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LETTRE VII. A VOLTAIRE.

De Sans-Souci, ce 15 juillet 1749.

Des lois de l'homicide Mars
Belle-Isle peut m'instruire en maître;
Mais du bon goût et des beaux-arts
Il n'est que vous qui pouvez l'être,
Vous, qui parlez comme les dieux
Leur sublime et charmant langage,
Vous, qu'un talent victorieux
Rend immortel par chaque ouvrage,
Vous, qui menez vingt arts de front,
Et qui joignez dans votre style
A la prose de Cicéron
Des vers tels qu'en faisait Virgile.

Je ne veux que vous pour maître en tout ce qui regarde la langue, le goût, et le département du Parnasse. Il faut que chacun fasse son métier. Lorsque le maréchal de Belle-Isle157-a vétillera sur la pureté du langage, Brühl donnera des leçons militaires et fera des commen<158>taires sur les campagnes du grand Turenne, et je composerai un traité sur la vérité de la religion chrétienne.

Votre Académie devient plaisante dans ses choix : ces juges de la langue française vont abandonner Vaugelas158-a pour leur bréviaire,158-a cela paraît un peu singulier aux étrangers.

Enfin donc votre Académie
Va faire un couvent de dévots;
L'art de penser et le génie
En sont exclus par des cagots.
Qui veut le suffrage et l'estime
De ces quarante perroquets
N'a qu'à savoir son catéchisme,
Au demeurant point de français.
De cette cohue indocile,
Apollon et les doctes Sœurs
N'honoreront de leurs faveurs
Que Richelieu, vous et Belle-Isle.

Vous êtes, mon cher Voltaire, comme les mauvais chrétiens; vous renvoyez votre conversion d'un jour à l'autre. Après m'avoir donné des espérances pour l'été, vous me remettez à l'automne. Apparemment qu'Apollon, comme dieu de la médecine, vous ordonne de présider aux couches de madame du Châtelet. Le nom sacré de l'amitié m'impose silence, et je me contente de ce qu'on me promet.

Je corrige à présent une douzaine d'épîtres que j'ai faites, et quelques petites pièces, pour qu'à votre arrivée vous y trouviez un peu moins de fautes.

Vous pourrez voir, par l'argument de mon poëme, quel est le sujet. Le fond de l'histoire est vrai : Darget, alors secrétaire de Valori, fut enlevé de nuit, par un partisan autrichien, dans une chambre<159> voisine de celle où couchait son maître. La surprise de Franquini fut extrême quand il s'aperçut qu'il tenait ce secrétaire au lieu de l'ambassadeur. Tout ce qui entre d'ailleurs dans ce poëme n'est que fiction. Vous le verrez ici, car il n'est pas fait pour être vu en public. Si j'avais le crayon de Raphaël et le pinceau de Rubens, j'essayerais mes forces en peignant les grandes actions des hommes; mais avec les talents de Callot on ne fait que des caricatures et des charges.

J'ai vu ici le héros de la France,159-a ce Saxon, ce Turenne du siècle de Louis XV. Je me suis instruit par ses discours, non pas dans la langue française, mais dans l'art de la guerre. Ce maréchal pourrait être le professeur de tous les généraux de l'Europe. Il a vu nos spectacles, à l'occasion de quoi il m'a dit qu'une nouvelle comédie que vous avez donnée au théâtre, nommée Nanine, y avait eu beaucoup de succès. J'étais étonné d'apprendre qu'il paraissait de vos ouvrages dont j'ignorais jusqu'au nom. Autrefois je les voyais; à présent j'apprends par d'autres ce que l'on en dit, et je ne les reçois qu'après que les libraires en ont fait une seconde édition. Je vous sacrifie tous mes griefs, si vous venez ici. Sinon, craignez l'épigramme; le hasard peut m'en fournir une bonne. Un poëte, quelque mauvais qu'il soit, est un animal qu'il faut ménager.

Adieu; j'attends la chute des feuilles avec cette impatience qu'on attend au printemps le moment de les voir éclore.


157-a M. de Belle-Isle (voyez t. II, p. 88 et 143) fut reçu à l'Académie française en 1749.

158-a Voyez t. IX, p. 79, et t. X, p. 250. Par le mot bréviaire, le Roi fait allusion aux ecclésiastiques reçus alors à l'Académie française.

159-a Voyez t. X, p. 226, et ci-dessus, p. 18.