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CHANT II.

Quand sur cet univers la Discorde fatale
Se déchaîne des bords de la rive infernale,
Que ses cris furieux excitent ses serpents,
Qu'elle secoue en l'air ses flambeaux dévorants.
Et sur les toits des rois répand leurs étincelles,
Alors, envenimant leurs funestes querelles,
La vanité, l'envie et l'animosité
Chassent de leurs conseils la paix et l'équité;
La vengeance à leurs yeux offre sa douce amorce,
Et tous leurs démêlés se vident par la force
Par ses premiers succès le monstre encouragé,
Avide encor du sang dont il est regorgé,
Invoque par ses cris le démon de la guerre
Et les fléaux cruels qui désolent la terre
Alors s'ouvrent partout les magasins de Mars,
Les tonnerres d'airain garnissent les remparts,
L'acier battu gémit sur la pesante enclume,
Et l'air est infecté de soufre et de bitume.
Ces immenses cités où les heureux sujets
Jouissaient des plaisirs, des arts et de la paix,
Sont pleines de soldats, de machines et d'armes;
Ces guerriers rassemblés respirent les alarmes,
<272>La trompette guerrière éclate dans les airs,
On n'attend pour agir que la fin des hivers
La saison des plaisirs, où le dieu de Cythère
Fait respirer l'amour à la nature entière,
Où les mortels en paix se livrent à ses feux,
N'offre que des dangers aux cœurs audacieux :
Mais la gloire a caché ces périls à leur vue
Dès que l'air s'adoucit, que la neige fondue
Tombe en flots argentés de la cime des monts,
Et serpente en ruisseaux à travers les vallons,
Que les prés, émaillés par des fleurs différentes,
Présentent aux troupeaux leurs pâtures naissantes,
Que les blés verdoyants embellissent nos champs,
Dès que Flore aux humains annonce le printemps,
Ces guerriers, préparés contre des coups sinistres,
Des vengeances des rois redoutables ministres,
Volent pour s'assembler dans les champs de l'honneur,
Et tous, pleins du désir de marquer leur valeur,
Quittent l'abri du toit pour la toile légère.
Leurs voisins effrayés appréhendent la guerre,
Et de leurs laboureurs ces champs272-a abandonnés
Par des bras étrangers vont être moissonnés.
Vers un lieu désigné cette troupe guerrière
S'assemble pour camper sur un front de bandière
Sitôt qu'on a choisi les lieux des campements,
On voit tracer, bâtir et croître en peu de temps
Places, maisons, palais de cette ville immense;
L'élite de l'État y tient sa résidence,
Le travail y préside, il élève ces toits
Sans l'aide du ciment, des pierres ni du bois;
<273>Tout soldat est maçon; cet architecte habile
Fait, transporte et refait cette cité mobile.
Il faut beaucoup d'acquis, de l'art et des talents,
Pour choisir son terrain et pour prendre ses camps;
Cette utile science est surtout estimée
Voulez-vous par vos soins assurer votre armée?
Formez-vous le coup d'œil sur des signes certains,
Faites un bon emploi des différents terrains.
Ici, vous rencontrez des hauteurs escarpées,
Là, des vallons, des champs, ou des terres coupées;
Dans des occasions et des temps différents,
Ils vous serviront tous à soutenir vos camps;
D'eux dépend votre sort quand le combat s'apprête
Vos troupes sont un corps dont vous êtes la tête;
Il faut penser pour lui, ranimer son effort,
Agir quand il repose, et veiller lorsqu'il dort.
En vous tous ces guerriers placent leur confiance,
Leurs destins sont commis à votre prévoyance;
Répondez à leurs vœux par votre habileté :
Le soldat de vous seul attend sa sûreté
Si vous voulez tenter la fortune incertaine,
Avide de combats, campez-vous dans la plaine :
Rien n'y peut empêcher vos divers mouvements;
Placez, pour sûreté, des corps sur vos devants,
N'éloignez pas les camps des bois et des rivières,
Couvrez de son abri les villes nourricières.
Il faut que votre corps, sur deux lignes rangé,
Occupe son terrain avec art ménagé,
L'infanterie au centre, et surtout sur les ailes
Placez de vos dragons les cohortes nouvelles;
<274>Ceux qui par pelotons élancent le trépas
Font le corps de bataille, et vos coursiers, ses bras;
Des deux côtés, sans gêne, ils doivent les étendre.
Attentif aux moyens qu'ils ont pour se défendre,
Au lieu qui leur est propre assignez chaque corps :
Dans un terrain contraire ils perdent leurs efforts.
Ces centaures vaillants dont la course légère
Fait sous leurs pieds adroits disparaître la terre,
Et soulève dans l'air des nuages poudreux,
Ne sauraient s'élancer dans des lieux montagneux.
Les terrains sont égaux pour votre infanterie,
Montagne, défilé, bois, colline, prairie;
Elle franchit la plaine à grands pas menaçants,
Escalade les monts et les retranchements,
Elle attaque ou défend avec même avantage
Tous les postes divers où le combat s'engage.
Tel que dans le printemps un nuage orageux
Gronde et vomit soudain de ses flancs ténébreux
Les éclairs menaçants, et la grêle, et la foudre,
Renverse les épis et les réduit en poudre :
Tels ces braves guerriers par des gerbes de feux
Terrassent l'ennemi, qui s'abat devant eux.
Si votre expérience est déjà consommée,
Vous saurez appuyer les flancs de votre armée;
Un bois, une rivière, un village, un marais,
Par leurs difficultés en défendent l'accès;
Votre ennemi confus respectera ces bornes.
Le taureau se confie en ses superbes cornes,
Il terrasse les ours, les lions, les chevaux;
Fièrement attentif à leurs brusques assauts,
Il marche dans l'arène, il s'élance, il s'arrête,
<275>Il refuse les flancs et présente sa tête.
Gravez dans votre esprit ce principe important :
Qui cache sa faiblesse est un guerrier prudent.
Le héros d'Ilion, illustré par la Fable,
Achille, au talon près, était invulnérable;
Vous l'êtes sans vos flancs, donnez-leur un appui,
Ou vous pourrez par eux succomber comme lui.
Le sort peut relever vos faibles adversaires;
Si les événements vous deviennent contraires,
Si leur troupe grossit par des secours nombreux,
Quittez des champs ouverts les postes hasardeux;
Vous suppléerez au nombre, et par votre science
Vous choisirez des camps propres pour la défense :
Dans d'épaisses forêts, sur le sommet des monts,
Ou derrière un torrent placez vos bataillons.
Ce n'est pas encor tout; qu'une route inconnue
Pour sortir de ce poste ouvre une libre issue :
Alors, maître absolu de tous vos mouvements,
Vous enchaînez le sort et les événements;
L'ennemi que votre art a su rendre immobile
Consumera sans fruit son audace inutile.
Apprenez à présent comme il faut dans ces camps
Selon les lois de Mars ranger les combattants :
Soutenez par le feu la ligne de défense,
Et de vos bataillons remplissez la distance
Par vos foudres d'airain, dont les coups menaçants
Impriment l'épouvante au cœur des assaillants.
Derrière ces volcans d'où part la flamme ardente
Placez des cuirassiers la cohorte brillante;
Si vos rivaux de gloire, animés par l'honneur,
Percent par votre ligne et forcent sa valeur,
<276>Ébranlez vos coursiers, que la tranchante épée
Du sang des ennemis aussitôt soit trempée.
Ainsi par l'art du chef le docile terrain
Contre un danger pressant prête un secours certain,
Ainsi l'habileté corrige la fortune;
Mais la prudence est rare, et l'audace est commune :
Varron fut un soldat, Fabius un héros.
Tel, s'élevant aux cieux, le sommet de l'Athos
Voit le fougueux Borée assembler les nuages;
Il entend à ses pieds éclater les orages,
Son front toujours serein, où se brisent les vents,
Méprise le tonnerre et ses bruits impuissants :
Tel, du haut de son camp, bravant le sort contraire,
Un héros, de sang-froid, voit son fier adversaire
Épuiser contre lui sa frivole fureur.
Si le dieu des combats vous marque sa faveur,
Si du génie en vous brillent les étincelles,
Vous trouverez partout des forts, des citadelles,
Que les mains des mortels n'ont jamais travaillés,
Postes que la nature a seule ainsi taillés.
L'ignorant voit ces lieux, mais c'est sans les connaître,
Le sage les saisit, ce sont des coups de maître.
Ainsi dans un lieu fort le fier Léonidas
Se défendit longtemps avec peu de soldats;
Un monde de Persans aussi fiers qu'inhabiles
Se virent arrêtés au pas des Thermopyles;
La Grèce par son art sut confondre Xerxès
Dans le rapide cours de ses brillants succès.
Ainsi, se disputant la victoire et l'empire,
Transportant les hasards d'Ausonie en Épire,
Le héros du sénat, l'idole des Romains
<277>Du fils d'Anchise un temps balança les destins.
Monts de Dyrrachium, où Rome était campée,
Vous forçâtes César à respecter Pompée.
Sans risquer de combat, maître de la hauteur,
Le sénat triomphait, Pompée était vainqueur;
Mais trop facile aux vœux d'une jeunesse ardente,
Lasse de ses travaux, valeureuse, imprudente,
Il quitta sans raison277-a son poste avantageux;
Que Mars lui fit sentir des destins rigoureux
Dans ce jour décisif, dans ce combat unique
Où César soumit Rome au pouvoir despotique!
Vous, Montécuculi, l'égal de ce Romain,
Vous, sage défenseur de l'Empire et du Rhin,
Qui tîntes par vos camps, en savant capitaine,
La fortune en suspens entre vous et Turenne,
Mes vers oublieraient-ils vos immortels exploits?
Ah! Mars pour les chanter ranimerait ma voix.
Venez, jeunes guerriers, admirez sa campagne,
Où ses marches, ses camps sauvèrent l'Allemagne,
Où, se montrant toujours dans des postes nouveaux,
Il contint les Français, et brava leurs travaux.
Mais ne présumez pas qu'il se tînt immobile :
Quoiqu'un camp vous paraisse une superbe ville,
La guerre veut souvent d'autres positions;
Il faut sur l'ennemi régler ses actions,
Le prévenir partout, occuper un passage,
Marcher rapidement, saisir son avantage,
Se retirer sans perte, avancer à propos,
Et toujours l'occuper par des desseins nouveaux.
Quand par ordre du chef le vieux camp s'abandonne,
<278>Tous les corps séparés, se mettant en colonne,
Forment, en s'avançant, quatre corps différents,
L'infanterie au centre et les coursiers aux flancs;
Sous leurs pieds, dans les airs s'élève la poussière.
L'ennemi, qui de loin voit leur troupe guerrière
En replis tortueux couvrir les vastes champs,
Comme aux bords africains ces énormes serpents
Tous armés278-a et couverts d'une écaille brillante,
A cet aspect terrible il frémit d'épouvante,
Et croit voir devant lui s'avancer le trépas.
Quand vous marchez en ordre et prêt pour les combats,
Afin qu'avec plaisir Bellone vous regarde,
Poussez devant l'armée une forte avant-garde;
Ne l'abandonnez pas, sachez la soutenir,
Ou l'ennemi trop prompt pourrait vous en punir.
Semblable à ce fanal qui précéda Moïse,278-b
Ce corps vous garantit contre toute surprise.
Il est plus d'un moyen pour transporter les camps;
S'il faut vous ébranler en tournant par vos flancs,
Qu'à la droite ou qu'ailleurs le besoin vous appelle,
Vos deux lignes alors marchent en parallèle.
Le sort peut quelquefois abaisser les vainqueurs :
Condé s'est vu battu, Turenne eut des malheurs.
Alors il faut céder à ce destin contraire,
On peut en reculant tromper son adversaire;
C'est là que l'art du chef doit se faire admirer,
Si sans confusion il sait se retirer.
Son bagage escorté part et prévient sa perte,
Par un corps qui la suit son armée est couverte,
<279>Et tandis qu'il garnit le fier sommet des monts,
Ses guerriers rassurés traversent les vallons;
Ce héros gagne ainsi, sans que son nom s'expose,
Un poste avantageux où sa troupe repose.
En passant les forêts et les monts des Germains,
Varus négligea trop le soin de ses Romains;
Il oublia de l'art les règles salutaires,
Ses camps étaient peu sûrs, ses marches téméraires,
Il guida ses soldats en d'affreux défilés
Où par Arminius ils furent accablés.
Frappé de leur destin, le pacifique Auguste
S'écria, dans l'effort d'une douleur si juste :
« O Varus! ô Varus! rends-moi mes légions! »
S'il eût vu les Romains dans leurs positions,
Il aurait plutôt dit : Général incapable,
« Occupe les hauteurs d'où l'ennemi t'accable. »
Voilà quels sont de l'art les principes certains
Pour mouvoir de grands corps et choisir des terrains;
De l'ordre dans les camps, une marche bien faite,
Un poste avantageux, une belle retraite,
Décident du destin des rois et des États.
Vous, illustres guerriers, guides de nos soldats,
Apprenez par mes vers les lois de la tactique,
Et par leur théorie allez à la pratique :
Si vous voulez passer sous un arc triomphal,
Campez en Fabius, marchez comme Annibal.


272-a Les champs. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 369.)

277-a A peine quitta-t-il. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 378.)

278-a Tout armés. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 379.)

278-b II Moïse, chap. 13, versets 21 et 22.