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ODE I (II). A GRESSET.11-a

Divinité des vers et des êtres qui pensent,
Du palais des esprits, d'où partent tes éclairs,
Du brillant sanctuaire où les humains t'encensent,
Écoute mes concerts.

Rien ne peut résister à ta force puissante,
Tu frappes les esprits, tu fais couler nos pleurs,
Ton éloquente voix, flatteuse ou foudroyante,
Est maîtresse des cœurs.

Tes rayons lumineux colorent la nature,
Ta main peupla la mer, l'air, la terre et les cieux,
Pallas te doit l'égide, et Vénus sa ceinture :
Tu créas tous les dieux.

Sous un masque enchanteur la fiction hardie
Cacha de la vertu les préceptes charmants;
La vérité sévère en parut embellie,
Et toucha mieux nos sens.
<12>Tu chantas les héros; ton sublime génie,
En son immensité bienfaisant et fécond,
Relevant leurs exploits, embellissant leur vie,
Les fit tout ce qu'ils sont.

Auguste doit sa gloire à la lyre d'Horace,
Virgile lui voua ses nobles fictions;
Séduits par leurs beaux vers, les mortels lui font grâce
De ses proscriptions.

Tandis qu'appesantis, vaincus par la matière,
Les vulgaires humains, abrutis, fainéants,
Végètent sans penser, et n'ouvrent la paupière
Que par l'instinct des sens;

Tandis que des auteurs l'éloquence déchue
Croasse12-a dans la fange au pied de l'Hélicon,
Se déchire en serpent, ou se traîne en tortue
Loin des pas d'Apollon :

O toi, fils de ce dieu, toi, nourrisson des Grâces,
Tu prends ton vol aux cieux qu'habitent les neuf Sœurs,
Et l'on voit tour à tour renaître sur tes traces
Et des fruits et des fleurs.

Tes vers harmonieux, élégants, sans parure,
Loin de l'art pédantesque en leur simplicité,
Enfants du dieu du goût, enfants de la nature,
Prêchent la volupté.
<13>Tes soins laborieux nous vantent la paresse,
Et chacun de tes vers paraît la démentir.
Non, je ne connais point la pesante mollesse
Dans ce qu'ils font sentir.

Au centre du bon goût d'une nouvelle Athène,
Tu moissonnes en paix la gloire des talents.
Tandis que l'univers, envieux de la Seine,
Applaudit à tes chants.

Berlin en est frappée : à sa voix qui t'appelle,
Viens des Muses de l'Elbe attendrir les soupirs,
Et chanter aux doux sons de ta lyre immortelle
L'amour et les plaisirs.

(Envoyée à Gresset le 24 octobre 1740, et à Volt aire le 26 du même mois.)


11-a Jean-Baptiste-Louis Gresset, né à Amiens en 1709, y mourut en 1777.

12-a Les éditeurs de 1789 ont adopté la leçon coasse, qui est préférable, puisqu'il est fait allusion à des grenouilles, et non à des corbeaux. Cependant nous avons cru devoir conserver le mot croasse, parce qu'il se trouve dans toutes les éditions originales, celles de 1752, de 1760 et de 1762, ainsi que dans la lettre autographe du Roi au comte Algarotti, du 26 mai 1754.