<271>

XVI. CORRESPONDANCE DE FRÉDÉRIC AVEC M. DE SUHM. (13 MARS 1736 - 3 NOVEMBRE 1740.)[Titelblatt]

<272><273>

1. DE M. DE SUHM.

Berlin, 13 mars 1736.



Monseigneur

Comme j'entreprendrais sans doute l'impossible pour obéir aux ordres de Votre Altesse Royale, je ne suis pas surpris de me voir engagé à traduire une Métaphysique, quoique l'ouvrage soit assurément peu proportionné à mes forces. Mais comme le but de V. A. R., en m'ordonnant ce travail, n'a été que de lire en français ce que le plus grand philosophe de notre siècle a écrit en allemand, je me flatte de remplir ses vues en m'appliquant à rendre exactement les paroles de ce grand homme, sans m'arrêter ni au style, ni à l'élégance. C'est ce dont je me fais un devoir de prévenir V. A. R., afin qu'elle n'attende pas de moi ce dont je me sens incapable.

Je crois, monseigneur, que je viens de faire une espèce de préface. Mais comme V. A. R. veut faire de moi une espèce d'auteur, il est assez naturel que je me conforme aux règles établies; trop heureux, si dans ma traduction je ne néglige pas tous les devoirs d'un traducteur! Je ferai du moins mon possible pour observer le plus essentiel, j'entends celui de la fidélité. Pour ce qui est du reste, j'en remets le soin à mon auteur. J'ai l'honneur d'envoyer à V. A. R. le premier chapitre de la Métaphysique de Wolff,273-a dans lequel il prouve comment l'homme est certain qu'il existe. Or, comme toute sa Métaphysique est fondée sur des preuves aussi évidentes que le sont celles de ce chapitre, je prends la liberté de féliciter d'avance V. A. R. de la certitude qu'elle va avoir de la chose qui lui importe le plus.

<274>Quelle gloire pour notre philosophe de prouver l'existence de la plus belle âme qu'il y ait dans l'univers! et quelle félicité pour moi d'en être l'interprète! Je n'en connais point d'autre après celle-là, dans ce inonde, que de me voir aux pieds de V. A. R., de pouvoir lui témoigner les sentiments d'admiration et de respect avec lesquels je serai pendant toute ma vie

de Votre Altesse Royale
le très-soumis et tout dévoué serviteur,
U.-F. de Suhm.

2. A M. DE SUHM.

Ruppin, 17 mars 1736.



Mon cher Suhm,

Vous savez que des nouvelles agréables, annoncées par des personnes que nous aimons, semblent nous faire plus de plaisir qu'elles ne nous feraient, si nous les apprenions d'une bouche indifférente. Vous comprenez ou vous devinez sans doute que l'assurance que me donne Wolff de l'immortalité de mon âme (chose qui m'intéresse infiniment, et dont vous êtes l'interprète) doit me causer une double joie, me venant de vous, et me valant une lettre dans laquelle vous épuisez tout ce que la politesse a pu fournir de plus honnête et de plus obligeant. Il s'agit à présent d'y répondre, et je ne saurais vous dire autre chose, sinon que ce qui serait capable de me donner une bonne idée de mon âme, c'est la vive représentation qu'elle se fait de votre personne, et l'idée juste et avantageuse dans laquelle vous lui êtes toujours présent. Je me rappelle toutes nos conversations nocturnes, et je vous assure que je n'ai pas perdu un petit mot de tout ce que<275> vous m'avez dit. Il me semblait entendre la bouche de la Vérité, dont émanaient des oracles.

Vous m'avez convaincu, persuadé d'une manière indubitable que je suis; j'attends à présent de vos soins officieux le reste de la traduction de cette admirable Métaphysique, et je vous assure que je suis et serai toute ma vie, avec toute la reconnaissance que mérite un service aussi grand et aussi essentiel que celui que vous me rendez,



Mon très-cher Suhm,

Votre très-fidèlement affectionné et sincère ami,
Frederic.

3. DE M. DE SUHM.

Berlin, 21 mars 1736.



Monseigneur

J'étais dans une grande inquiétude sur le succès du premier chapitre de ma traduction, craignant avec raison que V. A. R. ne trouvât que je lui faisais lire de l'allemand en français. Mais la lettre par laquelle il a plu à V. A. R. de me combler des témoignages de sa bienveillance m'a fait voir que mon empressement à remplir ses volontés me tient lieu de mérite, et que sa pénétration aura suppléé aux défauts de ma traduction. Je ne suis donc plus en peine de mon petit ouvrage; me voilà suffisamment encouragé pour aller jusqu'au bout. La continuation que j'ai l'honneur de vous envoyer, monseigneur, vous témoignera le zèle avec lequel je vais y travailler.

Je me suis aperçu que l'objection des matérialistes, qui prétendent que c'est l'orgueil des hommes qui les a séduits à s'attribuer une âme,<276> avait beaucoup frappé V. A. R., et que c'est sa grande, son excessive modestie qui la retenait dans le doute. Que de difficultés ne trouvera donc pas à surmonter notre philosophe lorsque, traitant de la subordination des âmes, il voudra démontrer à V. A. R., avec tant d'évidence, la supériorité de la sienne! Et cependant l'expérience la lui prouve journellement, et elle-même en donne chaque jour les plus évidentes preuves dans la préférence qu'elle adjuge à cette supériorité d'âme sur celle que lui a donnée le rang et la naissance.

Je me jette aux pieds de V. A. R. pour lui dire que je suis si pénétré des bontés dont elle m'honore, que je ne trouve aucun terme digne d'exprimer les respectueux sentiments avec lesquels je serai jusqu'à la fin de ma vie, etc.

4. A M. DE SUHM.

Ruppin, 22 mars 1736.



Mon cher Suhm,

Je m'acquitte de ma dette, quoique un peu tard. Je vous envoie le saumon fumé; il est tout frais, ne faisant que d'arriver du Rhin. Je souhaite qu'il parvienne de même jusqu'à Vienne.

Ne m'étant pas tout à fait bien porté, mon chirurgien m'a conseillé de prendre plus de mouvement que par le passé, ce qui m'oblige d'aller à cheval, et de trotter ou de galoper tous les matins. Mais, pour ne pas changer pour cela mon genre de vie ordinaire, j'anticipe sur le sommeil, afin de regagner d'un côté ce que je perds de l'autre. J'ai pensé devenir votre sectateur et me mettre à scier du bois; mais le beau temps m'a fait prendre un parti différent. Ainsi prenez-<277>vous-en au soleil, si je ne vous imite pas en cela comme je voudrais bien le faire en toute autre chose, étant avec une véritable estime,



Mon cher Suhm,

Votre fidèlement affectionné ami,
Frederic.

5. DE M. DE SUHM.

Berlin, 25 mars 1736.



Monseigneur

J'ai reçu avec respect les ordres de Votre Altesse Royale, et aussitôt j'ai pris avec le baron de Demeradt277-a toutes les mesures possibles pour faire parvenir le saumon en bon état à Vienne.

Mon affliction est extrême d'apprendre que V. A. R. ne jouit pas d'une santé parfaite. Mais ce qui me rassure est que, rien n'étant dans le monde sans raison suffisante, je suis persuadé que Dieu n'a fait naître un prince doué de si grandes qualités, et si porté au bien, que dans le dessein qu'il fût un jour les délices du genre humain.

Que je sais bon gré à celui qui a engagé V. A. R. à se donner plus de mouvement! C'était bien là assurément le conseil le plus propre à rétablir sa santé. Mais, monseigneur, n'est-ce pas éluder le conseil de votre Esculape que de retrancher sur votre sommeil le temps que vous devez employer à fortifier votre santé? Le repos du sommeil est aussi nécessaire au corps que le mouvement. Le zèle m'emporte peut-être; mais dussé-je encourir un moment de disgrâce, je ne puis m'empêcher de dire à V. A. R. que l'ardeur d'acquérir des connaissances lui fait oublier qu'elle se doit à de grands peuples. Parce qu'elle<278> ne sent aucune borne à la grandeur de son âme, elle croit sans doute n'en devoir aussi mettre aucune à l'étendue de ses connaissances. Mais, monseigneur, savez-vous bien à quoi vous vous jouez? A rendre inutiles les soins et les veilles de ceux qui travaillent à se rendre capables de vous être utiles un jour, pendant que V. A. R. s'applique, aux dépens de sa santé, à se mettre en état de se passer d'eux.

Au nom de tous ceux qui attendent un jour leur bonheur de vous, ménagez votre précieuse vie.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

6. A M. DE SUHM.



Mon cher Suhm,

Après la lettre que vous venez de m'écrire, je reconnais que vous êtes non seulement capable de traiter les matières les plus sublimes de la philosophie, mais encore de donner un tour heureux et fin à des matières qui seraient plates dans la bouche de tout autre.

Le plomb entre vos mains se convertit en or.278-a

Comment, sur le sujet de mon indisposition, bagatelle peu importante au reste du genre humain, est-il possible de dire quelque chose de plus obligeant, de plus flatteur et de mieux amené que ce que vous me dites dans votre lettre? Il faut avoir pour cela, comme vous, un fonds d'esprit inépuisable, une finesse infinie, et une manière de<279> faire envisager les objets qui les fait valoir infiniment plus qu'ils ne valent en effet. Je souhaiterais, pour l'amour de moi, que votre lettre contînt autant de vérités qu'elle contient de choses spirituelles et jolies; et j'aimerais mieux en croire votre philosophie et les arguments de Wolff que ceux que votre amitié et votre support pour vos amis vous suggèrent. Non, mon cher Suhm, je suis bien loin d'être tout ce que vous me croyez ou que vous me dites être; mais je sens bien que, quand même tout cela serait, je ne pourrais jamais me passer de gens de votre trempe, et que je reconnaîtrais toujours la lumière supérieure des astres sur les petites étoiles subordonnées. Quand on sait ce que vous savez, et qu'un heureux génie, secondé des trésors que nous puisons dans l'étude des belles-lettres, nous a élevés jusqu'au point de perfection où je vous vois briller, alors il est bien permis de scier du bois et de se donner du loisir. Mais quand l'on ne fait qu'entreprendre une course, l'on ne doit pas s'arrêter au premier pas, mais plutôt succomber que de ne pas atteindre au but. Ne combattez donc pas ma constance et ma fermeté, mon cher Suhm, car c'est sur elle que se soutient la véritable amitié que j'ai pour vous, et à laquelle je ne renoncerai pas plus qu'au désir de me perfectionner, afin d'être, pendant tout le cours de ma vie, honnête homme, ami des arts, et surtout, avec une sincérité parfaite, fidèle ami de tous mes amis. Ainsi jugez à quel point je suis,



Mon très-cher Suhm,

Votre très-affectionné
Frederic.

<280>

7. AU MÊME.

Ruppin, 27 mars 1736.



Mon cher Suhm,

C'est à vos soins officieux que je suis encore redevable du second chapitre de Wolff. Sans blesser votre modestie, et en me resserrant dans les limites les plus étroites de la vérité, je puis vous assurer que Wolff ne perd rien en passant par vos mains, et je trouve que vous vous acquittez avec tout le succès possible d'une entreprise aussi noble que difficile.

Enfin, je commence à apercevoir l'aurore d'un jour qui ne brille pas encore tout à fait à mes yeux; et je vois qu'il est dans la possibilité des êtres que j'aie une âme, et que même elle soit immortelle. M. Achard m'envoie un grand raisonnement sur cette matière,280-a qui doit servir de supplément aux sermons qu'il nous a faits cet hiver; et il me demande de lui faire voir les endroits de son raisonnement que je trouverai les plus faibles. Mais je m'en garderai bien; car, quoique la plupart des raisons qu'il m'allègue soient des sophismes plutôt que des arguments, je ne m'ingérerai pas à entrer en lice avec des personnes qui ont étudié, et qui en savent infiniment plus que moi. Je m'en tiens à Wolff, et, pourvu qu'il me prouve bien que mon être indivisible est immortel, je serai content et tranquille.

Le profit que vous pouvez tirer de vos peines, mon cher Suhm, est que, au lieu que la véritable amitié que j'ai pour vous finirait avec ma vie, elle restera immortelle comme mon âme, et que cette âme, se sentant, après Dieu, redevable à vous seul de son existence, ne manquera jamais de vous donner des marques d'une amitié fondée<281> sur l'estime, l'inclination et la reconnaissance parfaite avec laquelle je suis,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

8. DE M. DE SUHM.

Berlin, 30 mars 1736.



Monseigneur

Il me tarde de me voir aux pieds de Votre Altesse Royale pour lui témoigner une faible partie des sentiments dont m'a pénétré sa dernière lettre. Quel prix de mon obéissance! et combien l'immortalité de mon âme ne m'en devient-elle pas plus chère depuis l'assurance que V. A. R. vient de me donner! Quelle noblesse de sentiments! quelle élévation! Vous êtes assurément le premier prince, que dis-je? vous êtes le premier homme qui, non content de faire du bien dans ce monde, ne pense trouver dans l'immortalité de son âme qu'une raison d'en faire éternellement. Quelle preuve invincible des récompenses après cette vie n'est pas à mes yeux ce sentiment de votre belle âme, car que ne doit-on pas attendre du Créateur, qui prit plaisir à l'y imprimer!

J'ose espérer, monseigneur, que vous aurez pardonné au vif intérêt que je prends à votre santé les représentations que j'ai pris la liberté de vous faire; et je me flatte que vous avez trop bonne opinion de moi pour me croire capable de combattre votre amour pour les sciences, passion louable dans tout homme, et adorable dans un grand prince. Non, monseigneur, je n'ai voulu combattre que cet excès d'amour pour elles, qui vous porte souvent à retrancher de votre<282> sommeil une trop grande partie pour que votre santé ne doive pas tôt ou tard s'en ressentir.

Pour prix des vœux que je fais sans cesse pour une aussi longue et aussi glorieuse vie de V. A. R. que ses vertus la lui méritent déjà, permettez, monseigneur, que je prenne au pied de la lettre les assurances que vous daignez me donner de vos bonnes grâces.

J'ai l'honneur de vous envoyer la continuation de Wolff jusqu'au paragraphe 75, c'est-à-dire, jusqu'à celui où notre philosophe commence à parler des êtres simples.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

9. DU MÊME.

Lübben, 17 (sic) avril 1736.



Monseigneur

J'ai été obligé malgré moi de m'arrêter encore quelques jours à Berlin; mais je n'ai pas lieu de m'en repentir, puisque j'ai eu occasion de lire un post-script pour le Diaphane, qui l'a mis au comble de la joie en lui apprenant que son divin prince a bien voulu l'assurer qu'il pense à lui. Rien ne pouvait venir plus à propos pour soulager l'ennui mortel qu'il ressent d'être absent du prince adorable pour qui seul il vit et respire.

Le comte d'Althann m'a fait savoir par le baron Demeradt que le saumon est arrivé en même temps que lui, fort à propos, le vendredi saint, et que le duc de Lorraine282-a remerciera lui-même V. A. R. de cette attention, à laquelle il a témoigné être très-sensible.

<283>Aussitôt que je fus arrivé ici, je repris Wolff, et j'ai l'honneur d'en envoyer à V. A. R. la continuation. C'est depuis le paragraphe 75 jusqu'au 90e. J'ai mieux aimé envoyer peu cette fois que de manquer une poste. Mais ce peu mérite beaucoup d'attention, et sera, je m'assure, trouvé digne des réflexions de V. A. R.

Oserais-je, monseigneur, vous faire part d'une découverte que je crois avoir faite dans mon petit travail? Je crois m'être aperçu que la langue allemande est plus propre aux raisonnements métaphysiques et abstraits que la française. Les raisons qui me l'ont lait juger sont, premièrement, que la langue allemande est plus riche en mots, et, secondement, qu'elle n'est pas aussi sujette aux ambiguïtés que la langue française; ce qui fa rend propre à exprimer chaque pensée avec plus de précision et de netteté, et par conséquent avec plus de force. Je sens fort bien toute la hardiesse d'une telle assertion; mais sachant combien V. A. R. est prompte et facile à se rendre à de bonnes raisons, pourquoi craindrais-je d'en avancer? et pourquoi ne me permettrait-elle pas de m'élever jusqu'à l'imiter en cela, en me laissant frapper par des raisons frappantes? Il est vrai que je puis me tromper en attribuant à la langue française des défauts que je ne devrais chercher que dans moi-même; c'est aussi ce qui m'a fait prendre la précaution de mettre à la marge les mots allemands que je n'ai pas cru pouvoir rendre assez bien en français, laissant à la pénétration de V. A. R. le soin de suppléer à l'imperfection de mon travail.

J'ai l'honneur d'être avec le plus parlait dévouement et le plus profond respect, etc.

<284>

10. A M. DE SUHM.

Ruppin, 14 avril 1736.



Mon cher Diaphane,

Comment pourrai-je assez vous remercier de toutes les peines que vous vous donnez pour l'amour de moi? Je vous assure que j'en suis reconnaissant autant qu'on peut l'être. Me voilà donc à la fin parvenu, par vos soins, jusqu'à cet être simple ou indivisible. Je suis charmé de la force du raisonnement de Wolff; et à présent que je commence à me styler sur sa manière de raisonner, j'en découvre la force et la beauté.

Sans blesser votre modestie et sans léser la vérité, je puis vous assurer que j'ai trouvé votre traduction excellente, car j'avoue que la curiosité que j'ai eue de voir l'original allemand de la Métaphysique de Wolff me l'a fait comparer avec ce que vous avez eu la bonté de m'en traduire; mais je ne trouve en aucun endroit qu'il ait perdu en passant par vos mains. J'avoue que vous pouvez me persuader (vous en avez le don) que la langue allemande a ses beautés et son énergie; mais vous ne me persuaderez jamais qu'elle soit aussi agréable que la française. Et quand même vous en viendriez à bout, j'aurais toujours une raison bien forte et suffisante, à mon avis, pour vous faire comprendre que je lis l'ouvrage de Wolff plus volontiers en français; c'est que la traduction est toujours accompagnée de vos lettres, et que je suis charmé quand je vois quelque production d'un esprit que j'aime et que j'estime également. Oui, mon cher Suhm, sans vous faire un mauvais compliment, je vous assure que je trouve tant de charmes dans votre esprit et dans votre entretien, que si désormais vous alliez vous résoudre à ne parler et à n'écrire qu'en chinois, je serais homme à l'apprendre pour profiter de votre conversation, et pour vous faire voir qu'il n'y a pas de langue au monde à laquelle je ne m'appliquasse<285> afin de vous y exprimer avec plus d'énergie tout le cas que je fais de vous, et la véritable estime avec laquelle je suis,



Mon très-cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

11. DE M. DE SUHM.

Lübben, 18 avril 1736.



Monseigneur

Je viens de recevoir une lettre du comte d'Althann, du 6 de ce mois, par laquelle il me mande qu'il a présenté au Duc son maître le saumon dont il avait été chargé, et que ce prince a eu une véritable joie de voir cette attention de V. A. R. pour lui, la regardant comme une marque de la continuation de son amitié, qui lui était d'autant plus chère, qu'il en connaissait tout le prix; qu'il souhaitait que je témoignasse à V. A. R., dans toutes les occasions, son désir de la cultiver pour la rendre éternelle, et que je travaillasse à resserrer de plus en plus une liaison que lui-même chercherait à entretenir par tous les soins imaginables.

Quelle flatteuse commission pour moi, monseigneur, si vous daignez l'agréer! Rien ne pourrait m'arriver de plus heureux que d'être l'interprète des sentiments d'amitié de deux grands princes dont les intérêts futurs d'État et de gloire pourront peut-être un jour en tirer les plus grands avantages.

Je me flatte que V. A. R. est persuadée que je m'y sens animé par l'inviolable et religieux attachement que j'aurai toute ma vie pour elle, n'y ayant point d'idée d'un dévouement plus entier que celui avec lequel j'ai l'honneur d'être très-respectueusement, etc.

<286>

12. DU MÊME.

Lübben, 20 avril 1736.

J'ai l'honneur d'envoyer à Votre Altesse Royale la suite de mon ouvrage jusqu'au paragraphe 115. La matière commence à devenir fort intéressante, et il me tarde de voir la fin du dictionnaire de Wolff; c'est ainsi que j'appelle l'explication qu'il donne des mots, et qui est absolument nécessaire pour l'intelligence des choses, en sorte que dans la suite on se trouve amplement dédommagé de la peine qu'on s'est donnée pour apprendre cette espèce de nouvelle langue.

V. A. R. agréera que, pour l'amuser un instant, je lui fasse part d'une aventure héroï-comique-amoureuse qui s'est passée dernièrement ici.

Le capitaine du château de Lübben est un certain Trützschler, bon homme, père de quatre filles dont l'aînée, quoique richement laide, a brillé, il y a plus de vingt ans, à Dresde, dans tous les bals masqués, par sa belle taille et sa danse. On dit aussi, il est vrai, qu'elle avait la mortification d'entendre cesser les éloges dès qu'elle se démasquait. Il y a longtemps qu'elle ne danse plus, et ce n'est pas elle non plus qui a aidé à jouer le roman. Les deux sœurs suivantes ont, selon toute apparence, renoncé à faire parler des effets de leurs charmes. Reste donc la cadette, qui est l'héroïne. C'est une blonde qui n'est pas mal, grande, assez bien faite, chantant et jouant du clavecin. Son père, pour lui donner occasion d'exercer ses talents, a souvent de petits concerts chez lui, où assistent ceux qui fréquentent sa maison, et ceux qui s'y font présenter. Un gentilhomme nommé Hacke, qui a servi quelques années, et quitté ensuite comme lieutenant, demeurant à quelques lieues d'ici, sur une terre fort endettée, est venu ces jours passés dans cette ville, et s'est fait introduire au château par un officier de la garnison. Il est vrai qu'on prétend que le concert était<287> fort complet, et que la belle s'y surpassa; je veux croire aussi que le cavalier s'était mis de son mieux, et que la belle avait son beau jour. Mais cependant, ô amour! que ton pouvoir est grand! Se voir pour la première fois et s'aimer éperdument n'est pour eux qu'une même chose. La fin du concert n'a pas plus tôt soulagé l'impatience de l'amant, qu'il se lève, fait la révérence au père, et lui demande sa divine fille en mariage. Le père y consent, appelle sa fille, lui propose la chose, et trouve une obéissance digne d'Iphigénie. Le bonhomme met la main de sa fille dans celle de son amant, et, après avoir satisfait aux ordres de l'amour, il songe à faire connaissance avec son gendre, lui demande son nom, son état, et tout ce qui s'ensuit; à quoi celui-ci ayant répondu, tous paraissent satisfaits, et, peu de jours après, la sérieuse cérémonie unit à jamais le couple fortuné.

Voilà vraiment un sujet de roman à désespérer la plus riche imagination.

Agréez, monseigneur, l'assurance de mon profond respect, etc.

13. A M. DE SUHM.

Ruppin, 27 avril 1736.



Mon cher Diaphane,

Je viens de recevoir à la fois deux de vos lettres, qui m'ont fait tout le plaisir du monde. Si le service de Mars ne m'occupait entièrement, j'aurais répondu à chacune à part, et d'un style non laconique : mais je vous assure qu'à peine ai-je le temps de boire et de manger.

Je ne m'attendais assurément pas que le saumon que j'ai envoyé au due de Lorraine lui serait aussi agréable qu'il le lui a été. Je regarde le plaisir qu'il lui a fait comme une marque de l'amitié qu il a<288> pour moi; car l'amitié rend agréables des bagatelles, quand elles viennent de la part des personnes que nous aimons. Le Duc n'aurait pu choisir un organe qui me fût plus agréable que celui de Diaphane, car vous savez combien je vous aime et vous estime; aussi ne devez-vous pas vous étonner du plaisir que j'ai à recevoir de vos nouvelles.

J'étudie Wolff avec une très-grande application, et je me forme de plus en plus à sa manière de raisonner, qui est très-profonde et très-juste. La proposition de la raison suffisante, et celle de la différence des êtres simples et composés, sont, à mon avis, celles qu'il faut le plus s'imprimer quand on veut bien comprendre la suite de sa Métaphysique; et ce sont aussi les deux propositions que je relis tous les jours plus d'une fois, pour les bien imprimer dans la mémoire.

A ce que je vois, l'amour exerce son empire à Lübben comme à Troie, en Sicile, ou à Anet.288-a Quels miracles ne fait-il pas tous les jours! Il n'y a pas jusqu'à Ruppin où il ne fasse sentir son influence; nous en avons des exemples ici, mais le temps ne me permet pas de vous entretenir là-dessus. L'on m'appelle, et j'entends déjà la voix de six cents hommes qui veulent être exercés. Il faut m'y rendre pour les dépêcher le plus vite qu'il me sera possible. Cependant, crainte que notre amitié n'en souffre, permettez-moi de vous assurer auparavant de la parfaite estime avec laquelle je suis,



Mon très-cher Diaphane.

Votre très-affectionné et fidèle ami,
Frederic.

<289>

14. AU MÊME.

Ruppin, 6 mai 1736.



Mon cher Diaphane,

Jamais Tantale n'a tant souffert dans le fleuve dont il ne pouvait boire les eaux que moi d'avoir reçu vos cahiers de Wolff et de ne pouvoir les lire. Tous les incidents et tous les fâcheux du monde se sont, je crois, donné le mot pour m'en empêcher. Un voyage à Potsdam, des exercices quotidiens, et l'arrivée de mon frère en compagnie des sieurs de Hacke et de Rittberg, m'en ont empêché.

Imaginez-vous, mon cher Diaphane, je vois débarquer cette caravane sans penser à rien; et ces messieurs, me pesant sur les épaules comme tout, ne me quittent pas d'un pied, pour me faire, je crois, donner à tous les diables. Un discours de tailles, de mesures, de pieds, est bientôt épuisé; voilà qui est fini, et je me vois à sec, comme Boileau aux bords du Leck.289-a Que faire? Je me suis avisé, à ce qu'il me paraît, fort à propos, de les mener dans mon jardin, que j'ai fait illuminer entièrement, de même que le temple. J'ai fait jouer un petit feu d'artifice, et du reste je les ai régalés du mieux que j'ai pu. Comme ce sont des personnes qui font beaucoup plus de cas des êtres composés que des êtres simples, qu'ils ne connaissent pas, ou, pour parler plus intelligiblement, qu'ils ont plus de notions de leurs estomacs que de leurs esprits, je les ai mis sur le chapitre de la philosophie de Duval,289-b qui a fait merveilles, et leur a bourré la bedaine au non-plus. Je me suis lassé de les voir manger, et j'aurais volontiers jeûné deux jours, si j'avais pu avoir le plaisir de m'entretenir pendant tout ce temps avec mon cher Diaphane. Vous savez le cas que je fais de lui,<290> et que je suis, comme on ne le saurait être davantage, avec une parfaite estime,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

15. AU MÊME.

Berlin, ce je ne sais lequel de mai 1736.



Mon cher Diaphane,

Si le dieu Mars avait résolu de me faire faire divorce avec les Muses, il n'aurait certes pu mieux s'y prendre qu'il ne l'a fait. Une succession continuelle d'occupations puériles nous tient ici, depuis la pointe du jour jusqu'au coucher du soleil, dans une continuelle action. C'est à elle que vous devez vous en prendre de ce que je ne vous ai pas répondu plus tôt. Je profite d'un moment de relâche pour vous remercier des peines infinies que vous vous donnez dans la traduction de Wolff. J'ai trouvé le moyen d'en lire et relire par reprises les derniers cahiers que vous m'avez envoyés. Je commence à me faire à sa manière de raisonner, et je suis à présent beaucoup plus au fait de ses propositions que je ne l'étais il y a quelques mois. Et la preuve que je comprends fort bien son principe de contradiction, c'est que je sens que, vous estimant une fois au point que vous savez, je ne puis absolument vous estimer moins; ou, pour parler plus intelligiblement, c'est que, connaissant toute l'étendue de votre mérite, je ne saurais que vous estimer de tout mon cœur, étant,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

<291>

16. AU MÊME.

Berlin, 28 mai 1736.



Mon très-cher Diaphane,

Je vous fais mille et mille remercîments de ce que vous m'avez envoyé la continuation de Wolff. Vous me procurez tant de plaisir par l'étude que j'en fais, que je ne me sens pas en état de vous en témoigner ma reconnaissance.

Nous nous tuons ici à force d'exercices tous les jours, et nous n'en avançons ni plus ni moins; car aujourd'hui le régiment du prince Henri291-a a passé la revue, et, après avoir fait des merveilles, le Roi n'en a point paru satisfait, et même il a fait éclater un air de mécontentement qui a dépité tout le public. Dites-moi la raison suffisante de sa colère. Je ne la puis trouver ni hors de lui, ni en lui, et je ne puis en attribuer la cause qu'à un hasard qui a produit sa mauvaise humeur, à un échauffement de bile qui lui a fait considérer le pauvre prince et son régiment d'un œil misanthrope et hypocondre. Dieu me préserve d'un pareil sort! Mon parti serait bientôt pris, si pareille chose m'arrivait. J'attends le jour, le moment, la minute où je partirai d'ici pour m'en retourner dans mon repos et pour jouir de la vie; j'aurai alors plus de temps qu'à présent pour vous assurer de la parfaite et sincère estime avec laquelle je suis,



Mon très-cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

<292>

17. DE M. DE SUHM.

Lübben, 1er juin 1736.



Monseigneur

La dernière lettre dont Votre Altesse Royale m'a honoré m'a trouvé dans un état qui me rendait fort nécessaire un pareil encouragement à demeurer dans ce monde, car une colique affreuse m'en avait tout à fait dégoûté. Sérieusement, monseigneur, j'ai cru aller voir des yeux de l'entendement pur tout ce que Wolff nous montre avec toute la netteté dont notre perception est ici-bas capable; et après m'être entièrement résigné aux volontés de cet Être par lequel tous les autres existent, je me suis mis à confier à un papier mes dernières pensées terrestres pour V. A. R. Ah! que ne lui disais-je pas sur la douleur que j'éprouvais en quittant ce monde avant que d'avoir pu lui être aussi utile que je le souhaitais, avant que d'avoir pu lui donner des preuves tout à fait convaincantes que mon premier, mon plus ardent désir était de lui sacrifier mon sang et ma vie! Ensuite je faisais l'unique testament que j'avais à faire, disposant de mes enfants, et je prenais la liberté de les léguer à V. A. R. N'ayant plus rien à faire après cela, je serais mort dans la douce persuasion qu'elle n'aurait point, dédaigné mon legs. Mais, monseigneur, me voilà de nouveau plein de vie, de l'espérance de vous la sacrifier encore, plein du désir de trouver les occasions de pouvoir vous faire connaître mon respectueux attachement et celui de mes enfants pour votre sacrée personne, de vous faire connaître, en un mot, à quel point tout mon sang vous est dévoué.

V. A. R. daignera me pardonner que je ne lui envoie pas cette fois autant d'ouvrage qu'à l'ordinaire; une grande faiblesse qui me reste encore m'a fait aller doucement dans mon travail. Mais je réparerai ce petit retard en redoublant d'efforts et de zèle, sachant bien que c'est là le seul moyen par lequel je puis me donner auprès de V. A. R.<293> quelque mérite à l'occasion de cette traduction, qui n'en aura elle-même pas d'autre que celui qu'elle reçoit de l'honneur d'être approuvée de V. A. R., honneur qui lui suffit bien aussi, et qui est le seul auquel j'aspire de la rendre digne.

La manière dont V. A. R. veut bien me faire sentir qu'elle entend la proposition de la contradiction est pour moi des plus gracieuses; et c'est par la même raison que toute l'Europe comprendra que V. A. R. ne peut être autre qu'elle n'est, et qu'ainsi elle est nécessairement le plus digne prince du monde. Elle me permettra, avec toute sa modestie, de lui dire ceci dans le style de Wolff, qui se pique moins de finesse et d'élégance que de justesse de pensée, et surtout de vérité.

Je suis, etc.

18. A M. DE SUHM.

Ruppin, 6 juin 1736.



Mon très-cher Diaphane,

Quel bonheur quand, au milieu d'un orage que l'on ne connaît pas, on est endormi dans les bras de la sécurité et du repos! Voilà précisément le cas où je me suis trouvé. Quoi! mon cher Suhm, vos jours, qui me sont d'un prix infini, ont été menacés! Quoi! une mort prématurée aurait porté obstacle aux effets de ma reconnaissance et à l'efficace de mes bonnes intentions! Non, le ciel, qui aime et qui commande les devoirs de la vertu, ne m'a pas voulu ôter une occasion d'être reconnaissant. Vivez, mon cher Suhm, vivez, puisque le ciel le permet; vivez pour vos amis, qui, par le véritable attachement qu'ils ont pour vous, ne pourraient soutenir l'atterrante pensée d'être séparés de vous. J'avoue et je comprends que vous n'aviez à vous attendre, au dernier période où vous touchiez, qu'aux récompenses dont le ciel couronne la vertu, et qu'ainsi, par rapport à vous-même,<294> vous perdez plus en prolongeant vos jours qu'en finissant votre carrière. Mais, mon cher Suhm, n'oubliez pas la tendresse que vous devez à un nourrisson que vous n'avez pas encore sevré dans l'école de la philosophie. Que serais-je devenu? car je sens que j'ai besoin de vos yeux pour voir, et que, perdant de vue mon guide, je cours risque de m'égarer. La seule pensée de votre mort me sert d'argument pour prouver l'immortalité de l'âme; car serait-il possible que cet être qui vous meut, et qui agit avec autant de clarté, de netteté et d'intelligence en vous, que cet être, dis-je, si différent de la matière et du corps, cette belle âme, douée de tant de vertus solides et d'agréments, cette noble partie de vous-même qui fait les délices de notre société, ne fût pas immortelle? Non certes, je le soutiendrais sur les bancs même, s'il le fallait, que, quand la plus grande partie du monde serait périssable et anéantie, vous, Voltaire, Boileau, Newton, Wolff, et encore quelques génies de cet ordre, doivent être immortels. Je vous demande bien pardon de vous dire des vérités qui, comme je crains, choqueront votre modestie. Mais aussi peu qu'une personne colérique est capable de vaincre le premier mouvement de la passion qui l'emporte, aussi peu le suis-je aujourd'hui de modérer majoie et l'effusion de mon cœur au sujet de votre convalescence et de ce que je pense de vous. J'ai du moins la satisfaction de vous l'avoir dit une bonne fois. J'aurais bien des choses encore à vous dire au sujet de ce testament, qui m'a pensé arracher des larmes. L'on ne doit pas rougir de verser des pleurs en pareille occasion; l'insensibilité est le principe de l'inhumanité et de la barbarie, un cœur tendre est le fondement de la vertu. Je vous suis très-obligé des cahiers qui accompagnent votre lettre; je les lirai avec d'autant plus de plaisir, que c'est le premier ouvrage qu'aient produit vos forces convalescentes. Je continue à lire Wolff avec la plus grande application, et je tâche de m'inculquer ses propositions le plus profondément que je puis. Il est bon de faire souvent de pareilles lectures, car elles sont d'un double usage : elles instruisent<295> et humilient. Je ne me sens jamais plus petit qu'après avoir lu la proposition de l'être simple. Quelle profondeur! quelle application suivie à sonder tous les secrets de la nature entière, à porter la clarté et la netteté où, jusqu'ici, il n'y eut qu'ombre et que ténèbres!

Je vous quitte, mon cher Suhm, partant aujourd'hui pour ma terre;295-a ce sera pour y étudier avec plus de tranquillité, et pour jouir un peu du repos, après en avoir eu très-peu pendant les revues. Je suis avec une très-parfaite estime,



Mon très-cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

19. DE M. DE SUHM.

Lübben, 16 juin 1736.



Monseigneur

Si jamais j'eus sujet de désirer avec ardeur que Wolff eût déjà inventé cet art des signes qu'il dit manquer aux hommes pour pouvoir exprimer leurs pensées d'une manière toute dégagée des sens, c'est bien dans cette occasion; car comment pourrais-je, avec des mots, répondre dignement à la dernière lettre dont V. A. R. a daigné m'honorer? O monseigneur! les respectueux sentiments dont je me sens pénétré pour vous sont si fort au-dessus de tout ce que le langage des hommes peut exprimer, que mon cœur et ma plume se révoltent à les peindre aussi froidement que je le ferais même dans les termes les plus énergiques. Que ce respectueux silence vous dise donc tout ce que je ne puis que sentir.

Quand ma vie me serait odieuse, l'intérêt que vous daignez y<296> prendre suffirait pour me la rendre chère. Je reviens donc avec joie à la vie, puisque le ciel le veut, et que V. A. R. le désire; mais, monseigneur, souffrez que ce soit pour ne vivre désormais que pour vous, pour jouir du seul bien que j'ambitionne, celui de posséder vos bonnes grâces, pour être témoin, enfin, de vos vertus et de votre gloire.

La continuation de Wolff, que j'ai l'honneur d'envoyer à V. A. R., nous mène bien près de la fin du troisième chapitre. Je me suis aperçu d'une faute dans le paragraphe 282 de l'envoi précédent, où le mot entendement se trouve à la place de celui d'imagination.

Quoique je me voie obligé d'aller à Dresde pour y attendre le retour de la cour de Varsovie, Wolff et mon écritoire ne me quitteront point.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

20. DU MÊME.

Dresde, 29 juin 1736.



Monseigneur

Je me suis rendu ici à très-petites journées, et, quoique j'eusse bien résolu de ne pas perdre de temps, et de travailler chemin faisant, je n'ai pu cependant en trouver la commodité. Du reste, je n'ai jamais fait en ma vie de voyage plus agréable et plus délicieux que celui-ci, car j'ai eu continuellement en main la dernière lettre dont V. A. R. m'a honoré; je l'ai lue et relue mille fois sans pouvoir m'en rassasier, et, me livrant sans réserve aux douces réflexions qu'elle m'inspirait, je suis enfin arrivé ici sans rien savoir de tout ce voyage, sinon que j'étais parti de Lübben.

<297>Je voudrais qu'il me fût possible de rendre compte à V. A. R. de toutes les réflexions que j'ai faites pendant ce temps; mais leur nombre et leur rapidité fait que je n'en ai plus qu'un souvenir confus. Je n'ai sans doute pas besoin de dire à V. A. R. quel en a été l'objet, et combien un objet si grand et si sublime était propre à élever les pensées et les sentiments de mon âme. Tout ce qui peut faire l'admiration des hommes entre si nécessairement dans l'essence de cet objet, qu'on pourrait s'en occuper toute sa vie sans en épuiser pour cela les sujets qu'on a de l'admirer. Cette chaîne de réflexions me ramenant de temps en temps à moi-même, je me sentais le plus heureux des mortels, en songeant à l'intérêt qu'un prince si parfait daigne me témoigner. Oui, me disais-je, quel que soit mon sort, je devrai toujours faire envie à tout le monde, aussi longtemps que V. A. R. daignera me conserver de pareils sentiments. Vous m'avez rendu la santé, monseigneur, peut-être la vie; ainsi c'est à vous que je la dois, et que je fais vœu de la consacrer. Prenez possession de moi, comme d'un bien qui vous appartient par les droits les plus sacrés. Vous m'avez doué d'une tranquillité d'âme que rien au monde n'est capable d'altérer, d'une fermeté que rien ne peut ébranler, et je sens intimement que je puis maintenant être heureux en dépit du sort. La seule chose qui puisse encore m'affliger, c'est l'éloignement dans lequel les circonstances me condamnent encore à vivre de V. A. R. Vous êtes, monseigneur, pour m'exprimer figurément, vous êtes mon soleil; car, dès que je ne suis plus à portée d'éprouver la douce influence de vos rayons, je sens un froid se glisser si profondément dans mon âme, que rien n'est capable de la réchauffer. Aussi toutes mes pensées, toutes mes démarches tendent-elles à me ménager la liberté de pouvoir un jour venir vivre dans le doux climat que ce soleil bienfaisant doit éclairer, et de participer à la félicité du peuple fortuné auquel il promet un printemps de bonheur perpétuel. Je me flatte même d'y réussir avec le temps, et de trouver enfin les moyens de<298> venir couler mes derniers jours près de la merveille de notre siècle, afin de pouvoir me délecter à la contempler et à lui rendre mes sincères hommages. Voilà, monseigneur, ce qui manque encore à ma félicité, et je mourrais sans doute aujourd'hui sans regret, si je devais renoncer pour toujours à cette douce espérance, le seul soutien de ma faible vie.

Je suis, monseigneur, et serai jusqu'au tombeau, avec les sentiments du plus profond respect et du plus entier dévouement, etc.

21. A M. DE SUHM.

Berlin, 3 juillet 1736.



Mon cher Diaphane,

Je n'ai reçu qu'hier les deux paquets que vous m'avez fait le plaisir de m'envoyer. Je vous en remercie de tout mon cœur, en vous assurant que je ne lis aucun cahier de votre ouvrage sans me ressouvenir en même temps à quels devoirs la reconnaissance m'engage. J'avais déjà corrigé la faute qui se trouve dans le paragraphe 282, en substituant, comme vous me le marquez, au mot entendement celui d'imagination.

Enfin, mon cher Suhm, l'on peut professer la philosophie à tête levée et sans plus craindre les foudres du pédagogue, ni le fantôme de l'irréligion. La raison reprend l'empire qui lui est dû, et l'erreur s'en ira chercher son refuge dans les cerveaux étroits de quelques génies faibles, et dans le giron de la superstition.

J'en viens à la dernière lettre que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire; mais qu'en puis-je dire, sinon que l'amitié aveugle que vous avez pour moi vous fait estimer un chétif mortel au delà de son prix? Les couleurs flatteuses avec lesquelles vous me peignez me masquent<299> si avantageusement, que je ne me reconnais plus. Enfin vous prêtez l'attribut de la perfection à un être qui en est bien éloigné, et qui remarque, par tout ce qui lui est connu de lui-même, qu'il est marqué au coin de l'humanité aussi bien que le dernier galérien. Je passe à l'endroit de votre lettre qui m'est le plus flatteur, et où, pour ainsi dire, vous me donnez une hypothèque sur votre personne. Quelle acquisition pourrais-je faire au monde qui me fut plus agréable? Que l'on m'offre tous les trésors du Pérou, je ne balance pas un moment entre le choix que je devrais faire, et je trouve en vous un trésor qui m'est plus utile que tous ceux que la masse grossière et matérielle de ce monde pourrait offrir. Vous savez que mon cœur est incapable de se démentir, et qu'il ne se sert de ma plume que pour exprimer d'une manière figurée ses sentiments.

Si mon cœur dans mes vers ne parle par ma plume,
Que le feu qui l'anime aussitôt le consume.

Je pars demain pour la Prusse. Le voyage sera de quatre semaines, pendant lesquelles notre fameux précepteur Wolff sera ma compagnie. Adieu, mon cher Diaphane. Il est superflu de vous répéter tous les vœux que je fais pour la réussite de vos desseins. Puisse votre sort, d'une manière inséparable, être uni au mien! Puissé-je un jour vous témoigner ma reconnaissance autant que je le désirerais, et que chaque jour me fournisse l'occasion de vous réitérer de vive voix les sentiments de la plus parfaite estime qui fut jamais!

Je suis,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèle ami,
Frederic.

<300>

22. AU MÊME.

Camp de Wehlau, 18 juillet 1736.



Mon cher Suhm,

Malgré les fatigues du voyage et les occupations militaires dont je suis chargé, ne croyez pas que je perde Wolff de vue un moment. C'est le point fixe sur lequel toute mon attention est tournée; plus je le lis, plus il me donne de satisfaction. J'admire la profondeur de ce célèbre philosophe, qui a étudié la nature comme jamais personne ne l'a fait, et qui est parvenu à pouvoir rendre raison de choses qui autrefois étaient non seulement obscures et confuses, mais encore tout à fait inintelligibles. Il me semble que j'acquiers tous les jours plus de lumières avec lui, et que, à chaque proposition que j'étudie, il me tombe une nouvelle écaille de dessus les yeux. C'est un livre que tout le monde devrait lire, afin d'apprendre à raisonner et à suivre le fil ou la liaison des idées dans la recherche de la vérité.

Nous avons un temps abominable ici. Il semble que le salpêtre et le soufre aient conspiré notre perte. Le tonnerre gronde tous les jours, et la foudre est si redoutable en ce pays, que l'on entend tous les jours parler des dégâts qu'elle a faits. Voilà ce qu'il y a de plus nouveau ici, et, à moins que de vous circonstancier tous les différents malheurs qui arrivent en ces contrées, je serais fort embarrassé de quoi vous entretenir. Adieu, mon cher; croyez-moi avec une bien sincère estime,



Mon cher Suhm,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

<301>

23. DE M. DE SUHM.

Dresde, 6 août 1736.



Monseigneur

La très-gracieuse lettre dont Votre Altesse Royale m'a honoré, et par laquelle elle me marquait son départ pour la Prusse, m'ayant fait suspendre l'envoi des cahiers de ma traduction, j'ai profité de cet intervalle pour parcourir ce pays, afin de renouveler quelques anciennes connaissances. Qu'il est triste, monseigneur, à un certain âge, d'être réduit à chercher un établissement! Mais notre philosophe m'apprenant que tout ce qui arrive a sa raison suffisante, et que je ne dois être surpris de rien, je me résigne, en prenant le meilleur parti qui me reste à prendre, c'est-à-dire, de me conduire de façon à n'avoir jamais rien à me reprocher. J'ai connu un grand joueur de trictrac qui, après les coups les plus piquants et les plus capables de désespérer, avait coutume de dire avec le plus grand sang-froid du monde : « Que voulez-vous? cela est dans les dés. » Effectivement, a-t-on jamais raison de prendre si fort à cœur ce qui ne dépend pas de nous, ou de désirer si fortement ce qu'on ne saurait trouver en soi-même?

Si je ne savais bien que j'écris au Marc-Antonin de nos jours, je ne penserais pas à l'entretenir si longtemps de moi, aimant bien mieux l'entretenir de lui-même. Mais quelque plaisir que j'y trouve, monseigneur, il faut bien y renoncer, puisque votre modestie semble n'y trouver que des raisons de vous humilier davantage.

J'ai l'honneur de vous envoyer aujourd'hui une continuation de Wolff, espérant que cette lettre arrivera vers le retour de V. A. R., et désirant ardemment que ce paquet la trouve en parfaite santé.

Je suis, etc.

<302>

24. A M. DE SUHM.

Ruppin, 15 août 1736.



Mon cher Suhm,

Quand je reçois vos lettres, elles sont toujours accompagnées de pièces de votre traduction, de façon qu'il ne me reste qu'à vous remercier sans cesse des peines que vous vous donnez pour moi; et c'est ce que je fais avec le plus grand plaisir du monde, me sentant charmé par la lecture des ouvrages de notre philosophe.

Me voilà de retour depuis huit jours d'un rude et désagréable voyage, qui, grâce à Dieu, s'est mieux terminé qu'on ne l'aurait espéré dans les commencements.

Vous serez sans doute surpris, peut-être étonné, mon cher Diaphane, de ce que je ne vous plains pas de voir un homme comme vous réduit à chercher un établissement. Ce sont les yeux de votre cour que je plains, qui sont fascinés au point de ne pouvoir distinguer des sujets utiles et dignes d'être employés, de ceux qui ne jouissent des priviléges de la fortune que par l'aveugle caprice de la faveur. Comment est-il bien possible, soit dit sans vous flatter, qu'une personne d'autant de mérite, d'esprit et de savoir que vous, soit négligée, et même oubliée? Et quelle idée se peut-on faire d'une cour où des Suhm ne sont pas recherchés? En vous estimant, je fais mon plus grand éloge, car il faut aimer la vertu et le beau pour l'estimer.

Si je vaux, c'est par là que je vaux quelque chose.302-a

Mais de quoi peut-il vous servir de vous voir appuyé de mon suffrage et de mes vœux impuissants? Ce sont des consolations qui ne mènent à aucune réalité. Il est bien certain que nous ne sommes pas les artisans de notre fortune; si cela était, chaque homme serait heureux. Mais, en revanche, c'est une consolation pour nous que le sort, par une loi immuable, amène sans cesse des changements. Le ciel<303> n'est pas toujours serein; des frimas continuels ne couvrent pas la surface de nos champs. Prenons donc, mon cher Diaphane, le temps comme il vient, et pensons qu'il faut nécessairement fournir notre carrière. Il ne dépend pas de nous de reculer dans notre chemin, et le profit le plus essentiel que nous puissions retirer de la philosophie est de nous faire un calus pour toutes les choses extérieures, et de chercher le vrai repos et la tranquillité en nous-mêmes. Mais qu'il est facile, mon cher Diaphane, de donner ce précepte, et qu'il est difficile de le suivre! Je sens qu'un cœur rongé de chagrin, dans l'amertume de sa douleur, est peu flexible aux remontrances de la morale. Loin de condamner votre juste déplaisir, je l'approuve, d'autant plus qu'il est fondé sur la chanté chrétienne, qui nous inspire de la tristesse en voyant les imperfections de notre prochain. Or, avoir peu de connaissance de la vertu est une grande imperfection; c'est pourquoi, la trouvant dans votre maître, elle doit naturellement produire cet effet dans votre âme. Vous ne pouviez me donner une marque plus certaine de votre sincérité et de votre amitié qu'en m'ouvrant votre cœur, et en me faisant connaître toutes les circonstances dans lesquelles vous vous trouvez; et, sans être un Marc-Antonin, je ne désire rien tant, connaissant vos chagrins, que d'y pouvoir porter remède. Mais malheureusement je crois avoir lieu de craindre que jamais je ne pourrai être la cause efficiente de votre bonheur et de votre fortune.

Je me retire à présent dans ma chère solitude, où je donnerai carrière à mes études. Wolff, comme vous pouvez le croire, y tiendra son coin; le sieur Rollin aura ses heures, et le reste sera consacré aux dieux de la tranquillité et du repos. Un certain poëte dont vous aurez entendu parler, ou lu quelques ouvrages, Gresset, vient chez moi,303-a et<304> avec lui l'abbé Jordan, Keyserlingk, Fouqué et le major Stille. Quelle fatalité nous sépare, mon cher Diaphane? et pourquoi ne pouvons-nous pas voir à Rheinsberg nos jours couler ensemble dans le sein de la vérité et de l'innocence?

Là, sous un ciel serein, assis au pied des hêtres,
Nous étudions Wolff en dépit de nos prêtres.
Les Grâces et les Ris ont accès en ces lieux,
Sans pourtant excepter aucun des autres dieux.
Tantôt, quand nous sentons bouillonner notre verve,
Nous chantons en l'honneur de Mars et de Minerve;
Tantôt, le verre en main, nous célébrons Bacchus,
Et, la nuit, nous payons nos tributs à Vénus.

Telle est la confession que je vous fais de la vie que nous menons dans ce fortuné séjour, où le ciel puisse nous conserver longtemps! Quant à ce que vous me dites de la philosophie de Wolff, vous serez fort étonné d'apprendre que son sort est celui du temps; et, à moins que d'avoir un thermomètre de cour, il est impossible de savoir en quel crédit elle est présentement. Mais c'est de quoi je ne m'embarrasse guère; car, quand on connaît le fond d'incertitude et de diversité qui se trouve dans le temps, l'on ne s'enquiert plus de la raison des choses qui n'en ont aucune autre qu'un caprice arbitraire mêlé d'une opiniâtreté contradictoire. Passez-moi ces termes, je vous en conjure, au cas que vous trouviez que j'en dise trop. Quant à la traduction des autres ouvrages de notre philosophe, j'ai la satisfaction de vous apprendre que sa Logique est actuellement sous presse, et que l'on va commencer à traduire sa Morale. Pour la Métaphysique, on en trouve la traduction si bonne, si correcte et si précise, que l'on jugerait superflu d'essayer d'en faire une autre, puisque l'on s'exposerait ou à devenir plagiaire de votre traduction, ou bien à en faire une autre beaucoup moins parfaite et moins exacte. Voilà le rapport que je vous fais de l'état où se trouve chez nous la république des lettres. Quant au mien en particulier, j'en suis peu content, étant séparé de<305> vous. Il me semble que je ne saurais me passer de mon cher Diaphane. Quel ravissement sera le mien quand je vous reverrai, et que de vive voix je pourrai vous réitérer les protestations de la véritable estime avec laquelle je suis,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

25. DE M. DE SUHM.

Dresde, 18 août 1736.



Monseigneur

Je viens de recevoir avec autant de joie que de respect la lettre dont il vous a plu de m'honorer du camp de Wehlau, et qui, par un malentendu, a fait plusieurs détours avant que de me parvenir. Je ne suis du tout point surpris, monseigneur, d'apprendre que les occupations militaires ne vous ont pas fait perdre de vue notre philosophe, sachant bien qu'un génie aussi grand, aussi heureux et surtout aussi actif que celui de V. A. R. sait trouver du temps pour tout. Oui, qu'il me soit permis, monseigneur, de vous le dire sans flatterie, un esprit prophétique semble me dévoiler dans l'avenir que V. A. R., par cette grande qualité, l'une des plus précieuses, sans doute, et des plus nécessaires dont un prince puisse être doué, fera un jour l'étonnement de l'Europe et l'admiration de la postérité. C'est la connaissance que j'ai des grandes qualités de votre auguste personne, c'est la force de la conviction qui m'arrache cette prophétie; et c'est l'une de vos plus belles qualités, monseigneur, la plus touchante, la plus rare dans un prince, celle qui, en vous, donne tant de relief à toutes les autres, c'est votre grande modestie enfin, qui, levant tous mes scrupules sur<306> le danger d'une louange qui, donnée à tout autre objet, aurait tout l'air d'une flatterie, semble même m'imposer le devoir de vous dire sans détour, monseigneur, ce que je viens de penser à votre égard. La louange peut gâter un esprit vain et trop ambitieux; mais elle ne fait que donner plus d'énergie à une âme modeste qui, sachant s'apprécier au juste elle-même, s'élève, par le sentiment de son véritable prix, même au-dessus de la flatterie.

Le jugement que V. A. R. porte de notre philosophe est tout à l'ait juste, et tel que le méritent la profondeur et la solidité de ses raisonnements; et quoique nous ne soyons pas encore parvenus à ce qu'il y a de plus profond et de plus intéressant pour l'homme dans sa Métaphysique, nous avons cependant déjà rencontré, chemin faisant, tant de belles connaissances, qu'elles seules suffisent déjà à payer largement les peines de notre entreprise.

Vous avez raison, monseigneur, de dire que toute personne qui veut apprendre à raisonner juste devrait étudier la Métaphysique de Wolff. Mais assurément, pour que tout le monde apprît à raisonner toujours juste, il ne suffirait pas à chacun d'avoir étudié la Métaphysique de ce célèbre philosophe, ni même de savoir tous ses ouvrages par cœur; car, sans compter que, pour apprendre à raisonner de Wolff, il faut apporter, en l'étudiant, un fonds de raison et de jugement qui est un don de la nature, et non un fruit de l'étude, il faut encore réfléchir que, pour que l'homme fût toujours en état de faire usage de cette facilité et de cette justesse de raisonnement qu'il aurait pu acquérir, il faudrait qu'il fût encore tout à fait libre des passions qui peuvent lui en ôter la liberté, car n'est-ce pas l'ouvrage ordinaire des passions d'étouffer la voix de la raison? Pour que la métaphysique apprît à l'homme à raisonner toujours conséquemment, il faudrait donc sans doute qu'elle commençât par le dépouiller de ses passions. Mais, monseigneur, que pensez-vous qu'il en résultât, si l'homme achetait, par le sacrifice de ses passions, l'avantage de n'écouter ja<307>mais d'autre voix que celle de la raison? Si ce sont les passions qui avilissent souvent l'homme, il n'en est pas moins vrai que ce sont aussi elles qui le rendent vraiment grand, qui l'élèvent aux vertus les plus sublimes. Qu'on ôte à l'homme ses passions, adieu les grandes vertus, adieu les belles actions, adieu les héros. Non, non, monseigneur, V. A, R. perdrait trop à un tel échange, ou plutôt le monde y perdrait trop par elle. Conservez donc toutes les belles, toutes les sublimes passions dont votre grande âme est susceptible; en les maintenant, comme vous le savez si bien, sous le sceptre de la raison, elles ne produiront jamais rien que de beau et de grand, jamais rien qui ne soit digne de louange et d'admiration.

Je n'ai aujourd'hui que peu de feuilles à envoyer à V. A. R. Mais elle m'a fait la grâce de me souhaiter un heureux succès dans mes desseins, et je m'y sens si fort encouragé par cette faveur de V. A. R., que je ne néglige rien pour y réussir, ce qui me prend une grande partie de mon temps. Ma plus haute espérance sera toujours que les choses tournent de manière que je puisse un jour jouir du bonheur de passer mes jours auprès de V. A. R., afin de pouvoir, en les lui consacrant, lui donner des preuves aussi sincères et aussi convaincantes que je le désire du profond respect et de l'entier dévouement avec lequel je serai toute ma vie, etc.

26. A M. DE SUHM.

Remusberg, 26 août 1736.



Mon cher Diaphane,

Je ne comprends pas quel démon ou quelle mauvaise étoile peut avoir arrêté si longtemps en chemin ma lettre datée du camp de paix. Il<308> faut que quelque destin jaloux du plaisir que je prends à vous écrire ait porté obstacle à la facilité de notre correspondance.

Vous savez donner un tour si singulier et si obligeant pour moi à toutes les choses métaphysiques qui constituent la matière ordinaire de vos lettres, qu'il semble que la philosophie, peu susceptible d'elle-même d'agréments, revête un air de politesse entre vos mains. Si le célèbre Fontenelle a su épurer l'astronomie de ce qu'elle a de pédant, vous nous montrez comment votre génie supérieur sait donner un tour heureux à la métaphysique; elle devient un trafic de politesse entre vos mains. La nature, il est vrai, devait un génie comme Fontenelle à la France; mais la raison nous en devait un comme vous, qui nous la faites considérer d'un côté aimable qui détrompe le public des préjugés dans lesquels il est contre elle, car son emblème est celui d'un vieillard sévère, et c'est ce qui la rend odieuse. Je m'arrête dans une aussi riche carrière et au milieu des éloges que la vérité place dans ma bouche; votre modestie me défend de continuer; ainsi j'en reviens à votre lettre.

Je ne vois pas que ce serait un grand mal que nous ferait la philosophie en nous délivrant de cette cruelle ambition ou de cette soif ardente des richesses, sources des guerres sanglantes qui déchirent le genre humain. Plus pauvres de quelques héros, de combien de mortels n'aurions-nous pas été plus riches, qui ont été des victimes mercenaires de la rage et de l'ambition démesurée de leurs maîtres! Ne craignons rien sur cet article, mon cher Diaphane. Dans des temps peu éclairés, les Socrate, les Platon et les Aristote ont été les flambeaux qui éclairaient le monde, et le genre humain était pervers et livré à l'avidité de ses passions. Le siècle où nous sommes, plus éclairé que celui-là, peut compter des Des Cartes, des Leibniz, des Newton, des Wolff, gens autant supérieurs aux autres que l'âge mûr l'est sur l'enfance; et cependant nous n'avons pas à craindre que, malgré l'évidence et la raison, ces gens nous apprennent à préférer les<309> choses spirituelles à celles qui frappent nos sens. Selon toutes les apparences, l'on raisonnera toujours mieux dans le monde, mais la pratique n'en vaudra pas mieux pour cela.

Je reçois les cahiers que vous m'avez envoyés, avec une véritable joie, et je vous assure que je vous en tiens compte. Comment, occupé comme vous l'êtes, avez-vous encore le temps de vous appliquer à traduire, travail rude, sec et fatigant? Je souhaite de tout mon cœur que le succès de vos peines réponde à la justice qu'on vous doit. Non, il n'est pas permis que des gens comme vous aillent quêter la fortune; il faudrait qu'en vile esclave elle portât les chaînes du mérite, et fût obligée de le suivre.

Mes vœux, mon cher Diaphane, répondent parfaitement aux vôtres; si vous me témoignez souhaiter de vous trouver auprès de moi, je puis vous assurer que je ne désire pas moins de vous y voir. Puisse le ciel, moins contraire à mes vœux qu'il ne l'a toujours été, exaucer le plus ardent de mes souhaits! Puisse-t-il joindre nos destinées, de sorte qu'il n'y ait que la mort qui nous sépare, et m'empêche aussi de vous donner des preuves de la véritable estime et de la sincère amitié avec laquelle je suis,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné
Frederic.

27. DE M. DE SUHM.

Dresde, 27 août 1736.



Monseigneur

Les inquiétudes mortelles que j'ai senties, pendant que je savais Votre Altesse Royale engagée dans un rude et long voyage, ne pouvaient<310> être mieux calmées que par la précieuse lettre dont elle m'a honoré depuis son retour; car l'assurance que V. A. R. jouit d'une santé parfaite, c'est-à-dire, telle que mes vœux les plus ardents prient sans cesse le ciel de la lui accorder, me rassure, me tranquillise entièrement sur tous les autres événements qui me regardent dans ce monde. Et quand, par un retour sur moi-même, il eût pu me rester quelque tristesse, la généreuse bonté avec laquelle V. A. R. daigne s'intéresser à mon sort m'a causé une joie si pure, si vive et si parfaite, que je défie maintenant le monde entier de porter atteinte à ma tranquillité. Les solides réflexions qu'il a plu à V. A. R. d'y ajouter ont achevé de me rendre stoïcien. Les raisons philosophiques se soutiennent sans doute les unes les autres, et n'ont besoin d'aucun appui étranger; cependant il m'a semblé sentir qu'elles ont plus de force dans la bouche d'un grand prince, ou qu'au moins elles frappent davantage, peut-être parce qu'on n'est pas accoutumé à les voir partir de si haut. Il est vrai que je ne suis pas en ceci dans le cas des autres hommes, et que j'ai le bonheur de voir cette merveille de si près, que je ne devrais que l'admirer sans en être frappé. Mais, monseigneur, vous faites voir à l'univers en vous un prince si accompli et d'une trempe si nouvelle, que vous devez vous attendre à ne voir cesser la surprise que vous excitez qu'avec la vie de tous ceux dont vous allez faire les charmes et l'admiration.

La description poétique, toute vive et toute charmante que V. A. R. a bien voulu me faire de sa retraite a causé en moi deux effets contraires. Je sens un grand plaisir à penser qu'elle y jouit de la solitude et de la tranquillité que sa grande âme recherche par goût, et préfère par raison, y trouvant plus facilement la nourriture qui convient aux âmes de sa trempe; mais je sens aussi un cuisant chagrin de n'y pouvoir passer mes jours et partager moi-même le bonheur de ceux qui y jouissent de la présence et du précieux commerce de V. A. R. Non, cette épreuve est la seule que j'excepte pour mon<311> stoïcisme; et si l'espérance ne me soutenait, j'y succomberais sans doute.

La philosophie de Wolff est en sûreté depuis qu'elle est entrée en faveur chez V. A. R.; et c'est aussi, j'espère, en reconnaissance de la protection que vous daignez lui accorder, monseigneur, et à votre exemple, qu'elle me fera grâce sur le tort que lui pourrait faire ma traduction, quelque éloge qu'il plaise à V. A. R. d'en faire. Et ce qui me rassure à cet égard, c'est l'espérance que les autres traductions auxquelles on travaille maintenant, comme je l'apprends avec grand plaisir, la dédommageront de tout ce que lui aura fait souffrir la mienne.

Agréez, monseigneur, les assurances de mon profond respect et de mon parfait dévouement, etc.

28. A M. DE SUHM.

Remusberg, 3 septembre 1736.



Mon cher Diaphane,

Vous me marquez de la manière la plus obligeante du monde la part que vous prenez à ma santé; aussi puis-je vous assurer que vous, plus que personne, avez raison de vous y intéresser. Sans emprunter un langage qui ne m'est pas naturel (j'entends celui de la fausseté), je puis vous assurer que je vous estime infiniment; et, pour vous le faire mieux sentir, je me contente de vous dire que mon amitié égale votre mérite.

Il est bien naturel et bien juste que je m'intéresse vivement à ce qui vous regarde; c'est un devoir d'ami, c'est un devoir de justice et d'équité qui veut que le bonheur soit proportionné à la grandeur de la vertu; et c'est entraîné par la sympathie que je vous veux du bien.<312> Vous savez, sans que j'aie besoin de vous le répéter, que la connaissance des perfections est le premier mobile de notre plaisir dans l'amour et dans l'amitié qui est fondée sur l'estime. Et c'est cette représentation que se fait mon âme de vos perfections, qui est le fondement de la parfaite estime que j'ai pour vous. C'est elle qui fait que je m'intéresse à votre destinée, que je fais des vœux pour votre personne, et que je désirerais pouvoir fixer votre bonheur. Ne me parlez plus de moi, mon cher Diaphane; il n'y a rien qui séduise plutôt le cœur de l'homme que les éloges et la louange, et je vous crois trop de mes amis pour vous juger capable de vouloir me plonger dans le plus ridicule de tous les vices qui puissent dégrader un mortel, dans cette vanité folle qui lui fait prendre une idée merveilleuse de sa propre personne.

Si mes vers vous ont donné envie de venir ici, ils ont eu tout l'effet que je m'en étais promis. Je serais ravi de vous voir ici, et que quelque affaire dans le Holstein dirigeât vos pas de ces côtés-ci, et plus ravi encore, si votre bourse était en état de fournir à de pareils voyages.

Je me réserve, touchant Wolff, de vous marquer un jour mon ample reconnaissance; et j'espère que vous serez persuadé que je connais toutes les peines que vous vous donnez, et que je sens toute l'étendue de l'obligation que j'ai à celui qui m'apprend à raisonner, et qui rectifie et éclaire mes idées. Il faut espérer que l'avenir, plus fécond en occasions que le passé, m'en fournira d'assez favorables pour vous prouver d'une manière indubitable que je suis avec une parfaite estime,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

<313>

29. DE M. DE SUHM.

Dresde, 3 septembre 1736.



Monseigneur

Il est bien au-dessus de mes forces de vous exprimer tout ce que m'a fait éprouver la gracieuse lettre dont il a plu à V. A. R. de m'honorer le 26 du mois passé; bien au-dessus de ma plume de vous peindre avec des couleurs aussi vives que fidèles l'attendrissement mêlé de confusion et les sentiments de respect et de reconnaissance dont cette précieuse lettre est venue me pénétrer. Mais n'allez pas croire, monseigneur, que ce qui m'a si fortement touché soit peut-être l'éloge qu'il vous a plu de faire de ma pauvre personne. Non, monseigneur, c'est quelque chose de bien plus flatteur, de bien plus touchant pour moi; c'est le témoignage que j'y trouve de votre précieuse amitié, c'est l'intérêt si attendrissant que vous daignez prendre à mon sort, et qui en adoucit toute la rigueur. Oui, si rien au monde est capable de me rendre vain, ce n'est sûrement pas le chétif mérite dont je puis être doué, mais c'est uniquement celui que je tire de l'estime et de la faveur dont V. A. R. daigne m'honorer gratuitement. Il me suffit donc, monseigneur, pour ma propre et entière satisfaction, d'oser espérer que V. A. R. ne me trouve pas indigne de ses bonnes grâces, et que, tel que je suis, elle ne dédaigne pas mes hommages, oui, si j'ose le dire, mes adorations. Car, si jamais mortel mérita d'être adoré, ce fut assurément un prince qui, comme vous, réunit en lui les plus rares, les plus grandes qualités et les plus sublimes vertus; un prince qui, comme vous, prenant pour modèle tout ce qu'il y eut jamais de grands hommes, et tirant de leurs caractères tout ce qui peut entrer dans celui d'un seul, travailla sincèrement à en former le sien. Ne vous offensez point, monseigneur, de cette effusion de mes senti-ments, qui part de la plus vive, de la plus intime conviction; mais<314> souffrez plutôt que la vérité vous parle par ma bouche; elle ne connaît point de flatterie, et la postérité reconnaîtra un jour que c'est à elle seule que je rends ici hommage. Je conviens avec vous, monseigneur, que la louange peut séduire et corrompre même le cœur d'un prince; mais ce ne sera sûrement jamais celui d'un prince qui, comme vous, ne trouve dans la louange même la plus séduisante qu'un aliment à sa modestie; ce ne sera jamais celui d'un prince qui, sachant aussi bien que vous apprécier le vrai mérite, ne peut manquer de discerner la vraie louange de la fausse; d'un prince, enfin, qui, abhorrant la duplicité des adulateurs, est toujours prêt à démasquer et à confondre leur vile flatterie, toujours prêt à les apostropher avec la malheureuse Phèdre :

Détestables flatteurs, présent le plus funeste
Que puisse faire aux rois la colère céleste!314-a

Oui, monseigneur, un prince tel que vous peut recevoir sans scrupule et avec une parfaite sécurité les plus flatteurs éloges, les louanges les plus séduisantes, et même y prendre plaisir; il peut agréer le juste hommage qu'on rend à ses vertus, sans crainte d'en être ébloui; il peut même innocemment et sans aucune faiblesse prêter une oreille calme et indulgente à une louange intéressée ou artificieuse; et c'est même là le plus grand, le plus beau triomphe de sa vertu que de la sauver au travers de tous ces écueils; c'est là le gage le plus sûr qu'il puisse donner de la grandeur de son âme et de la solidité de ses vertus que de s'élever au-dessus des atteintes de la plus séduisante flatterie. Mais où m'entraîne l'enthousiasme de la vérité? Je dois craindre de déplaire à V. A. R., et cette crainte l'emporte même sur le plaisir d'épancher le plus délicieux sentiment de mon âme. Je me fais donc violence, et quoi qu'il m'en coûte à me taire, je n'achèterai jamais<315> trop cher le bonheur de n'encourir jamais sa disgrâce, et de ne lui jamais donner lieu de douter le moins du monde de la parfaite soumission et du profond respect avec lequel je serai jusqu'à mon dernier soupir, etc.

30. A M. DE SUHM.

Potsdam, 12 septembre 1736.



Mon cher Diaphane,

Les détours et les allures que vos lettres prennent avant que de m'être rendues retardent toujours mes réponses. Je viens de recevoir celle du 3, avec l'incluse. Je crois superflu de vous répéter les assurances de la reconnaissance que je vous ai pour les peines que vous vous donnez. Par un heureux hasard, j'ai été instruit que vous souhaitez d'avoir une montre de Paris, et, par un autre hasard encore, cette montre m'est tombée entre les mains. Je vous la remets ci-jointe, mon cher Diaphane, et j'espère que vous l'accepterez comme une faible marque de mon amitié. Ce ne sera pas le ministère de cette montre qui vous apprendra ce que c'est que le temps, c'est Wolff qui nous l'a enseigné à tous les deux. Je vous prie de croire, mon cher Diaphane, que je ne souhaiterais rien plus ardemment que de pouvoir vous donner des marques continuelles de mon amitié, ensorte que vous ne pussiez désormais compter d'autre époque dans votre vie que celle de mes bienfaits.

Je ne saurais finir cette lettre sans vous prier encore une fois bien sérieusement de ne me donner ni du grand ni du sublime dans vos lettres. En les lisant, je m'imagine qu'elles s'adressent à d'autres qu'à moi, et je ne me reconnais du tout point aux traits sous lesquels vous me dépeignez. Ne voyez en moi qu'un ami sincère, et vous ne vous<316> tromperez jamais; mais n'exaltez pas des mérites que je n'ai pas, et qui me font rougir de ne les pas avoir. Adieu, mon cher Diaphane; je suis tout à vous.

Frederic.

31. DE M. DE SUHM.

Dresde, 28 septembre 1736.



Monseigneur

L'excès de la joie que m'a causée la gracieuse marque qu'il a plu à V. A. R. de me donner de son souvenir et de son amitié, autant par son obligeante lettre du 12 que par le charmant présent qui l'accompagnait, ne me laisse aucune expression capable de lui en témoigner dignement toute ma reconnaissance. De quels termes assez énergiques pourrais-je en effet me servir pour exprimer une millième partie seulement du sentiment que j'éprouve? Ah! je le sens, monseigneur, les armes que la philosophie nous offre contre l'excès de la douleur sont trop faibles contre les transports de la joie; et moi, qui suis déjà, j'ose bien le dire, assez endurci contre les coups du sort, je me sens prêt à succomber aux atteintes de la félicité. Oui, monseigneur, croyez-en la sincérité de mon cœur, je n'exagère point, c'est pour moi la félicité suprême sur la terre que de penser aux généreuses faveurs, aux témoignages si précieux de l'amitié inestimable dont me comble le plus grand, le plus digne prince; et dans les transports de la joie dont mon cœur est comme enivré, quelle expression me resterait-il qui pût répondre à l'ardeur du sentiment dont je sens brûler mon âme? C'est une passion, c'est un amour. Mon pauvre corps est trop faible pour soutenir une émotion si puissante, trop débile pour nourrir un feu si ardent, capable de le con<317>sumer; et le moment où mon âme calmée se trouve dans une paisible assiette est celui où je commence à pouvoir exprimer faiblement, comme je le fais, une ombre légère des sentiments ineffables dont mon âme était remplie.

Qui pourra jamais concevoir l'affection que j'ai pour cette charmante montre, gage précieux qu'il a plu à V. A. R. de me donner de son amitié? Oui, je l'idolâtre. Cent fois le jour je prends plaisir à la faire répéter. Mais ce qui me touche si sensiblement, ce n'est sûrement pas tant le présent en lui-même que la manière si noble et si délicate dont il m'a été offert, et les expressions si obligeantes qui l'accompagnaient. Oh! vous avez là un secret, monseigneur, qui augmentera toujours à l'infini le prix de vos bienfaits. Soyez persuadé, je vous en conjure, que cette montre ne marque pas une seconde qui ne soit comptée par quelque vœu de ma reconnaissance, pas une seconde qui ne surprenne en moi le désir ardent de me voir aux pieds de V. A. R. pour lui témoigner mes adorations. Mon impatience à cet égard est à son comble, et je compte mes malheurs par les moments du triste éloignement où je me vois condamné à vivre d'elle; et si les témoignages qu'il plaît à V. A. R. de me renouveler si souvent de la continuation de ses bonnes grâces ne me soutenaient, j'y aurais déjà sans doute succombé depuis longtemps. Mais je me flatte de sortir bientôt d'une si cruelle incertitude, et me console, en attendant, par les assurances de sa bienveillance. Conservez-la-moi, monseigneur, et mettez-y pour prix ma vie. Je la tiendrai toujours prête, et m'estimerai le plus heureux des hommes de pouvoir vous la consacrer jusqu'à mon dernier soupir, et même de vous la sacrifier, s'il le faut, afin de vous prouver avec quels sentiments je suis, etc.

<318>

32. A M. DE SUHM.

Remusberg, 23 octobre 1736.



Mon très-cher Diaphane,

Je viens de recevoir à la fois les deux lettres que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire; je vous remercie des pièces traduites de Wolff que vous y avez jointes. Je ne saurais assez m'étonner de la reconnaissance que vous me témoignez au sujet de la montre que je vous ai envoyée. Cette petite bagatelle m'aurait été suffisamment payée par la valeur d'une ligne de votre main. Il faut en vérité, mon cher Diaphane, que vous ayez grande provision de vertus, puisque vous en faites une si considérable dépense à l'occasion d'un rien. Si votre reconnaissance se manifeste si efficacement à l'occasion d'une montre, d'un rien qui, tout au plus, ne peut être compté que pour une très-faible marque de mon amitié, à quoi ne doit-on pas s'attendre d'un cœur comme le vôtre, qui sait si bien sentir et reconnaître les bienfaits? Il y a plaisir à vous obliger, mais cette raison n'est pas le seul motif ou la seule raison suffisante qui m'y porte.

Je crois que vous ne serez pas fâché que je vous dise deux mots de nos passe-temps champêtres; car, avec les personnes qui nous sont chères, l'on aime à entrer jusque dans les plus petits détails. Nous avons partagé nos occupations en deux classes, dont la première est celle des utiles, et la seconde celle des agréables.318-a Je compte au rang des utiles l'étude de la philosophie, de l'histoire et des langues; les agréables sont la musique, les tragédies et les comédies que nous représentons, les mascarades, et les cadeaux que nous donnons. Les occupations sérieuses ont cependant toujours la prérogative de passer devant les autres, et j'ose vous dire que nous ne faisons qu'un usage raisonnable des plaisirs, ne les prenant que pour délasser l'esprit et<319> pour tempérer la morosité et la trop grande gravité philosophique qui ne se laisse pas facilement dérider le front par les Grâces.

Notre malheureuse condition d'hommes nous fait passer par un chemin fort étroit, aux deux côtés duquel il y a deux précipices que l'on nomme les abus. Il y a excès de sagesse et excès de folie; le ridicule en est à peu près égal, et, pour éviter les Petites-Maisons, l'on doit être soigneux à éviter également ces deux extrêmes, mêlant le badin au sérieux, et les plaisirs à l'austérité.

Pour vous, qui êtes à une cour brillante où règne le bon goût, vous n'avez pas besoin des antidotes que nous prenons ici; et la seule chose que je crois devoir vous recommander, c'est de prendre patience, et de lire le chapitre de Sénèque sur le mépris des richesses. Je souhaiterais pouvoir vous donner des consolations plus réelles que celles que l'on trouve dans les livres, et que les effets pussent seconder ma bonne volonté comme je le désirerais, étant bien sincèrement et avec toute l'estime imaginable,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

33. DE M. DE SUHM.

Dresde, 24 octobre 1736.



Monseigneur

Quelques embarras domestiques m'ayant mis, bien malgré moi, dans la fâcheuse nécessité d'interrompre ma traduction, j'ai eu, pour comble de déplaisir, le chagrin d'apprendre à mon retour en ville, par une lettre de Berlin, que deux de mes paquets ont été retardés, sans que j'en puisse encore deviner la cause. J'ai aussitôt pris toutes<320> les mesures nécessaires pour en être informé au plus tôt, afin de pouvoir remédier pour la suite à cet inconvénient. Je me flatte, monseigneur, que vous ne prendrez point en mauvaise part ces petites irrégularités qu'il n'a pas dépendu de moi de prévenir, et que vous voudrez bien être persuadé, au contraire, que rien au monde ne me tient tant à cœur que d'exécuter avec tout le zèle et toute la promptitude possibles les ordres dont il plaît à V. A. R. de m'honorer.

Mon libraire en cette ville m'a envoyé la traduction de la Logique de Wolff, par M. des Champs.320-a Je l'ai aussitôt parcourue des yeux avec avidité, et elle m'a paru bonne. Je suis ensuite tombé comme par hasard sur l'Épître dédicatoire, que je n'avais point d'abord remarquée. Je ne vous le cacherai point, monseigneur, mon cœur a tressailli en y voyant, à la tête, le nom de V.A. R., et un sentiment inconnu a fait bouillonner mon sang dans mes veines. Je crois, car pourquoi ne l'avouerais-je pas ingénument? je crois que c'était un mouvement d'envie. Mais, cette première impression passée, la raison a aussitôt repris son empire, et m'a aidé à étouffer un sentiment si indigne d'une personne que vous honorez de tant de bontés. Pour prix d'un aveu si plein de franchise, j'ose espérer que V. A. R. ensevelira à jamais dans l'oubli le souvenir de cette faiblesse, et daignera m'épargner par là la confusion dont le moindre mot de sa part sur ce sujet ne manquerait pas de me couvrir.

J'ai donc lu cette Épître avec le vif intérêt que m'inspire tout ce qui regarde V. A. R.; et, me mettant à sa place, c'est-à-dire, m'élevant bien loin au-dessus de moi-même par le sentiment de ses sublimes qualités, j'ai cru éprouver pour elle quelque embarras à cette lecture; non que V. A. R. ne soit, par toutes ses belles vertus, bien au-dessus de toutes les louanges, toutes vraies, quoique trop fadement exprimées, de cette Épître, mais parce que sa grande modestie refuse absolument de se reconnaître dans son propre portrait, et en est même<321> d'autant plus embarrassée, plus la peinture en est fidèle. Mais ne voilà-t-il pas que, sans m'en apercevoir, je retombe moi-même dans la faute que V. A. R. m'a déjà si souvent reprochée! Pardonnez, monseigneur, mon cœur seul était coupable; c'est lui, c'est la vivacité de ses sentiments qui me surprend, qui me séduit chaque fois que je viens à parler de vous. Ma volonté vous est parfaitement soumise, et ne peut vous désobéir; mais le sentiment l'emporte. Cependant il le faut, puisque vous le voulez; je veillerai donc sur moi-même, et m'interdirai absolument, au moins envers vous, ces douces effusions d'un cœur trop plein de votre auguste personne pour ne pas aimer à s'épancher sans cesse en louanges sur ses belles qualités, d'un cœur trop ingénu pour pouvoir cacher ce qu'il sent, et trop sincère pour afficher ce qu'il ne sent pas. Oui, je m'interdirais même, si vous l'ordonniez, tout langage pour vous complaire.

Il était fort heureux pour M. des Champs qu'il écrivît pour le public; car, n'étant point ainsi obligé de savoir ce qui pouvait plaire ou déplaire à V. A. R., il a eu un beau champ à s'étendre sur l'éloge d'un prince dont il avait à louer le caractère. En vérité, il m'a fait naître une envie démesurée de devenir auteur, afin de pouvoir une bonne fois, à l'abri des droits que me donnerait ce titre, m'épancher tout librement sur un sujet dont mon cœur est si plein, et en dire à mon aise tout ce que j'en pense. Je n'ai garde cependant de m'imaginer que ma traduction me donne jamais ce privilége, quelques corrections qu'on y fît, à moins que de tout refondre.

Je sais très-bon gré à M. des Champs de s'être étendu dans sa préface sur les difficultés qu'il y a en général à traduire de l'allemand en français, et en particulier de celles d'une traduction de la Métaphysique de Wolff. Si donc V. A. R. a déjà jeté les yeux sur cette préface, elle aura eu occasion de se persuader que, en me chargeant de cette traduction, j'avais sans hésiter entrepris l'impossible pour lui obéir. Mais je mourrai, monseigneur, dans cette disposition, et, partout<322> où mes forces ne pourront atteindre, vous connaîtrez du moins le zèle ardent et le dévouement entier et parfait avec lequel je suis très-respectueusement et pour toute la vie, etc.

34. A M. DE SUHM.

Remusberg, 7 novembre 1736.



Mon cher Diaphane,

Vous n'avez pas lieu de vous excuser d'une inexactitude à me faire tenir vos lettres, à laquelle certainement vous n'aviez aucune part. C'était ma faute d'avoir pris de fausses mesures pour me les faire parvenir, et je vous ai bien des obligations d'avoir réglé la marche de notre correspondance mieux qu'elle ne l'était.

Je vous avoue, mon cher Diaphane, que l'Épître dédicatoire de M. des Champs m'a paru bien plate. Est-il permis de donner de la sorte à quelqu'un de l'encensoir au milieu de la physionomie? Louer une personne que l'on dit ne point connaître, n'est-ce pas faire l'éloge d'un héros de roman, d'un être imaginaire qui n'a de réalité que dans le cerveau de l'auteur? Passe encore si cette Épître était placée à la tête d'une tragédie ou d'un poëme épique; on pourrait en quelque sorte excuser l'auteur en disant que, animé du feu de la poésie, il s'était laissé aller à l'illusion d'une imagination échauffée, et n'avait pas assez écouté la raison. Mais que, à la tête d'une Logique, le faible traducteur fasse par son Épître dédicatoire l'aveu qu'il ne sait pas raisonner lui-même, c'est, selon moi, une faute essentielle. Lorsque le traducteur me l'envoya, je le fis remercier du bel ouvrage qu'il avait bien voulu me dédier, mais je lui fis dire en même temps que, sensible à la bonne volonté qu'il m'avait témoignée dans sa dédicace, je<323> croirais le payer d'ingratitude, si je ne lui disais naturellement que je souhaiterais, pour l'amour de lui, qu'il eût changé l'Épître dédicatoire.

Je ne crois pas que l'on ait jamais, dans une lettre, autant parlé d'une dédicace que je viens de le faire ici. Le reste de l'ouvrage, autant que j'en puis juger, me paraît heureusement exécuté. Il n'avait pas besoin de marquer dans sa préface les difficultés qu'aurait à surmonter quiconque essayerait de traduire la Métaphysique de Wolff, pour que cela fît augmenter la reconnaissance que je vous dois pour cet ouvrage; le plus grand prix que j'y trouve, c'est le motif d'amitié pour moi qui vous l'a fait entreprendre, sans compter que la traduction est très-fidèle et très-exacte.

Nous passons ici notre vie le plus doucement et le plus agréablement qu'il soit possible. Notre compagnie est fort jolie, et nos heures assez bien partagées. Je voudrais, mon cher Diaphane, que vous dissiez des nôtres : vous couronneriez l'œuvre, et ajouteriez à nos plaisirs champêtres les charmes de l'amitié; j'aurais la satisfaction de vous voir, de m'entretenir avec vous, et de vous assurer de vive voix de la parfaite et sincère estime avec laquelle je suis à jamais,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

35. DE M. DE SUHM.

Dresde, 29 octobre 1736.



Monseigneur

Quelque démon fatal à mon repos, empêchant mes paquets de vous parvenir, semble avoir pris à tâche de me tourmenter par la crainte<324> que V. A. R. ne me soupçonne de quelque refroidissement dans mon zèle à la servir, soupçon qui m'affligerait assurément plus que quoi qui pût m'arriver au monde, sentant bien que je ne l'ai nullement mérité, et que je ne le mériterai jamais. Dans l'instant même, l'on me mande de Berlin que mon avant-dernier paquet est encore demeuré en arrière; mais j'ai découvert la cause de ces retards, et y ai aussitôt porté remède par les mesures dont V. A. R. aura été instruite à la réception du dernier, qui aura, j'espère, accompagné les trois précédents.

Ma vie est très-languissante depuis que je me sens de toute façon éloigné de V. A. R. Elle m'a accoutumé à recevoir de temps en temps quelques mots de souvenir de sa part, et quels mots! tous dignes d'être gravés dans le cœur d'un honnête homme aussi profondément qu'ils le sont dans le mien. Une si douce habitude ne se perd pas sans violence; aussi gémis-je de me voir depuis si longtemps privé de la seule consolation qui me reste dans ma triste situation.

J'ai beau me voir vers la fin de la Métaphysique, je n'y trouve rien qui puisse me calmer sur ce sujet. Vous seul, monseigneur, avez plus de pouvoir sur ma tranquillité que toute la philosophie; et une seule lettre de votre part, telle que votre généreuse amitié sait vous les inspirer, suffit pour compenser dans la balance de mes destinées les plus rudes coups du sort. Une consolation me reste pourtant encore, l'espérance de me voir dans peu aux pieds de V. A. R., et de m'y payer des souffrances d'une si longue absence. Si j'avais pu prévoir les choses, j'y serais déjà, et je n'aurais pas perdu à un voyage et à des sollicitations inutiles un temps que je pouvais employer si précieusement.

En vérité, la vie des hommes est trop courte pour qu'ils puissent acquérir d'assez bonne heure pour en pouvoir faire beaucoup d'usage la prudence qu'il leur faudrait pour ne pas faire des démarches frivoles et ne pas perdre leur temps. Qu'un homme serait heureux, et<325> qu'il se conduirait facilement dans le monde, s'il s'avisait d'étudier les hommes, et s'accoutumait à réfléchir sur lui-même dès que la raison vient, de ses puissants rayons, éclairer son âme! Et si une telle habitude ne pouvait manquer d'être d'un très-grand usage à tout simple particulier, quelle utilité n'en devrait pas retirer un grand prince dans le gouvernement de ses États! V. A. R. pourra nous en dire un jour des nouvelles, puisque, du train dont elle y va, elle aura plus fait de chemin dans cette étude, et aura acquis plus de lumières à trente ans, que les autres hommes ne l'ont communément fait à quatre-vingts, où il est trop tard d'en faire usage.

Daignez, monseigneur, excuser cette petite digression, qui est venue si naturellement au bout de ma plume, que vous pouvez la regarder comme un effet nécessaire de l'union et de l'harmonie d'une âme toute pleine et sans cesse occupée de vous, avec un corps toujours prêt à obéir aux impressions qu'il reçoit d'elle, et toujours disposé à en exprimer les sentiments. Je regarderais même en ce moment comme le comble de la faveur si V. A. R. voulait bien y trouver une raison suffisante de se persuader intimement que c'est de cœur et d'âme, que c'est enfin absolument avec tout moi-même que je suis et veux être toute ma vie, etc.

36. A M. DE SUHM.

Remusberg, 16 novembre 1736.



Mon cher Diaphane,

Depuis les mesures que vous avez prises dernièrement à l'égard de notre correspondance, tout va le mieux du monde; je reçois vos lettres assez régulièrement, mais un peu vieilles, et je me pique de<326> répondre le plus tôt qu'il m'est possible. Celle que l'on m'a rendue aujourd'hui est du 29 d'octobre. J'attribue la raison de l'avoir reçue si tard aux détours qu'elle a été obligée de faire avant que de parvenir jusqu'à moi. A moins que je n'aie quelque lettre indispensable à écrire en cour, ou à des personnes délicates, à des ministres qui prennent d'abord ombrage, et condamnent les moindres retardements, votre correspondance est toujours la première.

Je m'intéresse trop vivement à tout ce qui vous regarde pour n'être pas touché sensiblement du peu de succès qu'a eu votre séjour à Dresde. Il m'aurait été bien doux de vous voir chez moi : ce voyage ne vous aurait pas non plus, à la vérité, mené à quelque chose de réel, mais vous n'auriez pas au moins couru risque de vous tromper en croyant venir chez un ami. Vous m'auriez trouvé ravi de vous voir, et prêt à vous procurer tous les agréments que j'aurais pu. Ma maison n'est pas, à la vérité, un endroit où l'on puisse se divertir avec bruit; mais le repos, la tranquillité et l'étude de la vérité ne sont-ils pas de beaucoup préférables aux bruyants et frivoles plaisirs de ce monde? Je n'ai jamais passé de jours aussi heureux que ceux que j'ai été ici. Il ne manque à mon contentement que le plaisir de vous y voir. Si cela ne se peut, vous ne trouverez pas mauvais que je vous appointe à Berlin, où je serai sûrement au commencement de décembre. Et puisque notre sort ne nous permet pas de nous voir plus d'une fois tous les ans, ne me privez pas cette année de cette satisfaction, puisque, si je commence la nouvelle avec vous, ce me sera le plus heureux augure que je puisse désirer.

Il me semble que je vous revois au coin de mon feu, que je vous entends m'entretenir agréablement sur des sujets que nous ne comprenons pas trop tous deux, et qui cependant prennent un air de vraisemblance dans votre bouche. Wolff dit sans contredit de belles et bonnes choses, mais on peut pourtant le combattre, et dès que nous remontons aux premiers principes, il ne nous reste qu'à avouer<327> notre ignorance. Nous vivons trop peu pour devenir fort habiles; de plus, nous n'avons pas assez de capacité pour approfondir les matières, et d'ailleurs il y a des objets qu'il semble que le Créateur ait reculés, afin que nous ne puissions les connaître que faiblement.327-a Je commencerai bientôt à attiser le feu qui vous échauffera. Je vous prie, mon cher Diaphane, que mes soins ne soient pas perdus. Je vous promets beaucoup d'amitié de ma part; c'est la seule monnaie avec laquelle je suis en état de vous payer; elle est de peu de prix pour ceux qui n'ont point de sentiments. Je vous rends assez justice, mon cher, pour ne pas même vous soupçonner d'une pareille insensibilité. Je me flatte que mon amitié vous est chère. C'est encore de la fumée, il est vrai, mais qui peut se consolider; c'est une bonne intention qui se réalisera un jour, et dont je ne désespère pas de vous faire sentir les influences. C'est à la vérité vous prêcher la patience, mais c'est en même temps vous faire l'éloge de l'estime et de la constante amitié avec laquelle je suis,



Mon très-cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

37. DE M. DE SUHM.

Dresde, 20 novembre 1736.



Monseigneur

Les trois gracieuses lettres dont il a plu à Votre Altesse Royale de m'honorer sous les dates du 23 octobre, du 7 et du 16 novembre, sont venues me surprendre dans une conjoncture et dans une dispo<328>sition d'esprit bien propres à m'en faire sentir tout le prix. L'attrayante peinture que V. A. R. m'y a faite du charmant séjour de Rheinsberg, la relation qu'elle a bien voulu m'y donner du sage emploi de son temps, et le désir qu'elle a daigné m'y témoigner de me voir, dans sa paisible retraite, partager ses plaisirs champêtres, si dignes d'un prince philosophe, combien tout cela n'était-il pas propre à m'inspirer l'ardent désir d'aller passer dans celte délicieuse retraite le peu de jours qu'il me reste peut-être encore à vivre! Le généreux intérêt, enfin, que V. A. R. témoigne prendre à mon sort, et le gracieux rendez-vous qu'elle me donne à Berlin, combien l'un et l'autre ne m'attachent-ils pas de plus en plus à son auguste personne! combien ne me font-ils pas désirer de ne me voir jamais séparé d'elle! Et dans le même temps où tous ces sentiments et tous ces désirs viennent pénétrer si vivement jusqu'au fond de mon âme, dans ce même moment je me vois dans la dure nécessité d'immoler tous ces désirs et tous ces sentiments à mon devoir et à mon honneur, je me vois réduit à me séparer d'elle, peut-être, hélas! pour jamais.

J'ai l'honneur d'apprendre à V. A. R. que je reçus, il y a quelques jours, l'ordre de me rendre à Hubertsbourg, d'où je reviens aujourd'hui même avec la commission d'aller, en qualité d'envoyé extraordinaire, relever le comte de Lynar à Pétersbourg.

Comment vous peindrai-je, monseigneur, les violents combats que la nouvelle de cette vocation inopinée est venue exciter dans mon âme? Moi, qui donnerais avec joie l'une des moitiés du reste de ma vie, si je pouvais, par ce sacrifice, acheter le bonheur de passer l'autre auprès de V. A. R. et de la lui consacrer, moi, qu'une absence de quelques mois, qu'un éloignement de quelques milles d'elle plonge dans une langueur prête à détruire les derniers restes d'une faible santé, ne dois-je pas regarder comme mon arrêt de mort l'ordre qui me condamne aujourd'hui à me séparer plus de cent milles d'elle pour aller vivre dans un rude climat, Dieu sait combien d'années,<329> sans espérance certaine de jamais la revoir? Cependant le devoir, l'honneur l'ordonne, la raison fait entendre sa voix, et le sacrifice est fait. Ah! il m'en coûte assez à le faire pour oser espérer que V. A. R. daignera m'en faire un mérite, et me jugera digne de conserver à jamais les généreuses bontés qu'elle a eues jusqu'ici pour moi, et qui seules sont capables de soutenir encore ma fermeté, mon courage et ma constance dans la douloureuse résolution que j'ai prise, qui seules sont capables de me conserver encore à la vie par l'espérance, quoique fort éloignée, d'en jouir un jour plus parfaitement que le ciel n'a voulu me le permettre jusqu'à présent.

C'est avec un serrement de cœur inexprimable que je viens d'écrire cette lettre. J'attends, monseigneur, de votre amitié toutes les consolations dont j'ai besoin dans les circonstances où je me trouve, me sentant incapable d'en puiser en moi-même. Oh! que ne puis-je ici vous dévoiler ce qui se passe dans mon âme! Vous me dispenseriez pour toujours de vous réitérer l'assurance des sentiments ineffables d'amour et de reconnaissance avec lesquels je serai jusqu'au tombeau, etc.

38. A M. DE SUHM.

Remusberg, 25 novembre 1736.



Mon cher Diaphane,

La lettre que vous venez de m'écrire a fait sur moi un effet tout différent de celui que vos autres lettres ont coutume de produire. J'ai été véritablement affligé de vous voir vous éloigner de moi à une si énorme distance. Comme je m'imagine que c'est pour votre satisfac-tion et pour votre établissement que l'on vous charge de la commission d'envoyé extraordinaire pour la Russie, je me consolerais en<330> quelque façon de la perte que je fais de vous, pour l'amour de vous-même, si une pensée affreuse ne venait s'offrir à mon esprit, pensée qui redouble ma tristesse, et me rend plus inquiet sur votre sort que jamais. C'est, mon cher Diaphane, le contraste de la délicatesse de votre constitution avec la rigueur du climat de Moscovie. Votre santé n'y résistera pas, et je redoute pour vous le sort du pauvre Rabutin.330-a Permettez-moi de vous dire que votre cour s'est fort trompée dans le choix qu'elle a fait de vous pour remplacer le comte de Lynar.330-b Il faut à cette cour barbare de ces hommes qui sachent bien boire et f... vigoureusement. Je ne crois pas que vous vous reconnaissiez à ces traits. Votre corps délicat est le dépositaire d'une âme fine, spirituelle et déliée. Vous payerez toujours bien de ce côté-là; mais c'est une monnaie qui n'a pas cours dans l'endroit où l'on vous envoie. J'avoue que plus j'y pense, et plus je crains que je ne sois obligé de prendre un congé éternel de vous. Vous savez et enseignez si bien ce que c'est que l'éternité! Ne frémissez-vous pas à ce seul nom? Mon cher Diaphane, faites bien vos réflexions, je vous en prie, et, pour une vaine ombre d'établissement, n'allez pas commettre un meurtre en votre propre personne. Que me servira votre âme immortelle après votre mort? Les précieux débris d'un corps si chéri ne me seront d'aucune utilité. Et si ces motifs ne vous semblent pas assez puissants, songez à votre famille, que vous abandonnez à la merci de tous les malheurs qui peuvent l'accabler, et qui se voit sans secours, si vous cessez d'être. Mes conseils peuvent vous paraître suspects, puisque vous connaissez l'amitié que j'ai pour vous. Mais cette même amitié fait que je n'envisage que votre propre avantage. Partez, traversez les mers, cherchez un autre ciel et, s'il se pouvait, un autre monde : mon amitié vous suivra partout, et je me dirai à moi-même que l'univers n'a point d'espace qui ne devienne sacré en vous contenant. La<331> Russie va devenir ma Grèce, et Saint-Pétersbourg, endroit auquel je ne daignais pas penser, l'objet de tous mes vœux.

Je me flatte de la douce espérance de vous voir à Berlin avant votre départ; je n'aurai que des larmes pour vous reconduire, et des souhaits pour vous accompagner. Souffrez que je vous fasse un aveu de ma faiblesse; je rougis en le faisant : l'amitié vient de me faire faire des vœux que l'ambition ne m'aurait jamais arrachés. Mais je me rendrais indigne de votre estime, si je ne les étouffais.

Que la philosophie est un faible secours contre les coups imprévus! J'en fais malheureusement l'expérience, et, malgré tout ce que le destin en a ordonné, je voudrais changer le vôtre. C'est temps perdu que d'y penser, et peine perdue que de le dire. Après cela, n'est-il pas superflu de vous réitérer les assurances de la parfaite estime qu'on ne saurait vous refuser, et avec laquelle je suis à jamais,



Mon très-cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

ÉPITRE A MON CHER DE SUHM.

Interprète charmant de la philosophie,
Quel démon, t'arrachant de ces paisibles lieux,
Dans les climats glacés de la triste Russie,
Jusqu'aux limitrophes d'Asie,
Te fait chercher de nouveaux cieux?
Serait-ce l'indigence à l'aspect odieux,
Qui, d'Horace accordant la lyre,
Lui fit parler jadis le langage des dieux
Que dans ses vers harmonieux
L'univers entier admire?
De deux princes puissants serrant le nœud sacré,
Du pope et du boyard vous serez révéré.
<332>Mais quand de votre esprit la science profonde
Vous vaudrait les honneurs et les biens de ce monde,
De plus, un nom fameux, du gazetier chanté,
Que vous serviront-ils, si, perdant la santé,
Vous allez, grelottant dans ces froides contrées,
Voir changer en glaçons les mers hyperborées?
Mais si de ce projet le coté séducteur
Vous enchante, pour moi, j'en vois toute l'horreur;
Je vois de vos beaux jours la brillante carrière
Finir avant le temps, et sa main meurtrière,
Exerçant sur vous ses rigueurs,
Inflexible à mes pleurs et sourde à ma prière,
Vous abîmer dans ses fureurs.
M'apprendrez-vous si votre âme immortelle
Existe après le corps, triomphe des erreurs?
Et vous, si vainement je vous reste fidèle,
Qui vous en portera la flatteuse nouvelle,
Et qui fera tarir mes pleurs?
Trompeuse illusion! ô frivoles grandeurs!
Croyez-moi, désormais quittant la politique,
Du sage Julien suivant encor la voix,
Et préférant l'ami même au plus grand des rois,
Reprenez la Métaphysique.

Ce 26 novembre 1736.

Frederic.

39. DE M. DE SUHM.

Lübben, 7 décembre 1736.



Monseigneur

J'attendais des consolations de Votre Altesse Royale, j'attendais des encouragements dans les conjonctures où je me trouve, surtout au sujet du parti que j'ai eu la fermeté de prendre; et vous venez le com<333>battre, monseigneur, vous venez soutenir les objections trop spécieuses qu'un penchant déjà si puissant opposait à la voix et aux conseils de ma raison! Quelles armes peut-il me rester, après cela, contre les séductions d'un cœur trop ingénieux à flatter son penchant et à éluder les préceptes de la raison et du devoir, d'un cœur trop sensible et trop faible en même temps pour pouvoir s'amortir ou se vaincre lui-même? Mais non, ce ne peut être sérieusement que vous combattez ma résolution, puisque vous ne pouvez manquer de sentir que le devoir et l'honneur m'en font une loi. C'est donc sans doute une amorce que vous me présentez, afin d'apprendre peut-être si la philosophie sait quelquefois élever celui qui en fait profession jusqu'à être aussi conséquent dans sa conduite qu'il affecte de l'être dans ses raisonnements; c'est un piége, enfin, que vous tendez à ma vertu pour la mettre à l'épreuve. Oh! il suffit de cette pensée pour me rendre la victoire facile. Ne craignez donc rien, monseigneur, je ne me rendrai pas indigne de votre amitié. Le sort en est jeté, je saurai en soutenir toutes les rigueurs; aussi bien suis-je déjà assez endurci contre ses coups.

Quelque douleur que m'ait causée votre gracieuse lettre par les violents combats qu'elle est venue renouveler en moi, je sens que je n'en suis que plus pénétré de la généreuse et touchante bonté avec laquelle vous daignez vous intéresser à mon sort et entrer dans ma situation. Et que vous dirai-je de la charmante Épître qui l'a suivie de si près? Je sens qu'elle est bien au-dessus de mes éloges, et qu'elle m'aurait attendri, même quand je n'aurais pas été l'heureux mortel à qui elle était adressée.

Je viens de me rendre à Lübben, d'où j'espère aller au premier jour me jeter aux pieds de mon auguste ami, et épancher dans son sein tous les sentiments qui font palpiter le mien toutes les fois que je réfléchis aux bontés et aux faveurs inestimables dont il daigne me combler. Je ne suis pas en peine, monseigneur, de vous faire alors<334> approuver les raisons qui m'ont engagé à ne point refuser l'emploi qu'on veut bien me confier; et V. A. R. se persuadera facilement, à ce que j'espère, lorsqu'elle sera instruite de tout, que mon inviolable attachement pour elle y a au fond plus de part qu'elle n'a pu se l'imaginer.

J'ai enfin l'honneur d'envoyer à V. A. R. la fin de la traduction de la Métaphysique de Wolff, si tant est qu'un tel ouvrage, fait en plus grande partie si fort à la hâte, mérite le nom d'une traduction. Elle serait parfaite, si mes forces avaient répondu à mon zèle, car je les y aurais employées toutes, comme je n'en épargnerai jamais aucune, aussi souvent qu'il s'agira de vous prouver, monseigneur, à quelque prix que ce soit, que jamais homme ne pourra plus que moi vous être attaché et dévoué par devoir, par inclination et par reconnaissance, etc.

40. A M. DE SUHM.

Berlin, 10 décembre 1736.



Mon cher Diaphane,

Je viens de recevoir votre lettre, avec le paquet, dans le moment où je m'attendais à vous voir vous-même; et, quoique j'en aie été dédommagé par une très-jolie lettre, je vous avoue que votre présence m'aurait été infiniment plus agréable. Je suis persuadé qu'un philosophe comme vous ne fait rien sans raison; je crois même que votre voyage de Russie a sa raison suffisante. Mais, indépendamment de tout cela, permettez-moi de vous dire que votre départ me fait beaucoup de peine, et que je sens bien que la voix de la raison n'a guère de vertu sur un cœur pénétré d'amitié. Alléguez-moi cent mille raisons qui vous ont obligé de vous faire envoyé, mon amitié dira toujours que vous avez tort.

<335>Vous me flattez encore, mon cher Diaphane, du plaisir de vous revoir ici. Je le souhaite beaucoup, et principalement pour vous faire ressouvenir de ce que vous m'avez promis un jour. Je vous prie, ne l'oubliez de votre vie, et soyez persuadé que, dans quelque endroit du monde que vous vous trouviez, je m'intéresserai toujours vivement à ce qui vous regarde, mon cœur prendra toujours part à votre gloire, et je ne cesserai de faire des vœux pour tout ce qui pourra contribuer à votre félicité.

Je suis avec une très-parfaite estime et l'amitié qu'on ne peut vous refuser,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionne ami,
Frederic.

41. DE M. DE SUHM. (no 1.)335-a

Lübben, 28 décembre 1736.



Monseigneur

Je pars cette nuit pour Pétersbourg, et quitte une retraite dont le seul agrément pour moi fut de me trouver à portée de recevoir sans gêne les témoignages flatteurs de vos bontés et de votre amitié, et de pouvoir m'occuper sans cesse du meilleur prince du monde, en travaillant à lui préparer un petit bout du chemin qui devait le conduire au temple de la Philosophie.

Hélas! tout prend fin dans ce monde. Mais, pourvu que V. A. R. daigne me conserver sa bienveillance jusqu'à la fin de ma vie, la durée d'aucune chose ne m'inquiétera. Tranquille, j'attendrai avec une<336> constance philosophique que, un certain nombre d'événements s'étant succédé et ayant rempli leur temps, il en vienne d'autres dont vous serez le moteur et la cause. Que j'en prévois alors de grands et de mémorables! et combien de plaisir ne prends-je pas déjà à me les représenter!

Oserai-je vous dire, monseigneur, sans crainte de blesser votre trop délicate modestie, ce qui soutient aujourd'hui mon courage et mes espérances, ce qui affermit ma tranquillité et ma satisfaction? C'est la connaissance que je me flatte d'avoir de la constance de vos sentiments et de l'usage admirable que vous savez faire de votre raison pour vous rendre intérieurement heureux vous-même, en attendant que vous puissiez faire un jour le bonheur de tant d'autres hommes, au nombre desquels j'espère venir me ranger quand il en sera temps. S'il suffisait, pour ma félicité, de jouir des faveurs du plus grand et du plus aimable de tous les princes, et d'oser en espérer la constance, même dans le plus grand éloignement de lui, je devrais sans doute être aujourd'hui parfaitement heureux. Mais comme une condition essentielle de mon bonheur sera toujours d'être aussi assuré de celui de V. A. R., il fallait encore une considération telle que celle sur laquelle je viens de fonder l'espérance de son parfait bonheur, pour assurer aujourd'hui le mien.

Je ne puis cependant, monseigneur, m'empêcher de vous faire ici l'aveu d'une de mes faiblesses. En réfléchissant sur la bizarrerie de mes destinées, j'éprouve souvent dans la succession de mes sentiments une espèce de contradiction. Tantôt, considérant une certaine face de mon sort, je crois avoir sujet de me regarder comme le plus malheureux des hommes; et presque dans le même instant, une autre face de ma situation venant se présenter à mon esprit, je m'estime le plus fortuné des mortels. Insatiable avidité de nos désirs, source féconde de maux imaginaires et factices, c'est toi seule que nous devons accuser de semblables contradictions! C'est toi qui, nous faisant<337> oublier ce que nous avons, ou, nous apprenant à n'en tenir aucun compte pour tourner sans cesse notre attention sur ce que nous n'avons pas et sur le prix des choses qui nous manquent, sais nous rendre toujours mécontents et injustes! Et, par une conséquence de notre nature, le prix de l'objet de nos désirs se proportionnant toujours nécessairement à celui de nos jouissances présentes, c'est ainsi que cette insatiabilité de nos désirs sait nous rendre d'autant plus mécontents de notre sort, moins nous avons sujet de l'être; c'est ainsi qu'elle sait pousser notre aveuglement jusqu'à nous faire trouver malheureux, oui, dans le sein du bonheur même.

Mais, monseigneur, je ne vous ferais assurément point cet aveu avec tant de franchise, si je ne sentais bien pouvoir me rendre le sincère témoignage de m'être déjà, grâce à vos leçons et à celles de la philosophie, beaucoup corrigé de cette faiblesse; et j'ose me flatter que V. A. R. daignera en voir une preuve dans la fermeté que je lui ai montrée dans les circonstances présentes.

Je finis par prendre congé de V. A. R., en la conjurant de vouloir bien toujours se souvenir de son fidèle et dévoué serviteur, qui ne désire rien tant que de pouvoir la servir partout où la Providence trouvera bon de le conduire. En particulier, je vous supplie de vous tranquilliser tout à fait au sujet de ma santé. J'espère que le climat de Russie ne me sera pas aussi funeste que V. A. R. juge avoir lieu de le craindre. Je me suis déclaré invalide, ce qui me donne bien des priviléges. Et pour ce qui est de la fatigue du voyage et de la rigueur de la saison, je me suis assez bien prémuni contre l'une et l'autre pour pouvoir espérer de n'en avoir pas beaucoup à souffrir.

Dans le moment du départ, je sens mon cœur s'émouvoir et des larmes couler de mes yeux. Quelle autre expression de mes adieux pourrait me permettre cet attendrissement, si ce n'est de me jeter aux pieds de V. A. R., d'embrasser ses genoux, et de lui laisser lire dans mes regards et dans mon respectueux silence les sentiments<338> ineffables que j'emporte loin d'elle, mais qui ne cesseront jamais de vivre dans mon cœur, aussi longtemps qu'un souffle de vie l'animera encore, etc.

42. A M. DE SUHM. (no 1.)

Berlin, 1er janvier 1737.



Mon cher Diaphane,

Vous voilà donc en voyage, et sur le chemin de Pétersbourg? Il serait inutile de vous marquer tout ce que j'ai senti en vous voyant partir. Il me semble que chaque lieue que vous faites pour vous éloigner de moi me soit une raison suffisante pour me causer du chagrin. Je m'en console cependant, pouvant vous assurer, d'une manière figurée, de ma parfaite amitié. Voilà comme je commence cette année; et je vous assure que je finirai non seulement celle-ci, mais toutes celles que le ciel m'accordera encore, de même, c'est-à-dire, rempli d'une parfaite estime pour vous.

Si la philosophie m'éclaire, c'est par vous; vous m'avez ouvert la barrière de la vérité, et c'est vous qui en avez été l'organe.

Mon esprit languissait dans une obscure nuit,
Quand le brillant flambeau qui maintenant me luit,
Allumé par vos mains, vint éclairer mon âme.
Je respectai d'abord cette céleste flamme,
Et, descendant du ciel, l'auguste Vérité
Répandit dans mon cœur sa force et sa clarté.

Voilà des vers. Il semble que mon Apollon vienne m'inspirer dès qu'il s'agit de vous. Remarquez par là quelle puissance vous avez sur mes sens et mon imagination. Dès qu'il est question de vous, mes<339> esprits, mis en mouvement, travaillent plus que leurs forces ordinaires ne le leur permettent.

Je m'en remets entièrement à vous touchant la souscription de la nouvelle édition des Batailles du prince Eugène.339-a Je suis sûr que vous me ferez avoir un bon exemplaire sans que j'aie besoin de m'en embarrasser davantage.

Si jamais je puis être le moteur de vos destinées, je vous garantis que je n'aurai d'autre soin que celui de vous rendre la vie aussi agréable qu'il me sera possible. Rendre quelqu'un heureux est une grande satisfaction; mais faire le bonheur d'une personne qui nous est chère, c'est le plus haut point où puisse atteindre la félicité humaine.

Je vous prie de coter les lettres que vous m'écrivez, afin que par là vous puissiez toujours voir à laquelle des vôtres la mienne se rapporte. Celle-ci, que je viens de recevoir, datée du 28, est no 1; je mets le même numéro au haut de la mienne, et ainsi de suite.

Puisse le ciel vous conduire en toute sûreté, afin que vous arriviez heureusement dans un endroit d'où il me tarde de vous voir revenir! Tous mes vœux tendent vers ce but, et je ne serai parfaitement content que quand je vous reverrai ici, à mes côtés, et que je pourrai vous donner des marques évidentes de la véritable estime avec laquelle je suis,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

<340>

43. DE M. DE SUHM. (no 2.)

Danzig, 10 janvier 1737.



Monseigneur

J'ai mis neuf jours à venir jusqu'ici par des chemins abominables. Ce qui m'a bien restauré des fatigues de ce trajet, c'est une très-précieuse lettre de V. A. R., no 1, qui m'a été remise presque à mon arrivée.

L'engagement qu'elle prend dans ses vers, qui font son éloge bien mieux que je ne pourrais jamais réussir à le faire, de respecter toujours l'auguste vérité, ne lui fera assurément jamais de peine. Elle y est si naturellement portée, qu'elle serait obligée de se faire violence, si jamais elle devait y contrevenir. Il m'est bien doux, monseigneur, de remarquer qu'à cette occasion vous avez daigné vous souvenir de moi, et bien plus doux encore de voir que vous voulez bien compter mon zélé attachement pour V. A. R. au nombre des causes qui peuvent avoir contribué à nourrir son ardent amour pour la vérité. Les assurances, monseigneur, que vous me réitérez de vos bonnes grâces ont achevé de remplir la mesure de mon contentement; et les touchantes expressions dont vous vous servez à ce sujet font bien connaître que c'est là une manière de penser qui vous est tout à fait propre, et qui a sa source dans les nobles sentiments d'un grand cœur. Hélas! pourquoi faut-il qu'un trop cruel destin m'oblige à m'éloigner de vous à mesure que je vois augmenter le nombre des raisons qui devraient m'engager à rester?

J'ai trouvé ici presque toute la maison Czartoryski, qui m'a accablé de politesses pendant le séjour que j'ai été obligé de faire ici, ayant eu deux de mes voitures toutes fracassées en route. Le palatin de Mazovie, Poniatowski, digne et grand homme que je connais de longue main, et qui a eu occasion de connaître de grands princes, rend bien justice à V. A. R. par la grande idée qu'il s'en est faite. Le<341> prince chancelier et moi, nous ne nous sommes presque entretenus que d'elle. Dieu sait tout ce que nous en avons dit, et plus encore pensé! Je ne serais jamais parti d'ici, si nous avions entrepris d'épuiser un si riche sujet. Ne m'accusez pas, monseigneur, d'agir ici contre vos ordres et contre ma promesse; ce n'est ici qu'un simple rapport que je vous fais de ce qui s'est passé, et toute votre modestie, quelque grande qu'elle soit, ne peut imposer à deux personnes qui se plaisent à parler de vous la loi de ne point exalter les grandes et belles qualités qu'ils remarquent en vous, et qu'ils jugent tout à fait dignes de vous-même.

Je pars demain de grand matin pour Königsberg, n'espérant recevoir qu'à Pétersbourg une réponse à celle-ci. Pour ce qui regarde la souscription de la nouvelle édition des Batailles du prince Eugène et la commission touchant le manuscrit de la Vie de ce prince, dont V. A. R. m'a fait le plaisir de me charger, elle peut être assurée que je m'en acquitterai de mon mieux, désirant, par mes soins et mon exactitude à la remplir à son entière satisfaction, de mériter qu'elle me juge digne d'être chargé d'autres commissions infiniment plus importantes encore.

Je ne laisse pas, chemin faisant, de faire mes remarques sur ce que je pourrai changer pour la commodité de mon voyage, lorsqu'il s'agira de revenir. Cette époque fortunée où je pourrai me revoir aux pieds de V. A. R. est le terme où tous mes désirs et toutes mes pensées viennent aboutir. Je l'attends avec impatience, vous suppliant, monseigneur, de me conserver jusqu'à ce temps votre gracieux souvenir, et de me regarder comme celui de tous les mortels qui vous est le plus attaché par tous les sacrés liens du devoir et de la reconnaissance, etc.

<342>

44. A M. DE SUHM. (no 2.)

Remusberg, 22 janvier 1737.



Mon cher Diaphane,

Vous voilà donc parti de Danzig, et peut-être déjà au delà de Königsberg, par des chemins affreux, par des saisons plus rudes que les nôtres, et, ce qui m'inquiète le plus, exposé à tous les malheurs qui peuvent arriver dans un si long et si pénible voyage. Vous me donnez des marques suffisantes de votre souvenir, et je suis sûr, mon cher Diaphane, que vous êtes de mes véritables amis; je vous compte pour tel, et quand même vous iriez aux climats glacés de la Nouvelle-Zemble ou aux régions ardentes de la zone torride, je ne craindrais jamais que l'éloignement et la différence des climats vous fît oublier votre ami. Il ne pouvait manquer d'arriver que vous ne fussiez comblé de politesses dans la maison du prince Czartoryski, qui a de l'amitié pour moi. Votre bon caractère vous les mérite déjà de tout le monde, et ceux qui vous connaissent, et qui ont des sentiments, ne vous refuseront jamais leur estime.

J'admire la différence de nos destinées. Tandis que j'ai été occupé par des voyages et des campagnes, vous avez vécu paisiblement dans votre retraite, et à présent que la politique a eu besoin de vos lumières pour être éclairée, et que vous parcourez des centaines de lieues, je me trouve ici dans la plus grande tranquillité du monde. Vous êtes au fait de mes occupations; il serait donc superflu de vous les répéter, d'autant plus que toutes les redites sont ennuyantes. Un plaisant accident qui pensa les déranger m'a fourni matière à rire et sujet à plaisanter à toute une compagnie.

Ma chère Mimi, fidèle compagne de ma retraite, me voyant l'autre jour étudier avec grand attachement la Métaphysique de Wolff, dont vous êtes l'aimable interprète, s'impatientait de voir que je préférais un livre tout vrai et tout raisonnable à son badinage frivole et à l'il<343>lusion de ses agréments. L'heure du souper me fit abandonner cette lecture instructive pour avoir quelque soin de mon corps, qu'aucun être pensant et raisonnable ne doit négliger. Sur ces entrefaites, mon singe, de tous les singes le plus singe, se déchaîne, prend la Métaphysique, l'allume à la chandelle, et s'applaudit de la voir brûler. Que devins-je, en rentrant dans la chambre, lorsque je vis le pauvre Wolff en proie aux flammes, et traité d'une façon convenable au seul Lange! Courir prendre de l'eau, éteindre les flammes, ne fut qu'une action pour moi. Par bonheur, cependant, ce n'est que la copie qui a brûlé, et l'original existe encore en son entier. Nos beaux esprits disent que le singe avait voulu étudier la Métaphysique, et que, ne l'ayant pu comprendre, il l'avait brûlée. D'autres soutiennent que Lange l'avait corrompu, et que, par zèle pour ce béat, il m'avait joué ce tour-là. D'autres enfin disent que Mimi, piquée de ce que Wolff donne trop de prérogatives à l'homme sur la bête, avait consacré à Vulcain un livre qui décréditait son espèce.

Voilà l'abrégé des saillies de nos rieurs. Chasot343-a enrage sérieusement de cette aventure, puisqu'il est obligé de recopier l'original. Voilà certainement de belles sornettes, et des contes dignes de faire trois cents lieues pour aller vous ennuyer en Russie!

Vous ne vous contentez donc pas de m'être utile en fait de philosophie, vous voulez l'être également pour l'histoire? La Vie du prince Eugène, qui est très-utile et très-propre à instruire des jeunes gens de mon âge, me fera beaucoup de plaisir. Comme vous vous êtes chargé si généreusement du soin de me faire venir ce livre, je ne m'embarrasse de rien, pas même de la reliure, soin que je suis persuadé que vous voudrez bien prendre aussi, ainsi que de le faire bien empaqueter, afin que les pluies ne puissent pas percer jusqu'aux livres et aux estampes, qui en seraient gâtées. Je souhaiterais bien, mon cher Diaphane, être à mon tour en état de vous fournir une bibliothèque<344> choisie. Il y a du plaisir à en provisionner des gens comme vous, qui savent faire un si excellent usage de leurs lectures.

Je vous quitte; mille vœux accompagnent cette lettre. Puissiez-vous en éprouver les effets! puissiez-vous vous retrouver bientôt auprès de moi, et recueillir les fruits de la sincère amitié et de la parfaite estime avec laquelle je suis,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

45. DE M. DE SUHM. (No 3.)

Pétersbourg, 2 mars 1737.



Monseigneur

Si Votre Altesse Royale a daigné penser à moi, comme je ne puis m'empêcher de m'en flatter, elle doit avoir trouvé extraordinaire qu'un voyage et l'arrivée à une nouvelle cour aient pu m'empêcher si longtemps de profiter de la permission que j'ai de lui donner de mes nouvelles. Mais, monseigneur, quel voyage! Je frémis encore quand j'y songe, et n'ose en vérité lui en faire la description détaillée, de peur que ma santé, dont j'ai tant besoin, ne soit altérée par le souvenir de tout ce que j'ai souffert. V. A. R. me faisant d'ailleurs la grâce de me vouloir du bien, quel plaisir pourrait-elle prendre au récit de tant de souffrances? Tantôt le sable ou la mer jusque par-dessus les essieux; tantôt, dans une misérable chaloupe et par un très-gros temps, le jouet des vents et des flots, à la merci de la mer et des écueils; puis passant à pied des rivières à moitié gelées, tenant un enfant de chaque main, et me voyant à chaque pas dans le plus grand<345> péril d'être englouti avec eux sous les glaces; enfin, surpris par des neiges épouvantables, qui menaçaient de nous ensevelir, dans des lieux où il était impossible de se procurer des traîneaux : en voilà assez pour vous donner une légère idée de toutes les fatigues et de toutes les angoisses que j'ai eu à éprouver pendant mon voyage. Grâce à Dieu, me voici enfin arrivé sain et sauf à Pétersbourg, et le bonheur que j'ai en ce moment de m'entretenir avec V. A. R. me fait oublier tout ce que j'ai eu à essuyer.

Vous ne concevrez pas facilement, monseigneur, la surprise que m'a causée le premier aspect de cette belle capitale, où l'on ne voit partout que de superbes palais, bâtis par les plus habiles architectes italiens, sur un terrain où il n'y avait que marais il y a trente ans. Il n'y a que quelques jours que je jouis, de mes fenêtres, d'un autre spectacle non moins surprenant, unique peut-être en son genre depuis que le monde existe : j'ai vu passer dans ma rue dix mille hommes de la garde qui allaient se ranger sur la glace de la Néva pour y parader vis-à-vis du palais impérial, à l'occasion de la fête du nom de l'Impératrice. Mais le poids de ces dix mille hommes n'est rien. Cette rivière, qui porte des vaisseaux de guerre en été, porte en hiver sur le dos de ses glaces, outre ces dix mille hommes armés, cent mille spectateurs et cinquante pièces de canon qu'on y décharge à différentes reprises toutes ensemble.

Le jour de l'audience étant venu, S. M. I. me l'a donnée de dessus un trône dressé exprès dans une chambre à côté d'une superbe galerie qui vient d'être achevée. La cour, composée des deux sexes, était très-nombreuse et magnifique. L'air et la majesté de cette grande princesse me frappa; mais, comme je n'avais rien que d'agréable à lui dire, je me rassurai facilement, et tins ma harangue avec plus de présence d'esprit et de fermeté que je ne m'en étais flatté. Depuis ce temps, j'ai déjà assisté à différentes fêles, qui se donnent ici avec<346> beaucoup de magnificence et plus de goût que je ne m'attendais à en trouver.

Il fait terriblement froid ici, mais l'air y est sain, et je ne me suis de longtemps pas si bien porté qu'à présent. Huit jours après mon arrivée, j'eus la joie inexprimable de recevoir une gracieuse marque du souvenir de V. A. R. par sa lettre no 2. J'y aurais répondu incontinent, si je n'avais pas attendu réponse à une lettre que j'ai écrite au sujet de l'Histoire du prince Eugène. Elle est arrivée comme je m'en étais flatté, et j'ai aujourd'hui la satisfaction de pouvoir donner à V. A. R. l'assurance que j'aurai dans peu l'honneur de lui en envoyer un exemplaire, quelque difficulté qu'il y ait de se procurer une copie de ce manuscrit, qui, comme on assure, ne doit jamais être imprimé.

Comme je ne puis absolument m'empêcher de faire cas de tout ce que V. A. R. aime le moins du monde, je ne dirai point non plus de mal de Mimi, ni ne lui en voudrai pour avoir essayé de livrer aux flammes l'ouvrage immortel du divin Wolff, trouvant d'ailleurs fort naturel et fort ingénieux que ce pauvre animal ait cherché à se défaire d'un papier qui empêche si souvent son cher maître de s'amuser avec lui et de prendre plaisir à ses singeries. Il me semble qu'à sa place, et avec toute ma raison, je n'aurais pu mieux raisonner, et que j'en aurais fait tout autant.

Je m'abstiens de répondre aux flatteuses expressions dont il a plu à V. A. R. de se servir en parlant de ma chétive personne, pour la remercier du désir qu'elle m'a témoigné de pouvoir me procurer une bibliothèque choisie.

Je ne finirai plus désormais mes lettres autrement qu'en conjurant V. A. R. de me conserver ses bonnes grâces et sa précieuse amitié aussi longtemps que je chercherai à m'en rendre digne, c'est-à-dire, jusqu'au tombeau, etc.

<347>

46. A M. DE SUHM. (No 3.)

Remusberg, 23 mars 1737.



Mon très-cher Diaphane,

J'ai eu le plaisir de recevoir votre lettre; elle m'a extrêmement réjoui, m'apprenant que votre santé était bonne. Que je suis aise d'avoir ignoré toutes les incommodités et les dangers que vous avez essuyés dans votre voyage! Cela m'aurait privé de tout repos, et je n'aurais pu jouir comme je l'ai fait des agréments de la retraite.

J'admire fort vos palais dorés, vos fleuves gelés, la magnificence de la cour impériale, et les gardes rangés sur la glace. Tout cela, et trois fois autant, ne me ferait pas cependant naître l'idée de quitter Remusberg. Nous vivons ici sans fourrures, nous voyons renaître les fleurs, revenir la verdure, et le soleil, favorable à ces climats, commence déjà à nous faire sentir ses ardeurs. Qu'un village près de Rome est préférable à une ville située dans la Nouvelle-Zemble!

Pourvu que le froid ne soit pas contraire à votre santé, et que l'air raréfié qu'il fait au voisinage du pôle ne vous soit pas dangereux, le reste ne m'importe guère.

Je suis à la fin de toutes mes lectures, et j'attends avec grande impatience la Vie du prince Eugène. Quelqu'un, ces jours passés, m'a sommé de lui en donner un extrait; je me suis fort excusé sur ce que l'original n'était pas entre mes mains, ce qui fit une scène semblable à celle qui se trouve dans le Joueur, où M. Galonier et madame Adam viennent lui rendre visite.347-a

J'ai un très-bon relieur, qui relie à la française et de façon que les livres sont bien fermés; si vous le voulez, je pourrai le prêter quand on le voudra, à condition qu'on ne le retienne pas.

Le 27 de ce mois, nous célébrerons l'anniversaire du jour de nais<348>sance de la Reine; on ne verra que de paisibles bergers former des danses avec leurs bergères. Le farouche Mars et la foudroyante Bellone n'auront aucune part à la fête, et les pipeaux de Céladon seront préférés aux timbales et aux trompettes, dont la musique trop bruyante n'inspire que de la terreur.

Quand vous reverrai-je, mon cher Diaphane? Quand pourrons-nous nous promener sous les hêtres et sous les ormeaux? Voltaire a reçu la Métaphysique, et l'approuve beaucoup. Je fais actuellement traduire la Morale du philosophe;348-a ainsi, avec le temps, je pourrai lire tout Wolff en français.

Le traducteur de la Métaphysique m'est bien cher, il me tient toujours à cœur, et ni l'éloignement ni la mort même ne pourront altérer en quoi que ce soit la sincère amitié que je lui porte. Soyez-en persuadé, mon cher Diaphane, de même que de la parfaite estime avec laquelle je suis inviolablement,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

47. DE M. DE SUHM. (no 4.)

Pétersbourg, 19 mars 1737.



Monseigneur

Je paie actuellement le tribut qu'on doit à tout nouveau climat, par une très-forte fluxion qui me tient sur mon grabat depuis quelques jours. Quelque douloureuse qu'elle soit, elle ne m'empêchera pourtant pas d'avoir l'honneur d'écrire à V. A. R., et j'espère bien, au con<349>traire, l'oublier tout à fait pour quelques heures, en jouissant de ce plaisir.

J'ai enfin reçu réponse de mon libraire, qui paraît fort disposé à arranger la souscription de la Vie du prince Eugène; mais il me propose derechef certaines conditions relativement aux souscripteurs, quoique je me, sois déjà expliqué très-expressément à ce sujet, n'en voulant du tout point entendre parler. Ce sont là des inconvénients ordinaires quand on négocie à trois cents milles. Mais j'ai répondu, et me suis assez bien énoncé cette fois pour pouvoir espérer qu'il n'y aura plus de pareilles accroches.

Tous ces délais n'ont pas laissé de me causer du chagrin, et m'ont fait réfléchir que je pourrais peut-être encore mieux trouver mon affaire ici, où il y a une très-belle et très-bonne imprimerie. Car, outre que je serais à portée de diriger la chose, je n'aurais affaire qu'à un particulier qui est très en état de mener à bout cette entreprise, pourvu qu'il ait quelque certitude d'y trouver son compte, au lieu que, ailleurs, les imprimeurs sont obligés de se pourvoir de sûretés et de se faire autoriser. Cette idée, que j'ai bien ruminée et considérée de tous les côtés, m'a paru satisfaire à tout, et, pour peu que V. A. R. l'approuve, je me mettrai à la réaliser.

Je me flatte, monseigneur, que vous voudrez bien vous en remettre à moi, tant pour l'accord des conditions que pour l'arrangement des estampes et des vignettes, devant vous persuader, par la connaissance que vous avez de mon zèle, que je ne négligerai absolument rien pour que tout réussisse au mieux.

Si V. A. R., dans sa charmante et paisible retraite, est curieuse d'apprendre les nouvelles qui nous intéressent ici, je lui dirai que les puissances belligérantes ont nommé des plénipotentiaires qui vont commencer les négociations de la paix, qui se conclura, à ce qu'on espère, avant l'ouverture de la campagne.

Le nouveau kan l'a cependant déjà ouverte, de son côté, en entrant<350> dans l'Ukraine avec cent mille hommes. Mais le feld-maréchal comte de Münnich les a repoussés avec grande perte, en leur faisant repasser le Dnieper. On regrette beaucoup ici le brave général Leslie, qui a été tué à cette action.

Mon Dieu, qu'on a peur d'être oublié quand on est si loin! Grand prince, vous qui ressemblez si peu au vulgaire de ceux qui portent ce nom, n'allez pas leur ressembler par cet endroit. Mais que dis-je? oh! pardon; la crainte trouble mes sens, et me fait oublier que je parle à la constance même. Agréez, monseigneur, les assurances du plus respectueux attachement et de la plus tendre vénération qui fut jamais, etc.

48. A M. DE SUHM. (No 4.)



Mon cher Diaphane,

J'ai bien cru que cet air raréfié de Russie serait pernicieux à votre santé. Vous en éprouvez les effets; Dieu veuille qu'ils ne passent pas les bornes des fluxions! Malgré vos incommodités, vous pensez à moi, vous travaillez à m'obliger; vous voulez absolument être l'homme le plus aimable, et qui en même temps m'est le plus utile.

Il y a un double plaisir à être reconnaissant quand nous devons notre gratitude à des personnes qui, sans nous obliger, ont déjà enlevé toute notre estime, et qui ne font, en nous servant, qu'avérer la bonne opinion que nous avions déjà de leur personne. Je suis dans ce cas, vous m'y mettez, mon cher Diaphane; c'est à vous de satisfaire aussi généreusement aux devoirs de l'amitié que vous vous l'êtes proposé, en attendant qu'un jour je remplisse à mon tour et les devoirs de l'amitié, et ceux de la reconnaissance.

<351>Puisque vous voulez bien être mon commissionnaire en Russie, ayez la bonté de me faire avoir l'édition nouvelle de la Vie du prince Eugène qu'on imprime là-bas; ce sera plus court, l'arrangement de l'envoi sera plus aisé, l'accord avec le libraire, plus sûr, et j'y trouverai beaucoup mieux mon compte qu'avec ces libraires de Vienne, qui impriment lentement, qui ne font point crédit à ceux qui souscrivent, et qui, en un mot, ne me conviennent point.

On me demande douze exemplaires de ce livre.351-a Ceux qui les ont commandés me persécutent tous les jours pour les avoir, comme si j'avais une imprimerie dans ma maison, et que je fusse en état de les satisfaire à mon gré. J'apprendrai à faire des antiques, à me jeter dans le métier de ceux qui font des médailles modernes, pour me tirer d'embarras. Enfin onze ou douze personnes sont entêtées de la Vie du prince Eugène, ils la veulent avoir à quelque prix que ce soit; jugez de ma situation. Je me voue à tous les saints, et sans vous je serais très-mal logé. Faites donc, je vous prie, l'accord avec le libraire; je vous donne plein pouvoir; mes intérêts ne peuvent être mis en de meilleures mains que les vôtres. Votre prudence et Wolff me répondent du succès de tout ce que vous entreprenez.

Après cela, pouvez-vous me soupçonner, mon cher Diaphane, de vous oublier? Ou vous me connaissez bien mal pour me croire si changeant, ou vous m'avez oublié vous-même pour me juger capable d'une inconstance et d'une légèreté impardonnables à l'homme animal, et dont je ne serai jamais coupable.

Le kan des Tartares est si éloigné de nous, qu'il me semble quasi que c'est un habitant de la lune. M. de Münnich méritera le nom d'Asiatique, l'Impératrice celui d'une grande princesse, et vous celui de véritable ami. Je préfère ce dernier à tous les autres. La bravoure et le génie forment le grand capitaine, l'esprit et une vaste conception, une grande princesse; mais le cœur seul fait l'ami. Cher phénix de<352> ce siècle, faites revivre les temps sacrés d'Oreste et de Pylade, du bon Pirithoüs, du tendre Nisus et du sage Achate. Que les hommes voient de nos jours les heureux effets d'une amitié réciproque. J'y concourrai de mon côté; vous n'en douterez plus, vous en serez persuadé. Et quand même je ne vous répéterais pas les sentiments que j'ai pour vous, vous n'en croiriez pas moins que je suis avec autant d'estime que d'amitié,



Mon très-cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

49. DE M. DE SUHM. (No 5.)

Pétersbourg, 16 avril 1737.



Monseigneur

Je viens de recevoir la gracieuse lettre dont Votre Altesse Royale m'a honoré le 23 du mois passé, no 3. La part qu'elle a daigné prendre aux dangers que j'ai courus, aux fatigues que j'ai essuyées, m'a louché jusqu'au fond du cœur. Bien que je vive assez tranquille aujourd'hui, et assez bien portant, elle ne laisserait pas, j'en suis persuadé, de me plaindre, si elle pouvait me voir ici au plus fort de l'hiver encore dans le milieu du mois d'avril, la Néva gelée, la campagne couverte de neige, sans l'espérance même de voir dans un mois d'ici ni eau ni terre. Heureusement pour moi que la description de l'air que V. A. R. respire a fait glisser dans mes veines une douce chaleur qui me soutient, et me met en état de braver tous les frimas. Cependant elle m'a aussi vivement fait sentir tout ce que j'ai perdu; et que ne perd-on pas quand on s'éloigne de V. A. R.! La seule consolation que<353> je puisse goûter dans l'éloignement où je me trouve d'elle est celle que je trouve dans les assurances qu'il lui plaît de me donner encore de la constance de ses bonnes grâces.

La douceur de la vie que mène V. A. R. dans sa charmante retraite contribue beaucoup à la tranquillité de la mienne; mais elle ne me rendra parfaitement heureux que quand j'aurai le bonheur d'en être témoin. C'est à cet égard que la connaissance figurée ne vaudra jamais l'intuitive, n'en déplaise au grand Wolff, que j'ai été obligé de négliger un peu, mais que je ne perdrai jamais de vue.

V. A. R. a donc communiqué ma traduction de la Métaphysique? L'approbation que d'autres y donnent ne saurait flatter le traducteur, puisqu'il avait déjà celle de V. A. R., qui lui tient lieu de toutes les autres; et il abandonne volontiers son ouvrage, pourvu, monseigneur, que vous n'abandonniez jamais l'auteur.

Je compte dans peu faire retentir le bienheureux et tranquille séjour que la présence du prince le plus accompli rend si fortuné et si désirable de la bruyante nouvelle de la prise d'Oczakow, vers l'embouchure du Dnieper. Le feld-maréchal Lacy marche déjà vers la Crimée, et le feld-maréchal comte de Münnich va se mettre en mouvement avec le gros de l'armée pour s'approcher du Danube.

Je ne m'étonne pas que j'oublie mes infortunes quand j'ai le bonheur d'entretenir V. A. R. J'allais effectivement finir cette lettre sans lui faire la relation d'un malheur qui m'est arrivé, et qui a menacé ma vie. Je loge dans une maison que le baron de Mardefeld a quittée pour prendre celle qu'avait le comte de Lynar, Il m'avait assuré qu'il avait pourvu à tout contre le feu; mais malheureusement on avait oublié une cheminée dont il ne se servait guère. Le feu y a pris samedi passé, et avait déjà gagné la chambre au-dessus de la mienne, avant qu'on s'en aperçût. Si c'eût été de nuit, je devenais assurément la proie des flammes, et ma maison avec toutes les voisines, et même le magnifique palais impérial, qui n'en est pas fort éloigné, auraient<354> facilement pu être réduits en cendres. Mais comme c'était en plein jour, on y a promptement porté secours, et le feu fut éteint en moins d'un quart d'heure. J'en ai été quitte pour la peur et quelques meubles qui ont été endommagés.

Si je remercie le ciel de m'avoir conservé la vie, ce n'est qu'autant qu'il lui a plu, par cette grâce, de me laisser l'espérance de la consacrer un jour au service du plus digne et du plus aimable prince, ce n'est qu'autant qu'il veut bien m'en réserver la félicité dans ses décrets éternels. Après une telle assurance, que pourrait-il, monseigneur, me rester à vous dire des sentiments inaltérables de tendresse et de vénération avec lesquels je serai jusqu'à mon dernier soupir, etc.

50. A M. DE SUHM. (No 5.)

Ruppin, 16 mai 1737.



Mon cher Diaphane,

Je suis bien heureux de n'être informé qu'après coup des dangers qui vous menaçaient. Qui pourrait croire qu'une maison pût brûler dans un pays où l'on serait plutôt porté à croire que tout périrait de froid? Je rends grâce à Dieu, mon cher Diaphane, de vous avoir sauvé de ce péril; puisse-t-il être le dernier que vous ayez à courir de votre vie!

Ne croyez pas que je me plaise à la fiction quand je vous mande qu'au mois de février et de mars il a fait beau temps ici. Cela est fort vrai, car nous n'avons point eu d'hiver cette année, point de neige qui ail duré plus d'un jour, et par conséquent les glacières sont très-mal remplies. Le capitaine de Knobelsdorff,354-a qui vient d'Italie, parle<355> bien encore sur un autre ton de ce pays. Il dit qu'il a cherché l'ombre au mois de janvier, sous des lauriers et des peupliers. Je vous plains de tout mon cœur d'être dans un pays si contraire à votre santé. Je l'ai prévu, et j'en crains les funestes suites.

Ce que vous m'écrivez de l'imprimerie de Pétersbourg me plaît beaucoup; je vous remets tout le soin de ma bibliothèque. Je saurai garder un silence nécessaire et requis; vous pouvez bien croire que mon propre intérêt m'y oblige, puisque l'on confisque les livres de contrebande. Ne pourriez-vous pas envoyer mes livres par Stettin, où Rohwedell355-a me les pourrait faire tenir? Je crois qu'on n'y risquerait rien. Je m'en rapporte à ce que je vous ai marqué dans ma dernière, où vous verrez que je vous détaille toutes les raisons de ceux qui me pressent pour que je leur prête des livres.

Nous tirons ici depuis quelque temps plus de poudre que je crois qu'on n'en a tiré à la prise d'Oczakow. Remusberg est abandonné depuis quelque temps, à mon grand regret. Quand les revues seront passées, je m'y recognerai de nouveau. Vous me manquez mille fois, mon cher Diaphane; il me semble que chaque lieue nous sépare d'autant d'années, tant vous me paraissez éloigné. Que le ciel veuille donc nous rapprocher bientôt, et me donner la consolation de vous revoir! Je le désire bien ardemment, étant avec une très-sincère et parfaite estime,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

P. S. On vient de m'annoncer qu'un capitaine de Wartenberg,355-b au service de Russie, était arrivé. Je l'ai fait querir d'abord pour lui<356> demander de vos nouvelles. Il semble voir arriver un homme de l'autre monde.

51. AU MÊME. (No 6.)

16 mai 1737.



Mon cher Diaphane,

Voici la seconde lettre que je vous écris aujourd'hui; ayant trouvé l'occasion bonne, je me serais reproché de l'avoir négligée.

Le capitaine Wartenberg m'a dit beaucoup de particularités de Pétersbourg, mais rien ne m'a touché le cœur de toutes les belles choses qu'il vante de cette cour. Il n'y a que vous, mon cher Diaphane, qui m'intéressiez en Russie, et, sans vous, tout ce pays m'est le plus indifférent du monde.

Comme je crois cette voie sûre, je ne hasarde rien à vous dire que je suis pressé de tous côtés par mes créanciers. Ayez la bonté de me tirer d'affaire, sans quoi je ferai du très-mauvais coton. Je garderai sans faute un secret inviolable, vous pouvez bien le croire, d'autant plus que mon propre intérêt m'y oblige. J'aurai toute l'obligation imaginable au généreux inconnu qui me tirera d'affaire; c'est vous en dire assez.

Nos nouvelles ne sont ni assez importantes ni assez curieuses pour vous être communiquées de si loin. Je finis en vous assurant que je suis avec une véritable et sincère estime,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Frederic.

<357>

52. DE M. DE SUHM. (No 6.)

Pétersbourg, 28 mai 1737.



Monseigneur

J'ai reçu avec une joie inexprimable l'adorable marque de souvenir que V. A. R. a bien voulu me donner par sa gracieuse lettre no 4. J'attendais pour y répondre le départ d'un courrier, désirant lui envoyer par cette occasion les mémoires ci-joints de l'Académie, en trois volumes reliés à l'anglaise.357-a Ce sera, monseigneur, s'il vous plaît, en attendant que je puisse vous envoyer l'autre ouvrage, dont je presse autant que possible l'édition.

Le départ du courrier me surprend; ainsi je serai obligé d'être laconique.

J'ose espérer que V. A. R. ne s'offensera point de la liberté que je prends de la prier de vouloir bien, dans sa réponse à celle-ci, faire un petit post-script allemand dans lequel elle me félicite en termes gracieux d'avoir trouvé ici un digne et véritable ami, et fasse briller sur ce sujet une étincelle du feu qui anime ses beaux et nobles sentiments. Je ne puis, par prudence, m'expliquer aujourd'hui plus clairement; tout ce qu'il m'est permis de vous dire, c'est que cet ami mérite parfaitement la bonne opinion que vous pouvez avoir de lui, et que j'espère le disposer peut-être au premier jour à vous rendre le service en question. Vous comprenez du reste que mon intention est de montrer ce post-scriptum.

Ne sachant comment vous exprimer à la hâte tous les sentiments dont mon cœur est pénétré en s'occupant à vous servir, je ne puis mieux faire que de me jeter aux pieds de V. A. R., en la suppliant de ne jamais oublier et d'aimer toujours le fidèle serviteur qui ne vit et ne veut vivre que pour elle, etc.

<358>

53. A M. DE SUHM (No 7.)

Berlin, 1er juin 1737.



Mon cher Suhm,

Il faut avouer que vous êtes le premier bibliothécaire du inonde. Je viens de recevoir la lettre que vous avez eu la bonté de m'écrire touchant les livres que je vous ai demandés. J'ai aussi reçu certain catalogue relatif à un futur qui le suivra. Enfin je vois en tout et partout que vous n'êtes pas seulement grand métaphysicien, mais encore ami sincère, officieux et fidèle. Il me suffit de vous connaître pour vous estimer et pour vous devoir beaucoup de reconnaissance.

Nous sommes à présent dans les revues par-dessus les oreilles. Nous perdons notre temps (qui ne reviendra jamais) à des riens. Le Roi a une attaque de goutte; ma sœur de Brunswic arrivera demain; lundi sera la revue générale : voilà en deux mots la gazette du jour.

Mes amis attendent avec grande impatience les douze volumes de l'imprimerie russienne. Vous ne sauriez croire à quel point ils me pressent là-dessus.

Je suis avec toute l'estime qu'on ne saurait vous refuser et qui vous est due,



Mon très-cher Suhm,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

54. AU MÊME. (No 8.)

Berlin, 12 juin 1737.



Mon cher Diaphane,

J'ai reçu la vôtre, du 28, de Saint-Pétersbourg, avec toutes les nouvelles agréables que je pouvais désirer. Vous pouvez juger du plaisir<359> que m'ont fait les mémoires de votre Académie; ils m'ont tiré d'un très-grand embarras par rapport à plusieurs points de la littérature sur lesquels j'étais en dispute, et qu'ils ont éclaircis. Je vous ai toute l'obligation du monde de vos soins obligeants, de votre promptitude à me servir et de votre zèle à me satisfaire. Le reste est mon affaire.

Si vous aviez pu améliorer votre bibliothèque en même temps que la mienne, je vous assure que j'y donnerais les mains volontiers, trop heureux de pouvoir contribuer à la satisfaction d'un de mes amis, et de lui prouver qu'il n'est aucun service qu'il puisse me rendre, que je ne veuille reconnaître!

J'ai été attaqué d'une maladie contagieuse qui règne ici, mais qui n'est aucunement dangereuse; je vous l'écris, afin que, si vous l'appreniez d'ailleurs, vous sachiez au juste ce qui en est.

Le duc et ma sœur de Brunswic sont ici. J'ai trouvé le premier, pour sa personne, très-change; il est roide, grave, et duc régnant autant que son grand-père. Cela n'est pas fort philosophique; qu'y faire? Ma sœur est toujours la même, d'une humeur également enjouée; et, malgré la modification différente de son ventre, son esprit ne se dément en aucune manière. Voilà la gazette du jour.

Adieu, mon cher Diaphane; il n'est point de souhait que je ne fasse pour votre bonheur, étant avec une très-sincère estime,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

P. S. Ich wünsche Ihm Glück zu dem getreuen Freunde, den Er muss in Russland angetroffen haben. Dergleichen Freunde sind sehr rar, und wäre es eine doppelte Infamie, nicht erkenntlich gegen sie zu sein.359-a

<360>

55. AU MÊME. (No 9 ou 10.)

Berlin, 22 juin 1737.



Mon cher Diaphane,

Il serait superflu de vous faire l'énumération de toutes les obligations que je vous ai; suffit que je les connais toutes, et que je suis plus que content des soins que vous vous êtes donnés pour moi. Quinze jours plus tard, j'étais perdu.

J'ai oublié les derniers numéros de mes lettres, ce qui fait que je ne sais plus où j'en suis. Celle-ci sert de réponse au no 9, des vôtres.

Il y a eu ces jours passés de nouvelles tracasseries. Le tout vient d'une jalousie que Bredow360-a a contre Wolden.360-b Le premier a trouvé le moyen d'insinuer au Roi que j'étais un homme sans religion, que Manteuffel360-c et vous aviez beaucoup contribué à me pervertir, et que Wolden était un fou qui faisait le bouffon chez nous, et qui était mon favori. Vous savez que l'accusation d'irréligion est le dernier refuge des calomniateurs, et que, cela dit, il n'y a plus rien à dire. Le Roi a pris feu, je me suis tenu serré, mon régiment a fait merveilles, et le maniement des armes, un peu de farine jetée sur la tête des soldats, des hommes de six pieds passés, et beaucoup de recrues, ont été des arguments plus forts que ceux de mes calomniateurs. Tout est tranquille à présent, et l'on ne parle plus de religion, de Wolden, de mes persécuteurs, ni de mon régiment.

Je pars le 25 pour Amalthée,360-d mon cher jardin de Ruppin. Je<361> brûle d'impatience de revoir mon vignoble, mes cerises et mes melons; et là, tranquille et débarrassé de tous les soins inutiles, je ne vivrai que pour moi. Je deviens tous les jours plus avare de mes moments; je m'en rends compte à moi-même, et je n'en perds qu'avec beaucoup de regrets. Tout mon esprit n'est tourné que vers la philosophie; elle me rend des services merveilleux, et j'ai beaucoup de retour pour elle. Je me trouve heureux, me trouvant beaucoup plus tranquille qu'autrefois; mon âme est moins agitée de mouvements tumultueux et véhéments; je supprime les premiers effets de mes passions, et je ne prends mon parti qu'après avoir bien considéré de quoi il s'agit. Que le principe de la contradiction et que la raison suffisante sont de beaux principes! Ils répandent du jour et de la clarté dans notre âme; c'est sur eux que je fonde mes jugements, de même que sur ce qu'il ne faut point négliger de circonstance quand on compare des cas pour appliquer aux uns la conséquence qu'on a tirée des autres. Ce sont là les bras et les jambes de ma raison; sans eux, elle serait estropiée, et je marcherais, comme le gros du vulgaire, avec les béquilles de la superstition et de l'erreur.

Ma foi, la plupart des hommes ne pensent pas; ils ne s'occupent que des objets présents, ne parlent que de ce qu'ils voient, sans penser à ce que c'est que les causes cachées et les premiers principes des choses. Ce midi, j'ai entendu un discours qui ne roulait que sur la différence des soupes et sur la façon la plus avantageuse de guérir de la v.....; hier au soir, ce fut une dissertation de coiffures, de paniers et de modes en général, etc.; et ces gens profondément remplis de bagatelles, toujours talonnés par l'ennui, aiment à vivre et appréhendent la mort!

Je ne m'aperçois pas que, au lieu d'une lettre, je vous adresse une épître; mais si vous saviez avec quelle rapidité le temps me passe quand je pense à vous, ou que je vous écris, vous me trouveriez excusable.

<362>Adieu, mon cher Diaphane; je vous aime trop géométriquement pour que vous puissiez me soupçonner d'inconstance, et la définition quarante-huitième d'Euclide362-a sera fausse quand mon amitié envers vous se démentira, étant avec une parfaite estime,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

56. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 9 juillet 1737.



Monseigneur

J'ai reçu à la fois plusieurs lettres dont Votre Altesse Royale a daigné m'honorer, et ma joie en a été extrême. Toutes me sont parvenues jusqu'au no 10, en comptant celle que m'a remise le capitaine Wartenberg, qui ne fait que d'arriver. La plus chère et la plus précieuse de toutes a été celle qui m'a rendu la vie en m'apprenant le rétablissement de V. A. R., qui doit maintenant jouir d'une parfaite santé. J'avais reçu la nouvelle de son indisposition par le baron de Mardefeld.

Nous avons eu ici un affreux spectacle; le plus beau quartier de cette ville vient d'être réduit en cendres dans l'espace de deux ou trois heures de temps. Je suis encore dans la plus grande confusion, écrivant cette lettre sur un coffre. J'avais précisément reçu tous mes meubles par un vaisseau de Stettin; tout a été transporté sur des barques avec l'ordre et la charité qu'on peut se représenter en pareille<363> occasion. Le feu a été arrêté à deux maisons de la mienne, et, derrière moi, à celle du baron de Mardefeld, qui a été sauvée. C'était la nuit, et, après avoir fait transporter en lieu de sûreté tout ce qu'il avait pu, il entra dans ma cour, l'habit de gala du jour précédent sur le corps, parce que c'était le premier qu'il avait trouvé sous sa main, et les bas à moitié déroulés, représentant au naturel un cothurne tragique.

On ne gagne rien dans ces sortes d'occasions; aussi ne sais-je pas encore ce que j'ai perdu. Du reste, je n'ai jamais vu une plus vive image de l'embrasement de Troie; car, au travers des flammes et de la fumée qui couvraient la rivière, comme il fait ici jour la nuit, je voyais voguer des vaisseaux tout pleins d'hommes et de bardes, je découvrais la citadelle vis-à-vis, à droite et à gauche des arcs de triomphe, plus loin de grands bâtiments qui paraissaient en feu, et enfin les grenadiers de la garde, avec leurs casques, qui venaient porter secours, achevaient complétement la ressemblance.

V. A. R. s'apercevra de la hâte et de la grande confusion dans laquelle j'écris; ainsi je finirai, en ajoutant seulement que nous attendons impatiemment la nouvelle des prouesses que le comte de Münnich aura faites contre un sérasquier qui s'est avancé vers lui avec sept pachas, ce qui signifie avec soixante-dix mille hommes. De l'autre côté, Lacy est aux portes de Pérécop, et on s'impatiente de savoir comment il y aura heurté pour entrer.

Daignez, monseigneur, conserver vos bonnes grâces au plus fidèle de vos sujets, que le ciel vient pour la seconde fois de sauver des flammes, sans doute pour mettre un jour le comble à ses vœux, et qui, après cette douce attente, ne connaît pas de plus délicieux sentiment que celui de pouvoir et d'oser vous assurer du tendre attachement et du respectueux dévouement avec lequel il sera toute sa vie, etc.

<364>

57. A M. DE SUHM. (No 11.)

Berlin, 27 juillet 1737.



Mon cher Diaphane,

Il semble que tous les éléments ligués aient conspiré votre perte. L'eau a pensé vous être funeste dans votre voyage, et le feu vient de vous talonner deux fois. Avec cela le froid excessif qu'il fait en hiver, ne voilà-t-il pas de quoi vous abîmer suffisamment? Quittez donc, je vous prie, au plus vite un pays pour lequel vous n'êtes point né, et revenez dans des lieux où vous savez que votre personne est chérie.

Puisque votre destin vous fait cependant habiter dans ces lieux lointains, permettez-moi de tirer encore un usage du séjour que vous y ferez. Ayez la bonté de me répondre en détail aux points que je vous marquerai, et desquels je souhaiterais être instruit à fond. Vous aurez soin d'écarter toutes les nouvelles fausses ou incertaines, et de ne donner place qu'aux seules vérités que vous apprendrez.

Je souhaiterais savoir :

Ayez la bonté de me répondre à tous ces points, et cela, sur un papier à part.365-a Si les obligations que je vous ai déjà étaient de nature à pouvoir être augmentées, ce serait par le plaisir que je vous prie de me faire. Adieu, mon cher; je suis avec une très-parfaite amitié,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

58. DE M. DE SUHM. (no 12.)

Pétersbourg, 13 août 1737.



Monseigneur

J'ai reçu avec des transports de joie les marques de votre gracieux souvenir et les assurances de votre constante amitié par la lettre dont il a plu à V. A. R. de m'honorer le 27 du mois passé. Ni mes fonctions, qui sont assez pénibles, puisque je suis obligé de faire septante-deux verstes, c'est-à-dire dix mortels milles, chaque fois que quelque affaire m'appelle à la cour, qui réside pendant l'été à Péterhof, ni rien au monde ne m'empêcherait de répondre dès à présent à ce que V. A. R. désire de savoir, si j'étais en état de le faire. Mais, quoique vous ne vous soyez pas trompé, monseigneur, si vous avez cru que les points de vos questions font une partie de mon étude, il s'en faut<366> cependant bien que je sois déjà en état de rendre raison de tant de choses, ne pouvant me résoudre à rien avancer sur ce sujet dont je ne sois auparavant bien instruit et bien convaincu moi-même. Mais je promets de travailler à satisfaire là-dessus V. A. R. avec le même empressement que j'aurai toujours à lui faire connaître mon zèle en toute occasion; trop heureux, si j'en pouvais trouver d'assez importantes pour la convaincre pleinement de mon parfait dévouement! En attendant, je joins ici la copie de la lettre du feld-maréchal victorieux à son fils, qui peut servir à faire connaître en partie à V. A. R. la différence qu'il y a entre la nation russe d'à présent et celle qui, sous Pierre Ier, commença à se manifester par la perte de la bataille de Narva. Les Turcs, tous janissaires ou spahis, et tous d'élite, au nombre de vingt-trois mille, se sont défendus, pour ainsi dire, jusqu'au dernier homme, puisqu'il y en a eu dix-sept mille de tués, et quatre mille prisonniers, le reste s'étant noyé. Le sérasquier, pacha à trois queues, s'est rendu au lieutenant-général Biron, frère du duc de Courlande, que V. A. R. ne connaît pas encore sous ce titre, parce qu'il n'a pas encore fait ses notifications, mais qu'elle jugerait digne de cette élévation par ses grands sentiments, si elle le connaissait. Comme je n'attache aucune idée de politique à cet éloge, vous trouverez bon, monseigneur, que je rende cette justice au Duc, en le nommant à un prince, juge aussi éclairé du vrai mérite que l'est celui auquel j'ai le bonheur d'écrire. On amènera ce sérasquier ici, aussi bien que le pacha d'Oczakow. Le premier a fait une réponse aussi fière que décente au général Romanzoff, qui lui a demandé comment il avait osé se défendre contre une armée si formidable. « Le devoir m'ordonnait de me défendre, lui a-t-il dit; je n'ai donc pas demandé quelles étaient les forces de mon ennemi, mais je me suis cru en état de résister, et même assez fort pour vous vaincre. Je vois bien que ce qui est arrivé vient du ciel. » Le pillage d'Oczakow a été prodigieux, car cette ville était fort marchande. On assure<367> que chaque grenadier a eu mille ducats pour sa part. On a tout massacré le premier jour; mais ensuite on a fait prisonniers ceux qu'on a trouvés dans les caves. Cette place est un hexagone très-régulièrement fortifié; on y a trouvé quatre-vingt-deux pièces de canon de fonte, et sept mortiers.

Mais je fais trêve aux nouvelles, crainte de devenir ou importun en vous étourdissant de nouvelles trop peu intéressantes pour vous, ou indiscret en abusant de votre bonté à m'écouter. Mais quand le monde entier retentirait de nouvelles toutes dignes d'attirer votre attention, oh! laissez-moi encore espérer, grand et aimable prince, qu'elles ne vous feront jamais oublier l'heureux mortel que vous avez daigné élever à la dignité de votre ami, et qui vous est dévoué de cœur et d'âme, etc.

59. A M. DE SUHM.

Remusberg, 12 septembre 1737.



Mon cher Diaphane,

J'ai reçu, mon cher, votre belliqueuse lettre; je n'y vois que les triomphes du comte de Münnich et la défaite des Turcs et des Tartares. Je vous avoue que je suis de ces personnes qui aiment à partager la gloire des autres, et que, sans la philosophie, je verrais avec inquiétude tant de grandes actions sans y assister. Le comte de Münnich paraît vouloir faire l'Alexandre de ce siècle; il gagne des batailles comme on renverse des jeux de cartes, et sait conquérir des provinces avec plus de rapidité que d'autres ne les parcourent.

Il y a un bonheur à venir à propos dans le monde, sans quoi on ne fait jamais rien. Le prince d'Anhalt, qui est peut-être le plus grand général du siècle, demeure dans une obscurité dont lui seul peut ressentir tout le poids; et d'autres, qui ne le valent pas de bien loin,<368> sont les arbitres de la terre. Cela revient à ce que je viens de dire, qu'il ne suffit pas d'avoir simplement du mérite, mais qu'il faut encore être en passe de le pouvoir faire éclater.

Les paisibles habitants de Remusberg ne sont pas si belliqueux; je me fais une plus grande affaire de défricher des terres que de faire massacrer des hommes, et je me trouve mille fois plus heureux de mériter une couronne civique que le triomphe.

Nous allons représenter l'Œdipe de Voltaire,368-a dans lequel je ferai le héros de théâtre; j'ai choisi le rôle de Philoctète; il faut bien se contenter de quelque chose.

Wolff a reçu du cardinal de Fleury une lettre flatteuse au possible; de plus, l'évêque de Bamberg lui a rendu visite, et, à la fin de la conversation, lui a glissé, en partant, une médaille d'or dans la main, d'un prix considérable. Je me réjouis des progrès de la philosophie comme de l'augmentation de mes revenus. C'est le bonheur des hommes quand ils pensent juste, et la philosophie de Wolff ne leur est certainement pas de peu d'utilité en cela. Vous qui en tirez de si divins secours, dites-moi un peu, mon cher, quand reviendrez-vous la professer dans nos cantons? Je vous avoue que je languis de vous revoir; je voudrais vous témoigner ma reconnaissance, et vous donner des marques de mon amitié.

Ayez la bonté, si vous le pouvez, de me répondre sommairement aux questions que je vous ai faites; un détail demanderait trop de recherches. Nommez-moi aussi, je vous prie, votre ami, car je m'intéresse à son sort, et je voudrais pourtant volontiers savoir quel est l'honnête homme avec lequel vous êtes en liaison.

Vous me connaissez, mon cher Diaphane; j'espère que vous ne douterez jamais de mon amitié. Elle n'est point intéressée, vous le<369> savez, mais elle peut être reconnaissante. Je suis avec cette estime que vous méritez si bien,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

60. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 2 septembre 1737.



Monseigneur

Des raisons de prudence que Votre Altesse Royale approuverait sans doute, si je les lui détaillais, m'ont l'ait attendre le départ d'un courrier pour répondre à la dernière lettre qu'elle m'a fait la grâce de m'écrire. Je comptais alors me dédommager amplement de cette contrainte en lui parlant librement de tous les ennuis que me fait éprouver le cruel éloignement où je me vois condamné à vivre d'elle, et en lui peignant avec des couleurs aussi vives que vraies la langueur dans laquelle me plonge l'absence et la privation de tout ce qui peut me rendre heureux. Mais n'ayant pu faire faire un détour au courrier, que je suis obligé d'expédier fort brusquement aujourd'hui, je ne puis pourtant en profiter comme je le désirais. Car, encore que mon parfait dévouement et ma respectueuse tendresse pour V. A. R. fassent ma plus grande gloire et toute ma félicité, en sorte que je ne puis le cacher dans l'occasion, vous n'ignorez pas, monseigneur, de combien de prudence je dois user à l'égard des témoignages que j'ose vous donner de la vivacité de mes sentiments; et quoique l'éclat de vos belles et aimables qualités semble donner à chacun le droit de se dévouer à votre auguste et sacrée personne avec tous les sentiments<370> du plus tendre et du plus respectueux attachement, et de vous le témoigner en toute liberté, il s'en faut bien que cette liberté ne soit accordée à ceux qui trouveraient le plus de satisfaction et de plaisir à en faire usage.

C'est une raison de même nature qui me fait renvoyer à une occasion plus sûre de répondre en détail aux points sur lesquels V. A. R. désire d'être instruite. Elle approuvera, j'en suis sûr, ma prudence à cet égard, dès qu'elle daignera un moment se mettre à ma place et entrer dans ma situation. J'y répondrai cependant assurément; je supplie seulement V. A. R. de me donner le temps de bien m'instruire moi-même de toutes ces choses, et surtout de me laisser choisir une occasion sûre de lui faire parvenir mes observations. Elle aura cette bonté, j'espère, puisque rien ne la presse encore. Plût à Dieu qu'elle eût déjà des raisons pour être plus pressée à cet égard!

En attendant, je joins ici quelques considérations générales dont votre pénétration, monseigneur, saura d'elle-même tirer les conséquences particulières. Ce n'est pas une petite affaire que de parler de cet empire, de ses habitants et de son état politique. Il faut, pour cela, y avoir séjourné longtemps et avoir observé par soi-même, car on n'a presque encore aucun ouvrage imprimé dans lequel on puisse trouver des relations assez détaillées et assez sûres sur tous ces sujets. Je hasarderai cependant d'avancer ici ce que je regarde jusqu'à présent pour avéré parmi tout ce qu'on dit de cet État et de ses habitants.

Il y a d'ici à Oczakow deux mille verstes, qui font environ quatre cents milles d'Allemagne; jusqu'à Astracan il y a près de sept cents milles. D'ici à Archangel il y en a cent cinquante, et jusqu'à la Chine on compte au delà de vingt-quatre mille verstes; il est vrai qu'il se trouve entre deux une partie de la Grande-Tartarie. Les frontières du côté du nord et du Japon ne sont point encore bien déterminées; depuis cinq ans, on a envoyé de ces côtés des professeurs pour faire<371> des recherches à ce sujet, et l'on compte même qu'ils pénétreront jusqu'en Amérique, à laquelle il est probable que cet empire touche quelque part. On peut juger de là que, si l'immense État connu sous le nom de Russie européenne et asiatique était partout aussi peuplé que la France ou l'Allemagne, il mettrait sans peine l'Europe dans sa poche. Cependant, de la manière dont on y fait les recrues, on voit bien qu'il n'est pas aussi pauvre en habitants qu'on semble le croire ailleurs, puisque, actuellement, pour former un corps de soixante mille hommes, on ne lève que le quatre-vingt-dixième. Ce qui renforce beaucoup cette considération, c'est l'assurance que l'on a que la population de l'intérieur du pays n'est point encore assez bien connue, car il est avéré que, malgré la rigueur des ordres donnés à ce sujet, tel possesseur de terres qui se trouve inscrit pour n'avoir que cent sujets en a quatre cents et au delà.

Il en est de même des revenus, qu'on n'a pas encore bien pu fixer : et ceux qui les ont bornés à douze millions de roubles n'ont assurément eu d'autre raison pour le faire que de déterminer un nombre certain pour un incertain. Mais quand cela serait, cette somme ferait plus d'effet dans cet État que le décuple peut-être dans un autre, ce qui fait que, dans ce pays, on rend possibles des choses auxquelles il ne faut pas penser seulement ailleurs.

Je tiens cet État invincible sur la défensive; c'est une hydre dans ce cas; les années y naissent comme les hommes ailleurs, et ne coûtent pas plus de peine à mettre sur pied que Cadmus n'en eut à créer des hommes armés de pied en cap, en semant les dents du dragon. La guerre ne coûte rien à cet État quand les armées ne sortent pas du pays, et je n'appelle pas cela sortir du pays que d'aller dans les déserts et dans la Crimée, parce que l'argent reste dans l'armée, et rentre avec elle dans le pays.

Une guerre réglée au dehors est onéreuse à toute nation; mais que n'expédie-t-on pas en deux ou trois campagnes, en y allant<372> comme les Russes le font! Quand on aurait pu douter de ce qu'on peut faire avec le soldat russe, il n'y a qu'à examiner de sang-froid l'affaire d'Oczakow; on n'a peut-être rien vu de pareil, et le sérasquier arrivé ici, et qui a eu assez de temps pour se remettre, ne saurait encore revenir de son étonnement. Il ne peut pas seulement comprendre comment l'armée a pu passer sans périr par les déserts immenses qu'elle a traversés pour arriver là-bas; et il dit qu'on peut tout attendre de troupes capables de soutenir une telle marche sans succomber à la faim, ou à la soif, ou aux ardeurs du soleil. Jamais, dit-il, l'armée turque n'y passerait.

Le Russe est soldat aussitôt qu'il est armé. On est sûr de le mener à tout, parce que son obéissance est aveugle et sans égale. Avec cela, il se nourrit mal, et de peu. Enfin il semble né exprès pour les grandes expéditions, et, s'il y a encore une armée qui puisse nous donner une idée des troupes anciennes, c'est une armée de Russes.

V. A. R. jugera qu'il ne me convient pas encore d'entrer sur toutes ces choses dans un plus grand détail. Les relations qu'elle vient de lire suffiront pour lui donner d'avance une légère idée d'un pays et d'une nation qu'elle juge dignes de son attention. J'espère lui donner peu à peu dans la suite toutes les lumières qu'elle peut désirer sur ce sujet.

La réflexion que vous faites, monseigneur, sur le bonheur qu'il y a à venir à propos dans le monde est des plus justes, et serait très-propre à consoler le héros dont V. A. R. a une si haute opinion, si à ses qualités guerrières il savait joindre votre philosophie, monseigneur. Pour ce qui est de mon héros, je n'en suis pas en peine. Il aura l'avantage des génies supérieurs, qui est de se rendre, pour ainsi dire, maître des conjonctures, de les faire naître, et de les gouverner à son gré par sa sagesse ou par sa constance, par sa modération ou par sa bravoure, selon les cas et le besoin. J'espère bien, pour le coup, que V. A. R. ne me demandera pas de qui je parle;<373> ou, si quelque chose pouvait encore la retenir en doute, ce ne pourrait être que sa modestie.

Je n'avais presque pas douté, monseigneur, que vous ne devinassiez que l'ami dont je me loue ici est le comte Biron,373-a aujourd'hui duc de Courlande. Je m'étais effectivement exprimé avec assez de vivacité, en vous faisant son portrait, pour que vous dussiez penser que j'avais trahi mon secret en vous parlant de lui. J'ose espérer, monseigneur, que vous avez ajouté foi à ce que je vous en ai dit, pouvant vous assurer, comme je le crois, avec la plus grande certitude humaine que je ne me trompe point sur le fond de son caractère, qui est sans doute aussi peu connu qu'il mérite beaucoup de l'être.

En vérité, on est bien sujet à se tromper dans le jugement qu'on porte des hommes, quand on ne s'arrête qu'à l'écorce. Que j'étais mal informé du caractère du duc Biron, et quelle autre idée ne m'a-t-il pas donnée de lui depuis que j'ai appris à le connaître de plus près! Il ne me serait pas difficile, monseigneur, de vous faire convenir que c'est un grand homme, si cela ne m'entraînait dans un grand nombre de considérations politiques dont vous ne voulez pas encore entendre parler.

J'en reviens donc à la philosophie. Je me suis bien réjoui avec V. A. R. des honneurs qu'elle a reçus dans la personne de Wolff; car, pour ce grand homme lui-même, il était comblé d'honneur depuis que le Marc-Aurèle de notre siècle s'était déclaré son partisan et son protecteur.

Je suis fort curieux de savoir le sentiment de V. A. R. sur les opérations de la Hongrie. Ne voilà-t-il pas un prince bien servi! On écrit que le comte de Seckendorff est rappelé, et que le comte de Philippi a reçu le commandement. Ce trait figurera mal dans l'oraison funèbre du premier.

<374>Que ne puis-je participer aux aimables amusements d'un prince qui sait réunir tous les plus nobles goûts! Peut-être me trouverait-il digne d'un petit rôle. L'héroïsme est toujours un bel objet, même lorsque, empruntant tout son éclat de l'illusion, il ne se montre qu'en image.

Je vous envoie ici, monseigneur, un petit problème d'arithmétique374-a dont je serais bien aise que vous me donniez la solution. V. A. R. aura bien de la peine à le déchiffrer, et pour le moins autant à y répondre; mais cet exercice ne laissera pas, monseigneur, d'avoir son utilité pour vous, ne fût-ce qu'en exerçant votre patience, vertu aussi nécessaire à un grand prince qu'au plus misérable de ses sujets.

P. S.374-b Le duc de Courlande se fait un plaisir de vous être utile, sans aucune vue politique; ainsi je continuerai à régler avec lui le prêt, que vous pouvez hardiment accepter d'une grande dame qui, pensant d'une façon tout à fait digne d'elle et de vous, ne prétend par là vous engager à aucune reconnaissance, et ne compte que sur votre estime, qu'elle mérite déjà sans cela par ses sentiments héroïques.

Il n'y aura que trois confidents de cette affaire, le Duc, la dame, et moi. Mandez-moi donc bien clairement, en chiffre, la somme qu'il vous faudra.

Dites-moi aussi en même temps quelque chose de gracieux pour le Duc, qui le mérite à tous égards, et chargez-moi, si vous le trouvez bon, de le féliciter sur son élévation. L'Empereur l'a fait, même avant la notification, et le roi de Prusse lui a répondu dans les termes du monde les plus obligeants. Autant en feront les autres têtes cou<375>ronnées. Ils ont leurs raisons de politique, que vous n'avez pas; ainsi le Duc sera bien plus sensible à votre attention, qui le flattera agréablement de l'espérance d'acquérir un jour votre amitié, qu'il mérite par bien des endroits.

Pour le coup, vous n'aurez pas lieu, monseigneur, de vous plaindre de la brièveté de cette lettre; il y en a, je crois, de reste pour pousser à bout toute constance moins à l'épreuve que la vôtre. Je me hâte donc de finir, et, pour mettre le sceau à tout ce que cette lettre vous apprendra de mon zèle à vous servir, agréez que je vous réitère les assurances du tendre respect et du parfait dévouement avec lequel je serai jusqu'au dernier moment de ma vie, etc.

61. A M. DE SUHM.

Remusberg, 15 novembre 1737.



Mon cher Diaphane,

Un ancien a dit une fois qu'il n'y avait aucun bonheur parfait dans ce monde, et c'est de quoi je m'aperçois tous les jours. Je vis en paix et en repos, j'ai le bonheur d'avoir des amis que j'aime sincèrement, et dont je suis sincèrement aimé. Mais le malheur est que je puis si peu jouir de ces amis, que la plupart sont si éloignés de Remusberg, que les correspondances vont si mal, qu'il faut tant de circuits jusqu'à ce que leurs nouvelles me parviennent, et, en un mot, que, ayant le plaisir de me dire que j'ai de vrais amis, j'ai en même temps le chagrin de ne les pouvoir posséder.

Je ne reçois que toutes les six semaines, et quelquefois seulement tous les deux mois, de vos lettres; et quoiqu'elles me causent toujours beaucoup de joie, elles ne sauraient cependant me consoler de<376> votre absence. En vérité, mon cher Diaphane, vous êtes un esprit trop exquis pour le pays où votre poste vous attache. J'ai pensé dire que je méritais seul de jouir de tout votre esprit, mais j'ai craint que cela ne sentît trop la présomption, quoique, d'un autre côté, je pourrais me justifier, parce que l'amitié parfaite que j'ai pour vous peut me tenir lieu de tout autre mérite.

Vous serez sans doute informé de la chute de Seckendorff,376-a juste punition de toutes les méchancetés et de toutes les mauvaises actions qu'il a commises. A la fin, il a son tour, et, après avoir été pendant un temps infini l'idole de la fortune, il devient la proie de ses ennemis dans la décrépitude. On l'accuse de choses horribles et toutefois vraisemblables, puisqu'elles ont beaucoup de rapport avec son caractère : on l'accuse d'avoir laissé manquer de tout l'armée impériale pour assouvir son avarice sordide; il n'y a pas d'exactions qu'on ne lui impute; ses ennemis rejettent sur lui le mauvais succès de la dernière campagne, et la prêtraille anime tous les dévots contre lui à cause de la religion. Après tout, il me fait pitié. Il est vrai qu'une prospérité continuelle avait rendu Seckendorff d'une hauteur insupportable; il est vrai que tous les chagrins qu'il m'a causés méritaient rétribution; il se peut que les accusations qu'on vient de lui intenter soient bien fondées : mais cela n'empêche pas qu'il n'ait des talents excellents pour la guerre, et qu'il ne soit en état, plus que qui que ce soit, de rendre des services signalés à l'Empereur. Je crois qu'on sera dans peu informé de son sort.

Voilà tout ce que je puis vous apprendre de plus intéressant. Pour ce qui me regarde, j'étudie de toutes mes forces, je fais tout ce que je puis pour acquérir les connaissances qui me sont nécessaires pour m'acquitter dignement de toutes les choses qui peuvent devenir de mon ressort; enfin, je travaille à me rendre meilleur et à me remplir l'esprit de tout ce que l'antiquité et les temps modernes nous<377> fournissent de plus illustres exemples. Je vous prie, mon cher Diaphane, donnez-moi bientôt de vos nouvelles, et soyez sûr que personne ne peut vous aimer davantage que,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

62. AU MÊME.

Remusberg, 26 novembre 1737.



Mon cher Diaphane,

Il m'est bien douloureux de me voir séparé de vous d'une si cruelle manière, et de ce que votre destinée vous attache à un endroit distant de plus de deux cents milles de Remusberg. Pour surcroît de désagrément, je ne reçois que très-rarement de vos nouvelles, ce qui n'est pas une petite mortification lorsqu'on aime sincèrement ses amis.

J'entre entièrement dans les raisons qui vous empêchent de me mander les particularités que j'avais souhaité de savoir touchant la Russie. Je vous avoue que ma curiosité n'avait pas consulté la prudence comme elle aurait dû le faire. Mais ce qu'il y a d'heureux, c'est qu'on ne hasarde jamais rien avec vous, et qu'une imprudence de ma part n'en entraînera jamais de la vôtre.

Que maudite soit la malheureuse politique qui oblige les hommes à ne pouvoir se témoigner l'amitié qu'ils ont les uns pour les autres! Pourquoi ne puis-je vous donner des marques de toute mon estime et de toute ma reconnaissance? Et quel esclavage, quelle tyrannie, que de n'oser se témoigner des sentiments si raisonnables! En vérité, le monde est bien de mauvaise humeur dans le siècle où nous sommes, et c'est une étrange nécessité que celle de n'oser pas être reconnais<378>sant hardiment. Quoi qu'il en soit, figurez-vous toujours mon cœur, et lisez-y tous les sentiments que l'inclination, l'estime, l'amitié et la véritable reconnaissance inspirent. Je voudrais pouvoir vous en envoyer la carte, persuadé que vous auriez lieu d'en être entièrement satisfait.

Je n'ai aucune réponse à faire à tout ce que vous me dites d'obligeant. La tendresse vous a mené la plume, et on sait qu'elle est aveugle comme la fortune. Je vous prie, mon cher, rayez tout mon héroïsme, jusqu'à l'amitié près que j'ai pour vous. Si les qualités du cœur peuvent entrer dans la composition d'un héros; si la fidélité et l'humanité peuvent tenir lieu de cette fureur brutale et souvent barbare des conquérants; si le discernement et le choix des honnêtes gens peut être préféré au vaste génie de ceux qui conçoivent les plus grands desseins; si, enfin, les bonnes intentions et la douceur sont préférables à l'activité de ces hommes remuants qui semblent être nés pour bouleverser tout le monde : alors, et à ces conditions, je puis entrer en compromis avec eux. Mais comme toutes ces qualités que je viens de citer, la bonté, la douceur, etc., ne sont capables que de former un bon citoyen, et non un grand homme, je n'ai pas le vain orgueil de prétendre à ce titre, et je vous assure que j'y préférerai constamment ceux de fidèle ami, d'homme compatissant aux misères des hommes, et enfin d'homme qui ne croit être homme que pour faire du bien aux autres hommes, en quelque situation qu'il se trouve.

J'ai lu avec contention d'esprit votre système mathématique et arithmétique; j'ai fait ce que j'ai pu pour y répondre; j'espère cependant de m'être bien expliqué, et de la façon que vous le souhaitez.

Keyserlingk378-a qui connaît le comte Biron pour avoir étudié avec lui à Königsberg, m'en a toujours fait un portrait fort avantageux. Vous ne faites que me confirmer ce qu'il m'en a dit. Je suis bien aise qu'il soit de vos amis. Comme il est honnête homme, il mériterait<379> de l'être, et cette qualité le rend plus respectable à mes yeux que s'il était roi des rois. Qu'est-ce en effet que ce vain titre? et quel changement produit-il dans l'homme? Je dis qu'il n'en produit jamais d'avantageux, et qu'on a vu plus d'une vertu obscurcie sous l'ombre du trône. Il est vrai que les rois sont les symboles mortels de la majesté de Dieu, mais voilà tout; car ôtez-leur la puissance, la grandeur, leur cour et leurs flatteurs, il se trouve que ce ne sont, la plupart, que de pauvres hommes sans vertu et peu dignes d'inspirer de l'admiration. Vous me ferez donc grand plaisir de dire au comte Biron que je le félicite de tout mon cœur sur son avénement au duché de Courlande, que je prenais toujours part à la fortune des gens de mérite, et que, quelque inconnu qu'il me soit, il me suffisait d'être instruit de ses belles qualités pour m'intéresser vivement à tout ce qui pourra lui être avantageux.

Vous ne me parlez que du rappel de Seckendorff, et j'y ajoute la nouvelle de sa détention. Il est arrêté actuellement à Vienne. Ses ennemis l'accusent d'une infinité de malversations. Les principaux chefs d'accusation tombent sur les moyens illicites qu'il a mis en usage pour s'enrichir dans la dernière campagne. Ses amis débitent ici qu'il trouvera moyen de se purger de toutes ces imputations, et qu'il se lavera blanc comme neige. Pour moi, j'en doute, car il est connu que l'avarice fut de tout temps le vice auquel il a le plus fortement incliné. Ce qui est sûr, et sur quoi vous pouvez compter, c'est que son rôle est fini, et que jamais on n'entendra plus nommer le nom de Seckendorff. Le cardinal nepote379-a est parti de Berlin, et entre dans le service d'Ansbach.

Quelle vicissitude! quel changement rapide de la plus brillante fortune au malheur le plus inopiné! s'écrierait très-éloquemment un<380> orateur à cet endroit-ci. En effet, il n'aurait pas tort, car comparez un moment la situation du comte Seckendorff en l'année vingt-huit et vingt-neuf avec la sienne d'à présent. C'était lui qui était l'arbitre de l'Allemagne, qui réglait tout, et de la manière du monde la plus impérieuse et la plus absolue; il faisait des traités, accommodait ou brouillait les puissances selon son bon plaisir, et voyait même des princes souverains s'abaisser jusqu'à lui faire la cour. Le printemps de cette année, il gouvernait à Vienne tout le conseil de l'Empereur; il amenait les événements comme il le jugeait à propos, et disposait souverainement de tout dans son armée. Six mois se passent, et cet homme, qu'une prospérité continuelle avait élevé jusqu'au sommet de la roue de la fortune, est précipité tout d'un coup de sa sphère, sans prévoir l'impétuosité du coup qui l'abat; il ne lui reste que la haine de l'armée qu'il a commandée, et l'on peut dire que le public n'a attendu que le moment de sa chute pour se déclarer son ennemi. Il est sûr que les intrigues des jésuites n'ont pas peu contribué à le perdre. Je crois que Lichtenstein380-a n'y a pas peu contribué de son côté; mais ce qu'il y a de certain, c'est que le prince de Dessau380-a y a eu sa part. Voilà un exemple bien éclatant des infidélités de la fortune. Seckendorff en a été l'idole pendant toute sa vie, et à cette heure qu'il est sur son déclin et dans sa décrépitude, elle lui tourne le dos. Le Roi le plaint infiniment. Pour moi, je le plains, en cas qu'il soit innocent; mais en cas qu'il soit coupable, je ne le trouve guère digne de compassion.

D'ailleurs, les affaires de l'Empereur vont aussi mal qu'il est possible en Hongrie. Les Français travaillent de tout leur pouvoir à rétablir l'union et la paix entre l'Empereur et les Turcs, et il n'est pas douteux qu'ils n'aient un plan formé de fondre de tous côtés sur l'empire russien. Je crois que c'est de ces plans dont on doit plutôt admirer la hardiesse que la solidité. Il est certain que le monde pro<381>duira dans peu de nouveaux événements. Pour moi, qui n'en suis que spectateur (dont je rends grâce à Dieu), je vois tout ce qui se fait avec un regard stoïque, et sans m'inquiéter de quoi que ce soit.

Depuis quatre mois que je suis ici, je n'ai pas discontinué d'étudier. Je me fais un devoir de bien employer mon temps, et d'en tirer tout le fruit qu'il me sera possible. Pour vous communiquer quelques-uns de mes amusements, je hasarde de vous envoyer une ode381-a dont le sujet ne m'a pas été de peu de secours. Encore un coup, mon cher Diaphane, excusez mes folies, et regardez cette ode avec quelque indulgence; ce n'est pas pour mendier votre approbation, mais pour vous rendre compte de mes amusements que je vous l'envoie.

Nous partons, la semaine qui vient, pour Berlin. J'y retrouverai mon feu de cheminée, mais je n'y retrouverai pas celui dont l'entretien charmait mon âme. Souvenez-vous, mon cher Diaphane, qu'il y a en Allemagne une petite contrée située dans une vallée assez riante et tout entourée de bois, où votre nom et votre souvenir ne périront point, tant que je l'habiterai. Souvenez-vous de votre ami, qui, dans quelque endroit du monde qu'il se trouve, et dans quelque situation que la suite des événements le place, ne cessera d'être avec toute l'estime et la reconnaissance imaginables,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

La longueur de celte lettre pourra vous faire juger de mon loisir.

381-bSi je puis avoir quatorze mille écus au mois d'avril ou de mai, ils me suffiront avec beaucoup de satisfaction. J'en aurai toujours<382> une grande obligation au Duc, que je tâcherai de lui marquer avec le temps. Il suffit que je ne suis pas ingrat. Si l'on veut des sûretés, je m'offre de faire avoir un signé de mon frère, vous pouvez bien vous imaginer sans qu'il sache de quoi il s'agit en aucune façon, ni que seulement il pût s'en douter. Ce sont mes affaires, et vous pouvez bien vous imaginer que j'emploierai toute la prudence possible. Si vous ne le croyez pas nécessaire, cela vaudra d'autant mieux; mais c'est seulement en cas que je vienne à mourir.

Adieu, mon cher; il est minuit, bonsoir, je suis tout à vous.

63. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 17 décembre 1737.



Monseigneur

J'ai laissé écouler quelques jours avant de répondre à la gracieuse lettre dont V. A. R. m'a honoré le 15 de novembre, dans l'espérance de recevoir réponse à celle que j'ai eu l'honneur de lui écrire dernièrement, et de pouvoir en même temps, dans celle-ci, déterminer quelque chose au sujet du problème arithmétique. Mais comme cette réponse tarde tant à venir, je ne puis différer plus longtemps de témoigner respectueusement à V. A. R. combien je suis sensible aux flatteuses assurances qu'elle a daigné me donner de la continuation de son gracieux souvenir. Oui, j'ose dire, monseigneur, que vous me les devez autant par pitié que par justice, car elles seules me consolent, me soulagent, elles seules me tiennent lieu de tout ce qui me manque ici pour être parfaitement heureux; et si jamais personne les mérita par tous les sentiments que vous pouvez désirer dans un homme pour le trouver digne de votre affection et de votre estime, n'en doutez nullement, monseigneur, c'est bien moi.

<383>A cela près que mon éloignement de V. A. R. me rend presque continuellement triste, et ne me laisse goûter et savourer parfaitement aucun plaisir, j'ai assez sujet d'être ici content de mon sort, y jouissant de tous les agréments que ce climat peut offrir. Cependant les sociétés manquent beaucoup ici, non tant faute d'hommes que faute de sociabilité. Il n'est pas aisé de déterminer s'il faut chercher la cause de celte insociabilité uniquement dans le caractère et dans les mœurs encore rudes et grossières de la nation, ou si la nature du gouvernement y contribue en quelque chose. Je suis tenté de croire que ce dernier y entre pour beaucoup.

Après tout, il faut toujours que j'en revienne à la réflexion de V. A. R. : c'est qu'il n'y a point de parfait bonheur dans ce monde. Aussi n'est-ce pas même sans quelque mélange de tristesse que je goûte, à la fin de chaque lettre, le plaisir de vous témoigner, monseigneur, à une si grande distance, la tendre vénération et le respectueux attachement avec lequel je ne cesserai jamais d'être, etc.

64. DU MÊME.

Pétersbourg, 1er mars 1738.



Monseigneur

Il faut avoir autant de confiance que j'en ai dans les bontés dont V. A. R. m'honore, pour oser me présenter par écrit à ses yeux, après avoir gardé, en apparence, un si long silence, et après ce qui vient de m'arriver. Un frère que j'ai en Saxe vient de me renvoyer une lettre que par méprise je lui avais adressée, en voulant l'adresser à V. A. R. Cela ne pouvait au reste m'arriver qu'avec lui, en qui j'ai toute ma confiance; car, si j'ai pu oublier un moment ce que la pru<384>dence ne m'aurait jamais dû laisser oublier, cette faute ne pouvait venir que de la sécurité dans laquelle me jetait la pleine confiance que j'ai en mon frère, avec qui je ne risquerais absolument rien de me tromper, et auprès de qui cette méprise est tout à fait sans conséquence. Pour me mettre en état de la redresser au plus tôt, il m'a renvoyé incontinent cette lettre; et moi, qui aime mieux encourir auprès de V. A. R. le reproche d'étourderie que celui de négligence, ou d'oubli, ou de manque de zèle, je me hâte, monseigneur, de vous avouer ma faute, persuadé que votre généreuse et indulgente amitié me la pardonnera, et que votre confiance en ma fidélité ne permettra pas que le moindre soupçon contre elle trouve quelque entrée dans votre esprit.

La lettre dont je viens de faire mention ne contenait au surplus rien d'important et qui exigeât le secret, n'ayant voulu que mander par elle à V. A. R. la réception de sa dernière lettre, et lui réitérer les assurances de mon zèle et de mon empressement à la servir. Je me suis déjà acquitté de la commission dont elle a bien voulu me charger, et compte d'être aussi heureux que la première fois à remplir ses désirs.

J'espère, monseigneur, avoir au premier jour une occasion sûre de vous faire parvenir quelques nouveaux livres que mon libraire vient de m'envoyer, et que vous lirez avec utilité et avec plaisir. V. A. R. me permettra de m'entretenir un peu au long avec elle par cette occasion, étant gros du désir et du besoin d'épancher dans le sein de mon auguste et adorable ami tous les sentiments dont mon âme est pénétrée pour lui, dont elle se nourrit, et qui font l'essence de sa vie. O monseigneur! quand pourrai-je avoir ce bonheur à vos pieds? Voilà un an et plus d'absence, et les absences ne sont guère favorables aux absents. Toutefois qui sait (ô amour-propre! tu falsifies à notre insu tous nos sentiments, toutes nos opinions, par le mélange secret et presque imperceptible de notre présomption; tu<385> fascines sans cesse nos yeux d'un prestige adulateur, et, nous empêchant d'être sincères envers nous-mêmes, tu nous mets ainsi hors d'état de nous bien connaître!) qui sait donc, voulais-je dire, si ce n'est pas à cette absence même dont je me plains, que je suis redevable de la constance de vos bonnes grâces? Qui sait si ma présence et l'occasion d'être mieux connu ne détruirait pas bientôt dans l'esprit de V. A. R. l'idée favorable qu'elle a bien voulu y recevoir de moi? Je veux me pénétrer de cette pensée; peut-être m'aidera-t-elle à supporter mon éloignement.

Quoi qu'il en soit des droits que peut me donner mon chétif mérite à la constance de vos précieuses faveurs, et quand même tout me dirait que je dois y renoncer de ce côté, je sens qu'il me restera cependant toujours encore un droit sacré à votre amitié, que rien au inonde ne pourra jamais m'enlever, et qui seul peut en mériter le retour; j'entends celui que me donne mon religieux attachement, mon tendre, respectueux et entier dévouement à votre sacrée personne; et c'est ce droit, monseigneur, que j'ose faire valoir en vous suppliant de me conserver votre précieuse bienveillance, vous jurant que personne au monde ne peut s'en rendre plus digne que moi par ses sentiments de tendresse, de vénération et de dévouement, etc.

65. A M. DE SUHM.

Remusberg, 21 mars 1738.



Mon cher Diaphane,

Connaissez-moi mieux, mon cher Diaphane, et rendez-moi justice. Je ne vous ai soupçonné ni d'oubli, ni de négligence, quoique je<386> n'eusse pas reçu de vos nouvelles depuis bien longtemps. J'ai craint à la vérité la perte de quelqu'une de vos lettres; mais mes soupçons n'ont jamais été poussés jusqu'à vous accuser vous-même. J'ai trop de témoignages de votre amitié, et, de plus, j'ai une conviction si certaine au sujet de votre fidélité, que je suis incapable d'en douter en quoi que ce puisse être.

Vous ne sauriez croire avec quel acharnement on me vient demander des livres. Il y a de certaines personnes qui le poussent jusqu'à l'indiscrétion. Je me suis une fois obligé par civilité à leur en communiquer, et, depuis, il n'y a plus moyen de s'en dédire. Ma foi, dès que ceux dont vous avez bien voulu vous défaire en ma faveur arriveront, je les sacrifierai d'abord à leur voracité, et ma bibliothèque ne les verra pas seulement.

Les choses sont, depuis que je vous ai vu, à peu près dans le même état où elles ont été lorsque l'on m'a suscité de temps à autre bien du chagrin. On serait bien fou, si l'on prétendait n'en point avoir, vu que le monde est une école d'adversité, et que les désagréments sont comme un sel qui pique, et qui empêche le bonheur de se corrompre à force de nous paraître insipide.

Nous recommencerons, la semaine qui vient, les exercices. Le 27 de mai, nous serons à Berlin; en juillet, on ira à Wésel; après quoi votre ami s'enfuira à son Tusculum pour y philosopher à son aise. Voilà toute ma vie; on peut la décrire en trois mots. Cela est commode, et l'historien que j'aurai un jour pourra s'épargner beaucoup de peine et de papier. Quant à ses lecteurs, ils n'auront qu'à retenir trois époques : exercices, voyages, et Remusberg. M'y voilà de retour, dont bien me prend. On ne vous y oublie point; vous n'avez rien à craindre sur ce sujet, mon cœur est toujours inviolablement dans les sentiments que vous lui connaissez. Quant à mon esprit, je le cultive autant qu'il m'est possible. Je voudrais, s'il se peut, en faire une terre bien fertile et ensemencée de toutes sortes de bonnes<387> choses, afin qu'elles puissent germer à temps, et porter les fruits qu'on en peut attendre.

Me confiant entièrement à votre amitié et à votre prudence, je vous prie de penser quelquefois à moi comme à un véritable ami qui languit de vous revoir, et qui brûle de vous donner des marques de son estime. Je suis à jamais,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

66. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 21 mars 1738.



Monseigneur

Je me sers de l'occasion d'un courrier que je fais passer par Berlin, pour vous faire remettre en toute sûreté le grimoire ci-joint, que V. A. R. voudra bien déchiffrer, et m'en envoyer au plus tôt la solution. Par cette même occasion, je vous envoie les nouvelles cartes géographiques de la Crimée, théâtre de la guerre. Ne sachant encore que vous envoyer pour faire plaisir à V. A. R., j'y joins un nouveau menuet de Madonis, qui a été fort goûté ici dans les derniers bals, afin que vous puissiez un peu juger, monseigneur, du goût que l'on a ici en fait de musique. Tout bizarre qu'il est, il n'a pas laissé de me plaire, parce qu'il a quelque chose de champêtre qui m'a, par un charme tout singulier, comme transporté dans mes rêveries à Remusberg. Ne lui en faites pourtant pas, monseigneur, un trop grand mérite, car, au fond, la cause en est plus en moi qu'en lui; aussi n'y a-t-il presque aucun objet agréable qui, en se présentant à mes yeux,<388> ne rappelle dans mon esprit l'idée de ce séjour fortuné, l'unique objet de mes désirs, et qui me semble, dans la jouissance idéale que j'éprouve souvent du tranquille bonheur dont il est l'asile, être le centre de tous les plaisirs et de tous les sentiments agréables dont mon cœur est susceptible. Vous reconnaîtrez, monseigneur, à cette peinture l'effet de la liaison des idées et des sensations dont parle notre maître en philosophie.

J'ai encore inséré dans le paquet une petite pièce en vers assez jolie. Ne sachant en faire moi-même pour vous payer, monseigneur, de ceux dont il vous plaît de m'honorer, je me vois réduit à avoir recours à ceux d'autrui. Mais je ne vous tromperai pas, au moins, en les faisant passer pour miens, comme autrefois le poëte latin trompa l'Auguste de son temps. Je devrais sans doute, à cette occasion, faire l'éloge de la belle ode que m'a envoyée V. A. R., et que je ne me lasse point de relire; mais, pour complaire à votre modestie, je me contenterai de dire qu'elle m'a touché jusqu'au fond du cœur, autant parce qu'elle est belle et touchante que parce qu'elle est votre ouvrage. Vos folies, monseigneur, comme il vous plaît de les nommer, feraient honneur même au plus sage des hommes. Et si vous savez faire un si digne et si noble usage de votre loisir, quelles merveilles ne doit pas attendre l'univers de l'accomplissement de vos devoirs! quelle félicité ne sera pas le partage du peuple fortuné qui vous adore déjà, et qui va devenir l'un des plus florissants sous l'ombre de l'auguste trône auquel le ciel vous appelle, et pour lequel il semble vous avoir formé en vous douant de toutes les vertus qui font un grand monarque, un roi selon le cœur de Dieu, un père adoré de ses peuples!

Mais, de grâce, pardon; je m'oublie malgré moi. Daignez excuser cette effusion involontaire d'un cœur qui n'a plus de sentiments que pour vous et de vie que par vous.

<389>P. S.389-a Vous recevrez au mois de mai une remise. Ce sera apparemment la même somme que l'année passée, car je n'ai rien pu prescrire. Vous pouvez juger que le Duc a envie de vous être utile, car c'est un effort qu'il fait, ayant de terribles dettes à payer pour ses prédécesseurs. Il est vrai qu'il a une grande ressource. C'est là sans doute qu'il faut songer à puiser à l'avenir. Elle y est toute disposée; elle vous aime et vous estime véritablement, et se fera un plaisir de vous rendre service, persuadée que, entre gens de même sorte, et qui pensent grandement, on peut s'entr'aider sans conséquence; il ne s'agit que de la manière. Elle ne voudrait pas vous offrir ses ressources, afin que vous ne pussiez pas penser qu'elle exigeât de vous d'autres sentiments que ceux qu'elle croit mériter d'ailleurs. Je n'ai pu que louer cette délicatesse, et j'ai en même temps fait le portrait de votre caractère, qui l'a convaincue que vous pensiez aussi grandement qu'elle. Elle a souhaité que vous lui écrivissiez un mot en allemand; j'ai protesté que cela ne se pouvait absolument point, quoiqu'elle ait donné sa parole de me remettre votre lettre aussitôt qu'elle l'aurait lue. Là-dessus j'ai dit que je vous proposerais de me charger de l'affaire tout comme si c'était en mon nom. Si vous n'avez donc pas de scrupule sur ce sujet, envoyez-moi un mémoire signé ou une lettre par laquelle vous me laissiez maître d'arranger la chose, mais en me recommandant bien sérieusement de m'y prendre avec toute la prudence possible et de manière à ne laisser prise à aucune mauvaise interprétation, vous réservant expressément de vous en prendre à moi, en cas que vous soyez le moins du monde compromis dans cette affaire, ou qu'il s'y trouve la moindre irrégularité, parce que vous vous êtes fait une loi de ne jamais hasarder en votre vie la moindre démarche qui pût avoir seulement l'apparence de n'être pas absolument conforme à votre gloire et à votre devoir, ou seulement à la bienséance; vous terminerez enfin la lettre par quelques mots<390> gracieux envers le Duc et par quelques assurances de votre confiance envers moi.

Aussitôt que j'aurai votre réponse là-dessus, je prendrai les mesures nécessaires pour la sûreté des remises.

67.390-a A M. DE SUHM.

(Juillet 1738.)

Votre lettre m'a si fort embarrassé, que j'ai pris du temps pour y répondre, quoique ce temps vous aura peut-être paru long. Je n'ai pu me résoudre à suivre les propositions que vous me faites. L'idée de gueuser de l'argent est diamétralement opposée à ma façon de penser. Si j'avais pu rester sur le même pied avec le Duc, j'aurais accepté le parti. Mais la différence est très-grande : je puis avoir des obligations à un duc, mais jugez des suites envers une impératrice. Je suis court d'argent. Les recrues renchérissent, et il faut en faire. Donnez-moi un bon conseil, et je vous rendrai ma dernière résolution lorsque je serai de retour de Wésel, le premier d'août. Je me confie à votre amitié et fidélité. Adieu.

68. AU MÊME.

Remusberg, 27 septembre 1738.



Mon cher Diaphane,

Il y a plus de six mois que je n'ai reçu de vos nouvelles. Je vous prie de m'éclaircir ce mystère. Il y a pourtant environ deux mois que je<391> vous ai griffonné en style géométrique une assez longue lettre, sur laquelle, en sommaire, je vous demandais vos sentiments sur ce que vous pensez de cette nouvelle Académie de Pétersbourg; je vous priais aussi de m'éclaircir quelques doutes sur cette imprimerie impériale. J'attends votre réponse sur tous ces points.

Je suis de retour du pays de Clèves, et paisible casanier de Remusberg, appliqué à l'étude et lisant presque du matin jusqu'au soir. Quant aux nouvelles du inonde, vous les apprendrez mieux par la bouche des gazetiers que par la mienne. Elles contiennent l'histoire de la folie des grands, la guerre des uns, les démêlés des autres, et les puérils amusements de tous ensemble. Ces nouvelles sont aussi peu dignes des regards d'un homme sensé que les combats des rats et des souris pourraient l'être. Une seule remarque que je vous prie seulement de faire, c'est qu'il me semble que la Vierge Marie doit être moins avide d'affiquets de toilette à présent qu'elle ne l'était autrefois; car, du temps du prince Eugène, elle paya quelques joyaux et quelques étoffes magnifiques par le gain des fameuses batailles où ce prince tailla les Turcs en pièces; à cette heure, l'Empereur a beau lui offrir tous les trésors qu'il n'a point, et lui promettre, secondé des bons offices du cardinal, toutes les plus riches étoffes de Lyon, cette bonne mère de Dieu reste inflexible, et laisse triompher paisiblement le croissant de la croix.

Il ne me reste qu'à vous réitérer les sentiments de l'estime parfaite avec laquelle je suis,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

<392>

69. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 27 octobre 1738.



Monseigneur

Vous me connaissez trop bien, j'espère, pour jamais me croire capable d'oublier vos volontés ou de négliger vos intérêts; aussi me flatté-je, après tout ce que je viens de vous détailler, être pleinement justifié à vos yeux à l'égard du reproche que je paraissais avoir mérité par un si long silence.

392-aLe manque d'argent ici passe l'imagination, ce qui m'a contraint à être fort réservé et discret, pour épargner à certaines personnes la honte d'un aveu qu'on n'aime pas à faire. Mais aussitôt que la paix sera faite, les caisses regorgeront; et nous l'aurons vraisemblablement cet hiver. Tout au moins se tiendra-t-on au logis et sur la défensive, et cela reviendra pour nous à peu près au même. J'espère alors pouvoir amener les choses au point que vous désirez, ou tout au moins les préparer de manière que vous puissiez faire avec bienséance quelques démarches convenables. Je serais au désespoir de vous en conseiller d'autres; je vous prie de m'en croire incapable. Cependant, dès qu'une occasion favorable se présentera, je ferai une nouvelle tentative d'un autre côté.

Comme mon secrétaire d'ambassade à Berlin va être employé dans le pays, je vous prie d'ordonner à Rohwedell de se mettre en correspondance avec moi, et de me mander son adresse et ses titres, de peur de quiproquo.

En attendant, j'ai sondé le terrain pour voir si je pourrais être votre enrôleur ici. Cette idée m'est venue, et j'en ai pris la résolution par zèle pour V. A. R., quelque répugnance que je trouve à faire un tel métier. On est tout à fait disposé ici à vous obliger en toutes<393> choses, et j'espère que cela ira. Mais, avant, toutes choses, il faut que j'aie votre aveu pour cela. Il faudra bien sans doute que vous ayez, pour cet effet, l'agrément du Roi votre père et la permission de vous adresser à moi. Dès que vous l'aurez obtenue, écrivez-moi une lettre pour me charger de l'affaire; joignez-y-en une en allemand au Duc pour lui recommander une commission que j'avais reçue de votre part, et dont vous attendiez le bon succès de son amitié, sans dire de quoi il s'agit, afin qu'en tout cas je puisse faire servir cette lettre à deux fins. En attendant, je préparerai les choses de mon mieux.

70.393-a A M. DE SUHM.

B....., 26 décembre 1738.

Rohwedell n'est plus chez moi; adressez vos lettres aux frères Jordan.393-b Je me repose entièrement sur votre prudence; mon amitié est exempte de soupçons. Le manque d'argent est pire chez moi que chez vous; ainsi faites ce que vous pourrez pour me faire tenir une remise vers le mois de mai.

J'attends votre réponse à ma lettre, en conséquence de quoi j'agirai. Vale et me ama.

Federic.

<394>

71.394-a DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 10 janvier 1739.

Au départ de la poste, je reçois votre lettre du 26 du mois passé. J'attendais le départ de Kalsow394-b pour répondre à celle qu'il m'avait apportée.

J'eusse déjà fait votre affaire, si le manque d'argent n'était ici tel, que personne n'est plus payé de ses gages. Cependant je tenterai d'engager à faire un effort, pour que je puisse vous faire une remise vers le mois de mai. Après la paix, j'espère pouvoir vous assurer vingt mille écus tous les ans.

En attendant, je compte vous faire une galanterie de quelques belles recrues, que Kalsow vous mènera.

72.394-c A M. DE SUHM.

1er février 1739.

J'ai pensé mourir, mais je suis mieux; une crampe d'estomac m'a empêché de vous répondre plus tôt. Les nouvelles que vous me donnez sont aussi bonnes qu'agréables, et viennent très à propos dans la situation où je me trouve. Un homme échappé d'entre les mains des corsaires n'est pas en plus mauvais état que je le suis, ce qui double et triple la reconnaissance que j'ai des peines que vous vous donnez. L'avenir que vous me faites envisager est des plus riants. Je mets mes<395> espérances sur le mois de mai, vous priant de m'avertir quand il faudra faire des lettres. Mes finances font des vœux pour la paix, et mon cœur pour votre prompt retour.

F.

73. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 24 février 1739.



Monseigneur

J'avais déjà appris votre dangereuse indisposition lorsque je reçus votre précieuse lettre du 1er de ce mois. Il n'est pas en mon pouvoir de vous exprimer, monseigneur, dans quelles mortelles alarmes cette cruelle nouvelle m'avait jeté; et, pour pouvoir peindre les transports de joie qu'a excités dans mon âme la chère nouvelle de votre rétablissement, il faudrait sans doute que j'empruntasse le langage des anges, ne trouvant aucune expression qui puisse atteindre à la vivacité et à la tendresse des sentiments dont mon cœur a été ému et pénétré en la lisant. Que l'aveu donc de cette impuissance, parlant un million de fois plus énergiquement à votre cœur que le langage le plus expressif, et y réveillant une émotion également vive et profonde, dont il est si susceptible, substitue ainsi adroitement à la faiblesse de mes paroles la vivacité et l'énergie de votre sensibilité, et vous fasse trouver l'image de mes sentiments dans l'épreuve même des vôtres.

395-aLe Roi votre père veut acheter au duc de Courlande le bailliage de Biegen,395-b et en offre plus de cent mille écus. Si ce marché se con<396>clut, j'ai parole pour dix mille. Mais l'affaire s'accroche à une trentaine de grands hommes dont on a peine à se défaire. Je fais tout mon possible pour y déterminer. Il n'y a point d'argent ici. On a ramassé tout l'or venu de la Chine par la dernière caravane, pour envoyer un demi-million à l'Empereur, et on négociera l'autre en Allemagne; de sorte qu'on fait la sourde oreille sur certain chapitre, quelque bonne envie qu'on ait d'ailleurs de rendre service.

74. A M. DE SUHM.



Mon cher Diaphane,

Votre lettre m'a fait un plaisir infini, voyant que vous vous intéressez encore à la santé de vos amis. Vous seriez bien ingrat de les oublier, car ils pensent toujours sur votre sujet comme ils doivent penser.

Ma foi, notre projet de bibliothèque va le chemin des écrevisses. J'ai craint d'abord que ce que vous me mandez arriverait. Les bons livres sont rares, et ceux qui les ont ne s'en défont qu'à contre-cœur. La vente projetée396-a est problématique, et par conséquent notre assurance, des plus décevantes. Le seul bon livre que vous m'avez fait avoir de Russie est à vau-l'eau. J'ai prêté des livres, croyant les pouvoir payer; et à présent que j'ai examiné mes affaires, j'ai été obligé de les restituer aux propriétaires. Avec cela, j'ai lu tous mes vieux livres, et me trouve sans aucune lecture quelconque. Cela est fort désagréable, principalement lorsqu'on a envie de s'instruire. Je compte encore sur votre savoir-faire, et je me flatte que celui qui m'a débrouillé le chaos de Leibniz éclairci par Wolff pourra bien<397> encore me fournir les matériaux pour d'autres instructions. Voyez donc, je vous prie, si vous ne pouvez pas me faire avoir quelques volumes de cette bibliothèque si rare; je les renverrai quand je les aurai lus, quoiqu'il me faille du temps. Enfin, mon cher, je m'en rapporte à vous, vous priant d'avoir soin de ma barque et de la conduire heureusement au port.

J'attends avec une impatience infinie le plaisir de vous embrasser.

397-aLe Roi est mal. Que cela vous serve d'argument qu'on m'avance une bonne somme l'été prochain; car assurément, si l'on veut m'obliger, il faudra se presser.

75.397-a DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 28 mars 1739.

Kalsow a obtenu quelques Bosniaques, et le Duc lui a encore promis des Turcs et même des Courlandais, si l'on peut en trouver, car, pour des Russes mêmes, il n'y faut pas songer, l'Impératrice ne voulant absolument point en entendre parler.

Kalsow, à son retour, pressera le Roi d'accepter Biegen, dont on demande cent trente mille écus. Si le marché a lieu, le Duc laisse les trente mille écus à votre disposition. Témoignez donc quelque chose au Duc à ce sujet, afin qu'il sache que je vous l'ai mandé. Vous feriez bien de m'envoyer en même temps un billet allemand à part, par lequel vous reconnaissiez que le Duc vous a prêté dix mille écus banque, et puis de me marquer, dans un post-scriptum signé que je<398> pourrais détacher, que vous aviez attendu une occasion favorable pour faire tenir au Duc une obligation des dix mille écus banque qu'il avait bien voulu vous prêter comme comte de Biron. Vous pourriez en même temps me charger de le remercier de ce bon office et de chercher à entretenir cette correspondance d'amitié entre vous et le Duc, accompagnant le tout de quelques assurances de vos bonnes grâces envers moi, afin de m'accréditer de plus en plus, et finissant par témoigner que vous êtes bien aise d'apprendre que le Duc me veut du bien.

76. A M. DE SUHM.

Remusberg, 12 mars 1739.



Mon cher Diaphane,

J'espère que mes autres lettres vous seront toutes bien parvenues, et que celle-ci aura le même sort. La lettre que vous recevrez ci-jointe est de Truchsess.398-a Vous verrez les raisons qui l'engagent à vous écrire, et, si la chose est faisable, je suis sûr que vous l'aiderez.

Ne m'écrivez pas toujours en vers;398-b écrivez-moi quelquefois aussi en prose. Le langage divin est bon dans l'occasion; mais j'aime aussi beaucoup votre prose, quand même vous ne me parleriez que lanternes.

Je compte de recevoir de vos lettres à Berlin, dans le temps des revues. Si le Roi va cette année en Prusse, comme on le débite, écrivez-moi le plus souvent qu'il vous sera possible. Vous adresserez, en ce cas, vos lettres à quelque banquier, à Königsberg. Ce voyage pourra se faire, à vue de pays, vers le mois de juillet.

<399>J'attends une réponse en vers à l'épître que je vous ai adressée de Berlin, et j'attends en même temps la solution du problème des possessions équinoxiales.399-a

Je suis avec bien de l'estime,



Mon cher Diaphane,

Votre très-fidèle et inviolable ami,
Federic.

77. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 2 avril 1739.



Monseigneur

J'avais déjà griffonné la lettre poétique ci-jointe, et j'avais différé de la faire partir, espérant encore de trouver quelque pensée neuve à y ajouter pour l'embellir, lorsque je reçus la lettre dont V. A. R. m'a honoré le 12 du mois passé, avec l'incluse du comte de Truchsess, à qui je répondrai à son retour, puisqu'il est tombé fort malade à Hambourg, et que d'ailleurs il doit être tranquille sur sa commission, puisque vous avez bien voulu, monseigneur, m'en charger vous-même, et qu'il n'ignore pas que les ordres de V. A. R. me sont sacrés.

J'ai parlé le jour même au duc de Courlande, qui s'est fait un plaisir de saisir cette occasion d'obliger V. A. R., et m'a permis de choisir parmi les Bosniaques prisonniers qu'on a présentés au capitaine Kalsow, et qu'il n'a pas trouvés propres pour le régiment de Potsdam, mais qui pourraient bien figurer dans d'autres régiments; car pour<400> des Russes, il est inutile d'y penser, l'Impératrice s'étant bien proposé de n'en plus donner. Aussi, comme il ne se trouve pas parmi les prisonniers autant de colosses qu'on a cru, le capitaine Kalsow n'en ramènera que fort peu, ce dont il ne paraît pas fort édifié. Je lui parlerai au sujet des gens qu'il a vus et qui sont à Narva, et, s'il s'y trouve de beaux hommes, je tâcherai d'obtenir la permission de vous en envoyer trois ou quatre, dont V. A. R. pourra disposer. Car, s'il faut onze pouces pour entrer dans le régiment de V. A. R., je l'avertis que je serai bien embarrassé de lui en fournir, le capitaine Kalsow protestant qu'il les recevrait pour le Roi, faute de plus grands.

On fait ici des préparatifs extraordinaires pour les fêtes prochaines, dont V. A. R. sera informée d'ailleurs. Tout sera d'une grande magnificence, et comme les divertissements des grands abîment souvent les petits, nous allons donner tête baissée dans de grandes dépenses. J'aurais tort assurément de me plaindre d'un séjour où je jouis de tous les agréments que j'y puis désirer; mais, Dieu, que je suis las de tenir tous les matins conseil avec mon valet de chambre pour savoir quel habit je mettrai! J'écris à un prince philosophe, qui, en cette qualité, approuvera ma réflexion. D'ailleurs, vous m'ordonnez, monseigneur, de vous écrire, ne fût-ce même que des lanternes; si je ne me trompe, en voilà. Mais je tâcherai de ne pas abuser de votre gracieuse permission, mais de payer au contraire, par tout ce qu'il me sera possible de vous mander de plus intéressant, le plaisir inexprimable que me causent vos gracieuses et chères lettres lorsqu'elles viennent m'apporter la nouvelle que V. A. R. jouit d'une parfaite santé, et qu'elle me conserve encore invariablement ses bonnes grâces et son souvenir.

Agréez, monseigneur, les sincères assurances de mon parfait dévouement et profond respect, etc.

<401>

78. A M. DE SUHM.

Remusberg, 7 mai 1739.



Mon cher Diaphane,

Vous recevrez à l'arrivée du marquis de La Chétardie,401-a ou plus tôt encore, s'il est possible, la pièce en vers allemands que vous me demandez; je la ferai relier comme vous le souhaitez, ainsi que vous aurez lieu d'être content.

Truchsess est charmé du duc de Courlande, et pénétré de reconnaissance envers vous. Assurément vous lui rendez un grand service par là, et je puis vous assurer qu'il le sent.

Vous me parlez de trente peaux de martres noires qu'on veut vendre en Courlande, et je vous réponds là-dessus qu'elles m'accommoderont beaucoup. Cela me viendra fort à propos, à cause que mes pelisses sont usées : ainsi je vous prie, mon cher ami, de faire ce qui dépendra de vous pour me faire tenir ces pelisses ou l'automne, ou vers l'hiver, à cause que je suis fort frileux. Vous pouvez garder deux de ces trente peaux pour vous, ou des palatines pour vos filles, ou tout ce qu'il vous plaira. Mandez-moi, je vous prie, à quels termes vous en êtes, et si vous croyez que je puis compter d'avoir cette pelleterie, ou non.

Je vous prie de me croire avec toute l'amitié possible

Votre très-fidèlement affectionné ami, Federic.

<402>

79. AU MÊME.



Mon cher Suhm,

Voici une fois du français, car nous nous sommes écrit jusqu'ici en langue plus barbare que la grecque. Je vous envoie les obligations qu'il vous faut. La somme dont vous me parlez dans votre lettre me viendra fort à propos. En cas que vous soyez sûr de réussir, vous pouvez garder trois mille écus pour vous, que je suis charmé de pouvoir vous offrir. Nos bourses sont à peu près aussi mal garnies les unes que les autres.

Je m'en vais vous estropier en allemand tout ce que vous me marquez en bon français. J'espère que je rencontrerai bien votre pensée. Ne négligez pas, je vous prie, mes petits intérêts, car ils ont encore beaucoup besoin de votre amitié et de vos soins. Répondez-moi par le canal de Michelet.402-a

Adieu; je suis tout de cœur et d'âme

Votre fidèle ami, Federic.

P. S.402-bIch habe auf eine gute Gelegenheit gewartet um an Ihn zu schreiben, und zugleich den Wechsel für den Herzog von Kurland zu schicken. Ich bitte Ihn den Herzog meiner Freundschaft und Erkenntlich<403>keit zu versichern für das Plaisir, so Er mir erwiesen, mich zur Zeit, da er nur Graf war, zu obligiren. Cultivire Er doch diese Freundschaft, und versichere Er Ihn meinerseits, dass ich nichts daran werde fehlen lassen. Ich freue mich, dass man saget, dass Ihn gedachter Herzog liebet; desto mehr hoffe ich, weil Er auch mein guter Freund ist. Er werde machen, dass seine Freundschaft gegen mich nicht auslösche.

Friderich.

80. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 15 mai 1739.



Monseigneur

Le capitaine Kalsow part cette nuit; mais je suis hors d'état de profiter de cette occasion aussi amplement que je le désirerais pour témoigner à V. A. R. les respectueux sentiments d'affection et de dévouement qui ne me quitteront qu'avec la vie. Aussi suis-je persuadé que votre amitié voudra bien cette fois prendre la volonté pour le fait.

J'ai cru quitter cette vie ces jours passés, ayant eu une colique des plus terribles, dont il me reste une si grande faiblesse, que je puis à peine tenir la plume. Tout en souffrant, je faisais la réflexion qu'il semblait que ce fût par sympathie que ce mal m'eût pris, V. A. R. en étant aussi attaquée elle-même. Si du moins le ciel, pensais-je, vous en eût exempté à mes dépens, la joie de vous avoir délivré d'une si cruelle douleur par le sacrifice de mon propre bien-être aurait prévalu sur toutes mes souffrances, et je les aurais supportées non seulement avec patience, mais même avec plaisir. Mais, hélas! vous n'en éprouvez aucun soulagement dans vos maux, et le plus cuisant des miens est maintenant dans le sentiment des vôtres. Ah! je souffrais<404> déjà assez de ceux-ci pour mériter d'être exempté de tout autre. Cependant, comme l'effet d'un plus grand mal efface naturellement dans notre âme celui d'un moindre, j'ai aussi trouvé en grande partie dans le sentiment de vos maux l'oubli des miens propres, qui m'auraient assurément été infiniment plus sensibles, si je les eusse éprouvés seuls. Mais je me suis en quelque sorte durci contre eux par la pensée que, si un si digne et si vertueux prince n'était pas exempt lui-même des vives douleurs que j'éprouvais, un pauvre mortel comme moi pouvait bien les souffrir avec patience. Dieu veuille vous préserver à toujours d'un si terrible mal!

J'ai fait ce que j'ai pu, monseigneur, pour vous envoyer quelques beaux hommes. Le capitaine Kalsow amène tout ce qu'il a pu obtenir. Je vous tiens encore prêts quatre hommes que le capitaine a vus; mais comme il m'a témoigné qu'ils lui seraient à charge, j'attends un bas officier de la part de V. A. R., par un vaisseau de Stettin ou de Lübeck, pour les lui faire parvenir. En attendant, je travaillerai à obtenir un jeune Turc de vingt ans, très-bien fait, et qui a plus de onze pouces, appartenant, au prince Pierre de Courlande, et que, en ce cas, je joindrai aux autres. Mais j'écrirai encore là-dessus à V. A. R. par la voie de la poste.

La grande difficulté est ici qu'on ne veut plus donner de Russes. Le capitaine Kalsow en avait assez imprudemment enrôlé un de bon gré, qu'on a repris en chemin, ce qui a pensé donner lieu à une scène, le premier mouvement de l'Impératrice ayant été de faire arrêter le capitaine. Mais le Duc l'a sagement calmée. Dans son embarras, le capitaine voulait me faire croire que c'était pour V. A. R. qu'il l'avait enrôlé; mais je le tançai fort là-dessus, et lui fis sentir qu'il ferait mieux de ne pas compromettre ainsi V. A. R. Il a sagement suivi mon avis.

Le temps presse; il ne me reste que celui de répéter à V. A. R. l'assurance des sentiments inaltérables qu'elle me connaît pour son au<405>guste personne, et le témoignage des vœux ardents que je fais pour le parfait rétablissement de sa précieuse santé, etc.

81. DU MÊME.

Pétersbourg, 1er juin 1739.



Monseigneur

J'ai reçu, comme toujours, avec la plus vive joie la gracieuse lettre du 7 du mois passé, dont il a plu à V. A. R. de m'honorer; et je lui aurais répondu aussitôt, pressé par un mouvement de reconnaissance, si je n'avais été tous les jours continuellement tourmenté de la violente colique dont j'étais déjà attaqué avant le départ de Kalsow, et qui a ainsi duré trois semaines, ne m'ayant point encore quitté tout à fait. Vous êtes trop compatissant, monseigneur, pour ne pas pardonner le délai de cette réponse à une si triste cause. Plus cette cruelle maladie m'a fait souffrir, plus j'ai redoublé mes vœux fervents pour que le ciel vous en préserve à jamais, sachant que vous y êtes aussi sujet. Je supporte cependant tout patiemment mon mal, reconnaissant que je me le suis attiré par ma faute, et espérant pouvoir m'en garantir à l'avenir. Il est sûr que, si les hommes étaient toujours sincères envers eux-mêmes, ils trouveraient que la plupart des maux ne leur viennent pas sans de bonnes raisons, et qu'ils auraient bien tort de s'en plaindre, puisqu'ils en sont eux-mêmes la cause.

J'ai déjà mandé à V. A. R. à quoi s'accroche encore le marché des pelleteries. Je ne doute pas cependant que l'affaire n'ait lieu, tant parce que les deux parties en ont fort envie que parce que la politique même y engagera l'illustre acheteur. Certain chevalier, de re<406>tour d'une poursuite de géants, pourra donner avis de ce qui se passe, et V. A. R. pourra s'en instruire de main tierce. Du reste, je me sens pénétré de la plus vive reconnaissance pour la générosité avec laquelle V. A. R. m'offre les deux peaux de martres noires. Le moyen, monseigneur, de vous refuser quelque chose! J'en ai effectivement bon besoin pour un manchon, car j'aurai bien froid cet été.

J'attends avec impatience le bas officier que j'ai demandé à V. A. R. pour conduire les quatre Turcs que je lui garde ici. Elle aura là de quoi gratifier le comte deTruchsess, car je ne prétends pas qu'il m'ait la moindre obligation d'avoir obéi aux ordres de V. A. R., quoique, d'ailleurs, je serais charmé qu'il se présentât quelque occasion de l'obliger.

J'ai touché en passant, dans ma dernière lettre, l'heureuse issue des amours d'un moderne Jason, n'osant alors en dire davantage. Voilà un cadet de bonne maison qui finit la plus brillante aventure du monde. Mais aussi faut-il dire qu'il le mérite bien par sa constance, par sa sage conduite et par ses autres qualités personnelles. Comme je crois qu'il vous est peu connu, je vous dirai, monseigneur, qu'il a toujours eu l'approbation de tous ceux qui le connaissent. Il est très-bien fait de sa personne, joignant à de l'esprit beaucoup de jugement, un fonds solide de probité et d'honneur, et j'oserais bien assurer qu'on ne lui connaît aucun vice. Élevé en prince, il s'est appliqué avec succès à tous les exercices convenables. Un sage conducteur l'a jeté dans des lectures très-utiles. Tous les ouvrages de Wolff lui ont passé plus d'une fois par les mains, et n'ont sans doute pas peu contribué à former son esprit et à affermir son caractère. Il est généreux, compatissant aux malheurs d'autrui, d'une grande politesse envers tout le monde, et infiniment obligeant envers ceux qu'il honore de son amitié. Joignez à cela sa valeur et ses qualités héroïques, dont il a donné des preuves dans les deux campagnes qu'il a faites, où il s'est acquis l'admiration des généraux et le respect<407> aussi bien que l'affection de la nation, et vous aurez le portrait d'un beau-frère.407-a

Je ne m'engagerai pas à y joindre celui de la princesse;407-a cela me mènerait trop loin, et cette lettre, qui est déjà une épître, deviendrait un volume. Je dirai seulement qu'elle est très-belle, grande et parfaitement bien faite. Elle a le port et la majesté d'une impératrice. Elle est fière, mais fort polie, joint à beaucoup d'esprit naturel une lecture qui n'a pu que l'orner davantage. Enfin elle est pleine de mérite, généreuse au possible, compatissante, et surtout très-charitable, de sorte qu'on peut dire que le prince, qui en est fort amoureux, aurait bien de la peine à décider lequel des deux fait plus grande fortune, de sa gloire ou de son amour.

Que toutes ces grandes nouvelles, monseigneur, ne vous empêchent cependant pas de vous souvenir de votre fidèle serviteur, qui ne cessera d'être jusqu'au dernier moment de sa vie, avec les plus tendres et les plus respectueux sentiments, etc.

82. A M. DE SUHM.

Berlin, 7 juillet 1739.



Mon cher Suhm,

Je vous envoie, comme vous le désirez, un bas officier que vous pourrez charger des recrues que vous trouvez bon de m'envoyer. Je vous en ai mille obligations, et vous en donnerai des marques dans toutes les occasions.

<408>J'espère que vous aurez reçu une de mes lettres par un vaisseau de Lübeck. Cette lettre contenait Moïse et les prophètes; je m'en rapporte à son contenu.

Je suis bien fâché que vous m'imitiez dans mes crampes d'estomac. C'est un mal affreux, et dont le danger est subit. Pour l'amour de Dieu, ne vous servez point de gouttes où il y a des drogues trop fortes, qui pourraient vous mettre une inflammation dans le corps. Il faut prendre dans le fort du mal des lavements d'herbes cuites avec de l'huile; il faut prendre des poudres absorbantes, des gouttes qui ne sont point faites avec de l'eau-de-vie, et boire, le midi, quelques verres d'un vin de Hongrie qui ait encore un peu de liqueur. Je vous envoie aussi des pilules dont vous pouvez prendre sept par jour. Elles purgent peu, mais leur principal usage est de rendre le ton aux viscères du bas-ventre qui servent à la digestion, et de fortifier l'estomac Prenez, s'il vous plaît, de l'exercice, et ne mangez surtout ni légumes ni viandes fumées quelconques.

Si vous me trouvez habile en fait de médecine, c'est par une malheureuse expérience que je le suis devenu; ainsi, puisque votre tempérament imite mes faiblesses, que votre prudence imite mon régime.

Adieu, mon cher ami; en vous recommandant mes petits intérêts, souffrez que je vous embrasse, et que je vous réitère les assurances de ma parfaite estime.

Federic.

Je vous renvoie le couvert de votre lettre; il y a une tache de cire d'Espagne que je marque X, qui me paraît un trait d'industrie. Mandez-moi si c'est une maladresse de votre domestique, ou si mes soupçons sont bien fondés.

<409>

83. AU MÊME.

Berlin, 9 juillet 1739.



Mon cher Suhm,

Je viens de recevoir votre seconde lettre deux jours après la première de Kalsow et le départ du bas officier. Je vous écris celle-ci pour vous remercier de toutes les peines que vous vous donnez pour mes petites affaires.

On dit pour sûr que le marché se fera; en ce cas, je vous prie de ne point oublier les pelleteries que vous m'avez promises. Il m'en faut vingt-sept pour une pelisse; et comme on les vend la trentaine, vous pourrez garder les trois autres pour un manchon, car on dit que la fourrure est très-bonne en hiver contre la colique.

Vous expédierez les hommes que votre amitié me procure, quand bon vous semblera. J'ai fourni mon bas officier d'espèces autant que je l'ai cru nécessaire. Vous pouvez écrire hardiment par lui tout ce que bon vous semblera. Je ne l'attends qu'à la fin du mois d'août, terme de notre retour de Prusse.

Adieu, cher ami; cultivez laborieusement le terrain de là-bas pour nos intérêts communs, et soyez persuadé que je suis avec toute l'amitié imaginable,



Mon cher ami,

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

<410>

84. AU MÊME.

Königsberg, 8 août 1739.



Mon cher Diaphane,

Me trouvant de cent lieues plus près de votre voisinage qu'à l'ordinaire, je n'ai pu résister à la tentation de vous écrire et de m'informer de l'état de votre santé. M. Stranganow,410-a qui passa par ici il y a deux jours, m'assure qu'elle se rétablit; mais il ne me faut pas moins que votre propre témoignage pour tranquilliser tout à fait mon amitié alarmée.

Vous saurez apparemment que l'affaire de B. est rompue, ce qui m'embarrasse beaucoup; mais je vous apprendrai une autre nouvelle qui, j'espère, vous fera plaisir : c'est que le Roi m'a fait, le plus gracieusement du monde, présent de son haras prussien.410-b J'y vais incessamment, pour continuer de là ma marche vers Berlin.

Je vous prie de me dire ce que deviendra l'affaire manquée, et si mon bas officier vous a bien rendu ma lettre.

Adieu, cher Suhm; vingt mille riens m'empêchent de vous dire tout ce que mon cœur pense. Soyez persuadé cependant qu'il n'est jamais en défaut lorsqu'il pense à vous; c'est ce que je puis vous assurer, foi de notre amitié inviolable.

Federic.

<411>

85. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 21 août 1739.



Monseigneur

N'ayant jusqu'à présent aucune nouvelle du bas officier que j'avais prié V. A. R. de m'envoyer pour conduire les quatre Turcs, j'ai pris le parti de les remettre au capitaine d'un vaisseau de Stettin, qui a bien voulu s'en charger, et les remettra au gouverneur de cette ville, avec prière de les faire parvenir le plus tôt possible à V. A. R. Il mettra à la voile au premier jour.

L'affaire de B. est rompue, parce qu'on revient toujours à la même chanson, et qu'on demande des recrues russes qu'on ne recevra pas. Mais je m'imagine que, dans quelque temps d'ici, on se ravisera de l'autre côté.

J'ai fait usage du post-scriptum, qui a fait son effet. J'attends l'occasion, le temps et la saison pour en recueillir les fruits, etc.

86. DU MÊME.

Pétersbourg, 29 août 1739.



Monseigneur

La rupture de certaine affaire m'a fait bien de la peine. J'en ai déjà mandé la nouvelle à V. A. R. par une autre voie. Mais j'ai lieu de croire qu'elle se renouera par ceux mêmes qui ont donné lieu à la rupture en demandant l'impossible.

Combien l'attention de V. A. R. à demander de mes nouvelles à ceux qui peuvent lui en donner ne m'a-t-elle pas touché et pénétré de reconnaissance! Quelle consolation n'est-ce pas pour moi d'apprendre qu'une trop cruelle absence ne me fait point oublier du plus<412> aimable prince du monde, qui, non content d'être chéri, adoré, a encore pris à tâche de faire que tout le monde trouve le bonheur suprême à être aimé et estimé de lui!

M. de La Chétardie n'arrive pas, et, à la légèreté des prétextes de son retardement, je croirais volontiers que sa cour n'est pas pressée de faire briller ici un ambassadeur.

V. A. R. sait trop bien la part que je prends à tout ce qui lui arrive, pour que j'aie besoin de lui exprimer tout le plaisir que m'a causé la nouvelle du beau présent qu'elle a reçu du Roi. Voyant par sa lettre que ce présent a dû lui être, par plus d'une raison, infiniment agréable, je m'en suis réjoui au fond du cœur; car tous mes sentiments, monseigneur, sont tellement dépendants des vôtres, qu'ils semblent en attendre l'influence afin de se déterminer, en sorte que c'est absolument d'après eux que ma joie et ma douleur se règlent. C'est ce dont vous êtes sans doute persuadé vous-même, monseigneur, puisque vous semblez avoir voulu me faire entendre tacitement, par les expressions de votre lettre, que vous regardiez le plaisir que devait me faire la nouvelle que vous me mandiez comme une conséquence naturelle du vôtre, en me laissant juger de votre joie par la mienne. Oh! daignez être persuadé, monseigneur, que par une telle opinion de mes sentiments vous ne faites absolument que leur rendre justice.

Le duc de Courlande, à qui j'ai fait part de cette nouvelle, m'a témoigné à cette occasion qu'il serait charmé de contribuer au plaisir que V. A. R. peut se promettre d'un si beau haras, et m'a chargé en même temps de lui écrire que, si elle l'agréait, il lui enverrait un étalon persan d'une grande beauté. Je ne doute pas, monseigneur, que cette offre ne vous soit fort agréable, d'autant plus que ces chevaux sont très-rares, et qu'on a même peine à en trouver à acheter. J'attends vos ordres à ce sujet, autant à l'égard de la réponse au Duc qu'à l'égard des mesures à prendre au sujet du transport.

Je suis, etc.

<413>

87. A M. DE SUHM.

Remusberg, 13 septembre 1739.



Mon cher Diaphane,

J'ai reçu votre lettre à mon retour de Königsberg, et je me flatte que celle que je vous ai écrite par le bas officier vous sera rendue à présent. Ce bas officier est tombé malade à Lübeck d'une violente fièvre chaude, ce qui a retardé son départ de quatre semaines.

J'aime trop votre bon cœur et l'attachement que vous avez pour vos amis pour condamner la raison qui vous a obligé d'abréger si fort votre lettre.413-a J'espère en recevoir dans peu et de plus longues, et de plus intéressantes.

J'attends avec impatience quels seront les fruits des soins que votre amitié se donne pour moi. Je suis embarrassé, comme vous pouvez vous l'imaginer, et j'attends là-dessus ce que vous m'écrirez, comme des décisions de l'oracle de Delphes.

Adieu, mon cher Diaphane. Quand pourrai-je vous donner des marques de mon amitié? Quand pourrai-je vous revoir, vous embrasser, et vous assurer de vive voix que je suis inviolablement,



Mon cher Diaphane,

Votre fidèle ami,
Federic.

<414>

88. AU MÊME.

Remusberg, 26 septembre 1739.



Mon cher Diaphane,

Vos lettres me font tout le plaisir imaginable, puisqu'elles m'assurent de la continuation de votre bonne santé et de votre amitié.

Je suis bien obligé au duc de Courlande du plaisir qu'il me fait de m'envoyer un beau cheval de Perse. Voudriez-vous bien le faire transporter jusque vers nos frontières, et m'envoyer le compte des frais?

Je crains fort la banqueroute complète de l'affaire que vous savez. Il faudra tourner nos yeux vers cet astre éclatant que vous m'indiquiez. Vous aurez la bonté de m'écrire encore une fois préalablement, et de me dire si vous croyez sûrement qu'on pourrait retirer de chez vous ces volumes si rares de la bibliothèque du prince Eugène, et de quelle manière il faudrait s'y prendre. Quoi qu'on puisse vous dire, mes livres ne sont point nombreux; je n'en ai point assez pour l'usage qu'il en faut faire, et ce m'est une nécessité d'avoir ces livres que je vous ai demandés il y a déjà si longtemps, sans quoi le projet de mes études s'en va en fumée.

Je voudrais, de plus, que vous pussiez convenir avec votre Académie qu'elle m'envoyât tous les ans deux exemplaires semblables à ceux que vous m'envoyâtes la première année de votre séjour en Russie, car j'en ai trouvé la lecture très-instructive et les vérités qu'elles contiennent d'une application admirable à la pratique.

Vous qui connaissez ces sciences, et qui êtes bon philosophe vous-même, je suis persuadé que vous sentez une conviction intime de l'usage que je retirerai de ces études. J'attends votre réponse avec grande impatience, pour savoir ce que vous aurez à me dire là-dessus, et l'horoscope auquel je dois m'attendre.

<415>Nous avons eu ici mylord Baltimore et le jeune Algarotti,415-a tous deux des hommes qui, par leur savoir, doivent se concilier l'estime et la considération de tous ceux qui les voient. Nous avons beaucoup parlé de vous, de philosophie, de sciences, des arts, enfin de tout ce qui doit être compris dans le goût des honnêtes gens.

Adieu, cher ami; vous êtes bien persuadé de mon amitié, et que ma tendresse pour vous ne finira qu'avec ma vie.

Federic.

89. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 10 octobre 1739.



Monseigneur

La nouvelle subitement arrivée de la paix conclue entre la Russie et la Porte m'a obligé d'expédier le bas officier Pauli sans perdre un moment, et avant que la nouvelle s'en publiât; et comme il n'était pas possible qu'il partît à point nommé un vaisseau, je l'ai fait partir par terre. Il amène à V. A. R. trois Bosniaques qu'il a trouvés fort beaux. Ce sont les seuls qu'il m'a été possible de recruter à la hâte.

Je suis, etc.

90. A M. DE SUHM.

Ruppin, 14 octobre 1739.



Mon cher Diaphane,

J'ai vu arriver aujourd'hui le plus galamment du monde la gent turque dont vous me faites l'étrenne. Je vous en marque mes par<416>faits remercîments, et je me vois obligé d'entrer en discussion des raisons pour lesquelles vous n'avez pas reçu d'abord le bas officier, qui doit être arrivé à présent à Saint-Pétersbourg. Cet homme a pris la fièvre chaude, avec un crachement de sang, à Lübeck, ce qui l'a empêché de partir plus tôt, et ce qui apparemment aura retardé de quelques mois son voyage. Vous serez sans doute informé de la paix qui se fait; cela ne faciliterait-il pas l'affaire de l'impression qui vous est connue? Je vous prie de me mander un peu votre sentiment là-dessus.

Je ne saurais assez vous remercier des attentions que vous avez pour moi. Je vous assure que mon cœur vous en tient compte, et que je ne demande pas mieux qu'une occasion pour faire éclater ma reconnaissance.

Les nouvelles du jour sont que le Roi lit pendant trois heures du jour la philosophie de Wolff, dont Dieu soit loué! Ainsi nous voilà arrivés au triomphe de la raison, et j'espère que les bigots avec leur obscure cabale ne pourront plus opprimer le bon sens et la raison. Auriez-vous cru, il y a deux années, que ce phénomène arriverait de nos jours? Ainsi l'on voit qu'il ne faut jurer de rien, et que les choses qui nous paraissent souvent les plus éloignées sont celles qui arrivent le plus tôt. Mais que dira ce philosophe? Car, avec toutes ses règles de probabilités, je suis sûr qu'il ne se serait jamais douté de ce qui vient d'arriver. Je vous dirai encore plus : on offre à Wolff une pension de mille écus, une de cinq cents à son fils, et l'on promet une pension à la femme, en cas de veuvage. Voilà autant de choses nouvelles et étonnantes, qui toutefois sont véritables.

Après ces nouvelles, il est permis de parler de choses anciennes et déjà connues; vous comprenez bien que c'est pour vous réitérer les assurances de l'estime parfaite avec laquelle je suis tout à vous.

Federic.

<417>

91. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 6 novembre 1739.



Monseigneur

La précipitation avec laquelle j'ai été obligé d'expédier dernièrement le bas officier avec les trois Turcs Bosniaques, à cause de la nouvelle de la paix, m'ayant empêché de profiter de cette bonne occasion d'écrire à V. A. R., elle permettra que je m'en dédommage aujourd'hui.

Plus d'une raison, monseigneur, me détermine à vous prier de vous servir de signes arabesques sur certaines matières assez curieuses et intéressantes d'elles-mêmes pour mériter un tel soin. Je ne puis rien encore mander de positif sur certain sujet à V. A. R., mais elle se souviendra de ce que je lui ai fait espérer pour le temps de la paix que je lui ai prédite. Il faudra voir maintenant si je serai bon prophète jusqu'au bout.

Je recommence fort à espérer que l'affaire de B. aura lieu; toutefois je n'ose pas faire le prophète sur ce sujet.

Pour en revenir aux Turcs, je suis bien aise que les quatre premiers soient arrivés à bon port. J'espère que les trois qui les ont suivis plairont encore davantage à V. A. R.

Le cheval persan que le duc de Courlande envoie à V. A. R. se mettra en chemin dès que le temps le permettra. On le conduira jusqu'à Memel, où on le remettra au commandant, à qui elle voudra bien faire savoir où il doit le faire mener.

Si, d'un côté, j'ai été attendri et pénétré de reconnaissance par la généreuse et touchante attention de V. A. R. à m'envoyer des re-mèdes, j'ai été bien affligé et alarmé, de l'autre, par la description des terribles et dangereuses crampes d'estomac dont elle est de temps en temps attaquée. Quelque confiance que j'aie en vos conseils, monseigneur, je doute cependant que les remèdes que vous me proposez<418> conviennent absolument à mon mal, qui est, autant que j'en puis juger, d'une tout autre nature et de bien moindre conséquence que le vôtre. Au nom de Dieu, monseigneur, mettez tout le soin possible à conserver votre précieuse santé. Songez à tous ceux qu'elle intéresse. Je ne puis m'empêcher, monseigneur, de vous faire part, en cette occasion, de l'avis d'un grand médecin sur le régime qui convient particulièrement aux personnes qui sont sujettes à ces terribles crampes. « Je regarde, dit-il, l'usage même le plus modéré du vin de Champagne comme une des causes les plus propres à favoriser les crampes d'estomac Louis XIV, qui a dû y être fort sujet dans sa jeunesse, s'en abstint toujours avec le plus grand soin, et ne fit usage que de vin de Bourgogne avec de l'eau. » Si votre médecin était, sur ce point, du même sentiment, V. A. R. aurait les plus fortes raisons de préférer à un vin qui peut être nuisible à sa constitution un autre vin qui pourrait lui être salutaire. J'ose me flatter, monseigneur, que vous daignerez regarder la liberté que je prends de vous rendre attentif à un conseil qui regarde votre précieuse santé comme une des plus évidentes preuves que je puisse vous donner du religieux intérêt que je prends à votre sacrée personne.

Le couvert de la lettre que V. A. R. m'a renvoyé avait bien un petit air manié; cependant il se peut très-bien que ce fût moi-même qui l'eusse mal cacheté. J'y ai trouvé de la main de V. A. R. quelques essais de vers qui paraissaient destinés à composer un éloge de la gloire et de la vertu.418-a Je vous y ai bien reconnu, monseigneur, car, dans tous vos travaux littéraires, il est aussi facile de vous reconnaître au choix des sujets également dignes de vous et de votre plume que vous vous proposez qu'à la manière dont vous savez les traiter.

Les nouvelles que vous me donnez du philosophe Wolff et de la fortune que vient de faire sa philosophie ne m'ont pas moins surpris que réjoui. En vérité, monseigneur, vous pouvez vous féliciter de ce<419> qui arrive comme d'un miracle, et vous en réjouir comme de votre ouvrage. Que cet exemple vous fasse reconnaître ce que votre modestie semble vouloir vous cacher, vous fasse reconnaître, dis-je, de quelle influence ne va pas être dans le monde la supériorité de votre heureux génie. Je ne tiendrais sûrement pas ce langage, monseigneur, à tout autre prince qu'à vous, ou si je ne pensais pas avec un ancien qu'une sage confiance en soi-même, dirigée par une juste connaissance de ses forces, est la mère des grandes actions. Agréez, monseigneur, etc.

92. DU MÊME.

Pétersbourg, 28 novembre 1739.



Monseigneur

Comme le temps s'est mis au beau, et que les chemins sont bons, le Duc fit venir hier au manége le cheval persan qu'il envoie à V. A. R. Il est gris, fort haut pour un persan, et d'une grande beauté. Le Duc, l'ayant trouvé en bon état, me dit qu'il le ferait partir le lendemain, et qu'il donnerait ordre qu'il fût conduit jusqu'à Memel, où on le remettrait au commandant, souhaitant qu'il arrivât en aussi bon état qu'il l'était lorsque je l'ai vu. Comme il sera plus d'un mois en chemin, V. A. R. aura le temps nécessaire pour donner ses ordres à M. de l'Hôpital,419-a tant par rapport au cheval que par rapport à la personne qui l'aura amené, si elle ne l'a pas fait déjà par précaution.

Nous avons appris que M. de La Chétardie est parti le 12 de Berlin, de sorte qu'il peut être actuellement en Courlande. Je me réjouis infiniment de le voir pour apprendre des nouvelles de la santé<420> de V. A. R. par un témoignage vivant, et pour pouvoir m'entretenir d'elle avec lui, n'y ayant aucun plaisir au monde qui puisse égaler pour moi celui que je trouve à m'occuper de l'aimable et digne prince dont l'amitié et la bienveillance envers moi font le suprême bonheur de ma vie, etc.

93. A M. DE SUHM.

Berlin, 2 décembre 1739.



Mon cher Diaphane,

Je vous suis obligé on ne saurait davantage pour les belles recrues que vous me procurez de nouveau. Je voudrais pouvoir vous en témoigner ma reconnaissance. Mais je vous dois tant! Et ceci n'est qu'un des moindres objets sur lesquels roule ma reconnaissance.

Voici donc enfin cette paix tant attendue et tant désirée! Je souhaite, mon cher Diaphane, que vous soyez en tout plus grand prophète que Mahomet, qu'Ésaïe, que Daniel et tous ces vieux Juifs dont les rêves ont fait tant de bruit dans le monde, et ont donné la question à tant d'interprètes et de commentateurs.

L'affaire de B. est rompue à coup sûr; j'en sais trop de circonstances pour qu'il reste la moindre apparence de la renouer, ainsi qu'il ne faut plus y compter.

Remerciez, s'il vous plaît, infiniment le duc de Courlande de ma part de l'attention qu'il a de m'envoyer un étalon. Je voudrais bien lui envoyer quelque chose d'ici; il s'agit seulement de savoir ce qu'il n'a pas, et ce qui pourrait lui faire plaisir.

Ma santé, à laquelle vous vous intéressez, va mieux que par le passé. Je reprends à présent très-bien mes forces et ma vigueur, et<421> j'espère d'être totalement quitte des fâcheuses incommodités que j'ai essuyées. Je suis bien aise d'apprendre que vos maux ne sont pas si dangereux que les miens; ce me sera une consolation en souffrant, si je sais que je suis le seul qui ait le danger à craindre, et que je puis être en repos au sujet de mes amis.

Je vous envoie cette lettre par une voie sûre et certaine. Je ne m'embarrasse pas de vos réponses, car je suis sûr que vous veillez à leur salut. Ce cachet ouvert était de la lettre que Kalsow m'apporta, et je l'ai soupçonné d'avoir eu cette curiosité, soit par lui-même, soit par des ordres supérieurs. J'ai la mauvaise coutume de barbouiller bien du papier lorsque je compose, ce qui ne vaut rien. Je voudrais que ce fût le moindre de mes défauts. Je vous enverrai, le printemps prochain, un ouvrage421-a qui est actuellement sous presse, et auquel j'ai travaillé tout cet automne très-assidûment. Comme il regarde la politique, il est doublement de votre ressort.

Voici un exemple d'algèbre que l'aimable et profond Algarotti m'a envoyé. Je ne saurais le déchiffrer, mais je crois que vous en viendrez bien à bout là-bas, si vous l'entreprenez, et que vous vouliez bien vous en donner la peine, de quoi je ne doute point, puisque c'est me rendre service, ayant grand besoin de la solution de ce problème pour le calcul des fractions et des infiniment petits.

421-bJ'écrirai à l'Impératrice dès que vous m'aurez envoyé le modèle de la lettre avec les titres. Il me faudrait vingt-quatre mille écus par an. Si vous pouvez réussir, vous en prendrez deux mille sur ce nombre tous les ans. Que le marché soit conclu, s'il se peut, vers le mois d'avril.

J'abandonne ceci à votre prudence, et je ne doute point que vous<422> ne sondiez les de l'Isle422-a et les plus experts en ces matières pour voir si vous pouvez m'écrire quelque chose de précis sur ce calcul. Je crois cependant qu'il vous paraîtra moins difficile à présent qu'en tout autre temps. Vous qui vous guidez par les lumières de Wolff, vous pénétrerez facilement ce petit abîme d'algèbre, et je me flatte que vous vous en tirerez d'une manière triomphante, car qu'y aurait-il de difficile pour vous, et qui pût vous arrêter?

Adieu, mon cher Diaphane; toujours également aimable, fidèle et attaché, restez le même toute votre vie, et ne doutez jamais de tous les sentiments de reconnaissance, d'amitié et d'estime avec lesquels je suis à vous sans réserve.

Federic.

94. AU MÊME.

Berlin, 13 décembre 1739.



Mon cher Diaphane,

J'ai eu le plaisir de recevoir deux de vos lettres en peu de temps, l'une par le bas officier, qui vient d'arriver, et l'autre par la voie ordinaire. Je ne saurais assez vous marquer toutes les obligations que je vous ai et que je vous conserverai toujours; il ne s'agit que de les reconnaître.

Je me rappelle en gros le sujet de la lettre que je vous ai écrite, où il y avait ce problème d'algèbre que je ne doute point que vous n'ayez expliqué. Comme la paix est faite avec la Porte, je pense bien<423> que l'on commencera à imprimer les mémoires de votre Académie, et si on les donne par souscription, mandez-le-moi, que j'y souscrive, car je voudrais les avoir toutes les années.

J'écrirai dès ce moment à l'Hôpital pour le cheval et tout ce qui regarde son transport, de façon qu'on aura lieu d'être satisfait; et, dès que le cheval sera arrivé, j'en remercierai le Duc moi-même.

Recevez, mon cher Diaphane, le portrait que je vous envoie pour vous souvenir de moi, et soyez persuadé qu'on ne saurait être avec plus d'estime que je suis

Votre très-fidèle ami, Federic.

95. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 16 janvier 1740.



Monseigneur

J'ai bien reçu une lettre dont Votre Altesse Royale m'a honoré vers le commencement de décembre, avec un petit problème d'algèbre : mais quelque bonne opinion qu'elle me témoigne avoir de mon habileté dans cette science, cet encouragement n'a pourtant pas encore suffi à m'en faire trouver la solution. J'ai cependant jeté en toute confiance quelques idées sur le papier, qui m'ont paru avoir quelque vraisemblance; mais il faudra les vérifier, et c'est ce qui m'occupe maintenant, et me demandera encore un peu de temps. V. A. R. ne saurait être plus impatiente d'en voir le succès que moi.

En attendant, j'ai reçu une grande consolation en apprenant, monseigneur, que votre santé se fortifie. Fasse le ciel que, ayant si bien commencé cette nouvelle année, vous en commenciez et finis<424>siez une infinité d'autres sous les plus heureux auspices, et que toutes comblent sans cesse tous vos vœux!

J'ai témoigné au duc de Courlande combien V. A. R. a été sensible à son attention, et il a été charmé de voir qu'il a réussi en ce qu'il désirait de vous faire plaisir.

Je suis bien impatient, monseigneur, de recevoir l'ouvrage que V. A. R. me promet pour le printemps prochain. Il est bien naturel que la haute opinion que j'ai une fois conçue de l'auguste auteur me prévienne infiniment en faveur de l'ouvrage; cependant je ferai mon possible pour le lire sans prévention, afin que l'éloge que j'aurai à en faire en soit d'autant moins suspect.

M. le marquis de La Chétardie, qui m'a autant charmé par les bonnes nouvelles qu'il m'a apportées de V. A. R. que par sa propre personne, m'a montré un article d'une lettre du plus aimable prince qu'il connut jamais, m'a-t-il dit. Cet article parlait d'un certain ami relégué à Pétersbourg, et cela, dans les termes les plus propres à pénétrer tout homme sensible, et qui connaît tout le prix d'une telle amitié, des plus vifs sentiments d'amour et de reconnaissance. Je ne chercherai point à vous exprimer, monseigneur, ce qui ne peut être rendu par aucune expression, les tendres et respectueux sentiments de mon âme. Je ne dirai rien de mon émotion, de mes transports, des larmes de joie et d'attendrissement qui ont coulé de mes yeux; je me sens trop faible pour peindre tout cela. Heureusement pour moi que l'aimable et spirituel porteur de cette gracieuse lettre s'est chargé d'en faire un fidèle rapport à V. A. R.

Agréez, monseigneur, etc.

<425>

96. A M. DE SUHM.

Berlin, 4 février 1740.



Mon cher Diaphane,

Je profite du départ du prince de Hesse-Hombourg pour vous faire souvenir de moi et pour vous avertir que dans peu viendra l'époque où je dois vous sommer de votre parole. J'espère que vous êtes toujours dans les sentiments que je vous ai connus, et que vous n'avez point oublié de quoi nous étions d'accord le soir de notre séparation.

En attendant le plaisir de vous revoir, je vous envoie une bague avec mon portrait, que je vous prie de ne point quitter.

Voici une lettre pour le duc de Courlande, à qui je vous prie de faire mes compliments. Dites à La Chétardie que je l'assurais par trois fois trois425-a de mon amitié.

Je vous écrirai encore plus positivement lorsqu'il en sera temps. Je me flatte que vous êtes toujours le même, vous priant de me croire avec une parfaite estime

Votre très-fidèlement affectionné ami,
Federic.

97. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 22 mars 1740.



Monseigneur

Le prince de Hesse-Hombourg m'a remis la gracieuse lettre dont V. A. R. a bien voulu m'honorer. J'en avais aussi reçu une précé<426>dente en conséquence de laquelle j'avais différé certaines démarches dans l'attente prochaine du grand événement qui doit les rendre superflues.

Je ne sais, monseigneur, ce que je dois le plus des deux, ou m'affliger ou me réjouir de la question que vous me faites, dans votre dernière et gracieuse lettre, au sujet de mes sentiments envers V. A. R.; car si, d'un côté, j'y reconnais avec des transports de joie la constance de ceux dont le plus digne prince du monde daigne m'honorer, ne dois-je pas m'affliger au fond de l'âme de ce que ce même prince semble douter de la constance des miens? Mais, tout comme je ne dois sans doute regarder cette tournure de vos expressions que comme une manière toute pleine de délicatesse et de sentiment dont il vous plaît me témoigner la constance de vos faveurs, je vous prie aussi, monseigneur, de regarder l'incapacité où je me sens d'exprimer à V. A. R. tout ce que j'aurais à lui répondre sur ce sujet comme l'assurance la plus sincère et la plus énergique des sentiments inaltérables de respect et de dévouement que mon cœur lui a voués, et que je désire pouvoir lui témoigner par mes services jusqu'au dernier moment de ma vie, attendant avec la plus vive impatience l'époque où je me verrai rappelé auprès d'elle pour n'en être plus séparé que par la mort.

J'ai remis, monseigneur, votre lettre au duc de Courlande, et il me remettra sa réponse. Cette attention de V. A. R. lui a fait un plaisir infini. M. de La Chétardie marquera lui-même à V. A. R. combien il a été sensible à l'honneur de son souvenir.

Comment vous exprimer, monseigneur, toute la joie et toute la reconnaissance dont m'a pénétré l'adorable portrait de V. A. R.? Non, je ne me souviens pas que jamais rien au monde m'ait fait un plaisir aussi sensible et aussi vrai que ce gracieux témoignage de vos faveurs. En le recevant, j'ai senti qu'il ne me restait à désirer que des ailes pour aller me jeter aux pieds de V. A. R., pour lui témoigner<427> par mes respects et mes adorations la vive reconnaissance dont me pénètrent ses bienfaits, et la persuader par les plus saintes protestations que je mourrai avec le plus tendre et le plus parfait attachement, etc.

98. A M. DE SUHM.

Berlin, 13 avril 1740.



Mon cher Diaphane,

Votre lettre m'a causé beaucoup de joie, y voyant la constance de vos sentiments, dont à la vérité j'avais cru pouvoir me flatter, mais dont la confirmation n'a pas laissé de m'être très-agréable. Attendez encore, mon cher, une dernière lettre de ma part pour agir en conséquence de vos engagements; mais, en attendant, préparez tout pour ne point laisser languir l'amitié que j'ai pour vous. Nous sommes ici sûrs du crinoménon; il ne s'agit à présent que du critérion.427-a Peu de temps nous mettra au fait, et vous pouvez toujours prendre vos mesures, quitte à différer leur exécution de quelques semaines.

Vous pouvez bien juger que je suis assez tracassé dans la situation où je me trouve. On me laisse peu de repos, mais l'intérieur est tranquille, et je puis vous assurer que je n'ai jamais été plus philosophe qu'en cette occasion-ci. Je regarde avec des yeux d'indifférence tout ce qui m'attend, sans désirer la fortune ni la craindre, plein de compassion pour ceux qui souffrent, d'estime pour les honnêtes gens, et de tendresse pour mes amis. Vous que je compte au nombre de ces derniers, vous voudrez bien vous persuader de plus en plus que<428> vous trouverez en moi tout ce qu'Oreste trouva jamais dans Pylade, et que personne ne saurait avoir plus d'estime et d'amitié pour vous que

Votre fidèle
Federic.

99. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 21 mai 1740.



Monseigneur

La gracieuse lettre dont il a plu à Votre Altesse Royale de m'honorer le 13 du mois passé serait venue mettre le comble à mon respectueux attachement et à mon admiration pour elle, si l'un et l'autre eussent encore été susceptibles de quelque accroissement. O grand homme! ô digne et vertueux prince! si vous n'étiez point au-dessus de toutes les louanges humaines, je ne quitterais point ce papier avant que d'avoir fait votre éloge, car mon cœur brûle de vous louer. Quoi! l'éclat d'un trône, loin d'éblouir vos yeux, ne fait qu'exalter votre vertu et affermir votre philosophie! Quoi! l'attente prochaine d'une couronne, loin d'enfler ou de refroidir votre cœur, ne sert qu'à le rendre plus calme, plus ferme, plus compatissant, plus tendre! Quoi! le plus grand des rois veut devenir Pylade pour Oreste! Oh! qui jamais pourra dire tout ce que de tels sentiments ont de sublime et de touchant?

Puisque vous l'ordonnez, monseigneur, je vais travailler, par un prompt arrangement de mes affaires, à me préparer le bonheur si digne d'envie de n'appartenir désormais qu'à vous seul, etc.

<429>

100. A M. DE SUHM.

Charlottenbourg, 14 juin 1740.



Mon cher Diaphane,

Votre lettre n'a point été rendue à son adresse, car j'avais changé de sort avant qu'elle arrivât. Cependant l'extérieur n'altère point l'intérieur, et le titre ne change rien à ma façon de penser. Je puis donc à présent vous dire d'une manière positive qu'il ne dépend plus que de vous d'être à moi, et que j'attends votre résolution pour savoir comment et sur quel pied vous voudrez l'être.

Ce me sera une grande consolation, dans le deuil où je suis de la mort de mon père, de pouvoir me retrouver avec un ami que j'aime et que j'estime.

Faites ce que vous pourrez pour engager M. Euler, grand algébriste, et, si vous pouvez, amenez-le avec vous. Je lui donnerai mille ou douze cents écus de gages.

Faites mes excuses à La Chétardie de ce que je ne lui ai point répondu à sa lettre; mais je la reçus le jour même que le malheur m'arriva.

Je vous embrasse, cher Diaphane, de tout mon cœur, dans l'espérance de vous revoir bientôt.

Federic.

101. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 15 juin 1740.



Sire,

Cette cour vient d'apprendre en même temps l'heureux avénement de Votre Majesté au trône et la joie inexprimable qu'en ont témoignée<430> ses peuples. On s'attendait à l'un et à l'autre événement avec la même certitude qui sert de fondement à l'espérance que l'on a de voir briller sous V. M. un règne qui fera l'ornement de l'histoire de notre siècle. Ayant plus que personne sujet d'être convaincu de la solidité du fondement de cette douce espérance, V. M. permettra que je me contente de joindre mes vœux ardents à ceux de ses fidèles sujets pour lui souhaiter les années de Nestor, afin que plusieurs générations puissent jouir du bonheur qui va faire le partage de ses peuples sous son glorieux règne, et bénissent le ciel de la félicité qu'il veut leur faire goûter par elle.

La joie, autant que le respect, m'empêche d'exprimer à V. M. les sentiments que cette grande révolution m'a fait éprouver; mais rien au monde ne saurait m'empêcher de lui témoigner la confiance que j'ai qu'elle daignera, avec la même bonté que le prince royal de Prusse, agréer l'assurance de la parfaite vénération et du dévouement sans bornes avec; lequel j'ai fait vœu d'être toute ma vie,



Sire,

de Votre Majesté
le très-soumis et très-fidèle
Diaphane.

102. A M. DE SUHM.

Charlottenbourg, 29 juin 1740.



Mon cher Diaphane,

J'espérais que, parmi les compliments que vous me faites sur le changement qui vient d'arriver à mes titres, il se trouverait un petit mot qui regarderait votre personne; mais j'ai eu la mortification de ne rien trouver, sur votre sujet et sur le mien, de ce que j'appelle inté<431>ressant. Je vous prie donc, mon cher Suhm, de m'écrire si vous êtes homme à renoncer au ministère pour mener la vie réfléchie d'un sage, et si vous pouvez trouver quelque chose dans ma compagnie qui vous dédommage de la politique.

J'attends impatiemment votre résolution là-dessus, vous assurant que je suis avec bien de l'estime et de l'amitié

Votre très-fidèle ami, Federic.

P. S. Dites en mon nom à votre duc à qui il veut que l'argent soit compté.

Je vais en Prusse; votre chemin serait à moitié fait, si vous pouviez m'y joindre. Mais je demande peut-être plus que vous ne voudrez ou ne pourrez m'accorder.

103. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 2 juillet 1740.



Sire,

Je n'avais pas attendu la confirmation des sentiments de Votre Majesté, qu'il lui a plu de me donner par sa toute gracieuse lettre du 14 du mois passé, pour me conformer aux insinuations du prince royal de Prusse en prenant les mesures propres à accélérer le bonheur de me voir à ses pieds.

Oh! je connais trop bien, Sire, le fond de votre grande âme pour qu'il eût pu entrer dans mon esprit une ombre du soupçon que le changement d'état apporterait quelque changement à votre façon de penser.

<432>J'attends avec la plus vive impatience le succès des démarches que j'ai faites, craignant beaucoup que le grand éloignement et les formalités ne me fassent encore longtemps languir. En ce cas, il ne faudra pas moins que la gracieuse assurance que V. M. vient de me donner, qu'elle va me regarder désormais comme lui appartenant, pour soutenir ma patience et mes forces. Pour ce qui est du comment et du pied sur lequel je serai, je n'ai absolument rien à dire là-dessus. Il me suffira d'être à vous, Sire, le reste ne me regarde point; trop heureux et trop content de savoir qu'un grand roi daigne me confirmer les sentiments aussi gracieux qu'inestimables dont il m'honorait comme prince royal, et de voir qu'il daigne agréer mes respectueux et tendres hommages, et ajouter foi à la sincérité du désir que j'ose lui témoigner de me retrouver à ses pieds et d'y finir mes jours en m'efforçant de lui prouver le zélé et respectueux attachement avec lequel je veux être jusqu'au dernier instant de ma vie, etc.

104. A M. DE SUHM.

Trakehnen,432-a en Prusse, 15 juillet 1740.



Mon cher Diaphane,

Je puis donc à présent vous regarder comme étant véritablement à moi. Charmé de vous posséder et de jouir de votre aimable compagnie, je serai votre homme d'affaires à Berlin, et, au cas que je n'ajuste pas vos petits arrangements selon vos souhaits, il ne dépendra que de vous de dire ce qu'il vous faut.

Amenez Euler, si vous le pouvez. On lui donnera mille écus de pension ou douze cents. Quant à la petite affaire de trois ans, je vous<433> prie de me dire comment et de quelle manière je pourrai m'en acquitter-Adieu, mon aimable Diaphane; je savoure déjà d'avance le plaisir de vous embrasser et de vous assurer que je suis tout à vous.

Federic.

105. DE M. DE SUHM.

Pétersbourg, 13 août 1740.



Sire,

Que de grâces infinies n'ai-je pas à rendre à Votre Majesté de ce qu'il lui a plu de me donner de si pleines assurances de mon bonheur par sa dernière et gracieuse lettre! Ne pouvant rien ajouter aux tendres et respectueux sentiments dont je me sens pénétré pour elle, elle est venue mettre le comble à ma joie et à l'impatience que j'éprouve de me voir aux pieds d'un maître qui, dès le commencement de son règne, ne fait aucune démarche qui ne lui gagne l'amour de ses peuples, et ne lui attire l'admiration de toute l'Europe.

En réponse à la lettre par laquelle j'avais demandé mon rappel et ma démission, et que le duc de Courlande avait bien voulu appuyer de ses représentations fondées sur le mauvais état de ma santé, que le climat de Russie a fort altérée, j'ai enfin eu la joie et la satisfaction inexprimable de recevoir, samedi passé, une très-gracieuse réponse de la cour de Dresde, contenant mon rappel dans les termes les plus propres à me faire connaître l'entière satisfaction que l'on a de mes services passés. C'est avec des transports de joie que je viens, Sire, vous apprendre cette nouvelle, y ajoutant celle que je prendrai au premier jour ici mon audience de congé, afin de pouvoir sans délai<434> partir pour Varsovie, où je dois me rendre pour y recevoir ma démission en forme, après quoi je n'aurai rien de plus pressé que de voler aux pieds de V. M. pour la prier de prendre possession de moi, et de me donner désormais sans cesse des occasions de lui prouver la sincérité du tendre et inviolable attachement et du profond respect de

Son fidèle et dévoué
Diaphane.

106. A M. DE SUHM.

Wésel, 31 août 1740.



Mon cher Diaphane,

Je suis bien charmé de pouvoir me dire enfin que vous êtes à moi. J'ai désiré ce moment avec grande impatience, et je me flatte que vous n'aurez pas lieu de regretter le pas que vous venez de faire.

Je compte d'être à Berlin vers la fin de septembre. Je suis bien impatient de vous voir, mais trop surchargé d'affaires pour pouvoir les négliger.

Maupertuis, que j'ai trouvé ici, me suit pour rester à Berlin. J'espère que l'assemblage de tant d'habiles gens d'esprit ne contribuera pas peu à rendre le séjour de Berlin agréable.434-a Il me le paraîtra beaucoup quand j'aurai le plaisir de vous embrasser et de vous assurer de mon estime et de mon amitié. Adieu.

Federic.

<435>

107. DE M. DE SUHM.

Memel, 7 septembre 17 40.



Sire,

Le trop grand empressement que j'ai eu pour faire chemin m'a reculé, et je me vois obligé de m'arrêter ici pour reprendre mes forces.

Un Portugais, petit homme noir, maigre et sec, mais bon philosophe et savant médecin, m'ayant engagé à me mettre au lait pour un an, afin de me rétablir entièrement, me promit que j'en serais d'abord fort affaibli, et il m'a bien tenu parole. En revanche, il m'a garanti tout autre accident, et que je reprendrais mes forces bientôt. C'est ce que j'attends ici; et comme je serai obligé d'aller me congédier à Varsovie, j'ai cru de mon devoir d'avertir respectueusement V. M. de cette variation.

La satisfaction de me trouver dans les États de V. M. est si réelle, que, le lendemain de mon arrivée, je me suis senti du soulagement et une certaine tranquillité d'âme qui contribuera à hâter mon rétablissement. Mais ce qui m'encourage bien plus, c'est la douce et flatteuse espérance de me voir aux pieds de V. M. et de retrouver en elle un grand roi qui m'honore de sa bienveillance, et qui daignera me revoir comme l'homme du monde qui lui est le plus entièrement dévoué, étant avec la soumission la plus respectueuse,



Sire,

de Votre Majesté
le plus humble, plus obéissant et plus fidèle serviteur,
Suhm.

<436>

108. A M. DE SUHM.

Potsdam, 24 septembre 1740.



Monseigneur de Suhm,

C'est avec plaisir que j'ai reçu les marques de votre souvenir, par lesquelles vous me faites part des raisons qui ont occasionné la durée du voyage et la route que vous êtes obligé de prendre. Vous me rendrez la justice de croire que je m'y intéresse, et que j'attends la satisfaction de vous revoir, étant, etc.

109. DE M. DE SUHM.

Tilsit, 19 septembre 1740.



Sire,

Honteux de dater deux fois de Memel, j'ai ramassé mes forces pour me rendre ici avant de faire très-humblement rapport à V. M. que, étant revenu sur pied, je serai ce soir à Insterbourg, et je vais le plus grand train qu'il m'est possible pour arriver à Varsovie, où, m'arrêtant le moins de jours qu'il dépendra de moi, j'irai tout droit de là me jeter aux pieds de V. M., étant avec la soumission la plus respectueuse,



Sire,

de Votre Majesté
etc.

<437>

110. A M. DE SUHM.

Charlottenbourg, 3 octobre 1740.

J'ai été bien aise de voir par votre lettre du 19 septembre que la situation de votre santé vous a permis de poursuivre votre voyage. Si la continuation répond à mes vœux, j'espère de vous dire bientôt de bouche, etc.

111. DE M. DE SUHM.

Varsovie, 2 octobre 1740.



Sire,

Je viens d'arriver ici à petites journées, parce qu'une rechute terrible de mon mal ordinaire, qui m'a pris peu de jours avant mon départ de Pétersbourg, et qui a pensé m'ôter toute espérance de jamais revoir V. M., m'avait laissé une telle faiblesse, que ce n'est pas sans risque que j'ai entrepris un si long voyage. Mais rien n'étant capable de modérer mon impatience, j'ai eu recours à la douce et flatteuse espérance de me voir bientôt aux pieds de V. M., pour m'aider à supporter patiemment toutes les souffrances et toutes les fatigues que j'ai eu à essuyer pendant ce long trajet.

Ma faiblesse ne me permettant point encore de me présenter à la cour, j'ai pris le parti d'écrire au Roi, qui m'en a gracieusement dispensé. J'ai donc fait hier mon rapport par écrit, et n'attends plus que ma démission, que l'on va m'expédier, pour aller me jeter aux pieds de V. M. aussitôt que mes forces me le permettront. Mon médecin, qui me fait prendre des bouillons, me donne l'espérance de les<438> recouvrer bientôt. Cependant, loin de remarquer jusqu'à présent quelque changement en mieux, il me semble au contraire que mon état empire chaque jour. Il faudra une heureuse crise pour me relever de cette fâcheuse maladie. La seule consolation qui me reste dans mes souffrances est de me sentir si près de V. M. et de me voir bientôt, si le ciel trouve bon de prolonger ma vie, maître de l'aller mettre à ses pieds et de la conjurer d'en agréer l'offrande comme le seul hommage capable de lui faire connaître dignement la tendre vénération et le parfait dévouement de

Son fidèle
Diaphane.

112. DU MÊME.

Varsovie, 5 octobre 1740.



Sire,

Encore que la faiblesse que me devait procurer ma cure de lait soit sur son déclin, et que mes forces reviennent sensiblement, je n'ai pourtant pas été en état encore de me produire ici, et suis obligé de profiter de la permission que la cour m'a accordée de me reposer. Ce qui m'inquiète, c'est que j'apprends que V. M. est déjà de retour, ce qui augmente cruellement mon impatience de me trouver à ses pieds. Je ne perdrai certainement aucun temps pour cela, brûlant du désir de me trouver devant V. M., étant avec la soumission la plus respectueuse,



Sire,

de Votre Majesté
etc.

<439>

113. A M. DE SUHM.

Ruppin, 20 octobre 1740.

Votre lettre du 5 de ce mois m'ayant fait connaître la faible situation de votre santé, j'y prends beaucoup de part, et je vous en souhaite un prompt rétablissement pour avoir bientôt la satisfaction de vous voir.

114. DE M. DE SUHM.

Varsovie, 12 octobre 1740.



Sire,

Après une très-gracieuse réponse dont Votre Majesté m'a honoré de Wésel, je viens d'en recevoir deux autres de Potsdam et de Charlottenbourg, qui ont bien diminué la joie que m'avait donnée la première, et je n'ai repris un peu de tranquillité que sur ce qu'on m'assure que la fièvre quarte n'est point dangereuse, et qu'on ne l'attribue qu'aux grandes fatigues de V. M. en faisant tout de suite la visite de ses vastes États. Je ne sais que trop combien de rudes voyages mettent le feu dans le corps, et, tandis que ma cure de lait me laisse déjà reprendre des forces suffisantes pour agir, il faut que je me voie réduit tristement à la seule situation d'être couché. Un habile chirurgien m'a promis du soulagement dans quelques jours; mais je crains bien, grand roi, que, fatigué de mes plaintes et longueurs, V. M. ne me dise de voyager à mon aise, et d'arriver quand je pourrai, pendant que je<440> voudrais, aux dépens de la moitié de ma vie, être à même de me mettre avec l'autre à vos pieds.

Je suis avec la soumission la plus respectueuse,



Sire,

de Votre Majesté
etc.

115. A M. DE SUHM.

Ruppin, 22 octobre 1740.

J'ai bien reçu votre lettre, et je vous sais bon gré de la part que vous prenez à ma fièvre, qui va en diminuant. Quant à ce qui regarde votre santé affaiblie, vous ferez bien de voyager lentement pour la rétablir, me paraissant fort dangereux de l'exposer par une course rapide.

116. DE M. DE SUHM.

Varsovie, 28 octobre 1740.



Sire,

Avant-hier je reçus ma démission dans les termes les plus gracieux et les plus honorables pour moi, comme il plaira à V. M. de le voir par la copie ci-jointe.

Me voilà donc enfin parvenu au faîte de la félicité, au plus haut degré de bonheur auquel mes vœux terrestres eussent jamais pu<441> aspirer. Aussi est-il bien au-dessus de tout ce que le plus vif et le plus respectueux sentiment peut exprimer, de rendre tout ce que j'éprouve en me disant aujourd'hui que je puis me prosterner en toute confiance au pied du trône de V. M., et lui offrir mon sang et ma vie, comme à mon maître, à mon gracieux protecteur, à mon ami, à mon roi. Et, à cet égard, ma satisfaction et ma joie sont à leur comble. Mais mon affliction l'est aussi de voir ma santé dans un si mauvais état, que les médecins ont décidé que je ne pourrais absolument me mettre en voyage avant que d'avoir repris des forces. Et je remarque que pour cela il ne suffit pas de s'être mis aux bouillons.

Dans cette fâcheuse situation, où je n'aurais jamais pu me trouver plus mal à propos, je crois qu'un homme avec beaucoup de fermeté perdrait facilement courage. Mais je me soutiendrai jusqu'au bout par les sentiments de constance et de résignation sur lesquels j'ai toujours cherché à fonder le bonheur et la tranquillité de ma vie; et il serait bien honteux pour moi d'être parvenu jusqu'à l'âge où je suis, si je ne pouvais me rendre le témoignage de n'y avoir pas travaillé en vain.

Je me flatte cependant que V. M. daignera, par un mot de sa main, me donner quelque consolation dans la solitude où je vais être abandonné ici, parce que, d'abord après la diète, la cour partira pour la Saxe, afin d'établir le vicariat et de régler les autres choses qu'il convient de mettre en ordre après la mort de l'Empereur.441-a Le vif intérêt que je prends, Sire, à la splendeur et à la félicité du règne que vous promettez à vos chers sujets, ne me permet pas de parler de cet événement sans féliciter d'avance V. M. des grandes conjonctures qui vont lui donner occasion d'accroître sa gloire en travaillant aux intérêts et au bonheur de ses États.

Agréez, Sire, etc.

<442>

117. DU MÊME.

Varsovie, 3 novembre 1740.



Sire,

C'est en vain que l'on me berce encore d'espérances; c'est en vain que l'amour de la vie et les puissants attraits qu'y ajoute encore la riante perspective qui m'était ouverte cherchent à nourrir l'illusion de mon cœur par l'ardeur de ses désirs; c'est en vain, en un mot, que je voudrais me le cacher à moi-même : chaque heure, chaque instant me le fait sentir plus profondément, et m'avertit que la fin de ma vie approche. El quelque désir que j'eusse d'épargner à V. M. la douleur de cette nouvelle, s'il était possible qu'elle ne lui parvînt jamais, et ne troublât ainsi aucun instant le repos de son grand et sensible cœur, un devoir trop important et trop sacré y est attaché pour que je pusse cependant la lui cacher.

Oui, Sire, il n'est que trop certain, après bien des soins inutiles pour prolonger mes jours, je me vois enfin sur le bord de la tombe. Hélas! je fais naufrage au port. Le ciel ne permet pas que vous ayez le temps d'exécuter vos bons desseins envers moi. Sans doute que le bonheur dont j'allais jouir était trop parfait pour pouvoir devenir ici-bas mon partage, et c'est, oui, je l'espère fermement, mourant en bon chrétien et avec la tranquillité que m'inspire le témoignage de ma conscience, c'est pour m'en rendre participant dans une autre vie que le maître suprême de nos destinées va me retirer de celle-ci.

Encore peu de jours, peu d'heures peut-être, et je ne serai plus. Voilà pourquoi, Sire, je me fais un devoir et m'empresse à vous écrire encore une fois afin de vous recommander ma pauvre famille,442-a avant que la mort vienne glacer mon sang et fermer mes paupières. Je suis convaincu, Sire, et je meurs tranquille dans la ferme assu<443>rance que vous ne l'abandonnerez point, et que vous en aurez un soin qui répondra à l'amitié et à la gracieuse bienveillance dont vous avez daigné m'honorer dès le moment où j'eus le bonheur d'être connu de vous. Ceux que je prends la liberté de vous recommander sont quatre enfants, trois garçons et une fille, dont Dieu m'a béni, et une sœur que j'aime et qui le mérite bien, autant par son propre mérite que par les soins vraiment maternels qu'elle a pris de mes enfants depuis mon veuvage. Je désirerais, Sire, que cette même disposition subsistât encore à Berlin après ma mort, par le soutien et sous la protection de V. M., et que ma sœur, qui remplit auprès de mes enfants la place de mère, fût traitée par V. M. comme l'eût été ma veuve, et qu'elle daignât la mettre en état de soutenir l'éducation de ma famille.

Il me suffit sans doute, Sire, de vous avoir témoigné ces derniers souhaits d'un cœur paternel pour pouvoir espérer avec confiance qu'ils seront exaucés. Aussi suis-je, après ce dernier et pénible acte de mes faibles et tremblantes mains, tout aussi tranquille sur le sort de ma famille que je le suis par rapport au mien propre dans ce moment où je viens de remettre mon âme entre les mains de l'Etre infiniment bon par qui elle existe, et qui ne l'a sans doute appelée à l'existence que pour la félicité.

Maintenant il ne me reste plus qu'à détacher mon cœur de la terre pour le tourner vers fa source éternelle de toute vie et de toute félicité. Ah! c'est dans ce moment que je sens toute la force du doux lien qui m'attache au plus aimable, au plus vertueux des mortels que la bonté du ciel m'ait fait rencontrer sur la terre pendant le pèlerinage de mes jours. Ah! c'est dans ce moment que je sens tout ce qu'il m'en coûte à rompre ce lien. Toutefois ma fermeté triomphera, car une grande et consolante espérance me soutient, l'espérance inébranlable que tout ce qui fut créé pour aimer rentrera un jour dans la source inépuisable et éternelle de tout amour.

<444>L'heure approche, je sens déjà que mes forces m'abandonnent; il faut se quitter. Adieu. Encore une larme, elle mouille vos pieds. Oh! daignez la regarder, grand roi, comme un gage du tendre et inaltérable attachement avec lequel votre fidèle Diaphane vous fut dévoué jusqu'à son dernier soupir.


273-a Voyez ci-dessus, Avertissement, no X, et p. 195.

277-a Voyez t. II, p. 63.

278-a Boileau dit dans son

Art poétique

, chant III, v. 298 :

Tout ce qu'il a touché se convertit en or.


     Il est probable que c'est à ce passage de Boileau que le Roi fait allusion quand il se sert de cette expression, plutôt qu'à celui de Regnard que nous avons cité t. XIV, p. 41.

280-a Voyez ci-dessus, p. 121-123.

282-a François, duc de Lorraine, puis grand-duc de Toscane, et enfin empereur, avait assisté aux fiançailles de Frédéric, qui avaient eu lieu à Berlin le 10 mars 1732. Voyez ci-dessus, p. 41 et 48.

288-a Le château d'Anet, bâti par Henri II pour Diane de Poitiers. Voyez la Henriade, chant IX, v. 109-130.

289-a Allusion aux vers 19 et 20 de l'Épître IV de Boileau. Au Roi. Le passage du Rhin, 1672 :
     

Et partout sur le Waal, ainsi que sur le Leck,
Le vers est en déroute, et le poëte à sec.

289-b Cuisinier du Prince royal.

291-a Le margrave Henri de Schwedt (voyez ci-dessus, p. 91), alors chef du régiment d'infanterie no 11. Voyez t. V, p. 227, et t. VI, p. 251.

295-a Voyez ci-dessus, p. 154.

302-a Voyez la Henriade, chant II. v. 109-112.

303-a La négociation ne réussit pas; mais Frédéric témoigna toujours beaucoup d'estime à l'auteur de Vert-vert. Dans sa lettre à Voltaire, du 28 mars 1738, il s'exprime ainsi : « La muse de Gresset est à présent une des premières du Parnasse français. »

314-a Phèdre, tragédie de Racine, acte IV, scène VI.

318-a Voyez ci-dessus, p. 146.

320-a Voyez t. XIV, p. 323, et la lettre de Frédéric à Voltaire, du 9 septembre 1736.

327-a Voyez la lettre de Voltaire à Frédéric, du 26 août 1736.

330-a Le comte de Rabutin, mort à Saint-Pétersbourg, envoyé de France.

330-b Voyez t. II, p. 73, 90 et 112.

335-a La lettre 42, p. 339, donne l'explication de l'emploi de ce numéro et des suivants.

339-a Les mots Batailles du prince Eugène, ainsi que ceux de Vie du prince Eugène qui se trouvent aux pages 341, 343 et suivantes, désignent un emprunt que M. de Suhm s'était chargé de réaliser pour Frédéric.

343-a Voyez t. III, p. 129 et 160; t. X, p. 217; t. XI, p. 27, 36 et 197; et t. XIV, p. 69.

347-a Le Joueur de Regnard, acte III, scène VII, où M. Galonier, tailleur, et madame Adam, sellière, viennent demander à Valère, héros de la pièce, le payement de ce qu'il leur doit.

348-a Par Jordan. Voyez la lettre de Frédéric à Voltaire, du 8 février 1737.

351-a Douze mille écus.

354-a Voyez t. VII, p. 37-42.

355-a Voyez ci-dessus, p. 17.

355-b Hartwig-Charles de Wartenberg (t. III, p. 115, et t. IV, p. 132), après avoir servi dans l'armée russe contre les Polonais, les Tartares et les Turcs, rentra en 1740 dans l'armée prussienne.

357-a Trois mille écus.

359-a Je vous félicite de l'ami fidèle que vous avez trouvé en Russie. De tels amis sont très-rares, et ce serait une double infamie de manquer de reconnaissance envers eux.

360-a Voyez ci-dessus, p. 88, 93 et 98.

360-b Voyez ci-dessus, p. 17 et 49. C'est probablement la même personne que Frédéric nomme, p. 87, d'après sa charge, M. le Grand, et, p. 97 et 99, d'après son nom, le sieur Silva et don Silva.

360-c Voyez ci-dessus, Avertissement, no VI, et p. 115-117.

360-d Frédéric aime à désigner son jardin de Ruppin par le nom d'Amalthée, faisant ainsi allusion à la maison de campagne d'Atticus, en Épire. Voyez les lettres de Cicéron à Atticus, livre I, lettre 16. Les lettres de Frédéric à Voltaire, du 14 mai 1737 et du 17 juin 1738, sont datées d'Amalthée.

362-a Peut-être Frédéric veut-il parler de la quarante-huitième proposition du premier livre des Éléments d'Euclide. Mais c'est un théorème; il n'existe pas de définition quarante-huitième. Dans sa lettre à Voltaire, du 9 octobre 1773, édition de Kehl, il s'exprime ainsi : « Ce que je vous dis est aussi vrai que la quarante-huitième proposition d'Euclide. » L'édition des Œuvres posthumes de Berlin, t. IX, p. 198, porte : « que les quarante-huit propositions d'Euclide. »

365-a Frédéric posait ces douze questions à M. de Suhm à la demande de Voltaire, qui avait écrit dans sa réponse sans date à la lettre du Prince royal, du 14 ou du 20 mai 1737 : « Je me jette aux pieds de Votre Altesse Royale; je la supplie de vouloir bien engager un serviteur éclairé qu'elle a en Moscovie à répondre aux questions ci-jointes. »

368-a Le Mithridate de Racine avait été représenté à Rheinsberg au mois d'octobre 1736. Voyez le Journal secret du baron de Seckendorff, p. 159 et 160, et la lettre de Fouqué à Frédéric, du 27 avril 1760.

373-a Voyez, t. I, p. 195.

374-a A partir de cette lettre, la correspondance de Frédéric avec Suhm renferme souvent des passages ou des billets chiffrés. Nous l'indiquons chaque fois en note.

374-b En chiffre.

376-a Voyez t. I, p. 196 et 197; et ci-dessus, Avertissement, no III, et p. 25-35.

378-a Voyez t. X. p. 24; t. XI, p. 36, 102, 106 et 134; et t. XIV, p. 46 et 61.

379-a Par cette dénomination usitée à la cour de Rome, le Roi désigne le baron de Seckendorff, neveu du comte de Seckendorff, et auteur du Journal secret, publié à Tubingue en 1811. Voyez cet ouvrage, p. 185.

380-a Les noms de Lichtenstein et du prince de Dessau sont en chiffre dans l'original.

381-a Ode. Apologie des bontés de Dieu. Voyez t. XIV, p. 111, no III, et p. 7-11.

381-b En chiffre.

389-a En chiffre.

390-a En chiffre.

392-a En chiffre.

393-a En chiffre.

393-b Négociants et banquiers, à Berlin.

394-a En chiffre.

394-b Chrétien-Louis de Kalsow, alors capitaine d'infanterie et, depuis, lieutenant-général, mourut en 1766, âgé de soixante-douze ans.

394-c En chiffre.

395-a En chiffre.

395-b Voyez t. I, p. 150, et Friedrich der Grosse, eine Lebensgeschichte, von J. D. E. Preuss, t. IV, p. 434 et 435.

396-a Celle du bailliage de Biegen.

397-a En chiffre.

398-a Voyez ci-dessus, p. 89.

398-b C'est-à-dire, sans doute, en chiffre.

399-a Les mots possessions équinoxiales, qui font allusion à l'affaire de Biegen, sont probablement une altération volontaire des mots précessions équinoxiales (t. XIV, p. 329), ou plutôt précessions des équinoxes, terme que Frédéric connaissait très-bien, puisqu'il avait lu les Éléments de la philosophie de Newton, par Voltaire, 1738.

401-a Envoyé de France à la cour de Russie. Voyez ci-dessus, p. 140, 160 et 207.

402-a Négociant et banquier, à Berlin.

402-b J'ai attendu une occasion favorable pour vous écrire et pour envoyer en même temps l'obligation au duc de Courlande. Je vous prie de témoigner au Duc mon amitié et ma reconnaissance pour le plaisir qu'il m'a fait en m'obligeant dans le temps où il n'était encore que comte. Cultivez son amitié, et assurez-le que je ferai, de mon côté, tout ce qui dépendra de moi pour l'entretenir. Je me réjouis d'apprendre que le Duc a de l'affection pour vous; et comme vous êtes aussi mon bon ami, j'espère que vous ferez en sorte qu'il me conserve toujours son amitié.

407-a Il s'agit ici du duc Antoine-Ulric de Brunswic, beau-frère de Frédéric, qui se fiança avec la grande-duchesse Anne de Russie le 13 juillet 1739. Voyez t. II, p. 62, 63, 111 et 112; et t. III, p. 33.

410-a Jeune seigneur russe qui voyageait sous ce nom. C'était le prince Scherbatoff, qui a fait un long séjour en Angleterre. (Note de l'ancien éditeur, M. d'Olivier.)

410-b Voyez ci-dessus, p. 180, 260 et 261.

413-a Dans une lettre précédente, et dont il ne s'est trouvé qu'un fragment de quelques lignes, M. de Suhm s'excusait auprès du Prince royal de la brièveté et du désordre de sa lettre sur ce qu'un devoir d'amitié l'appelait précipitamment auprès de son ami, M. Kaiserling, ministre de Wolfenbüttel à la cour de Saint-Pétersbourg, qui était inconsolable de la mort de son épouse, qu'il venait de perdre subitement. (Note de M. d'Olivier.)

415-a Voyez t. XIV, p. vI et 81.

418-a Il s'agit probablement ici de l'Épître sur la Gloire et l'Intérêt. Voyez t. X, p. 79-90.

419-a Général-major et commandant de Memel.

421-a L'Antimachiavel. Voyez t. VIII, p. 65-184, et 185-336.

421-b En chiffre.

422-a Joseph-Nicolas de l'Isle, né à Paris en 1688, se rendit, à la demande de l'impératrice Catherine Ire, à Saint-Pétersbourg pour y fonder une école d'astronomie. Après être demeuré près de vingt-deux ans en Russie, il retourna dans son pays en 1747, et reprit ses fonctions à l'Académie. Il mourut à Paris le 11 septembre 1768.

425-a Voyez ci-dessus, p. 235 et 243.

427-a Voyez ci-dessus, p. 17 et 168.

432-a Voyez ci -dessus, p. 180, 260, 261 et 410.

434-a Voyez ci-dessus, p. 303, 304, 429 et 432. Dans sa lettre à Voltaire, du 27 juin 1740, Frédéric dit : « J'ai posé les fondements de notre nouvelle Académie : j'ai fait l'acquisition de Wolff, de Maupertuis, d'Algarotti; j'attends la réponse de s'Gravesande, de Vaucanson et d'Euler. » Vaucanson n'accepta pas l'invitation du Roi, non plus que s'Gravesande. Gresset, qui avait aussi été appelé, refusa également.

441-a Voyez t. II, p. 60.

442-a Voyez ci-dessus, p. 292.