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XXII. LETTRE D'UN AUMONIER DE L'ARMÉE AUTRICHIENNE AU RÉVÉREND PÈRE SUPÉRIEUR DES CORDELIERS DU COUVENT DE FRANCFORT-SUR-LE-MAIN. DANS LAQUELLE ON DÉCOUVRE LES ASTUCES ET LES MOYENS CRIMINELS DONT S'EST SERVI LE ROI DE PRUSSE POUR GAGNER LES BATAILLES DE LIEGNITZ ET DE TORGAU.



Mon révérend père,

C'est avec raison que Votre Révérence est dans le plus grand étonnement en considérant les deux batailles que le roi de Prusse a gagnées pendant cette campagne, qui ont détruit non seulement tous les projets que ses ennemis avaient formés, mais qui semblent encore jeter un ridicule sur les assurances que la cour de Vienne avait données à toutes les cours de l'Europe. Votre Révérence n'ignore pas que, lorsque le roi de Prusse quitta le siége de Dresde pour aller dégager la Silésie, cette cour fit déclarer à Versailles, à Varsovie, à Péters<179>bourg, qu'avant la fin de juillet il n'y aurait plus d'armée prussienne, et qu'il ne resterait d'autre ressource au roi de Prusse que de s'enfermer dans Magdebourg ou d'aller s'embarquer à Stade pour se rendre à Londres. Partout où il y avait des ministres autrichiens on tenait le même langage, à Madrid, à Turin, à Naples; on voulut même donner au public la joie d'apprendre d'avance cette grande nouvelle; on l'instruisit par les gazettes qu'il était impossible que le roi de Prusse, entouré de quatre armées, pût pénétrer en Silésie et éviter de succomber sous tant d'ennemis qui l'environnaient. Ces quatre armées étaient celle du maréchal Daun et les trois grands corps différents des généraux Lacy, Loudon et Beck. A ces quatre armées on aurait pu en joindre une cinquième; c'était celle des Russes, qui était auprès de Glogau.

Le roi de Prusse comprit bien l'extrémité dans laquelle il se trouvait. Il n'avait avec lui, et c'est un fait constant et connu, que trente-cinq mille hommes, qui se trouvaient pressés de tous côtés par quatre-vingt-dix mille Autrichiens; on en portait pour lors le nombre beaucoup plus haut dans toutes les gazettes de Vienne et de l'Empire, quoique, dans l'exacte vérité, il n'y en eût que quatre-vingt-dix mille. Dans une situation aussi critique, ce prince, ne croyant pas que toutes les ressources qu'il a trouvées tant de fois dans son génie et dans sa fermeté pussent le sortir d'embarras, résolut de se tirer d'affaire aux dépens de son salut et du repos de son âme. Nous avons appris à Vienne par une lettre de son premier aumônier, qui a été interceptée par nos hussards, les faits dont je vais parler à Votre Révérence.

Il paraît donc par cette lettre, écrite à un professeur du collége de Joachim, à Berlin, que le Roi rencontra dans une petite ville près de Liegnitz un homme qu'on disait être un philosophe; mais ce n'était qu'un dangereux sorcier. On assure même qu'il travaillait à l'Encyclopédie, et qu'il avait fait l'article Magie dans ce livre infernal. Ce<180> prince, charmé de cette découverte, consulta, malgré les pieuses remontrances de son directeur, ce suppôt de Belzébuth. Voici la réponse qu'il en reçut : « Sire, un pouvoir absolu et plus puissant que toutes les forces humaines ne permet pas que vous puissiez vaincre jamais le maréchal Daun; il est à couvert de toutes vos ruses, et l'effort de vos armes ne peut rien contre le chapeau et l'épée bénite dont le pontife de Rome l'a décoré. Il est un autre moyen pour vous tirer d'affaire : dès que vous ne combattrez pas contre ce général, plus invincible sous la toque papale qu'Achille sous les armes de Vulcain, les secours de l'enfer pourront vous être utiles. Belzébuth vous accordera la victoire; mais ce grand diable ressemble aux financiers et aux filles de l'Opéra, il ne fait rien pour rien. Il faut donc, selon l'usage ordinaire, faire un pacte avec lui, par lequel vous lui donnerez votre corps et votre âme après votre mort. Vous savez, Sire, que l'illustre maréchal de Luxembourg ne dut toutes les grandes victoires qu'il remporta qu'à un semblable pacte, et qu'on lui fit son procès, comme sorcier, au milieu de la brillante cour de Louis XIV et dans ce siècle si vanté et si philosophique. Pourquoi craindriez-vous donc d'imiter ce grand homme? »

Le roi de Prusse, frappé de la proposition de ce magicien, et conservant cette peur qu'il a toujours eue naturellement du diable, ne put se résoudre à faire le pacte dont on lui parlait; il répondit que s'il n'y avait, pour vaincre, d'autres moyens que d'aller à l'enfer, ce moyen lui paraissait plus difficile et même plus impossible que ceux dont il s'était servi jusqu'alors pour battre tant de fois ses ennemis. Eh bien, répliqua le dangereux philosophe, vous pouvez encore tirer parti de Belzébuth, en lui donnant vingt personnes dont vous êtes le maître. - Distinguons, repartit le Roi : si par ceux dont je suis le maître vous entendez mes sujets, je me suis toujours efforcé de les traiter comme un père traite ses enfants, et certainement je n'en donnerai jamais aucun au diable; mais si Belzébuth veut se contenter de quelques<181> moines étrangers qui sont dans mes États, je lui donnerai vingt jésuites de la Silésie, qu'il pourra mettre, dans l'autre monde, à côté de Jean Châtel, de Guignard,181-a de Malagrida181-a et des autres jésuites assassins des rois. - Cela est fort bon, dit le philosophe; pourvu que les sujets de l'enfer s'augmentent, de quelque façon que ce soit, Belzébuth est toujours content. Alors ce sorcier récita le commencement du chapitre de Locke contre les idées innées, et à la lecture d'un ouvrage aussi infernal, le diable parut sur-le-champ, et dit au Roi : « J'accepte ton présent; va, attaque Loudon; quelque brave et expérimenté que soit ce général, tu remporteras la victoire; j'animerai tes troupes, et tu verras que le proverbe qui dit, Ils se sont battus comme des diables, sera réellement effectué. »

Votre Révérence sait le reste de cette odieuse aventure. Le Roi battit le lendemain le général Loudon, et remporta une victoire qui dégagea toute la Silésie. La cour de Vienne apprit peu de jours après, par la lettre interceptée dont je vous ai parlé, la cause de cette victoire; mais, par une suite des ménagements et de la décence qu'elle a toujours conservés dans les écrits qu'elle a publiés contre ce prince, elle se contenta de faire insérer dans les gazettes que le roi de Prusse ne devait sa victoire qu'à l'avis qu'il avait reçu par un certain officier qui avait quitté l'armée autrichienne,181-b officier qui n'a jamais été nommé par son nom,181-c et qu'on a toujours désigné vaguement, parce<182> que, pour le faire connaître plus distinctement, il eût fallu que la cour de Vienne eût nommé le diable.

Le roi de Prusse, ayant tiré un si grand avantage des secours qu'il avait reçus de l'enfer, songea à s'attacher pour toujours le magicien qui les lui avait procurés; et comme il savait que les philosophes aiment les pays où ils jouissent de ce qu'ils appellent une tranquillité honnête, il assura ce méchant homme que s'il voulait s'attacher à lui, pourvu qu'il respectât les lois divines et humaines, qu'il conservât pour les princes, même pour ceux qui sont ses ennemis, le respect qui est dû aux têtes couronnées, il ne serait jamais brûlé comme le sont les juifs en Portugal et en Espagne, ni mis à l'inquisition comme le fut Galilée en Italie, quand même il soutiendrait que les papes ont fait danser quelquefois devant eux des filles toutes nues, pour égayer Leur mélancolique Sainteté.182-3

<183>Ce fut donc par le moyen de son magicien que le roi de Prusse, profitant de sa victoire, empêcha le maréchal Daun de faire le siége de Schweidnitz, et le recogna dans les montagnes. Ce général y était fort mal à son aise, lorsque l'irruption des Russes dans le Brandebourg, et le corps des Autrichiens, commandé par le général Lacy, qui vint joindre ces mêmes Russes, obligèrent le Roi à voler au secours de ses États électoraux, et dégagèrent le maréchal Daun.

Le roi de Prusse se trouva dans de nouvelles difficultés presque insurmontables : il fallait qu'il fît plus de quatre-vingts lieues avec une célérité étonnante. Comment faire cette marche, suivi par le maréchal Daun, qui pouvait le harceler pendant toute sa route avec une armée bien plus considérable que la sienne et l'arrêter à chaque instant? Le diable eut encore part à cette marche si vantée par les Prussiens et par leurs partisans. Belzébuth, évoqué de nouveau, vint au secours du Roi, et pour le tirer d'affaire, il fit sortir des enfers plusieurs légions de diablotins munis chacun d'un soufflet; ils se mirent au derrière des soldats, et les conduisirent avec la vitesse que marchent des bateaux qui ont le vent en poupe. Cela nous a été dé<184>couvert par plusieurs déserteurs catholiques, apostoliques, romains, qui, ayant été soufflés trop fortement, et en ayant pris la colique, ont bien reconnu que la célérité de leur marche était une œuvre diabolique.

La nouvelle de l'approche du roi de Prusse obligea les Russes et les Autrichiens à quitter le Brandebourg. Ce prince, apprenant en chemin la retraite de ses ennemis, entra en Saxe. A peine y fut-il, que l'armée de l'Empire et le corps des Würtembergeois furent obligés de se retirer. Il leur était impossible de pouvoir soutenir l'odeur de soufre qu'exhalaient les troupes prussiennes; la communication qu'ils avaient eue en chemin avec les diables qui les avaient conduits leur donnait quelque chose de si infernal dans la physionomie, que deux armées qui avaient été sept mois à conquérir la Saxe en furent chassées dans moins de cinq jours par une poignée de hussards hérétiques dans les corps desquels s'étaient sans doute incarnés des démons avec lesquels il n'aurait pas convenu que les saintes troupes des évêques de Mayence, de Trèves, de Cologne, de Bamberg, eussent rien eu à démêler : non sunt miscenda sacra profanis. Si l'œuvre de Satan n'avait pas eu lieu, qui peut croire que des Prussiens eussent non seulement osé résister à l'armée de l'exécution de l'Empire, mais la chasser comme le vent chasse les nuages? Il n'y a qu'à lire les journaux qu'on a publiés pendant sept mois dans toutes les gazettes, des faits et gestes de cette redoutable armée, et l'on verra si les Français sous le grand Condé et les braves Autrichiens sous le prince Eugène ont jamais rien fait de plus glorieux.

La retraite de l'armée de l'Empire et celle du corps des Würtembergeois laissa la défense de la Saxe aux seuls Autrichiens; ils crurent devoir occuper le camp inattaquable qui est sous la ville de Torgau, et dans lequel le général Hülsen, avec une poignée de monde, avait tenu bon, pendant la moitié de la campagne, contre l'armée de l'Em<185>pire, forte de plus de trente-cinq mille hommes. Les Autrichiens, qui savent que le roi de Prusse, quoique leur ennemi, est le premier à rendre justice à leur valeur, ne s'attendaient pas que ce prince osât les attaquer. Il l'a cependant fait; il a forcé les Autrichiens à abandonner la ville importante de Torgau, à repasser l'Elbe, à se retirer derrière la ville de Dresde, à faire une marche de onze milles qui leur a bien coûté du monde, enfin à lui céder toute la Saxe, à la ville de Dresde près.

C'est ici où Votre Révérence va voir tous les prestiges de l'enfer, toutes les ruses de Satan, et enfin tous les stratagèmes les plus diaboliques de l'esprit malin.

Ce fut le trois du mois de novembre, à deux heures après midi, que le Roi engagea cette fameuse bataille, contre le consentement de son magicien, qui, connaissant toute l'étendue de la puissance de la toque et de l'épée papales, assura le Roi qu'il serait repoussé. Cela ne manqua pas d'arriver, et la cour de Berlin, dans la relation qu'elle a publiée, convient que les Prussiens, malgré leur intrépidité, furent repoussés avec beaucoup de valeur par les Autrichiens dans les deux premières attaques. Mais cette même relation assure que la troisième réussit si bien aux Prussiens, que ce ne fut ensuite qu'une déroute totale des Autrichiens, qui abandonnèrent le champ de bataille, repassèrent l'Elbe pendant la nuit, et laissèrent la ville de Torgau, avec les magasins qui étaient dedans, aux Prussiens, qui s'en rendirent les maîtres à la pointe du jour, et y firent encore beaucoup de prisonniers, outre les huit mille qu'ils avaient pris le jour de la bataille.

Quoique le fond de ce récit soit véritable, les circonstances sont entièrement changées et falsifiées. La cour de Vienne a donc eu raison de publier dans les gazettes que les Autrichiens avaient gagné la victoire, et que les Prussiens n'avaient obtenu les avantages qu'ils avaient eus qu'au milieu de la nuit, et lorsqu'on ne pouvait plus dis<186>tinguer le moindre objet. Cela paraît d'abord incroyable; mais voici, mon révérend père, comment la chose s'est passée.

Les Prussiens ayant été repoussés pendant deux fois, les deux attaques finirent vers le coucher du soleil. Votre Révérence sait que le démon est le roi des ténèbres; à peine l'astre du jour déclina vers l'horizon, que le pouvoir du démon commença à prévaloir sur celui du saint-père. Plusieurs de nos officiers s'en aperçurent dans la troisième attaque des Prussiens, et représentèrent au maréchal Daun qu'il était à craindre que la toque et l'épée bénites ne perdissent leur vertu. Mais ce général, qui, soit dit entre nous, avait toujours beaucoup plus compté sur sa valeur et sur ses talents militaires que sur ce présent ecclésiastique, dont il se moquait dans le fond du cœur, voulut continuer le combat. Son indévotion et son incrédulité furent bientôt punies; il fut grièvement blessé.

Cependant l'avantage des Prussiens n'augmenta pas. Vainement prétendent-ils qu'avant l'entière obscurité de la nuit, ils ont eu une victoire complète; ils ont beau se récrier et dire : Comment aurions-nous pris cinquante pièces de canon, vingt-neuf drapeaux, un étendard, huit mille prisonniers, deux cent seize officiers, quatre généraux, et tout cela sans y voir goutte? Croit-on donc que les officiers prussiens sont des chouettes, et les soldats des chats-huants? On doit répondre à ces mauvaises objections qu'on ne prend pas les Prussiens pour des oiseaux nocturnes, mais pour des suppôts du démon. En effet, ce fut ce malin esprit qui, n'étant plus arrêté dans les ténèbres par la puissance papale, fut lui seul la cause de la victoire; il ordonna à tous les diablotins qui avaient poussé en route les Prussiens par le derrière de se placer sur leur nez et de se changer en lunettes, à la faveur desquelles ces méchants hérétiques remportèrent tous les avantages dont ils parlent sur les infortunés Autrichiens qui n'y voyaient goutte.

<187>Après ce que j'ai l'honneur de vous dire, Votre Révérence voit bien que nos gazetiers et nos ministres d'État ont été fondés à publier que c'est l'obscurité totale de la nuit et l'impossibilité d'y voir qui ont été cause des avantages des Prussiens. Voilà cependant, mon révérend père, un état bien fâcheux pour les partisans de la bonne cause; nous sommes réduits aujourd'hui, par le peu de religion du roi de Prusse, à suivre inutilement pendant le jour des troupes que les démons poussent par le derrière, et à combattre pendant la nuit contre des soldats qui ont chacun un diable à califourchon sur le nez. Si cela dure, je crains bien que nous ne voyions échouer tous les projets que nous avons formés pour l'abaissement et même pour l'extinction de l'hérésie. Combien n'avons-nous pas à craindre que le roi de Prusse n'engage les princes ses frères à devenir sorciers ainsi que lui! Quel désavantage ne serait-ce pas pour la bonne cause et pour la propagation de la sainte Église romaine, si le prince Henri joignait un jour à sa prudente valeur, qui a tant de fois fait échouer les projets du maréchal Daun, quoique très-bon général, et des autres commandants autrichiens, les secours de la magie, et s'il réunissait à la sagesse d'Ulysse et au courage d'Achille, qu'il a déjà, la science de l'enchanteur Merlin!

Pour éviter de si grands maux, je crois qu'il serait à propos de faire connaître au public toute l'horreur des prestiges, des sortiléges et des enchantements dont s'est servi et dont se servira sans doute encore le roi de Prusse pour l'exécution de ses desseins. Cette lettre que j'ai l'honneur d'écrire à Votre Révérence servira à couvrir de confusion ce prince irréligieux; peut-être la honte d'être reconnu dans toute l'Europe pour un sorcier le fera-t-elle renoncer au commerce criminel des démons. Si cela ne suffit pas, il faudra demander à la cour de Rome un jubilé pour obtenir du ciel que l'ennemi de la bonne et sainte cause ne puisse plus se servir ni du diable, ni des<188> sorciers, ni même de son génie, qui, dans les grandes occasions, malgré sa magie, le ferait plutôt prendre pour un ange que pour un démon.

J'ai l'honneur d'être, mon révérend père, avec respect,

de Votre Révérence
le très-humble et très-obéissant serviteur,
l'abbé Persifle,
aumônier du régiment de Neipperg.


181-a Le jésuite Jean Guignard fut pendu comme complice de l'attentat commis par Jean Châtel sur la personne de Henri IV le 27 décembre 1594.
     Quant au P. Gabriel Malagrida, voyez t. IV, p. 254, t. XIV, p. 222, et ci-dessus, p. 164. Voyez aussi l'ouvrage de M. d'Olfers intitulé : Ueber den Mordversuch gegen den König Joseph von Portugal am 3. September 1758. Berlin, 1839, in-4, p. 35-39.

181-b Voyez t. V, p. 72.

181-c Le général de Gaudi dit dans son Journal sur la guerre de sept ans, Campagne de 1760, première partie, p. 283, que cet officier se nommait Wiese, et qu'il se donnait pour un aide de camp du général O'Donnell.
     Le Journal de Gaudi, en allemand et en dix volumes in-folio, se trouve en manuscrit aux archives du grand état-major de l'armée, à Berlin. L'Avertissement en tête du premier volume est daté : Wesel, im Jahre 1778.

182-3 Note de l'Éditeur. Voici ce que dit un témoin oculaire de ces divertissements pontificaux; il était maître de cérémonies du pape Alexandre VI. « Le dernier dimanche du mois d'octobre, cinquante honnêtes femmes qu'on appelle courtisanes soupèrent avec le duc de Valentinois dans son appartement, qui était dans le palais apostolique. Après le repas, elles chantèrent et dansèrent, d'abord habillées, ensuite toutes nues, avec les domestiques et les convives du duc. On mit plusieurs chandeliers à terre avec de grands flambeaux, et l'on plaça devant les chandeliers des châtaignes que ces courtisanes nues ramassaient, passant entre les chandeliers, marchant sur les mains et sur les pieds. Le pape, le duc et Lucrèce sa sœur étaient présents, et regardaient cette fête. Enfin, on exposa des étoffes de soie, des chaussures précieuses et plusieurs autres présents pour ceux qui connaîtraient le plus de ces honnêtes courtisanes; elles le furent à l'aspect de tous ceux qui étaient présents, et qui, juges des attaques amoureuses, distribuèrent le prix à ceux qui s'étaient le plus distingués dans ces combats. » J'adoucis les expressions latines; les voici en original : « Dominica ultima mensis Octobris in sero fecerunt coenam cum duce Valentinensi, in camera sua in palatio apostolico, quinquaginta meretrices honestae, cortegianae nuncupatae, quae post coenam chorearunt cum servitoribus et aliis ibidem existentibus, primo in vestibus suis, deinde nudae. Post coenam posita fuerunt candelabra communia mensae cum candelis ardentibus, et projectae ante candelabra per terrant castaneae, quas meretrices ipsae super manibus et pedibus nudae candelabra pertranseuntes colligebant, papa, duce et Lucretia sorore sua praesentibus et aspicientibus. Tandem exposita dona ultimo, diploïdes de serico, paria caligarum, bireta et alia, pro illis qui plures dictas meretrices carnaliter agnoscerent; quae fuerunt ibidem in aula publice carnaliter tractatae arbitrio praesentium, et dona distributa victoribus. » Specimen historiae arcanae sive anecdotae de vita Alexandri VI papae, seu excerpta ex diario Johannis Burchardi Argentinensis, capellae Alexandri VI papae clerici ceremoniarum magistri [edente G. G. L. (Leibnitio), Hanoverae, 1696, in-4], pag. 77.
     Quelque forte que paraisse cette partie de plaisir pour le vicaire de la Divinité sur terre, tous les gens qui réfléchissent penseront qu'un pontife qui fait danser des filles nues est bien moins dangereux pour le genre humain et pour toutes les différentes sociétés civiles qu'un pape qui protége les assassins des rois, qui trouve mauvais qu'un prince veuille punir ses meurtriers, qui insulte un sénat respectable, connive avec les rebelles, et les favorise contre leur légitime souverain; qui, bien loin de gémir d'une guerre qui fait répandre tant de sang en Europe, la fomente, l'entretient, insulte les princes qui sont séparés de sa communion, les aigrit contre le catholicisme, et donne à des généraux chrétiens, pour faire la guerre à d'autres chrétiens, les mêmes marques de distinction et de religion qui sont réservées à ceux qui font la guerre au Turc. Un seul pontife de cette espèce nuit plus à l'humanité que tous les papes qui ont vécu et qui pourront vivre dans les siècles futurs, quand ils feraient danser deux fois par jour des courtisanes nues, ramassant des châtaignes et marchant sur les pieds et sur les mains. Le Saint-Esprit devait bien être étonné de voir son organe et la bouche par laquelle il parle, avec quinquaginta meretrices honestae.