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ODE V (VI). LA GUERRE PRÉSENTE.29-a

Bellone, jusqu'à quand ta rage frénétique
Veut-elle désoler nos peuples malheureux?
Et pourquoi voyons-nous de leur sang héroïque
En tous lieux prodiguer les torrents généreux?
La terre infortunée est livrée au pillage,
Aux flammes, aux combats, aux meurtres, au carnage,
Et la mer n'aperçoit sur ses immenses bords
Que des naufrages et des morts.

Ce monstre au front d'airain, le démon de la guerre,
Monstre avide de sang et de destruction,
Ne s'est donc arrogé l'empire de la terre
Que pour l'abandonner à la proscription!
Jamais le vieux Caron n'a tant chargé sa barque;
De ses funestes mains la redoutable Parque
N'a jamais à la fois rompu tant de fuseaux
Où tenaient les jours des héros.
<30>La Discorde barbare, encor toute sanglante,
Secouant ses flambeaux, excitant ses serpents,
De l'antique chaos sombre et farouche amante,
Ébranle la nature et poursuit les vivants;
Elle guide leurs pas d'abîmes en abîmes,
Le désespoir, la mort, la trahison, les crimes,
Complices et vengeurs de ses cruels forfaits,
Couvrent la terre de cyprès.

Quel transport inouï, quel nouveau feu m'anime!
Un dieu subitement s'empare de mes sens,
Apollon me possède, et son esprit sublime
Va prêter à ma voix ses immortels accents :
Que l'univers se taise aux accords de ma lyre;
Rois, peuples, écoutez ce que je dois vous dire,
Apaisez les transports de vos sens agités,
Pour recevoir ces vérités.30-a

Vous, juges des humains, vous, nés dieux de la terre,
Oppresseurs orgueilleux de ce triste univers,
Si vos bras menaçants sont armés du tonnerre,
Si vous tenez captifs ces peuples dans vos fers,
<31>Modérez la rigueur d'un pouvoir arbitraire;
Ces humains sont vos fils, ayez un cœur de père :
Ces glaives enfoncés dans leur malheureux flanc
Sont teints de votre propre sang.

Tel qu'un pasteur prudent, à son devoir fidèle,
Défend et garantit son troupeau bien-aimé
Contre la dent du loup et la griffe cruelle
Du lion par la faim au carnage animé;
Quand le tyran des bois s'échappe et prend la fuite,
Son troupeau se repose et paît sous sa conduite,
Et s'il trait ses brebis, s'il les tond dans ses bras,
Sa main ne les égorge pas :

Tel est pour ses sujets un tendre et bon monarque :
Humain dans ses conseils, humain dans ses projets,
Il allonge pour eux la trame de la Parque,
Il compte tous ses jours par autant de bienfaits;
Ce n'est point de leur sang qu'il achète la gloire.
Il laisse à ses vertus le soin de sa mémoire;
Tels furent ces héros, Titus, Marc-Antonin,
Les délices du genre humain.

Abhorrez à jamais ces guerres intestines;
L'ambition fatale allume ce flambeau,
De l'univers entier vous faites des ruines,
Et la terre se change en un vaste tombeau.
Quelle scène tragique étale ce théâtre?
L'Europe, à ses enfants trop cruelle marâtre,
De l'Asie étonnée arme le puissant bras
Pour les dévouer au trépas.
<32>La Sibérie enfante un essaim de barbares,
Les froids glaçons du Nord, mille fiers assassins;
Je les vois réunis, Caspiens et Tartares,
Marcher sous les drapeaux bataves et germains.
Quel démon excita votre farouche audace?
Oui, l'Europe pour vous n'a plus assez de place,
La fureur des combats vous guide sur les mers
Pour troubler un autre univers.

Quitte enfin le séjour de la voûte azurée,
Déesse dont dépend notre félicité,
O Paix, aimable Paix, si longtemps désirée,
Viens fermer de Janus le temple redouté;
Bannis de ces climats l'intérêt et l'envie,
Rends la gloire aux talents, à tous les arts la vie :
Alors nous mêlerons à nos sanglants lauriers
Tes myrtes et tes oliviers.

(Envoyée à Voltaire le 29 novembre 1748. Voyez la réponse de Voltaire, du 26 janvier 1749.)


29-a La guerre de MDCCXLVII. (Variante de l'édition in-4 de 1760, p. 38.)

30-a J.-B. Rousseau commence ainsi son ode tirée du psaume XLVIII, Sur l'aveuglement des hommes du siècle :
     

Qu'aux accents de ma voix la terre se réveille.
Rois, soyez attentifs; peuples, ouvrez l'oreille :
Que l'univers se taise, et m'écoute parler.
Mes chants vont seconder les accords de ma lyre :
L'esprit saint me pénètre, il m'échauffe, et m'inspire
Les grandes vérités que je vais révéler.