique
L'apprêt d'un poison corrupteur.
Sa bouche est sans cesse trompeuse,
<187>Et de sa langue frauduleuse
L'adresse abuse les humains,
Semblable au chant de la sirène
Dont la mélodie inhumaine
Les charme, et tranche leurs destins.

O ciel! quelle métamorphose
A changé le vice en vertu?
Qui transforme l'ortie en rosé?
Par qui tout est-il confondu?
Quel adulateur ridicule
D'un nain peut former un Hercule,
Et d'un vil ciron un Atlas?
O mortels! c'est la flatterie,
Dont l'insipide frénésie
En Newton érige un Midas.

Souvent dans ses visions folles
Elle adora jusqu'aux tyrans;
Des monstres furent les idoles
Dont l'argent gageait ses encens.
Toujours la trahison heureuse
Et la majesté fastueuse
A trouvé des adulateurs;
Cartouche orné d'une couronne,
Ou Catilina sur le trône,
N'auraient pas manqué de flatteurs.

Voyez sans esprit, sans haleine,
Ce frénétique en sa fureur :
A coups pressés de veine en veine
Son sang fait palpiter son cœur;
Son corps est brûlé par la fièvre,
La mort habite sur sa lèvre;
En vain le flatteur détesté,
Relevant d'une voix sublime
L'éclat du rouge qui l'anime,
Louera sa brillante santé.
<188>Loin de nous donner du mérite,
Le flatteur le fait éclipser;
L'humilité seule est l'élite
Des vertus qu'on doit estimer.
Quand même l'humaine injustice
Nous confondrait avec le vice,
Rien ne saurait nous avilir.
La vertu n'est point l'accessoire
De la louange et de la gloire;
C'est un bien qu'on ne peut ravir.

Louis, devant qui tremblait la terre,
Ce roi, dont tout craignait le bras,
Louis était grand dans la guerre,
Mais très-petit aux opéras.188-a
Vous noyez, courtisans iniques,
Des rois les vertus héroïques,
Vous rendez leurs noms odieux;
Je ne vois plus dans Alexandre
Le triomphateur du Scamandre
Lorsqu'il se dit le fils des dieux.

Réveillez-vous de votre ivresse,
Rois, princes, savants et guerriers;
Arrachez-vous de la mollesse
Qui flétrit vos plus beaux lauriers,
De cet océan du mensonge
Où votre amour-propre vous plonge;
Et, détestant la vanité,
D'un bras vengeur brisez la glace
Qui, déguisant votre grimace,
Vous a trahi la vérité.

O Vérité chaste et sincère!
O fille immortelle des dieux!
Vérité toujours salutaire
Habitez ces terrestres lieux.
<189>Que disparaisse à votre vue
La fausse gloire, cette nue
Dont on obscurcit la raison,
Comme aux rayons de la lumière
S'écarte la vapeur légère
Qui s'étendait sur l'horizon.

Amis tendres, amis fidèles,
Apôtres de la vérité,
Sages qui suivez les modèles
Des amis de l'antiquité,
Amis qui, d'un regard sévère,
En nous reprenant savez plaire,
Et qui poursuivez en tout lieu,
Sous le diadème et le casque,
Le vice caché sous le masque,
Soyez mes anges et mes dieux.

Envoi.

Camas, vous qui vîtes éclore
La première fleur de mes ans,
La folle erreur de mon aurore
Et mes premiers égarements,
Soyez toujours sans indulgence,
Sans lâcheté, sans complaisance
Pour mes vices et mes défauts :
Ainsi l'or que le feu prépare
Se purifie, et se sépare
Du plomb et des autres métaux.

Federic.

<190>

40. DE M. DE CAMAS.

Berlin, 20 mars 1740.



Monseigneur

Je viens de recevoir dans le même moment une marque de bonté de Votre Altesse Royale, une preuve de son bon goût et un signe très-sûr d'un cœur incorruptible, puisqu'il est inaccessible à la flatterie. Vous en connaissez si bien tous les détours, monseigneur, que je tiens que ceux qui voudront vous en imposer à cet égard feront un mauvais métier. V. A. R. peut bien s'imaginer que je n'ai pu encore lire son ode qu'en courant; je la repasserai plus d'une fois avant de me coucher. Qu'il est beau d'aimer le vrai, et de vouloir le faire aimer aux autres! C'est ce que cet esprit géomètre que vous voulez bien m'attribuer, monseigneur, m'a démontré de plus sûr; aussi je la supplie de regarder comme une vérité démontrée le profond respect et l'attachement inviolable avec lequel je fais profession d'être jusqu'à la fin de mes jours,



Monseigneur

de Votre Altesse Royale
le très-humble, très-obéissant et très-fidèle serviteur,
Camas.

41. A M. DE CAMAS.



Mon cher Camas,

Je ne vous ai pu donner que des marques légères de mon souvenir et de mon amitié. Je ne saurais encore faire autre chose pour vous;<191> mais je connais votre cœur, et je sais qu'il est plus sensible à l'estime des honnêtes gens qu'à l'intérêt. Ainsi je vous donne encore une marque de mon estime et de mon amitié, que je vous prie de conserver toute votre vie; ce sont les arrhes que mon cœur vous réserve, et ce que l'équité veut qu'on vous rende. Soyez persuadé, mon cher Camas, que je ne me départirai jamais de ces sentiments, et que si une plus haute fortune peut m'être sensible, c'est pour récompenser votre mérite, et vous donner des marques évidentes des dispositions à votre sujet avec lesquelles je suis

Votre très-fidèle ami,
Federic.

42. AU MÊME.

Ce soir, de ma chambre (27 mars 1740).



Mon cher Camas,

Je vous envoie un conte191-a bien fou, qui pourra peut-être vous amuser quelques moments. En vérité, on a l'esprit si plein de médecins, de malades et de remèdes, qu'il serait difficile, je crois, de plaisanter sur autre chose. L'histoire du flegmatique Superville a donné lieu à ces vers. Vous m'avez paru désirer de voir ce conte habillé en poésie; c'est toujours, de quelque façon qu'on le regarde, l'ouvrage d'un janséniste en médecine, qui ose révoquer en doute l'infaillibilité de la Faculté, crime impardonnable, et pour lequel un médecin plus bourreau encore que ses confrères eut la dureté de laisser mourir Despréaux sans l'assister. Je remets donc entre vos mains de quoi me brouiller à jamais avec tous les Esculapes de l'univers. Songez donc,<192> mon cher Camas, que moi, votre ami, je suis hypocondre, et que qui dit hypocondre parle d'un homme qui ne saurait se passer de médecins et de remèdes. Je suis votre ami de tout mon cœur.

Federic.

43. AU MÊME.

(28 mars 1740.)



Mon cher Camas,

En vous priant de me prêter pour quelques moments le conte du médecin, que je vous ai donné, je vous en paye les intérêts d'avance par deux Épîtres.192-a Vous dire qu'il fait beau temps dehors, et que la promenade est charmante, serait vous outrager; mais vous dire que je vous estime de tout mon cœur ne saurait, à ce que j'espère, vous être désagréable. Ce sont les sentiments avec lesquels, en vous souhaitant la bonne nuit, je suis tout à vous. Adieu.

Federic.

<193>

X. LETTRE DE FRÉDÉRIC A CHRÉTIEN WOLFF. (23 MAI 1740)[Titelblatt]

<194><195>

A CHRÉTIEN WOLFF.

Ruppin, 23 mai 1740.



Monseigneur

Tout être pensant et qui aime la vérité doit prendre part au nouvel ouvrage que vous venez de publier; mais tout honnête homme et tout bon citoyen doit le regarder comme un trésor que votre libéralité donne au monde, et que votre sagacité a découvert. J'y suis d'autant plus sensible, que vous me l'avez dédié. C'est aux philosophes à être les précepteurs de l'univers et les maîtres des princes. Ils doivent penser conséquemment, et c'est à nous de faire des actions conséquentes. Ils doivent instruire le monde par le raisonnement, et nous, par l'exemple. Ils doivent découvrir, et nous, pratiquer.

Il y a longtemps que je lis vos ouvrages et que je les étudie, et je suis convaincu que c'est une conséquence nécessaire pour ceux qui les ont lus d'en estimer l'auteur. C'est ce que personne ne saurait vous refuser et relativement à quoi je vous prie de croire que je suis avec tout le sentiment que votre mérite exige,



Monseigneur

Votre très-affectionné
Federic, P. R.

<196><197>

XI. LETTRES DE FRÉDÉRIC A M. ELLER. (3, 13 ET 25 MAI 1740.)[Titelblatt]

<198><199>

1. A M. ELLER.

Ruppin, 3 mai 1740.

Mon cher Eller, je vous suis obligé des nouvelles que vous me donnez de la santé du Roi, quoique mortifié en même temps qu'elles ne sont pas meilleures. Je me flatte encore que cette attaque-ci passera de même que les précédentes. C'est, selon toutes les apparences, quelque nouvelle vomique qui vient de crever, et qui causera beaucoup d'incommodités avant qu'elle soit purifiée par l'expectoration. J'espère que vous ne changez pas encore de pronostic, car j'avais fait fond de passer ici tranquillement et en pleine liberté cinq ou six semaines, et, tant par rapport au Roi que par rapport à moi-même, je serais bien fâché de voir mon plan dérangé. Si cependant vous trouvez, contre notre espérance, que les accidents empirent, vous aurez la bonté de m'en avertir, afin que je puisse prendre des arrangements convenables aux conjonctures, et je me repose entièrement sur votre habileté et sur vos soins. Soyez persuadé d'ailleurs que je vous estime et considère. Adieu.

Federic.

<200>

2. AU MÊME.

Ruppin, 13 mai 1740.

Mon cher Eller, je vous suis fort obligé du status morbi que vous m'avez fait de la santé du Roi. Il paraît que cette maladie fait un cercle continuel d'accidents fâcheux et de soulagements. Ce qui est sûr, c'est que le mal est aussi extraordinaire que le malade, et qu'il faudrait, je crois, un médecin tout aussi extraordinaire pour opérer une restitution complète. Je vous prie de m'avertir de temps en temps de ce qui se passe, afin qu'à tout événement je puisse prendre mes mesures. Quand croyez-vous que je pourrai prendre le petit-lait? et quand pourrai-je prendre les eaux de Pyrmont? J'attends là-dessus vos oracles, dont ma pauvre rate et M. mon foie ont bien besoin. Adieu, mon cher Eller; soyez sûr de l'estime que j'ai pour vous.

Federic.

3. AU MÊME.

(Rheinsberg) 25 mai 1740.

Mon cher Eller, je vous suis obligé infiniment des nouvelles que vous me communiquez; mais je me flatte que, sans abdication200-a et sans tant de vastes projets, on prendra tranquillement la résolution de vivre et de se porter bien, en quoi on fera une action très-louable. Tout ce que l'on peut dire sur le sujet de la grande maladie n'est, ma foi, qu'un radotage, et je parierais bien avec qui voudra que<201> MM. les Hippocrates se sont trompés aux symptômes.201-a Dites-moi, je vous prie, si nous aurons revue, ou si nous n'en aurons point. Ensuite, comme la saison se met au beau, et que dans quelques jours je pourrai commencer à boire le petit-lait, je vous prie de m'écrire la diète qu'il faut tenir, si je puis boire de la tisane de citron, ou si elle peut me faire du mal, et de m'envoyer en même temps la recette des herbes qu'il faut prendre en même temps. Je vous prie de ne le point oublier, car ma santé est un point auquel je vous avoue que je suis fort sensible. Soyez d'ailleurs persuadé de l'estime parfaite avec laquelle je suis, etc.

Federic.

<202><203>

XII. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC MADAME DE ROCOULLE. (23 NOVEMBRE 1737 - JUIN 1740.)[Titelblatt]

<204><205>

1. AN FRAU VON ROCOULLE.

Rheinsberg, den 23. November 1737.



Madame,

Mit dankbarer Rührung habe ich Ihren Brief und den beigefügten Geldbeutel empfangen. Sie vermehren, Madame, die Summe der Verbindlichkeiten, welche ich Ihnen schon schuldig bin, durch das Geschenk einer Arbeit, welche Sie für mich in Ihrem glücklichen Alter verfertigten. Ich versichere Sie, dass Sie mir eine grosse Freude gemacht haben. Es ist mir ein Beweis Ihrer Gesundheit und guten Kräfte, aber auch ein Beweis Ihrer Freundschaft für mich. Beides ist mir gleich angenehm, und so habe ich denn ein Gläschen auf die Gesundheit meiner lieben, guten Mutter getrunken. Ich nenne Sie Mutter, und hoffe, dass Sie diesen Namen mir erlauben werden. Er gehört Ihnen gewissermassen, in Betracht der Sorgen und Mühe, welche Sie auf die Bildung meiner jungen Jahre verwendet haben. Ich versichere, dass ich es nie vergessen werde; denn Sie sind, nächst meinen Aeltern, die Person, gegen welche ich die meiste Verpflich-tung fühle.

Nehmen Sie, ich bitte, diese Kleinigkeit,205-a welche ich Ihnen hier beischliesse, als ein Zeichen meines Andenkens, und glauben Sie, Madame, dass der übersandte Geldbeutel mir lieber ist, als wenn ich ihn von jedem Andern mit Pistolen gefüllt erhalten hätte.

<206>Empfangen Sie meine besten Wünsehe für Ihre Gesundheit und Ihre Erhaltung, und überzeugen Sie sich von der Achtung, mit welcher ich bin,



Meine Liebe Madame,

Ihr treu affectionirter Freund.

2. A MADAME DE ROCOULLE.

Rheinsberg, 17 février 1738.



Madame,

Je me souviens des torts que la manche zélée d'un certain prêtre206-a fit un certain mercredi sur votre buffet, soit par un motif de scandale que le petit volume des verres lui donnait, soit parce que sa philosophie abhorre le vide. Enfin, quelle que soit la raison qu'il a eue, vous vous souviendrez toujours, madame, que vos verres furent cassés. C'est un événement qu'il est nécessaire de vous rappeler, puisqu'il me fournit aujourd'hui l'agréable prétexte de vous écrire.

Votre échanson, madame, cet indigne membre de votre ordre joyeux, ne pouvant manifester son zèle pour la compagnie dont vous êtes la protectrice qu'en restituant les sujets de sa domination que cet ardent ecclésiastique a détruits, votre échanson, dis-je, s'ingère à vous envoyer le présent le plus fragile qu'on puisse faire, exclusivement de la faveur des rois.

Recevez ces verres, madame, comme une marque de mes attentions, et comme un tribut que je rends au révérend collége des mercredis. J'espère que la taille de ces verres les garantira de l'aventure<207> désastreuse de leurs prédécesseurs. Vous en userez à tel usage qu'il vous plaira. Je ne prétends point qu'ils soient conservés comme le feu des vestales; je me flatte même qu'en peu leur nombre se trouvera diminué. Vous penserez alors à moi, et vous me donnerez lieu de répéter l'envoi que je vous fais à présent.

Il me semble entendre le marquis207-a et Truchsess s'écrier que je ferais bien mieux d'avoir soin du Champagne que de verres vides, clairs, nets et bien rincés. Ils n'ont pas tout à fait tort, j'en conviens; je tâcherai de profiter de l'avis, entre lequel temps je les renvoie aux cruches de Cana, dont l'eau fut changée en vin délicieux. Je leur souhaite de tout mon cœur un semblable miracle pour le salut de leur âme et de leur corps, et à vous, madame, de la santé, de la bonne compagnie, et la continuation de votre aimable enjouement, qui vous rend les délices de la jeunesse.

Je suis avec tous les sentiments d'estime, d'amitié, de considération et de reconnaissance,



Madame,

Votre très-fidèlement affectionné ami.
Federic.

3. DE MADAME DE ROCOULLE.



Sire,

Permettez que je me jette aux pieds de Votre Majesté pour lui témoigner la joie dont je suis pénétrée en voyant monter sur le trône un prince qui va faire la gloire de son royaume et le bonheur de ses<208> sujets. Je me flatte, Sire, que V. M. connaît toute l'étendue de mon zèle, et je rends grâce à Dieu de tout mon cœur de ce qu'il m'accorde avant ma mort la consolation de voir V. M. en état de suivre les grands et généreux sentiments dont elle est animée. Oserais-je, Sire, recommander à V. M. le pauvre boiteux Montmartin, à qui un canonicat conviendrait à merveille? Le triste étal de mes neveux de Marconnay est encore un objet qui m'attendrit. Je puis assurer V. M. que ce sont d'honnêtes gens, et que leur disgrâce n'a point eu d'autre cause que celle d'avoir servi le margrave Louis et d'être nés Français. Je ne parle point de ma fille,208-a étant bien persuadée que V. M. ne lui refusera pas sa haute protection. V. M. sera sans doute surprise de ce que je commence sitôt à lui demander des grâces; mais qu'elle ne s'en effraye point, car je lui promets saintement que c'est là tout ce que je lui demanderai jamais, me bornant désormais aux vœux que j'ai toujours faits et que je ferai jusqu'au dernier soupir de ma vie pour la conservation et la prospérité de V. M., étant avec le plus profond respect,



Sire,

de Votre Majesté
la très-humble, très-obéissante et très-soumise servante et sujette,
de Rocoulle.208-b

<209>

4. DE LA MÊME.209-a



Sur l'air : Ma mère, mariez-moi.

Glaudias est un bon soldat,
Mais il hait le célibat.
Il voudrait se marier,
Il vient vous prier
De le lui accorder.
Il voudrait se marier
Pour vous faire un grenadier.

Requête de Glaudias, présentée par la plus humble et la plus tendre de vos servantes,

de Rocoulle.

FRÉDÉRIC A MADEMOISELLE MARTHE DE MONTBAIL.209-b

Au camp de Friedland, 9 octobre 1741.

Mademoiselle de Montbail, je suis bien sensible à votre situation, dont vous me donnez part par votre lettre du 2 de ce mois. C'est aussi pour y porter quelque soulagement que j'ai résolu de vous continuer la pension de votre défunte mère, et je serai toujours

Votre bien affectionné roi.

209-cJ'ai été sensiblement touché de la perte de la digne madame de Rocoulle. Son souvenir est immortel autant que ma reconnais<210>sance envers elle. Vous jouirez, mademoiselle, de la pension de la défunte dès aujourd'hui; et si vous voulez bien avoir patience jusqu'à mon retour à Berlin, je vous ferai l'établissement le plus honorable que vous puissiez désirer, me flattant que vous ne renoncerez pas au monde si parfaitement, que vous priviez vos amis du plaisir de vous voir lorsque vous l'aurez pour agréable, et que vous n'oublierez pas celui qui se fait et fera toujours un vrai plaisir de contribuer à tout ce qui pourra rendre votre vie heureuse et agréable.

Federic.

A Mlle de Montbail.210-a

<211>

XIII. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC FONTENELLE. (20 MARS 1737 - 23 JUIN 1740.)[Titelblatt]

<212><213>

1. DE FONTENELLE.

Paris, 20 mars 1737.



Monseigneur

Il y a présentement bien des années qu'Alexandre alla visiter Diogène dans son tonneau, et je crois qu'il est à propos que ces traits-là soient rares, comme ils le sont effectivement; car en même temps que les princes qui font tant d'honneur aux philosophes en sont de plus grands princes, il est à craindre que les philosophes n'en soient moins philosophes. J'en fais, monseigneur, l'expérience par moi-même. Depuis qu'il a plu à V. A. R. de me faire dire que mon nom et mes ouvrages étaient connus d'elle, je sens que ma vanité en est fort augmentée. Elle a tant de fondement pour cette fois-ci, que je n'entreprendrai pas de la combattre, comme j'aurais fait peut-être en de moindres occasions. Un autre sentiment auquel je ne puis trop me livrer, c'est l'extrême reconnaissance que je dois à la bonté de V. A. R., et qui accompagnera toujours le profond respect avec lequel je suis, etc.

2. DU MÊME.

Paris, 10 juillet 1737.



Monseigneur

Je n'ai pas osé faire plus tôt à Votre Altesse Royale mes très-humbles remercîments sur la lettre dont elle m'a honoré. J'ai eu peur qu'un<214> prince qui pense si différemment de presque tous les autres princes ne fût pas aussi flatté qu'ils le sont, d'ordinaire, de l'excès d'empressement que les courtisans affectent de leur marquer en toute occasion, et j'ai cru qu'il fallait se conduire avec vous, monseigneur, à peu près comme avec un très-honnête homme d'un rang beaucoup inférieur. Je suis, sans vanité, très-mauvais courtisan, et je serais même fâché qu'on me soupçonnât de l'être, parce qu'il me semble que ce serait me soupçonner de bien des vices, et surtout de fausseté. Je vis hier un Suisse dont je ne pus savoir le nom, parce qu'il me vint voir seul; il venait de voyager en Allemagne. Je le fis parler sur ce pays-là, et tout naturellement il vous donna des louanges simples, sans aucun tour, sans intérêt, et qu'assurément il ne croyait pas qui vous dussent revenir. Je défierais bien toute votre cour de vous en donner d'une aussi bonne espèce. Surtout votre amour pour les sciences plaisait fort à mon Suisse, qui ne se donnait pourtant pas pour savant. Je sentis que ma vanité me sollicitait de lui dire que j'avais l'honneur d'être connu de V. A. R., et même d'en avoir reçu une lettre; je résistai à ce mouvement-là, mais je crains qu'il n'y ait encore beaucoup de vanité à me vanter d'un si grand effort de modestie. Je suis, etc.

3. DU MÊME.

Paris, 29 septembre 1737.



Monseigneur

Un a dit anciennement214-a qu'il faudrait, pour le bonheur des États, que les philosophes fussent rois, ou que les rois fussent philosophes. Mais serait-ce la même chose des deux façons? Pour moi, je crois qu'il y<215> a de la différence. Que les philosophes soient rois, voilà de pauvres gens à qui la tête va tourner, ou du moins j'en ai grand' peur. Que les rois soient philosophes, ce sont des gens que leur bonne constitution a sauvés d'un grand péril, et que je suis sûr qui feront des merveilles. Qui potest capere, capiat.215-a

Pour la philosophie qui ne regarde que l'univers, et non pas nous, elle n'est pas fort difficile, et de très-petits hommes y peuvent être de grands hommes. Des Cartes et Newton en ont certainement été deux, du moins en ce sens-là, et je ne prétends nullement en exclure un autre. J'ai eu l'audace de faire leur parallèle dans un des volumes que l'Académie des sciences donne tous les ans au public; et pour le parallèle de leurs systèmes en particulier, je l'ai fait dans un grand nombre de ces volumes, et le ferai encore apparemment, car cela ne vient que trop souvent à propos. L'attraction, sur laquelle V. A. R. me fait l'honneur de m'interroger particulièrement, n'est point du tout de mon goût, je l'avoue; je ne puis croire que ce soit là le mot de l'énigme, à moins que ce mot ne dût être une énigme lui-même. Si un devin m'eût dit dans ma jeunesse, où je voyais l'attraction coulée à fond honteusement, que je devais la voir revenir sur l'eau pompeuse et triomphante, j'aurais cru qu'il m'annonçait une vie de plusieurs siècles, et une nouvelle inondation de barbares. Le retour de cette attraction-là sera quelque jour un morceau bien curieux, et, à ce que je crois, peu honorable dans l'histoire de la philosophie. Après une pareille révolution, il n'y a rien qu'on ne puisse ou espérer, ou craindre.

Je vous ennuierais, monseigneur, si je suivais cela plus loin; et, en effet, ce n'est pas une matière à traiter par lettres. Il vaut mieux que je passe à vos brunes, que je suis ravi qui soient contentes de moi, et d'autant plus, que je soupçonne qu'il y en aura bien quelqu'une à qui j'aimerais mieux avoir fait ma cour qu'à toutes les autres.<216> Je l'assurerais ici de mes très-humbles respects, si j'osais. Je n'ai jamais cru que la philosophie et l'amour fussent aussi incompatibles qu'on le dit ordinairement. Que l'un prenne un peu sur l'autre, c'est-à-dire l'amour sur la philosophie, car assurément ce ne sera pas la philosophie qui prendra sur l'amour, eh bien, il n'y aura pas grand mal; on en sera plus aimable, et souvent on en vaudra mieux. H y a ici une attraction plus proprement dite que l'autre, et qui fait des merveilles. J'en raisonnerais aussi plus volontiers, mais je tomberais de même dans l'inconvénient de trop discourir, et, selon toutes les apparences, d'en parler à qui en sait plus que moi, qui suis tout à fait hors d'exercice. Je suis, etc.

4. A FONTENELLE.

19 janvier 1731216-a (1738 ou 1739).

Monsieur, les attentions d'un homme de votre mérite percent toujours; ce sont des rayons de soleil qui se font jour à travers les nuages, et il n'y a que votre modestie seule qui puisse vous rendre si retenu sur vous-même. Mais si vous commettez une injustice envers votre personne, n'en faites pas du moins à l'égard des autres. Soyez sûr, monsieur, qu'un mot de votre part est plus flatteur pour moi que les vœux d'un millier d'autres personnes, et soit qu'il en revienne quelque chose de plus à ma vanité, ou que je me repose sur la sincérité de vos paroles, il est toujours certain que le compliment que vous venez<217> de me faire à l'occasion du renouvellement de l'année est de tous ceux que j'ai reçus celui qui m'a le plus fait de plaisir. Je vous prie, ne vous en tenez pas simplement, monsieur, aux compliments, et ne soyez pas si chiche de quelques pensées et de quelques coups de plume que je vous demande instamment. Je suis dans le préjugé que deux mots de votre part m'instruiront plus sur les matières de philosophie que la lecture des in-folio les plus redoutables. Accommodez-vous, je vous prie, à cette opinion, et n'épargnez point le papier. Vous me devez quelque chose pour le grand cas que je fais de vous, ou vous le devez plutôt à vous-même. Mais enfin il me semble que l'estime d'un étranger vous doit être assez précieuse pour l'entretenir en lui donnant toujours de nouveaux sujets de l'augmenter. Je suis avec une très-parfaite estime

Votre très-affectionné ami.

5. DE FONTENELLE.

Paris, 23 juin 1740.



Sire,

Je croyais qu'à votre avénement à la couronne je n'aurais qu'à féliciter Votre Majesté sur l'attente où était l'Europe entière de tout ce que promettaient vos grandes qualités et les commencements de votre vie. Mais j'apprends de toutes parts que votre caractère, impatient de se développer, a éclaté dès les premiers moments de votre règne, et par des discours, et par des actions véritablement dignes d'un roi. Vous voilà donc engagé, Sire, et plus que jamais; mais<218> heureusement vous ne l'êtes qu'à suivre vos inclinations naturelles. Pourquoi ne puis-je pas espérer de jouir pendant toute sa durée du beau spectacle que vous allez donner au monde? J'ose me flatter que j'y aurais été bien sensible. Je suis avec le plus profond respect, etc.

<219>

XIV. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC LE COMTE DE SCHAUMBOURG-LIPPE. (26 JUILLET 1738 - 24 AOUT 1740.)[Titelblatt]

<220><221>

1. AU COMTE DE SCHAUMBOURG-LIPPE.

Milan,221-a 26 juillet 1738.



Mon cher comte,

J'ai reçu avec bien du plaisir la lettre par laquelle vous me donnez avis des démarches que vous avez faites en conséquence de ce que je vous avais prié à Minden.221-b Je n'ai jamais douté qu'un galant homme comme vous manquât une occasion pour obliger ceux dont il s'est acquis l'estime, et c'est en qualité de votre ami et de votre confrère futur que je vous remercie de toutes les peines que je vous ai données. J'espère que vous ne vous repentirez point de ma réception; il dépendra de votre prudence de me nommer ou non aux députés de votre confrérie. Quant au temps, je crois pouvoir vous le dire positivement, le Roi ayant résolu d'être vers le 10 du mois prochain à Salzthal; la foire procurera un prétexte plausible aux étrangers quelconques de s'y rendre. J'aurai une double satisfaction, puisque je pourrai profiter de votre agréable compagnie, et vous posséder plus à ma propice qu'à Minden.

La Reine m'a écrit; elle confirme et ratifie tous les compliments que j'avais hasardés de sa part à madame votre mère; vous aurez la<222> bonté de le lui dire, puisque tout ce qui est contenu dans la lettre de la Reine part véritablement du cœur.

Nous irons dans quelques jours à Loo, chez le prince d'Orange;222-a je suis curieux de voir ma cousine,222-a dont la renommée public mille biens, et qui s'est acquis beaucoup de réputation par les talents de l'esprit. Tout ce que je puis vous mander d'ici se réduit à peu de chose; nous vivons en bons épicuriens, le temps se passe à manger, boire et dormir; quant à ceux qui sont initiés aux mystères de la tabagie, vous jugerez bien qu'ils emploient le vide du jour à se parfumer, ce qu'Epicure ne fit point, je pense. Ayez la bonté de me faire savoir ce qui sera résolu sur mon sujet. Ne touchez point cette corde dans la lettre que vous écrirez à Bredow; vous aurez la bonté de lui marquer qu'il s'agit de quelque grand homme.

Je suis avec une très-parfaite estime,



Mon cher comte,

Votre très-affectionné ami,
Federic.

2. AU MÊME. (Septembre 1738.)



Mon cher comte,

Je profite du départ du capitaine Wylich222-b pour vous réitérer les assurances de ma parfaite estime; je lui ai intimé, pour cet effet, de passer par Bückebourg et de vous remettre ma lettre en mains propres. Je voudrais, s'il se pouvait, vous inculquer mon souvenir d'une manière si sensible, qu'il vous fût presque impossible de m'oublier;<223> c'est à ce dessein que j'ai fait faire cette bague, que je vous prie d'accepter. Elle vous rappellera les traits d'un ami et d'un confrère de l'ordre respectable des francs-maçons, et qui vous conserve une reconnaissance infinie de ce que vous l'avez fait recevoir.

Me voici dans un endroit assez retiré du grand monde, m'entretenant beaucoup avec les auteurs de la belle antiquité et avec un petit nombre des modernes; je compose quelquefois en musique, et quelquefois la danse me dégourdit les jambes.

Je me flatte de vous revoir le printemps prochain; je m'en flatte déjà, n'en étant pas trop certain.

Madame votre mère sera, à ce que j'espère, entièrement rétablie de son indisposition.

Je suis avec une estime parfaite,



Mon cher comte,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

3. AU MÊME.

R., 12 octobre 1738.



Mon cher comte,

J'ai reçu avec bien du plaisir la musique que vous avez eu la bonté de m'envoyer; elle me paraît belle et profonde, et quand même elle ne le serait pas, elle aurait toujours un mérite qu'on ne saurait lui ôter, qui lui vient de son compositeur.

Je suis dans la persuasion que les sciences et les arts ne dégradent en aucune manière les personnes de naissance qui les cultivent; il me semble au contraire qu'elles leur donnent un nouveau luslre. En<224> effet, quelle différence n'y a-t-il point entre des fainéants qui, croupissant dans la barbarie, dédaignent d'humaniser leurs mœurs par le commerce des Muses, et des hommes qui pensent et qui travaillent non seulement pour le bien de leurs semblables, mais encore pour leurs agréments! On dit que les titres de la noblesse espagnole se prouvent par la fainéantise; plus un homme est illustre, dans ces climats, et moins il est occupé. Je voudrais, pour le bien de ma nation, que ce fût le contraire chez nous, et qu'on ne fût réputé noble qu'à proportion qu'on méritât de l'être.

La musique a d'ailleurs une propriété qui l'égale à l'éloquence la plus véhémente et la plus pathétique; de certains accords touchent et remuent merveilleusement l'âme, c'est une manière de parler à l'esprit, et lorsqu'on est assez habile pour en faire usage, on peut communiquer ses passions aux auditeurs.

On exécutera un de ces jours les cantates que je tiens par votre bonté et de vos soins. J'aurai la satisfaction d'entendre vos pensées, quoique je voudrais beaucoup plus volontiers encore jouir de votre conversation; je me flatte toujours que ce sera pour le printemps prochain.

Le capitaine Wylich, de mon régiment, doit vous avoir délivré, à ce que je crois, la lettre dont je l'ai chargé; il y a près de quinze jours qu'il est parti.

Ne m'oubliez pas, mon cher comte, et soyez persuadé que ce m'est une joie inexprimable d'avoir acquis un ami de votre mérite. Ils sont trop rares pour n'en point connaître tout le prix; la seule difficulté qu'il y a, c'est de répondre de son côté.

Je suis avec toute l'estime du monde,



Mon cher comte,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

<225>

4. AU MÊME.

R., 13 octobre 1738.



Mon cher comte,

Je suis bien aise que la bague avec mon portrait vous ait été agréable. Pourvu qu'elle soit propre à vous faire ressouvenir de moi, j'aurai obtenu le but que je m'étais proposé en vous l'envoyant; elle ne mérite aucune reconnaissance de votre part.

Je suis charmé de ce que madame votre mère se trouve mieux; cela sera très-agréable à la Reine.

Puissiez-vous avancer par une promotion absente, et recevoir vos brevets à Berlin! Je pourrais alors participer à votre joie, et vous réitérer comme je suis avec une très-parfaite estime,



Mon cher comte,

Votre très-fidèlement affectionné ami.
Federic.

5. AU MÊME.

Remusberg, 30 octobre 1738.



Mon cher comte,

Je suis ravi de reconnaître en vous des sentiments que la droite raison devrait dicter dans les cœurs de tous les hommes. La fainéantise et les occupations vaines paraissent être la légitime des gens de naissance; le génie, le travail, l'application, paraissent malheureusement ne convenir qu'à ceux qui veulent illustrer leur nom, et qui ne tiennent rien du mérite de leurs ancêtres, mais qui veulent se devoir tout à eux-mêmes. En effet, s'il y a quelque chose qui puisse dégrader un homme de naissance, c'est bien son incapacité, mais ce ne seront<226> jamais ses talents. Il est sûr qu'on ne doit point négliger les devoirs essentiels, et ce serait faire un usage punissable des talents qu'on peut avoir, si on voulait leur donner plus de temps pour les cultiver qu'on n'en donnerait aux occupations solides qui en demandent beaucoup.

Vous dites très-bien, monsieur, que, pour peu qu'on soit économe de son temps, on trouve des moments pour tout. Votre genre de vie en fait foi; ce devrait être l'exemple de tant de personnes de marque qui perdent leur temps mal à propos, et qui meurent souvent sans savoir qu'ils ont vécu. Une occupation innocente peut même être regardée comme utile et comme louable, en ce qu'elle empêche ceux qui s'y appliquent de mal faire pendant ce temps. Les sciences sont d'un grand secours pour ceux qui les cultivent; vous pouvez vous rappeler ce qu'en dit Cicéron,226-a ce père de sa patrie et de l'éloquence. « Les sciences, dit-il, sont le plaisir de la jeunesse, elles sont notre consolation dans la vieillesse, elles rendent la prospérité plus brillante, elles nous soutiennent dans nos malheurs; soit en voyage, soit chez nos amis, ou chez nous, dans la retraite, elles font en tout et partout le bonheur de la vie. » On en peut croire Cicéron sur cette matière : les sciences étaient entre ses mains une épée dont il avait mainte fois éprouvé la trempe; Cicéron en parlait avec connaissance de cause.

Vous voulez à toute force avoir de ma musique? Je ferai copier, pour vous satisfaire, une symphonie que j'ai faite il y a deux ans, que vos musiciens pourront exécuter, à ce que je pense. Je voudrais bien vous donner des marques plus réelles des sentiments d'estime et d'attachement avec lesquels je suis à jamais,



Mon cher comte,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

<227>

6. AU MÊME.

Remusberg, 24 novembre 1738.



Mon cher comte,

Je viens de recevoir la lettre que vous me faites le plaisir de m'écrire, et pour satisfaire à mon engagement, je vous envoie une symphonie de ma composition. Je crains qu'on ne l'exécutera pas trop bien, car il faut de bons violons pour s'en acquitter. Vous pourrez cependant déchiffrer mes idées indépendamment de l'exécution.

Plus j'apprends à vous connaître, et plus je suis mortifié de n'avoir pas le plaisir de jouir de votre conversation. Parmi les hommes qui pensent, la classe de ceux qui pensent juste est très-rare; c'est la fleur de l'humanité et le chef-d'œuvre du Créateur. Ces sortes de gens ont un prix infini pour moi; je préférerais une société composée de pareils sujets aux plaisirs les plus bruyants et les plus estimés du monde.

Vous ne devriez pas, en vérité, me priver du plaisir de vous posséder le printemps prochain; j'espère que les arrangements de vos seigneurs et maîtres ne se trouveront pas directement opposés à mes petits agréments. Il n'y a que votre intérêt seul qui me fera endurer les raisons de votre absence, et j'espère que vous envisagerez ma patience sur ce sujet comme un sacrifice que l'empressement de vous voir fait à l'amitié que j'ai pour vous.

Je suis toujours inviolablement et avec une très-parfaite estime,



Mon cher comte,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

<228>

7. AU MÊME.

Berlin, 19 décembre 1738.



Mon cher comte,

Je me flatte que la mort du général Montèze228-a va hâter votre promotion, et par là même nous procurer le plaisir de vous voir le printemps prochain. Laissez, je vous prie, régner cette idée agréable dans mon esprit, autant que vous ne verrez pas d'impossibilité morale qui en combatte l'accomplissement. Je suis ici depuis huit jours, mais je serais très-embarrassé de vous mander la moindre nouvelle intéressante.

Si je savais que ma symphonie ne vous ait pas déplu, je pourrais vous en envoyer encore une; je n'en ai fait que deux, à cause qu'elles ne me sont pas d'un usage aussi fréquent que les concerts pour la flûte.

Je suis avec tous les sentiments de la plus parfaite estime,



Mon cher comte,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

8. AU MÊME.

Berlin, 1er janvier 1739.



Mon cher comte,

Vous aurez la symphonie que vous me demandez, dès qu'elle sera transcrite. Je voudrais qu'elle pût vous parler au cœur comme elle vous touchera les oreilles, et que ces accords pussent vous exprimer tous les sentiments d'estime que j'ai pour vous.

<229>Si vous vous intéressez à ma destinée, je ne m'intéresse pas moins à la vôtre; je ne saurais vous faire un meilleur souhait que, jouissant du contentement de l'esprit et de la santé du corps, vous soyez toujours le même, et que, indépendamment de l'absence, vous me conserviez toujours votre amitié.

Le Roi a pris une espèce de sciatique assez violente, qui, pour mon malheur, fixe mon étoile errante sur le pavé de Berlin. Je me flatte que cette indisposition cessera bientôt, après quoi je volerai à ma retraite cultiver le champ étroit et ingrat que j'ai reçu de la nature. Si les bonnes intentions, si l'amour de l'humanité, si le travail laborieux d'un solitaire peuvent être utiles à la société, j'ose me flatter de n'y point être compté pour un membre oisif et inutile; mais s'il se trouvait, au contraire, qu'un misérable individu comme moi, enfermé dans une sphère d'activité très-étroite, malgré toutes ses bonnes intentions, ne pourrait rien effectuer pour la réalité des avantages de cette société, je me trouverais déçu étrangement de mon attente, et apprécié à ma juste valeur; je ne serais qu'un fainéant illustre, qui n'aurait pas même le mérite si connu de l'abbé de Saint-Pierre.229-a

Il me reste encore une petite lueur d'espérance pour ce printemps; je me flatte encore, sans trop de fondement à la vérité, de vous revoir et de vous embrasser, vous priant de me croire avec bien de l'estime,



Mon cher comte,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

<230>

9. AU MÊME.

Berlin, 29 janvier 1739.



Mon cher comte,

L'approbation que vous donnez à ma symphonie m'est d'un prix bien flatteur; si j'étais capable de vanité, je crois que j'en prendrais à présent. Être approuvé par des ignorants n'est pas un grand avantage, car, si leurs louanges inspirent de l'orgueil, leur ignorance est comme l'antidote qui rabaisse aussitôt ces premiers sentiments; c'est la lance d'Achille,230-a qui fait le mal et le guérit. Mais s'entendre applaudir par une personne de goût, par un connaisseur, par un ami dont on se persuade qu'il est au-dessus de la flatterie, c'est, mon cher comte, l'épreuve la plus difficile qu'ait à soutenir l'amour-propre. J'espère cependant que vous ne me ferez pas tourner la tête pour cette fois; mais, pour éviter à l'avenir un hasard semblable, je vous prie de vouloir ajouter à vos approbations quelques grains de critique, qui seront comme le contre-poids de vos suffrages, en cas que je les mérite à l'avenir.

Vous allez donc recueillir en Hollande ces fruits que la fortune fait mûrir pour vous si lentement? Je vous souhaite toute la satisfaction imaginable dans l'absence que vous allez faire; en vous abandonnant à la Hollande pour cette année, je me réserve l'espérance pour la suivante, comme Alexandre se la réserva pour la conquête du monde.

Ne vous laites point, je vous prie, une trop grande idée de Remusberg. C'est une retraite, c'est un lieu d'étude, où règne l'amitié et le repos. Tout y est fort simple; nous y fuyons l'extraordinaire et le brillant. Vous y seriez toujours reçu à bras ouverts, en qualité d'homme de mérite et d'esprit, en qualité de frère franc-maçon; et, sous les auspices sacrés de l'amitié, je vous compte comme citoyen<231> d'un endroit que j'ai voué à l'amitié, comme saint Louis son royaume à la Vierge.

Une indisposition m'a empêché de vous répondre plus tôt; n'en soupçonnez point d'autre cause, et faites, je vous prie, un fond certain sur les sentiments d'amitié, d'estime et de considération avec lesquels je suis à jamais,



Mon cher comte,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

10. AU MÊME.

Remusberg, 15 février 1739.



Mon cher comte,

Des indispositions continuelles m'ont empêché de vous répondre à la dernière lettre que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire. A présent que ma santé reconvalescente me donne du répit, j'embrasse ce moment pour vous remercier du concert que vous avez eu la bonté de m'envoyer. On l'exécutera ce soir; j'ai examiné les parties, qui me paraissent fort justes, et la composition très-pure. Je me vois enfin de retour ici, où je suis comme séquestré hors du inonde, dans une solitude où les grands hommes de l'antiquité et les savants modernes me tiennent compagnie. Le triage est tout fait; on n'a pas besoin de choisir longtemps, car ce qu'il y a eu de réprouvable dans l'antiquité s'est perdu dans la foule, et n'est point parvenu jusqu'à nous.

Je ne suis point un homme, mon cher comte, ni à cent mille ducats, ni à mille pistoles, ainsi que le cabinet curieux dont vous me<232> parlez surpasse mes forces. Si le propriétaire voulait permettre qu'on choisît quelques bustes, en ce cas, j'en achèterais quatre que je nommerais; mais s'il veut se défaire de tout son cabinet à la fois, il faut qu'il s'adresse à des personnes plus opulentes que je ne le suis.

Adieu, mon cher comte; ma faiblesse m'empêche de vous en dire davantage. Je me réserve à une autre fois d'être plus prolixe, vous priant de me croire avec une estime parfaite,



Mon cher comte,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

11. AU MÊME.

Remusberg, 11 mars 1739.



Mon cher comte,

Je suis infiniment reconnaissant de la part que vous prenez à ma santé. Elle a été assez languissante depuis l'attaque violente que j'ai eue à Berlin de crampes d'estomac; je me remets un peu à présent, quoique petit à petit, et si j'en dois croire la Faculté, je regagnerai dans peu mes forces et ma santé.

Voici un détail qui n'est excusable qu'entre amis, et qui est importun et de trop à tout autre qui le lirait. Je renonce à ces bustes et à ce cabinet dont vous m'avez parlé; c'est une marchandise dont le prix ne s'accorde aucunement avec mes finances. On peut être heureux sans les bustes de Socrate et de César; mais on ne peut être content parfaitement lorsqu'on est privé du plaisir de revoir ses amis.

Vous voilà à la Haye, et en passe d'être revêtu d'une dignité nou<233>velle. Je vous en fais mes compliments d'avance; mes vœux les ont précédés de beaucoup sur tout ce qui pouvait vous être agréable.

Je vous prie de m'écrire combien de temps vous croyez vous arrêter en Hollande; j'espère que votre séjour n'y sera pas de durée. Je ne saurais vous mander aucune nouvelle d'ici, car nos jours sont tous jumeaux, ils se ressemblent parfaitement. Je vous prie de me croire avec une estime infinie,



Mon cher comte,

Votre très-affectionné ami.
Federic.

12. AU MÊME.

Ruppin, 4 mai 1739.



Mon cher comte,

Je sens qu'un ami sincère doit préférer le bien et la gloire de son ami à sa propre satisfaction. Je renonce donc à vous posséder pour celte année; mais je n'y renonce que conditionnellement, et je me réserve l'espérance pour le printemps prochain.

Nous sommes ici occupés à rendre hommes des créatures qui n'en ont que la figure. Législateurs militaires, nous n'en sommes pas moins chargés de l'art de conduire les hommes. C'est une étude continuelle de l'esprit humain, et dont le but tend à rendre des âmes très-gros-sières susceptibles de gloire, à réduire sous la discipline des esprits mutins et inquiets, et à cultiver les mœurs de gens dissolus, libertins et scélérats. Tout ingrat que paraît ce travail, on le fait avec plaisir; ce fantôme qu'on appelle la gloire, cette idole des gens de guerre, anime et encourage à rendre une troupe déréglée capable d'ordre et<234> susceptible d'obéissance. On voit des campagnes, des sièges, des combats en perspective, et l'imagination, échauffée sur ces objets, vous peint des victoires, des trophées et des lauriers. Je souhaite que nous puissions partager un jour cette gloire et ces lauriers si difficiles à gagner; je le souhaite de tout mon cœur; il me semblera même qu'ils me seront plus précieux, si c'est en si bonne compagnie qu'on pourra les cueillir.

Je suis avec une très-parfaite estime,



Mon cher comte,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

13. AU MÊME.

Remusberg, 26 septembre 1739.



Mon cher comte,

J'ai couru le monde234-a d'une manière peu philosophique depuis quelques mois. Je ne regretterais point les fatigues, quoique assez violentes, de ce voyage, mais je regrette la correspondance de mes amis négligée, et mon étude interrompue. Vous me faites grand plaisir, mon cher comte, de me fournir l'occasion de continuer notre correspondance; votre modestie seule peut vous faire soupçonner qu'elle m'importune. Je vous prie de vous en désabuser, et d'être très-persuadé que tout ce qui me vient de vous me fait un plaisir infini. Vous savez d'ailleurs réchauffer la froideur d'une correspondance par mille choses que la plupart des personnes de naissance ignorent; vous fournissez toujours nouvelle matière, de sorte que l'embarras ne se trouve que de mon côté. Je me flatte cependant que c'est une amitié<235> réciproque qui est le fondement de notre correspondance, et lorsque le cœur y est intéressé, l'esprit n'est jamais à sec; on trouve mille choses à dire, et l'on en supprime encore mille autres pour ne point être trop prolixe.

Vous me demandez des nouvelles de ma santé, qui est à présent beaucoup meilleure qu'elle ne l'a été; mes incommodités se sont presque entièrement passées, et j'espère, moyennant quelque régime, de pouvoir jouir d'une santé assez ferme. Voilà un détail que j'aurais épargné à tout autre, mais que je me suis cru obligé de vous faire, afin de vous montrer, jusqu'en ces bagatelles, la confiance que j'ai en votre amitié.

Je suis avec une estime parfaite,



Mon cher comte,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

14. AU MÊME. (Octobre 1739.)



Mon cher comte,

J'ai été bien aise d'apprendre de vos nouvelles et de voir que vous n'oubliez pas vos anciennes connaissances. J'ai augmenté, depuis que je vous ai écrit, le nombre des St.235-a qui se saluent par trois fois trois, de sorte que nous composons ici une assemblée assez nombreuse. Pour les affaires politiques, il paraît qu'elles prennent une allure assez singulière; il semble qu'une paire d'oreilles anglaises235-b vont<236> allumer le flambeau de la guerre en Europe. Heureux seront ceux que les Français ne duperont point! Je souhaite non seulement que vos seigneurs et maîtres ouvrent les yeux là-dessus, mais je souhaite encore que tous les grands princes de l'Europe soient également sur leurs gardes. Si l'année vingt-six236-a est l'époque où l'Europe est devenue folle, je crains que l'année quarante soit celle où il l'aille la mettre aux Petites-Maisons.

Adieu, mon cher comte; je suis avec bien de l'estime et de l'amitié,



Mon cher comte,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

15. AU MÊME.

Berlin, 7 janvier 1740.



Mon cher comte,

Je vous suis infiniment obligé des vœux que vous daignez faire en ma faveur à l'occasion du renouvellement d'année. Je vous assure que je suis très-sensible à tout ce qui me vient de votre part, et que tout ce que vous me dites d'obligeant me servira de motif pour accomplir, autant qu'il dépendra de moi, l'idée avantageuse que vous vous faites de ma personne. Si les hommes pouvaient quelque chose sur les destins, si nos faibles vœux pouvaient quelque chose sur les résolutions éternelles et infiniment sages de la Providence, vous seriez le plus heureux des mortels. Vous savez, mon cher comte, la part que je prends à tout ce qui vous regarde, et combien je m'intéresse à votre bonheur.

<237>L'arrivée du duc de Brunswic a fait revivre la joie dans ces cantons; c'est une joie universelle dans la famille de revoir ma sœur la Duchesse, qui est adorée de tout Berlin. Nous craignons en ce moment la séparation, qui est, comme le quart d'heure de Rabelais,237-a de ces instants fâcheux et indispensables.

Adieu, mon cher comte; continuez-moi votre amitié; c'est la meilleure étrenne que vous me puissiez faire, car l'estime d'un honnête homme m'est plus précieuse que les applaudissements de mille sots.

Je suis avec une véritable estime,



Mon cher comte,

Votre fidèlement affectionné ami,
Federic.

16. AU MÊME.

Berlin, 28 février 1740.



Mon cher comte,

Kalnein237-b m'a très-bien rendu votre lettre, et il m'a assuré que votre santé était bonne, ce qui m'a beaucoup réjoui. Le Roi n'a point vu le colosse que vous lui avez envoyé, car il se trouve encore toujours incommodé, et le géant est resté à Potsdam.

Je ne sais si nous pouvons encore nous flatter de vous voir ici la<238> revue prochaine. Savez-vous bien, mon cher comte, qu'il y aura bientôt deux ans que je ne vous ai vu? Ce terme me paraît fort long; je ne sais si vous pensez de même. Toutefois il est certain que deux années, eu égard à la brièveté de la vie humaine, est autant que des siècles entiers le sont pour l'existence du monde.

Le froid excessif, joint aux inquiétudes continuelles dans lesquelles on se trouve, avaient fort altéré ma santé; je me suis cependant remis tant bien que mal, quoique ma santé n'est pas encore bien affermie. Je vous informe de ces bagatelles, puisque je ne puis vous parler que de pareils riens sur ce qui me regarde. La part que vous y prenez vous fera passer au-dessus de ce que de pareilles nouvelles ont de frivole.

Ne m'oubliez pas, mon cher comte, et soyez persuadé de l'estime et de l'amitié avec laquelle je suis

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

17. DU COMTE DE SCHAUMBOURG-LIPPE.

Bückebourg, 10 mars 1740.



Monseigneur

La lettre dont Votre Altesse Royale m'a daigné honorer m'a donné les plus vives alarmes pour sa santé. Ce même sujet dont elle ne me parle qu'en passant, c'est celui qui seul peut m'importer. Il ne serait pas besoin de ma soumission et de mon attachement personnel pour V. A. R. pour me faire envisager tout ce qui peut altérer sa santé, abréger ses jours, comme le plus grand des malheurs; il suffit pour cela de vouloir le bien de la société humaine en général.

<239>Que je me trouve heureux, monseigneur, que V. A. R. a daigné s'apercevoir seulement qu'il y a eu déjà un temps si considérable que je n'ai point eu le bonheur de me trouver auprès d'elle! Que cette marque si éclatante de la continuation de sa protection me va rendre orgueilleux! Certes n'aurai-je rien de plus pressé que de m'aller jeter à ses pieds, si, vers le temps que V. A. R. y jugera convenable, je puis disposer de moi.

« Deux années sont, par rapport à la brièveté de nos jours, autant que des siècles entiers pour l'existence du monde. » Rien n'est plus vrai. V. A. R., sagement économe de ce temps dont elle considère si utilement la brièveté, a su trouver le moyen assuré de vivre le double des jours destinés aux mortels, en faisant un double usage des jours que la Providence lui a destinés pour le bonheur du monde, en faisant plus de bien dans un jour que d'autres n'en font dans des années entières.

Des jours employés de la sorte ne devraient-ils pas être prolongés aux dépens de ceux de tant d'autres qui valent bien moins que la moindre herbe qu'ils foulent aux pieds sur cette terre qui les porte à regret? Je fais des vœux sincères pour le prompt rétablissement de la santé de V. A. R., et suis avec une soumission très-profonde,



Monseigneur

de Votre Altesse Royale
le très-soumis, très-respectueux et très-humble,
obéissant serviteur,
de Schaumbourg-Lippe.

<240>

18. AU COMTE DE SCHAUMBOURG-LIPPE.

Berlin, 17 mars 1740.



Mon cher comte,

Votre ami n'est pas mort, ni ne périclite en aucune façon, car ma petite fièvre et mes infirmités, tant périodiques que nouvelles, m'ont très-poliment abandonné. Le beau temps et l'exercice que je me donne font sur mon tempérament tout l'effet que j'en pouvais attendre, et je me flatte que le reste viendra encore, plus que nous avancerons vers la belle saison.

Je vous parle de moi-même, puisque vous le voulez absolument, car soyez persuadé que d'ailleurs je sens plus que personne la vanité qu'il y aurait de vouloir trancher de l'important, et de croire que la perte d'un individu comme moi pourrait déranger en quoi que ce soit l'ordre de la nature, et porter quelque altération à la tranquillité de l'univers.

C'était à moi de vous faire ressouvenir de votre absence, et c'est à vous de la finir. Ce ne sera jamais aussitôt que je le souhaite, et je me persuade que, sur ce sujet, vous pourrez me trouver très-impatient, pourvu que vous ne me trouviez pas importun.

Adieu, mon cher comte; ne doutez jamais des sentiments d'estime et d'amitié avec lesquels je suis inviolablement

Votre parfaitement affectionné ami,
Federic.

<241>

19. AU MÊME.

(Mars 1740.)



Mon cher comte,

Je puis pour le coup vous donner moi-même des nouvelles de ma résurrection, à laquelle vous daignez vous intéresser. Après avoir eu une santé assez languissante tout cet hiver, et après avoir passé par ce que la médecine a de plus dégoûtant en fait de remèdes, la santé m'est revenue, et j'ai la satisfaction de vivre, et de vivre encore pour mes amis. Heureux si je pouvais leur être de quelque utilité, et que, avec un peu de santé et beaucoup d'envie de les servir, je pusse leur en donner des marques!

Je vois arriver ce que j'avais prévu, que votre séjour de Hollande me priverait du plaisir de vous voir. J'aurais grande envie de quereller la lenteur de vos flegmatiques seigneurs et maîtres. Votre promotion demandait une réflexion de bien des mois! Vous l'avez méritée depuis longtemps; vous êtes le plus ancien des généraux-majors : eh bien, pourquoi ne point achever tout de suite ce à quoi tant de bonnes raisons imitaient indispensablement? Si c'était un problème d'algèbre hérissé de calculs différentiels, alors je trouverais qu'un bon gros bourgeois d'Amsterdam ou de Delft serait assez embarrassé sur ce qu'il aurait à faire; mais la chose du monde la plus claire, la plus évidente, la récompense d'un mérite universellement reconnu, comment la différer, et pourquoi? Mais quelque génie malfaisant paraît me faire ce tour par malice; c'est lui assurément qui cause l'extraordinaire lenteur de MM. les états généraux; c'est lui qui sème votre chemin de difficultés; c'est lui qui m'envie le plaisir de vous voir. Trompez sa malignité, prenons de si bonnes mesures une autre fois, mon cher comte, que, quoi qu'il puisse arriver, nous parvenions<242> à notre but. Je me repais du moins de cette flatteuse idée, dans l'espérance qu'elle pourra peut-être s'effectuer un jour. Je suis avec une très-parfaite estime,



Mon cher comte,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

20. AU MÊME.

Ruppin, 10 avril 1740.



Mon cher comte,

La part que vous prenez à ma reconvalescence m'est d'autant plus sensible, que je ne l'attribue uniquement qu'à votre amitié. Ma santé va assez bien à présent pour bien augurer de sa continuation, à moins que mille agitations inévitables ne la dérangent de nouveau. J'ai pris une huitaine de jours l'air à Remusberg, et je suis à présent sur le point de me rendre à la cour.

La manière flatteuse dont vous finissez votre lettre pousse mon imagination dans une perspective d'espérance d'autant plus douce, que vous en êtes l'objet; je me persuade que ce sera avec plus de réalité que passé deux ans.

Adieu, mon cher comte; conservez-moi cette amitié dont je fais tant de cas, et soyez persuadé de la mienne. Je suis à jamais,



Mon cher comte,

Votre très-fidèle ami,
Federic.

<243>

21. AU MÊME.

Remusberg, 29 avril 1740.



Mon cher comte,

J'ai bien jugé que vous prendriez part au funeste embrasement qui vient de réduire presque tout Remusberg en cendres;243-a c'est un malheur très-grand pour de pauvres bourgeois qui n'ont d'autre ressource que l'industrie, et qui n'ont pour tout bien que les maisons que le feu vient de consumer. J'ai fait dans ce cas ce que vous et tout autre aurait fait naturellement, ou que du moins tout le monde aurait été obligé de faire en pareille occasion. On commence déjà à creuser les fondements d'une nouvelle ville, et toutes les mesures sont prises pour que, l'automne prochain, il n'y paraisse plus aucuns vestiges de dévastation.

On ne parle point encore positivement de revue générale, et, à vous dire naturellement mon sentiment, il se pourrait fort bien qu'il n'y en eût point cette année. Si les choses changent, je vous en avertirai, me flattant que ce pourrait être une raison pour vous de venir ici.

Adieu, mon cher comte; ne m'oubliez point, et soyez persuadé que je suis par trois fois trois

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

<244>

22. AU MÊME.

Ruppin, 22 mai 1740.



Mon cher comte,

Je souhaite que vous arriviez en bonne santé en Hollande, et que votre séjour n'y soit pas de longue durée. Ce sont des idées métaphysiques en amitié qui font qu'on supporte plus impatiemment l'éloignement de quelques lieues de plus, que lorsque l'on se croit plus proche de la personne absente. Enfin je sais bien qu'il me semblera vous savoir mieux lorsque vous serez à Bückebourg qu'à la Haye. Quelque part que vous soyez, je vous prie de ne jamais douter de l'estime véritable avec laquelle je suis,



Mon cher comte,

Votre très-fidèle ami,
Federic.

23. AU MÊME.

Charlottenbourg, 14 juin 1740.



Mon cher comte,

Il a plu à la Providence de changer mon sort. J'ai vu ce coup partir de loin, mais je n'en ai pas été moins sensiblement touché. Je me trouve partagé entre mes justes regrets et entre mes devoirs. J'avoue qu'il y a moins de peine à satisfaire à ceux d'un particulier qu'aux fonctions pénibles d'un roi; le bonheur d'un seul homme est beaucoup plus facile que le bonheur de tout un peuple.

Si vous avez du temps à perdre, venez me joindre sur mon<245> chemin lorsque j'irai au pays de Clèves; ce sera au mois d'août ou de septembre; et ne doutez jamais de l'amitié infinie avec laquelle je suis,



Mon cher comte,

Votre très-fidèle ami, Federic.

24. DU COMTE DE SCHAUMBOURG-LIPPE.

Varel, 23 juin 1740.



Sire,

Votre Majesté vient de me rendre le plus heureux des hommes par celle qu'elle m'a fait la grâce de m'écrire depuis son avénement au trône. Je m'intéresse avec une affection trop sincère et trop respectueuse à tout ce qui la regarde pour que je ne voie avec la plus grande satisfaction qu'elle ne veut point cette aveugle soumission que l'éclat de la royauté impose; qu'elle veut du sentiment; que, du haut du trône même, elle sait s'abaisser pour s'assurer par là même une vénération bien plus assurée, puisque c'est le cœur qui la dicte par un mouvement irrésistible.

V. M. s'est fait une constante habitude de ces vertus qui font les grands monarques. Étant née pour commander aux autres, elle s'est proposé de bonne heure de ne leur commander que pour leur être utile. Me serait-il permis de lui rappeler ce que j'ai osé lui prédire? Je n'ai rien dit que l'effet ne surpasse déjà actuellement; un tel début annonce à l'univers un roi qui fera honneur à la royauté.

Je reçois avec la soumission la plus respectueuse l'ordre que V. M. me donne d'aller me mettre à ses pieds lorsqu'elle ira au pays de Clèves; rien au monde ne m'en empêchera.

<246>V. M., qui sait, mieux que monarque au monde jamais ne le sut, s'acquérir les cœurs, s'offenserait-elle de la plénitude du mien, qui me force de la conjurer d'accepter ma maison comme un gîte sur cette route qu'elle va faire? La grandeur de la grâce que je lui demande ne m'étonne point. Je ne puis jamais assez demander à celui qui n'est né que pour rendre heureux tous ceux qui l'approchent.

Je suis avec la plus profonde soumission,



Sire,

de Votre Majesté
le très-soumis, très-respectueux, très-fidèle, très-humble et
très-obéissant serviteur.
de Schaumbourg-Lippe.

25. DU MÊME.

Aux eaux de Stadthagen, près de Hanovre, 16 août 1740.



Sire,

Votre Majesté m'ayant ordonné de me mettre à ses pieds sur sa route au pays de Clèves, je m'y étais disposé, et j'avais envoyé un gentilhomme à Saldern, par où l'on m'avait dit qu'elle passerait, pour m'informer des ordres plus précis de V. M. à cet égard, lorsque j'apprends de Minden qu'elle a pris le chemin de Baireuth. Je me vois par là dans l'incertitude pour quelle roule je me dois déterminer. J'attends les ordres de V. M., si je dois me rendre à Wésel, ou à tel autre endroit qu'elle me fera prescrire. Rien au monde ne peut égaler l'impatience que j'ai de lui rendre mes hommages de bouche, moi, qui n'ai rien de plus à cœur que de la convaincre jusqu'à la dernière mi<247>nute de ma vie du zèle et de la soumission la plus profonde avec laquelle je suis,



Sire,

de Votre Majesté
le très-humble, très-respectueux, très-soumis, très-obéissant et
très-fidèle serviteur.
de Schaumbourg-Lippe.

26. DU MÊME.

Bückebourg, 24 août 1740.



Sire,

En conséquence des ordres de Votre Majesté de me mettre à ses pieds sur sa route au pays de Clèves, j'avais envoyé un gentilhomme, ce mois, à Saldern, par où l'on disait qu'elle passerait, pour m'informer plus précisément du lieu où je devais me rendre, lorsque j'appris que V. M. prenait son chemin par Baireuth.

J'y envoyai aussitôt une estafette pour le même effet, n'ayant rien de plus à cœur que de lui témoigner mon très-respectueux empressement de lui rendre mes hommages en personne. Comme il y a déjà plus de huit jours de cet envoi, et que je n'ai point encore les ordres de V. M., je crois ma lettre retardée par quelque changement dans sa route.

L'inquiétude où je suis à cet égard ne me permet point de m'empêcher de lui adresser ces lignes, afin de supplier très-respectueusement V. M. de me faire savoir ses ordres, si c'est à Wésel, ou ailleurs, qu'elle veut bien me permettre de l'assurer de bouche de ce zèle, de<248> cette soumission et de cette vénération parfaite, et du plus profond respect, avec lesquels je serai certes jusqu'au tombeau,



Sire,

de Votre Majesté
Le très-respectueux, très-soumis, très-fidèle, très-humble et
très-obéissant serviteur,
de Schaumbourg-Lippe.

<249>

XV. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC ROLLIN. (22 JANVIER 1737 - 23 OCTOBRE 1740.)[Titelblatt]

<250><251>

1. EXTRAIT D'UNE LETTRE DE FRÉDÉRIC A THIERIOT.

Remusberg, 22 janvier 1737.

Faites de ma part, je vous prie, une visite à l'illustre M. Rollin, que j'estime et considère. Le plaisir que m'a causé la lecture de son Histoire et de la Manière d'étudier les humanités m'engage à l'en remercier. C'est un acte de reconnaissance que je crois lui devoir. Il développe les événements de l'histoire ancienne avec beaucoup d'art et de noblesse. Les maximes qu'il prescrit mettent dans un jour avantageux les sentiments de son cœur. Je lui souhaite, pour le bien de la société et pour l'honneur de la France, une longue vie. Ce vœu est intéressé, à la vérité, mais il est permis de l'être à ce prix.

Je suis,



Monseigneur

Votre affectionné
Frederic.

2. DE ROLLIN.

9 février 1737.



Monseigneur

Les termes me manquent pour témoigner à Votre Altesse Royale la vive reconnaissance dont m'a pénétré l'honneur qu'elle m'a fait de se souvenir de moi et de me prévenir d'une manière si noble et si obligeante. Ce que vous avez ordonné qu'on me déclarât de votre part,<252> monseigneur, au sujet de mes ouvrages, est le témoignage le plus flatteur que je pusse désirer. Le comble des vœux d'un auteur est de se voir estimé et loué par un prince d'un goût si délicat, et qui écrit dans une langue étrangère avec tant d'élégance, de justesse et de dignité. C'est pourtant, monseigneur, ce qui me touche le moins dans ce qu'il vous a plu d'écrire à mon sujet. La bonté et l'effusion de cœur avec laquelle V. A. R. s'exprime, et un vif amour du bien public qui paraît animer tous ses sentiments, me remplissent d'une bien plus juste admiration, parce que ce sont là les grandes vertus d'un prince. Tout ce que je dois craindre, c'est que ce bon cœur et cet amour du bien public ne vous aient aveuglé en ma faveur. Mais, quand cela serait ainsi, je me donnerais bien de garde de songer à vous tirer d'erreur. J'ai trop d'intérêt à conserver une estime qui m'est si glorieuse. J'ose dire, monseigneur, que je la mérite, non par mes ouvrages, mais par la respectueuse reconnaissance et la profonde vénération avec lesquelles j'ai l'honneur d'être,



Monseigneur

de Votre Altesse Royale
le très-humble et très-obéissant serviteur,
C. Rollin.

3. A ROLLIN.

Remusberg, 20 février 1737.



Monseigneur

Vous vous êtes si bien dépeint dans vos ouvrages, peut-être sans le savoir, que je vous connais aussi intimement que si j'avais la satisfaction de vous avoir fréquenté longtemps.

<253>Je respecte en vous, monsieur, le caractère d'un homme de probité, d'un homme intègre, et qui, rempli d'amour pour le genre humain, ne borne pas ses travaux à enseigner, mais à former les mœurs des personnes de tout âge. La France vous sera redevable, avec le temps, d'un peuple de héros, d'un peuple de savants, que vous avez instruits, et qui, n'ayant pour but que la solide gloire, feront consister leur véritable grandeur dans des sentiments de cœur épurés de tout vice et uniquement portés à la vertu. Nos Allemands, plus dociles à vos leçons qu'à celles de leurs parents, vont s'empresser à marcher dans la carrière que vous leur avez ouverte. La vertu, dépeinte avec les vives et belles couleurs dont vous composez son coloris, trouve des attraits pour un chacun, et vous assurez son triomphe en diffamant le vice jusque sous l'appareil de la grandeur du rang et de la plus splendide magnificence. C'est là votre ouvrage, et c'est sans contredit par quoi vous égalez votre réputation à celle des souverains et des monarques.

Je me trouve fort flatté de ce que vous voulez bien distinguer ma faible voix dans un concert de tant de milliers de personnes qui chantent vos louanges.

Je vous ai une reconnaissance particulière de votre Histoire ancienne, et je me crois obligé de vous la témoigner. Mon estime vous est acquise; elle vous était due il y a longtemps. C'est un tribut que votre mérite est en droit d'exiger de tout le monde.

Je serai toujours avec ces mêmes sentiments,



Monseigneur

Votre très-affectionné
Frederic.

<254>

4. DE ROLLIN.

4 mai 1737.



Monseigneur

Souffrez que j'aie l'honneur de présenter à Votre Altesse Royale le onzième volume de mon Histoire ancienne. Le bon accueil qu'elle a fait à ceux qui l'ont précédé me fait espérer qu'elle voudra bien encore recevoir favorablement celui-ci. Je souhaite fort, monseigneur, qu'il soutienne auprès de vous la réputation de ses aînés. Je me trouve heureux de pouvoir fournir à V. A. R. quelque lecture capable de l'amuser agréablement dans des moments de loisir dont elle sait faire un si bon usage. Il est rare de trouver des princes qui aient un goût aussi déclaré pour tout ce qui regarde les belles-lettres et les sciences. Outre le plaisir qu'elles vous causent, monseigneur (et en est-il un plus solide?), elles vous rendent avec usure une partie de l'honneur que vous leur faites, en vous attirant l'estime et l'admiration de tous ceux qui apprennent avec quelle ardeur et quel succès vous vous y appliquez. La naissance fait les princes, mais le mérite seul fait les grands princes. Celui de cultiver et de protéger les sciences et les savants n'en est pas un médiocre; et quand il se trouve joint aux autres grandes qualités, il ne contribue pas peu à en relever le prix et l'éclat, comme on le voit dans le second Scipion l'Africain. Vous ne me saurez pas mauvais gré, monseigneur, de vous comparer à cet illustre Romain, dans l'éloge duquel les historiens font entrer ce goût exquis pour les belles-lettres qui vous est commun avec lui, et qui vous distingue de presque tous les princes de notre temps. J'y trouve bien mon intérêt, puisque c'est ce goût exquis qui m'a procuré les témoignages d'estime, j'ai pensé dire : et d'amitié, que vous m'avez donnés d'une manière si touchante. J'en conserverai toute ma vie<255> une vive reconnaissance, et je me ferai gloire d'être avec un profond respect et un parfait dévouement,



Monseigneur

de Votre Altesse Royale
le très-humble, etc.

5. A ROLLIN.

Ruppin, 14 mai 1737.



Monseigneur

J'ai reçu avec bien du plaisir les deux derniers volumes de l'Histoire ancienne que vous avez eu la bonté de m'envoyer. Vous ajoutez aux obligations que je vous ai déjà celle d'un nouveau plaisir, que la lecture de votre bel ouvrage m'a causé. Je l'ai lu, je l'ai dévoré, et je le relirai encore.

S'il est certain que les génies heureux, ces hommes que le ciel a doués de talents d'une manière si distinguée, sont obligés de les employer pour l'utilité publique, il n'en est pas moins sûr que le public, et chaque individu en particulier, doit reconnaître les peines et les recherches de ceux qui travaillent pour lui. Je m'acquitte de ce devoir, et je vous paye avec un peu de fumée le plaisir très-réel que je dois à vos soins et à vos peines.

Je vous prie de croire que je m'intéresse véritablement à votre conservation. Je me flatte, avec une grande partie du public, que l'Histoire ancienne ne sera pas le dernier fruit de votre plume.<256> Dans mes complaintes au ciel des injustices qui m'affligent, il y entrera tout un article de ce qu'il ne vous a pas fait immortel. Je suis avec une estime toute particulière,



Monseigneur Rollin,

Votre très-affectionné
Frederic.

6. DE ROLLIN.

29 août 1738.



Monseigneur

Votre Altesse Royale, par les marques d'estime et de bonté qu'elle m'a données jusqu'ici, m'a mis en droit de lui présenter tous les ouvrages que je pourrai composer dans la suite. Je prends donc la liberté, monseigneur, de vous envoyer les deux derniers tomes de l'Histoire ancienne, et le premier de l'Histoire romaine. J'ai grand intérêt que ce nouvel ouvrage trouve auprès de V. A. R. un accès aussi favorable que le premier. Les lettres obligeantes qu'il vous a plu de m'écrire au sujet de l'Histoire ancienne ont été pour moi l'approbation la plus flatteuse que je pusse souhaiter. Beaucoup de personnes à qui je les ai lues m'ont fort pressé de les rendre publiques en les joignant à mes livres, et j'y étais assez porté de moi-même. Peut-être que l'amour-propre, qui est bien subtil, m'inspirait ce désir, car rien ne pouvait me faire plus d'honneur. Il me semble pourtant que mon principal motif était de faire connaître dans tous les pays où mes livres sont portés un prince qui pense et parle en prince, qui à toutes les autres qualités dignes de sa naissance en joint une assez rare dans les personnes de votre rang, monseigneur, qui est d'aimer les belles-lettres et les sciences, de les cultiver avec goût et succès, sans préju<257>dice aux devoirs essentiels de leur état, de protéger et d'honorer ceux qui en font profession, et, par là, de les porter à se rendre de plus en plus utiles au public. C'étaient là, monseigneur, si je ne me trompe, mes vues. Mais le respect que je dois à V. A. R., et la crainte de lui déplaire, m'ont arrêté tout court. Les mêmes raisons m'ont empêché de donner communication de ces lettres par écrit à qui que ce soit, quoique j'en aie été fort sollicité, excepté à la Reine seule, qui, après m'en avoir demandé la lecture, a souhaité que je lui en donnasse copie. Que ne dois-je point faire, et quels intérêts ne devais-je point sacrifier pour me conserver l'estime d'un prince qui, oubliant ce qu'il est et ce que je suis, m'a prévenu avec une bonté et une amitié (car j'ose me servir de ce terme) dont je ne perdrai jamais le souvenir!

J'ai l'honneur d'être avec le plus profond respect et le plus parfait dévouement,



Monseigneur

de Votre Altesse Royale
etc.

7. A ROLLIN.

Remusberg, 4 septembre 1738.



Monseigneur

Vous vous êtes attiré si fort ma confiance par l'Histoire ancienne que vous avez écrite, que je suis persuadé de l'excellence de tout ce qui sortira de votre plume. J'attends vos productions nouvelles avec toute l'impatience d'un lecteur affamé de bonne lecture; très-peu capable de leur donner du prix par mes suffrages, je n'ai de capacité que pour en sentir les beautés et pour les admirer.

Je vous remercie, en particulier, du plaisir que me procurent vos soins, et de ce que vous voulez bien m'envoyer vos nouveaux ou<258>vrages; je souhaite de tout mon cœur que le Thucydide de notre siècle puisse voir prolonger le fil de ses jours comme ceux du roi Ézéchias.258-a Ce vœu vous paraîtra peut-être intéressé par la part que je prends aux ouvrages que vous publierez; mais je puis vous assurer que l'estime que j'ai pour votre personne n'y participe pas moins. Un sage historien est un phénix bien rare, et ce que je puis souhaiter de mieux aux grands hommes de ce siècle, c'est que, dans les âges futurs, ils trouvent des Rollins pour écrire leur histoire.

Puissiez-vous jouir longtemps de l'estime de vos contemporains, et me procurer mainte et mainte fois le plaisir de vous remercier et d'applaudir à vos nouveaux écrits!

Je vous envisage, vous autres savants, comme ceux qui doivent servir de phare et de fanal au faible genre humain, comme des étoiles qui devez nous éclairer dans toute sorte de sciences, et comme des hommes qui pensent pour nous, tandis que nous agissons pour eux. Jugez donc, monsieur, si je me départirai jamais de l'estime véritable avec laquelle je suis,



Monseigneur Rollin,

Votre très-affectionné ami,
Federic.

8. DE ROLLIN.

8 juin 1739.



Monseigneur

Quoique Votre Altesse Royale connaisse parfaitement l'histoire dont je prends la liberté de lui envoyer le second tome, qui sera bientôt suivi du troisième, je me persuade néanmoins que les grandes qua<259>lités des héros qu'elle vous remet sous les yeux, et qui sont si fort de votre goût, vous en rendent toujours la lecture agréable et nouvelle. Vous y reconnaîtriez une grande ressemblance de caractère entre V. A. R. et plusieurs des plus fameux Romains, si votre modestie ne vous rendait distrait sur ce point. Ils connaissaient bien en quoi consistent la solide gloire et la véritable grandeur, et ils ne se laissaient point éblouir par le vain éclat de certaines qualités et de certains avantages extérieurs qui peuvent exciter l'admiration du vulgaire, mais qui, dans le fond, ne rendent point les hommes plus estimables, parce que, à proprement parler, c'est par le cœur que les hommes sont tout ce qu'ils sont. Les lettres dont V. A. R. a daigné m'honorer me paraissent toutes remplies de ces sentiments. Je les garde très-soigneusement, comme un titre de noblesse pour moi et une preuve bien glorieuse des marques d'estime et de considération que mes ouvrages m'ont attirées de votre part. Quoique je m'en sente peu digne, comme je compte n'en être redevable qu'à votre bonté, j'espère que V. A. voudra bien me les continuer.

Je suis avec la plus vive reconnaissance et le plus parfait dévouement,



Monseigneur

de Votre Altesse Royale etc.

9. A ROLLIN.

Berlin, 4 juillet 1739.



Monseigneur Rollin,

J'ai vu par votre lettre que vous m'envoyez le second tome de votre Histoire romaine. Je ne doute point que ce nouvel ouvrage ne ré<260>ponde aux excellentes productions que nous avons de votre plume, et à l'idée avantageuse qu'en a le public.

La carrière que vous courez vous donne le droit de faire la leçon aux souverains; vous pouvez leur faire entendre la voix de la vérité, que la flatterie rend inaccessible au trône; il vous est permis de fouetter le vice ceint du diadème, sur le dos des tyrans et des monstres dont fourmillent les annales de l'univers, et de corriger d'une manière indirecte ceux dont le rang fait respecter jusqu'aux défauts. Je souhaite, pour le bien de l'humanité, que vous puissiez rendre les rois hommes, et les princes citoyens; je suis sur que ce serait la plus belle récompense de vos peines, et peut-être le plus digne salaire que jamais historien ait obtenu.

Je vous prie de croire que je m'intéresse vivement à votre gloire, et que je ne suis pas moins charmé de vos ouvrages que je me réjouis de l'état vigoureux et robuste de votre santé.

Veuille le ciel prolonger des jours dont vous faites un usage si salutaire, et vous combler de toutes les bénédictions que je vous souhaite!

Je suis,



Monseigneur Rollin,

Votre très-affectionné
Federic.

10. DE ROLLIN.

19 septembre 1739.



Monseigneur

Je me rendrais indigne des bontés que Votre Altesse Royale a eues jusqu'ici pour moi, si je manquais à vous témoigner la part que j'ai prise à ce que le Roi votre père a fait tout récemment en votre<261> faveur.261-a Toutes les grandeurs, toutes les fortunes du monde ne sont rien sans la paix de l'âme et sans une certaine douceur intime que répand dans le cœur une union parfaite entre des personnes que la nature et le sang lient ensemble par des nœuds si étroits. Je souhaite, monseigneur, que cette union, qui fait tout le bonheur de la vie, aille toujours en croissant, et ne laisse rien dans votre esprit qui en puisse troubler la tranquillité et la joie.

V. A. R., monseigneur, ne se trouvera-t-elle point à la fin importunée et accablée de mes livres, qui vont si fréquemment se présenter devant elle? S'ils deviennent trop libres et trop hardis, j'ose le dire, monseigneur, c'est votre faute et la suite du trop bon accueil que vous leur faites. Reçus si gracieusement par un prince que son goût exquis pour les sciences et pour toutes les productions de l'esprit ne distingue et ne relève pas moins que sa haute naissance, ils croient valoir quelque chose, et paraissent avec confiance devant V. A. R. J'ai intérêt qu'elle les souffre toujours avec la même patience et la même bonté.

Mais ne dois-je pas craindre moi-même, monseigneur, d'en abuser, en prenant la liberté de faire passer sous vos yeux les programmes de plusieurs exercices qu'un jeune homme de qualité a soutenus dans un collége dont j'ai été longtemps principal? Ce jeune homme porte un nom bien connu dans notre histoire. C'est un prodige, et je n'ai jamais rien vu de semblable, ni qui en approchât. Dans ces exercices, qui se sont faits devant de nombreuses assemblées, je l'ai interrogé, toujours à l'ouverture du livre, et souvent en me contentant de lui lire moi-même plusieurs endroits des auteurs grecs, qu'il expliquait très-bien, en me les entendant seulement lire. Outre ce qui est indiqué dans les programmes, il a lu en hébreu les cent premiers psaumes<262> de David et les deux premiers livres des Rois. Comme cette étude est étrangère à celle des belles-lettres, auxquelles on se borne dans les colléges, on ne lui a permis d'y mettre par jour qu'un quart d'heure. Ce jeune homme eut treize ans accomplis la veille du dernier exercice qu'il a soutenu; il ne prend pas un quart d'heure sur ses récréations.

Pardonnez-moi, monseigneur, toutes mes importunités et toutes mes impolitesses; elles ne diminuent rien du profond respect et du parfait dévouement avec lesquels j'ai l'honneur d'être,



Monseigneur

de Votre Altesse Royale
etc.

11. A ROLLIN.

Remusberg, 15 octobre 1739.



Monseigneur Rollin,

Je suis étonné de la rapidité étonnante avec laquelle vous travaillez à l'Histoire romaine, dans un âge où le cours ordinaire de la nature nous permet à peine de vivre. Vous instruisez donc encore le public, lors même que vous semblez déjà enjamber l'éternité? Vous nous ferez croire tout ce que l'antiquité a feint du chant harmonieux des cygnes avant leur mort; l'Histoire romaine de M. Rollin me semblera un phénomène plus merveilleux que tout ce que la Fable rapporte, et il sera constant que la vivacité de votre composition et l'excellence de vos ouvrages ne se démentiront aucunement malgré le poids des années et le fardeau de l'âge. Il en est ainsi que de ces fleuves qui ne roulent jamais leurs ondes plus fort ni plus rapidement que plus ils s'éloignent de leur source.

<263>J'ai admiré les progrès du jeune Guesclin; j'ignore s'il est parent de ce fameux Bertrand Du Guesclin dont le nom ne périra point, tant que l'on conservera le souvenir de la probité et de la valeur; peut-être que le jeune homme dont vous me parlez fera, avec le temps, autant d'honneur aux lettres que Du Guesclin en fit à l'épée. Il est plus d'un chemin pour arriver à la gloire; la carrière des héros est brillante, à la vérité, mais elle est teinte du sang humain; celle des savants a moins d'éclat, mais elle conduit également à l'immortalité, et il est plus doux d'instruire le genre humain que d'être l'artisan de sa destruction.

263-aJe vous suis d'ailleurs bien obligé de la façon dont vous prenez part à ma satisfaction. Les arts et les sciences établissent une espèce de société dans le monde, et il paraît naturel que tous ceux qui ont le bonheur d'en être devraient participer mutuellement aux bonheurs qui arrivent à leurs membres quelconques, et partager plutôt leur joie que de s'entre-persécuter, comme il n'arrive que trop dans la république des lettres.

Je devais donc m'attendre aux sentiments que vous me témoignez; je vous assure cependant que je n'en suis pas moins reconnaissant, et que je regrette beaucoup de renfermer en moi ce qui pourrait vous en être un témoignage, étant avec bien de l'estime,



Monsieur Rollin,

Votre très-affectionné
Federic.

<264>

12. DE ROLLIN.

17 juin 1740.



Sire,

Quand ma vive reconnaissance pour toutes vos bontés ne m'engagerait pas à témoigner à Votre Majesté la part que je prends avec toute l'Europe à son avénement à la couronne, je me croirais obligé de le faire pour l'intérêt et comme au nom des belles-lettres et des sciences, que vous avez non seulement protégées jusqu'ici, mais cultivées d'une manière si éclatante. Il me semble qu'elles sont montées en quelque sorte avec vous sur le trône, et je ne doute point que V. M. ne se propose de les faire régner avec elle dans ses États, en les y mettant en honneur et en crédit. Mais, Sire, un autre objet bien plus important m'occupe dans ce grand événement : c'est la joie que je sais qu'aura V. M. de faire le bonheur des peuples que la Providence vient de confier à ses soins. Permettez-moi de le dire à mon tour, les lettres dont V. M. m'a honoré, et que je conserve bien soigneusement, m'ont fait connaître le fond de son cœur entièrement éloigné de tout faste, plein de nobles sentiments, qui sait en quoi consiste la vraie grandeur d'un prince, et qui a appris par sa propre expérience à compatir au malheur des autres. C'est un grand avantage pour V. M. d'être bien convaincue qu'elle n'est placée sur le trône que pour veiller de là sur toutes les parties de son royaume, pour y établir l'ordre et y procurer l'abondance, surtout pour employer son autorité à y faire respecter celui de qui seul elle la tient, et de qui elle a l'honneur de tenir la place sur la terre. « Les richesses, la gloire, la puissance sont en ses mains. C'est lui qui donne le conseil, la prudence, la force.264-a C'est par lui que les rois règnent, et que les législateurs rendent la justice.264-b » Qu'il lui plaise, Sire, de vous<265> combler, vous et votre royaume, de ses plus précieuses bénédictions, et, pour les renfermer toutes en un mot, qu'il lui plaise de vous rendre « un roi selon son cœur.265-a » C'est ce que je ne cesserai de lui demander pour vous, persuadé que je ne puis mieux vous témoigner avec quel profond respect et quel parfait dévouement je suis,



Sire,

de Votre Majesté
etc.

13. A ROLLIN.

Königsberg, 17 juillet 1740.



Monseigneur Rollin,

J'ai trouvé dans votre lettre les conseils d'un sage, la tendresse d'une nourrice et l'empressement d'un ami. Je vous assure, mon cher, mon vénérable Rollin, que je vous en ai une sincère obligation, et que les marques d'amitié que vous me témoignez me sont plus agréables que tous les compliments très-souvent faux ou insipides que je ne dois qu'a mon rang. Je ne cesserai point de faire des vœux pour votre conservation, et je vous prie de m'aimer toujours et de vous persuader que je serai, tant que je vivrai, plein de considération pour vous et d'estime pour votre mémoire. Vale.

Federic.

<266>

14. DE ROLLIN.

22 juillet 1740.



Sire,

Mes livres osent paraître devant votre trône, avec quelque crainte, à la vérité, mais avec encore plus de confiance. Ils ne se présentent pas néanmoins devant V. M. pour en être lus, mais seulement pour en être vus et pour lui faire ma cour. Bien d'autres soins vous occupent maintenant. Instruit à fond des actions vertueuses et des grandes qualités des rois, tant anciens que modernes, vous songez, Sire, à les égaler et, s'il se peut, à les surpasser. L'Europe paraît attendre de V. M. qu'elle lui donnera le modèle d'un prince attentif à remplir exactement tous les devoirs de la royauté, et ils sont grands. C'est l'agréable espérance dont se flatte aussi,



Sire,

de Votre Majesté
etc.

15. A ROLLIN.

Charlottenbourg, 3 août 1740.



Mon cher Rollin,

J'attends votre nouveau volume266-a avec impatience. Je suis persuadé que vos ouvrages ne se démentiront jamais, et que M. le cardinal, M. de Fontenelle et M. Rollin ne radoteront de leur vie; c'est une<267> vérité qui commence à recevoir une évidence géométrique. Je suis du moins orthodoxe sur cet article, et plein d'estime et d'amitié pour vous. Vale.

Federic.

16. DE ROLLIN.

14 septembre 1740.



Sire,

Je prends encore une fois la liberté de vous écrire, en vous envoyant l'édition in-quarto de mon Traité des études, qui sera bientôt suivie de celle de l'Histoire ancienne. Quelque honneur et quelque plaisir que me fassent les lettres de V. M., je ne dois pas abuser de la bonté qu'elle a de répondre régulièrement aux miennes, et je me crois obligé désormais à ménager avec plus de soin que je n'ai fait jusqu'ici un temps devenu si nécessaire et si précieux pour tout un royaume. Mes livres, Sire, seront donc mes lettres. Ils vous parleront pour moi, et quand vous lirez de belles actions de quelque grand prince, V. M. supposera, s'il lui plaît, que ce sont de ma part autant de compliments pour elle, ou du moins autant de vœux. Je les chargerai de vous bien témoigner mon respect, ma vénération, ma reconnaissance, et surtout mon tendre attachement, car cette expression me devient permise. V. M. non seulement me permet, mais m'ordonne de l'aimer toujours. Et comment pourrais-je ne le pas faire? Comment pourrais-je n'être pas vivement touché et attendri de l'effusion de cœur avec laquelle vous avez bien voulu m'écrire depuis votre avénement à la couronne? Les rois ne se piquent pas, d'ordinaire, d'avoir<268> des amis, et il est rare qu'ils en aient de véritables. L'intervalle qu'ils mettent entre eux et le reste des hommes est trop grand pour donner lieu à l'amitié, laquelle en effet suppose une sorte d'égalité. V. M. n'en use pas ainsi. Elle descend du trône jusqu'à son serviteur, et par là trouve le moyen de le mettre de niveau avec elle pour en faire son ami. Oui, Sire, je le serai toute ma vie. Mais c'est trop peu pour moi : que me reste-t-il encore de temps à vivre? Je souhaite l'être pendant toute l'éternité; cet unique vœu dit beaucoup de choses. Je suis avec des sentiments que je ne puis exprimer avec assez de force et d'énergie,



Sire,

de Votre Majesté
etc.

17. THIERIOT A ROLLIN.

Paris, 23 octobre 1740.



Monseigneur

J'ai reçu des ordres de Sa Majesté le roi de Prusse de vous témoigner qu'il ne lui a pas été possible de vous écrire. Nous avons le chagrin de savoir que ce monarque est attaqué d'une fièvre quarte qui, à ce que je crois, tend cependant à sa fin. S. M. m'ordonne de vous aller faire des compliments de sa part, et de vous remercier des deux volumes in-quarto que je lui avais envoyés de la vôtre. On m'a appris votre retour à Paris pour la fin de ce mois, et que vous alliez de là à Colombe, où je compte aller remplir les ordres de S. M, et pré<269>senter mes très-humbles respects à M. le maréchal d'Asfeld et à M. son frère.

Je suis avec beaucoup d'attachement et une singulière vénération,



Monseigneur

Votre, etc.

<270><271>

XVI. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DE SUHM. (13 MARS 1736 - 3 NOVEMBRE 1740.)[Titelblatt]

<272><273>

1. DE M. DE SUHM.

Berlin, 13 mars 1736.



Monseigneur

Comme j'entreprendrais sans doute l'impossible pour obéir aux ordres de Votre Altesse Royale, je ne suis pas surpris de me voir engagé à traduire une Métaphysique, quoique l'ouvrage soit assurément peu proportionné à mes forces. Mais comme le but de V. A. R., en m'ordonnant ce travail, n'a été que de lire en français ce que le plus grand philosophe de notre siècle a écrit en allemand, je me flatte de remplir ses vues en m'appliquant à rendre exactement les paroles de ce grand homme, sans m'arrêter ni au style, ni à l'élégance. C'est ce dont je me fais un devoir de prévenir V. A. R., afin qu'elle n'attende pas de moi ce dont je me sens incapable.

Je crois, monseigneur, que je viens de faire une espèce de préface. Mais comme V. A. R. veut faire de moi une espèce d'auteur, il est assez naturel que je me conforme aux règles établies; trop heureux, si dans ma traduction je ne néglige pas tous les devoirs d'un traducteur! Je ferai du moins mon possible pour observer le plus essentiel, j'entends celui de la fidélité. Pour ce qui est du reste, j'en remets le soin à mon auteur. J'ai l'honneur d'envoyer à V. A. R. le premier chapitre de la Métaphysique de Wolff,273-a dans lequel il prouve comment l'homme est certain qu'il existe. Or, comme toute sa Métaphysique est fondée sur des preuves aussi évidentes que le sont celles de ce chapitre, je prends la liberté de féliciter d'avance V. A. R. de la certitude qu'elle va avoir de la chose qui lui importe le plus.

<274>Quelle gloire pour notre philosophe de prouver l'existence de la plus belle âme qu'il y ait dans l'univers! et quelle félicité pour moi d'en être l'interprète! Je n'en connais point d'autre après celle-là, dans ce inonde, que de me voir aux pieds de V. A. R., de pouvoir lui témoigner les sentiments d'admiration et de respect avec lesquels je serai pendant toute ma vie

de Votre Altesse Royale
le très-soumis et tout dévoué serviteur,
U.-F. de Suhm.

2. A M. DE SUHM.

Ruppin, 17 mars 1736.



Mon cher Suhm,

Vous savez que des nouvelles agréables, annoncées par des personnes que nous aimons, semblent nous faire plus de plaisir qu'elles ne nous feraient, si nous les apprenions d'une bouche indifférente. Vous comprenez ou vous devinez sans doute que l'assurance que me donne Wolff de l'immortalité de mon âme (chose qui m'intéresse infiniment, et dont vous êtes l'interprète) doit me causer une double joie, me venant de vous, et me valant une lettre dans laquelle vous épuisez tout ce que la politesse a pu fournir de plus honnête et de plus obligeant. Il s'agit à présent d'y répondre, et je ne saurais vous dire autre chose, sinon que ce qui serait capable de me donner une bonne idée de mon âme, c'est la vive représentation qu'elle se fait de votre personne, et l'idée juste et avantageuse dans laquelle vous lui êtes toujours présent. Je me rappelle toutes nos conversations nocturnes, et je vous assure que je n'ai pas perdu un petit mot de tout ce que<275> vous m'avez dit. Il me semblait entendre la bouche de la Vérité, dont émanaient des oracles.

Vous m'avez convaincu, persuadé d'une manière indubitable que je suis; j'attends à présent de vos soins officieux le reste de la traduction de cette admirable Métaphysique, et je vous assure que je suis et serai toute ma vie, avec toute la reconnaissance que mérite un service aussi grand et aussi essentiel que celui que vous me rendez,



Mon très-cher Suhm,

Votre très-fidèlement affectionné et sincère ami,
Frederic.

3. DE M. DE SUHM.

Berlin, 21 mars 1736.



Monseigneur

J'étais dans une grande inquiétude sur le succès du premier chapitre de ma traduction, craignant avec raison que V. A. R. ne trouvât que je lui faisais lire de l'allemand en français. Mais la lettre par laquelle il a plu à V. A. R. de me combler des témoignages de sa bienveillance m'a fait voir que mon empressement à remplir ses volontés me tient lieu de mérite, et que sa pénétration aura suppléé aux défauts de ma traduction. Je ne suis donc plus en peine de mon petit ouvrage; me voilà suffisamment encouragé pour aller jusqu'au bout. La continuation que j'ai l'honneur de vous envoyer, monseigneur, vous témoignera le zèle avec lequel je vais y travailler.

Je me suis aperçu que l'objection des matérialistes, qui prétendent que c'est l'orgueil des hommes qui les a séduits à s'attribuer une âme,<276> avait beaucoup frappé V. A. R., et que c'est sa grande, son excessive modestie qui la retenait dans le doute. Que de difficultés ne trouvera donc pas à surmonter notre philosophe lorsque, traitant de la subordination des âmes, il voudra démontrer à V. A. R., avec tant d'évidence, la supériorité de la sienne! Et cependant l'expérience la lui prouve journellement, et elle-même en donne chaque jour les plus évidentes preuves dans la préférence qu'elle adjuge à cette supériorité d'âme sur celle que lui a donnée le rang et la naissance.

Je me jette aux pieds de V. A. R. pour lui dire que je suis si pénétré des bontés dont elle m'honore, que je ne trouve aucun terme digne d'exprimer les respectueux sentiments avec lesquels je serai jusqu'à la fin de ma vie, etc.

4. A M. DE SUHM.

Ruppin, 22 mars 1736.



Mon cher Suhm,

Je m'acquitte de ma dette, quoique un peu tard. Je vous envoie le saumon fumé; il est tout frais, ne faisant que d'arriver du Rhin. Je souhaite qu'il parvienne de même jusqu'à Vienne.

Ne m'étant pas tout à fait bien porté, mon chirurgien m'a conseillé de prendre plus de mouvement que par le passé, ce qui m'oblige d'aller à cheval, et de trotter ou de galoper tous les matins. Mais, pour ne pas changer pour cela mon genre de vie ordinaire, j'anticipe sur le sommeil, afin de regagner d'un côté ce que je perds de l'autre. J'ai pensé devenir votre sectateur et me mettre à scier du bois; mais le beau temps m'a fait prendre un parti différent. Ainsi prenez-<277>vous-en au soleil, si je ne vous imite pas en cela comme je voudrais bien le faire en toute autre chose, étant avec une véritable estime,



Mon cher Suhm,

Votre fidèlement affectionné ami,
Frederic.

5. DE M. DE SUHM.

Berlin, 25 mars 1736.



Monseigneur

J'ai reçu avec respect les ordres de Votre Altesse Royale, et aussitôt j'ai pris avec le baron de Demeradt277-a toutes les mesures possibles pour faire parvenir le saumon en bon état à Vienne.

Mon affliction est extrême d'apprendre que V. A. R. ne jouit pas d'une santé parfaite. Mais ce qui me rassure est que, rien n'étant dans le monde sans raison suffisante, je suis persuadé que Dieu n'a fait naître un prince doué de si grandes qualités, et si porté au bien, que dans le dessein qu'il fût un jour les délices du genre humain.

Que je sais bon gré à celui qui a engagé V. A. R. à se donner plus de mouvement! C'était bien là assurément le conseil le plus propre à rétablir sa santé. Mais, monseigneur, n'est-ce pas éluder le conseil de votre Esculape que de retrancher sur votre sommeil le temps que vous devez employer à fortifier votre santé? Le repos du sommeil est aussi nécessaire au corps que le mouvement. Le zèle m'emporte peut-être; mais dussé-je encourir un moment de disgrâce, je ne puis m'empêcher de dire à V. A. R. que l'ardeur d'acquérir des connaissances lui fait oublier qu'elle se doit à de grands peuples. Parce qu'elle<278> ne sent aucune borne à la grandeur de son âme, elle croit sans doute n'en devoir aussi mettre aucune à l'étendue de ses connaissances. Mais, monseigneur, savez-vous bien à quoi vous vous jouez? A rendre inutiles les soins et les veilles de ceux qui travaillent à se rendre capables de vous être utiles un jour, pendant que V. A. R. s'applique, aux dépens de sa santé, à se mettre en état de se passer d'eux.

Au nom de tous ceux qui attendent un jour leur bonheur de vous, ménagez votre précieuse vie.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

6. A M. DE SUHM.



Mon cher Suhm,

Après la lettre que vous venez de m'écrire, je reconnais que vous êtes non seulement capable de traiter les matières les plus sublimes de la philosophie, mais encore de donner un tour heureux et fin à des matières qui seraient plates dans la bouche de tout autre.

Le plomb entre vos mains se convertit en or.278-a

Comment, sur le sujet de mon indisposition, bagatelle peu importante au reste du genre humain, est-il possible de dire quelque chose de plus obligeant, de plus flatteur et de mieux amené que ce que vous me dites dans votre lettre? Il faut avoir pour cela, comme vous, un fonds d'esprit inépuisable, une finesse infinie, et une manière de<279> faire envisager les objets qui les fait valoir infiniment plus qu'ils ne valent en effet. Je souhaiterais, pour l'amour de moi, que votre lettre contînt autant de vérités qu'elle contient de choses spirituelles et jolies; et j'aimerais mieux en croire votre philosophie et les arguments de Wolff que ceux que votre amitié et votre support pour vos amis vous suggèrent. Non, mon cher Suhm, je suis bien loin d'être tout ce que vous me croyez ou que vous me dites être; mais je sens bien que, quand même tout cela serait, je ne pourrais jamais me passer de gens de votre trempe, et que je reconnaîtrais toujours la lumière supérieure des astres sur les petites étoiles subordonnées. Quand on sait ce que vous savez, et qu'un heureux génie, secondé des trésors que nous puisons dans l'étude des belles-lettres, nous a élevés jusqu'au point de perfection où je vous vois briller, alors il est bien permis de scier du bois et de se donner du loisir. Mais quand l'on ne fait qu'entreprendre une course, l'on ne doit pas s'arrêter au premier pas, mais plutôt succomber que de ne pas atteindre au but. Ne combattez donc pas ma constance et ma fermeté, mon cher Suhm, car c'est sur elle que se soutient la véritable amitié que j'ai pour vous, et à laquelle je ne renoncerai pas plus qu'au désir de me perfectionner, afin d'être, pendant tout le cours de ma vie, honnête homme, ami des arts, et surtout, avec une sincérité parfaite, fidèle ami de tous mes amis. Ainsi jugez à quel point je suis,



Mon très-cher Suhm,

Votre très-affectionné
Frederic.

<280>

7. AU MÊME.

Ruppin, 27 mars 1736.



Mon cher Suhm,

C'est à vos soins officieux que je suis encore redevable du second chapitre de Wolff. Sans blesser votre modestie, et en me resserrant dans les limites les plus étroites de la vérité, je puis vous assurer que Wolff ne perd rien en passant par vos mains, et je trouve que vous vous acquittez avec tout le succès possible d'une entreprise aussi noble que difficile.

Enfin, je commence à apercevoir l'aurore d'un jour qui ne brille pas encore tout à fait à mes yeux; et je vois qu'il est dans la possibilité des êtres que j'aie une âme, et que même elle soit immortelle. M. Achard m'envoie un grand raisonnement sur cette matière,280-a qui doit servir de supplément aux sermons qu'il nous a faits cet hiver; et il me demande de lui faire voir les endroits de son raisonnement que je trouverai les plus faibles. Mais je m'en garderai bien; car, quoique la plupart des raisons qu'il m'allègue soient des sophismes plutôt que des arguments, je ne m'ingérerai pas à entrer en lice avec des personnes qui ont étudié, et qui en savent infiniment plus que moi. Je m'en tiens à Wolff, et, pourvu qu'il me prouve bien que mon être indivisible est immortel, je serai content et tranquille.

Le profit que vous pouvez tirer de vos peines, mon cher Suhm, est que, au lieu que la véritable amitié que j'ai pour vous finirait avec ma vie, elle restera immortelle comme mon âme, et que cette âme, se sentant, après Dieu, redevable à vous seul de son existence, ne manquera jamais de vous donner des marques d'une amitié fondée<281> sur l'estime, l'inclination et la reconnaissance parfaite avec laquelle je suis,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

8. DE M. DE SUHM.

Berlin, 30 mars 1736.



Monseigneur

Il me tarde de me voir aux pieds de Votre Altesse Royale pour lui témoigner une faible partie des sentiments dont m'a pénétré sa dernière lettre. Quel prix de mon obéissance! et combien l'immortalité de mon âme ne m'en devient-elle pas plus chère depuis l'assurance que V. A. R. vient de me donner! Quelle noblesse de sentiments! quelle élévation! Vous êtes assurément le premier prince, que dis-je? vous êtes le premier homme qui, non content de faire du bien dans ce monde, ne pense trouver dans l'immortalité de son âme qu'une raison d'en faire éternellement. Quelle preuve invincible des récompenses après cette vie n'est pas à mes yeux ce sentiment de votre belle âme, car que ne doit-on pas attendre du Créateur, qui prit plaisir à l'y imprimer!

J'ose espérer, monseigneur, que vous aurez pardonné au vif intérêt que je prends à votre santé les représentations que j'ai pris la liberté de vous faire; et je me flatte que vous avez trop bonne opinion de moi pour me croire capable de combattre votre amour pour les sciences, passion louable dans tout homme, et adorable dans un grand prince. Non, monseigneur, je n'ai voulu combattre que cet excès d'amour pour elles, qui vous porte souvent à retrancher de votre<282> sommeil une trop grande partie pour que votre santé ne doive pas tôt ou tard s'en ressentir.

Pour prix des vœux que je fais sans cesse pour une aussi longue et aussi glorieuse vie de V. A. R. que ses vertus la lui méritent déjà, permettez, monseigneur, que je prenne au pied de la lettre les assurances que vous daignez me donner de vos bonnes grâces.

J'ai l'honneur de vous envoyer la continuation de Wolff jusqu'au paragraphe 75, c'est-à-dire, jusqu'à celui où notre philosophe commence à parler des êtres simples.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

9. DU MÊME.

Lübben, 17 (sic) avril 1736.



Monseigneur

J'ai été obligé malgré moi de m'arrêter encore quelques jours à Berlin; mais je n'ai pas lieu de m'en repentir, puisque j'ai eu occasion de lire un post-script pour le Diaphane, qui l'a mis au comble de la joie en lui apprenant que son divin prince a bien voulu l'assurer qu'il pense à lui. Rien ne pouvait venir plus à propos pour soulager l'ennui mortel qu'il ressent d'être absent du prince adorable pour qui seul il vit et respire.

Le comte d'Althann m'a fait savoir par le baron Demeradt que le saumon est arrivé en même temps que lui, fort à propos, le vendredi saint, et que le duc de Lorraine282-a remerciera lui-même V. A. R. de cette attention, à laquelle il a témoigné être très-sensible.

<283>Aussitôt que je fus arrivé ici, je repris Wolff, et j'ai l'honneur d'en envoyer à V. A. R. la continuation. C'est depuis le paragraphe 75 jusqu'au 90e. J'ai mieux aimé envoyer peu cette fois que de manquer une poste. Mais ce peu mérite beaucoup d'attention, et sera, je m'assure, trouvé digne des réflexions de V. A. R.

Oserais-je, monseigneur, vous faire part d'une découverte que je crois avoir faite dans mon petit travail? Je crois m'être aperçu que la langue allemande est plus propre aux raisonnements métaphysiques et abstraits que la française. Les raisons qui me l'ont lait juger sont, premièrement, que la langue allemande est plus riche en mots, et, secondement, qu'elle n'est pas aussi sujette aux ambiguïtés que la langue française; ce qui fa rend propre à exprimer chaque pensée avec plus de précision et de netteté, et par conséquent avec plus de force. Je sens fort bien toute la hardiesse d'une telle assertion; mais sachant combien V. A. R. est prompte et facile à se rendre à de bonnes raisons, pourquoi craindrais-je d'en avancer? et pourquoi ne me permettrait-elle pas de m'élever jusqu'à l'imiter en cela, en me laissant frapper par des raisons frappantes? Il est vrai que je puis me tromper en attribuant à la langue française des défauts que je ne devrais chercher que dans moi-même; c'est aussi ce qui m'a fait prendre la précaution de mettre à la marge les mots allemands que je n'ai pas cru pouvoir rendre assez bien en français, laissant à la pénétration de V. A. R. le soin de suppléer à l'imperfection de mon travail.

J'ai l'honneur d'être avec le plus parlait dévouement et le plus profond respect, etc.

<284>

10. A M. DE SUHM.

Ruppin, 14 avril 1736.



Mon cher Diaphane,

Comment pourrai-je assez vous remercier de toutes les peines que vous vous donnez pour l'amour de moi? Je vous assure que j'en suis reconnaissant autant qu'on peut l'être. Me voilà donc à la fin parvenu, par vos soins, jusqu'à cet être simple ou indivisible. Je suis charmé de la force du raisonnement de Wolff; et à présent que je commence à me styler sur sa manière de raisonner, j'en découvre la force et la beauté.

Sans blesser votre modestie et sans léser la vérité, je puis vous assurer que j'ai trouvé votre traduction excellente, car j'avoue que la curiosité que j'ai eue de voir l'original allemand de la Métaphysique de Wolff me l'a fait comparer avec ce que vous avez eu la bonté de m'en traduire; mais je ne trouve en aucun endroit qu'il ait perdu en passant par vos mains. J'avoue que vous pouvez me persuader (vous en avez le don) que la langue allemande a ses beautés et son énergie; mais vous ne me persuaderez jamais qu'elle soit aussi agréable que la française. Et quand même vous en viendriez à bout, j'aurais toujours une raison bien forte et suffisante, à mon avis, pour vous faire comprendre que je lis l'ouvrage de Wolff plus volontiers en français; c'est que la traduction est toujours accompagnée de vos lettres, et que je suis charmé quand je vois quelque production d'un esprit que j'aime et que j'estime également. Oui, mon cher Suhm, sans vous faire un mauvais compliment, je vous assure que je trouve tant de charmes dans votre esprit et dans votre entretien, que si désormais vous alliez vous résoudre à ne parler et à n'écrire qu'en chinois, je serais homme à l'apprendre pour profiter de votre conversation, et pour vous faire voir qu'il n'y a pas de langue au monde à laquelle je ne m'appliquasse<285> afin de vous y exprimer avec plus d'énergie tout le cas que je fais de vous, et la véritable estime avec laquelle je suis,



Mon très-cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

11. DE M. DE SUHM.

Lübben, 18 avril 1736.



Monseigneur

Je viens de recevoir une lettre du comte d'Althann, du 6 de ce mois, par laquelle il me mande qu'il a présenté au Duc son maître le saumon dont il avait été chargé, et que ce prince a eu une véritable joie de voir cette attention de V. A. R. pour lui, la regardant comme une marque de la continuation de son amitié, qui lui était d'autant plus chère, qu'il en connaissait tout le prix; qu'il souhaitait que je témoignasse à V. A. R., dans toutes les occasions, son désir de la cultiver pour la rendre éternelle, et que je travaillasse à resserrer de plus en plus une liaison que lui-même chercherait à entretenir par tous les soins imaginables.

Quelle flatteuse commission pour moi, monseigneur, si vous daignez l'agréer! Rien ne pourrait m'arriver de plus heureux que d'être l'interprète des sentiments d'amitié de deux grands princes dont les intérêts futurs d'État et de gloire pourront peut-être un jour en tirer les plus grands avantages.

Je me flatte que V. A. R. est persuadée que je m'y sens animé par l'inviolable et religieux attachement que j'aurai toute ma vie pour elle, n'y ayant point d'idée d'un dévouement plus entier que celui avec lequel j'ai l'honneur d'être très-respectueusement, etc.

<286>

12. DU MÊME.

Lübben, 20 avril 1736.

J'ai l'honneur d'envoyer à Votre Altesse Royale la suite de mon ouvrage jusqu'au paragraphe 115. La matière commence à devenir fort intéressante, et il me tarde de voir la fin du dictionnaire de Wolff; c'est ainsi que j'appelle l'explication qu'il donne des mots, et qui est absolument nécessaire pour l'intelligence des choses, en sorte que dans la suite on se trouve amplement dédommagé de la peine qu'on s'est donnée pour apprendre cette espèce de nouvelle langue.

V. A. R. agréera que, pour l'amuser un instant, je lui fasse part d'une aventure héroï-comique-amoureuse qui s'est passée dernièrement ici.

Le capitaine du château de Lübben est un certain Trützschler, bon homme, père de quatre filles dont l'aînée, quoique richement laide, a brillé, il y a plus de vingt ans, à Dresde, dans tous les bals masqués, par sa belle taille et sa danse. On dit aussi, il est vrai, qu'elle avait la mortification d'entendre cesser les éloges dès qu'elle se démasquait. Il y a longtemps qu'elle ne danse plus, et ce n'est pas elle non plus qui a aidé à jouer le roman. Les deux sœurs suivantes ont, selon toute apparence, renoncé à faire parler des effets de leurs charmes. Reste donc la cadette, qui est l'héroïne. C'est une blonde qui n'est pas mal, grande, assez bien faite, chantant et jouant du clavecin. Son père, pour lui donner occasion d'exercer ses talents, a souvent de petits concerts chez lui, où assistent ceux qui fréquentent sa maison, et ceux qui s'y font présenter. Un gentilhomme nommé Hacke, qui a servi quelques années, et quitté ensuite comme lieutenant, demeurant à quelques lieues d'ici, sur une terre fort endettée, est venu ces jours passés dans cette ville, et s'est fait introduire au château par un officier de la garnison. Il est vrai qu'on prétend que le concert était<287> fort complet, et que la belle s'y surpassa; je veux croire aussi que le cavalier s'était mis de son mieux, et que la belle avait son beau jour. Mais cependant, ô amour! que ton pouvoir est grand! Se voir pour la première fois et s'aimer éperdument n'est pour eux qu'une même chose. La fin du concert n'a pas plus tôt soulagé l'impatience de l'amant, qu'il se lève, fait la révérence au père, et lui demande sa divine fille en mariage. Le père y consent, appelle sa fille, lui propose la chose, et trouve une obéissance digne d'Iphigénie. Le bonhomme met la main de sa fille dans celle de son amant, et, après avoir satisfait aux ordres de l'amour, il songe à faire connaissance avec son gendre, lui demande son nom, son état, et tout ce qui s'ensuit; à quoi celui-ci ayant répondu, tous paraissent satisfaits, et, peu de jours après, la sérieuse cérémonie unit à jamais le couple fortuné.

Voilà vraiment un sujet de roman à désespérer la plus riche imagination.

Agréez, monseigneur, l'assurance de mon profond respect, etc.

13. A M. DE SUHM.

Ruppin, 27 avril 1736.



Mon cher Diaphane,

Je viens de recevoir à la fois deux de vos lettres, qui m'ont fait tout le plaisir du monde. Si le service de Mars ne m'occupait entièrement, j'aurais répondu à chacune à part, et d'un style non laconique : mais je vous assure qu'à peine ai-je le temps de boire et de manger.

Je ne m'attendais assurément pas que le saumon que j'ai envoyé au due de Lorraine lui serait aussi agréable qu'il le lui a été. Je regarde le plaisir qu'il lui a fait comme une marque de l'amitié qu il a<288> pour moi; car l'amitié rend agréables des bagatelles, quand elles viennent de la part des personnes que nous aimons. Le Duc n'aurait pu choisir un organe qui me fût plus agréable que celui de Diaphane, car vous savez combien je vous aime et vous estime; aussi ne devez-vous pas vous étonner du plaisir que j'ai à recevoir de vos nouvelles.

J'étudie Wolff avec une très-grande application, et je me forme de plus en plus à sa manière de raisonner, qui est très-profonde et très-juste. La proposition de la raison suffisante, et celle de la différence des êtres simples et composés, sont, à mon avis, celles qu'il faut le plus s'imprimer quand on veut bien comprendre la suite de sa Métaphysique; et ce sont aussi les deux propositions que je relis tous les jours plus d'une fois, pour les bien imprimer dans la mémoire.

A ce que je vois, l'amour exerce son empire à Lübben comme à Troie, en Sicile, ou à Anet.288-a Quels miracles ne fait-il pas tous les jours! Il n'y a pas jusqu'à Ruppin où il ne fasse sentir son influence; nous en avons des exemples ici, mais le temps ne me permet pas de vous entretenir là-dessus. L'on m'appelle, et j'entends déjà la voix de six cents hommes qui veulent être exercés. Il faut m'y rendre pour les dépêcher le plus vite qu'il me sera possible. Cependant, crainte que notre amitié n'en souffre, permettez-moi de vous assurer auparavant de la parfaite estime avec laquelle je suis,



Mon très-cher Diaphane.

Votre très-affectionné et fidèle ami,
Frederic.

<289>

14. AU MÊME.

Ruppin, 6 mai 1736.



Mon cher Diaphane,

Jamais Tantale n'a tant souffert dans le fleuve dont il ne pouvait boire les eaux que moi d'avoir reçu vos cahiers de Wolff et de ne pouvoir les lire. Tous les incidents et tous les fâcheux du monde se sont, je crois, donné le mot pour m'en empêcher. Un voyage à Potsdam, des exercices quotidiens, et l'arrivée de mon frère en compagnie des sieurs de Hacke et de Rittberg, m'en ont empêché.

Imaginez-vous, mon cher Diaphane, je vois débarquer cette caravane sans penser à rien; et ces messieurs, me pesant sur les épaules comme tout, ne me quittent pas d'un pied, pour me faire, je crois, donner à tous les diables. Un discours de tailles, de mesures, de pieds, est bientôt épuisé; voilà qui est fini, et je me vois à sec, comme Boileau aux bords du Leck.289-a Que faire? Je me suis avisé, à ce qu'il me paraît, fort à propos, de les mener dans mon jardin, que j'ai fait illuminer entièrement, de même que le temple. J'ai fait jouer un petit feu d'artifice, et du reste je les ai régalés du mieux que j'ai pu. Comme ce sont des personnes qui font beaucoup plus de cas des êtres composés que des êtres simples, qu'ils ne connaissent pas, ou, pour parler plus intelligiblement, qu'ils ont plus de notions de leurs estomacs que de leurs esprits, je les ai mis sur le chapitre de la philosophie de Duval,289-b qui a fait merveilles, et leur a bourré la bedaine au non-plus. Je me suis lassé de les voir manger, et j'aurais volontiers jeûné deux jours, si j'avais pu avoir le plaisir de m'entretenir pendant tout ce temps avec mon cher Diaphane. Vous savez le cas que je fais de lui,<290> et que je suis, comme on ne le saurait être davantage, avec une parfaite estime,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

15. AU MÊME.

Berlin, ce je ne sais lequel de mai 1736.



Mon cher Diaphane,

Si le dieu Mars avait résolu de me faire faire divorce avec les Muses, il n'aurait certes pu mieux s'y prendre qu'il ne l'a fait. Une succession continuelle d'occupations puériles nous tient ici, depuis la pointe du jour jusqu'au coucher du soleil, dans une continuelle action. C'est à elle que vous devez vous en prendre de ce que je ne vous ai pas répondu plus tôt. Je profite d'un moment de relâche pour vous remercier des peines infinies que vous vous donnez dans la traduction de Wolff. J'ai trouvé le moyen d'en lire et relire par reprises les derniers cahiers que vous m'avez envoyés. Je commence à me faire à sa manière de raisonner, et je suis à présent beaucoup plus au fait de ses propositions que je ne l'étais il y a quelques mois. Et la preuve que je comprends fort bien son principe de contradiction, c'est que je sens que, vous estimant une fois au point que vous savez, je ne puis absolument vous estimer moins; ou, pour parler plus intelligiblement, c'est que, connaissant toute l'étendue de votre mérite, je ne saurais que vous estimer de tout mon cœur, étant,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

<291>

16. AU MÊME.

Berlin, 28 mai 1736.



Mon très-cher Diaphane,

Je vous fais mille et mille remercîments de ce que vous m'avez envoyé la continuation de Wolff. Vous me procurez tant de plaisir par l'étude que j'en fais, que je ne me sens pas en état de vous en témoigner ma reconnaissance.

Nous nous tuons ici à force d'exercices tous les jours, et nous n'en avançons ni plus ni moins; car aujourd'hui le régiment du prince Henri291-a a passé la revue, et, après avoir fait des merveilles, le Roi n'en a point paru satisfait, et même il a fait éclater un air de mécontentement qui a dépité tout le public. Dites-moi la raison suffisante de sa colère. Je ne la puis trouver ni hors de lui, ni en lui, et je ne puis en attribuer la cause qu'à un hasard qui a produit sa mauvaise humeur, à un échauffement de bile qui lui a fait considérer le pauvre prince et son régiment d'un œil misanthrope et hypocondre. Dieu me préserve d'un pareil sort! Mon parti serait bientôt pris, si pareille chose m'arrivait. J'attends le jour, le moment, la minute où je partirai d'ici pour m'en retourner dans mon repos et pour jouir de la vie; j'aurai alors plus de temps qu'à présent pour vous assurer de la parfaite et sincère estime avec laquelle je suis,



Mon très-cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

<292>

17. DE M. DE SUHM.

Lübben, 1er juin 1736.



Monseigneur

La dernière lettre dont Votre Altesse Royale m'a honoré m'a trouvé dans un état qui me rendait fort nécessaire un pareil encouragement à demeurer dans ce monde, car une colique affreuse m'en avait tout à fait dégoûté. Sérieusement, monseigneur, j'ai cru aller voir des yeux de l'entendement pur tout ce que Wolff nous montre avec toute la netteté dont notre perception est ici-bas capable; et après m'être entièrement résigné aux volontés de cet Être par lequel tous les autres existent, je me suis mis à confier à un papier mes dernières pensées terrestres pour V. A. R. Ah! que ne lui disais-je pas sur la douleur que j'éprouvais en quittant ce monde avant que d'avoir pu lui être aussi utile que je le souhaitais, avant que d'avoir pu lui donner des preuves tout à fait convaincantes que mon premier, mon plus ardent désir était de lui sacrifier mon sang et ma vie! Ensuite je faisais l'unique testament que j'avais à faire, disposant de mes enfants, et je prenais la liberté de les léguer à V. A. R. N'ayant plus rien à faire après cela, je serais mort dans la douce persuasion qu'elle n'aurait point, dédaigné mon legs. Mais, monseigneur, me voilà de nouveau plein de vie, de l'espérance de vous la sacrifier encore, plein du désir de trouver les occasions de pouvoir vous faire connaître mon respectueux attachement et celui de mes enfants pour votre sacrée personne, de vous faire connaître, en un mot, à quel point tout mon sang vous est dévoué.

V. A. R. daignera me pardonner que je ne lui envoie pas cette fois autant d'ouvrage qu'à l'ordinaire; une grande faiblesse qui me reste encore m'a fait aller doucement dans mon travail. Mais je réparerai ce petit retard en redoublant d'efforts et de zèle, sachant bien que c'est là le seul moyen par lequel je puis me donner auprès de V. A. R.<293> quelque mérite à l'occasion de cette traduction, qui n'en aura elle-même pas d'autre que celui qu'elle reçoit de l'honneur d'être approuvée de V. A. R., honneur qui lui suffit bien aussi, et qui est le seul auquel j'aspire de la rendre digne.

La manière dont V. A. R. veut bien me faire sentir qu'elle entend la proposition de la contradiction est pour moi des plus gracieuses; et c'est par la même raison que toute l'Europe comprendra que V. A. R. ne peut être autre qu'elle n'est, et qu'ainsi elle est nécessairement le plus digne prince du monde. Elle me permettra, avec toute sa modestie, de lui dire ceci dans le style de Wolff, qui se pique moins de finesse et d'élégance que de justesse de pensée, et surtout de vérité.

Je suis, etc.

18. A M. DE SUHM.

Ruppin, 6 juin 1736.



Mon très-cher Diaphane,

Quel bonheur quand, au milieu d'un orage que l'on ne connaît pas, on est endormi dans les bras de la sécurité et du repos! Voilà précisément le cas où je me suis trouvé. Quoi! mon cher Suhm, vos jours, qui me sont d'un prix infini, ont été menacés! Quoi! une mort prématurée aurait porté obstacle aux effets de ma reconnaissance et à l'efficace de mes bonnes intentions! Non, le ciel, qui aime et qui commande les devoirs de la vertu, ne m'a pas voulu ôter une occasion d'être reconnaissant. Vivez, mon cher Suhm, vivez, puisque le ciel le permet; vivez pour vos amis, qui, par le véritable attachement qu'ils ont pour vous, ne pourraient soutenir l'atterrante pensée d'être séparés de vous. J'avoue et je comprends que vous n'aviez à vous attendre, au dernier période où vous touchiez, qu'aux récompenses dont le ciel couronne la vertu, et qu'ainsi, par rapport à vous-même,<294> vous perdez plus en prolongeant vos jours qu'en finissant votre carrière. Mais, mon cher Suhm, n'oubliez pas la tendresse que vous devez à un nourrisson que vous n'avez pas encore sevré dans l'école de la philosophie. Que serais-je devenu? car je sens que j'ai besoin de vos yeux pour voir, et que, perdant de vue mon guide, je cours risque de m'égarer. La seule pensée de votre mort me sert d'argument pour prouver l'immortalité de l'âme; car serait-il possible que cet être qui vous meut, et qui agit avec autant de clarté, de netteté et d'intelligence en vous, que cet être, dis-je, si différent de la matière et du corps, cette belle âme, douée de tant de vertus solides et d'agréments, cette noble partie de vous-même qui fait les délices de notre société, ne fût pas immortelle? Non certes, je le soutiendrais sur les bancs même, s'il le fallait, que, quand la plus grande partie du monde serait périssable et anéantie, vous, Voltaire, Boileau, Newton, Wolff, et encore quelques génies de cet ordre, doivent être immortels. Je vous demande bien pardon de vous dire des vérités qui, comme je crains, choqueront votre modestie. Mais aussi peu qu'une personne colérique est capable de vaincre le premier mouvement de la passion qui l'emporte, aussi peu le suis-je aujourd'hui de modérer majoie et l'effusion de mon cœur au sujet de votre convalescence et de ce que je pense de vous. J'ai du moins la satisfaction de vous l'avoir dit une bonne fois. J'aurais bien des choses encore à vous dire au sujet de ce testament, qui m'a pensé arracher des larmes. L'on ne doit pas rougir de verser des pleurs en pareille occasion; l'insensibilité est le principe de l'inhumanité et de la barbarie, un cœur tendre est le fondement de la vertu. Je vous suis très-obligé des cahiers qui accompagnent votre lettre; je les lirai avec d'autant plus de plaisir, que c'est le premier ouvrage qu'aient produit vos forces convalescentes. Je continue à lire Wolff avec la plus grande application, et je tâche de m'inculquer ses propositions le plus profondément que je puis. Il est bon de faire souvent de pareilles lectures, car elles sont d'un double usage : elles instruisent<295> et humilient. Je ne me sens jamais plus petit qu'après avoir lu la proposition de l'être simple. Quelle profondeur! quelle application suivie à sonder tous les secrets de la nature entière, à porter la clarté et la netteté où, jusqu'ici, il n'y eut qu'ombre et que ténèbres!

Je vous quitte, mon cher Suhm, partant aujourd'hui pour ma terre;295-a ce sera pour y étudier avec plus de tranquillité, et pour jouir un peu du repos, après en avoir eu très-peu pendant les revues. Je suis avec une très-parfaite estime,



Mon très-cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

19. DE M. DE SUHM.

Lübben, 16 juin 1736.



Monseigneur

Si jamais j'eus sujet de désirer avec ardeur que Wolff eût déjà inventé cet art des signes qu'il dit manquer aux hommes pour pouvoir exprimer leurs pensées d'une manière toute dégagée des sens, c'est bien dans cette occasion; car comment pourrais-je, avec des mots, répondre dignement à la dernière lettre dont V. A. R. a daigné m'honorer? O monseigneur! les respectueux sentiments dont je me sens pénétré pour vous sont si fort au-dessus de tout ce que le langage des hommes peut exprimer, que mon cœur et ma plume se révoltent à les peindre aussi froidement que je le ferais même dans les termes les plus énergiques. Que ce respectueux silence vous dise donc tout ce que je ne puis que sentir.

Quand ma vie me serait odieuse, l'intérêt que vous daignez y<296> prendre suffirait pour me la rendre chère. Je reviens donc avec joie à la vie, puisque le ciel le veut, et que V. A. R. le désire; mais, monseigneur, souffrez que ce soit pour ne vivre désormais que pour vous, pour jouir du seul bien que j'ambitionne, celui de posséder vos bonnes grâces, pour être témoin, enfin, de vos vertus et de votre gloire.

La continuation de Wolff, que j'ai l'honneur d'envoyer à V. A. R., nous mène bien près de la fin du troisième chapitre. Je me suis aperçu d'une faute dans le paragraphe 282 de l'envoi précédent, où le mot entendement se trouve à la place de celui d'imagination.

Quoique je me voie obligé d'aller à Dresde pour y attendre le retour de la cour de Varsovie, Wolff et mon écritoire ne me quitteront point.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

20. DU MÊME.

Dresde, 29 juin 1736.



Monseigneur

Je me suis rendu ici à très-petites journées, et, quoique j'eusse bien résolu de ne pas perdre de temps, et de travailler chemin faisant, je n'ai pu cependant en trouver la commodité. Du reste, je n'ai jamais fait en ma vie de voyage plus agréable et plus délicieux que celui-ci, car j'ai eu continuellement en main la dernière lettre dont V. A. R. m'a honoré; je l'ai lue et relue mille fois sans pouvoir m'en rassasier, et, me livrant sans réserve aux douces réflexions qu'elle m'inspirait, je suis enfin arrivé ici sans rien savoir de tout ce voyage, sinon que j'étais parti de Lübben.

<297>Je voudrais qu'il me fût possible de rendre compte à V. A. R. de toutes les réflexions que j'ai faites pendant ce temps; mais leur nombre et leur rapidité fait que je n'en ai plus qu'un souvenir confus. Je n'ai sans doute pas besoin de dire à V. A. R. quel en a été l'objet, et combien un objet si grand et si sublime était propre à élever les pensées et les sentiments de mon âme. Tout ce qui peut faire l'admiration des hommes entre si nécessairement dans l'essence de cet objet, qu'on pourrait s'en occuper toute sa vie sans en épuiser pour cela les sujets qu'on a de l'admirer. Cette chaîne de réflexions me ramenant de temps en temps à moi-même, je me sentais le plus heureux des mortels, en songeant à l'intérêt qu'un prince si parfait daigne me témoigner. Oui, me disais-je, quel que soit mon sort, je devrai toujours faire envie à tout le monde, aussi longtemps que V. A. R. daignera me conserver de pareils sentiments. Vous m'avez rendu la santé, monseigneur, peut-être la vie; ainsi c'est à vous que je la dois, et que je fais vœu de la consacrer. Prenez possession de moi, comme d'un bien qui vous appartient par les droits les plus sacrés. Vous m'avez doué d'une tranquillité d'âme que rien au monde n'est capable d'altérer, d'une fermeté que rien ne peut ébranler, et je sens intimement que je puis maintenant être heureux en dépit du sort. La seule chose qui puisse encore m'affliger, c'est l'éloignement dans lequel les circonstances me condamnent encore à vivre de V. A. R. Vous êtes, monseigneur, pour m'exprimer figurément, vous êtes mon soleil; car, dès que je ne suis plus à portée d'éprouver la douce influence de vos rayons, je sens un froid se glisser si profondément dans mon âme, que rien n'est capable de la réchauffer. Aussi toutes mes pensées, toutes mes démarches tendent-elles à me ménager la liberté de pouvoir un jour venir vivre dans le doux climat que ce soleil bienfaisant doit éclairer, et de participer à la félicité du peuple fortuné auquel il promet un printemps de bonheur perpétuel. Je me flatte même d'y réussir avec le temps, et de trouver enfin les moyens de<298> venir couler mes derniers jours près de la merveille de notre siècle, afin de pouvoir me délecter à la contempler et à lui rendre mes sincères hommages. Voilà, monseigneur, ce qui manque encore à ma félicité, et je mourrais sans doute aujourd'hui sans regret, si je devais renoncer pour toujours à cette douce espérance, le seul soutien de ma faible vie.

Je suis, monseigneur, et serai jusqu'au tombeau, avec les sentiments du plus profond respect et du plus entier dévouement, etc.

21. A M. DE SUHM.

Berlin, 3 juillet 1736.



Mon cher Diaphane,

Je n'ai reçu qu'hier les deux paquets que vous m'avez fait le plaisir de m'envoyer. Je vous en remercie de tout mon cœur, en vous assurant que je ne lis aucun cahier de votre ouvrage sans me ressouvenir en même temps à quels devoirs la reconnaissance m'engage. J'avais déjà corrigé la faute qui se trouve dans le paragraphe 282, en substituant, comme vous me le marquez, au mot entendement celui d'imagination.

Enfin, mon cher Suhm, l'on peut professer la philosophie à tête levée et sans plus craindre les foudres du pédagogue, ni le fantôme de l'irréligion. La raison reprend l'empire qui lui est dû, et l'erreur s'en ira chercher son refuge dans les cerveaux étroits de quelques génies faibles, et dans le giron de la superstition.

J'en viens à la dernière lettre que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire; mais qu'en puis-je dire, sinon que l'amitié aveugle que vous avez pour moi vous fait estimer un chétif mortel au delà de son prix? Les couleurs flatteuses avec lesquelles vous me peignez me masquent<299> si avantageusement, que je ne me reconnais plus. Enfin vous prêtez l'attribut de la perfection à un être qui en est bien éloigné, et qui remarque, par tout ce qui lui est connu de lui-même, qu'il est marqué au coin de l'humanité aussi bien que le dernier galérien. Je passe à l'endroit de votre lettre qui m'est le plus flatteur, et où, pour ainsi dire, vous me donnez une hypothèque sur votre personne. Quelle acquisition pourrais-je faire au monde qui me fut plus agréable? Que l'on m'offre tous les trésors du Pérou, je ne balance pas un moment entre le choix que je devrais faire, et je trouve en vous un trésor qui m'est plus utile que tous ceux que la masse grossière et matérielle de ce monde pourrait offrir. Vous savez que mon cœur est incapable de se démentir, et qu'il ne se sert de ma plume que pour exprimer d'une manière figurée ses sentiments.

Si mon cœur dans mes vers ne parle par ma plume,
Que le feu qui l'anime aussitôt le consume.

Je pars demain pour la Prusse. Le voyage sera de quatre semaines, pendant lesquelles notre fameux précepteur Wolff sera ma compagnie. Adieu, mon cher Diaphane. Il est superflu de vous répéter tous les vœux que je fais pour la réussite de vos desseins. Puisse votre sort, d'une manière inséparable, être uni au mien! Puissé-je un jour vous témoigner ma reconnaissance autant que je le désirerais, et que chaque jour me fournisse l'occasion de vous réitérer de vive voix les sentiments de la plus parfaite estime qui fut jamais!

Je suis,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèle ami,
Frederic.

<300>

22. AU MÊME.

Camp de Wehlau, 18 juillet 1736.



Mon cher Suhm,

Malgré les fatigues du voyage et les occupations militaires dont je suis chargé, ne croyez pas que je perde Wolff de vue un moment. C'est le point fixe sur lequel toute mon attention est tournée; plus je le lis, plus il me donne de satisfaction. J'admire la profondeur de ce célèbre philosophe, qui a étudié la nature comme jamais personne ne l'a fait, et qui est parvenu à pouvoir rendre raison de choses qui autrefois étaient non seulement obscures et confuses, mais encore tout à fait inintelligibles. Il me semble que j'acquiers tous les jours plus de lumières avec lui, et que, à chaque proposition que j'étudie, il me tombe une nouvelle écaille de dessus les yeux. C'est un livre que tout le monde devrait lire, afin d'apprendre à raisonner et à suivre le fil ou la liaison des idées dans la recherche de la vérité.

Nous avons un temps abominable ici. Il semble que le salpêtre et le soufre aient conspiré notre perte. Le tonnerre gronde tous les jours, et la foudre est si redoutable en ce pays, que l'on entend tous les jours parler des dégâts qu'elle a faits. Voilà ce qu'il y a de plus nouveau ici, et, à moins que de vous circonstancier tous les différents malheurs qui arrivent en ces contrées, je serais fort embarrassé de quoi vous entretenir. Adieu, mon cher; croyez-moi avec une bien sincère estime,



Mon cher Suhm,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

<301>

23. DE M. DE SUHM.

Dresde, 6 août 1736.



Monseigneur

La très-gracieuse lettre dont Votre Altesse Royale m'a honoré, et par laquelle elle me marquait son départ pour la Prusse, m'ayant fait suspendre l'envoi des cahiers de ma traduction, j'ai profité de cet intervalle pour parcourir ce pays, afin de renouveler quelques anciennes connaissances. Qu'il est triste, monseigneur, à un certain âge, d'être réduit à chercher un établissement! Mais notre philosophe m'apprenant que tout ce qui arrive a sa raison suffisante, et que je ne dois être surpris de rien, je me résigne, en prenant le meilleur parti qui me reste à prendre, c'est-à-dire, de me conduire de façon à n'avoir jamais rien à me reprocher. J'ai connu un grand joueur de trictrac qui, après les coups les plus piquants et les plus capables de désespérer, avait coutume de dire avec le plus grand sang-froid du monde : « Que voulez-vous? cela est dans les dés. » Effectivement, a-t-on jamais raison de prendre si fort à cœur ce qui ne dépend pas de nous, ou de désirer si fortement ce qu'on ne saurait trouver en soi-même?

Si je ne savais bien que j'écris au Marc-Antonin de nos jours, je ne penserais pas à l'entretenir si longtemps de moi, aimant bien mieux l'entretenir de lui-même. Mais quelque plaisir que j'y trouve, monseigneur, il faut bien y renoncer, puisque votre modestie semble n'y trouver que des raisons de vous humilier davantage.

J'ai l'honneur de vous envoyer aujourd'hui une continuation de Wolff, espérant que cette lettre arrivera vers le retour de V. A. R., et désirant ardemment que ce paquet la trouve en parfaite santé.

Je suis, etc.

<302>

24. A M. DE SUHM.

Ruppin, 15 août 1736.



Mon cher Suhm,

Quand je reçois vos lettres, elles sont toujours accompagnées de pièces de votre traduction, de façon qu'il ne me reste qu'à vous remercier sans cesse des peines que vous vous donnez pour moi; et c'est ce que je fais avec le plus grand plaisir du monde, me sentant charmé par la lecture des ouvrages de notre philosophe.

Me voilà de retour depuis huit jours d'un rude et désagréable voyage, qui, grâce à Dieu, s'est mieux terminé qu'on ne l'aurait espéré dans les commencements.

Vous serez sans doute surpris, peut-être étonné, mon cher Diaphane, de ce que je ne vous plains pas de voir un homme comme vous réduit à chercher un établissement. Ce sont les yeux de votre cour que je plains, qui sont fascinés au point de ne pouvoir distinguer des sujets utiles et dignes d'être employés, de ceux qui ne jouissent des priviléges de la fortune que par l'aveugle caprice de la faveur. Comment est-il bien possible, soit dit sans vous flatter, qu'une personne d'autant de mérite, d'esprit et de savoir que vous, soit négligée, et même oubliée? Et quelle idée se peut-on faire d'une cour où des Suhm ne sont pas recherchés? En vous estimant, je fais mon plus grand éloge, car il faut aimer la vertu et le beau pour l'estimer.

Si je vaux, c'est par là que je vaux quelque chose.302-a

Mais de quoi peut-il vous servir de vous voir appuyé de mon suffrage et de mes vœux impuissants? Ce sont des consolations qui ne mènent à aucune réalité. Il est bien certain que nous ne sommes pas les artisans de notre fortune; si cela était, chaque homme serait heureux. Mais, en revanche, c'est une consolation pour nous que le sort, par une loi immuable, amène sans cesse des changements. Le ciel<303> n'est pas toujours serein; des frimas continuels ne couvrent pas la surface de nos champs. Prenons donc, mon cher Diaphane, le temps comme il vient, et pensons qu'il faut nécessairement fournir notre carrière. Il ne dépend pas de nous de reculer dans notre chemin, et le profit le plus essentiel que nous puissions retirer de la philosophie est de nous faire un calus pour toutes les choses extérieures, et de chercher le vrai repos et la tranquillité en nous-mêmes. Mais qu'il est facile, mon cher Diaphane, de donner ce précepte, et qu'il est difficile de le suivre! Je sens qu'un cœur rongé de chagrin, dans l'amertume de sa douleur, est peu flexible aux remontrances de la morale. Loin de condamner votre juste déplaisir, je l'approuve, d'autant plus qu'il est fondé sur la chanté chrétienne, qui nous inspire de la tristesse en voyant les imperfections de notre prochain. Or, avoir peu de connaissance de la vertu est une grande imperfection; c'est pourquoi, la trouvant dans votre maître, elle doit naturellement produire cet effet dans votre âme. Vous ne pouviez me donner une marque plus certaine de votre sincérité et de votre amitié qu'en m'ouvrant votre cœur, et en me faisant connaître toutes les circonstances dans lesquelles vous vous trouvez; et, sans être un Marc-Antonin, je ne désire rien tant, connaissant vos chagrins, que d'y pouvoir porter remède. Mais malheureusement je crois avoir lieu de craindre que jamais je ne pourrai être la cause efficiente de votre bonheur et de votre fortune.

Je me retire à présent dans ma chère solitude, où je donnerai carrière à mes études. Wolff, comme vous pouvez le croire, y tiendra son coin; le sieur Rollin aura ses heures, et le reste sera consacré aux dieux de la tranquillité et du repos. Un certain poëte dont vous aurez entendu parler, ou lu quelques ouvrages, Gresset, vient chez moi,303-a et<304> avec lui l'abbé Jordan, Keyserlingk, Fouqué et le major Stille. Quelle fatalité nous sépare, mon cher Diaphane? et pourquoi ne pouvons-nous pas voir à Rheinsberg nos jours couler ensemble dans le sein de la vérité et de l'innocence?

Là, sous un ciel serein, assis au pied des hêtres,
Nous étudions Wolff en dépit de nos prêtres.
Les Grâces et les Ris ont accès en ces lieux,
Sans pourtant excepter aucun des autres dieux.
Tantôt, quand nous sentons bouillonner notre verve,
Nous chantons en l'honneur de Mars et de Minerve;
Tantôt, le verre en main, nous célébrons Bacchus,
Et, la nuit, nous payons nos tributs à Vénus.

Telle est la confession que je vous fais de la vie que nous menons dans ce fortuné séjour, où le ciel puisse nous conserver longtemps! Quant à ce que vous me dites de la philosophie de Wolff, vous serez fort étonné d'apprendre que son sort est celui du temps; et, à moins que d'avoir un thermomètre de cour, il est impossible de savoir en quel crédit elle est présentement. Mais c'est de quoi je ne m'embarrasse guère; car, quand on connaît le fond d'incertitude et de diversité qui se trouve dans le temps, l'on ne s'enquiert plus de la raison des choses qui n'en ont aucune autre qu'un caprice arbitraire mêlé d'une opiniâtreté contradictoire. Passez-moi ces termes, je vous en conjure, au cas que vous trouviez que j'en dise trop. Quant à la traduction des autres ouvrages de notre philosophe, j'ai la satisfaction de vous apprendre que sa Logique est actuellement sous presse, et que l'on va commencer à traduire sa Morale. Pour la Métaphysique, on en trouve la traduction si bonne, si correcte et si précise, que l'on jugerait superflu d'essayer d'en faire une autre, puisque l'on s'exposerait ou à devenir plagiaire de votre traduction, ou bien à en faire une autre beaucoup moins parfaite et moins exacte. Voilà le rapport que je vous fais de l'état où se trouve chez nous la république des lettres. Quant au mien en particulier, j'en suis peu content, étant séparé de<305> vous. Il me semble que je ne saurais me passer de mon cher Diaphane. Quel ravissement sera le mien quand je vous reverrai, et que de vive voix je pourrai vous réitérer les protestations de la véritable estime avec laquelle je suis,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

25. DE M. DE SUHM.

Dresde, 18 août 1736.



Monseigneur

Je viens de recevoir avec autant de joie que de respect la lettre dont il vous a plu de m'honorer du camp de Wehlau, et qui, par un malentendu, a fait plusieurs détours avant que de me parvenir. Je ne suis du tout point surpris, monseigneur, d'apprendre que les occupations militaires ne vous ont pas fait perdre de vue notre philosophe, sachant bien qu'un génie aussi grand, aussi heureux et surtout aussi actif que celui de V. A. R. sait trouver du temps pour tout. Oui, qu'il me soit permis, monseigneur, de vous le dire sans flatterie, un esprit prophétique semble me dévoiler dans l'avenir que V. A. R., par cette grande qualité, l'une des plus précieuses, sans doute, et des plus nécessaires dont un prince puisse être doué, fera un jour l'étonnement de l'Europe et l'admiration de la postérité. C'est la connaissance que j'ai des grandes qualités de votre auguste personne, c'est la force de la conviction qui m'arrache cette prophétie; et c'est l'une de vos plus belles qualités, monseigneur, la plus touchante, la plus rare dans un prince, celle qui, en vous, donne tant de relief à toutes les autres, c'est votre grande modestie enfin, qui, levant tous mes scrupules sur<306> le danger d'une louange qui, donnée à tout autre objet, aurait tout l'air d'une flatterie, semble même m'imposer le devoir de vous dire sans détour, monseigneur, ce que je viens de penser à votre égard. La louange peut gâter un esprit vain et trop ambitieux; mais elle ne fait que donner plus d'énergie à une âme modeste qui, sachant s'apprécier au juste elle-même, s'élève, par le sentiment de son véritable prix, même au-dessus de la flatterie.

Le jugement que V. A. R. porte de notre philosophe est tout à l'ait juste, et tel que le méritent la profondeur et la solidité de ses raisonnements; et quoique nous ne soyons pas encore parvenus à ce qu'il y a de plus profond et de plus intéressant pour l'homme dans sa Métaphysique, nous avons cependant déjà rencontré, chemin faisant, tant de belles connaissances, qu'elles seules suffisent déjà à payer largement les peines de notre entreprise.

Vous avez raison, monseigneur, de dire que toute personne qui veut apprendre à raisonner juste devrait étudier la Métaphysique de Wolff. Mais assurément, pour que tout le monde apprît à raisonner toujours juste, il ne suffirait pas à chacun d'avoir étudié la Métaphysique de ce célèbre philosophe, ni même de savoir tous ses ouvrages par cœur; car, sans compter que, pour apprendre à raisonner de Wolff, il faut apporter, en l'étudiant, un fonds de raison et de jugement qui est un don de la nature, et non un fruit de l'étude, il faut encore réfléchir que, pour que l'homme fût toujours en état de faire usage de cette facilité et de cette justesse de raisonnement qu'il aurait pu acquérir, il faudrait qu'il fût encore tout à fait libre des passions qui peuvent lui en ôter la liberté, car n'est-ce pas l'ouvrage ordinaire des passions d'étouffer la voix de la raison? Pour que la métaphysique apprît à l'homme à raisonner toujours conséquemment, il faudrait donc sans doute qu'elle commençât par le dépouiller de ses passions. Mais, monseigneur, que pensez-vous qu'il en résultât, si l'homme achetait, par le sacrifice de ses passions, l'avantage de n'écouter ja<307>mais d'autre voix que celle de la raison? Si ce sont les passions qui avilissent souvent l'homme, il n'en est pas moins vrai que ce sont aussi elles qui le rendent vraiment grand, qui l'élèvent aux vertus les plus sublimes. Qu'on ôte à l'homme ses passions, adieu les grandes vertus, adieu les belles actions, adieu les héros. Non, non, monseigneur, V. A, R. perdrait trop à un tel échange, ou plutôt le monde y perdrait trop par elle. Conservez donc toutes les belles, toutes les sublimes passions dont votre grande âme est susceptible; en les maintenant, comme vous le savez si bien, sous le sceptre de la raison, elles ne produiront jamais rien que de beau et de grand, jamais rien qui ne soit digne de louange et d'admiration.

Je n'ai aujourd'hui que peu de feuilles à envoyer à V. A. R. Mais elle m'a fait la grâce de me souhaiter un heureux succès dans mes desseins, et je m'y sens si fort encouragé par cette faveur de V. A. R., que je ne néglige rien pour y réussir, ce qui me prend une grande partie de mon temps. Ma plus haute espérance sera toujours que les choses tournent de manière que je puisse un jour jouir du bonheur de passer mes jours auprès de V. A. R., afin de pouvoir, en les lui consacrant, lui donner des preuves aussi sincères et aussi convaincantes que je le désire du profond respect et de l'entier dévouement avec lequel je serai toute ma vie, etc.

26. A M. DE SUHM.

Remusberg, 26 août 1736.



Mon cher Diaphane,

Je ne comprends pas quel démon ou quelle mauvaise étoile peut avoir arrêté si longtemps en chemin ma lettre datée du camp de paix. Il<308> faut que quelque destin jaloux du plaisir que je prends à vous écrire ait porté obstacle à la facilité de notre correspondance.

Vous savez donner un tour si singulier et si obligeant pour moi à toutes les choses métaphysiques qui constituent la matière ordinaire de vos lettres, qu'il semble que la philosophie, peu susceptible d'elle-même d'agréments, revête un air de politesse entre vos mains. Si le célèbre Fontenelle a su épurer l'astronomie de ce qu'elle a de pédant, vous nous montrez comment votre génie supérieur sait donner un tour heureux à la métaphysique; elle devient un trafic de politesse entre vos mains. La nature, il est vrai, devait un génie comme Fontenelle à la France; mais la raison nous en devait un comme vous, qui nous la faites considérer d'un côté aimable qui détrompe le public des préjugés dans lesquels il est contre elle, car son emblème est celui d'un vieillard sévère, et c'est ce qui la rend odieuse. Je m'arrête dans une aussi riche carrière et au milieu des éloges que la vérité place dans ma bouche; votre modestie me défend de continuer; ainsi j'en reviens à votre lettre.

Je ne vois pas que ce serait un grand mal que nous ferait la philosophie en nous délivrant de cette cruelle ambition ou de cette soif ardente des richesses, sources des guerres sanglantes qui déchirent le genre humain. Plus pauvres de quelques héros, de combien de mortels n'aurions-nous pas été plus riches, qui ont été des victimes mercenaires de la rage et de l'ambition démesurée de leurs maîtres! Ne craignons rien sur cet article, mon cher Diaphane. Dans des temps peu éclairés, les Socrate, les Platon et les Aristote ont été les flambeaux qui éclairaient le monde, et le genre humain était pervers et livré à l'avidité de ses passions. Le siècle où nous sommes, plus éclairé que celui-là, peut compter des Des Cartes, des Leibniz, des Newton, des Wolff, gens autant supérieurs aux autres que l'âge mûr l'est sur l'enfance; et cependant nous n'avons pas à craindre que, malgré l'évidence et la raison, ces gens nous apprennent à préférer les<309> choses spirituelles à celles qui frappent nos sens. Selon toutes les apparences, l'on raisonnera toujours mieux dans le monde, mais la pratique n'en vaudra pas mieux pour cela.

Je reçois les cahiers que vous m'avez envoyés, avec une véritable joie, et je vous assure que je vous en tiens compte. Comment, occupé comme vous l'êtes, avez-vous encore le temps de vous appliquer à traduire, travail rude, sec et fatigant? Je souhaite de tout mon cœur que le succès de vos peines réponde à la justice qu'on vous doit. Non, il n'est pas permis que des gens comme vous aillent quêter la fortune; il faudrait qu'en vile esclave elle portât les chaînes du mérite, et fût obligée de le suivre.

Mes vœux, mon cher Diaphane, répondent parfaitement aux vôtres; si vous me témoignez souhaiter de vous trouver auprès de moi, je puis vous assurer que je ne désire pas moins de vous y voir. Puisse le ciel, moins contraire à mes vœux qu'il ne l'a toujours été, exaucer le plus ardent de mes souhaits! Puisse-t-il joindre nos destinées, de sorte qu'il n'y ait que la mort qui nous sépare, et m'empêche aussi de vous donner des preuves de la véritable estime et de la sincère amitié avec laquelle je suis,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné
Frederic.

27. DE M. DE SUHM.

Dresde, 27 août 1736.



Monseigneur

Les inquiétudes mortelles que j'ai senties, pendant que je savais Votre Altesse Royale engagée dans un rude et long voyage, ne pouvaient<310> être mieux calmées que par la précieuse lettre dont elle m'a honoré depuis son retour; car l'assurance que V. A. R. jouit d'une santé parfaite, c'est-à-dire, telle que mes vœux les plus ardents prient sans cesse le ciel de la lui accorder, me rassure, me tranquillise entièrement sur tous les autres événements qui me regardent dans ce monde. Et quand, par un retour sur moi-même, il eût pu me rester quelque tristesse, la généreuse bonté avec laquelle V. A. R. daigne s'intéresser à mon sort m'a causé une joie si pure, si vive et si parfaite, que je défie maintenant le monde entier de porter atteinte à ma tranquillité. Les solides réflexions qu'il a plu à V. A. R. d'y ajouter ont achevé de me rendre stoïcien. Les raisons philosophiques se soutiennent sans doute les unes les autres, et n'ont besoin d'aucun appui étranger; cependant il m'a semblé sentir qu'elles ont plus de force dans la bouche d'un grand prince, ou qu'au moins elles frappent davantage, peut-être parce qu'on n'est pas accoutumé à les voir partir de si haut. Il est vrai que je ne suis pas en ceci dans le cas des autres hommes, et que j'ai le bonheur de voir cette merveille de si près, que je ne devrais que l'admirer sans en être frappé. Mais, monseigneur, vous faites voir à l'univers en vous un prince si accompli et d'une trempe si nouvelle, que vous devez vous attendre à ne voir cesser la surprise que vous excitez qu'avec la vie de tous ceux dont vous allez faire les charmes et l'admiration.

La description poétique, toute vive et toute charmante que V. A. R. a bien voulu me faire de sa retraite a causé en moi deux effets contraires. Je sens un grand plaisir à penser qu'elle y jouit de la solitude et de la tranquillité que sa grande âme recherche par goût, et préfère par raison, y trouvant plus facilement la nourriture qui convient aux âmes de sa trempe; mais je sens aussi un cuisant chagrin de n'y pouvoir passer mes jours et partager moi-même le bonheur de ceux qui y jouissent de la présence et du précieux commerce de V. A. R. Non, cette épreuve est la seule que j'excepte pour mon<311> stoïcisme; et si l'espérance ne me soutenait, j'y succomberais sans doute.

La philosophie de Wolff est en sûreté depuis qu'elle est entrée en faveur chez V. A. R.; et c'est aussi, j'espère, en reconnaissance de la protection que vous daignez lui accorder, monseigneur, et à votre exemple, qu'elle me fera grâce sur le tort que lui pourrait faire ma traduction, quelque éloge qu'il plaise à V. A. R. d'en faire. Et ce qui me rassure à cet égard, c'est l'espérance que les autres traductions auxquelles on travaille maintenant, comme je l'apprends avec grand plaisir, la dédommageront de tout ce que lui aura fait souffrir la mienne.

Agréez, monseigneur, les assurances de mon profond respect et de mon parfait dévouement, etc.

28. A M. DE SUHM.

Remusberg, 3 septembre 1736.



Mon cher Diaphane,

Vous me marquez de la manière la plus obligeante du monde la part que vous prenez à ma santé; aussi puis-je vous assurer que vous, plus que personne, avez raison de vous y intéresser. Sans emprunter un langage qui ne m'est pas naturel (j'entends celui de la fausseté), je puis vous assurer que je vous estime infiniment; et, pour vous le faire mieux sentir, je me contente de vous dire que mon amitié égale votre mérite.

Il est bien naturel et bien juste que je m'intéresse vivement à ce qui vous regarde; c'est un devoir d'ami, c'est un devoir de justice et d'équité qui veut que le bonheur soit proportionné à la grandeur de la vertu; et c'est entraîné par la sympathie que je vous veux du bien.<312> Vous savez, sans que j'aie besoin de vous le répéter, que la connaissance des perfections est le premier mobile de notre plaisir dans l'amour et dans l'amitié qui est fondée sur l'estime. Et c'est cette représentation que se fait mon âme de vos perfections, qui est le fondement de la parfaite estime que j'ai pour vous. C'est elle qui fait que je m'intéresse à votre destinée, que je fais des vœux pour votre personne, et que je désirerais pouvoir fixer votre bonheur. Ne me parlez plus de moi, mon cher Diaphane; il n'y a rien qui séduise plutôt le cœur de l'homme que les éloges et la louange, et je vous crois trop de mes amis pour vous juger capable de vouloir me plonger dans le plus ridicule de tous les vices qui puissent dégrader un mortel, dans cette vanité folle qui lui fait prendre une idée merveilleuse de sa propre personne.

Si mes vers vous ont donné envie de venir ici, ils ont eu tout l'effet que je m'en étais promis. Je serais ravi de vous voir ici, et que quelque affaire dans le Holstein dirigeât vos pas de ces côtés-ci, et plus ravi encore, si votre bourse était en état de fournir à de pareils voyages.

Je me réserve, touchant Wolff, de vous marquer un jour mon ample reconnaissance; et j'espère que vous serez persuadé que je connais toutes les peines que vous vous donnez, et que je sens toute l'étendue de l'obligation que j'ai à celui qui m'apprend à raisonner, et qui rectifie et éclaire mes idées. Il faut espérer que l'avenir, plus fécond en occasions que le passé, m'en fournira d'assez favorables pour vous prouver d'une manière indubitable que je suis avec une parfaite estime,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

<313>

29. DE M. DE SUHM.

Dresde, 3 septembre 1736.



Monseigneur

Il est bien au-dessus de mes forces de vous exprimer tout ce que m'a fait éprouver la gracieuse lettre dont il a plu à V. A. R. de m'honorer le 26 du mois passé; bien au-dessus de ma plume de vous peindre avec des couleurs aussi vives que fidèles l'attendrissement mêlé de confusion et les sentiments de respect et de reconnaissance dont cette précieuse lettre est venue me pénétrer. Mais n'allez pas croire, monseigneur, que ce qui m'a si fortement touché soit peut-être l'éloge qu'il vous a plu de faire de ma pauvre personne. Non, monseigneur, c'est quelque chose de bien plus flatteur, de bien plus touchant pour moi; c'est le témoignage que j'y trouve de votre précieuse amitié, c'est l'intérêt si attendrissant que vous daignez prendre à mon sort, et qui en adoucit toute la rigueur. Oui, si rien au monde est capable de me rendre vain, ce n'est sûrement pas le chétif mérite dont je puis être doué, mais c'est uniquement celui que je tire de l'estime et de la faveur dont V. A. R. daigne m'honorer gratuitement. Il me suffit donc, monseigneur, pour ma propre et entière satisfaction, d'oser espérer que V. A. R. ne me trouve pas indigne de ses bonnes grâces, et que, tel que je suis, elle ne dédaigne pas mes hommages, oui, si j'ose le dire, mes adorations. Car, si jamais mortel mérita d'être adoré, ce fut assurément un prince qui, comme vous, réunit en lui les plus rares, les plus grandes qualités et les plus sublimes vertus; un prince qui, comme vous, prenant pour modèle tout ce qu'il y eut jamais de grands hommes, et tirant de leurs caractères tout ce qui peut entrer dans celui d'un seul, travailla sincèrement à en former le sien. Ne vous offensez point, monseigneur, de cette effusion de mes senti-ments, qui part de la plus vive, de la plus intime conviction; mais<314> souffrez plutôt que la vérité vous parle par ma bouche; elle ne connaît point de flatterie, et la postérité reconnaîtra un jour que c'est à elle seule que je rends ici hommage. Je conviens avec vous, monseigneur, que la louange peut séduire et corrompre même le cœur d'un prince; mais ce ne sera sûrement jamais celui d'un prince qui, comme vous, ne trouve dans la louange même la plus séduisante qu'un aliment à sa modestie; ce ne sera jamais celui d'un prince qui, sachant aussi bien que vous apprécier le vrai mérite, ne peut manquer de discerner la vraie louange de la fausse; d'un prince, enfin, qui, abhorrant la duplicité des adulateurs, est toujours prêt à démasquer et à confondre leur vile flatterie, toujours prêt à les apostropher avec la malheureuse Phèdre :

Détestables flatteurs, présent le plus funeste
Que puisse faire aux rois la colère céleste!314-a

Oui, monseigneur, un prince tel que vous peut recevoir sans scrupule et avec une parfaite sécurité les plus flatteurs éloges, les louanges les plus séduisantes, et même y prendre plaisir; il peut agréer le juste hommage qu'on rend à ses vertus, sans crainte d'en être ébloui; il peut même innocemment et sans aucune faiblesse prêter une oreille calme et indulgente à une louange intéressée ou artificieuse; et c'est même là le plus grand, le plus beau triomphe de sa vertu que de la sauver au travers de tous ces écueils; c'est là le gage le plus sûr qu'il puisse donner de la grandeur de son âme et de la solidité de ses vertus que de s'élever au-dessus des atteintes de la plus séduisante flatterie. Mais où m'entraîne l'enthousiasme de la vérité? Je dois craindre de déplaire à V. A. R., et cette crainte l'emporte même sur le plaisir d'épancher le plus délicieux sentiment de mon âme. Je me fais donc violence, et quoi qu'il m'en coûte à me taire, je n'achèterai jamais<315> trop cher le bonheur de n'encourir jamais sa disgrâce, et de ne lui jamais donner lieu de douter le moins du monde de la parfaite soumission et du profond respect avec lequel je serai jusqu'à mon dernier soupir, etc.

30. A M. DE SUHM.

Potsdam, 12 septembre 1736.



Mon cher Diaphane,

Les détours et les allures que vos lettres prennent avant que de m'être rendues retardent toujours mes réponses. Je viens de recevoir celle du 3, avec l'incluse. Je crois superflu de vous répéter les assurances de la reconnaissance que je vous ai pour les peines que vous vous donnez. Par un heureux hasard, j'ai été instruit que vous souhaitez d'avoir une montre de Paris, et, par un autre hasard encore, cette montre m'est tombée entre les mains. Je vous la remets ci-jointe, mon cher Diaphane, et j'espère que vous l'accepterez comme une faible marque de mon amitié. Ce ne sera pas le ministère de cette montre qui vous apprendra ce que c'est que le temps, c'est Wolff qui nous l'a enseigné à tous les deux. Je vous prie de croire, mon cher Diaphane, que je ne souhaiterais rien plus ardemment que de pouvoir vous donner des marques continuelles de mon amitié, ensorte que vous ne pussiez désormais compter d'autre époque dans votre vie que celle de mes bienfaits.

Je ne saurais finir cette lettre sans vous prier encore une fois bien sérieusement de ne me donner ni du grand ni du sublime dans vos lettres. En les lisant, je m'imagine qu'elles s'adressent à d'autres qu'à moi, et je ne me reconnais du tout point aux traits sous lesquels vous me dépeignez. Ne voyez en moi qu'un ami sincère, et vous ne vous<316> tromperez jamais; mais n'exaltez pas des mérites que je n'ai pas, et qui me font rougir de ne les pas avoir. Adieu, mon cher Diaphane; je suis tout à vous.

Frederic.

31. DE M. DE SUHM.

Dresde, 28 septembre 1736.



Monseigneur

L'excès de la joie que m'a causée la gracieuse marque qu'il a plu à V. A. R. de me donner de son souvenir et de son amitié, autant par son obligeante lettre du 12 que par le charmant présent qui l'accompagnait, ne me laisse aucune expression capable de lui en témoigner dignement toute ma reconnaissance. De quels termes assez énergiques pourrais-je en effet me servir pour exprimer une millième partie seulement du sentiment que j'éprouve? Ah! je le sens, monseigneur, les armes que la philosophie nous offre contre l'excès de la douleur sont trop faibles contre les transports de la joie; et moi, qui suis déjà, j'ose bien le dire, assez endurci contre les coups du sort, je me sens prêt à succomber aux atteintes de la félicité. Oui, monseigneur, croyez-en la sincérité de mon cœur, je n'exagère point, c'est pour moi la félicité suprême sur la terre que de penser aux généreuses faveurs, aux témoignages si précieux de l'amitié inestimable dont me comble le plus grand, le plus digne prince; et dans les transports de la joie dont mon cœur est comme enivré, quelle expression me resterait-il qui pût répondre à l'ardeur du sentiment dont je sens brûler mon âme? C'est une passion, c'est un amour. Mon pauvre corps est trop faible pour soutenir une émotion si puissante, trop débile pour nourrir un feu si ardent, capable de le con<317>sumer; et le moment où mon âme calmée se trouve dans une paisible assiette est celui où je commence à pouvoir exprimer faiblement, comme je le fais, une ombre légère des sentiments ineffables dont mon âme était remplie.

Qui pourra jamais concevoir l'affection que j'ai pour cette charmante montre, gage précieux qu'il a plu à V. A. R. de me donner de son amitié? Oui, je l'idolâtre. Cent fois le jour je prends plaisir à la faire répéter. Mais ce qui me touche si sensiblement, ce n'est sûrement pas tant le présent en lui-même que la manière si noble et si délicate dont il m'a été offert, et les expressions si obligeantes qui l'accompagnaient. Oh! vous avez là un secret, monseigneur, qui augmentera toujours à l'infini le prix de vos bienfaits. Soyez persuadé, je vous en conjure, que cette montre ne marque pas une seconde qui ne soit comptée par quelque vœu de ma reconnaissance, pas une seconde qui ne surprenne en moi le désir ardent de me voir aux pieds de V. A. R. pour lui témoigner mes adorations. Mon impatience à cet égard est à son comble, et je compte mes malheurs par les moments du triste éloignement où je me vois condamné à vivre d'elle; et si les témoignages qu'il plaît à V. A. R. de me renouveler si souvent de la continuation de ses bonnes grâces ne me soutenaient, j'y aurais déjà sans doute succombé depuis longtemps. Mais je me flatte de sortir bientôt d'une si cruelle incertitude, et me console, en attendant, par les assurances de sa bienveillance. Conservez-la-moi, monseigneur, et mettez-y pour prix ma vie. Je la tiendrai toujours prête, et m'estimerai le plus heureux des hommes de pouvoir vous la consacrer jusqu'à mon dernier soupir, et même de vous la sacrifier, s'il le faut, afin de vous prouver avec quels sentiments je suis, etc.

<318>

32. A M. DE SUHM.

Remusberg, 23 octobre 1736.



Mon très-cher Diaphane,

Je viens de recevoir à la fois les deux lettres que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire; je vous remercie des pièces traduites de Wolff que vous y avez jointes. Je ne saurais assez m'étonner de la reconnaissance que vous me témoignez au sujet de la montre que je vous ai envoyée. Cette petite bagatelle m'aurait été suffisamment payée par la valeur d'une ligne de votre main. Il faut en vérité, mon cher Diaphane, que vous ayez grande provision de vertus, puisque vous en faites une si considérable dépense à l'occasion d'un rien. Si votre reconnaissance se manifeste si efficacement à l'occasion d'une montre, d'un rien qui, tout au plus, ne peut être compté que pour une très-faible marque de mon amitié, à quoi ne doit-on pas s'attendre d'un cœur comme le vôtre, qui sait si bien sentir et reconnaître les bienfaits? Il y a plaisir à vous obliger, mais cette raison n'est pas le seul motif ou la seule raison suffisante qui m'y porte.

Je crois que vous ne serez pas fâché que je vous dise deux mots de nos passe-temps champêtres; car, avec les personnes qui nous sont chères, l'on aime à entrer jusque dans les plus petits détails. Nous avons partagé nos occupations en deux classes, dont la première est celle des utiles, et la seconde celle des agréables.318-a Je compte au rang des utiles l'étude de la philosophie, de l'histoire et des langues; les agréables sont la musique, les tragédies et les comédies que nous représentons, les mascarades, et les cadeaux que nous donnons. Les occupations sérieuses ont cependant toujours la prérogative de passer devant les autres, et j'ose vous dire que nous ne faisons qu'un usage raisonnable des plaisirs, ne les prenant que pour délasser l'esprit et<319> pour tempérer la morosité et la trop grande gravité philosophique qui ne se laisse pas facilement dérider le front par les Grâces.

Notre malheureuse condition d'hommes nous fait passer par un chemin fort étroit, aux deux côtés duquel il y a deux précipices que l'on nomme les abus. Il y a excès de sagesse et excès de folie; le ridicule en est à peu près égal, et, pour éviter les Petites-Maisons, l'on doit être soigneux à éviter également ces deux extrêmes, mêlant le badin au sérieux, et les plaisirs à l'austérité.

Pour vous, qui êtes à une cour brillante où règne le bon goût, vous n'avez pas besoin des antidotes que nous prenons ici; et la seule chose que je crois devoir vous recommander, c'est de prendre patience, et de lire le chapitre de Sénèque sur le mépris des richesses. Je souhaiterais pouvoir vous donner des consolations plus réelles que celles que l'on trouve dans les livres, et que les effets pussent seconder ma bonne volonté comme je le désirerais, étant bien sincèrement et avec toute l'estime imaginable,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

33. DE M. DE SUHM.

Dresde, 24 octobre 1736.



Monseigneur

Quelques embarras domestiques m'ayant mis, bien malgré moi, dans la fâcheuse nécessité d'interrompre ma traduction, j'ai eu, pour comble de déplaisir, le chagrin d'apprendre à mon retour en ville, par une lettre de Berlin, que deux de mes paquets ont été retardés, sans que j'en puisse encore deviner la cause. J'ai aussitôt pris toutes<320> les mesures nécessaires pour en être informé au plus tôt, afin de pouvoir remédier pour la suite à cet inconvénient. Je me flatte, monseigneur, que vous ne prendrez point en mauvaise part ces petites irrégularités qu'il n'a pas dépendu de moi de prévenir, et que vous voudrez bien être persuadé, au contraire, que rien au monde ne me tient tant à cœur que d'exécuter avec tout le zèle et toute la promptitude possibles les ordres dont il plaît à V. A. R. de m'honorer.

Mon libraire en cette ville m'a envoyé la traduction de la Logique de Wolff, par M. des Champs.320-a Je l'ai aussitôt parcourue des yeux avec avidité, et elle m'a paru bonne. Je suis ensuite tombé comme par hasard sur l'Épître dédicatoire, que je n'avais point d'abord remarquée. Je ne vous le cacherai point, monseigneur, mon cœur a tressailli en y voyant, à la tête, le nom de V.A. R., et un sentiment inconnu a fait bouillonner mon sang dans mes veines. Je crois, car pourquoi ne l'avouerais-je pas ingénument? je crois que c'était un mouvement d'envie. Mais, cette première impression passée, la raison a aussitôt repris son empire, et m'a aidé à étouffer un sentiment si indigne d'une personne que vous honorez de tant de bontés. Pour prix d'un aveu si plein de franchise, j'ose espérer que V. A. R. ensevelira à jamais dans l'oubli le souvenir de cette faiblesse, et daignera m'épargner par là la confusion dont le moindre mot de sa part sur ce sujet ne manquerait pas de me couvrir.

J'ai donc lu cette Épître avec le vif intérêt que m'inspire tout ce qui regarde V. A. R.; et, me mettant à sa place, c'est-à-dire, m'élevant bien loin au-dessus de moi-même par le sentiment de ses sublimes qualités, j'ai cru éprouver pour elle quelque embarras à cette lecture; non que V. A. R. ne soit, par toutes ses belles vertus, bien au-dessus de toutes les louanges, toutes vraies, quoique trop fadement exprimées, de cette Épître, mais parce que sa grande modestie refuse absolument de se reconnaître dans son propre portrait, et en est même<321> d'autant plus embarrassée, plus la peinture en est fidèle. Mais ne voilà-t-il pas que, sans m'en apercevoir, je retombe moi-même dans la faute que V. A. R. m'a déjà si souvent reprochée! Pardonnez, monseigneur, mon cœur seul était coupable; c'est lui, c'est la vivacité de ses sentiments qui me surprend, qui me séduit chaque fois que je viens à parler de vous. Ma volonté vous est parfaitement soumise, et ne peut vous désobéir; mais le sentiment l'emporte. Cependant il le faut, puisque vous le voulez; je veillerai donc sur moi-même, et m'interdirai absolument, au moins envers vous, ces douces effusions d'un cœur trop plein de votre auguste personne pour ne pas aimer à s'épancher sans cesse en louanges sur ses belles qualités, d'un cœur trop ingénu pour pouvoir cacher ce qu'il sent, et trop sincère pour afficher ce qu'il ne sent pas. Oui, je m'interdirais même, si vous l'ordonniez, tout langage pour vous complaire.

Il était fort heureux pour M. des Champs qu'il écrivît pour le public; car, n'étant point ainsi obligé de savoir ce qui pouvait plaire ou déplaire à V. A. R., il a eu un beau champ à s'étendre sur l'éloge d'un prince dont il avait à louer le caractère. En vérité, il m'a fait naître une envie démesurée de devenir auteur, afin de pouvoir une bonne fois, à l'abri des droits que me donnerait ce titre, m'épancher tout librement sur un sujet dont mon cœur est si plein, et en dire à mon aise tout ce que j'en pense. Je n'ai garde cependant de m'imaginer que ma traduction me donne jamais ce privilége, quelques corrections qu'on y fît, à moins que de tout refondre.

Je sais très-bon gré à M. des Champs de s'être étendu dans sa préface sur les difficultés qu'il y a en général à traduire de l'allemand en français, et en particulier de celles d'une traduction de la Métaphysique de Wolff. Si donc V. A. R. a déjà jeté les yeux sur cette préface, elle aura eu occasion de se persuader que, en me chargeant de cette traduction, j'avais sans hésiter entrepris l'impossible pour lui obéir. Mais je mourrai, monseigneur, dans cette disposition, et, partout<322> où mes forces ne pourront atteindre, vous connaîtrez du moins le zèle ardent et le dévouement entier et parfait avec lequel je suis très-respectueusement et pour toute la vie, etc.

34. A M. DE SUHM.

Remusberg, 7 novembre 1736.



Mon cher Diaphane,

Vous n'avez pas lieu de vous excuser d'une inexactitude à me faire tenir vos lettres, à laquelle certainement vous n'aviez aucune part. C'était ma faute d'avoir pris de fausses mesures pour me les faire parvenir, et je vous ai bien des obligations d'avoir réglé la marche de notre correspondance mieux qu'elle ne l'était.

Je vous avoue, mon cher Diaphane, que l'Épître dédicatoire de M. des Champs m'a paru bien plate. Est-il permis de donner de la sorte à quelqu'un de l'encensoir au milieu de la physionomie? Louer une personne que l'on dit ne point connaître, n'est-ce pas faire l'éloge d'un héros de roman, d'un être imaginaire qui n'a de réalité que dans le cerveau de l'auteur? Passe encore si cette Épître était placée à la tête d'une tragédie ou d'un poëme épique; on pourrait en quelque sorte excuser l'auteur en disant que, animé du feu de la poésie, il s'était laissé aller à l'illusion d'une imagination échauffée, et n'avait pas assez écouté la raison. Mais que, à la tête d'une Logique, le faible traducteur fasse par son Épître dédicatoire l'aveu qu'il ne sait pas raisonner lui-même, c'est, selon moi, une faute essentielle. Lorsque le traducteur me l'envoya, je le fis remercier du bel ouvrage qu'il avait bien voulu me dédier, mais je lui fis dire en même temps que, sensible à la bonne volonté qu'il m'avait témoignée dans sa dédicace, je<323> croirais le payer d'ingratitude, si je ne lui disais naturellement que je souhaiterais, pour l'amour de lui, qu'il eût changé l'Épître dédicatoire.

Je ne crois pas que l'on ait jamais, dans une lettre, autant parlé d'une dédicace que je viens de le faire ici. Le reste de l'ouvrage, autant que j'en puis juger, me paraît heureusement exécuté. Il n'avait pas besoin de marquer dans sa préface les difficultés qu'aurait à surmonter quiconque essayerait de traduire la Métaphysique de Wolff, pour que cela fît augmenter la reconnaissance que je vous dois pour cet ouvrage; le plus grand prix que j'y trouve, c'est le motif d'amitié pour moi qui vous l'a fait entreprendre, sans compter que la traduction est très-fidèle et très-exacte.

Nous passons ici notre vie le plus doucement et le plus agréablement qu'il soit possible. Notre compagnie est fort jolie, et nos heures assez bien partagées. Je voudrais, mon cher Diaphane, que vous dissiez des nôtres : vous couronneriez l'œuvre, et ajouteriez à nos plaisirs champêtres les charmes de l'amitié; j'aurais la satisfaction de vous voir, de m'entretenir avec vous, et de vous assurer de vive voix de la parfaite et sincère estime avec laquelle je suis à jamais,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

35. DE M. DE SUHM.

Dresde, 29 octobre 1736.



Monseigneur

Quelque démon fatal à mon repos, empêchant mes paquets de vous parvenir, semble avoir pris à tâche de me tourmenter par la crainte<324> que V. A. R. ne me soupçonne de quelque refroidissement dans mon zèle à la servir, soupçon qui m'affligerait assurément plus que quoi qui pût m'arriver au monde, sentant bien que je ne l'ai nullement mérité, et que je ne le mériterai jamais. Dans l'instant même, l'on me mande de Berlin que mon avant-dernier paquet est encore demeuré en arrière; mais j'ai découvert la cause de ces retards, et y ai aussitôt porté remède par les mesures dont V. A. R. aura été instruite à la réception du dernier, qui aura, j'espère, accompagné les trois précédents.

Ma vie est très-languissante depuis que je me sens de toute façon éloigné de V. A. R. Elle m'a accoutumé à recevoir de temps en temps quelques mots de souvenir de sa part, et quels mots! tous dignes d'être gravés dans le cœur d'un honnête homme aussi profondément qu'ils le sont dans le mien. Une si douce habitude ne se perd pas sans violence; aussi gémis-je de me voir depuis si longtemps privé de la seule consolation qui me reste dans ma triste situation.

J'ai beau me voir vers la fin de la Métaphysique, je n'y trouve rien qui puisse me calmer sur ce sujet. Vous seul, monseigneur, avez plus de pouvoir sur ma tranquillité que toute la philosophie; et une seule lettre de votre part, telle que votre généreuse amitié sait vous les inspirer, suffit pour compenser dans la balance de mes destinées les plus rudes coups du sort. Une consolation me reste pourtant encore, l'espérance de me voir dans peu aux pieds de V. A. R., et de m'y payer des souffrances d'une si longue absence. Si j'avais pu prévoir les choses, j'y serais déjà, et je n'aurais pas perdu à un voyage et à des sollicitations inutiles un temps que je pouvais employer si précieusement.

En vérité, la vie des hommes est trop courte pour qu'ils puissent acquérir d'assez bonne heure pour en pouvoir faire beaucoup d'usage la prudence qu'il leur faudrait pour ne pas faire des démarches frivoles et ne pas perdre leur temps. Qu'un homme serait heureux, et<325> qu'il se conduirait facilement dans le monde, s'il s'avisait d'étudier les hommes, et s'accoutumait à réfléchir sur lui-même dès que la raison vient, de ses puissants rayons, éclairer son âme! Et si une telle habitude ne pouvait manquer d'être d'un très-grand usage à tout simple particulier, quelle utilité n'en devrait pas retirer un grand prince dans le gouvernement de ses États! V. A. R. pourra nous en dire un jour des nouvelles, puisque, du train dont elle y va, elle aura plus fait de chemin dans cette étude, et aura acquis plus de lumières à trente ans, que les autres hommes ne l'ont communément fait à quatre-vingts, où il est trop tard d'en faire usage.

Daignez, monseigneur, excuser cette petite digression, qui est venue si naturellement au bout de ma plume, que vous pouvez la regarder comme un effet nécessaire de l'union et de l'harmonie d'une âme toute pleine et sans cesse occupée de vous, avec un corps toujours prêt à obéir aux impressions qu'il reçoit d'elle, et toujours disposé à en exprimer les sentiments. Je regarderais même en ce moment comme le comble de la faveur si V. A. R. voulait bien y trouver une raison suffisante de se persuader intimement que c'est de cœur et d'âme, que c'est enfin absolument avec tout moi-même que je suis et veux être toute ma vie, etc.

36. A M. DE SUHM.

Remusberg, 16 novembre 1736.



Mon cher Diaphane,

Depuis les mesures que vous avez prises dernièrement à l'égard de notre correspondance, tout va le mieux du monde; je reçois vos lettres assez régulièrement, mais un peu vieilles, et je me pique de<326> répondre le plus tôt qu'il m'est possible. Celle que l'on m'a rendue aujourd'hui est du 29 d'octobre. J'attribue la raison de l'avoir reçue si tard aux détours qu'elle a été obligée de faire avant que de parvenir jusqu'à moi. A moins que je n'aie quelque lettre indispensable à écrire en cour, ou à des personnes délicates, à des ministres qui prennent d'abord ombrage, et condamnent les moindres retardements, votre correspondance est toujours la première.

Je m'intéresse trop vivement à tout ce qui vous regarde pour n'être pas touché sensiblement du peu de succès qu'a eu votre séjour à Dresde. Il m'aurait été bien doux de vous voir chez moi : ce voyage ne vous aurait pas non plus, à la vérité, mené à quelque chose de réel, mais vous n'auriez pas au moins couru risque de vous tromper en croyant venir chez un ami. Vous m'auriez trouvé ravi de vous voir, et prêt à vous procurer tous les agréments que j'aurais pu. Ma maison n'est pas, à la vérité, un endroit où l'on puisse se divertir avec bruit; mais le repos, la tranquillité et l'étude de la vérité ne sont-ils pas de beaucoup préférables aux bruyants et frivoles plaisirs de ce monde? Je n'ai jamais passé de jours aussi heureux que ceux que j'ai été ici. Il ne manque à mon contentement que le plaisir de vous y voir. Si cela ne se peut, vous ne trouverez pas mauvais que je vous appointe à Berlin, où je serai sûrement au commencement de décembre. Et puisque notre sort ne nous permet pas de nous voir plus d'une fois tous les ans, ne me privez pas cette année de cette satisfaction, puisque, si je commence la nouvelle avec vous, ce me sera le plus heureux augure que je puisse désirer.

Il me semble que je vous revois au coin de mon feu, que je vous entends m'entretenir agréablement sur des sujets que nous ne comprenons pas trop tous deux, et qui cependant prennent un air de vraisemblance dans votre bouche. Wolff dit sans contredit de belles et bonnes choses, mais on peut pourtant le combattre, et dès que nous remontons aux premiers principes, il ne nous reste qu'à avouer<327> notre ignorance. Nous vivons trop peu pour devenir fort habiles; de plus, nous n'avons pas assez de capacité pour approfondir les matières, et d'ailleurs il y a des objets qu'il semble que le Créateur ait reculés, afin que nous ne puissions les connaître que faiblement.327-a Je commencerai bientôt à attiser le feu qui vous échauffera. Je vous prie, mon cher Diaphane, que mes soins ne soient pas perdus. Je vous promets beaucoup d'amitié de ma part; c'est la seule monnaie avec laquelle je suis en état de vous payer; elle est de peu de prix pour ceux qui n'ont point de sentiments. Je vous rends assez justice, mon cher, pour ne pas même vous soupçonner d'une pareille insensibilité. Je me flatte que mon amitié vous est chère. C'est encore de la fumée, il est vrai, mais qui peut se consolider; c'est une bonne intention qui se réalisera un jour, et dont je ne désespère pas de vous faire sentir les influences. C'est à la vérité vous prêcher la patience, mais c'est en même temps vous faire l'éloge de l'estime et de la constante amitié avec laquelle je suis,



Mon très-cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

37. DE M. DE SUHM.

Dresde, 20 novembre 1736.



Monseigneur

Les trois gracieuses lettres dont il a plu à Votre Altesse Royale de m'honorer sous les dates du 23 octobre, du 7 et du 16 novembre, sont venues me surprendre dans une conjoncture et dans une dispo<328>sition d'esprit bien propres à m'en faire sentir tout le prix. L'attrayante peinture que V. A. R. m'y a faite du charmant séjour de Rheinsberg, la relation qu'elle a bien voulu m'y donner du sage emploi de son temps, et le désir qu'elle a daigné m'y témoigner de me voir, dans sa paisible retraite, partager ses plaisirs champêtres, si dignes d'un prince philosophe, combien tout cela n'était-il pas propre à m'inspirer l'ardent désir d'aller passer dans celte délicieuse retraite le peu de jours qu'il me reste peut-être encore à vivre! Le généreux intérêt, enfin, que V. A. R. témoigne prendre à mon sort, et le gracieux rendez-vous qu'elle me donne à Berlin, combien l'un et l'autre ne m'attachent-ils pas de plus en plus à son auguste personne! combien ne me font-ils pas désirer de ne me voir jamais séparé d'elle! Et dans le même temps où tous ces sentiments et tous ces désirs viennent pénétrer si vivement jusqu'au fond de mon âme, dans ce même moment je me vois dans la dure nécessité d'immoler tous ces désirs et tous ces sentiments à mon devoir et à mon honneur, je me vois réduit à me séparer d'elle, peut-être, hélas! pour jamais.

J'ai l'honneur d'apprendre à V. A. R. que je reçus, il y a quelques jours, l'ordre de me rendre à Hubertsbourg, d'où je reviens aujourd'hui même avec la commission d'aller, en qualité d'envoyé extraordinaire, relever le comte de Lynar à Pétersbourg.

Comment vous peindrai-je, monseigneur, les violents combats que la nouvelle de cette vocation inopinée est venue exciter dans mon âme? Moi, qui donnerais avec joie l'une des moitiés du reste de ma vie, si je pouvais, par ce sacrifice, acheter le bonheur de passer l'autre auprès de V. A. R. et de la lui consacrer, moi, qu'une absence de quelques mois, qu'un éloignement de quelques milles d'elle plonge dans une langueur prête à détruire les derniers restes d'une faible santé, ne dois-je pas regarder comme mon arrêt de mort l'ordre qui me condamne aujourd'hui à me séparer plus de cent milles d'elle pour aller vivre dans un rude climat, Dieu sait combien d'années,<329> sans espérance certaine de jamais la revoir? Cependant le devoir, l'honneur l'ordonne, la raison fait entendre sa voix, et le sacrifice est fait. Ah! il m'en coûte assez à le faire pour oser espérer que V. A. R. daignera m'en faire un mérite, et me jugera digne de conserver à jamais les généreuses bontés qu'elle a eues jusqu'ici pour moi, et qui seules sont capables de soutenir encore ma fermeté, mon courage et ma constance dans la douloureuse résolution que j'ai prise, qui seules sont capables de me conserver encore à la vie par l'espérance, quoique fort éloignée, d'en jouir un jour plus parfaitement que le ciel n'a voulu me le permettre jusqu'à présent.

C'est avec un serrement de cœur inexprimable que je viens d'écrire cette lettre. J'attends, monseigneur, de votre amitié toutes les consolations dont j'ai besoin dans les circonstances où je me trouve, me sentant incapable d'en puiser en moi-même. Oh! que ne puis-je ici vous dévoiler ce qui se passe dans mon âme! Vous me dispenseriez pour toujours de vous réitérer l'assurance des sentiments ineffables d'amour et de reconnaissance avec lesquels je serai jusqu'au tombeau, etc.

38. A M. DE SUHM.

Remusberg, 25 novembre 1736.



Mon cher Diaphane,

La lettre que vous venez de m'écrire a fait sur moi un effet tout différent de celui que vos autres lettres ont coutume de produire. J'ai été véritablement affligé de vous voir vous éloigner de moi à une si énorme distance. Comme je m'imagine que c'est pour votre satisfac-tion et pour votre établissement que l'on vous charge de la commission d'envoyé extraordinaire pour la Russie, je me consolerais en<330> quelque façon de la perte que je fais de vous, pour l'amour de vous-même, si une pensée affreuse ne venait s'offrir à mon esprit, pensée qui redouble ma tristesse, et me rend plus inquiet sur votre sort que jamais. C'est, mon cher Diaphane, le contraste de la délicatesse de votre constitution avec la rigueur du climat de Moscovie. Votre santé n'y résistera pas, et je redoute pour vous le sort du pauvre Rabutin.330-a Permettez-moi de vous dire que votre cour s'est fort trompée dans le choix qu'elle a fait de vous pour remplacer le comte de Lynar.330-b Il faut à cette cour barbare de ces hommes qui sachent bien boire et f... vigoureusement. Je ne crois pas que vous vous reconnaissiez à ces traits. Votre corps délicat est le dépositaire d'une âme fine, spirituelle et déliée. Vous payerez toujours bien de ce côté-là; mais c'est une monnaie qui n'a pas cours dans l'endroit où l'on vous envoie. J'avoue que plus j'y pense, et plus je crains que je ne sois obligé de prendre un congé éternel de vous. Vous savez et enseignez si bien ce que c'est que l'éternité! Ne frémissez-vous pas à ce seul nom? Mon cher Diaphane, faites bien vos réflexions, je vous en prie, et, pour une vaine ombre d'établissement, n'allez pas commettre un meurtre en votre propre personne. Que me servira votre âme immortelle après votre mort? Les précieux débris d'un corps si chéri ne me seront d'aucune utilité. Et si ces motifs ne vous semblent pas assez puissants, songez à votre famille, que vous abandonnez à la merci de tous les malheurs qui peuvent l'accabler, et qui se voit sans secours, si vous cessez d'être. Mes conseils peuvent vous paraître suspects, puisque vous connaissez l'amitié que j'ai pour vous. Mais cette même amitié fait que je n'envisage que votre propre avantage. Partez, traversez les mers, cherchez un autre ciel et, s'il se pouvait, un autre monde : mon amitié vous suivra partout, et je me dirai à moi-même que l'univers n'a point d'espace qui ne devienne sacré en vous contenant. La<331> Russie va devenir ma Grèce, et Saint-Pétersbourg, endroit auquel je ne daignais pas penser, l'objet de tous mes vœux.

Je me flatte de la douce espérance de vous voir à Berlin avant votre départ; je n'aurai que des larmes pour vous reconduire, et des souhaits pour vous accompagner. Souffrez que je vous fasse un aveu de ma faiblesse; je rougis en le faisant : l'amitié vient de me faire faire des vœux que l'ambition ne m'aurait jamais arrachés. Mais je me rendrais indigne de votre estime, si je ne les étouffais.

Que la philosophie est un faible secours contre les coups imprévus! J'en fais malheureusement l'expérience, et, malgré tout ce que le destin en a ordonné, je voudrais changer le vôtre. C'est temps perdu que d'y penser, et peine perdue que de le dire. Après cela, n'est-il pas superflu de vous réitérer les assurances de la parfaite estime qu'on ne saurait vous refuser, et avec laquelle je suis à jamais,



Mon très-cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

ÉPITRE A MON CHER DE SUHM.

Interprète charmant de la philosophie,
Quel démon, t'arrachant de ces paisibles lieux,
Dans les climats glacés de la triste Russie,
Jusqu'aux limitrophes d'Asie,
Te fait chercher de nouveaux cieux?
Serait-ce l'indigence à l'aspect odieux,
Qui, d'Horace accordant la lyre,
Lui fit parler jadis le langage des dieux
Que dans ses vers harmonieux
L'univers entier admire?
De deux princes puissants serrant le nœud sacré,
Du pope et du boyard vous serez révéré.
<332>Mais quand de votre esprit la science profonde
Vous vaudrait les honneurs et les biens de ce monde,
De plus, un nom fameux, du gazetier chanté,
Que vous serviront-ils, si, perdant la santé,
Vous allez, grelottant dans ces froides contrées,
Voir changer en glaçons les mers hyperborées?
Mais si de ce projet le coté séducteur
Vous enchante, pour moi, j'en vois toute l'horreur;
Je vois de vos beaux jours la brillante carrière
Finir avant le temps, et sa main meurtrière,
Exerçant sur vous ses rigueurs,
Inflexible à mes pleurs et sourde à ma prière,
Vous abîmer dans ses fureurs.
M'apprendrez-vous si votre âme immortelle
Existe après le corps, triomphe des erreurs?
Et vous, si vainement je vous reste fidèle,
Qui vous en portera la flatteuse nouvelle,
Et qui fera tarir mes pleurs?
Trompeuse illusion! ô frivoles grandeurs!
Croyez-moi, désormais quittant la politique,
Du sage Julien suivant encor la voix,
Et préférant l'ami même au plus grand des rois,
Reprenez la Métaphysique.

Ce 26 novembre 1736.

Frederic.

39. DE M. DE SUHM.

Lübben, 7 décembre 1736.



Monseigneur

J'attendais des consolations de Votre Altesse Royale, j'attendais des encouragements dans les conjonctures où je me trouve, surtout au sujet du parti que j'ai eu la fermeté de prendre; et vous venez le com<333>battre, monseigneur, vous venez soutenir les objections trop spécieuses qu'un penchant déjà si puissant opposait à la voix et aux conseils de ma raison! Quelles armes peut-il me rester, après cela, contre les séductions d'un cœur trop ingénieux à flatter son penchant et à éluder les préceptes de la raison et du devoir, d'un cœur trop sensible et trop faible en même temps pour pouvoir s'amortir ou se vaincre lui-même? Mais non, ce ne peut être sérieusement que vous combattez ma résolution, puisque vous ne pouvez manquer de sentir que le devoir et l'honneur m'en font une loi. C'est donc sans doute une amorce que vous me présentez, afin d'apprendre peut-être si la philosophie sait quelquefois élever celui qui en fait profession jusqu'à être aussi conséquent dans sa conduite qu'il affecte de l'être dans ses raisonnements; c'est un piége, enfin, que vous tendez à ma vertu pour la mettre à l'épreuve. Oh! il suffit de cette pensée pour me rendre la victoire facile. Ne craignez donc rien, monseigneur, je ne me rendrai pas indigne de votre amitié. Le sort en est jeté, je saurai en soutenir toutes les rigueurs; aussi bien suis-je déjà assez endurci contre ses coups.

Quelque douleur que m'ait causée votre gracieuse lettre par les violents combats qu'elle est venue renouveler en moi, je sens que je n'en suis que plus pénétré de la généreuse et touchante bonté avec laquelle vous daignez vous intéresser à mon sort et entrer dans ma situation. Et que vous dirai-je de la charmante Épître qui l'a suivie de si près? Je sens qu'elle est bien au-dessus de mes éloges, et qu'elle m'aurait attendri, même quand je n'aurais pas été l'heureux mortel à qui elle était adressée.

Je viens de me rendre à Lübben, d'où j'espère aller au premier jour me jeter aux pieds de mon auguste ami, et épancher dans son sein tous les sentiments qui font palpiter le mien toutes les fois que je réfléchis aux bontés et aux faveurs inestimables dont il daigne me combler. Je ne suis pas en peine, monseigneur, de vous faire alors<334> approuver les raisons qui m'ont engagé à ne point refuser l'emploi qu'on veut bien me confier; et V. A. R. se persuadera facilement, à ce que j'espère, lorsqu'elle sera instruite de tout, que mon inviolable attachement pour elle y a au fond plus de part qu'elle n'a pu se l'imaginer.

J'ai enfin l'honneur d'envoyer à V. A. R. la fin de la traduction de la Métaphysique de Wolff, si tant est qu'un tel ouvrage, fait en plus grande partie si fort à la hâte, mérite le nom d'une traduction. Elle serait parfaite, si mes forces avaient répondu à mon zèle, car je les y aurais employées toutes, comme je n'en épargnerai jamais aucune, aussi souvent qu'il s'agira de vous prouver, monseigneur, à quelque prix que ce soit, que jamais homme ne pourra plus que moi vous être attaché et dévoué par devoir, par inclination et par reconnaissance, etc.

40. A M. DE SUHM.

Berlin, 10 décembre 1736.



Mon cher Diaphane,

Je viens de recevoir votre lettre, avec le paquet, dans le moment où je m'attendais à vous voir vous-même; et, quoique j'en aie été dédommagé par une très-jolie lettre, je vous avoue que votre présence m'aurait été infiniment plus agréable. Je suis persuadé qu'un philosophe comme vous ne fait rien sans raison; je crois même que votre voyage de Russie a sa raison suffisante. Mais, indépendamment de tout cela, permettez-moi de vous dire que votre départ me fait beaucoup de peine, et que je sens bien que la voix de la raison n'a guère de vertu sur un cœur pénétré d'amitié. Alléguez-moi cent mille raisons qui vous ont obligé de vous faire envoyé, mon amitié dira toujours que vous avez tort.

<335>Vous me flattez encore, mon cher Diaphane, du plaisir de vous revoir ici. Je le souhaite beaucoup, et principalement pour vous faire ressouvenir de ce que vous m'avez promis un jour. Je vous prie, ne l'oubliez de votre vie, et soyez persuadé que, dans quelque endroit du monde que vous vous trouviez, je m'intéresserai toujours vivement à ce qui vous regarde, mon cœur prendra toujours part à votre gloire, et je ne cesserai de faire des vœux pour tout ce qui pourra contribuer à votre félicité.

Je suis avec une très-parfaite estime et l'amitié qu'on ne peut vous refuser,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionne ami,
Frederic.

41. DE M. DE SUHM. (no 1.)335-a

Lübben, 28 décembre 1736.



Monseigneur

Je pars cette nuit pour Pétersbourg, et quitte une retraite dont le seul agrément pour moi fut de me trouver à portée de recevoir sans gêne les témoignages flatteurs de vos bontés et de votre amitié, et de pouvoir m'occuper sans cesse du meilleur prince du monde, en travaillant à lui préparer un petit bout du chemin qui devait le conduire au temple de la Philosophie.

Hélas! tout prend fin dans ce monde. Mais, pourvu que V. A. R. daigne me conserver sa bienveillance jusqu'à la fin de ma vie, la durée d'aucune chose ne m'inquiétera. Tranquille, j'attendrai avec une<336> constance philosophique que, un certain nombre d'événements s'étant succédé et ayant rempli leur temps, il en vienne d'autres dont vous serez le moteur et la cause. Que j'en prévois alors de grands et de mémorables! et combien de plaisir ne prends-je pas déjà à me les représenter!

Oserai-je vous dire, monseigneur, sans crainte de blesser votre trop délicate modestie, ce qui soutient aujourd'hui mon courage et mes espérances, ce qui affermit ma tranquillité et ma satisfaction? C'est la connaissance que je me flatte d'avoir de la constance de vos sentiments et de l'usage admirable que vous savez faire de votre raison pour vous rendre intérieurement heureux vous-même, en attendant que vous puissiez faire un jour le bonheur de tant d'autres hommes, au nombre desquels j'espère venir me ranger quand il en sera temps. S'il suffisait, pour ma félicité, de jouir des faveurs du plus grand et du plus aimable de tous les princes, et d'oser en espérer la constance, même dans le plus grand éloignement de lui, je devrais sans doute être aujourd'hui parfaitement heureux. Mais comme une condition essentielle de mon bonheur sera toujours d'être aussi assuré de celui de V. A. R., il fallait encore une considération telle que celle sur laquelle je viens de fonder l'espérance de son parfait bonheur, pour assurer aujourd'hui le mien.

Je ne puis cependant, monseigneur, m'empêcher de vous faire ici l'aveu d'une de mes faiblesses. En réfléchissant sur la bizarrerie de mes destinées, j'éprouve souvent dans la succession de mes sentiments une espèce de contradiction. Tantôt, considérant une certaine face de mon sort, je crois avoir sujet de me regarder comme le plus malheureux des hommes; et presque dans le même instant, une autre face de ma situation venant se présenter à mon esprit, je m'estime le plus fortuné des mortels. Insatiable avidité de nos désirs, source féconde de maux imaginaires et factices, c'est toi seule que nous devons accuser de semblables contradictions! C'est toi qui, nous faisant<337> oublier ce que nous avons, ou, nous apprenant à n'en tenir aucun compte pour tourner sans cesse notre attention sur ce que nous n'avons pas et sur le prix des choses qui nous manquent, sais nous rendre toujours mécontents et injustes! Et, par une conséquence de notre nature, le prix de l'objet de nos désirs se proportionnant toujours nécessairement à celui de nos jouissances présentes, c'est ainsi que cette insatiabilité de nos désirs sait nous rendre d'autant plus mécontents de notre sort, moins nous avons sujet de l'être; c'est ainsi qu'elle sait pousser notre aveuglement jusqu'à nous faire trouver malheureux, oui, dans le sein du bonheur même.

Mais, monseigneur, je ne vous ferais assurément point cet aveu avec tant de franchise, si je ne sentais bien pouvoir me rendre le sincère témoignage de m'être déjà, grâce à vos leçons et à celles de la philosophie, beaucoup corrigé de cette faiblesse; et j'ose me flatter que V. A. R. daignera en voir une preuve dans la fermeté que je lui ai montrée dans les circonstances présentes.

Je finis par prendre congé de V. A. R., en la conjurant de vouloir bien toujours se souvenir de son fidèle et dévoué serviteur, qui ne désire rien tant que de pouvoir la servir partout où la Providence trouvera bon de le conduire. En particulier, je vous supplie de vous tranquilliser tout à fait au sujet de ma santé. J'espère que le climat de Russie ne me sera pas aussi funeste que V. A. R. juge avoir lieu de le craindre. Je me suis déclaré invalide, ce qui me donne bien des priviléges. Et pour ce qui est de la fatigue du voyage et de la rigueur de la saison, je me suis assez bien prémuni contre l'une et l'autre pour pouvoir espérer de n'en avoir pas beaucoup à souffrir.

Dans le moment du départ, je sens mon cœur s'émouvoir et des larmes couler de mes yeux. Quelle autre expression de mes adieux pourrait me permettre cet attendrissement, si ce n'est de me jeter aux pieds de V. A. R., d'embrasser ses genoux, et de lui laisser lire dans mes regards et dans mon respectueux silence les sentiments<338> ineffables que j'emporte loin d'elle, mais qui ne cesseront jamais de vivre dans mon cœur, aussi longtemps qu'un souffle de vie l'animera encore, etc.

42. A M. DE SUHM. (no 1.)

Berlin, 1er janvier 1737.



Mon cher Diaphane,

Vous voilà donc en voyage, et sur le chemin de Pétersbourg? Il serait inutile de vous marquer tout ce que j'ai senti en vous voyant partir. Il me semble que chaque lieue que vous faites pour vous éloigner de moi me soit une raison suffisante pour me causer du chagrin. Je m'en console cependant, pouvant vous assurer, d'une manière figurée, de ma parfaite amitié. Voilà comme je commence cette année; et je vous assure que je finirai non seulement celle-ci, mais toutes celles que le ciel m'accordera encore, de même, c'est-à-dire, rempli d'une parfaite estime pour vous.

Si la philosophie m'éclaire, c'est par vous; vous m'avez ouvert la barrière de la vérité, et c'est vous qui en avez été l'organe.

Mon esprit languissait dans une obscure nuit,
Quand le brillant flambeau qui maintenant me luit,
Allumé par vos mains, vint éclairer mon âme.
Je respectai d'abord cette céleste flamme,
Et, descendant du ciel, l'auguste Vérité
Répandit dans mon cœur sa force et sa clarté.

Voilà des vers. Il semble que mon Apollon vienne m'inspirer dès qu'il s'agit de vous. Remarquez par là quelle puissance vous avez sur mes sens et mon imagination. Dès qu'il est question de vous, mes<339> esprits, mis en mouvement, travaillent plus que leurs forces ordinaires ne le leur permettent.

Je m'en remets entièrement à vous touchant la souscription de la nouvelle édition des Batailles du prince Eugène.339-a Je suis sûr que vous me ferez avoir un bon exemplaire sans que j'aie besoin de m'en embarrasser davantage.

Si jamais je puis être le moteur de vos destinées, je vous garantis que je n'aurai d'autre soin que celui de vous rendre la vie aussi agréable qu'il me sera possible. Rendre quelqu'un heureux est une grande satisfaction; mais faire le bonheur d'une personne qui nous est chère, c'est le plus haut point où puisse atteindre la félicité humaine.

Je vous prie de coter les lettres que vous m'écrivez, afin que par là vous puissiez toujours voir à laquelle des vôtres la mienne se rapporte. Celle-ci, que je viens de recevoir, datée du 28, est no 1; je mets le même numéro au haut de la mienne, et ainsi de suite.

Puisse le ciel vous conduire en toute sûreté, afin que vous arriviez heureusement dans un endroit d'où il me tarde de vous voir revenir! Tous mes vœux tendent vers ce but, et je ne serai parfaitement content que quand je vous reverrai ici, à mes côtés, et que je pourrai vous donner des marques évidentes de la véritable estime avec laquelle je suis,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

<340>

43. DE M. DE SUHM. (no 2.)

Danzig, 10 janvier 1737.



Monseigneur

J'ai mis neuf jours à venir jusqu'ici par des chemins abominables. Ce qui m'a bien restauré des fatigues de ce trajet, c'est une très-précieuse lettre de V. A. R., no 1, qui m'a été remise presque à mon arrivée.

L'engagement qu'elle prend dans ses vers, qui font son éloge bien mieux que je ne pourrais jamais réussir à le faire, de respecter toujours l'auguste vérité, ne lui fera assurément jamais de peine. Elle y est si naturellement portée, qu'elle serait obligée de se faire violence, si jamais elle devait y contrevenir. Il m'est bien doux, monseigneur, de remarquer qu'à cette occasion vous avez daigné vous souvenir de moi, et bien plus doux encore de voir que vous voulez bien compter mon zélé attachement pour V. A. R. au nombre des causes qui peuvent avoir contribué à nourrir son ardent amour pour la vérité. Les assurances, monseigneur, que vous me réitérez de vos bonnes grâces ont achevé de remplir la mesure de mon contentement; et les touchantes expressions dont vous vous servez à ce sujet font bien connaître que c'est là une manière de penser qui vous est tout à fait propre, et qui a sa source dans les nobles sentiments d'un grand cœur. Hélas! pourquoi faut-il qu'un trop cruel destin m'oblige à m'éloigner de vous à mesure que je vois augmenter le nombre des raisons qui devraient m'engager à rester?

J'ai trouvé ici presque toute la maison Czartoryski, qui m'a accablé de politesses pendant le séjour que j'ai été obligé de faire ici, ayant eu deux de mes voitures toutes fracassées en route. Le palatin de Mazovie, Poniatowski, digne et grand homme que je connais de longue main, et qui a eu occasion de connaître de grands princes, rend bien justice à V. A. R. par la grande idée qu'il s'en est faite. Le<341> prince chancelier et moi, nous ne nous sommes presque entretenus que d'elle. Dieu sait tout ce que nous en avons dit, et plus encore pensé! Je ne serais jamais parti d'ici, si nous avions entrepris d'épuiser un si riche sujet. Ne m'accusez pas, monseigneur, d'agir ici contre vos ordres et contre ma promesse; ce n'est ici qu'un simple rapport que je vous fais de ce qui s'est passé, et toute votre modestie, quelque grande qu'elle soit, ne peut imposer à deux personnes qui se plaisent à parler de vous la loi de ne point exalter les grandes et belles qualités qu'ils remarquent en vous, et qu'ils jugent tout à fait dignes de vous-même.

Je pars demain de grand matin pour Königsberg, n'espérant recevoir qu'à Pétersbourg une réponse à celle-ci. Pour ce qui regarde la souscription de la nouvelle édition des Batailles du prince Eugène et la commission touchant le manuscrit de la Vie de ce prince, dont V. A. R. m'a fait le plaisir de me charger, elle peut être assurée que je m'en acquitterai de mon mieux, désirant, par mes soins et mon exactitude à la remplir à son entière satisfaction, de mériter qu'elle me juge digne d'être chargé d'autres commissions infiniment plus importantes encore.

Je ne laisse pas, chemin faisant, de faire mes remarques sur ce que je pourrai changer pour la commodité de mon voyage, lorsqu'il s'agira de revenir. Cette époque fortunée où je pourrai me revoir aux pieds de V. A. R. est le terme où tous mes désirs et toutes mes pensées viennent aboutir. Je l'attends avec impatience, vous suppliant, monseigneur, de me conserver jusqu'à ce temps votre gracieux souvenir, et de me regarder comme celui de tous les mortels qui vous est le plus attaché par tous les sacrés liens du devoir et de la reconnaissance, etc.

<342>

44. A M. DE SUHM. (no 2.)

Remusberg, 22 janvier 1737.



Mon cher Diaphane,

Vous voilà donc parti de Danzig, et peut-être déjà au delà de Königsberg, par des chemins affreux, par des saisons plus rudes que les nôtres, et, ce qui m'inquiète le plus, exposé à tous les malheurs qui peuvent arriver dans un si long et si pénible voyage. Vous me donnez des marques suffisantes de votre souvenir, et je suis sûr, mon cher Diaphane, que vous êtes de mes véritables amis; je vous compte pour tel, et quand même vous iriez aux climats glacés de la Nouvelle-Zemble ou aux régions ardentes de la zone torride, je ne craindrais jamais que l'éloignement et la différence des climats vous fît oublier votre ami. Il ne pouvait manquer d'arriver que vous ne fussiez comblé de politesses dans la maison du prince Czartoryski, qui a de l'amitié pour moi. Votre bon caractère vous les mérite déjà de tout le monde, et ceux qui vous connaissent, et qui ont des sentiments, ne vous refuseront jamais leur estime.

J'admire la différence de nos destinées. Tandis que j'ai été occupé par des voyages et des campagnes, vous avez vécu paisiblement dans votre retraite, et à présent que la politique a eu besoin de vos lumières pour être éclairée, et que vous parcourez des centaines de lieues, je me trouve ici dans la plus grande tranquillité du monde. Vous êtes au fait de mes occupations; il serait donc superflu de vous les répéter, d'autant plus que toutes les redites sont ennuyantes. Un plaisant accident qui pensa les déranger m'a fourni matière à rire et sujet à plaisanter à toute une compagnie.

Ma chère Mimi, fidèle compagne de ma retraite, me voyant l'autre jour étudier avec grand attachement la Métaphysique de Wolff, dont vous êtes l'aimable interprète, s'impatientait de voir que je préférais un livre tout vrai et tout raisonnable à son badinage frivole et à l'il<343>lusion de ses agréments. L'heure du souper me fit abandonner cette lecture instructive pour avoir quelque soin de mon corps, qu'aucun être pensant et raisonnable ne doit négliger. Sur ces entrefaites, mon singe, de tous les singes le plus singe, se déchaîne, prend la Métaphysique, l'allume à la chandelle, et s'applaudit de la voir brûler. Que devins-je, en rentrant dans la chambre, lorsque je vis le pauvre Wolff en proie aux flammes, et traité d'une façon convenable au seul Lange! Courir prendre de l'eau, éteindre les flammes, ne fut qu'une action pour moi. Par bonheur, cependant, ce n'est que la copie qui a brûlé, et l'original existe encore en son entier. Nos beaux esprits disent que le singe avait voulu étudier la Métaphysique, et que, ne l'ayant pu comprendre, il l'avait brûlée. D'autres soutiennent que Lange l'avait corrompu, et que, par zèle pour ce béat, il m'avait joué ce tour-là. D'autres enfin disent que Mimi, piquée de ce que Wolff donne trop de prérogatives à l'homme sur la bête, avait consacré à Vulcain un livre qui décréditait son espèce.

Voilà l'abrégé des saillies de nos rieurs. Chasot343-a enrage sérieusement de cette aventure, puisqu'il est obligé de recopier l'original. Voilà certainement de belles sornettes, et des contes dignes de faire trois cents lieues pour aller vous ennuyer en Russie!

Vous ne vous contentez donc pas de m'être utile en fait de philosophie, vous voulez l'être également pour l'histoire? La Vie du prince Eugène, qui est très-utile et très-propre à instruire des jeunes gens de mon âge, me fera beaucoup de plaisir. Comme vous vous êtes chargé si généreusement du soin de me faire venir ce livre, je ne m'embarrasse de rien, pas même de la reliure, soin que je suis persuadé que vous voudrez bien prendre aussi, ainsi que de le faire bien empaqueter, afin que les pluies ne puissent pas percer jusqu'aux livres et aux estampes, qui en seraient gâtées. Je souhaiterais bien, mon cher Diaphane, être à mon tour en état de vous fournir une bibliothèque<344> choisie. Il y a du plaisir à en provisionner des gens comme vous, qui savent faire un si excellent usage de leurs lectures.

Je vous quitte; mille vœux accompagnent cette lettre. Puissiez-vous en éprouver les effets! puissiez-vous vous retrouver bientôt auprès de moi, et recueillir les fruits de la sincère amitié et de la parfaite estime avec laquelle je suis,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

45. DE M. DE SUHM. (No 3.)

Pétersbourg, 2 mars 1737.



Monseigneur

Si Votre Altesse Royale a daigné penser à moi, comme je ne puis m'empêcher de m'en flatter, elle doit avoir trouvé extraordinaire qu'un voyage et l'arrivée à une nouvelle cour aient pu m'empêcher si longtemps de profiter de la permission que j'ai de lui donner de mes nouvelles. Mais, monseigneur, quel voyage! Je frémis encore quand j'y songe, et n'ose en vérité lui en faire la description détaillée, de peur que ma santé, dont j'ai tant besoin, ne soit altérée par le souvenir de tout ce que j'ai souffert. V. A. R. me faisant d'ailleurs la grâce de me vouloir du bien, quel plaisir pourrait-elle prendre au récit de tant de souffrances? Tantôt le sable ou la mer jusque par-dessus les essieux; tantôt, dans une misérable chaloupe et par un très-gros temps, le jouet des vents et des flots, à la merci de la mer et des écueils; puis passant à pied des rivières à moitié gelées, tenant un enfant de chaque main, et me voyant à chaque pas dans le plus grand<345> péril d'être englouti avec eux sous les glaces; enfin, surpris par des neiges épouvantables, qui menaçaient de nous ensevelir, dans des lieux où il était impossible de se procurer des traîneaux : en voilà assez pour vous donner une légère idée de toutes les fatigues et de toutes les angoisses que j'ai eu à éprouver pendant mon voyage. Grâce à Dieu, me voici enfin arrivé sain et sauf à Pétersbourg, et le bonheur que j'ai en ce moment de m'entretenir avec V. A. R. me fait oublier tout ce que j'ai eu à essuyer.

Vous ne concevrez pas facilement, monseigneur, la surprise que m'a causée le premier aspect de cette belle capitale, où l'on ne voit partout que de superbes palais, bâtis par les plus habiles architectes italiens, sur un terrain où il n'y avait que marais il y a trente ans. Il n'y a que quelques jours que je jouis, de mes fenêtres, d'un autre spectacle non moins surprenant, unique peut-être en son genre depuis que le monde existe : j'ai vu passer dans ma rue dix mille hommes de la garde qui allaient se ranger sur la glace de la Néva pour y parader vis-à-vis du palais impérial, à l'occasion de la fête du nom de l'Impératrice. Mais le poids de ces dix mille hommes n'est rien. Cette rivière, qui porte des vaisseaux de guerre en été, porte en hiver sur le dos de ses glaces, outre ces dix mille hommes armés, cent mille spectateurs et cinquante pièces de canon qu'on y décharge à différentes reprises toutes ensemble.

Le jour de l'audience étant venu, S. M. I. me l'a donnée de dessus un trône dressé exprès dans une chambre à côté d'une superbe galerie qui vient d'être achevée. La cour, composée des deux sexes, était très-nombreuse et magnifique. L'air et la majesté de cette grande princesse me frappa; mais, comme je n'avais rien que d'agréable à lui dire, je me rassurai facilement, et tins ma harangue avec plus de présence d'esprit et de fermeté que je ne m'en étais flatté. Depuis ce temps, j'ai déjà assisté à différentes fêles, qui se donnent ici avec<346> beaucoup de magnificence et plus de goût que je ne m'attendais à en trouver.

Il fait terriblement froid ici, mais l'air y est sain, et je ne me suis de longtemps pas si bien porté qu'à présent. Huit jours après mon arrivée, j'eus la joie inexprimable de recevoir une gracieuse marque du souvenir de V. A. R. par sa lettre no 2. J'y aurais répondu incontinent, si je n'avais pas attendu réponse à une lettre que j'ai écrite au sujet de l'Histoire du prince Eugène. Elle est arrivée comme je m'en étais flatté, et j'ai aujourd'hui la satisfaction de pouvoir donner à V. A. R. l'assurance que j'aurai dans peu l'honneur de lui en envoyer un exemplaire, quelque difficulté qu'il y ait de se procurer une copie de ce manuscrit, qui, comme on assure, ne doit jamais être imprimé.

Comme je ne puis absolument m'empêcher de faire cas de tout ce que V. A. R. aime le moins du monde, je ne dirai point non plus de mal de Mimi, ni ne lui en voudrai pour avoir essayé de livrer aux flammes l'ouvrage immortel du divin Wolff, trouvant d'ailleurs fort naturel et fort ingénieux que ce pauvre animal ait cherché à se défaire d'un papier qui empêche si souvent son cher maître de s'amuser avec lui et de prendre plaisir à ses singeries. Il me semble qu'à sa place, et avec toute ma raison, je n'aurais pu mieux raisonner, et que j'en aurais fait tout autant.

Je m'abstiens de répondre aux flatteuses expressions dont il a plu à V. A. R. de se servir en parlant de ma chétive personne, pour la remercier du désir qu'elle m'a témoigné de pouvoir me procurer une bibliothèque choisie.

Je ne finirai plus désormais mes lettres autrement qu'en conjurant V. A. R. de me conserver ses bonnes grâces et sa précieuse amitié aussi longtemps que je chercherai à m'en rendre digne, c'est-à-dire, jusqu'au tombeau, etc.

<347>

46. A M. DE SUHM. (No 3.)

Remusberg, 23 mars 1737.



Mon très-cher Diaphane,

J'ai eu le plaisir de recevoir votre lettre; elle m'a extrêmement réjoui, m'apprenant que votre santé était bonne. Que je suis aise d'avoir ignoré toutes les incommodités et les dangers que vous avez essuyés dans votre voyage! Cela m'aurait privé de tout repos, et je n'aurais pu jouir comme je l'ai fait des agréments de la retraite.

J'admire fort vos palais dorés, vos fleuves gelés, la magnificence de la cour impériale, et les gardes rangés sur la glace. Tout cela, et trois fois autant, ne me ferait pas cependant naître l'idée de quitter Remusberg. Nous vivons ici sans fourrures, nous voyons renaître les fleurs, revenir la verdure, et le soleil, favorable à ces climats, commence déjà à nous faire sentir ses ardeurs. Qu'un village près de Rome est préférable à une ville située dans la Nouvelle-Zemble!

Pourvu que le froid ne soit pas contraire à votre santé, et que l'air raréfié qu'il fait au voisinage du pôle ne vous soit pas dangereux, le reste ne m'importe guère.

Je suis à la fin de toutes mes lectures, et j'attends avec grande impatience la Vie du prince Eugène. Quelqu'un, ces jours passés, m'a sommé de lui en donner un extrait; je me suis fort excusé sur ce que l'original n'était pas entre mes mains, ce qui fit une scène semblable à celle qui se trouve dans le Joueur, où M. Galonier et madame Adam viennent lui rendre visite.347-a

J'ai un très-bon relieur, qui relie à la française et de façon que les livres sont bien fermés; si vous le voulez, je pourrai le prêter quand on le voudra, à condition qu'on ne le retienne pas.

Le 27 de ce mois, nous célébrerons l'anniversaire du jour de nais<348>sance de la Reine; on ne verra que de paisibles bergers former des danses avec leurs bergères. Le farouche Mars et la foudroyante Bellone n'auront aucune part à la fête, et les pipeaux de Céladon seront préférés aux timbales et aux trompettes, dont la musique trop bruyante n'inspire que de la terreur.

Quand vous reverrai-je, mon cher Diaphane? Quand pourrons-nous nous promener sous les hêtres et sous les ormeaux? Voltaire a reçu la Métaphysique, et l'approuve beaucoup. Je fais actuellement traduire la Morale du philosophe;348-a ainsi, avec le temps, je pourrai lire tout Wolff en français.

Le traducteur de la Métaphysique m'est bien cher, il me tient toujours à cœur, et ni l'éloignement ni la mort même ne pourront altérer en quoi que ce soit la sincère amitié que je lui porte. Soyez-en persuadé, mon cher Diaphane, de même que de la parfaite estime avec laquelle je suis inviolablement,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

47. DE M. DE SUHM. (no 4.)

Pétersbourg, 19 mars 1737.



Monseigneur

Je paie actuellement le tribut qu'on doit à tout nouveau climat, par une très-forte fluxion qui me tient sur mon grabat depuis quelques jours. Quelque douloureuse qu'elle soit, elle ne m'empêchera pourtant pas d'avoir l'honneur d'écrire à V. A. R., et j'espère bien, au con<349>traire, l'oublier tout à fait pour quelques heures, en jouissant de ce plaisir.

J'ai enfin reçu réponse de mon libraire, qui paraît fort disposé à arranger la souscription de la Vie du prince Eugène; mais il me propose derechef certaines conditions relativement aux souscripteurs, quoique je me, sois déjà expliqué très-expressément à ce sujet, n'en voulant du tout point entendre parler. Ce sont là des inconvénients ordinaires quand on négocie à trois cents milles. Mais j'ai répondu, et me suis assez bien énoncé cette fois pour pouvoir espérer qu'il n'y aura plus de pareilles accroches.

Tous ces délais n'ont pas laissé de me causer du chagrin, et m'ont fait réfléchir que je pourrais peut-être encore mieux trouver mon affaire ici, où il y a une très-belle et très-bonne imprimerie. Car, outre que je serais à portée de diriger la chose, je n'aurais affaire qu'à un particulier qui est très en état de mener à bout cette entreprise, pourvu qu'il ait quelque certitude d'y trouver son compte, au lieu que, ailleurs, les imprimeurs sont obligés de se pourvoir de sûretés et de se faire autoriser. Cette idée, que j'ai bien ruminée et considérée de tous les côtés, m'a paru satisfaire à tout, et, pour peu que V. A. R. l'approuve, je me mettrai à la réaliser.

Je me flatte, monseigneur, que vous voudrez bien vous en remettre à moi, tant pour l'accord des conditions que pour l'arrangement des estampes et des vignettes, devant vous persuader, par la connaissance que vous avez de mon zèle, que je ne négligerai absolument rien pour que tout réussisse au mieux.

Si V. A. R., dans sa charmante et paisible retraite, est curieuse d'apprendre les nouvelles qui nous intéressent ici, je lui dirai que les puissances belligérantes ont nommé des plénipotentiaires qui vont commencer les négociations de la paix, qui se conclura, à ce qu'on espère, avant l'ouverture de la campagne.

Le nouveau kan l'a cependant déjà ouverte, de son côté, en entrant<350> dans l'Ukraine avec cent mille hommes. Mais le feld-maréchal comte de Münnich les a repoussés avec grande perte, en leur faisant repasser le Dnieper. On regrette beaucoup ici le brave général Leslie, qui a été tué à cette action.

Mon Dieu, qu'on a peur d'être oublié quand on est si loin! Grand prince, vous qui ressemblez si peu au vulgaire de ceux qui portent ce nom, n'allez pas leur ressembler par cet endroit. Mais que dis-je? oh! pardon; la crainte trouble mes sens, et me fait oublier que je parle à la constance même. Agréez, monseigneur, les assurances du plus respectueux attachement et de la plus tendre vénération qui fut jamais, etc.

48. A M. DE SUHM. (No 4.)



Mon cher Diaphane,

J'ai bien cru que cet air raréfié de Russie serait pernicieux à votre santé. Vous en éprouvez les effets; Dieu veuille qu'ils ne passent pas les bornes des fluxions! Malgré vos incommodités, vous pensez à moi, vous travaillez à m'obliger; vous voulez absolument être l'homme le plus aimable, et qui en même temps m'est le plus utile.

Il y a un double plaisir à être reconnaissant quand nous devons notre gratitude à des personnes qui, sans nous obliger, ont déjà enlevé toute notre estime, et qui ne font, en nous servant, qu'avérer la bonne opinion que nous avions déjà de leur personne. Je suis dans ce cas, vous m'y mettez, mon cher Diaphane; c'est à vous de satisfaire aussi généreusement aux devoirs de l'amitié que vous vous l'êtes proposé, en attendant qu'un jour je remplisse à mon tour et les devoirs de l'amitié, et ceux de la reconnaissance.

<351>Puisque vous voulez bien être mon commissionnaire en Russie, ayez la bonté de me faire avoir l'édition nouvelle de la Vie du prince Eugène qu'on imprime là-bas; ce sera plus court, l'arrangement de l'envoi sera plus aisé, l'accord avec le libraire, plus sûr, et j'y trouverai beaucoup mieux mon compte qu'avec ces libraires de Vienne, qui impriment lentement, qui ne font point crédit à ceux qui souscrivent, et qui, en un mot, ne me conviennent point.

On me demande douze exemplaires de ce livre.351-a Ceux qui les ont commandés me persécutent tous les jours pour les avoir, comme si j'avais une imprimerie dans ma maison, et que je fusse en état de les satisfaire à mon gré. J'apprendrai à faire des antiques, à me jeter dans le métier de ceux qui font des médailles modernes, pour me tirer d'embarras. Enfin onze ou douze personnes sont entêtées de la Vie du prince Eugène, ils la veulent avoir à quelque prix que ce soit; jugez de ma situation. Je me voue à tous les saints, et sans vous je serais très-mal logé. Faites donc, je vous prie, l'accord avec le libraire; je vous donne plein pouvoir; mes intérêts ne peuvent être mis en de meilleures mains que les vôtres. Votre prudence et Wolff me répondent du succès de tout ce que vous entreprenez.

Après cela, pouvez-vous me soupçonner, mon cher Diaphane, de vous oublier? Ou vous me connaissez bien mal pour me croire si changeant, ou vous m'avez oublié vous-même pour me juger capable d'une inconstance et d'une légèreté impardonnables à l'homme animal, et dont je ne serai jamais coupable.

Le kan des Tartares est si éloigné de nous, qu'il me semble quasi que c'est un habitant de la lune. M. de Münnich méritera le nom d'Asiatique, l'Impératrice celui d'une grande princesse, et vous celui de véritable ami. Je préfère ce dernier à tous les autres. La bravoure et le génie forment le grand capitaine, l'esprit et une vaste conception, une grande princesse; mais le cœur seul fait l'ami. Cher phénix de<352> ce siècle, faites revivre les temps sacrés d'Oreste et de Pylade, du bon Pirithoüs, du tendre Nisus et du sage Achate. Que les hommes voient de nos jours les heureux effets d'une amitié réciproque. J'y concourrai de mon côté; vous n'en douterez plus, vous en serez persuadé. Et quand même je ne vous répéterais pas les sentiments que j'ai pour vous, vous n'en croiriez pas moins que je suis avec autant d'estime que d'amitié,



Mon très-cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

49. DE M. DE SUHM. (No 5.)

Pétersbourg, 16 avril 1737.



Monseigneur

Je viens de recevoir la gracieuse lettre dont Votre Altesse Royale m'a honoré le 23 du mois passé, no 3. La part qu'elle a daigné prendre aux dangers que j'ai courus, aux fatigues que j'ai essuyées, m'a louché jusqu'au fond du cœur. Bien que je vive assez tranquille aujourd'hui, et assez bien portant, elle ne laisserait pas, j'en suis persuadé, de me plaindre, si elle pouvait me voir ici au plus fort de l'hiver encore dans le milieu du mois d'avril, la Néva gelée, la campagne couverte de neige, sans l'espérance même de voir dans un mois d'ici ni eau ni terre. Heureusement pour moi que la description de l'air que V. A. R. respire a fait glisser dans mes veines une douce chaleur qui me soutient, et me met en état de braver tous les frimas. Cependant elle m'a aussi vivement fait sentir tout ce que j'ai perdu; et que ne perd-on pas quand on s'éloigne de V. A. R.! La seule consolation que<353> je puisse goûter dans l'éloignement où je me trouve d'elle est celle que je trouve dans les assurances qu'il lui plaît de me donner encore de la constance de ses bonnes grâces.

La douceur de la vie que mène V. A. R. dans sa charmante retraite contribue beaucoup à la tranquillité de la mienne; mais elle ne me rendra parfaitement heureux que quand j'aurai le bonheur d'en être témoin. C'est à cet égard que la connaissance figurée ne vaudra jamais l'intuitive, n'en déplaise au grand Wolff, que j'ai été obligé de négliger un peu, mais que je ne perdrai jamais de vue.

V. A. R. a donc communiqué ma traduction de la Métaphysique? L'approbation que d'autres y donnent ne saurait flatter le traducteur, puisqu'il avait déjà celle de V. A. R., qui lui tient lieu de toutes les autres; et il abandonne volontiers son ouvrage, pourvu, monseigneur, que vous n'abandonniez jamais l'auteur.

Je compte dans peu faire retentir le bienheureux et tranquille séjour que la présence du prince le plus accompli rend si fortuné et si désirable de la bruyante nouvelle de la prise d'Oczakow, vers l'embouchure du Dnieper. Le feld-maréchal Lacy marche déjà vers la Crimée, et le feld-maréchal comte de Münnich va se mettre en mouvement avec le gros de l'armée pour s'approcher du Danube.

Je ne m'étonne pas que j'oublie mes infortunes quand j'ai le bonheur d'entretenir V. A. R. J'allais effectivement finir cette lettre sans lui faire la relation d'un malheur qui m'est arrivé, et qui a menacé ma vie. Je loge dans une maison que le baron de Mardefeld a quittée pour prendre celle qu'avait le comte de Lynar, Il m'avait assuré qu'il avait pourvu à tout contre le feu; mais malheureusement on avait oublié une cheminée dont il ne se servait guère. Le feu y a pris samedi passé, et avait déjà gagné la chambre au-dessus de la mienne, avant qu'on s'en aperçût. Si c'eût été de nuit, je devenais assurément la proie des flammes, et ma maison avec toutes les voisines, et même le magnifique palais impérial, qui n'en est pas fort éloigné, auraient<354> facilement pu être réduits en cendres. Mais comme c'était en plein jour, on y a promptement porté secours, et le feu fut éteint en moins d'un quart d'heure. J'en ai été quitte pour la peur et quelques meubles qui ont été endommagés.

Si je remercie le ciel de m'avoir conservé la vie, ce n'est qu'autant qu'il lui a plu, par cette grâce, de me laisser l'espérance de la consacrer un jour au service du plus digne et du plus aimable prince, ce n'est qu'autant qu'il veut bien m'en réserver la félicité dans ses décrets éternels. Après une telle assurance, que pourrait-il, monseigneur, me rester à vous dire des sentiments inaltérables de tendresse et de vénération avec lesquels je serai jusqu'à mon dernier soupir, etc.

50. A M. DE SUHM. (No 5.)

Ruppin, 16 mai 1737.



Mon cher Diaphane,

Je suis bien heureux de n'être informé qu'après coup des dangers qui vous menaçaient. Qui pourrait croire qu'une maison pût brûler dans un pays où l'on serait plutôt porté à croire que tout périrait de froid? Je rends grâce à Dieu, mon cher Diaphane, de vous avoir sauvé de ce péril; puisse-t-il être le dernier que vous ayez à courir de votre vie!

Ne croyez pas que je me plaise à la fiction quand je vous mande qu'au mois de février et de mars il a fait beau temps ici. Cela est fort vrai, car nous n'avons point eu d'hiver cette année, point de neige qui ail duré plus d'un jour, et par conséquent les glacières sont très-mal remplies. Le capitaine de Knobelsdorff,354-a qui vient d'Italie, parle<355> bien encore sur un autre ton de ce pays. Il dit qu'il a cherché l'ombre au mois de janvier, sous des lauriers et des peupliers. Je vous plains de tout mon cœur d'être dans un pays si contraire à votre santé. Je l'ai prévu, et j'en crains les funestes suites.

Ce que vous m'écrivez de l'imprimerie de Pétersbourg me plaît beaucoup; je vous remets tout le soin de ma bibliothèque. Je saurai garder un silence nécessaire et requis; vous pouvez bien croire que mon propre intérêt m'y oblige, puisque l'on confisque les livres de contrebande. Ne pourriez-vous pas envoyer mes livres par Stettin, où Rohwedell355-a me les pourrait faire tenir? Je crois qu'on n'y risquerait rien. Je m'en rapporte à ce que je vous ai marqué dans ma dernière, où vous verrez que je vous détaille toutes les raisons de ceux qui me pressent pour que je leur prête des livres.

Nous tirons ici depuis quelque temps plus de poudre que je crois qu'on n'en a tiré à la prise d'Oczakow. Remusberg est abandonné depuis quelque temps, à mon grand regret. Quand les revues seront passées, je m'y recognerai de nouveau. Vous me manquez mille fois, mon cher Diaphane; il me semble que chaque lieue nous sépare d'autant d'années, tant vous me paraissez éloigné. Que le ciel veuille donc nous rapprocher bientôt, et me donner la consolation de vous revoir! Je le désire bien ardemment, étant avec une très-sincère et parfaite estime,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

P. S. On vient de m'annoncer qu'un capitaine de Wartenberg,355-b au service de Russie, était arrivé. Je l'ai fait querir d'abord pour lui<356> demander de vos nouvelles. Il semble voir arriver un homme de l'autre monde.

51. AU MÊME. (No 6.)

16 mai 1737.



Mon cher Diaphane,

Voici la seconde lettre que je vous écris aujourd'hui; ayant trouvé l'occasion bonne, je me serais reproché de l'avoir négligée.

Le capitaine Wartenberg m'a dit beaucoup de particularités de Pétersbourg, mais rien ne m'a touché le cœur de toutes les belles choses qu'il vante de cette cour. Il n'y a que vous, mon cher Diaphane, qui m'intéressiez en Russie, et, sans vous, tout ce pays m'est le plus indifférent du monde.

Comme je crois cette voie sûre, je ne hasarde rien à vous dire que je suis pressé de tous côtés par mes créanciers. Ayez la bonté de me tirer d'affaire, sans quoi je ferai du très-mauvais coton. Je garderai sans faute un secret inviolable, vous pouvez bien le croire, d'autant plus que mon propre intérêt m'y oblige. J'aurai toute l'obligation imaginable au généreux inconnu qui me tirera d'affaire; c'est vous en dire assez.

Nos nouvelles ne sont ni assez importantes ni assez curieuses pour vous être communiquées de si loin. Je finis en vous assurant que je suis avec une véritable et sincère estime,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

<357>

52. DE M. DE SUHM. (No 6.)

Pétersbourg, 28 mai 1737.



Monseigneur

J'ai reçu avec une joie inexprimable l'adorable marque de souvenir que V. A. R. a bien voulu me donner par sa gracieuse lettre no 4. J'attendais pour y répondre le départ d'un courrier, désirant lui envoyer par cette occasion les mémoires ci-joints de l'Académie, en trois volumes reliés à l'anglaise.357-a Ce sera, monseigneur, s'il vous plaît, en attendant que je puisse vous envoyer l'autre ouvrage, dont je presse autant que possible l'édition.

Le départ du courrier me surprend; ainsi je serai obligé d'être laconique.

J'ose espérer que V. A. R. ne s'offensera point de la liberté que je prends de la prier de vouloir bien, dans sa réponse à celle-ci, faire un petit post-script allemand dans lequel elle me félicite en termes gracieux d'avoir trouvé ici un digne et véritable ami, et fasse briller sur ce sujet une étincelle du feu qui anime ses beaux et nobles sentiments. Je ne puis, par prudence, m'expliquer aujourd'hui plus clairement; tout ce qu'il m'est permis de vous dire, c'est que cet ami mérite parfaitement la bonne opinion que vous pouvez avoir de lui, et que j'espère le disposer peut-être au premier jour à vous rendre le service en question. Vous comprenez du reste que mon intention est de montrer ce post-scriptum.

Ne sachant comment vous exprimer à la hâte tous les sentiments dont mon cœur est pénétré en s'occupant à vous servir, je ne puis mieux faire que de me jeter aux pieds de V. A. R., en la suppliant de ne jamais oublier et d'aimer toujours le fidèle serviteur qui ne vit et ne veut vivre que pour elle, etc.

<358>

53. A M. DE SUHM (No 7.)

Berlin, 1er juin 1737.



Mon cher Suhm,

Il faut avouer que vous êtes le premier bibliothécaire du inonde. Je viens de recevoir la lettre que vous avez eu la bonté de m'écrire touchant les livres que je vous ai demandés. J'ai aussi reçu certain catalogue relatif à un futur qui le suivra. Enfin je vois en tout et partout que vous n'êtes pas seulement grand métaphysicien, mais encore ami sincère, officieux et fidèle. Il me suffit de vous connaître pour vous estimer et pour vous devoir beaucoup de reconnaissance.

Nous sommes à présent dans les revues par-dessus les oreilles. Nous perdons notre temps (qui ne reviendra jamais) à des riens. Le Roi a une attaque de goutte; ma sœur de Brunswic arrivera demain; lundi sera la revue générale : voilà en deux mots la gazette du jour.

Mes amis attendent avec grande impatience les douze volumes de l'imprimerie russienne. Vous ne sauriez croire à quel point ils me pressent là-dessus.

Je suis avec toute l'estime qu'on ne saurait vous refuser et qui vous est due,



Mon très-cher Suhm,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

54. AU MÊME. (No 8.)

Berlin, 12 juin 1737.



Mon cher Diaphane,

J'ai reçu la vôtre, du 28, de Saint-Pétersbourg, avec toutes les nouvelles agréables que je pouvais désirer. Vous pouvez juger du plaisir<359> que m'ont fait les mémoires de votre Académie; ils m'ont tiré d'un très-grand embarras par rapport à plusieurs points de la littérature sur lesquels j'étais en dispute, et qu'ils ont éclaircis. Je vous ai toute l'obligation du monde de vos soins obligeants, de votre promptitude à me servir et de votre zèle à me satisfaire. Le reste est mon affaire.

Si vous aviez pu améliorer votre bibliothèque en même temps que la mienne, je vous assure que j'y donnerais les mains volontiers, trop heureux de pouvoir contribuer à la satisfaction d'un de mes amis, et de lui prouver qu'il n'est aucun service qu'il puisse me rendre, que je ne veuille reconnaître!

J'ai été attaqué d'une maladie contagieuse qui règne ici, mais qui n'est aucunement dangereuse; je vous l'écris, afin que, si vous l'appreniez d'ailleurs, vous sachiez au juste ce qui en est.

Le duc et ma sœur de Brunswic sont ici. J'ai trouvé le premier, pour sa personne, très-change; il est roide, grave, et duc régnant autant que son grand-père. Cela n'est pas fort philosophique; qu'y faire? Ma sœur est toujours la même, d'une humeur également enjouée; et, malgré la modification différente de son ventre, son esprit ne se dément en aucune manière. Voilà la gazette du jour.

Adieu, mon cher Diaphane; il n'est point de souhait que je ne fasse pour votre bonheur, étant avec une très-sincère estime,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

P. S. Ich wünsche Ihm Glück zu dem getreuen Freunde, den Er muss in Russland angetroffen haben. Dergleichen Freunde sind sehr rar, und wäre es eine doppelte Infamie, nicht erkenntlich gegen sie zu sein.359-a

<360>

55. AU MÊME. (No 9 ou 10.)

Berlin, 22 juin 1737.



Mon cher Diaphane,

Il serait superflu de vous faire l'énumération de toutes les obligations que je vous ai; suffit que je les connais toutes, et que je suis plus que content des soins que vous vous êtes donnés pour moi. Quinze jours plus tard, j'étais perdu.

J'ai oublié les derniers numéros de mes lettres, ce qui fait que je ne sais plus où j'en suis. Celle-ci sert de réponse au no 9, des vôtres.

Il y a eu ces jours passés de nouvelles tracasseries. Le tout vient d'une jalousie que Bredow360-a a contre Wolden.360-b Le premier a trouvé le moyen d'insinuer au Roi que j'étais un homme sans religion, que Manteuffel360-c et vous aviez beaucoup contribué à me pervertir, et que Wolden était un fou qui faisait le bouffon chez nous, et qui était mon favori. Vous savez que l'accusation d'irréligion est le dernier refuge des calomniateurs, et que, cela dit, il n'y a plus rien à dire. Le Roi a pris feu, je me suis tenu serré, mon régiment a fait merveilles, et le maniement des armes, un peu de farine jetée sur la tête des soldats, des hommes de six pieds passés, et beaucoup de recrues, ont été des arguments plus forts que ceux de mes calomniateurs. Tout est tranquille à présent, et l'on ne parle plus de religion, de Wolden, de mes persécuteurs, ni de mon régiment.

Je pars le 25 pour Amalthée,360-d mon cher jardin de Ruppin. Je<361> brûle d'impatience de revoir mon vignoble, mes cerises et mes melons; et là, tranquille et débarrassé de tous les soins inutiles, je ne vivrai que pour moi. Je deviens tous les jours plus avare de mes moments; je m'en rends compte à moi-même, et je n'en perds qu'avec beaucoup de regrets. Tout mon esprit n'est tourné que vers la philosophie; elle me rend des services merveilleux, et j'ai beaucoup de retour pour elle. Je me trouve heureux, me trouvant beaucoup plus tranquille qu'autrefois; mon âme est moins agitée de mouvements tumultueux et véhéments; je supprime les premiers effets de mes passions, et je ne prends mon parti qu'après avoir bien considéré de quoi il s'agit. Que le principe de la contradiction et que la raison suffisante sont de beaux principes! Ils répandent du jour et de la clarté dans notre âme; c'est sur eux que je fonde mes jugements, de même que sur ce qu'il ne faut point négliger de circonstance quand on compare des cas pour appliquer aux uns la conséquence qu'on a tirée des autres. Ce sont là les bras et les jambes de ma raison; sans eux, elle serait estropiée, et je marcherais, comme le gros du vulgaire, avec les béquilles de la superstition et de l'erreur.

Ma foi, la plupart des hommes ne pensent pas; ils ne s'occupent que des objets présents, ne parlent que de ce qu'ils voient, sans penser à ce que c'est que les causes cachées et les premiers principes des choses. Ce midi, j'ai entendu un discours qui ne roulait que sur la différence des soupes et sur la façon la plus avantageuse de guérir de la v.....; hier au soir, ce fut une dissertation de coiffures, de paniers et de modes en général, etc.; et ces gens profondément remplis de bagatelles, toujours talonnés par l'ennui, aiment à vivre et appréhendent la mort!

Je ne m'aperçois pas que, au lieu d'une lettre, je vous adresse une épître; mais si vous saviez avec quelle rapidité le temps me passe quand je pense à vous, ou que je vous écris, vous me trouveriez excusable.

<362>Adieu, mon cher Diaphane; je vous aime trop géométriquement pour que vous puissiez me soupçonner d'inconstance, et la définition quarante-huitième d'Euclide362-a sera fausse quand mon amitié envers vous se démentira, étant avec une parfaite estime,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

56. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 9 juillet 1737.



Monseigneur

J'ai reçu à la fois plusieurs lettres dont Votre Altesse Royale a daigné m'honorer, et ma joie en a été extrême. Toutes me sont parvenues jusqu'au no 10, en comptant celle que m'a remise le capitaine Wartenberg, qui ne fait que d'arriver. La plus chère et la plus précieuse de toutes a été celle qui m'a rendu la vie en m'apprenant le rétablissement de V. A. R., qui doit maintenant jouir d'une parfaite santé. J'avais reçu la nouvelle de son indisposition par le baron de Mardefeld.

Nous avons eu ici un affreux spectacle; le plus beau quartier de cette ville vient d'être réduit en cendres dans l'espace de deux ou trois heures de temps. Je suis encore dans la plus grande confusion, écrivant cette lettre sur un coffre. J'avais précisément reçu tous mes meubles par un vaisseau de Stettin; tout a été transporté sur des barques avec l'ordre et la charité qu'on peut se représenter en pareille<363> occasion. Le feu a été arrêté à deux maisons de la mienne, et, derrière moi, à celle du baron de Mardefeld, qui a été sauvée. C'était la nuit, et, après avoir fait transporter en lieu de sûreté tout ce qu'il avait pu, il entra dans ma cour, l'habit de gala du jour précédent sur le corps, parce que c'était le premier qu'il avait trouvé sous sa main, et les bas à moitié déroulés, représentant au naturel un cothurne tragique.

On ne gagne rien dans ces sortes d'occasions; aussi ne sais-je pas encore ce que j'ai perdu. Du reste, je n'ai jamais vu une plus vive image de l'embrasement de Troie; car, au travers des flammes et de la fumée qui couvraient la rivière, comme il fait ici jour la nuit, je voyais voguer des vaisseaux tout pleins d'hommes et de bardes, je découvrais la citadelle vis-à-vis, à droite et à gauche des arcs de triomphe, plus loin de grands bâtiments qui paraissaient en feu, et enfin les grenadiers de la garde, avec leurs casques, qui venaient porter secours, achevaient complétement la ressemblance.

V. A. R. s'apercevra de la hâte et de la grande confusion dans laquelle j'écris; ainsi je finirai, en ajoutant seulement que nous attendons impatiemment la nouvelle des prouesses que le comte de Münnich aura faites contre un sérasquier qui s'est avancé vers lui avec sept pachas, ce qui signifie avec soixante-dix mille hommes. De l'autre côté, Lacy est aux portes de Pérécop, et on s'impatiente de savoir comment il y aura heurté pour entrer.

Daignez, monseigneur, conserver vos bonnes grâces au plus fidèle de vos sujets, que le ciel vient pour la seconde fois de sauver des flammes, sans doute pour mettre un jour le comble à ses vœux, et qui, après cette douce attente, ne connaît pas de plus délicieux sentiment que celui de pouvoir et d'oser vous assurer du tendre attachement et du respectueux dévouement avec lequel il sera toute sa vie, etc.

<364>

57. A M. DE SUHM. (No 11.)

Berlin, 27 juillet 1737.



Mon cher Diaphane,

Il semble que tous les éléments ligués aient conspiré votre perte. L'eau a pensé vous être funeste dans votre voyage, et le feu vient de vous talonner deux fois. Avec cela le froid excessif qu'il fait en hiver, ne voilà-t-il pas de quoi vous abîmer suffisamment? Quittez donc, je vous prie, au plus vite un pays pour lequel vous n'êtes point né, et revenez dans des lieux où vous savez que votre personne est chérie.

Puisque votre destin vous fait cependant habiter dans ces lieux lointains, permettez-moi de tirer encore un usage du séjour que vous y ferez. Ayez la bonté de me répondre en détail aux points que je vous marquerai, et desquels je souhaiterais être instruit à fond. Vous aurez soin d'écarter toutes les nouvelles fausses ou incertaines, et de ne donner place qu'aux seules vérités que vous apprendrez.

Je souhaiterais savoir :

Ayez la bonté de me répondre à tous ces points, et cela, sur un papier à part.365-a Si les obligations que je vous ai déjà étaient de nature à pouvoir être augmentées, ce serait par le plaisir que je vous prie de me faire. Adieu, mon cher; je suis avec une très-parfaite amitié,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

58. DE M. DE SUHM. (no 12.)

Pétersbourg, 13 août 1737.



Monseigneur

J'ai reçu avec des transports de joie les marques de votre gracieux souvenir et les assurances de votre constante amitié par la lettre dont il a plu à V. A. R. de m'honorer le 27 du mois passé. Ni mes fonctions, qui sont assez pénibles, puisque je suis obligé de faire septante-deux verstes, c'est-à-dire dix mortels milles, chaque fois que quelque affaire m'appelle à la cour, qui réside pendant l'été à Péterhof, ni rien au monde ne m'empêcherait de répondre dès à présent à ce que V. A. R. désire de savoir, si j'étais en état de le faire. Mais, quoique vous ne vous soyez pas trompé, monseigneur, si vous avez cru que les points de vos questions font une partie de mon étude, il s'en faut<366> cependant bien que je sois déjà en état de rendre raison de tant de choses, ne pouvant me résoudre à rien avancer sur ce sujet dont je ne sois auparavant bien instruit et bien convaincu moi-même. Mais je promets de travailler à satisfaire là-dessus V. A. R. avec le même empressement que j'aurai toujours à lui faire connaître mon zèle en toute occasion; trop heureux, si j'en pouvais trouver d'assez importantes pour la convaincre pleinement de mon parfait dévouement! En attendant, je joins ici la copie de la lettre du feld-maréchal victorieux à son fils, qui peut servir à faire connaître en partie à V. A. R. la différence qu'il y a entre la nation russe d'à présent et celle qui, sous Pierre Ier, commença à se manifester par la perte de la bataille de Narva. Les Turcs, tous janissaires ou spahis, et tous d'élite, au nombre de vingt-trois mille, se sont défendus, pour ainsi dire, jusqu'au dernier homme, puisqu'il y en a eu dix-sept mille de tués, et quatre mille prisonniers, le reste s'étant noyé. Le sérasquier, pacha à trois queues, s'est rendu au lieutenant-général Biron, frère du duc de Courlande, que V. A. R. ne connaît pas encore sous ce titre, parce qu'il n'a pas encore fait ses notifications, mais qu'elle jugerait digne de cette élévation par ses grands sentiments, si elle le connaissait. Comme je n'attache aucune idée de politique à cet éloge, vous trouverez bon, monseigneur, que je rende cette justice au Duc, en le nommant à un prince, juge aussi éclairé du vrai mérite que l'est celui auquel j'ai le bonheur d'écrire. On amènera ce sérasquier ici, aussi bien que le pacha d'Oczakow. Le premier a fait une réponse aussi fière que décente au général Romanzoff, qui lui a demandé comment il avait osé se défendre contre une armée si formidable. « Le devoir m'ordonnait de me défendre, lui a-t-il dit; je n'ai donc pas demandé quelles étaient les forces de mon ennemi, mais je me suis cru en état de résister, et même assez fort pour vous vaincre. Je vois bien que ce qui est arrivé vient du ciel. » Le pillage d'Oczakow a été prodigieux, car cette ville était fort marchande. On assure<367> que chaque grenadier a eu mille ducats pour sa part. On a tout massacré le premier jour; mais ensuite on a fait prisonniers ceux qu'on a trouvés dans les caves. Cette place est un hexagone très-régulièrement fortifié; on y a trouvé quatre-vingt-deux pièces de canon de fonte, et sept mortiers.

Mais je fais trêve aux nouvelles, crainte de devenir ou importun en vous étourdissant de nouvelles trop peu intéressantes pour vous, ou indiscret en abusant de votre bonté à m'écouter. Mais quand le monde entier retentirait de nouvelles toutes dignes d'attirer votre attention, oh! laissez-moi encore espérer, grand et aimable prince, qu'elles ne vous feront jamais oublier l'heureux mortel que vous avez daigné élever à la dignité de votre ami, et qui vous est dévoué de cœur et d'âme, etc.

59. A M. DE SUHM.

Remusberg, 12 septembre 1737.



Mon cher Diaphane,

J'ai reçu, mon cher, votre belliqueuse lettre; je n'y vois que les triomphes du comte de Münnich et la défaite des Turcs et des Tartares. Je vous avoue que je suis de ces personnes qui aiment à partager la gloire des autres, et que, sans la philosophie, je verrais avec inquiétude tant de grandes actions sans y assister. Le comte de Münnich paraît vouloir faire l'Alexandre de ce siècle; il gagne des batailles comme on renverse des jeux de cartes, et sait conquérir des provinces avec plus de rapidité que d'autres ne les parcourent.

Il y a un bonheur à venir à propos dans le monde, sans quoi on ne fait jamais rien. Le prince d'Anhalt, qui est peut-être le plus grand général du siècle, demeure dans une obscurité dont lui seul peut ressentir tout le poids; et d'autres, qui ne le valent pas de bien loin,<368> sont les arbitres de la terre. Cela revient à ce que je viens de dire, qu'il ne suffit pas d'avoir simplement du mérite, mais qu'il faut encore être en passe de le pouvoir faire éclater.

Les paisibles habitants de Remusberg ne sont pas si belliqueux; je me fais une plus grande affaire de défricher des terres que de faire massacrer des hommes, et je me trouve mille fois plus heureux de mériter une couronne civique que le triomphe.

Nous allons représenter l'Œdipe de Voltaire,368-a dans lequel je ferai le héros de théâtre; j'ai choisi le rôle de Philoctète; il faut bien se contenter de quelque chose.

Wolff a reçu du cardinal de Fleury une lettre flatteuse au possible; de plus, l'évêque de Bamberg lui a rendu visite, et, à la fin de la conversation, lui a glissé, en partant, une médaille d'or dans la main, d'un prix considérable. Je me réjouis des progrès de la philosophie comme de l'augmentation de mes revenus. C'est le bonheur des hommes quand ils pensent juste, et la philosophie de Wolff ne leur est certainement pas de peu d'utilité en cela. Vous qui en tirez de si divins secours, dites-moi un peu, mon cher, quand reviendrez-vous la professer dans nos cantons? Je vous avoue que je languis de vous revoir; je voudrais vous témoigner ma reconnaissance, et vous donner des marques de mon amitié.

Ayez la bonté, si vous le pouvez, de me répondre sommairement aux questions que je vous ai faites; un détail demanderait trop de recherches. Nommez-moi aussi, je vous prie, votre ami, car je m'intéresse à son sort, et je voudrais pourtant volontiers savoir quel est l'honnête homme avec lequel vous êtes en liaison.

Vous me connaissez, mon cher Diaphane; j'espère que vous ne douterez jamais de mon amitié. Elle n'est point intéressée, vous le<369> savez, mais elle peut être reconnaissante. Je suis avec cette estime que vous méritez si bien,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

60. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 2 septembre 1737.



Monseigneur

Des raisons de prudence que Votre Altesse Royale approuverait sans doute, si je les lui détaillais, m'ont l'ait attendre le départ d'un courrier pour répondre à la dernière lettre qu'elle m'a fait la grâce de m'écrire. Je comptais alors me dédommager amplement de cette contrainte en lui parlant librement de tous les ennuis que me fait éprouver le cruel éloignement où je me vois condamné à vivre d'elle, et en lui peignant avec des couleurs aussi vives que vraies la langueur dans laquelle me plonge l'absence et la privation de tout ce qui peut me rendre heureux. Mais n'ayant pu faire faire un détour au courrier, que je suis obligé d'expédier fort brusquement aujourd'hui, je ne puis pourtant en profiter comme je le désirais. Car, encore que mon parfait dévouement et ma respectueuse tendresse pour V. A. R. fassent ma plus grande gloire et toute ma félicité, en sorte que je ne puis le cacher dans l'occasion, vous n'ignorez pas, monseigneur, de combien de prudence je dois user à l'égard des témoignages que j'ose vous donner de la vivacité de mes sentiments; et quoique l'éclat de vos belles et aimables qualités semble donner à chacun le droit de se dévouer à votre auguste et sacrée personne avec tous les sentiments<370> du plus tendre et du plus respectueux attachement, et de vous le témoigner en toute liberté, il s'en faut bien que cette liberté ne soit accordée à ceux qui trouveraient le plus de satisfaction et de plaisir à en faire usage.

C'est une raison de même nature qui me fait renvoyer à une occasion plus sûre de répondre en détail aux points sur lesquels V. A. R. désire d'être instruite. Elle approuvera, j'en suis sûr, ma prudence à cet égard, dès qu'elle daignera un moment se mettre à ma place et entrer dans ma situation. J'y répondrai cependant assurément; je supplie seulement V. A. R. de me donner le temps de bien m'instruire moi-même de toutes ces choses, et surtout de me laisser choisir une occasion sûre de lui faire parvenir mes observations. Elle aura cette bonté, j'espère, puisque rien ne la presse encore. Plût à Dieu qu'elle eût déjà des raisons pour être plus pressée à cet égard!

En attendant, je joins ici quelques considérations générales dont votre pénétration, monseigneur, saura d'elle-même tirer les conséquences particulières. Ce n'est pas une petite affaire que de parler de cet empire, de ses habitants et de son état politique. Il faut, pour cela, y avoir séjourné longtemps et avoir observé par soi-même, car on n'a presque encore aucun ouvrage imprimé dans lequel on puisse trouver des relations assez détaillées et assez sûres sur tous ces sujets. Je hasarderai cependant d'avancer ici ce que je regarde jusqu'à présent pour avéré parmi tout ce qu'on dit de cet État et de ses habitants.

Il y a d'ici à Oczakow deux mille verstes, qui font environ quatre cents milles d'Allemagne; jusqu'à Astracan il y a près de sept cents milles. D'ici à Archangel il y en a cent cinquante, et jusqu'à la Chine on compte au delà de vingt-quatre mille verstes; il est vrai qu'il se trouve entre deux une partie de la Grande-Tartarie. Les frontières du côté du nord et du Japon ne sont point encore bien déterminées; depuis cinq ans, on a envoyé de ces côtés des professeurs pour faire<371> des recherches à ce sujet, et l'on compte même qu'ils pénétreront jusqu'en Amérique, à laquelle il est probable que cet empire touche quelque part. On peut juger de là que, si l'immense État connu sous le nom de Russie européenne et asiatique était partout aussi peuplé que la France ou l'Allemagne, il mettrait sans peine l'Europe dans sa poche. Cependant, de la manière dont on y fait les recrues, on voit bien qu'il n'est pas aussi pauvre en habitants qu'on semble le croire ailleurs, puisque, actuellement, pour former un corps de soixante mille hommes, on ne lève que le quatre-vingt-dixième. Ce qui renforce beaucoup cette considération, c'est l'assurance que l'on a que la population de l'intérieur du pays n'est point encore assez bien connue, car il est avéré que, malgré la rigueur des ordres donnés à ce sujet, tel possesseur de terres qui se trouve inscrit pour n'avoir que cent sujets en a quatre cents et au delà.

Il en est de même des revenus, qu'on n'a pas encore bien pu fixer : et ceux qui les ont bornés à douze millions de roubles n'ont assurément eu d'autre raison pour le faire que de déterminer un nombre certain pour un incertain. Mais quand cela serait, cette somme ferait plus d'effet dans cet État que le décuple peut-être dans un autre, ce qui fait que, dans ce pays, on rend possibles des choses auxquelles il ne faut pas penser seulement ailleurs.

Je tiens cet État invincible sur la défensive; c'est une hydre dans ce cas; les années y naissent comme les hommes ailleurs, et ne coûtent pas plus de peine à mettre sur pied que Cadmus n'en eut à créer des hommes armés de pied en cap, en semant les dents du dragon. La guerre ne coûte rien à cet État quand les armées ne sortent pas du pays, et je n'appelle pas cela sortir du pays que d'aller dans les déserts et dans la Crimée, parce que l'argent reste dans l'armée, et rentre avec elle dans le pays.

Une guerre réglée au dehors est onéreuse à toute nation; mais que n'expédie-t-on pas en deux ou trois campagnes, en y allant<372> comme les Russes le font! Quand on aurait pu douter de ce qu'on peut faire avec le soldat russe, il n'y a qu'à examiner de sang-froid l'affaire d'Oczakow; on n'a peut-être rien vu de pareil, et le sérasquier arrivé ici, et qui a eu assez de temps pour se remettre, ne saurait encore revenir de son étonnement. Il ne peut pas seulement comprendre comment l'armée a pu passer sans périr par les déserts immenses qu'elle a traversés pour arriver là-bas; et il dit qu'on peut tout attendre de troupes capables de soutenir une telle marche sans succomber à la faim, ou à la soif, ou aux ardeurs du soleil. Jamais, dit-il, l'armée turque n'y passerait.

Le Russe est soldat aussitôt qu'il est armé. On est sûr de le mener à tout, parce que son obéissance est aveugle et sans égale. Avec cela, il se nourrit mal, et de peu. Enfin il semble né exprès pour les grandes expéditions, et, s'il y a encore une armée qui puisse nous donner une idée des troupes anciennes, c'est une armée de Russes.

V. A. R. jugera qu'il ne me convient pas encore d'entrer sur toutes ces choses dans un plus grand détail. Les relations qu'elle vient de lire suffiront pour lui donner d'avance une légère idée d'un pays et d'une nation qu'elle juge dignes de son attention. J'espère lui donner peu à peu dans la suite toutes les lumières qu'elle peut désirer sur ce sujet.

La réflexion que vous faites, monseigneur, sur le bonheur qu'il y a à venir à propos dans le monde est des plus justes, et serait très-propre à consoler le héros dont V. A. R. a une si haute opinion, si à ses qualités guerrières il savait joindre votre philosophie, monseigneur. Pour ce qui est de mon héros, je n'en suis pas en peine. Il aura l'avantage des génies supérieurs, qui est de se rendre, pour ainsi dire, maître des conjonctures, de les faire naître, et de les gouverner à son gré par sa sagesse ou par sa constance, par sa modération ou par sa bravoure, selon les cas et le besoin. J'espère bien, pour le coup, que V. A. R. ne me demandera pas de qui je parle;<373> ou, si quelque chose pouvait encore la retenir en doute, ce ne pourrait être que sa modestie.

Je n'avais presque pas douté, monseigneur, que vous ne devinassiez que l'ami dont je me loue ici est le comte Biron,373-a aujourd'hui duc de Courlande. Je m'étais effectivement exprimé avec assez de vivacité, en vous faisant son portrait, pour que vous dussiez penser que j'avais trahi mon secret en vous parlant de lui. J'ose espérer, monseigneur, que vous avez ajouté foi à ce que je vous en ai dit, pouvant vous assurer, comme je le crois, avec la plus grande certitude humaine que je ne me trompe point sur le fond de son caractère, qui est sans doute aussi peu connu qu'il mérite beaucoup de l'être.

En vérité, on est bien sujet à se tromper dans le jugement qu'on porte des hommes, quand on ne s'arrête qu'à l'écorce. Que j'étais mal informé du caractère du duc Biron, et quelle autre idée ne m'a-t-il pas donnée de lui depuis que j'ai appris à le connaître de plus près! Il ne me serait pas difficile, monseigneur, de vous faire convenir que c'est un grand homme, si cela ne m'entraînait dans un grand nombre de considérations politiques dont vous ne voulez pas encore entendre parler.

J'en reviens donc à la philosophie. Je me suis bien réjoui avec V. A. R. des honneurs qu'elle a reçus dans la personne de Wolff; car, pour ce grand homme lui-même, il était comblé d'honneur depuis que le Marc-Aurèle de notre siècle s'était déclaré son partisan et son protecteur.

Je suis fort curieux de savoir le sentiment de V. A. R. sur les opérations de la Hongrie. Ne voilà-t-il pas un prince bien servi! On écrit que le comte de Seckendorff est rappelé, et que le comte de Philippi a reçu le commandement. Ce trait figurera mal dans l'oraison funèbre du premier.

<374>Que ne puis-je participer aux aimables amusements d'un prince qui sait réunir tous les plus nobles goûts! Peut-être me trouverait-il digne d'un petit rôle. L'héroïsme est toujours un bel objet, même lorsque, empruntant tout son éclat de l'illusion, il ne se montre qu'en image.

Je vous envoie ici, monseigneur, un petit problème d'arithmétique374-a dont je serais bien aise que vous me donniez la solution. V. A. R. aura bien de la peine à le déchiffrer, et pour le moins autant à y répondre; mais cet exercice ne laissera pas, monseigneur, d'avoir son utilité pour vous, ne fût-ce qu'en exerçant votre patience, vertu aussi nécessaire à un grand prince qu'au plus misérable de ses sujets.

P. S.374-b Le duc de Courlande se fait un plaisir de vous être utile, sans aucune vue politique; ainsi je continuerai à régler avec lui le prêt, que vous pouvez hardiment accepter d'une grande dame qui, pensant d'une façon tout à fait digne d'elle et de vous, ne prétend par là vous engager à aucune reconnaissance, et ne compte que sur votre estime, qu'elle mérite déjà sans cela par ses sentiments héroïques.

Il n'y aura que trois confidents de cette affaire, le Duc, la dame, et moi. Mandez-moi donc bien clairement, en chiffre, la somme qu'il vous faudra.

Dites-moi aussi en même temps quelque chose de gracieux pour le Duc, qui le mérite à tous égards, et chargez-moi, si vous le trouvez bon, de le féliciter sur son élévation. L'Empereur l'a fait, même avant la notification, et le roi de Prusse lui a répondu dans les termes du monde les plus obligeants. Autant en feront les autres têtes cou<375>ronnées. Ils ont leurs raisons de politique, que vous n'avez pas; ainsi le Duc sera bien plus sensible à votre attention, qui le flattera agréablement de l'espérance d'acquérir un jour votre amitié, qu'il mérite par bien des endroits.

Pour le coup, vous n'aurez pas lieu, monseigneur, de vous plaindre de la brièveté de cette lettre; il y en a, je crois, de reste pour pousser à bout toute constance moins à l'épreuve que la vôtre. Je me hâte donc de finir, et, pour mettre le sceau à tout ce que cette lettre vous apprendra de mon zèle à vous servir, agréez que je vous réitère les assurances du tendre respect et du parfait dévouement avec lequel je serai jusqu'au dernier moment de ma vie, etc.

61. A M. DE SUHM.

Remusberg, 15 novembre 1737.



Mon cher Diaphane,

Un ancien a dit une fois qu'il n'y avait aucun bonheur parfait dans ce monde, et c'est de quoi je m'aperçois tous les jours. Je vis en paix et en repos, j'ai le bonheur d'avoir des amis que j'aime sincèrement, et dont je suis sincèrement aimé. Mais le malheur est que je puis si peu jouir de ces amis, que la plupart sont si éloignés de Remusberg, que les correspondances vont si mal, qu'il faut tant de circuits jusqu'à ce que leurs nouvelles me parviennent, et, en un mot, que, ayant le plaisir de me dire que j'ai de vrais amis, j'ai en même temps le chagrin de ne les pouvoir posséder.

Je ne reçois que toutes les six semaines, et quelquefois seulement tous les deux mois, de vos lettres; et quoiqu'elles me causent toujours beaucoup de joie, elles ne sauraient cependant me consoler de<376> votre absence. En vérité, mon cher Diaphane, vous êtes un esprit trop exquis pour le pays où votre poste vous attache. J'ai pensé dire que je méritais seul de jouir de tout votre esprit, mais j'ai craint que cela ne sentît trop la présomption, quoique, d'un autre côté, je pourrais me justifier, parce que l'amitié parfaite que j'ai pour vous peut me tenir lieu de tout autre mérite.

Vous serez sans doute informé de la chute de Seckendorff,376-a juste punition de toutes les méchancetés et de toutes les mauvaises actions qu'il a commises. A la fin, il a son tour, et, après avoir été pendant un temps infini l'idole de la fortune, il devient la proie de ses ennemis dans la décrépitude. On l'accuse de choses horribles et toutefois vraisemblables, puisqu'elles ont beaucoup de rapport avec son caractère : on l'accuse d'avoir laissé manquer de tout l'armée impériale pour assouvir son avarice sordide; il n'y a pas d'exactions qu'on ne lui impute; ses ennemis rejettent sur lui le mauvais succès de la dernière campagne, et la prêtraille anime tous les dévots contre lui à cause de la religion. Après tout, il me fait pitié. Il est vrai qu'une prospérité continuelle avait rendu Seckendorff d'une hauteur insupportable; il est vrai que tous les chagrins qu'il m'a causés méritaient rétribution; il se peut que les accusations qu'on vient de lui intenter soient bien fondées : mais cela n'empêche pas qu'il n'ait des talents excellents pour la guerre, et qu'il ne soit en état, plus que qui que ce soit, de rendre des services signalés à l'Empereur. Je crois qu'on sera dans peu informé de son sort.

Voilà tout ce que je puis vous apprendre de plus intéressant. Pour ce qui me regarde, j'étudie de toutes mes forces, je fais tout ce que je puis pour acquérir les connaissances qui me sont nécessaires pour m'acquitter dignement de toutes les choses qui peuvent devenir de mon ressort; enfin, je travaille à me rendre meilleur et à me remplir l'esprit de tout ce que l'antiquité et les temps modernes nous<377> fournissent de plus illustres exemples. Je vous prie, mon cher Diaphane, donnez-moi bientôt de vos nouvelles, et soyez sûr que personne ne peut vous aimer davantage que,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

62. AU MÊME.

Remusberg, 26 novembre 1737.



Mon cher Diaphane,

Il m'est bien douloureux de me voir séparé de vous d'une si cruelle manière, et de ce que votre destinée vous attache à un endroit distant de plus de deux cents milles de Remusberg. Pour surcroît de désagrément, je ne reçois que très-rarement de vos nouvelles, ce qui n'est pas une petite mortification lorsqu'on aime sincèrement ses amis.

J'entre entièrement dans les raisons qui vous empêchent de me mander les particularités que j'avais souhaité de savoir touchant la Russie. Je vous avoue que ma curiosité n'avait pas consulté la prudence comme elle aurait dû le faire. Mais ce qu'il y a d'heureux, c'est qu'on ne hasarde jamais rien avec vous, et qu'une imprudence de ma part n'en entraînera jamais de la vôtre.

Que maudite soit la malheureuse politique qui oblige les hommes à ne pouvoir se témoigner l'amitié qu'ils ont les uns pour les autres! Pourquoi ne puis-je vous donner des marques de toute mon estime et de toute ma reconnaissance? Et quel esclavage, quelle tyrannie, que de n'oser se témoigner des sentiments si raisonnables! En vérité, le monde est bien de mauvaise humeur dans le siècle où nous sommes, et c'est une étrange nécessité que celle de n'oser pas être reconnais<378>sant hardiment. Quoi qu'il en soit, figurez-vous toujours mon cœur, et lisez-y tous les sentiments que l'inclination, l'estime, l'amitié et la véritable reconnaissance inspirent. Je voudrais pouvoir vous en envoyer la carte, persuadé que vous auriez lieu d'en être entièrement satisfait.

Je n'ai aucune réponse à faire à tout ce que vous me dites d'obligeant. La tendresse vous a mené la plume, et on sait qu'elle est aveugle comme la fortune. Je vous prie, mon cher, rayez tout mon héroïsme, jusqu'à l'amitié près que j'ai pour vous. Si les qualités du cœur peuvent entrer dans la composition d'un héros; si la fidélité et l'humanité peuvent tenir lieu de cette fureur brutale et souvent barbare des conquérants; si le discernement et le choix des honnêtes gens peut être préféré au vaste génie de ceux qui conçoivent les plus grands desseins; si, enfin, les bonnes intentions et la douceur sont préférables à l'activité de ces hommes remuants qui semblent être nés pour bouleverser tout le monde : alors, et à ces conditions, je puis entrer en compromis avec eux. Mais comme toutes ces qualités que je viens de citer, la bonté, la douceur, etc., ne sont capables que de former un bon citoyen, et non un grand homme, je n'ai pas le vain orgueil de prétendre à ce titre, et je vous assure que j'y préférerai constamment ceux de fidèle ami, d'homme compatissant aux misères des hommes, et enfin d'homme qui ne croit être homme que pour faire du bien aux autres hommes, en quelque situation qu'il se trouve.

J'ai lu avec contention d'esprit votre système mathématique et arithmétique; j'ai fait ce que j'ai pu pour y répondre; j'espère cependant de m'être bien expliqué, et de la façon que vous le souhaitez.

Keyserlingk378-a qui connaît le comte Biron pour avoir étudié avec lui à Königsberg, m'en a toujours fait un portrait fort avantageux. Vous ne faites que me confirmer ce qu'il m'en a dit. Je suis bien aise qu'il soit de vos amis. Comme il est honnête homme, il mériterait<379> de l'être, et cette qualité le rend plus respectable à mes yeux que s'il était roi des rois. Qu'est-ce en effet que ce vain titre? et quel changement produit-il dans l'homme? Je dis qu'il n'en produit jamais d'avantageux, et qu'on a vu plus d'une vertu obscurcie sous l'ombre du trône. Il est vrai que les rois sont les symboles mortels de la majesté de Dieu, mais voilà tout; car ôtez-leur la puissance, la grandeur, leur cour et leurs flatteurs, il se trouve que ce ne sont, la plupart, que de pauvres hommes sans vertu et peu dignes d'inspirer de l'admiration. Vous me ferez donc grand plaisir de dire au comte Biron que je le félicite de tout mon cœur sur son avénement au duché de Courlande, que je prenais toujours part à la fortune des gens de mérite, et que, quelque inconnu qu'il me soit, il me suffisait d'être instruit de ses belles qualités pour m'intéresser vivement à tout ce qui pourra lui être avantageux.

Vous ne me parlez que du rappel de Seckendorff, et j'y ajoute la nouvelle de sa détention. Il est arrêté actuellement à Vienne. Ses ennemis l'accusent d'une infinité de malversations. Les principaux chefs d'accusation tombent sur les moyens illicites qu'il a mis en usage pour s'enrichir dans la dernière campagne. Ses amis débitent ici qu'il trouvera moyen de se purger de toutes ces imputations, et qu'il se lavera blanc comme neige. Pour moi, j'en doute, car il est connu que l'avarice fut de tout temps le vice auquel il a le plus fortement incliné. Ce qui est sûr, et sur quoi vous pouvez compter, c'est que son rôle est fini, et que jamais on n'entendra plus nommer le nom de Seckendorff. Le cardinal nepote379-a est parti de Berlin, et entre dans le service d'Ansbach.

Quelle vicissitude! quel changement rapide de la plus brillante fortune au malheur le plus inopiné! s'écrierait très-éloquemment un<380> orateur à cet endroit-ci. En effet, il n'aurait pas tort, car comparez un moment la situation du comte Seckendorff en l'année vingt-huit et vingt-neuf avec la sienne d'à présent. C'était lui qui était l'arbitre de l'Allemagne, qui réglait tout, et de la manière du monde la plus impérieuse et la plus absolue; il faisait des traités, accommodait ou brouillait les puissances selon son bon plaisir, et voyait même des princes souverains s'abaisser jusqu'à lui faire la cour. Le printemps de cette année, il gouvernait à Vienne tout le conseil de l'Empereur; il amenait les événements comme il le jugeait à propos, et disposait souverainement de tout dans son armée. Six mois se passent, et cet homme, qu'une prospérité continuelle avait élevé jusqu'au sommet de la roue de la fortune, est précipité tout d'un coup de sa sphère, sans prévoir l'impétuosité du coup qui l'abat; il ne lui reste que la haine de l'armée qu'il a commandée, et l'on peut dire que le public n'a attendu que le moment de sa chute pour se déclarer son ennemi. Il est sûr que les intrigues des jésuites n'ont pas peu contribué à le perdre. Je crois que Lichtenstein380-a n'y a pas peu contribué de son côté; mais ce qu'il y a de certain, c'est que le prince de Dessau380-a y a eu sa part. Voilà un exemple bien éclatant des infidélités de la fortune. Seckendorff en a été l'idole pendant toute sa vie, et à cette heure qu'il est sur son déclin et dans sa décrépitude, elle lui tourne le dos. Le Roi le plaint infiniment. Pour moi, je le plains, en cas qu'il soit innocent; mais en cas qu'il soit coupable, je ne le trouve guère digne de compassion.

D'ailleurs, les affaires de l'Empereur vont aussi mal qu'il est possible en Hongrie. Les Français travaillent de tout leur pouvoir à rétablir l'union et la paix entre l'Empereur et les Turcs, et il n'est pas douteux qu'ils n'aient un plan formé de fondre de tous côtés sur l'empire russien. Je crois que c'est de ces plans dont on doit plutôt admirer la hardiesse que la solidité. Il est certain que le monde pro<381>duira dans peu de nouveaux événements. Pour moi, qui n'en suis que spectateur (dont je rends grâce à Dieu), je vois tout ce qui se fait avec un regard stoïque, et sans m'inquiéter de quoi que ce soit.

Depuis quatre mois que je suis ici, je n'ai pas discontinué d'étudier. Je me fais un devoir de bien employer mon temps, et d'en tirer tout le fruit qu'il me sera possible. Pour vous communiquer quelques-uns de mes amusements, je hasarde de vous envoyer une ode381-a dont le sujet ne m'a pas été de peu de secours. Encore un coup, mon cher Diaphane, excusez mes folies, et regardez cette ode avec quelque indulgence; ce n'est pas pour mendier votre approbation, mais pour vous rendre compte de mes amusements que je vous l'envoie.

Nous partons, la semaine qui vient, pour Berlin. J'y retrouverai mon feu de cheminée, mais je n'y retrouverai pas celui dont l'entretien charmait mon âme. Souvenez-vous, mon cher Diaphane, qu'il y a en Allemagne une petite contrée située dans une vallée assez riante et tout entourée de bois, où votre nom et votre souvenir ne périront point, tant que je l'habiterai. Souvenez-vous de votre ami, qui, dans quelque endroit du monde qu'il se trouve, et dans quelque situation que la suite des événements le place, ne cessera d'être avec toute l'estime et la reconnaissance imaginables,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

La longueur de celte lettre pourra vous faire juger de mon loisir.

381-bSi je puis avoir quatorze mille écus au mois d'avril ou de mai, ils me suffiront avec beaucoup de satisfaction. J'en aurai toujours<382> une grande obligation au Duc, que je tâcherai de lui marquer avec le temps. Il suffit que je ne suis pas ingrat. Si l'on veut des sûretés, je m'offre de faire avoir un signé de mon frère, vous pouvez bien vous imaginer sans qu'il sache de quoi il s'agit en aucune façon, ni que seulement il pût s'en douter. Ce sont mes affaires, et vous pouvez bien vous imaginer que j'emploierai toute la prudence possible. Si vous ne le croyez pas nécessaire, cela vaudra d'autant mieux; mais c'est seulement en cas que je vienne à mourir.

Adieu, mon cher; il est minuit, bonsoir, je suis tout à vous.

63. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 17 décembre 1737.



Monseigneur

J'ai laissé écouler quelques jours avant de répondre à la gracieuse lettre dont V. A. R. m'a honoré le 15 de novembre, dans l'espérance de recevoir réponse à celle que j'ai eu l'honneur de lui écrire dernièrement, et de pouvoir en même temps, dans celle-ci, déterminer quelque chose au sujet du problème arithmétique. Mais comme cette réponse tarde tant à venir, je ne puis différer plus longtemps de témoigner respectueusement à V. A. R. combien je suis sensible aux flatteuses assurances qu'elle a daigné me donner de la continuation de son gracieux souvenir. Oui, j'ose dire, monseigneur, que vous me les devez autant par pitié que par justice, car elles seules me consolent, me soulagent, elles seules me tiennent lieu de tout ce qui me manque ici pour être parfaitement heureux; et si jamais personne les mérita par tous les sentiments que vous pouvez désirer dans un homme pour le trouver digne de votre affection et de votre estime, n'en doutez nullement, monseigneur, c'est bien moi.

<383>A cela près que mon éloignement de V. A. R. me rend presque continuellement triste, et ne me laisse goûter et savourer parfaitement aucun plaisir, j'ai assez sujet d'être ici content de mon sort, y jouissant de tous les agréments que ce climat peut offrir. Cependant les sociétés manquent beaucoup ici, non tant faute d'hommes que faute de sociabilité. Il n'est pas aisé de déterminer s'il faut chercher la cause de celte insociabilité uniquement dans le caractère et dans les mœurs encore rudes et grossières de la nation, ou si la nature du gouvernement y contribue en quelque chose. Je suis tenté de croire que ce dernier y entre pour beaucoup.

Après tout, il faut toujours que j'en revienne à la réflexion de V. A. R. : c'est qu'il n'y a point de parfait bonheur dans ce monde. Aussi n'est-ce pas même sans quelque mélange de tristesse que je goûte, à la fin de chaque lettre, le plaisir de vous témoigner, monseigneur, à une si grande distance, la tendre vénération et le respectueux attachement avec lequel je ne cesserai jamais d'être, etc.

64. DU MÊME.

Pétersbourg, 1er mars 1738.



Monseigneur

Il faut avoir autant de confiance que j'en ai dans les bontés dont V. A. R. m'honore, pour oser me présenter par écrit à ses yeux, après avoir gardé, en apparence, un si long silence, et après ce qui vient de m'arriver. Un frère que j'ai en Saxe vient de me renvoyer une lettre que par méprise je lui avais adressée, en voulant l'adresser à V. A. R. Cela ne pouvait au reste m'arriver qu'avec lui, en qui j'ai toute ma confiance; car, si j'ai pu oublier un moment ce que la pru<384>dence ne m'aurait jamais dû laisser oublier, cette faute ne pouvait venir que de la sécurité dans laquelle me jetait la pleine confiance que j'ai en mon frère, avec qui je ne risquerais absolument rien de me tromper, et auprès de qui cette méprise est tout à fait sans conséquence. Pour me mettre en état de la redresser au plus tôt, il m'a renvoyé incontinent cette lettre; et moi, qui aime mieux encourir auprès de V. A. R. le reproche d'étourderie que celui de négligence, ou d'oubli, ou de manque de zèle, je me hâte, monseigneur, de vous avouer ma faute, persuadé que votre généreuse et indulgente amitié me la pardonnera, et que votre confiance en ma fidélité ne permettra pas que le moindre soupçon contre elle trouve quelque entrée dans votre esprit.

La lettre dont je viens de faire mention ne contenait au surplus rien d'important et qui exigeât le secret, n'ayant voulu que mander par elle à V. A. R. la réception de sa dernière lettre, et lui réitérer les assurances de mon zèle et de mon empressement à la servir. Je me suis déjà acquitté de la commission dont elle a bien voulu me charger, et compte d'être aussi heureux que la première fois à remplir ses désirs.

J'espère, monseigneur, avoir au premier jour une occasion sûre de vous faire parvenir quelques nouveaux livres que mon libraire vient de m'envoyer, et que vous lirez avec utilité et avec plaisir. V. A. R. me permettra de m'entretenir un peu au long avec elle par cette occasion, étant gros du désir et du besoin d'épancher dans le sein de mon auguste et adorable ami tous les sentiments dont mon âme est pénétrée pour lui, dont elle se nourrit, et qui font l'essence de sa vie. O monseigneur! quand pourrai-je avoir ce bonheur à vos pieds? Voilà un an et plus d'absence, et les absences ne sont guère favorables aux absents. Toutefois qui sait (ô amour-propre! tu falsifies à notre insu tous nos sentiments, toutes nos opinions, par le mélange secret et presque imperceptible de notre présomption; tu<385> fascines sans cesse nos yeux d'un prestige adulateur, et, nous empêchant d'être sincères envers nous-mêmes, tu nous mets ainsi hors d'état de nous bien connaître!) qui sait donc, voulais-je dire, si ce n'est pas à cette absence même dont je me plains, que je suis redevable de la constance de vos bonnes grâces? Qui sait si ma présence et l'occasion d'être mieux connu ne détruirait pas bientôt dans l'esprit de V. A. R. l'idée favorable qu'elle a bien voulu y recevoir de moi? Je veux me pénétrer de cette pensée; peut-être m'aidera-t-elle à supporter mon éloignement.

Quoi qu'il en soit des droits que peut me donner mon chétif mérite à la constance de vos précieuses faveurs, et quand même tout me dirait que je dois y renoncer de ce côté, je sens qu'il me restera cependant toujours encore un droit sacré à votre amitié, que rien au inonde ne pourra jamais m'enlever, et qui seul peut en mériter le retour; j'entends celui que me donne mon religieux attachement, mon tendre, respectueux et entier dévouement à votre sacrée personne; et c'est ce droit, monseigneur, que j'ose faire valoir en vous suppliant de me conserver votre précieuse bienveillance, vous jurant que personne au monde ne peut s'en rendre plus digne que moi par ses sentiments de tendresse, de vénération et de dévouement, etc.

65. A M. DE SUHM.

Remusberg, 21 mars 1738.



Mon cher Diaphane,

Connaissez-moi mieux, mon cher Diaphane, et rendez-moi justice. Je ne vous ai soupçonné ni d'oubli, ni de négligence, quoique je<386> n'eusse pas reçu de vos nouvelles depuis bien longtemps. J'ai craint à la vérité la perte de quelqu'une de vos lettres; mais mes soupçons n'ont jamais été poussés jusqu'à vous accuser vous-même. J'ai trop de témoignages de votre amitié, et, de plus, j'ai une conviction si certaine au sujet de votre fidélité, que je suis incapable d'en douter en quoi que ce puisse être.

Vous ne sauriez croire avec quel acharnement on me vient demander des livres. Il y a de certaines personnes qui le poussent jusqu'à l'indiscrétion. Je me suis une fois obligé par civilité à leur en communiquer, et, depuis, il n'y a plus moyen de s'en dédire. Ma foi, dès que ceux dont vous avez bien voulu vous défaire en ma faveur arriveront, je les sacrifierai d'abord à leur voracité, et ma bibliothèque ne les verra pas seulement.

Les choses sont, depuis que je vous ai vu, à peu près dans le même état où elles ont été lorsque l'on m'a suscité de temps à autre bien du chagrin. On serait bien fou, si l'on prétendait n'en point avoir, vu que le monde est une école d'adversité, et que les désagréments sont comme un sel qui pique, et qui empêche le bonheur de se corrompre à force de nous paraître insipide.

Nous recommencerons, la semaine qui vient, les exercices. Le 27 de mai, nous serons à Berlin; en juillet, on ira à Wésel; après quoi votre ami s'enfuira à son Tusculum pour y philosopher à son aise. Voilà toute ma vie; on peut la décrire en trois mots. Cela est commode, et l'historien que j'aurai un jour pourra s'épargner beaucoup de peine et de papier. Quant à ses lecteurs, ils n'auront qu'à retenir trois époques : exercices, voyages, et Remusberg. M'y voilà de retour, dont bien me prend. On ne vous y oublie point; vous n'avez rien à craindre sur ce sujet, mon cœur est toujours inviolablement dans les sentiments que vous lui connaissez. Quant à mon esprit, je le cultive autant qu'il m'est possible. Je voudrais, s'il se peut, en faire une terre bien fertile et ensemencée de toutes sortes de bonnes<387> choses, afin qu'elles puissent germer à temps, et porter les fruits qu'on en peut attendre.

Me confiant entièrement à votre amitié et à votre prudence, je vous prie de penser quelquefois à moi comme à un véritable ami qui languit de vous revoir, et qui brûle de vous donner des marques de son estime. Je suis à jamais,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

66. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 21 mars 1738.



Monseigneur

Je me sers de l'occasion d'un courrier que je fais passer par Berlin, pour vous faire remettre en toute sûreté le grimoire ci-joint, que V. A. R. voudra bien déchiffrer, et m'en envoyer au plus tôt la solution. Par cette même occasion, je vous envoie les nouvelles cartes géographiques de la Crimée, théâtre de la guerre. Ne sachant encore que vous envoyer pour faire plaisir à V. A. R., j'y joins un nouveau menuet de Madonis, qui a été fort goûté ici dans les derniers bals, afin que vous puissiez un peu juger, monseigneur, du goût que l'on a ici en fait de musique. Tout bizarre qu'il est, il n'a pas laissé de me plaire, parce qu'il a quelque chose de champêtre qui m'a, par un charme tout singulier, comme transporté dans mes rêveries à Remusberg. Ne lui en faites pourtant pas, monseigneur, un trop grand mérite, car, au fond, la cause en est plus en moi qu'en lui; aussi n'y a-t-il presque aucun objet agréable qui, en se présentant à mes yeux,<388> ne rappelle dans mon esprit l'idée de ce séjour fortuné, l'unique objet de mes désirs, et qui me semble, dans la jouissance idéale que j'éprouve souvent du tranquille bonheur dont il est l'asile, être le centre de tous les plaisirs et de tous les sentiments agréables dont mon cœur est susceptible. Vous reconnaîtrez, monseigneur, à cette peinture l'effet de la liaison des idées et des sensations dont parle notre maître en philosophie.

J'ai encore inséré dans le paquet une petite pièce en vers assez jolie. Ne sachant en faire moi-même pour vous payer, monseigneur, de ceux dont il vous plaît de m'honorer, je me vois réduit à avoir recours à ceux d'autrui. Mais je ne vous tromperai pas, au moins, en les faisant passer pour miens, comme autrefois le poëte latin trompa l'Auguste de son temps. Je devrais sans doute, à cette occasion, faire l'éloge de la belle ode que m'a envoyée V. A. R., et que je ne me lasse point de relire; mais, pour complaire à votre modestie, je me contenterai de dire qu'elle m'a touché jusqu'au fond du cœur, autant parce qu'elle est belle et touchante que parce qu'elle est votre ouvrage. Vos folies, monseigneur, comme il vous plaît de les nommer, feraient honneur même au plus sage des hommes. Et si vous savez faire un si digne et si noble usage de votre loisir, quelles merveilles ne doit pas attendre l'univers de l'accomplissement de vos devoirs! quelle félicité ne sera pas le partage du peuple fortuné qui vous adore déjà, et qui va devenir l'un des plus florissants sous l'ombre de l'auguste trône auquel le ciel vous appelle, et pour lequel il semble vous avoir formé en vous douant de toutes les vertus qui font un grand monarque, un roi selon le cœur de Dieu, un père adoré de ses peuples!

Mais, de grâce, pardon; je m'oublie malgré moi. Daignez excuser cette effusion involontaire d'un cœur qui n'a plus de sentiments que pour vous et de vie que par vous.

<389>P. S.389-a Vous recevrez au mois de mai une remise. Ce sera apparemment la même somme que l'année passée, car je n'ai rien pu prescrire. Vous pouvez juger que le Duc a envie de vous être utile, car c'est un effort qu'il fait, ayant de terribles dettes à payer pour ses prédécesseurs. Il est vrai qu'il a une grande ressource. C'est là sans doute qu'il faut songer à puiser à l'avenir. Elle y est toute disposée; elle vous aime et vous estime véritablement, et se fera un plaisir de vous rendre service, persuadée que, entre gens de même sorte, et qui pensent grandement, on peut s'entr'aider sans conséquence; il ne s'agit que de la manière. Elle ne voudrait pas vous offrir ses ressources, afin que vous ne pussiez pas penser qu'elle exigeât de vous d'autres sentiments que ceux qu'elle croit mériter d'ailleurs. Je n'ai pu que louer cette délicatesse, et j'ai en même temps fait le portrait de votre caractère, qui l'a convaincue que vous pensiez aussi grandement qu'elle. Elle a souhaité que vous lui écrivissiez un mot en allemand; j'ai protesté que cela ne se pouvait absolument point, quoiqu'elle ait donné sa parole de me remettre votre lettre aussitôt qu'elle l'aurait lue. Là-dessus j'ai dit que je vous proposerais de me charger de l'affaire tout comme si c'était en mon nom. Si vous n'avez donc pas de scrupule sur ce sujet, envoyez-moi un mémoire signé ou une lettre par laquelle vous me laissiez maître d'arranger la chose, mais en me recommandant bien sérieusement de m'y prendre avec toute la prudence possible et de manière à ne laisser prise à aucune mauvaise interprétation, vous réservant expressément de vous en prendre à moi, en cas que vous soyez le moins du monde compromis dans cette affaire, ou qu'il s'y trouve la moindre irrégularité, parce que vous vous êtes fait une loi de ne jamais hasarder en votre vie la moindre démarche qui pût avoir seulement l'apparence de n'être pas absolument conforme à votre gloire et à votre devoir, ou seulement à la bienséance; vous terminerez enfin la lettre par quelques mots<390> gracieux envers le Duc et par quelques assurances de votre confiance envers moi.

Aussitôt que j'aurai votre réponse là-dessus, je prendrai les mesures nécessaires pour la sûreté des remises.

67.390-a A M. DE SUHM.

(Juillet 1738.)

Votre lettre m'a si fort embarrassé, que j'ai pris du temps pour y répondre, quoique ce temps vous aura peut-être paru long. Je n'ai pu me résoudre à suivre les propositions que vous me faites. L'idée de gueuser de l'argent est diamétralement opposée à ma façon de penser. Si j'avais pu rester sur le même pied avec le Duc, j'aurais accepté le parti. Mais la différence est très-grande : je puis avoir des obligations à un duc, mais jugez des suites envers une impératrice. Je suis court d'argent. Les recrues renchérissent, et il faut en faire. Donnez-moi un bon conseil, et je vous rendrai ma dernière résolution lorsque je serai de retour de Wésel, le premier d'août. Je me confie à votre amitié et fidélité. Adieu.

68. AU MÊME.

Remusberg, 27 septembre 1738.



Mon cher Diaphane,

Il y a plus de six mois que je n'ai reçu de vos nouvelles. Je vous prie de m'éclaircir ce mystère. Il y a pourtant environ deux mois que je<391> vous ai griffonné en style géométrique une assez longue lettre, sur laquelle, en sommaire, je vous demandais vos sentiments sur ce que vous pensez de cette nouvelle Académie de Pétersbourg; je vous priais aussi de m'éclaircir quelques doutes sur cette imprimerie impériale. J'attends votre réponse sur tous ces points.

Je suis de retour du pays de Clèves, et paisible casanier de Remusberg, appliqué à l'étude et lisant presque du matin jusqu'au soir. Quant aux nouvelles du inonde, vous les apprendrez mieux par la bouche des gazetiers que par la mienne. Elles contiennent l'histoire de la folie des grands, la guerre des uns, les démêlés des autres, et les puérils amusements de tous ensemble. Ces nouvelles sont aussi peu dignes des regards d'un homme sensé que les combats des rats et des souris pourraient l'être. Une seule remarque que je vous prie seulement de faire, c'est qu'il me semble que la Vierge Marie doit être moins avide d'affiquets de toilette à présent qu'elle ne l'était autrefois; car, du temps du prince Eugène, elle paya quelques joyaux et quelques étoffes magnifiques par le gain des fameuses batailles où ce prince tailla les Turcs en pièces; à cette heure, l'Empereur a beau lui offrir tous les trésors qu'il n'a point, et lui promettre, secondé des bons offices du cardinal, toutes les plus riches étoffes de Lyon, cette bonne mère de Dieu reste inflexible, et laisse triompher paisiblement le croissant de la croix.

Il ne me reste qu'à vous réitérer les sentiments de l'estime parfaite avec laquelle je suis,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

<392>

69. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 27 octobre 1738.



Monseigneur

Vous me connaissez trop bien, j'espère, pour jamais me croire capable d'oublier vos volontés ou de négliger vos intérêts; aussi me flatté-je, après tout ce que je viens de vous détailler, être pleinement justifié à vos yeux à l'égard du reproche que je paraissais avoir mérité par un si long silence.

392-aLe manque d'argent ici passe l'imagination, ce qui m'a contraint à être fort réservé et discret, pour épargner à certaines personnes la honte d'un aveu qu'on n'aime pas à faire. Mais aussitôt que la paix sera faite, les caisses regorgeront; et nous l'aurons vraisemblablement cet hiver. Tout au moins se tiendra-t-on au logis et sur la défensive, et cela reviendra pour nous à peu près au même. J'espère alors pouvoir amener les choses au point que vous désirez, ou tout au moins les préparer de manière que vous puissiez faire avec bienséance quelques démarches convenables. Je serais au désespoir de vous en conseiller d'autres; je vous prie de m'en croire incapable. Cependant, dès qu'une occasion favorable se présentera, je ferai une nouvelle tentative d'un autre côté.

Comme mon secrétaire d'ambassade à Berlin va être employé dans le pays, je vous prie d'ordonner à Rohwedell de se mettre en correspondance avec moi, et de me mander son adresse et ses titres, de peur de quiproquo.

En attendant, j'ai sondé le terrain pour voir si je pourrais être votre enrôleur ici. Cette idée m'est venue, et j'en ai pris la résolution par zèle pour V. A. R., quelque répugnance que je trouve à faire un tel métier. On est tout à fait disposé ici à vous obliger en toutes<393> choses, et j'espère que cela ira. Mais, avant, toutes choses, il faut que j'aie votre aveu pour cela. Il faudra bien sans doute que vous ayez, pour cet effet, l'agrément du Roi votre père et la permission de vous adresser à moi. Dès que vous l'aurez obtenue, écrivez-moi une lettre pour me charger de l'affaire; joignez-y-en une en allemand au Duc pour lui recommander une commission que j'avais reçue de votre part, et dont vous attendiez le bon succès de son amitié, sans dire de quoi il s'agit, afin qu'en tout cas je puisse faire servir cette lettre à deux fins. En attendant, je préparerai les choses de mon mieux.

70.393-a A M. DE SUHM.

B....., 26 décembre 1738.

Rohwedell n'est plus chez moi; adressez vos lettres aux frères Jordan.393-b Je me repose entièrement sur votre prudence; mon amitié est exempte de soupçons. Le manque d'argent est pire chez moi que chez vous; ainsi faites ce que vous pourrez pour me faire tenir une remise vers le mois de mai.

J'attends votre réponse à ma lettre, en conséquence de quoi j'agirai. Vale et me ama.

Federic.

<394>

71.394-a DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 10 janvier 1739.

Au départ de la poste, je reçois votre lettre du 26 du mois passé. J'attendais le départ de Kalsow394-b pour répondre à celle qu'il m'avait apportée.

J'eusse déjà fait votre affaire, si le manque d'argent n'était ici tel, que personne n'est plus payé de ses gages. Cependant je tenterai d'engager à faire un effort, pour que je puisse vous faire une remise vers le mois de mai. Après la paix, j'espère pouvoir vous assurer vingt mille écus tous les ans.

En attendant, je compte vous faire une galanterie de quelques belles recrues, que Kalsow vous mènera.

72.394-c A M. DE SUHM.

1er février 1739.

J'ai pensé mourir, mais je suis mieux; une crampe d'estomac m'a empêché de vous répondre plus tôt. Les nouvelles que vous me donnez sont aussi bonnes qu'agréables, et viennent très à propos dans la situation où je me trouve. Un homme échappé d'entre les mains des corsaires n'est pas en plus mauvais état que je le suis, ce qui double et triple la reconnaissance que j'ai des peines que vous vous donnez. L'avenir que vous me faites envisager est des plus riants. Je mets mes<395> espérances sur le mois de mai, vous priant de m'avertir quand il faudra faire des lettres. Mes finances font des vœux pour la paix, et mon cœur pour votre prompt retour.

F.

73. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 24 février 1739.



Monseigneur

J'avais déjà appris votre dangereuse indisposition lorsque je reçus votre précieuse lettre du 1er de ce mois. Il n'est pas en mon pouvoir de vous exprimer, monseigneur, dans quelles mortelles alarmes cette cruelle nouvelle m'avait jeté; et, pour pouvoir peindre les transports de joie qu'a excités dans mon âme la chère nouvelle de votre rétablissement, il faudrait sans doute que j'empruntasse le langage des anges, ne trouvant aucune expression qui puisse atteindre à la vivacité et à la tendresse des sentiments dont mon cœur a été ému et pénétré en la lisant. Que l'aveu donc de cette impuissance, parlant un million de fois plus énergiquement à votre cœur que le langage le plus expressif, et y réveillant une émotion également vive et profonde, dont il est si susceptible, substitue ainsi adroitement à la faiblesse de mes paroles la vivacité et l'énergie de votre sensibilité, et vous fasse trouver l'image de mes sentiments dans l'épreuve même des vôtres.

395-aLe Roi votre père veut acheter au duc de Courlande le bailliage de Biegen,395-b et en offre plus de cent mille écus. Si ce marché se con<396>clut, j'ai parole pour dix mille. Mais l'affaire s'accroche à une trentaine de grands hommes dont on a peine à se défaire. Je fais tout mon possible pour y déterminer. Il n'y a point d'argent ici. On a ramassé tout l'or venu de la Chine par la dernière caravane, pour envoyer un demi-million à l'Empereur, et on négociera l'autre en Allemagne; de sorte qu'on fait la sourde oreille sur certain chapitre, quelque bonne envie qu'on ait d'ailleurs de rendre service.

74. A M. DE SUHM.



Mon cher Diaphane,

Votre lettre m'a fait un plaisir infini, voyant que vous vous intéressez encore à la santé de vos amis. Vous seriez bien ingrat de les oublier, car ils pensent toujours sur votre sujet comme ils doivent penser.

Ma foi, notre projet de bibliothèque va le chemin des écrevisses. J'ai craint d'abord que ce que vous me mandez arriverait. Les bons livres sont rares, et ceux qui les ont ne s'en défont qu'à contre-cœur. La vente projetée396-a est problématique, et par conséquent notre assurance, des plus décevantes. Le seul bon livre que vous m'avez fait avoir de Russie est à vau-l'eau. J'ai prêté des livres, croyant les pouvoir payer; et à présent que j'ai examiné mes affaires, j'ai été obligé de les restituer aux propriétaires. Avec cela, j'ai lu tous mes vieux livres, et me trouve sans aucune lecture quelconque. Cela est fort désagréable, principalement lorsqu'on a envie de s'instruire. Je compte encore sur votre savoir-faire, et je me flatte que celui qui m'a débrouillé le chaos de Leibniz éclairci par Wolff pourra bien<397> encore me fournir les matériaux pour d'autres instructions. Voyez donc, je vous prie, si vous ne pouvez pas me faire avoir quelques volumes de cette bibliothèque si rare; je les renverrai quand je les aurai lus, quoiqu'il me faille du temps. Enfin, mon cher, je m'en rapporte à vous, vous priant d'avoir soin de ma barque et de la conduire heureusement au port.

J'attends avec une impatience infinie le plaisir de vous embrasser.

397-aLe Roi est mal. Que cela vous serve d'argument qu'on m'avance une bonne somme l'été prochain; car assurément, si l'on veut m'obliger, il faudra se presser.

75.397-a DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 28 mars 1739.

Kalsow a obtenu quelques Bosniaques, et le Duc lui a encore promis des Turcs et même des Courlandais, si l'on peut en trouver, car, pour des Russes mêmes, il n'y faut pas songer, l'Impératrice ne voulant absolument point en entendre parler.

Kalsow, à son retour, pressera le Roi d'accepter Biegen, dont on demande cent trente mille écus. Si le marché a lieu, le Duc laisse les trente mille écus à votre disposition. Témoignez donc quelque chose au Duc à ce sujet, afin qu'il sache que je vous l'ai mandé. Vous feriez bien de m'envoyer en même temps un billet allemand à part, par lequel vous reconnaissiez que le Duc vous a prêté dix mille écus banque, et puis de me marquer, dans un post-scriptum signé que je<398> pourrais détacher, que vous aviez attendu une occasion favorable pour faire tenir au Duc une obligation des dix mille écus banque qu'il avait bien voulu vous prêter comme comte de Biron. Vous pourriez en même temps me charger de le remercier de ce bon office et de chercher à entretenir cette correspondance d'amitié entre vous et le Duc, accompagnant le tout de quelques assurances de vos bonnes grâces envers moi, afin de m'accréditer de plus en plus, et finissant par témoigner que vous êtes bien aise d'apprendre que le Duc me veut du bien.

76. A M. DE SUHM.

Remusberg, 12 mars 1739.



Mon cher Diaphane,

J'espère que mes autres lettres vous seront toutes bien parvenues, et que celle-ci aura le même sort. La lettre que vous recevrez ci-jointe est de Truchsess.398-a Vous verrez les raisons qui l'engagent à vous écrire, et, si la chose est faisable, je suis sûr que vous l'aiderez.

Ne m'écrivez pas toujours en vers;398-b écrivez-moi quelquefois aussi en prose. Le langage divin est bon dans l'occasion; mais j'aime aussi beaucoup votre prose, quand même vous ne me parleriez que lanternes.

Je compte de recevoir de vos lettres à Berlin, dans le temps des revues. Si le Roi va cette année en Prusse, comme on le débite, écrivez-moi le plus souvent qu'il vous sera possible. Vous adresserez, en ce cas, vos lettres à quelque banquier, à Königsberg. Ce voyage pourra se faire, à vue de pays, vers le mois de juillet.

<399>J'attends une réponse en vers à l'épître que je vous ai adressée de Berlin, et j'attends en même temps la solution du problème des possessions équinoxiales.399-a

Je suis avec bien de l'estime,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèle et inviolable ami,
Federic.

77. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 2 avril 1739.



Monseigneur

J'avais déjà griffonné la lettre poétique ci-jointe, et j'avais différé de la faire partir, espérant encore de trouver quelque pensée neuve à y ajouter pour l'embellir, lorsque je reçus la lettre dont V. A. R. m'a honoré le 12 du mois passé, avec l'incluse du comte de Truchsess, à qui je répondrai à son retour, puisqu'il est tombé fort malade à Hambourg, et que d'ailleurs il doit être tranquille sur sa commission, puisque vous avez bien voulu, monseigneur, m'en charger vous-même, et qu'il n'ignore pas que les ordres de V. A. R. me sont sacrés.

J'ai parlé le jour même au duc de Courlande, qui s'est fait un plaisir de saisir cette occasion d'obliger V. A. R., et m'a permis de choisir parmi les Bosniaques prisonniers qu'on a présentés au capitaine Kalsow, et qu'il n'a pas trouvés propres pour le régiment de Potsdam, mais qui pourraient bien figurer dans d'autres régiments; car pour<400> des Russes, il est inutile d'y penser, l'Impératrice s'étant bien proposé de n'en plus donner. Aussi, comme il ne se trouve pas parmi les prisonniers autant de colosses qu'on a cru, le capitaine Kalsow n'en ramènera que fort peu, ce dont il ne paraît pas fort édifié. Je lui parlerai au sujet des gens qu'il a vus et qui sont à Narva, et, s'il s'y trouve de beaux hommes, je tâcherai d'obtenir la permission de vous en envoyer trois ou quatre, dont V. A. R. pourra disposer. Car, s'il faut onze pouces pour entrer dans le régiment de V. A. R., je l'avertis que je serai bien embarrassé de lui en fournir, le capitaine Kalsow protestant qu'il les recevrait pour le Roi, faute de plus grands.

On fait ici des préparatifs extraordinaires pour les fêtes prochaines, dont V. A. R. sera informée d'ailleurs. Tout sera d'une grande magnificence, et comme les divertissements des grands abîment souvent les petits, nous allons donner tête baissée dans de grandes dépenses. J'aurais tort assurément de me plaindre d'un séjour où je jouis de tous les agréments que j'y puis désirer; mais, Dieu, que je suis las de tenir tous les matins conseil avec mon valet de chambre pour savoir quel habit je mettrai! J'écris à un prince philosophe, qui, en cette qualité, approuvera ma réflexion. D'ailleurs, vous m'ordonnez, monseigneur, de vous écrire, ne fût-ce même que des lanternes; si je ne me trompe, en voilà. Mais je tâcherai de ne pas abuser de votre gracieuse permission, mais de payer au contraire, par tout ce qu'il me sera possible de vous mander de plus intéressant, le plaisir inexprimable que me causent vos gracieuses et chères lettres lorsqu'elles viennent m'apporter la nouvelle que V. A. R. jouit d'une parfaite santé, et qu'elle me conserve encore invariablement ses bonnes grâces et son souvenir.

Agréez, monseigneur, les sincères assurances de mon parfait dévouement et profond respect, etc.

<401>

78. A M. DE SUHM.

Remusberg, 7 mai 1739.



Mon cher Diaphane,

Vous recevrez à l'arrivée du marquis de La Chétardie,401-a ou plus tôt encore, s'il est possible, la pièce en vers allemands que vous me demandez; je la ferai relier comme vous le souhaitez, ainsi que vous aurez lieu d'être content.

Truchsess est charmé du duc de Courlande, et pénétré de reconnaissance envers vous. Assurément vous lui rendez un grand service par là, et je puis vous assurer qu'il le sent.

Vous me parlez de trente peaux de martres noires qu'on veut vendre en Courlande, et je vous réponds là-dessus qu'elles m'accommoderont beaucoup. Cela me viendra fort à propos, à cause que mes pelisses sont usées : ainsi je vous prie, mon cher ami, de faire ce qui dépendra de vous pour me faire tenir ces pelisses ou l'automne, ou vers l'hiver, à cause que je suis fort frileux. Vous pouvez garder deux de ces trente peaux pour vous, ou des palatines pour vos filles, ou tout ce qu'il vous plaira. Mandez-moi, je vous prie, à quels termes vous en êtes, et si vous croyez que je puis compter d'avoir cette pelleterie, ou non.

Je vous prie de me croire avec toute l'amitié possible

Votre très-fidèlement affectionné ami, Federic.

<402>

79. AU MÊME.



Mon cher Suhm,

Voici une fois du français, car nous nous sommes écrit jusqu'ici en langue plus barbare que la grecque. Je vous envoie les obligations qu'il vous faut. La somme dont vous me parlez dans votre lettre me viendra fort à propos. En cas que vous soyez sûr de réussir, vous pouvez garder trois mille écus pour vous, que je suis charmé de pouvoir vous offrir. Nos bourses sont à peu près aussi mal garnies les unes que les autres.

Je m'en vais vous estropier en allemand tout ce que vous me marquez en bon français. J'espère que je rencontrerai bien votre pensée. Ne négligez pas, je vous prie, mes petits intérêts, car ils ont encore beaucoup besoin de votre amitié et de vos soins. Répondez-moi par le canal de Michelet.402-a

Adieu; je suis tout de cœur et d'âme

Votre fidèle ami, Federic.

P. S.402-bIch habe auf eine gute Gelegenheit gewartet um an Ihn zu schreiben, und zugleich den Wechsel für den Herzog von Kurland zu schicken. Ich bitte Ihn den Herzog meiner Freundschaft und Erkenntlich<403>keit zu versichern für das Plaisir, so Er mir erwiesen, mich zur Zeit, da er nur Graf war, zu obligiren. Cultivire Er doch diese Freundschaft, und versichere Er Ihn meinerseits, dass ich nichts daran werde fehlen lassen. Ich freue mich, dass man saget, dass Ihn gedachter Herzog liebet; desto mehr hoffe ich, weil Er auch mein guter Freund ist. Er werde machen, dass seine Freundschaft gegen mich nicht auslösche.

Friderich.

80. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 15 mai 1739.



Monseigneur

Le capitaine Kalsow part cette nuit; mais je suis hors d'état de profiter de cette occasion aussi amplement que je le désirerais pour témoigner à V. A. R. les respectueux sentiments d'affection et de dévouement qui ne me quitteront qu'avec la vie. Aussi suis-je persuadé que votre amitié voudra bien cette fois prendre la volonté pour le fait.

J'ai cru quitter cette vie ces jours passés, ayant eu une colique des plus terribles, dont il me reste une si grande faiblesse, que je puis à peine tenir la plume. Tout en souffrant, je faisais la réflexion qu'il semblait que ce fût par sympathie que ce mal m'eût pris, V. A. R. en étant aussi attaquée elle-même. Si du moins le ciel, pensais-je, vous en eût exempté à mes dépens, la joie de vous avoir délivré d'une si cruelle douleur par le sacrifice de mon propre bien-être aurait prévalu sur toutes mes souffrances, et je les aurais supportées non seulement avec patience, mais même avec plaisir. Mais, hélas! vous n'en éprouvez aucun soulagement dans vos maux, et le plus cuisant des miens est maintenant dans le sentiment des vôtres. Ah! je souffrais<404> déjà assez de ceux-ci pour mériter d'être exempté de tout autre. Cependant, comme l'effet d'un plus grand mal efface naturellement dans notre âme celui d'un moindre, j'ai aussi trouvé en grande partie dans le sentiment de vos maux l'oubli des miens propres, qui m'auraient assurément été infiniment plus sensibles, si je les eusse éprouvés seuls. Mais je me suis en quelque sorte durci contre eux par la pensée que, si un si digne et si vertueux prince n'était pas exempt lui-même des vives douleurs que j'éprouvais, un pauvre mortel comme moi pouvait bien les souffrir avec patience. Dieu veuille vous préserver à toujours d'un si terrible mal!

J'ai fait ce que j'ai pu, monseigneur, pour vous envoyer quelques beaux hommes. Le capitaine Kalsow amène tout ce qu'il a pu obtenir. Je vous tiens encore prêts quatre hommes que le capitaine a vus; mais comme il m'a témoigné qu'ils lui seraient à charge, j'attends un bas officier de la part de V. A. R., par un vaisseau de Stettin ou de Lübeck, pour les lui faire parvenir. En attendant, je travaillerai à obtenir un jeune Turc de vingt ans, très-bien fait, et qui a plus de onze pouces, appartenant, au prince Pierre de Courlande, et que, en ce cas, je joindrai aux autres. Mais j'écrirai encore là-dessus à V. A. R. par la voie de la poste.

La grande difficulté est ici qu'on ne veut plus donner de Russes. Le capitaine Kalsow en avait assez imprudemment enrôlé un de bon gré, qu'on a repris en chemin, ce qui a pensé donner lieu à une scène, le premier mouvement de l'Impératrice ayant été de faire arrêter le capitaine. Mais le Duc l'a sagement calmée. Dans son embarras, le capitaine voulait me faire croire que c'était pour V. A. R. qu'il l'avait enrôlé; mais je le tançai fort là-dessus, et lui fis sentir qu'il ferait mieux de ne pas compromettre ainsi V. A. R. Il a sagement suivi mon avis.

Le temps presse; il ne me reste que celui de répéter à V. A. R. l'assurance des sentiments inaltérables qu'elle me connaît pour son au<405>guste personne, et le témoignage des vœux ardents que je fais pour le parfait rétablissement de sa précieuse santé, etc.

81. DU MÊME.

Pétersbourg, 1er juin 1739.



Monseigneur

J'ai reçu, comme toujours, avec la plus vive joie la gracieuse lettre du 7 du mois passé, dont il a plu à V. A. R. de m'honorer; et je lui aurais répondu aussitôt, pressé par un mouvement de reconnaissance, si je n'avais été tous les jours continuellement tourmenté de la violente colique dont j'étais déjà attaqué avant le départ de Kalsow, et qui a ainsi duré trois semaines, ne m'ayant point encore quitté tout à fait. Vous êtes trop compatissant, monseigneur, pour ne pas pardonner le délai de cette réponse à une si triste cause. Plus cette cruelle maladie m'a fait souffrir, plus j'ai redoublé mes vœux fervents pour que le ciel vous en préserve à jamais, sachant que vous y êtes aussi sujet. Je supporte cependant tout patiemment mon mal, reconnaissant que je me le suis attiré par ma faute, et espérant pouvoir m'en garantir à l'avenir. Il est sûr que, si les hommes étaient toujours sincères envers eux-mêmes, ils trouveraient que la plupart des maux ne leur viennent pas sans de bonnes raisons, et qu'ils auraient bien tort de s'en plaindre, puisqu'ils en sont eux-mêmes la cause.

J'ai déjà mandé à V. A. R. à quoi s'accroche encore le marché des pelleteries. Je ne doute pas cependant que l'affaire n'ait lieu, tant parce que les deux parties en ont fort envie que parce que la politique même y engagera l'illustre acheteur. Certain chevalier, de re<406>tour d'une poursuite de géants, pourra donner avis de ce qui se passe, et V. A. R. pourra s'en instruire de main tierce. Du reste, je me sens pénétré de la plus vive reconnaissance pour la générosité avec laquelle V. A. R. m'offre les deux peaux de martres noires. Le moyen, monseigneur, de vous refuser quelque chose! J'en ai effectivement bon besoin pour un manchon, car j'aurai bien froid cet été.

J'attends avec impatience le bas officier que j'ai demandé à V. A. R. pour conduire les quatre Turcs que je lui garde ici. Elle aura là de quoi gratifier le comte deTruchsess, car je ne prétends pas qu'il m'ait la moindre obligation d'avoir obéi aux ordres de V. A. R., quoique, d'ailleurs, je serais charmé qu'il se présentât quelque occasion de l'obliger.

J'ai touché en passant, dans ma dernière lettre, l'heureuse issue des amours d'un moderne Jason, n'osant alors en dire davantage. Voilà un cadet de bonne maison qui finit la plus brillante aventure du monde. Mais aussi faut-il dire qu'il le mérite bien par sa constance, par sa sage conduite et par ses autres qualités personnelles. Comme je crois qu'il vous est peu connu, je vous dirai, monseigneur, qu'il a toujours eu l'approbation de tous ceux qui le connaissent. Il est très-bien fait de sa personne, joignant à de l'esprit beaucoup de jugement, un fonds solide de probité et d'honneur, et j'oserais bien assurer qu'on ne lui connaît aucun vice. Élevé en prince, il s'est appliqué avec succès à tous les exercices convenables. Un sage conducteur l'a jeté dans des lectures très-utiles. Tous les ouvrages de Wolff lui ont passé plus d'une fois par les mains, et n'ont sans doute pas peu contribué à former son esprit et à affermir son caractère. Il est généreux, compatissant aux malheurs d'autrui, d'une grande politesse envers tout le monde, et infiniment obligeant envers ceux qu'il honore de son amitié. Joignez à cela sa valeur et ses qualités héroïques, dont il a donné des preuves dans les deux campagnes qu'il a faites, où il s'est acquis l'admiration des généraux et le respect<407> aussi bien que l'affection de la nation, et vous aurez le portrait d'un beau-frère.407-a

Je ne m'engagerai pas à y joindre celui de la princesse;407-a cela me mènerait trop loin, et cette lettre, qui est déjà une épître, deviendrait un volume. Je dirai seulement qu'elle est très-belle, grande et parfaitement bien faite. Elle a le port et la majesté d'une impératrice. Elle est fière, mais fort polie, joint à beaucoup d'esprit naturel une lecture qui n'a pu que l'orner davantage. Enfin elle est pleine de mérite, généreuse au possible, compatissante, et surtout très-charitable, de sorte qu'on peut dire que le prince, qui en est fort amoureux, aurait bien de la peine à décider lequel des deux fait plus grande fortune, de sa gloire ou de son amour.

Que toutes ces grandes nouvelles, monseigneur, ne vous empêchent cependant pas de vous souvenir de votre fidèle serviteur, qui ne cessera d'être jusqu'au dernier moment de sa vie, avec les plus tendres et les plus respectueux sentiments, etc.

82. A M. DE SUHM.

Berlin, 7 juillet 1739.



Mon cher Suhm,

Je vous envoie, comme vous le désirez, un bas officier que vous pourrez charger des recrues que vous trouvez bon de m'envoyer. Je vous en ai mille obligations, et vous en donnerai des marques dans toutes les occasions.

<408>J'espère que vous aurez reçu une de mes lettres par un vaisseau de Lübeck. Cette lettre contenait Moïse et les prophètes; je m'en rapporte à son contenu.

Je suis bien fâché que vous m'imitiez dans mes crampes d'estomac. C'est un mal affreux, et dont le danger est subit. Pour l'amour de Dieu, ne vous servez point de gouttes où il y a des drogues trop fortes, qui pourraient vous mettre une inflammation dans le corps. Il faut prendre dans le fort du mal des lavements d'herbes cuites avec de l'huile; il faut prendre des poudres absorbantes, des gouttes qui ne sont point faites avec de l'eau-de-vie, et boire, le midi, quelques verres d'un vin de Hongrie qui ait encore un peu de liqueur. Je vous envoie aussi des pilules dont vous pouvez prendre sept par jour. Elles purgent peu, mais leur principal usage est de rendre le ton aux viscères du bas-ventre qui servent à la digestion, et de fortifier l'estomac Prenez, s'il vous plaît, de l'exercice, et ne mangez surtout ni légumes ni viandes fumées quelconques.

Si vous me trouvez habile en fait de médecine, c'est par une malheureuse expérience que je le suis devenu; ainsi, puisque votre tempérament imite mes faiblesses, que votre prudence imite mon régime.

Adieu, mon cher ami; en vous recommandant mes petits intérêts, souffrez que je vous embrasse, et que je vous réitère les assurances de ma parfaite estime.

Federic.

Je vous renvoie le couvert de votre lettre; il y a une tache de cire d'Espagne que je marque X, qui me paraît un trait d'industrie. Mandez-moi si c'est une maladresse de votre domestique, ou si mes soupçons sont bien fondés.

<409>

83. AU MÊME.

Berlin, 9 juillet 1739.



Mon cher Suhm,

Je viens de recevoir votre seconde lettre deux jours après la première de Kalsow et le départ du bas officier. Je vous écris celle-ci pour vous remercier de toutes les peines que vous vous donnez pour mes petites affaires.

On dit pour sûr que le marché se fera; en ce cas, je vous prie de ne point oublier les pelleteries que vous m'avez promises. Il m'en faut vingt-sept pour une pelisse; et comme on les vend la trentaine, vous pourrez garder les trois autres pour un manchon, car on dit que la fourrure est très-bonne en hiver contre la colique.

Vous expédierez les hommes que votre amitié me procure, quand bon vous semblera. J'ai fourni mon bas officier d'espèces autant que je l'ai cru nécessaire. Vous pouvez écrire hardiment par lui tout ce que bon vous semblera. Je ne l'attends qu'à la fin du mois d'août, terme de notre retour de Prusse.

Adieu, cher ami; cultivez laborieusement le terrain de là-bas pour nos intérêts communs, et soyez persuadé que je suis avec toute l'amitié imaginable,



Mon cher ami,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

<410>

84. AU MÊME.

Königsberg, 8 août 1739.



Mon cher Diaphane,

Me trouvant de cent lieues plus près de votre voisinage qu'à l'ordinaire, je n'ai pu résister à la tentation de vous écrire et de m'informer de l'état de votre santé. M. Stranganow,410-a qui passa par ici il y a deux jours, m'assure qu'elle se rétablit; mais il ne me faut pas moins que votre propre témoignage pour tranquilliser tout à fait mon amitié alarmée.

Vous saurez apparemment que l'affaire de B. est rompue, ce qui m'embarrasse beaucoup; mais je vous apprendrai une autre nouvelle qui, j'espère, vous fera plaisir : c'est que le Roi m'a fait, le plus gracieusement du monde, présent de son haras prussien.410-b J'y vais incessamment, pour continuer de là ma marche vers Berlin.

Je vous prie de me dire ce que deviendra l'affaire manquée, et si mon bas officier vous a bien rendu ma lettre.

Adieu, cher Suhm; vingt mille riens m'empêchent de vous dire tout ce que mon cœur pense. Soyez persuadé cependant qu'il n'est jamais en défaut lorsqu'il pense à vous; c'est ce que je puis vous assurer, foi de notre amitié inviolable.

Federic.

<411>

85. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 21 août 1739.



Monseigneur

N'ayant jusqu'à présent aucune nouvelle du bas officier que j'avais prié V. A. R. de m'envoyer pour conduire les quatre Turcs, j'ai pris le parti de les remettre au capitaine d'un vaisseau de Stettin, qui a bien voulu s'en charger, et les remettra au gouverneur de cette ville, avec prière de les faire parvenir le plus tôt possible à V. A. R. Il mettra à la voile au premier jour.

L'affaire de B. est rompue, parce qu'on revient toujours à la même chanson, et qu'on demande des recrues russes qu'on ne recevra pas. Mais je m'imagine que, dans quelque temps d'ici, on se ravisera de l'autre côté.

J'ai fait usage du post-scriptum, qui a fait son effet. J'attends l'occasion, le temps et la saison pour en recueillir les fruits, etc.

86. DU MÊME.

Pétersbourg, 29 août 1739.



Monseigneur

La rupture de certaine affaire m'a fait bien de la peine. J'en ai déjà mandé la nouvelle à V. A. R. par une autre voie. Mais j'ai lieu de croire qu'elle se renouera par ceux mêmes qui ont donné lieu à la rupture en demandant l'impossible.

Combien l'attention de V. A. R. à demander de mes nouvelles à ceux qui peuvent lui en donner ne m'a-t-elle pas touché et pénétré de reconnaissance! Quelle consolation n'est-ce pas pour moi d'apprendre qu'une trop cruelle absence ne me fait point oublier du plus<412> aimable prince du monde, qui, non content d'être chéri, adoré, a encore pris à tâche de faire que tout le monde trouve le bonheur suprême à être aimé et estimé de lui!

M. de La Chétardie n'arrive pas, et, à la légèreté des prétextes de son retardement, je croirais volontiers que sa cour n'est pas pressée de faire briller ici un ambassadeur.

V. A. R. sait trop bien la part que je prends à tout ce qui lui arrive, pour que j'aie besoin de lui exprimer tout le plaisir que m'a causé la nouvelle du beau présent qu'elle a reçu du Roi. Voyant par sa lettre que ce présent a dû lui être, par plus d'une raison, infiniment agréable, je m'en suis réjoui au fond du cœur; car tous mes sentiments, monseigneur, sont tellement dépendants des vôtres, qu'ils semblent en attendre l'influence afin de se déterminer, en sorte que c'est absolument d'après eux que ma joie et ma douleur se règlent. C'est ce dont vous êtes sans doute persuadé vous-même, monseigneur, puisque vous semblez avoir voulu me faire entendre tacitement, par les expressions de votre lettre, que vous regardiez le plaisir que devait me faire la nouvelle que vous me mandiez comme une conséquence naturelle du vôtre, en me laissant juger de votre joie par la mienne. Oh! daignez être persuadé, monseigneur, que par une telle opinion de mes sentiments vous ne faites absolument que leur rendre justice.

Le duc de Courlande, à qui j'ai fait part de cette nouvelle, m'a témoigné à cette occasion qu'il serait charmé de contribuer au plaisir que V. A. R. peut se promettre d'un si beau haras, et m'a chargé en même temps de lui écrire que, si elle l'agréait, il lui enverrait un étalon persan d'une grande beauté. Je ne doute pas, monseigneur, que cette offre ne vous soit fort agréable, d'autant plus que ces chevaux sont très-rares, et qu'on a même peine à en trouver à acheter. J'attends vos ordres à ce sujet, autant à l'égard de la réponse au Duc qu'à l'égard des mesures à prendre au sujet du transport.

Je suis, etc.

<413>

87. A M. DE SUHM.

Remusberg, 13 septembre 1739.



Mon cher Diaphane,

J'ai reçu votre lettre à mon retour de Königsberg, et je me flatte que celle que je vous ai écrite par le bas officier vous sera rendue à présent. Ce bas officier est tombé malade à Lübeck d'une violente fièvre chaude, ce qui a retardé son départ de quatre semaines.

J'aime trop votre bon cœur et l'attachement que vous avez pour vos amis pour condamner la raison qui vous a obligé d'abréger si fort votre lettre.413-a J'espère en recevoir dans peu et de plus longues, et de plus intéressantes.

J'attends avec impatience quels seront les fruits des soins que votre amitié se donne pour moi. Je suis embarrassé, comme vous pouvez vous l'imaginer, et j'attends là-dessus ce que vous m'écrirez, comme des décisions de l'oracle de Delphes.

Adieu, mon cher Diaphane. Quand pourrai-je vous donner des marques de mon amitié? Quand pourrai-je vous revoir, vous embrasser, et vous assurer de vive voix que je suis inviolablement,



Mon cher Diaphane,

Votre fidèle ami,
Federic.

<414>

88. AU MÊME.

Remusberg, 26 septembre 1739.



Mon cher Diaphane,

Vos lettres me font tout le plaisir imaginable, puisqu'elles m'assurent de la continuation de votre bonne santé et de votre amitié.

Je suis bien obligé au duc de Courlande du plaisir qu'il me fait de m'envoyer un beau cheval de Perse. Voudriez-vous bien le faire transporter jusque vers nos frontières, et m'envoyer le compte des frais?

Je crains fort la banqueroute complète de l'affaire que vous savez. Il faudra tourner nos yeux vers cet astre éclatant que vous m'indiquiez. Vous aurez la bonté de m'écrire encore une fois préalablement, et de me dire si vous croyez sûrement qu'on pourrait retirer de chez vous ces volumes si rares de la bibliothèque du prince Eugène, et de quelle manière il faudrait s'y prendre. Quoi qu'on puisse vous dire, mes livres ne sont point nombreux; je n'en ai point assez pour l'usage qu'il en faut faire, et ce m'est une nécessité d'avoir ces livres que je vous ai demandés il y a déjà si longtemps, sans quoi le projet de mes études s'en va en fumée.

Je voudrais, de plus, que vous pussiez convenir avec votre Académie qu'elle m'envoyât tous les ans deux exemplaires semblables à ceux que vous m'envoyâtes la première année de votre séjour en Russie, car j'en ai trouvé la lecture très-instructive et les vérités qu'elles contiennent d'une application admirable à la pratique.

Vous qui connaissez ces sciences, et qui êtes bon philosophe vous-même, je suis persuadé que vous sentez une conviction intime de l'usage que je retirerai de ces études. J'attends votre réponse avec grande impatience, pour savoir ce que vous aurez à me dire là-dessus, et l'horoscope auquel je dois m'attendre.

<415>Nous avons eu ici mylord Baltimore et le jeune Algarotti,415-a tous deux des hommes qui, par leur savoir, doivent se concilier l'estime et la considération de tous ceux qui les voient. Nous avons beaucoup parlé de vous, de philosophie, de sciences, des arts, enfin de tout ce qui doit être compris dans le goût des honnêtes gens.

Adieu, cher ami; vous êtes bien persuadé de mon amitié, et que ma tendresse pour vous ne finira qu'avec ma vie.

Federic.

89. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 10 octobre 1739.



Monseigneur

La nouvelle subitement arrivée de la paix conclue entre la Russie et la Porte m'a obligé d'expédier le bas officier Pauli sans perdre un moment, et avant que la nouvelle s'en publiât; et comme il n'était pas possible qu'il partît à point nommé un vaisseau, je l'ai fait partir par terre. Il amène à V. A. R. trois Bosniaques qu'il a trouvés fort beaux. Ce sont les seuls qu'il m'a été possible de recruter à la hâte.

Je suis, etc.

90. A M. DE SUHM.

Ruppin, 14 octobre 1739.



Mon cher Diaphane,

J'ai vu arriver aujourd'hui le plus galamment du monde la gent turque dont vous me faites l'étrenne. Je vous en marque mes par<416>faits remercîments, et je me vois obligé d'entrer en discussion des raisons pour lesquelles vous n'avez pas reçu d'abord le bas officier, qui doit être arrivé à présent à Saint-Pétersbourg. Cet homme a pris la fièvre chaude, avec un crachement de sang, à Lübeck, ce qui l'a empêché de partir plus tôt, et ce qui apparemment aura retardé de quelques mois son voyage. Vous serez sans doute informé de la paix qui se fait; cela ne faciliterait-il pas l'affaire de l'impression qui vous est connue? Je vous prie de me mander un peu votre sentiment là-dessus.

Je ne saurais assez vous remercier des attentions que vous avez pour moi. Je vous assure que mon cœur vous en tient compte, et que je ne demande pas mieux qu'une occasion pour faire éclater ma reconnaissance.

Les nouvelles du jour sont que le Roi lit pendant trois heures du jour la philosophie de Wolff, dont Dieu soit loué! Ainsi nous voilà arrivés au triomphe de la raison, et j'espère que les bigots avec leur obscure cabale ne pourront plus opprimer le bon sens et la raison. Auriez-vous cru, il y a deux années, que ce phénomène arriverait de nos jours? Ainsi l'on voit qu'il ne faut jurer de rien, et que les choses qui nous paraissent souvent les plus éloignées sont celles qui arrivent le plus tôt. Mais que dira ce philosophe? Car, avec toutes ses règles de probabilités, je suis sûr qu'il ne se serait jamais douté de ce qui vient d'arriver. Je vous dirai encore plus : on offre à Wolff une pension de mille écus, une de cinq cents à son fils, et l'on promet une pension à la femme, en cas de veuvage. Voilà autant de choses nouvelles et étonnantes, qui toutefois sont véritables.

Après ces nouvelles, il est permis de parler de choses anciennes et déjà connues; vous comprenez bien que c'est pour vous réitérer les assurances de l'estime parfaite avec laquelle je suis tout à vous.

Federic.

<417>

91. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 6 novembre 1739.



Monseigneur

La précipitation avec laquelle j'ai été obligé d'expédier dernièrement le bas officier avec les trois Turcs Bosniaques, à cause de la nouvelle de la paix, m'ayant empêché de profiter de cette bonne occasion d'écrire à V. A. R., elle permettra que je m'en dédommage aujourd'hui.

Plus d'une raison, monseigneur, me détermine à vous prier de vous servir de signes arabesques sur certaines matières assez curieuses et intéressantes d'elles-mêmes pour mériter un tel soin. Je ne puis rien encore mander de positif sur certain sujet à V. A. R., mais elle se souviendra de ce que je lui ai fait espérer pour le temps de la paix que je lui ai prédite. Il faudra voir maintenant si je serai bon prophète jusqu'au bout.

Je recommence fort à espérer que l'affaire de B. aura lieu; toutefois je n'ose pas faire le prophète sur ce sujet.

Pour en revenir aux Turcs, je suis bien aise que les quatre premiers soient arrivés à bon port. J'espère que les trois qui les ont suivis plairont encore davantage à V. A. R.

Le cheval persan que le duc de Courlande envoie à V. A. R. se mettra en chemin dès que le temps le permettra. On le conduira jusqu'à Memel, où on le remettra au commandant, à qui elle voudra bien faire savoir où il doit le faire mener.

Si, d'un côté, j'ai été attendri et pénétré de reconnaissance par la généreuse et touchante attention de V. A. R. à m'envoyer des re-mèdes, j'ai été bien affligé et alarmé, de l'autre, par la description des terribles et dangereuses crampes d'estomac dont elle est de temps en temps attaquée. Quelque confiance que j'aie en vos conseils, monseigneur, je doute cependant que les remèdes que vous me proposez<418> conviennent absolument à mon mal, qui est, autant que j'en puis juger, d'une tout autre nature et de bien moindre conséquence que le vôtre. Au nom de Dieu, monseigneur, mettez tout le soin possible à conserver votre précieuse santé. Songez à tous ceux qu'elle intéresse. Je ne puis m'empêcher, monseigneur, de vous faire part, en cette occasion, de l'avis d'un grand médecin sur le régime qui convient particulièrement aux personnes qui sont sujettes à ces terribles crampes. « Je regarde, dit-il, l'usage même le plus modéré du vin de Champagne comme une des causes les plus propres à favoriser les crampes d'estomac Louis XIV, qui a dû y être fort sujet dans sa jeunesse, s'en abstint toujours avec le plus grand soin, et ne fit usage que de vin de Bourgogne avec de l'eau. » Si votre médecin était, sur ce point, du même sentiment, V. A. R. aurait les plus fortes raisons de préférer à un vin qui peut être nuisible à sa constitution un autre vin qui pourrait lui être salutaire. J'ose me flatter, monseigneur, que vous daignerez regarder la liberté que je prends de vous rendre attentif à un conseil qui regarde votre précieuse santé comme une des plus évidentes preuves que je puisse vous donner du religieux intérêt que je prends à votre sacrée personne.

Le couvert de la lettre que V. A. R. m'a renvoyé avait bien un petit air manié; cependant il se peut très-bien que ce fût moi-même qui l'eusse mal cacheté. J'y ai trouvé de la main de V. A. R. quelques essais de vers qui paraissaient destinés à composer un éloge de la gloire et de la vertu.418-a Je vous y ai bien reconnu, monseigneur, car, dans tous vos travaux littéraires, il est aussi facile de vous reconnaître au choix des sujets également dignes de vous et de votre plume que vous vous proposez qu'à la manière dont vous savez les traiter.

Les nouvelles que vous me donnez du philosophe Wolff et de la fortune que vient de faire sa philosophie ne m'ont pas moins surpris que réjoui. En vérité, monseigneur, vous pouvez vous féliciter de ce<419> qui arrive comme d'un miracle, et vous en réjouir comme de votre ouvrage. Que cet exemple vous fasse reconnaître ce que votre modestie semble vouloir vous cacher, vous fasse reconnaître, dis-je, de quelle influence ne va pas être dans le monde la supériorité de votre heureux génie. Je ne tiendrais sûrement pas ce langage, monseigneur, à tout autre prince qu'à vous, ou si je ne pensais pas avec un ancien qu'une sage confiance en soi-même, dirigée par une juste connaissance de ses forces, est la mère des grandes actions. Agréez, monseigneur, etc.

92. DU MÊME.

Pétersbourg, 28 novembre 1739.



Monseigneur

Comme le temps s'est mis au beau, et que les chemins sont bons, le Duc fit venir hier au manége le cheval persan qu'il envoie à V. A. R. Il est gris, fort haut pour un persan, et d'une grande beauté. Le Duc, l'ayant trouvé en bon état, me dit qu'il le ferait partir le lendemain, et qu'il donnerait ordre qu'il fût conduit jusqu'à Memel, où on le remettrait au commandant, souhaitant qu'il arrivât en aussi bon état qu'il l'était lorsque je l'ai vu. Comme il sera plus d'un mois en chemin, V. A. R. aura le temps nécessaire pour donner ses ordres à M. de l'Hôpital,419-a tant par rapport au cheval que par rapport à la personne qui l'aura amené, si elle ne l'a pas fait déjà par précaution.

Nous avons appris que M. de La Chétardie est parti le 12 de Berlin, de sorte qu'il peut être actuellement en Courlande. Je me réjouis infiniment de le voir pour apprendre des nouvelles de la santé<420> de V. A. R. par un témoignage vivant, et pour pouvoir m'entretenir d'elle avec lui, n'y ayant aucun plaisir au monde qui puisse égaler pour moi celui que je trouve à m'occuper de l'aimable et digne prince dont l'amitié et la bienveillance envers moi font le suprême bonheur de ma vie, etc.

93. A M. DE SUHM.

Berlin, 2 décembre 1739.



Mon cher Diaphane,

Je vous suis obligé on ne saurait davantage pour les belles recrues que vous me procurez de nouveau. Je voudrais pouvoir vous en témoigner ma reconnaissance. Mais je vous dois tant! Et ceci n'est qu'un des moindres objets sur lesquels roule ma reconnaissance.

Voici donc enfin cette paix tant attendue et tant désirée! Je souhaite, mon cher Diaphane, que vous soyez en tout plus grand prophète que Mahomet, qu'Ésaïe, que Daniel et tous ces vieux Juifs dont les rêves ont fait tant de bruit dans le monde, et ont donné la question à tant d'interprètes et de commentateurs.

L'affaire de B. est rompue à coup sûr; j'en sais trop de circonstances pour qu'il reste la moindre apparence de la renouer, ainsi qu'il ne faut plus y compter.

Remerciez, s'il vous plaît, infiniment le duc de Courlande de ma part de l'attention qu'il a de m'envoyer un étalon. Je voudrais bien lui envoyer quelque chose d'ici; il s'agit seulement de savoir ce qu'il n'a pas, et ce qui pourrait lui faire plaisir.

Ma santé, à laquelle vous vous intéressez, va mieux que par le passé. Je reprends à présent très-bien mes forces et ma vigueur, et<421> j'espère d'être totalement quitte des fâcheuses incommodités que j'ai essuyées. Je suis bien aise d'apprendre que vos maux ne sont pas si dangereux que les miens; ce me sera une consolation en souffrant, si je sais que je suis le seul qui ait le danger à craindre, et que je puis être en repos au sujet de mes amis.

Je vous envoie cette lettre par une voie sûre et certaine. Je ne m'embarrasse pas de vos réponses, car je suis sûr que vous veillez à leur salut. Ce cachet ouvert était de la lettre que Kalsow m'apporta, et je l'ai soupçonné d'avoir eu cette curiosité, soit par lui-même, soit par des ordres supérieurs. J'ai la mauvaise coutume de barbouiller bien du papier lorsque je compose, ce qui ne vaut rien. Je voudrais que ce fût le moindre de mes défauts. Je vous enverrai, le printemps prochain, un ouvrage421-a qui est actuellement sous presse, et auquel j'ai travaillé tout cet automne très-assidûment. Comme il regarde la politique, il est doublement de votre ressort.

Voici un exemple d'algèbre que l'aimable et profond Algarotti m'a envoyé. Je ne saurais le déchiffrer, mais je crois que vous en viendrez bien à bout là-bas, si vous l'entreprenez, et que vous vouliez bien vous en donner la peine, de quoi je ne doute point, puisque c'est me rendre service, ayant grand besoin de la solution de ce problème pour le calcul des fractions et des infiniment petits.

421-bJ'écrirai à l'Impératrice dès que vous m'aurez envoyé le modèle de la lettre avec les titres. Il me faudrait vingt-quatre mille écus par an. Si vous pouvez réussir, vous en prendrez deux mille sur ce nombre tous les ans. Que le marché soit conclu, s'il se peut, vers le mois d'avril.

J'abandonne ceci à votre prudence, et je ne doute point que vous<422> ne sondiez les de l'Isle422-a et les plus experts en ces matières pour voir si vous pouvez m'écrire quelque chose de précis sur ce calcul. Je crois cependant qu'il vous paraîtra moins difficile à présent qu'en tout autre temps. Vous qui vous guidez par les lumières de Wolff, vous pénétrerez facilement ce petit abîme d'algèbre, et je me flatte que vous vous en tirerez d'une manière triomphante, car qu'y aurait-il de difficile pour vous, et qui pût vous arrêter?

Adieu, mon cher Diaphane; toujours également aimable, fidèle et attaché, restez le même toute votre vie, et ne doutez jamais de tous les sentiments de reconnaissance, d'amitié et d'estime avec lesquels je suis à vous sans réserve.

Federic.

94. AU MÊME.

Berlin, 13 décembre 1739.



Mon cher Diaphane,

J'ai eu le plaisir de recevoir deux de vos lettres en peu de temps, l'une par le bas officier, qui vient d'arriver, et l'autre par la voie ordinaire. Je ne saurais assez vous marquer toutes les obligations que je vous ai et que je vous conserverai toujours; il ne s'agit que de les reconnaître.

Je me rappelle en gros le sujet de la lettre que je vous ai écrite, où il y avait ce problème d'algèbre que je ne doute point que vous n'ayez expliqué. Comme la paix est faite avec la Porte, je pense bien<423> que l'on commencera à imprimer les mémoires de votre Académie, et si on les donne par souscription, mandez-le-moi, que j'y souscrive, car je voudrais les avoir toutes les années.

J'écrirai dès ce moment à l'Hôpital pour le cheval et tout ce qui regarde son transport, de façon qu'on aura lieu d'être satisfait; et, dès que le cheval sera arrivé, j'en remercierai le Duc moi-même.

Recevez, mon cher Diaphane, le portrait que je vous envoie pour vous souvenir de moi, et soyez persuadé qu'on ne saurait être avec plus d'estime que je suis

Votre très-fidèle ami, Federic.

95. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 16 janvier 1740.



Monseigneur

J'ai bien reçu une lettre dont Votre Altesse Royale m'a honoré vers le commencement de décembre, avec un petit problème d'algèbre : mais quelque bonne opinion qu'elle me témoigne avoir de mon habileté dans cette science, cet encouragement n'a pourtant pas encore suffi à m'en faire trouver la solution. J'ai cependant jeté en toute confiance quelques idées sur le papier, qui m'ont paru avoir quelque vraisemblance; mais il faudra les vérifier, et c'est ce qui m'occupe maintenant, et me demandera encore un peu de temps. V. A. R. ne saurait être plus impatiente d'en voir le succès que moi.

En attendant, j'ai reçu une grande consolation en apprenant, monseigneur, que votre santé se fortifie. Fasse le ciel que, ayant si bien commencé cette nouvelle année, vous en commenciez et finis<424>siez une infinité d'autres sous les plus heureux auspices, et que toutes comblent sans cesse tous vos vœux!

J'ai témoigné au duc de Courlande combien V. A. R. a été sensible à son attention, et il a été charmé de voir qu'il a réussi en ce qu'il désirait de vous faire plaisir.

Je suis bien impatient, monseigneur, de recevoir l'ouvrage que V. A. R. me promet pour le printemps prochain. Il est bien naturel que la haute opinion que j'ai une fois conçue de l'auguste auteur me prévienne infiniment en faveur de l'ouvrage; cependant je ferai mon possible pour le lire sans prévention, afin que l'éloge que j'aurai à en faire en soit d'autant moins suspect.

M. le marquis de La Chétardie, qui m'a autant charmé par les bonnes nouvelles qu'il m'a apportées de V. A. R. que par sa propre personne, m'a montré un article d'une lettre du plus aimable prince qu'il connut jamais, m'a-t-il dit. Cet article parlait d'un certain ami relégué à Pétersbourg, et cela, dans les termes les plus propres à pénétrer tout homme sensible, et qui connaît tout le prix d'une telle amitié, des plus vifs sentiments d'amour et de reconnaissance. Je ne chercherai point à vous exprimer, monseigneur, ce qui ne peut être rendu par aucune expression, les tendres et respectueux sentiments de mon âme. Je ne dirai rien de mon émotion, de mes transports, des larmes de joie et d'attendrissement qui ont coulé de mes yeux; je me sens trop faible pour peindre tout cela. Heureusement pour moi que l'aimable et spirituel porteur de cette gracieuse lettre s'est chargé d'en faire un fidèle rapport à V. A. R.

Agréez, monseigneur, etc.

<425>

96. A M. DE SUHM.

Berlin, 4 février 1740.



Mon cher Diaphane,

Je profite du départ du prince de Hesse-Hombourg pour vous faire souvenir de moi et pour vous avertir que dans peu viendra l'époque où je dois vous sommer de votre parole. J'espère que vous êtes toujours dans les sentiments que je vous ai connus, et que vous n'avez point oublié de quoi nous étions d'accord le soir de notre séparation.

En attendant le plaisir de vous revoir, je vous envoie une bague avec mon portrait, que je vous prie de ne point quitter.

Voici une lettre pour le duc de Courlande, à qui je vous prie de faire mes compliments. Dites à La Chétardie que je l'assurais par trois fois trois425-a de mon amitié.

Je vous écrirai encore plus positivement lorsqu'il en sera temps. Je me flatte que vous êtes toujours le même, vous priant de me croire avec une parfaite estime

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

97. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 22 mars 1740.



Monseigneur

Le prince de Hesse-Hombourg m'a remis la gracieuse lettre dont V. A. R. a bien voulu m'honorer. J'en avais aussi reçu une précé<426>dente en conséquence de laquelle j'avais différé certaines démarches dans l'attente prochaine du grand événement qui doit les rendre superflues.

Je ne sais, monseigneur, ce que je dois le plus des deux, ou m'affliger ou me réjouir de la question que vous me faites, dans votre dernière et gracieuse lettre, au sujet de mes sentiments envers V. A. R.; car si, d'un côté, j'y reconnais avec des transports de joie la constance de ceux dont le plus digne prince du monde daigne m'honorer, ne dois-je pas m'affliger au fond de l'âme de ce que ce même prince semble douter de la constance des miens? Mais, tout comme je ne dois sans doute regarder cette tournure de vos expressions que comme une manière toute pleine de délicatesse et de sentiment dont il vous plaît me témoigner la constance de vos faveurs, je vous prie aussi, monseigneur, de regarder l'incapacité où je me sens d'exprimer à V. A. R. tout ce que j'aurais à lui répondre sur ce sujet comme l'assurance la plus sincère et la plus énergique des sentiments inaltérables de respect et de dévouement que mon cœur lui a voués, et que je désire pouvoir lui témoigner par mes services jusqu'au dernier moment de ma vie, attendant avec la plus vive impatience l'époque où je me verrai rappelé auprès d'elle pour n'en être plus séparé que par la mort.

J'ai remis, monseigneur, votre lettre au duc de Courlande, et il me remettra sa réponse. Cette attention de V. A. R. lui a fait un plaisir infini. M. de La Chétardie marquera lui-même à V. A. R. combien il a été sensible à l'honneur de son souvenir.

Comment vous exprimer, monseigneur, toute la joie et toute la reconnaissance dont m'a pénétré l'adorable portrait de V. A. R.? Non, je ne me souviens pas que jamais rien au monde m'ait fait un plaisir aussi sensible et aussi vrai que ce gracieux témoignage de vos faveurs. En le recevant, j'ai senti qu'il ne me restait à désirer que des ailes pour aller me jeter aux pieds de V. A. R., pour lui témoigner<427> par mes respects et mes adorations la vive reconnaissance dont me pénètrent ses bienfaits, et la persuader par les plus saintes protestations que je mourrai avec le plus tendre et le plus parfait attachement, etc.

98. A M. DE SUHM.

Berlin, 13 avril 1740.



Mon cher Diaphane,

Votre lettre m'a causé beaucoup de joie, y voyant la constance de vos sentiments, dont à la vérité j'avais cru pouvoir me flatter, mais dont la confirmation n'a pas laissé de m'être très-agréable. Attendez encore, mon cher, une dernière lettre de ma part pour agir en conséquence de vos engagements; mais, en attendant, préparez tout pour ne point laisser languir l'amitié que j'ai pour vous. Nous sommes ici sûrs du crinoménon; il ne s'agit à présent que du critérion.427-a Peu de temps nous mettra au fait, et vous pouvez toujours prendre vos mesures, quitte à différer leur exécution de quelques semaines.

Vous pouvez bien juger que je suis assez tracassé dans la situation où je me trouve. On me laisse peu de repos, mais l'intérieur est tranquille, et je puis vous assurer que je n'ai jamais été plus philosophe qu'en cette occasion-ci. Je regarde avec des yeux d'indifférence tout ce qui m'attend, sans désirer la fortune ni la craindre, plein de compassion pour ceux qui souffrent, d'estime pour les honnêtes gens, et de tendresse pour mes amis. Vous que je compte au nombre de ces derniers, vous voudrez bien vous persuader de plus en plus que<428> vous trouverez en moi tout ce qu'Oreste trouva jamais dans Pylade, et que personne ne saurait avoir plus d'estime et d'amitié pour vous que

Votre fidèle
Federic.

99. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 21 mai 1740.



Monseigneur

La gracieuse lettre dont il a plu à Votre Altesse Royale de m'honorer le 13 du mois passé serait venue mettre le comble à mon respectueux attachement et à mon admiration pour elle, si l'un et l'autre eussent encore été susceptibles de quelque accroissement. O grand homme! ô digne et vertueux prince! si vous n'étiez point au-dessus de toutes les louanges humaines, je ne quitterais point ce papier avant que d'avoir fait votre éloge, car mon cœur brûle de vous louer. Quoi! l'éclat d'un trône, loin d'éblouir vos yeux, ne fait qu'exalter votre vertu et affermir votre philosophie! Quoi! l'attente prochaine d'une couronne, loin d'enfler ou de refroidir votre cœur, ne sert qu'à le rendre plus calme, plus ferme, plus compatissant, plus tendre! Quoi! le plus grand des rois veut devenir Pylade pour Oreste! Oh! qui jamais pourra dire tout ce que de tels sentiments ont de sublime et de touchant?

Puisque vous l'ordonnez, monseigneur, je vais travailler, par un prompt arrangement de mes affaires, à me préparer le bonheur si digne d'envie de n'appartenir désormais qu'à vous seul, etc.

<429>

100. A M. DE SUHM.

Charlottenbourg, 14 juin 1740.



Mon cher Diaphane,

Votre lettre n'a point été rendue à son adresse, car j'avais changé de sort avant qu'elle arrivât. Cependant l'extérieur n'altère point l'intérieur, et le titre ne change rien à ma façon de penser. Je puis donc à présent vous dire d'une manière positive qu'il ne dépend plus que de vous d'être à moi, et que j'attends votre résolution pour savoir comment et sur quel pied vous voudrez l'être.

Ce me sera une grande consolation, dans le deuil où je suis de la mort de mon père, de pouvoir me retrouver avec un ami que j'aime et que j'estime.

Faites ce que vous pourrez pour engager M. Euler, grand algébriste, et, si vous pouvez, amenez-le avec vous. Je lui donnerai mille ou douze cents écus de gages.

Faites mes excuses à La Chétardie de ce que je ne lui ai point répondu à sa lettre; mais je la reçus le jour même que le malheur m'arriva.

Je vous embrasse, cher Diaphane, de tout mon cœur, dans l'espérance de vous revoir bientôt.

Federic.

101. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 15 juin 1740.



Sire,

Cette cour vient d'apprendre en même temps l'heureux avénement de Votre Majesté au trône et la joie inexprimable qu'en ont témoignée<430> ses peuples. On s'attendait à l'un et à l'autre événement avec la même certitude qui sert de fondement à l'espérance que l'on a de voir briller sous V. M. un règne qui fera l'ornement de l'histoire de notre siècle. Ayant plus que personne sujet d'être convaincu de la solidité du fondement de cette douce espérance, V. M. permettra que je me contente de joindre mes vœux ardents à ceux de ses fidèles sujets pour lui souhaiter les années de Nestor, afin que plusieurs générations puissent jouir du bonheur qui va faire le partage de ses peuples sous son glorieux règne, et bénissent le ciel de la félicité qu'il veut leur faire goûter par elle.

La joie, autant que le respect, m'empêche d'exprimer à V. M. les sentiments que cette grande révolution m'a fait éprouver; mais rien au monde ne saurait m'empêcher de lui témoigner la confiance que j'ai qu'elle daignera, avec la même bonté que le prince royal de Prusse, agréer l'assurance de la parfaite vénération et du dévouement sans bornes avec; lequel j'ai fait vœu d'être toute ma vie,



Sire,

de Votre Majesté
le très-soumis et très-fidèle
Diaphane.

102. A M. DE SUHM.

Charlottenbourg, 29 juin 1740.



Mon cher Diaphane,

J'espérais que, parmi les compliments que vous me faites sur le changement qui vient d'arriver à mes titres, il se trouverait un petit mot qui regarderait votre personne; mais j'ai eu la mortification de ne rien trouver, sur votre sujet et sur le mien, de ce que j'appelle inté<431>ressant. Je vous prie donc, mon cher Suhm, de m'écrire si vous êtes homme à renoncer au ministère pour mener la vie réfléchie d'un sage, et si vous pouvez trouver quelque chose dans ma compagnie qui vous dédommage de la politique.

J'attends impatiemment votre résolution là-dessus, vous assurant que je suis avec bien de l'estime et de l'amitié

Votre très-fidèle ami, Federic.

P. S. Dites en mon nom à votre duc à qui il veut que l'argent soit compté.

Je vais en Prusse; votre chemin serait à moitié fait, si vous pouviez m'y joindre. Mais je demande peut-être plus que vous ne voudrez ou ne pourrez m'accorder.

103. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 2 juillet 1740.



Sire,

Je n'avais pas attendu la confirmation des sentiments de Votre Majesté, qu'il lui a plu de me donner par sa toute gracieuse lettre du 14 du mois passé, pour me conformer aux insinuations du prince royal de Prusse en prenant les mesures propres à accélérer le bonheur de me voir à ses pieds.

Oh! je connais trop bien, Sire, le fond de votre grande âme pour qu'il eût pu entrer dans mon esprit une ombre du soupçon que le changement d'état apporterait quelque changement à votre façon de penser.

<432>J'attends avec la plus vive impatience le succès des démarches que j'ai faites, craignant beaucoup que le grand éloignement et les formalités ne me fassent encore longtemps languir. En ce cas, il ne faudra pas moins que la gracieuse assurance que V. M. vient de me donner, qu'elle va me regarder désormais comme lui appartenant, pour soutenir ma patience et mes forces. Pour ce qui est du comment et du pied sur lequel je serai, je n'ai absolument rien à dire là-dessus. Il me suffira d'être à vous, Sire, le reste ne me regarde point; trop heureux et trop content de savoir qu'un grand roi daigne me confirmer les sentiments aussi gracieux qu'inestimables dont il m'honorait comme prince royal, et de voir qu'il daigne agréer mes respectueux et tendres hommages, et ajouter foi à la sincérité du désir que j'ose lui témoigner de me retrouver à ses pieds et d'y finir mes jours en m'efforçant de lui prouver le zélé et respectueux attachement avec lequel je veux être jusqu'au dernier instant de ma vie, etc.

104. A M. DE SUHM.

Trakehnen,432-a en Prusse, 15 juillet 1740.



Mon cher Diaphane,

Je puis donc à présent vous regarder comme étant véritablement à moi. Charmé de vous posséder et de jouir de votre aimable compagnie, je serai votre homme d'affaires à Berlin, et, au cas que je n'ajuste pas vos petits arrangements selon vos souhaits, il ne dépendra que de vous de dire ce qu'il vous faut.

Amenez Euler, si vous le pouvez. On lui donnera mille écus de pension ou douze cents. Quant à la petite affaire de trois ans, je vous<433> prie de me dire comment et de quelle manière je pourrai m'en acquitter-Adieu, mon aimable Diaphane; je savoure déjà d'avance le plaisir de vous embrasser et de vous assurer que je suis tout à vous.

Federic.

105. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 13 août 1740.



Sire,

Que de grâces infinies n'ai-je pas à rendre à Votre Majesté de ce qu'il lui a plu de me donner de si pleines assurances de mon bonheur par sa dernière et gracieuse lettre! Ne pouvant rien ajouter aux tendres et respectueux sentiments dont je me sens pénétré pour elle, elle est venue mettre le comble à ma joie et à l'impatience que j'éprouve de me voir aux pieds d'un maître qui, dès le commencement de son règne, ne fait aucune démarche qui ne lui gagne l'amour de ses peuples, et ne lui attire l'admiration de toute l'Europe.

En réponse à la lettre par laquelle j'avais demandé mon rappel et ma démission, et que le duc de Courlande avait bien voulu appuyer de ses représentations fondées sur le mauvais état de ma santé, que le climat de Russie a fort altérée, j'ai enfin eu la joie et la satisfaction inexprimable de recevoir, samedi passé, une très-gracieuse réponse de la cour de Dresde, contenant mon rappel dans les termes les plus propres à me faire connaître l'entière satisfaction que l'on a de mes services passés. C'est avec des transports de joie que je viens, Sire, vous apprendre cette nouvelle, y ajoutant celle que je prendrai au premier jour ici mon audience de congé, afin de pouvoir sans délai<434> partir pour Varsovie, où je dois me rendre pour y recevoir ma démission en forme, après quoi je n'aurai rien de plus pressé que de voler aux pieds de V. M. pour la prier de prendre possession de moi, et de me donner désormais sans cesse des occasions de lui prouver la sincérité du tendre et inviolable attachement et du profond respect de

Son fidèle et dévoué
Diaphane.

106. A M. DE SUHM.

Wésel, 31 août 1740.



Mon cher Diaphane,

Je suis bien charmé de pouvoir me dire enfin que vous êtes à moi. J'ai désiré ce moment avec grande impatience, et je me flatte que vous n'aurez pas lieu de regretter le pas que vous venez de faire.

Je compte d'être à Berlin vers la fin de septembre. Je suis bien impatient de vous voir, mais trop surchargé d'affaires pour pouvoir les négliger.

Maupertuis, que j'ai trouvé ici, me suit pour rester à Berlin. J'espère que l'assemblage de tant d'habiles gens d'esprit ne contribuera pas peu à rendre le séjour de Berlin agréable.434-a Il me le paraîtra beaucoup quand j'aurai le plaisir de vous embrasser et de vous assurer de mon estime et de mon amitié. Adieu.

Federic.

<435>

107. DE M. DE SUHM.

Memel, 7 septembre 17 40.



Sire,

Le trop grand empressement que j'ai eu pour faire chemin m'a reculé, et je me vois obligé de m'arrêter ici pour reprendre mes forces.

Un Portugais, petit homme noir, maigre et sec, mais bon philosophe et savant médecin, m'ayant engagé à me mettre au lait pour un an, afin de me rétablir entièrement, me promit que j'en serais d'abord fort affaibli, et il m'a bien tenu parole. En revanche, il m'a garanti tout autre accident, et que je reprendrais mes forces bientôt. C'est ce que j'attends ici; et comme je serai obligé d'aller me congédier à Varsovie, j'ai cru de mon devoir d'avertir respectueusement V. M. de cette variation.

La satisfaction de me trouver dans les États de V. M. est si réelle, que, le lendemain de mon arrivée, je me suis senti du soulagement et une certaine tranquillité d'âme qui contribuera à hâter mon rétablissement. Mais ce qui m'encourage bien plus, c'est la douce et flatteuse espérance de me voir aux pieds de V. M. et de retrouver en elle un grand roi qui m'honore de sa bienveillance, et qui daignera me revoir comme l'homme du monde qui lui est le plus entièrement dévoué, étant avec la soumission la plus respectueuse,



Sire,

de Votre Majesté
le plus humble, plus obéissant et plus fidèle serviteur,
Suhm.

<436>

108. A M. DE SUHM.

Potsdam, 24 septembre 1740.



Monseigneur de Suhm,

C'est avec plaisir que j'ai reçu les marques de votre souvenir, par lesquelles vous me faites part des raisons qui ont occasionné la durée du voyage et la route que vous êtes obligé de prendre. Vous me rendrez la justice de croire que je m'y intéresse, et que j'attends la satisfaction de vous revoir, étant, etc.

109. DE M. DE SUHM.

Tilsit, 19 septembre 1740.



Sire,

Honteux de dater deux fois de Memel, j'ai ramassé mes forces pour me rendre ici avant de faire très-humblement rapport à V. M. que, étant revenu sur pied, je serai ce soir à Insterbourg, et je vais le plus grand train qu'il m'est possible pour arriver à Varsovie, où, m'arrêtant le moins de jours qu'il dépendra de moi, j'irai tout droit de là me jeter aux pieds de V. M., étant avec la soumission la plus respectueuse,



Sire,

de Votre Majesté
etc.

<437>

110. A M. DE SUHM.

Charlottenbourg, 3 octobre 1740.

J'ai été bien aise de voir par votre lettre du 19 septembre que la situation de votre santé vous a permis de poursuivre votre voyage. Si la continuation répond à mes vœux, j'espère de vous dire bientôt de bouche, etc.

111. DE M. DE SUHM.

Varsovie, 2 octobre 1740.



Sire,

Je viens d'arriver ici à petites journées, parce qu'une rechute terrible de mon mal ordinaire, qui m'a pris peu de jours avant mon départ de Pétersbourg, et qui a pensé m'ôter toute espérance de jamais revoir V. M., m'avait laissé une telle faiblesse, que ce n'est pas sans risque que j'ai entrepris un si long voyage. Mais rien n'étant capable de modérer mon impatience, j'ai eu recours à la douce et flatteuse espérance de me voir bientôt aux pieds de V. M., pour m'aider à supporter patiemment toutes les souffrances et toutes les fatigues que j'ai eu à essuyer pendant ce long trajet.

Ma faiblesse ne me permettant point encore de me présenter à la cour, j'ai pris le parti d'écrire au Roi, qui m'en a gracieusement dispensé. J'ai donc fait hier mon rapport par écrit, et n'attends plus que ma démission, que l'on va m'expédier, pour aller me jeter aux pieds de V. M. aussitôt que mes forces me le permettront. Mon médecin, qui me fait prendre des bouillons, me donne l'espérance de les<438> recouvrer bientôt. Cependant, loin de remarquer jusqu'à présent quelque changement en mieux, il me semble au contraire que mon état empire chaque jour. Il faudra une heureuse crise pour me relever de cette fâcheuse maladie. La seule consolation qui me reste dans mes souffrances est de me sentir si près de V. M. et de me voir bientôt, si le ciel trouve bon de prolonger ma vie, maître de l'aller mettre à ses pieds et de la conjurer d'en agréer l'offrande comme le seul hommage capable de lui faire connaître dignement la tendre vénération et le parfait dévouement de

Son fidèle
Diaphane.

112. DU MÊME.

Varsovie, 5 octobre 1740.



Sire,

Encore que la faiblesse que me devait procurer ma cure de lait soit sur son déclin, et que mes forces reviennent sensiblement, je n'ai pourtant pas été en état encore de me produire ici, et suis obligé de profiter de la permission que la cour m'a accordée de me reposer. Ce qui m'inquiète, c'est que j'apprends que V. M. est déjà de retour, ce qui augmente cruellement mon impatience de me trouver à ses pieds. Je ne perdrai certainement aucun temps pour cela, brûlant du désir de me trouver devant V. M., étant avec la soumission la plus respectueuse,



Sire,

de Votre Majesté
etc.

<439>

113. A M. DE SUHM.

Ruppin, 20 octobre 1740.

Votre lettre du 5 de ce mois m'ayant fait connaître la faible situation de votre santé, j'y prends beaucoup de part, et je vous en souhaite un prompt rétablissement pour avoir bientôt la satisfaction de vous voir.

114. DE M. DE SUHM.

Varsovie, 12 octobre 1740.



Sire,

Après une très-gracieuse réponse dont Votre Majesté m'a honoré de Wésel, je viens d'en recevoir deux autres de Potsdam et de Charlottenbourg, qui ont bien diminué la joie que m'avait donnée la première, et je n'ai repris un peu de tranquillité que sur ce qu'on m'assure que la fièvre quarte n'est point dangereuse, et qu'on ne l'attribue qu'aux grandes fatigues de V. M. en faisant tout de suite la visite de ses vastes États. Je ne sais que trop combien de rudes voyages mettent le feu dans le corps, et, tandis que ma cure de lait me laisse déjà reprendre des forces suffisantes pour agir, il faut que je me voie réduit tristement à la seule situation d'être couché. Un habile chirurgien m'a promis du soulagement dans quelques jours; mais je crains bien, grand roi, que, fatigué de mes plaintes et longueurs, V. M. ne me dise de voyager à mon aise, et d'arriver quand je pourrai, pendant que je<440> voudrais, aux dépens de la moitié de ma vie, être à même de me mettre avec l'autre à vos pieds.

Je suis avec la soumission la plus respectueuse,



Sire,

de Votre Majesté
etc.

115. A M. DE SUHM.

Ruppin, 22 octobre 1740.

J'ai bien reçu votre lettre, et je vous sais bon gré de la part que vous prenez à ma fièvre, qui va en diminuant. Quant à ce qui regarde votre santé affaiblie, vous ferez bien de voyager lentement pour la rétablir, me paraissant fort dangereux de l'exposer par une course rapide.

116. DE M. DE SUHM.

Varsovie, 28 octobre 1740.



Sire,

Avant-hier je reçus ma démission dans les termes les plus gracieux et les plus honorables pour moi, comme il plaira à V. M. de le voir par la copie ci-jointe.

Me voilà donc enfin parvenu au faîte de la félicité, au plus haut degré de bonheur auquel mes vœux terrestres eussent jamais pu<441> aspirer. Aussi est-il bien au-dessus de tout ce que le plus vif et le plus respectueux sentiment peut exprimer, de rendre tout ce que j'éprouve en me disant aujourd'hui que je puis me prosterner en toute confiance au pied du trône de V. M., et lui offrir mon sang et ma vie, comme à mon maître, à mon gracieux protecteur, à mon ami, à mon roi. Et, à cet égard, ma satisfaction et ma joie sont à leur comble. Mais mon affliction l'est aussi de voir ma santé dans un si mauvais état, que les médecins ont décidé que je ne pourrais absolument me mettre en voyage avant que d'avoir repris des forces. Et je remarque que pour cela il ne suffit pas de s'être mis aux bouillons.

Dans cette fâcheuse situation, où je n'aurais jamais pu me trouver plus mal à propos, je crois qu'un homme avec beaucoup de fermeté perdrait facilement courage. Mais je me soutiendrai jusqu'au bout par les sentiments de constance et de résignation sur lesquels j'ai toujours cherché à fonder le bonheur et la tranquillité de ma vie; et il serait bien honteux pour moi d'être parvenu jusqu'à l'âge où je suis, si je ne pouvais me rendre le témoignage de n'y avoir pas travaillé en vain.

Je me flatte cependant que V. M. daignera, par un mot de sa main, me donner quelque consolation dans la solitude où je vais être abandonné ici, parce que, d'abord après la diète, la cour partira pour la Saxe, afin d'établir le vicariat et de régler les autres choses qu'il convient de mettre en ordre après la mort de l'Empereur.441-a Le vif intérêt que je prends, Sire, à la splendeur et à la félicité du règne que vous promettez à vos chers sujets, ne me permet pas de parler de cet événement sans féliciter d'avance V. M. des grandes conjonctures qui vont lui donner occasion d'accroître sa gloire en travaillant aux intérêts et au bonheur de ses États.

Agréez, Sire, etc.

<442>

117. DU MÊME.

Varsovie, 3 novembre 1740.



Sire,

C'est en vain que l'on me berce encore d'espérances; c'est en vain que l'amour de la vie et les puissants attraits qu'y ajoute encore la riante perspective qui m'était ouverte cherchent à nourrir l'illusion de mon cœur par l'ardeur de ses désirs; c'est en vain, en un mot, que je voudrais me le cacher à moi-même : chaque heure, chaque instant me le fait sentir plus profondément, et m'avertit que la fin de ma vie approche. El quelque désir que j'eusse d'épargner à V. M. la douleur de cette nouvelle, s'il était possible qu'elle ne lui parvînt jamais, et ne troublât ainsi aucun instant le repos de son grand et sensible cœur, un devoir trop important et trop sacré y est attaché pour que je pusse cependant la lui cacher.

Oui, Sire, il n'est que trop certain, après bien des soins inutiles pour prolonger mes jours, je me vois enfin sur le bord de la tombe. Hélas! je fais naufrage au port. Le ciel ne permet pas que vous ayez le temps d'exécuter vos bons desseins envers moi. Sans doute que le bonheur dont j'allais jouir était trop parfait pour pouvoir devenir ici-bas mon partage, et c'est, oui, je l'espère fermement, mourant en bon chrétien et avec la tranquillité que m'inspire le témoignage de ma conscience, c'est pour m'en rendre participant dans une autre vie que le maître suprême de nos destinées va me retirer de celle-ci.

Encore peu de jours, peu d'heures peut-être, et je ne serai plus. Voilà pourquoi, Sire, je me fais un devoir et m'empresse à vous écrire encore une fois afin de vous recommander ma pauvre famille,442-a avant que la mort vienne glacer mon sang et fermer mes paupières. Je suis convaincu, Sire, et je meurs tranquille dans la ferme assu<443>rance que vous ne l'abandonnerez point, et que vous en aurez un soin qui répondra à l'amitié et à la gracieuse bienveillance dont vous avez daigné m'honorer dès le moment où j'eus le bonheur d'être connu de vous. Ceux que je prends la liberté de vous recommander sont quatre enfants, trois garçons et une fille, dont Dieu m'a béni, et une sœur que j'aime et qui le mérite bien, autant par son propre mérite que par les soins vraiment maternels qu'elle a pris de mes enfants depuis mon veuvage. Je désirerais, Sire, que cette même disposition subsistât encore à Berlin après ma mort, par le soutien et sous la protection de V. M., et que ma sœur, qui remplit auprès de mes enfants la place de mère, fût traitée par V. M. comme l'eût été ma veuve, et qu'elle daignât la mettre en état de soutenir l'éducation de ma famille.

Il me suffit sans doute, Sire, de vous avoir témoigné ces derniers souhaits d'un cœur paternel pour pouvoir espérer avec confiance qu'ils seront exaucés. Aussi suis-je, après ce dernier et pénible acte de mes faibles et tremblantes mains, tout aussi tranquille sur le sort de ma famille que je le suis par rapport au mien propre dans ce moment où je viens de remettre mon âme entre les mains de l'Etre infiniment bon par qui elle existe, et qui ne l'a sans doute appelée à l'existence que pour la félicité.

Maintenant il ne me reste plus qu'à détacher mon cœur de la terre pour le tourner vers fa source éternelle de toute vie et de toute félicité. Ah! c'est dans ce moment que je sens toute la force du doux lien qui m'attache au plus aimable, au plus vertueux des mortels que la bonté du ciel m'ait fait rencontrer sur la terre pendant le pèlerinage de mes jours. Ah! c'est dans ce moment que je sens tout ce qu'il m'en coûte à rompre ce lien. Toutefois ma fermeté triomphera, car une grande et consolante espérance me soutient, l'espérance inébranlable que tout ce qui fut créé pour aimer rentrera un jour dans la source inépuisable et éternelle de tout amour.

<444>L'heure approche, je sens déjà que mes forces m'abandonnent; il faut se quitter. Adieu. Encore une larme, elle mouille vos pieds. Oh! daignez la regarder, grand roi, comme un gage du tendre et inaltérable attachement avec lequel votre fidèle Diaphane vous fut dévoué jusqu'à son dernier soupir.

<445>

NOTICE DE L'ÉDITEUR ET SUPPLÉMENT A LA CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC ULRIC-FRÉDÉRIC DE SUHM.

Ulric-Frédéric de Suhm mourut à Varsovie le 8 novembre 1740. Son frère, Nicolas de Suhm,445-a ayant annoncé au Roi cette triste nouvelle dans une lettre datée de Varsovie, le 11 novembre, en reçut la réponse suivante.

Rheinsberg, 26 novembre 1740.

Votre lettre m'a été rendue, par laquelle vous me mandez les circonstances et le détail de la mort de votre frère. J'en suis bien fâché, ayant eu beaucoup d'estime pour lui. Vous n'aurez qu'à venir à Berlin avec la famille du défunt, et j'aurai soin de vous tous.

Federic.

A Nicolas de Suhm.

A la réception de cette lettre, toute la famille de M. de Suhm partit pour Berlin, où elle arriva au commencement de décembre. Elle se composait de ses quatre enfants et de sa sœur, mademoiselle Hedwige de Suhm. Les premiers obtinrent une pension annuelle de douze cents écus, et celle-ci une de six cents. Pendant tout le temps que dura l'éducation des enfants, le Roi s'y intéressa personnellement. Dès que les trois fils furent en âge d'entrer au service, il les plaça comme porte-enseigne dans ses troupes, et leur laissa à chacun leur pension de<446> trois cents écus jusqu'à ce qu'ils fussent parvenus au grade de capitaine. Frédéric ne s'intéressa pas moins à rétablissement de la fille de son ami, qui épousa, le 22 décembre 1750, le lieutenant-colonel de Keith,446-a après avoir joui de sa pension jusqu'à son mariage. Quant à mademoiselle Hedwige de Suhm, elle vécut près de trente-trois ans à Berlin, et eut jusqu'à la fin de sa vie la pension qui lui avait été accordée, et bien d'autres précieux témoignages de la bienveillance et des bonnes grâces du Roi.

L'aîné des fils, le lieutenant Ernest-Ulric-Pierre de Suhm, eut une jambe emportée par un boulet de canon à la bataille de Prague. Frédéric lui donna, au mois d'avril 1759, la place de maître des postes à Dessau, ainsi que le titre de conseiller de guerre. C'est dans sa soixante-deuxième année que M. E.-U.-P. de Suhm écrivit la lettre suivante au Roi.

Dessau, 12 mai 1785.



Sire,

Sentant approcher la fin de ma vie, je viens me jeter aux pieds de Votre Majesté pour lui demander une dernière grâce. Daignez écouter favorablement la prière que j'ose d'une voix faible élever jusqu'à vous. Les trois fils dont le ciel m'a béni sont entrés successivement depuis deux ans dans le service de V. M. Ils sont encore porte-enseigne, l'aîné dans le régiment d'Erlach, le second dans le régiment de Below, et le troisième encore surnuméraire dans le régiment du défunt prince Léopold de Brunswic. Avant que de détacher mon cœur des liens paternels, je viens m'acquitter des derniers devoirs que la nature m'imposa envers eux, je viens implorer vos bontés pour eux. Ah! laissez votre grande âme s'attendrir à la prière d'un père mourant et encore inquiet sur leur sort. Laissez-moi emporter au tombeau la douce consolation d'avoir contribué à leur bonheur jusqu'à mon dernier soupir. Daignez, grand monarque, vous souvenir d'eux dans l'occasion. Favorisez-les autant que la justice, conciliée avec votre bonté royale, pourra le permettre. Daignez les recommander à leurs supérieurs, afin que ceux-ci les exhortent à marcher dans le chemin de l'honneur et de la vertu. Enfin, si le souvenir d'un nom qui jadis vous fut cher peut être une excuse pour tant de hardiesse, souffrez, grand roi, que je les remette entre vos mains paternelles pour les consoler de celles qu'ils vont perdre.

Daignez, Sire, exaucer mon humble prière, et m'en donner une consolante assurance avant, s'il se peut, que le Tout-Puissant trouve bon de me retirer de ce<447> monde. Ce dernier bienfait du plus grand roi remplira mon âme, à la mort, de la plus douce paix, et je porterai aux pieds du Très-Haut les vœux de mon éternelle reconnaissance.

Sire, je descends dans la tombe avec les sentiments de vénération, de reconnaissance et de respect

du plus soumis et du plus fidèle sujet,
U.-E.-P. de Suhm.

A MON CONSEILLER DE GUERRE ET MAITRE DES POSTES DE SUHM, A DESSAU.

Potsdam, 16 mai 1785.

Ce n'est qu'avec bien de la peine que j'apprends, par votre lettre du 12, que vous touchez à votre dernier moment. Le nom de Suhm m'est effectivement cher. J'ai connu quelques-uns de cette famille qui se distinguaient par leur mérite, et qui s'étaient concilié mon estime. Votre père et vous-même y appartenez, et vos fils y auront également part, s'ils marchent sur leurs traces et imitent leurs exemples. Je suis bien aise de vous donner encore ce témoignage consolant avant de descendre du théâtre de ce monde, où vous avez joué le rôle d'un parfaitement honnête homme, qui est bien le plus glorieux pour les mortels. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous rétablisse encore une fois, et vous ait en sa sainte et digne garde.

Federic.

DE LA VEUVE DE SUHM.



Sire,

Une veuve en deuil se jette à vos pieds, et les baigne de pleurs. Ne dédaignez pas de jeter sur elle un regard de bonté. Le Tout-Puissant a trouvé bon de retirer de ce monde, ce matin 18 mai, U.-E.-P. de Suhm, mon mari, qui, par une faveur du ciel et de V. M., desservait depuis vingt-cinq ans l'office de maître des postes à Dessau. Quelques jours avant sa mort, il a adressé une lettre à V. M. pour lui recommander très-humblement nos trois enfants, et la supplier de les<448> prendre sous sa puissante protection. Si les larmes d'une veuve éplorée peuvent ajouter quelque poids aux derniers vœux d'un père mourant, permettez, Sire, que j'en arrose vos genoux, et que je joigne mon ardente prière à la sienne.

Vivant dans la douce espérance que V. M. daignera exaucer notre prière commune, je mourrai, Sire, avec les sentiments du plus profond respect et de la plus vive reconnaissance,

Votre très-soumise et très-respectueuse servante,
Veuve de Suhm, née Bonafos.

A LA VEUVE DE SUHM, A DESSAU.

Berlin, 21 mai 1785.

La nouvelle de la mort de votre mari, maître des postes à Dessau, m'a fait beaucoup de peine. La dernière lettre que je lui ai adressée, il n'y a guère longtemps, sur son lit de mort, vous en aura déjà prévenue. Je l'estimais pour son mérite, ainsi que pour les services qu'il m'a rendus tant dans le militaire que dans le civil, et je prends par cela même une part bien sincère à sa perte. Vos fils, s'ils marchent sur les traces de leur père, auront, en temps et heu, part à ma bienveillance et protection. Et pour vous, je vous souhaite toutes les consolations nécessaires dans votre juste douleur, priant, sur ce, Dieu qu'il vous ait en sa sainle et digne garde.

Federic.


101-a Voyez Monsieur de Pourceaugnac, comédie-ballet en prose et en trois actes, par Molière, 1669.

104-a Voyez t. I, p. 241.

105-a Voyez, t. I, p. 190 et 191.

106-a Cotin et Pelletier doivent surtout aux satires de Boileau le ridicule indélébile qui est resté attaché à leurs noms. Voyez, au sujet de Cotin en particulier, t. VIII, p. 238.

115-a Le comte de Manteuffel s'était donné ce surnom, pour marquer qu'il ne prétendait pas instruire ni éclairer le prince, n'étant lui-même qu'un aveugle.

116-a Pasteur et conseiller du consistoire.

121-a Voyez la lettre de Frédéric à Suhm, du 27 mars 1736.

123-a Mémoires pour l'histoire des sciences et des beaux-arts, recueillis par l'ordre de Son Altesse Sérénissime Monseigneur le prince souverain de Dombes. A Trévoux, 1701-1731 (mars). A Lyon et Paris, 1731 (mai) - 1733. A Paris, 1734-1767, in-12.

125-a II Timothée, chap. III, v. 16.

125-b I Corinthiens, chap. I, v. 23.

129-a Les Mémoires de Trévoux (février 1735, p. 279, et janvier 1736, p. 5) ayant attaqué l'Histoire de Manichée et du manichéisme, par M. de Beausobre, A Amsterdam. 1734, 2 vol. in-4, l'auteur réfuta vigoureusement ses adversaires dans la Bibliothèque germanique. Année 1737. Amsterdam, t. XXXVII, p. 1-72.

130-a Voyez t. XIV, p. III. no III, et p. 7-19.

135-a Ces remarques ne se sont pas retrouvées aux archives.

139-a De la main d'un secrétaire.

139-b Envoyé de Prusse à Vienne.

139-c De la main de Frédéric.

140-a Envoyé de France à la cour de Berlin. Voyez t. II, p. 112, et t. III. p. 23, 26 et 33.

143-a Madame Esther-Susanne de Dobrzenska, née Du Quesne de Desneval, était veuve de Frédéric-Bogislas baron de Dobrzenski, conseiller intime de guerre. Sa fille, Sophie-Charlotte, qui avait épousé, en 1721, le comte Charles-Reinhold Finck de Finckenstein-Gilgenbourg, juge à la haute cour d'appel, était de même veuve depuis 1725, et mère d'une fille, Sophie-Henriette-Susanne, née en 1723.

144-a Frédéric avait été élevé au grade de général-major le 29 juin 1735. Voyez ci-dessus, p. 52.

152-a Frédéric désigne par ce mot de son invention la famille du duc Charles-Louis-Frédéric de Mecklenbourg-Mirow.

152-b Voyez t. VIII, p. 119-123, et p. 253-258; et t. XV, p. 108.

152-c Voyez ci-dessus, Avertissement, no VIII, et p. 127-136.

153-a De la main de Frédéric.

154-a Voyez la lettre à Voltaire, du 7 avril 1737, où Frédéric explique l'origine du nom de Remusberg (Mont Remus), par lequel il désigne, dès 1736, sa terre de Rheinsberg, près de Ruppin, p. e. dans ses lettres à Suhm, du 26 août, à Duhan, du 2 octobre, et à Voltaire, du 7 novembre.
Frédéric pensait probablement déjà en 1733 à acheter la terre de Rheinsberg, comme on peut le supposer d'après sa lettre à Grumbkow, du 1er mai de la même année. Il en fit l'acquisition le 16 mars 1734; mais il ne s'y établit qu'au printemps de 1736, après avoir fait embellir le château et les jardins.

159-a Le prince Léopold d'Anhalt-Dessau.

159-b Nous donnons ici le fac-simile de l'autographe de ce plan.

160-a Le marquis de La Chétardie, envoyé de France.

163-a Louise de Brandt, fille du ministre d'État Ernest-Bogislas de Kameke, née en 1710, femme, depuis 1730, de M. de Brandt, chambellan, et veuve depuis 1743; elle mourut en 1782. Voyez le Journal secret du baron de Seckendorff, Tubingue, 1811, p. 142 et 144, et la lettre de Frédéric à Voltaire, du 30 septembre 1738.

165-a Madame de Wreech peut-être. Voyez ci-dessus, p. 7 et suivantes, et p. 161 et 162.

168-a Voyez ci-dessus, p. 153.

168-b Voyez ci-dessus, p. 17.

168-c Exode, chap. XXXII, v. 29 et suivants.

17-a Gentilshommes de la chambre du Prince royal.

17-b Maréchal de la cour du Prince royal.

170-a Le Siècle de Louis XIV, par Voltaire.

171-a Ou plutôt d'Achille. Voyez t. VI, p. 81.

171-b Madame de Wr... et madame de Brandt. Voyez ci-dessus, p. 163 et 165.

172-a Boileau, Le Lutrin, chant I, v. 24.

172-b M. de Schwerin, fait comte et feld-maréchal en 1740.

174-a Voyez t. XV, p. 150.

176-a Voyez ci-dessus, p. 125.

177-a C'est-à-dire du 22 au 23 janvier.

177-b Voyez ci-dessus, Avertissement de l'Éditeur, no XI.

179-a Voyez ci-dessus, p. 172.

18-a

Minutant à tous coups quelque retraite honnête.

Molière, le

Les Fâcheux

, acte I, scène I.

18-b Le 19 septembre 1731, le margrave Charles, nouvellement installé grand commandeur de Malte, passa par Cüstrin en se rendant à Sonnenbourg, où il allait faire une promotion de chevaliers.

180-a Voyez ci-dessus, Avertissement de l'Éditeur, no IX.

183-a La duchesse Charlotte de Brunswic-Wolfenbüttel, qui arriva à Berlin le 17 décembre 1739.

184-a Voyez t. III, p. 165.

184-b Voyez t. XI, p. 11.

184-c Le colonel Adam de Weyher, à Potsdam.

185-a Nous avons donné une autre leçon de cette Ode t. X, p. 19-24.

188-a Voyez t. III, p. 192, et t. VIII, p. 162 et 313.

191-a Le Faux Pronostic. Voyez t. XIV, p. 178-180.

192-a L'Épître sur la fermeté et sur la patience, et l'Épître sur l'usage de la fortune. Voyez t. XIV, p. 43-49, et p. 88-93.

200-a Le roi Frédéric-Guillaume avait souvent pensé à abdiquer. Voyez Morgenstern Ueber Friedrich Wilhelm I, p. 86, 223 et suiv. : voyez aussi les Lettres familières et autres, par le baron de Bielfeld. A la Haye. 1763, t. I, p. 116.

201-a Dans la nuit du 26 au 27, le Prince royal reçut de si mauvaises nouvelles, qu'il partit immédiatement pour Potsdam, où le Roi mourut le 31.

205-a Es war Friedrich's Bildniss in Miniatur.

206-a M. Achard. Voyez ci-dessus, Avertissement, no VII, et p. 119-126.

207-a Le marquis de La Chétardie.

208-a Mademoiselle Marthe de Montbail, qui mourut à Berlin le 21 juin 1752. âgée de soixante-onze ans.

208-b La signature de madame de Rocoulle est seule de sa main.

209-a Cette pièce est en entier de la main de madame de Rocoulle.

209-b De la main d'un secrétaire.

209-c De la main du Roi.

21-a De la main du Roi.
On lit, au bas de l'original de cette lettre, ces mots de la main de madame de Wreech : « Reçue le 30 août 1758, l'année où j'ai perdu tout ce que j'avais dans le monde pour vivre. »

210-a De la main du secrétaire.

214-a Platon, De la République, liv. V.

215-a Saint Matthieu, chap. XI, v. 15; saint Luc, chap. VIII, v. 8.

216-a Cette lettre ne peut pas être de l'année 1731. Elle est datée du 29 janvier 1737 dans Friedrichs des Zweiten Königs von Preussen hinterlassene Werke. Aus dem Französischen übersetzt. Berlin, 1789, t. XII, p. 16.

22-a De la main d'un secrétaire.

221-a Frédéric a probablement voulu écrire Moyland. Le nom de ce château royal, voisin de Clèves, est de même mal imprimé par les divers éditeurs (Milan, Mailan et Mailland) dans la lettre de Frédéric à Voltaire, du 24 octobre 1766.

221-b Il se peut que l'entrevue de Frédéric avec le comte de la Lippe ail eu lieu à Minden le 17 ou le 18 juillet; car, le 19, Frédéric continua sa route jusqu'à Wésel, et ce même jour le comte écrivit, de Stadtbagen, au baron d'Albedyll, à Hanovre, de tout disposer pour ia réception du Prince royal dans l'ordre des francs-maçons, qui devait avoir lieu à Brunswic, dans la nuit du 14 au 15 août 1738. Voyez Beschreibung der Säkular-Feier der Aufnahme Friedrichs des Grossen, Königs von Preussen, in den Freimaurer-Bund. Berlin, 1838, p. 99 et suiv., où cependant il est parlé de l'entrevue de Minden comme ayant eu lieu à Loo.

222-a Guillaume IV et sa femme, la princesse Anne, fille de George II, roi d'Angleterre.

222-b Voyez t. II, p. 143.

226-a Pro Archia poeta, ch. VII. Voyez t. VIII, p. 156 et 304; t. IX, p. 205; et t. X, p. 69.

228-a Henri de Montèze, lieutenant-général hollandais et gouverneur de Tournai, mort le 2 avril 1738.

229-a L'abbé de Saint-Pierre (voyez t. IX, p. 36, t. XIV, p. 323, et t. XV, p. 71) dit, dans son Discours sur la différence du grand homme et de l'homme illustre, 1736 : « Un homme illustre est celui qui n'a fait que des actions éclatantes, et un grand homme celui qui n'a fait que de grandes actions de vertu. » Les trois héros de l'abbé de Saint-Pierre étaient Épaminondas, Scipion et Des Cartes. Il préférait Épaminondas à Scipion; mais il mettait Des Cartes au-dessus des deux autres.

23-a De la main du Roi.

23-b De la main d'un secrétaire.

230-a Voyez t. VI, p. 81, et ci-dessus, p. 171.

234-a Frédéric fait ici allusion à son voyage en Lithuanie.

235-a Ou plutôt des SS., c'est-à-dire, des francs-maçons.

235-b Voyez t. II, p. 2.

236-a Voyez t. I, p. 179.

237-a Les anciennes biographies de Rabelais racontent l'anecdote suivante à propos du séjour qu'il fit à Lyon vers l'an 1537 ou 1538 : « L'hôtesse, craignant de perdre ce qu'elle avait fourni à Rabelais pour le dîner et le déjeuner, monte dans sa chambre toute en colère et hors d'elle-même, et lui dit d'un ton fort dur : Monsieur, vous avez mangé chez moi, commencez par me payer, et puis après nous verrons. Alors on dit que Rabelais s'écria : Voilà précisément le quart d'heure que je craignais le plus! Depuis ce temps-là, quand il s'agit de payer, on dit que c'est le Quart d'heure de Rabelais. »

237-b Charles-Erhard de Kalnein, lieutenant-colonel d'infanterie.

24-a De la main du Roi.

24-b Conseiller intime et payeur de l'armée (Krieges-Zahlmeister).

243-a Le 14 avril 1740. Voyez (Hennert) Beschreibung des Lustschlosses und Gartens zu Rheinsberg, wie auch der Stadt und der Gegend um dieselbe. Berlin, 1778, p. 41.

258-a II Rois, chap. XX, v. 1-11.

261-a Allusion à l'agréable surprise que le Roi avait faite au Prince royal en lui donnant, au mois de juillet 1739, les haras de Trakehnen, et dont il est question dans les lettres de Frédéric à Jordan, du 23 juillet, à Suhm, du 8 août, et à Camas, du 10 août 1739.

263-a Ces deux derniers alinéa sont remplacés, dans l'édition des Œuvres posthumes de Berlin, 1788, t. XII, p. 67 et 68, par le passage suivant :
« Il n'est point extraordinaire que vous, qui m'avez instruit tant de temps, preniez part à ce qui m'arrive, et que vous participiez à ma satisfaction; c'est ce que je devais attendre de vos sentiments. Je n'en suis cependant pas moins reconnaissant, et je regrette de renfermer en moi ce qui pourrait vous en être un témoignage, vous assurant que je suis avec bien de l'estime
Votre affectionné, etc. »

264-a I Chroniques, chap. XXX, v. 12.

264-b Proverbes de Salomon, chap. VIII, v. 15.

265-a Actes des apôtres, chap. XIII, v. 22.

266-a Le quatrième volume de l'Histoire romaine.

273-a Voyez ci-dessus, Avertissement, no X, et p. 195.

277-a Voyez t. II, p. 63.

278-a Boileau dit dans son

Art poétique

, chant III, v. 298 :

Tout ce qu'il a touché se convertit en or.


Il est probable que c'est à ce passage de Boileau que le Roi fait allusion quand il se sert de cette expression, plutôt qu'à celui de Regnard que nous avons cité t. XIV, p. 41.

28-a Les mots livre et chanson désignent les cinq cents ducats et la quittance dont il est fait mention dans la lettre précédente.

280-a Voyez ci-dessus, p. 121-123.

282-a François, duc de Lorraine, puis grand-duc de Toscane, et enfin empereur, avait assisté aux fiançailles de Frédéric, qui avaient eu lieu à Berlin le 10 mars 1732. Voyez ci-dessus, p. 41 et 48.

288-a Le château d'Anet, bâti par Henri II pour Diane de Poitiers. Voyez la Henriade, chant IX, v. 109-130.

289-a Allusion aux vers 19 et 20 de l'Épître IV de Boileau. Au Roi. Le passage du Rhin, 1672 :

Et partout sur le Waal, ainsi que sur le Leck,
Le vers est en déroute, et le poëte à sec.

289-b Cuisinier du Prince royal.

291-a Le margrave Henri de Schwedt (voyez ci-dessus, p. 91), alors chef du régiment d'infanterie no 11. Voyez t. V, p. 227, et t. VI, p. 251.

295-a Voyez ci-dessus, p. 154.

302-a Voyez la Henriade, chant II. v. 109-112.

303-a La négociation ne réussit pas; mais Frédéric témoigna toujours beaucoup d'estime à l'auteur de Vert-vert. Dans sa lettre à Voltaire, du 28 mars 1738, il s'exprime ainsi : « La muse de Gresset est à présent une des premières du Parnasse français. »

314-a Phèdre, tragédie de Racine, acte IV, scène VI.

318-a Voyez ci-dessus, p. 146.

320-a Voyez t. XIV, p. 323, et la lettre de Frédéric à Voltaire, du 9 septembre 1736.

327-a Voyez la lettre de Voltaire à Frédéric, du 26 août 1736.

330-a Le comte de Rabutin, mort à Saint-Pétersbourg, envoyé de France.

330-b Voyez t. II, p. 73, 90 et 112.

335-a La lettre 42, p. 339, donne l'explication de l'emploi de ce numéro et des suivants.

339-a Les mots Batailles du prince Eugène, ainsi que ceux de Vie du prince Eugène qui se trouvent aux pages 341, 343 et suivantes, désignent un emprunt que M. de Suhm s'était chargé de réaliser pour Frédéric.

343-a Voyez t. III, p. 129 et 160; t. X, p. 217; t. XI, p. 27, 36 et 197; et t. XIV, p. 69.

347-a Le Joueur de Regnard, acte III, scène VII, où M. Galonier, tailleur, et madame Adam, sellière, viennent demander à Valère, héros de la pièce, le payement de ce qu'il leur doit.

348-a Par Jordan. Voyez la lettre de Frédéric à Voltaire, du 8 février 1737.

351-a Douze mille écus.

354-a Voyez t. VII, p. 37-42.

355-a Voyez ci-dessus, p. 17.

355-b Hartwig-Charles de Wartenberg (t. III, p. 115, et t. IV, p. 132), après avoir servi dans l'armée russe contre les Polonais, les Tartares et les Turcs, rentra en 1740 dans l'armée prussienne.

357-a Trois mille écus.

359-a Je vous félicite de l'ami fidèle que vous avez trouvé en Russie. De tels amis sont très-rares, et ce serait une double infamie de manquer de reconnaissance envers eux.

360-a Voyez ci-dessus, p. 88, 93 et 98.

360-b Voyez ci-dessus, p. 17 et 49. C'est probablement la même personne que Frédéric nomme, p. 87, d'après sa charge, M. le Grand, et, p. 97 et 99, d'après son nom, le sieur Silva et don Silva.

360-c Voyez ci-dessus, Avertissement, no VI, et p. 115-117.

360-d Frédéric aime à désigner son jardin de Ruppin par le nom d'Amalthée, faisant ainsi allusion à la maison de campagne d'Atticus, en Épire. Voyez les lettres de Cicéron à Atticus, livre I, lettre 16. Les lettres de Frédéric à Voltaire, du 14 mai 1737 et du 17 juin 1738, sont datées d'Amalthée.

362-a Peut-être Frédéric veut-il parler de la quarante-huitième proposition du premier livre des Éléments d'Euclide. Mais c'est un théorème; il n'existe pas de définition quarante-huitième. Dans sa lettre à Voltaire, du 9 octobre 1773, édition de Kehl, il s'exprime ainsi : « Ce que je vous dis est aussi vrai que la quarante-huitième proposition d'Euclide. » L'édition des Œuvres posthumes de Berlin, t. IX, p. 198, porte : « que les quarante-huit propositions d'Euclide. »

365-a Frédéric posait ces douze questions à M. de Suhm à la demande de Voltaire, qui avait écrit dans sa réponse sans date à la lettre du Prince royal, du 14 ou du 20 mai 1737 : « Je me jette aux pieds de Votre Altesse Royale; je la supplie de vouloir bien engager un serviteur éclairé qu'elle a en Moscovie à répondre aux questions ci-jointes. »

368-a Le Mithridate de Racine avait été représenté à Rheinsberg au mois d'octobre 1736. Voyez le Journal secret du baron de Seckendorff, p. 159 et 160, et la lettre de Fouqué à Frédéric, du 27 avril 1760.

373-a Voyez, t. I, p. 195.

374-a A partir de cette lettre, la correspondance de Frédéric avec Suhm renferme souvent des passages ou des billets chiffrés. Nous l'indiquons chaque fois en note.

374-b En chiffre.

376-a Voyez t. I, p. 196 et 197; et ci-dessus, Avertissement, no III, et p. 25-35.

378-a Voyez t. X. p. 24; t. XI, p. 36, 102, 106 et 134; et t. XIV, p. 46 et 61.

379-a Par cette dénomination usitée à la cour de Rome, le Roi désigne le baron de Seckendorff, neveu du comte de Seckendorff, et auteur du Journal secret, publié à Tubingue en 1811. Voyez cet ouvrage, p. 185.

380-a Les noms de Lichtenstein et du prince de Dessau sont en chiffre dans l'original.

381-a Ode. Apologie des bontés de Dieu. Voyez t. XIV, p. 111, no III, et p. 7-11.

381-b En chiffre.

389-a En chiffre.

390-a En chiffre.

392-a En chiffre.

393-a En chiffre.

393-b Négociants et banquiers, à Berlin.

394-a En chiffre.

394-b Chrétien-Louis de Kalsow, alors capitaine d'infanterie et, depuis, lieutenant-général, mourut en 1766, âgé de soixante-douze ans.

394-c En chiffre.

395-a En chiffre.

395-b Voyez t. I, p. 150, et Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, von J. D. E. Preuss, t. IV, p. 434 et 435.

396-a Celle du bailliage de Biegen.

397-a En chiffre.

398-a Voyez ci-dessus, p. 89.

398-b C'est-à-dire, sans doute, en chiffre.

399-a Les mots possessions équinoxiales, qui font allusion à l'affaire de Biegen, sont probablement une altération volontaire des mots précessions équinoxiales (t. XIV, p. 329), ou plutôt précessions des équinoxes, terme que Frédéric connaissait très-bien, puisqu'il avait lu les Éléments de la philosophie de Newton, par Voltaire, 1738.

40-a Une de filles du général. Voyez ci-dessous la lettre de Frédéric à Grumbkow, du 1er mai 1733.

40-b Née à Altenkirchen, le 3 septembre 1711.

401-a Envoyé de France à la cour de Russie. Voyez ci-dessus, p. 140, 160 et 207.

402-a Négociant et banquier, à Berlin.

402-b J'ai attendu une occasion favorable pour vous écrire et pour envoyer en même temps l'obligation au duc de Courlande. Je vous prie de témoigner au Duc mon amitié et ma reconnaissance pour le plaisir qu'il m'a fait en m'obligeant dans le temps où il n'était encore que comte. Cultivez son amitié, et assurez-le que je ferai, de mon côté, tout ce qui dépendra de moi pour l'entretenir. Je me réjouis d'apprendre que le Duc a de l'affection pour vous; et comme vous êtes aussi mon bon ami, j'espère que vous ferez en sorte qu'il me conserve toujours son amitié.

407-a Il s'agit ici du duc Antoine-Ulric de Brunswic, beau-frère de Frédéric, qui se fiança avec la grande-duchesse Anne de Russie le 13 juillet 1739. Voyez t. II, p. 62, 63, 111 et 112; et t. III, p. 33.

41-a

J'appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.

Boileau, le

sat. I

, v. 52.

410-a Jeune seigneur russe qui voyageait sous ce nom. C'était le prince Scherbatoff, qui a fait un long séjour en Angleterre. (Note de l'ancien éditeur, M. d'Olivier.)

410-b Voyez ci-dessus, p. 180, 260 et 261.

413-a Dans une lettre précédente, et dont il ne s'est trouvé qu'un fragment de quelques lignes, M. de Suhm s'excusait auprès du Prince royal de la brièveté et du désordre de sa lettre sur ce qu'un devoir d'amitié l'appelait précipitamment auprès de son ami, M. Kaiserling, ministre de Wolfenbüttel à la cour de Saint-Pétersbourg, qui était inconsolable de la mort de son épouse, qu'il venait de perdre subitement. (Note de M. d'Olivier.)

415-a Voyez t. XIV, p. vI et 81.

418-a Il s'agit probablement ici de l'Épître sur la Gloire et l'Intérêt. Voyez t. X, p. 79-90.

419-a Général-major et commandant de Memel.

421-a L'Antimachiavel. Voyez t. VIII, p. 65-184, et 185-336.

421-b En chiffre.

422-a Joseph-Nicolas de l'Isle, né à Paris en 1688, se rendit, à la demande de l'impératrice Catherine Ire, à Saint-Pétersbourg pour y fonder une école d'astronomie. Après être demeuré près de vingt-deux ans en Russie, il retourna dans son pays en 1747, et reprit ses fonctions à l'Académie. Il mourut à Paris le 11 septembre 1768.

425-a Voyez ci-dessus, p. 235 et 243.

427-a Voyez ci-dessus, p. 17 et 168.

432-a Voyez ci -dessus, p. 180, 260, 261 et 410.

434-a Voyez ci-dessus, p. 303, 304, 429 et 432. Dans sa lettre à Voltaire, du 27 juin 1740, Frédéric dit : « J'ai posé les fondements de notre nouvelle Académie : j'ai fait l'acquisition de Wolff, de Maupertuis, d'Algarotti; j'attends la réponse de s'Gravesande, de Vaucanson et d'Euler. » Vaucanson n'accepta pas l'invitation du Roi, non plus que s'Gravesande. Gresset, qui avait aussi été appelé, refusa également.

441-a Voyez t. II, p. 60.

442-a Voyez ci-dessus, p. 292.

445-a Voyez ci-dessus, p. 383 et 384.

446-a A la prière du feld-maréchal Keith, Frédéric donna, le 10 octobre 1750, au lieutenant-colonel de Keith, son aide de camp, la permission de se marier avec mademoiselle Marguerite-Albertine-Conradine de Suhm.

47-a Il n'a jamais existé, à notre connaissance, de relations entre Don Carlos et un comte de Grammont, et nous serions tenté de croire qu'il y a ici une erreur et qu'il faut lire le comte d'Egmont, M. de Grumbkow faisant peut-être allusion à Dom Carlos, nouvelle historique (par l'abbé de Saint-Réal), jouxte la copie imprimée à Amsterdam, chez Gaspard Commelin, 1673, p. 63-66, 108-115, 148-151, et 170-173.

48-a Proverbes, chap. XIV, v. 16.

49-a Voyez la lettre de Frédéric à son père, du 19 février 1732.

52-a Frédéric avait été nommé, le 29 février, chef du régiment no 15, avec rang de colonel.

54-a Le comte de Seckendorff.

85-a Voyez t. I, p. 184.

86-a Fusillé par les Hollandais. Voyez (Fassmann) Leben und Thaten des Königs von Preussen Friederici Wilhelmi, t. I, p. 785 et 786.

89-a Le comte Truchsess-Waldbourg, alors lieutenant-colonel dans le régiment d'infanterie du colonel de Kleist, no 26, à Berlin, est mentionné honorablement t. II, p. 126, et t. III, p. 130.

90-a C'est probablement du lieutenant-général Christophe-Martin comte de Degenfeld-Schonberg que Frédéric parle ici et ci-dessus, p. 71.

91-a Sethos, histoire ou vie tirée des monuments anecdotes de l'ancienne Egypte (par l'abbé Terrasson). A Amsterdam, 1732. 2 volumes in-12.

92-a Le prince d'Anhalt-Dessau.

92-b Le comte de Seckendorff.

93-a

La vigueur de mon bras se perd dans le repos.

Molière,

Amphitryon

, acte I, scène II.

93-b Le lieutenant-colonel Gaspard-Louis de Bredow. Voyez ci-dessus, p. 88.

IX-a Voyez ci-dessous, p. 167, 206 et 207.

IX-b Voyez t. VIII, p. 299.

V-a Voyez t. I, p. xx.

VIII-a Ce sont les numéros 2, 5, 6, 7, 12 (avec la lettre de mademoiselle de Grumbkow), 20, 22, 28, 29, 33, 38, 40, 43, 46 et 50 de la collection de Förster, ou les numéros 1, 4, 5, 6, 12 (avec la lettre de mademoiselle de Grumbkow), 19, 21, 27, 29, 32, 37, 39, 42, 45 et 49 de notre édition.

X-a Voyez ci-dessous, p. 115-117, la lettre de Frédéric au comte de Manteuffel, du 11 mars 1736.

X-b Ou, selon d'autres, Tiliote.

XI-a Voyez ci-dessous, p. 304, et la lettre de Frédéric à Voltaire, du 8 février 1737.

XIV-a Voyez Les Délassements littéraires, ou Heures de lecture de Frédéric II, par C. Dantal, ci-devant son lecteur. Elbing, 1791, p. 21, 31 et 32. Voyez aussi la lettre de Jordan à Frédéric, du 11 octobre 1741.

XV-a Il y a des exemplaires de la même impression de cet ouvrage qui portent, au bas du titre : A Vienne, chez Jean-David Hœrling, 1787.

XV-b Trois des lettres de Frédéric (p. 344, 353 et 355) et une de Suhm (p. 353) ne sont pas du tout numérotées, et le numéro LXXXVII se trouve à double, en tête des deux lettres de Suhm, du 6 et du 28 novembre 1739.