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DISCOURS SUR LES IGNORANTS.

Le beau Balbus, dont l'aimable figure
Rassemble en lui les dons de la nature,
Lui, qu'on dirait que l'Amour a formé
Pour plaire au monde et pour en être aimé,
Ce beau Balbus n'est qu'un fat à ma vue,
Dont le discours vous assomme et vous tue,
Dont l'esprit froid, raboteux et nouveau
Ne tire rien de son vide cerveau,
Qui sur tout point décide sans connaître,
Et dont le fort est d'être petit-maître.
Je me trouvais chez le profond Jordan,
En compagnie avec cet ignorant.
Jordan plaignait les malheurs de la guerre,
On raisonnait des frais que l'Angleterre
Faisait toujours avec profusion,
Pour contenter sa vaste ambition.
« Madrid, je crois, en est la capitale,
Reprit Balbus; la cour impériale
<85>N'a-t-elle point jadis résidé là? »
Point, lui dit-on, Madrid est loin de là.
Comme on réglait les destins de l'Europe,
Que des États on tirait l'horoscope,
On poursuivit, malgré ce Chak-Bahan.85-a
Pour terminer cette guerre sanglante,
Il serait bon qu'en hâte le sultan
Fît avancer la troupe triomphante
De ses spahis, dans les combats brillante,
Pour attaquer l'Autriche dans l'instant;
Sans ce moyen, nul roi ne s'accommode.
Mais ce sultan habite l'antipode,
Nous dit Balbus; et chacun, en riant,
Prenait pitié de ce fat ignorant.
« Pour moi, dit-il, tranquille en ma coquille,
Je ne connais qu'à peine ma famille;
Peu soucieux de ces grands démêlés
Dont vos esprits me paraissent troublés,
Ce sont pour moi des contes de grand'mères,
Et, dans le fond, un homme tel que moi,
Sans s'informer de ce chaos d'affaires,
Pour s'appliquer n'a pas du temps à soi.
Quoi! vous croyez qu'il ne faut rien apprendre?
Notre art, dit-il, est l'art de nous répandre
Et de fournir à la ville, à la cour,
A tout moment quelque conte d'amour;
Tous les talents dès le berceau nous viennent,
Les gens bien nés de leurs parents les tiennent.
On m'a bien dit que des gens tels que vous
<86>Pour trop apprendre en sont devenus fous;
Sans l'embarras d'une étude importune,
Un ignorant parvient à la fortune.
Passe qu'un gueux rampant à nos genoux,
Pour se tirer du tas bourbeux de fange
Où son état méprisable le range,
Par le savoir s'élève jusqu'à nous;
Mais ce serait en nous extravagance
De rechercher l'inutile science
Qu'à deux genoux révère le savant.
Eh! que dirait la bonne compagnie,
En me voyant crasseux comme un pédant?
Cette sottise, avec raison punie,
Ne trouverait, dans le nombre charmant
De mes amis, nul qui ne me dénie. »
Dans ce moment, un président vint là,
Qui de ses jours le latin ne parla,
Qui, n'ayant lu ni Cujas ni Bartole,
Juge au hasard et buvant s'en console;
Chez un seigneur ce juge dépravé
Avait passé moitié du jour à table,
Où Maupertuis s'était aussi trouvé.
Nous abordant avec un air affable,
Il veut savoir quel est donc ce docteur,
Ce Maupertuis, ce grand aplatisseur,
Avec lequel il fut en compagnie.
C'est, lui dit-on, ce fameux voyageur
Qui, parcourant la froide Laponie,
Par les efforts de son puissant génie
A mesuré, secondé d'un secteur,
Du monde entier la forme et la figure;
<87>Et son calcul, qui soumet la nature,
A deviné le plan de son auteur.
« Dans les vieux temps, dit notre homme en furie,
On extirpait sorciers et diablerie;
Mais dans nos jours, siècle doux et poli,
Le zèle antique est par trop amolli. »
Calmez, calmez cette ardeur fanatique,
Lui dis-je alors; non, ce puissant appui
Du grand Newton, le sage Maupertuis
Ne s'est servi d'aucun secours magique;
Si son travail a perfectionné
Un art ingrat dont le calcul stérile
Est du succès rarement couronné.
Son but tendait à vous le rendre utile.
Voyez-vous bien ces grands châteaux flottants
Rapidement fendre le sein de l'onde,
Pour vous porter, des bouts d'un autre monde,
Tous les besoins du luxe de ces temps?
C'est le calcul, aidé de la boussole,
Qui leur soumet Neptune ainsi qu'Éole :
Gardez-vous donc, dans vos faux jugements,
De condamner l'élite des savants.
Un gros prélat à démarche tardive
Dans ce moment insolemment arrive;
Et la mollesse avec l'oisiveté
Semblaient avoir, avec leurs mains douillettes,
Pétri son teint, tout brillant de santé.
Ce confesseur de toutes les caillettes
Sur un sofa recueillit ses esprits,
Car ce saint homme, excédant sa portée,
Avait gravi sans aide la montée.
<88>Il se plaignait avec un doux souris
Que le Très-Haut, quoique prudent et sage,
Donne aux élus les peines en partage :
« J'ai fait, dit-il, un très-beau mandement,
In extenso, contre tout mécréant;
Je l'ai conclu, pour soutenir mon thème,
En prononçant un terrible anathème. »
C'est fort bien fait, répondent nos fripons :
Lorsqu'on n'a pas de puissantes raisons
Pour ramener un rebelle à l'Église,
Le plus court est qu'on l'anathématise.
« Vous le voyez, repartit le prélat,
Quels sont les soins de mon épiscopat :
J'ai fait des saints l'histoire intéressante;
Mais que dit-on de mes nouveaux sermons?
On vend partout cette œuvre édifiante. »
Ils sont très-beaux, mais ils sont un peu longs,
Et Massillon vous rend de grands services;
Il vous fournit de bons et forts secours.
« Observez bien : du déluge à nos jours,
En les peignant, j'ai foudroyé les vices;
J'ai condamné ces spectacles d'horreur,
Bal, opéra, redoute, comédie. »
Vous les avez sans doute vus, monsieur?
Dis-je en tremblant. Dieu garde! de ma vie.
Quoi! vous, prélat, qui ne connaissez rien,
Vous décidez et du mal et du bien?
Allez ouïr déclamer sur la scène
Ces beaux morceaux que Molière a laissés,
Où nos défauts par lui sont terrassés.
Il n'est rien là ni d'impur ni d'obscène,
<89>En badinant ils savent convertir,
De nos travers leur jeu nous fait rougir.
Quand les sermons fulminants que vous fîtes
N'ont jusqu'ici point fait de prosélytes,
Tartufe au moins charme jusqu'en ce jour;
De ses grands traits la beauté non ternie
A fait rougir plus d'un prélat de cour
En démasquant la folle hypocrisie.
La comédie est comme un grand miroir,
Quiconque y va peut tout du long s'y voir :
Là se présente un mari trop crédule,
Et du grondeur le chagrin ridicule,
L'impertinent, le marquis, le pédant,
Le fourbe adroit, l'avare, l'ignorant.
Mon gros prélat était prêt à répondre,
Lorsque l'on vit arriver en pompons
Jeunes beautés avec leurs greluchons,
Dont le fracas faillit à me confondre.
En moins de rien maîtresses du discours,
Toutes parlaient de sentiments d'amours,
Et décidaient, en tranchant la dispute,
Cent questions en moins d'une minute;
M'apercevant qu'ils n'allaient pas finir,
Je me sauvai, n'y pouvant plus tenir.
Je le vois bien, tout ce monde profane,
Disais-je alors, est fait pour les erreurs;
S'il applaudit, s'il juge, s'il condamne,
C'est un aveugle arbitre des couleurs.
Avec quel front, avec quelle arrogance
Dans nos cités figure l'ignorance!
Elle paraît au palais de Thémis,
<90>En long manteau redoublé de fourrure;
Elle n'a d'yeux que ceux de ses commis,
Elle est toujours dupe de l'imposture.
On la reçut dans les camps des guerriers;
Chez Lewenhaupt,90-a chez Cumberland90-b qu'elle aime,
De gros chardons lui servent de lauriers.
Elle a parfois voyagé en Bohême :
Là, du vieux Brogle elle ordonna les camps,90-c
Elle accoucha de ses succès brillants;
L'occasion s'échappe devant elle,
Mais tous ses soins sont pour la bagatelle.
Cette idiote entre chez tous les grands,
Elle engendra menins et courtisans;
Son bras hardi changea bien sans scrupule
Un diadème en bonnet ridicule.
Plus d'un pays par elle est gouverné,
Mais son triomphe est surtout dans l'Église :
Tout tonsuré, par elle endoctriné,
Lui fait ses vœux d'éternelle sottise,
D'aveugle foi, d'horreur pour les savants.
Oui, la fortune, en caprices bizarre,
S'y prend si mal, que l'homme de talents
Est très-souvent supplanté par l'ignare;
Chez nous, ailleurs et dans tous les climats,
C'est, en deux mots, l'histoire des Midas.

Fait 1742; corrigé à Potsdam, 12 janvier 1750.


85-a Schah-Baham est le personnage principal du Sofa, conte moral, 1745, de Crébillon fils, qui, dans son Introduction, l'appelle « prince ignorant et d'une mollesse achevée. »

90-a Voyez t. II, p. 155 et 156; t. III, p. 8 et 9; et t. X, p. 145 et 146.

90-b Voyez t. III, p. 108.

90-c Voyez t. II, p. 144.