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ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME I.

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ŒUVRES DE FRÉDÉRIC LE GRAND TOME I.
BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLVI

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ŒUVRES HISTORIQUES DE FRÉDÉRIC II ROI DE PRUSSE TOME I.
BERLIN IMPRIMERIE ROYALE (R. DECKER) MDCCCXLVI

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PRÉFACE DE L'ÉDITEUR.

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PRÉFACE DE L'ÉDITEUR.

Les ouvrages de Frédéric le Grand excitèrent du vivant même de l'Auteur un puissant intérêt, bien que le public n'eût alors connaissance que des moins importants de ses ouvrages historiques, les Mémoires de Brandebourg et les Éloges, des poésies de jeunesse, et de quelques traités isolés, imprimés en partie seulement pour les personnes qui formaient le cercle intime du Roi. Ces poésies avaient même subi, par des motifs politiques, de notables modifications, avant d'être livrées à une publicité que les circonstances avaient rendue indispensable. Elles n'en furent cependant pas moins imprimées à plusieurs reprises, ainsi que les Mémoires de Brandebourg, les Éloges et L'Antimachiavel; et il parut de ces ouvrages des contrefaçons et des traductions, qui se répandirent rapidement à un nombre considérable d'exemplaires.

Mais à quel point la curiosité publique ne dut-elle pas être émue, lorsqu'on apprit que le Roi, devenu son propre historien, avait tracé de sa main le récit de ses guerres et de son administration, et que ces mémoires, soigneusement rédigés et souvent corrigés, avaient été<IV> déposés aux archives secrètes du Cabinet, à la fois comme un témoignage de la sagesse de son règne, et comme un monument élevé, par un grand capitaine et un prince reconnaissant, à la valeur et au dévouement de son armée. On savait aussi que plusieurs écrits, les uns philosophiques, d'autres militaires, et les poésies de son âge mûr, destinés tous également à la publicité, avaient été confiés à un serviteur fidèle, le secrétaire Villaume. Quelques manuscrits, sur le sort desquels le Roi n'avait pas prononcé, se trouvaient dispersés dans les divers châteaux royaux; une correspondance surtout, entretenue pendant cinquante-trois ans avec des amis, des parents et des hommes de lettres, promettait de jeter de nouvelles lumières sur le caractère du Roi, et d'intéresser vivement les admirateurs de ce grand monarque.

Il ne faut donc pas s'étonner si, du vivant même de l'auguste auteur, on vit arriver à Potsdam des libraires étrangers, attirés par le désir de s'approprier exclusivement le droit de publier ces précieux manuscrits.

Frédéric-Guillaume II comprit qu'à lui seul appartenait l'honneur de faire don au public des ouvrages de son prédécesseur. Mais sa volonté généreuse fut loin d'être fidèlement exécutée; les manuscrits, livrés à des mains peu dignes, furent traités avec une légèreté impardonnable : l'on négligea également la correction du texte, et les soins que réclamait l'exécution matérielle.

Les innombrables défauts de cette édition lui attirèrent à juste titre le blâme des hommes éclairés. Le célèbre auteur de l'Histoire de la décadence et de la chute de l'empire romain, Gibbon, en fit une critique sévère, qu'il rendit encore plus humiliante par la comparaison de ce qu'aurait fait l'Angleterre, en pareille circonstance, pour la gloire littéraire d'un tel prince. On blâma principalement la distribution des manuscrits en Œuvres publiées du vivant de l'Auteur et en Œuvres posthumes, distinction par laquelle leur liaison mutuelle se trouvait détruite; mais ce qui mit le comble à la désapprobation générale, ce fut la publication, faite à Bâle, de manuscrits supplémen<V>taires, vrais et apocryphes. Les éditeurs de Berlin se virent alors dans la nécessité de publier ces mêmes manuscrits, ainsi que d'autres écrits du Roi que l'on avait soustraits à la connaissance du public par des motifs de prudence. Les six volumes intitulés Supplément aux Œuvres posthumes, et portant en titre la ville de Cologne comme lieu supposé d'impression, provenaient d'éditeurs et de libraires anonymes; ils contenaient à la fois des ouvrages originaux et des reproductions de l'édition de Bâle. On y trouvait aussi des écrits apocryphes, tels que les Pensées sur la religion, ouvrage d'un militaire étranger, nommé de La Serre; la comédie de Tantale en procès, de M. Pottier, poëte de la cour du margrave Charles; et la Lettre d'un aumônier de l'armée autrichienne, feuille volante du marquis d'Argens. Le Dialogue entre Marc-Aurèle et un récollet, par Voltaire, avait usurpé une place dans les Œuvres posthumes. Des extraits de l'Histoire de l'Église de l'abbé Fleury, et du Dictionnaire de Bayle se trouvaient dans le Supplément, auquel ils appartenaient aussi peu que d'autres collections semblables que le Roi avait fait imprimer pour son propre usage, et qui pourtant n'avaient point été admises par les éditeurs, par exemple le Choix des meilleures pièces de madame Deshoulières et de l'abbé de Chaulieu, et l'Extrait tiré des Commentaires du chevalier Folard sur l'Histoire de Polybe.

A côté des superfluités se faisaient sentir les lacunes : une série d'écrits et de lettres, qui du vivant de l'Auteur avaient déjà paru isolément, destinés soit à ses seuls amis, soit pour le public, se trouvaient exclus de cette édition; il manquait encore deux petits opuscules, composés, en 1784, dans le but de former une ligue entre les princes allemands, l'Avant-propos de la première publication des Mémoires de Brandebourg et l'Avant-propos de la première rédaction de l'Histoire de mon temps, ainsi que les Pièces justificatives faisant partie du Mémoire raisonné sur la conduite des cours de Vienne et de Saxe, imprimé à Berlin en 1756, in-4. Le Roi avait expressément joint ces dernières<VI> Pièces au troisième chapitre de sa Guerre de sept ans, afin de prouver que ses ennemis avaient été les véritables agresseurs; mais elles furent détournées, ainsi que les quatre précédentes, et insérées par un haut fonctionnaire dans son propre Recueil d'actes et écrits publics, et dans ses Dissertations académiques, au lieu d'obtenir la place qui leur appartenait dans les écrits historiques du monarque. D'autres manuscrits du plus grand intérêt furent soustraits par le nouveau ministre de l'Instruction publique; il se les appropria, et les garda sans en tirer d'utilité. Trente-six paquets de lettres adressées au Roi par ses amis et ses parents, furent déposés aux archives par la même personne pour y être conservés. Les libraires et les éditeurs donnèrent, comme à l'envi, beaucoup de manuscrits et de lettres à des amateurs d'autographes : c'est ainsi que la moitié de l'ouvrage contre Machiavel, écrit de la main du Roi, vint en la possession d'un particulier de Berlin, qui en connaissait d'ailleurs la valeur. Ces éditeurs, qui se montraient à la fois si généreux et si peu consciencieux, se contentèrent de reproduire la première édition, bien connue, de L'Antimachiavel, que Voltaire avait faite en Hollande, et qui avait été loin de satisfaire le Roi. Outre l'Examen du Système de la nature, des Remarques sur le Système de la nature furent annoncées au public : mais les libraires ne se crurent point obligés à accomplir leur promesse; ils ne donnèrent même pas d'explications précises sur ces deux ouvrages, qui n'étaient peut-être que des rédactions différentes d'un même travail. Ces Remarques sur le Système de la nature ont été perdues, et nous n'avons pu nous procurer aucun renseignement sur leur sort ni sur leur contenu.

Un pareil destin était réservé aux poésies disséminées dans les trois parties des Œuvres. Remonter à la première édition des Odes et Épîtres eût coûté trop de soins aux nouveaux éditeurs; aussi s'en tinrent-ils aux Poésies diverses, que Frédéric avait altérées par une nécessité momentanée. Cependant l'Ode X, Au comte de Brühl, leur<VII> causa des scrupules; ils la supprimèrent tout entière, et à sa place ils en intercalèrent arbitrairement une autre, l'Ode sur le Temps. Ils changèrent de même, selon leur bon plaisir, l'ordre à observer dans le classement des poésies : les Stances, paraphrase de l'Ecclésiaste, furent remplacées par l'Ode sur la Gloire, et renvoyées plus loin; les onze Lettres en vers et prose à Jordan et à Voltaire, les six Épigrammes, ainsi que la Palinodie à Darget, ne trouvèrent place que dans trois volumes différents du Supplément; une Épître à Césarion remplaça cette Palinodie. De semblables transpositions ou modifications eurent lieu pour un tiers, au moins, des Poésies posthumes, dont nous possédons une liste renfermant vingt-six pièces; deux, Aux Écraseurs et Congé de l'armée des Cercles et des Tonneliers, qui reparurent dans le premier volume du Supplément, furent remplacées par l'Epître à ma sœur Amélie, par la pièce Sur la lecture du Salomon de Voltaire et par l'épître A Voltaire (Œuvres posthumes, t. VII, p. 166, 277 et 278). Les altérations deviennent manifestes si on compare les poésies avec leur texte antérieur, et avec les reproductions fréquentes qu'on en trouve dans la Correspondance. Les mots omis et les noms propres furent souvent indiqués, ainsi que dans les lettres, par des étoiles, et nous les avons dû deviner. Nous ignorons ce qu'étaient les deux autres tiers de ces poésies, car les manuscrits en sont perdus. Ce qu'il y a de certain, c'est que ces manuscrits passèrent, revus et épurés, des mains de l'éditeur dans celles du compositeur, qui, par une inadvertance insigne, prit le troisième cahier pour le premier, le fit suivre de celui-ci, et plaça le second en troisième lieu. Personne ne s'aperçut de cette incroyable méprise, jusqu'à ce que le traducteur allemand des Œuvres posthumes, à l'attention duquel elle ne pouvait échapper, en donna connaissance, dans sa préface, avec une louable franchise.

Les poésies que l'Auteur n'avait pas rassemblées furent considérées par les éditeurs comme peu dignes de voir le jour; ils ne laissèrent<VIII> pas néanmoins d'en publier quelques-unes, afin de couvrir par ce remplissage l'absence des poésies rejetées.

Parmi le grand nombre des Écrits sur l'art militaire, ils n'en conservèrent que deux, l'un intitulé Des marches d'armées et de ce qu'il faut observer à cet égard; l'autre, Instruction militaire du roi de Prusse pour ses généraux, traduction française d'une copie tronquée de la traduction officielle en langue allemande, et accompagnée assez naïvement des remarques polémiques et antiprussiennes du traducteur, officier saxon. Deux autres écrits, l'un Sur les talents militaires et sur le caractère de Charles XII, roi de Suède, et l'autre Sur la direction de l'Académie des Nobles, trompèrent les mêmes éditeurs par leurs titres, et obtinrent ainsi une place qui ne leur appartenait en aucune manière.

Les lettres du Roi n'étaient pas destinées à un meilleur sort que ses autres ouvrages, et elles furent traitées avec une légèreté également coupable. Rangées par séries, elles firent partie des Œuvres posthumes, tandis que les réponses à ces mêmes lettres parurent dans d'autres volumes. Diverses correspondances se trouvèrent complétées dans le Supplément; mais on eut à déplorer l'absence de toutes les lettres de Voltaire, parmi lesquelles plus de deux cents restées inconnues jusqu'aujourd'hui : elles avaient cependant été promises expressément, et déposées, avec quelques lettres de lord Marischal au Roi, entre les mains du libraire, afin qu'il en fît part au public dans un nouveau Supplément. Des lettres au comte Algarotti et au baron Grimm furent rangées à tort parmi les lettres à Voltaire et au marquis d'Argens. Au milieu des lettres écrites à Jordan, on trouve l'Élégie de la ville de Berlin, adressée au baron de Pöllnitz, ainsi que d'autres pièces qui auraient beaucoup mieux figuré parmi les Plaisanteries.

Toute sollicitude pour la commodité du lecteur et l'intelligence du texte fut négligée dans ce travail. Les éditeurs ne songèrent à donner ni l'indication des époques auxquelles ont été composés les<IX> différents écrits du Roi, ni une table générale des matières de ces vingt-cinq volumes si mal classés. Tout éditeur qui remplit sa tâche avec conscience, éprouve le besoin d'initier le public au résultat de ses travaux, et de l'appeler en témoignage de l'exactitude et du zèle qu'il a déployés dans l'accomplissement de son devoir : on comprendra donc sans peine pourquoi les éditeurs des Œuvres de Frédéric le Grand ne les firent pas précéder d'une Préface, servant de compterendu. C'est par cette raison qu'il nous a été impossible de découvrir sur qui pèse la responsabilité de l'ensemble de l'édition. Trois personnes seulement sont connues pour avoir pris part à cette publication; ce sont le comte de Hertzberg et M. de Wöllner, ministres d'État, et M. de Moulines, tous trois membres de l'Académie des Sciences. Nous sommes intimement persuadé et il est évident que ce fut le comte de Hertzberg qui disposa, avec un plein pouvoir, des quatre grands ouvrages historiques; mais nous craindrions de hasarder quelques conjectures au sujet de sa participation ultérieure. Nous n'oserions de même rien affirmer de la collaboration de M. de Moulines, que le traducteur allemand des Œuvres posthumes appelle le réviseur et l'éditeur de ces ouvrages. Un article officiel, dans les deux gazettes de Berlin du 6 février 1787, lui attribue seulement la correction de quelques-unes des fautes grammaticales et orthographiques qui se trouvaient dans les manuscrits achetés à M. Villaume. Enfin, quant à M. de Wöllner, qui, selon les gazettes que nous venons de citer, conserva les manuscrits depuis le moment où ils furent acquis jusqu'à celui où l'on en commença l'impression, il n'existe aucune trace de sa coopération littéraire.

On sait maintenant dans quel état de mutilation les Œuvres de Frédéric le Grand arrivèrent dans les mains du public.

On avait déjà pressenti, avant même que cette édition fût terminée, ce qu'elle contiendrait d'inexact et d'incomplet. En conséquence,<X> les libraires se crurent obligés de protester contre la prétendue malveillance qui avait répandu le bruit que ces écrits avaient subi des altérations considérables. Ils rappelèrent, à l'appui de leur défense, l'assurance solennelle donnée dans une assemblée publique de l'Académie des Sciences, par le ministre d'État comte de Hertzberg, « qui a présidé à la révision de l'ouvrage, » que les précieux manuscrits seraient imprimés « sans aucun changement ni retranchement essentiel. » Ils déclarèrent que les négligences mêmes seraient religieusement respectées; bien plus, ils promirent qu'aussitôt l'impression terminée, les manuscrits seraient déposés à la Bibliothèque royale, afin que chacun pût en prendre connaissance; mais cette promesse fut illusoire comme la précédente, et nous ne saurions dire ce qu'ils sont devenus : le comte de Hertzberg avait retenu obstinément ceux des grands ouvrages historiques, et il ne les rendit aux archives royales du Cabinet qu'en février 1795, peu de mois avant sa mort.

Cette édition, toute défectueuse qu'elle était, fut cependant accueillie avec tant d'enthousiasme, que la compagnie des libraires éditeurs paraît avoir été obligée de réimprimer les Œuvres posthumes la même année (1788), avant que la première publication eût été tout à fait achevée. Cette réimpression diffère de l'édition originale en ce qu'on y adopta un autre principe de correction, et qu'on y observa de nouveaux ménagements politiques; elle s'en distingue en outre par une légère différence dans l'indication du lieu d'impression, qui est simplement Berlin, tandis que la première porte A Berlin. Les connaisseurs préfèreront l'édition « A Berlin » à celle « Berlin; » mais dans le moment même de la publication, toutes les deux se répandirent rapidement et sans distinction par toute l'Europe; et des critiques éminents, tels que Jean de Müller et le baron de Spittler, en exprimèrent leur reconnaissance et leur admiration dans un langage digne du royal auteur, et de la science, dont ils étaient les interprètes; mais ces savants n'oublièrent pas de blâmer<XI> en même temps la conduite des éditeurs, qui osaient présenter un pareil trésor dans un état aussi déplorable.

Tout esprit élevé, depuis Justus Möser et Göthe, a rendu et rendra un légitime hommage aux Œuvres de Frédéric, comme au monument impérissable d'un grand règne et d'une haute intelligence. Avec la gloire littéraire du Roi, on vit tous les jours grandir aussi l'influence salutaire de ses ouvrages : rois, ministres, savants, militaires, hommes de tous états et de toutes croyances, trouvèrent une matière inépuisable d'enseignement et d'admiration dans les écrits d'un prince à la fois père de son peuple et ami des savants, mais ami surtout de la vérité; d'un prince qui consacra ses rares loisirs aux travaux de l'esprit et à l'instruction de ses généraux; qui peignit de main de maître les personnages et les événements de son temps, et voulut être avec franchise et loyauté l'historien de son propre règne. La postérité lui a su gré d'avoir laissé subsister, à côté du roi, l'homme et le penseur; et en même temps qu'il soumettait lui-même hardiment les principes des devoirs royaux à l'examen philosophique, d'avoir donné l'essor dans ses vers tantôt à sa verve satirique, tantôt aux sentiments tendres et religieux de son âme; enfin de s'être laissé voir tout entier dans ses nombreuses correspondances, par lesquelles cet esprit ardent et communicatif allait déposer, dans le sein de ses amis, ses convictions et ses sentiments les plus intimes.

Mais rien n'atténuait le regret de ne posséder les Œuvres du grand roi que dans une édition si informe. On se livra même à des suppositions qui n'étaient que trop justifiées par un travail aussi arbitraire que négligé; et des hommes haut placés, parmi lesquels nous citerons M. de Dohm, soupçonnèrent les éditeurs d'avoir, dans une intention blâmable, altéré le texte et substitué des passages entiers. Aujourd'hui que tous les moyens de preuve sont entre nos mains, nous pouvons déclarer, à l'honneur des éditeurs, que ces soupçons n'étaient pas fondés.

<XII>Les protestations énergiques de Jean de Müller et de Gibbon, avaient trouvé de l'écho, et il n'y eut depuis qu'une voix sur la nécessité de publier enfin les Œuvres de Frédéric le Grand d'une manière digne de lui et de ses arrière-neveux.

Ce désir sembla augmenter encore par l'approche de l'anniversaire séculaire de l'avénement de Frédéric au trône; et un ouvrage composé à cette occasion, Friedrich der Grosse als Schriftsteller, Vorarbeit zu einer echten und vollständigen Ausgabe seiner Werke, par J.-D.-E. Preuss, dont Sa Majesté Frédéric-Guillaume IV, alors prince royal, daigna accepter la dédicace, appela sur cet objet l'attention de l'Académie royale des Sciences.

Diverses critiques, celle surtout de M. Varnhagen d'Ense, à la fois si bienveillante et si patriotique, signalèrent l'importance de ce projet, et des amis éclairés du pays appuyèrent de leur autorité cet appel aux sentiments généreux des chefs de la nation. Le digne ministre du Culte et de l'Instruction publique, dont nous eûmes bientôt à déplorer la perte, et avec lui, le ministre d'État Ancillon, le grand chancelier de Beyme, et quelques personnes encore vivantes, se distinguèrent par l'empressement avec lequel ils accueillirent cette proposition. Ce fut alors que Frédéric-Guillaume III, dont le grand cœur comprenait si bien toutes les questions d'honneur national, donna ordre de publier les Œuvres historiques de son grand-oncle : le projet complet de cette entreprise fut le dernier travail que le baron d'Altenstein mourant présenta à son roi.

Mais il ne fut accordé à Frédéric-Guillaume III que de poser les premières pierres des monuments qu'il voulait élever à la mémoire de Frédéric le Grand; et c'est à son fils, l'héritier de son trône, de ses vertus et de ses nobles projets, qu'a été laissée la gloire de les achever. Le nouveau roi chargea l'Académie des Sciences de la publication des Œuvres complètes et authentiques de Frédéric le Grand, et mit libéralement à sa disposition tous les fonds nécessaires.

<XIII>De son côté, l'éditeur actuel n'a épargné ni son temps ni ses soins pour être au niveau de sa tâche. Les Avertissements qu'il a placés au-devant des différents ouvrages, contiendront le résumé des rapports adressés par lui, depuis trois ans, à l'Académie royale des Sciences. Ces rapports de l'Éditeur embrassent trois ordres distincts : ils rendent compte de ses travaux dans les archives royales du Cabinet et de l'État; des manuscrits dus à la bienveillance des particuliers, ainsi que des copies qui en ont été faites; enfin des progrès successifs de la révision, aujourd'hui entièrement terminée.

La traduction des notes, des Avertissements et de cette Préface, a été confiée, ainsi que la révision grammaticale, à un littérateur français, M. Paul Ackermann, connu par plusieurs publications antérieures. L'Éditeur en a fait des rapports particuliers au Comité académique, qui n'a pas cessé un instant d'être tenu au courant des moindres détails.

Le but que l'on se propose par la présente édition, est de reproduire, dans leur totalité et leur intégrité, les Œuvres de Frédéric le Grand; de les classer avec ordre, et de les accompagner des notes et des éclaircissements nécessaires.

Afin de ne négliger aucun moyen de rendre ce travail exact et complet, l'Académie des Sciences s'est adressée au public et à la direction des archives royales du Cabinet; elle a écrit aussi à différentes cours étrangères, afin de rentrer en possession d'écrits importants. Deux princes du sang, S. A. R. le prince Guillaume et feu le prince Auguste, les cours de Brunswic, de Schaumbourg-Lippe, de Nassau, de Russie, et de Suède, plusieurs particuliers, parmi lesquels il faut surtout citer madame la comtesse Henriette d'Itzenplitz-Friedland, à Cunersdorf, et M. Benoni Friedländer, à Berlin, ont augmenté de la manière la plus obligeante le nombre des manuscrits qui étaient déjà recueillis.

<XIV>Grâce à tant de secours, nous pouvons affirmer que nous possédons maintenant la totalité des ouvrages historiques, philosophiques, et militaires. A l'égard de quelques poésies composées pendant la jeunesse du Roi, et dont les titres ne nous sont connus que par sa correspondance avec Voltaire, il y a tout lieu de croire qu'elles sont à jamais perdues. Quelques livrets d'opéras-comiques que le Roi mentionne dans sa correspondance avec Algarotti, ont probablement subi le même sort. Le Dialogue des morts entre Madame de Pompadour et la Vierge Marie, et toutes les poésies posthumes qui inspirèrent quelques scrupules, entre autres le Poëme sur l'origine des Polonais et l'Epître de remercîment au prince de Soubise, composée à Rossbach le soir même de la bataille de ce nom, ont sans doute été anéantis par les auteurs de l'édition précédente.

Nous espérons que la Correspondance s'enrichira un jour d'une manière importante par la communication des onze volumes formant la collection des lettres du Roi à sa sœur favorite, la margrave Wilhelmine de Baireuth, source historique plus pure et plus instructive que les Mémoires de cette princesse, qui sont pleins d'une exagération choquante. Mais toutes nos démarches ont été infructueuses pour recouvrer les correspondanees du Roi avec le baron Didier de Keyserlingk, connu sous le nom familier de Césarion; avec Louise-Éléonore de Wreech, née de Schöning; avec madame Louise de Brandt, née de Kameke; avec la signora Barberina (Barbe Campanini), depuis baronne de Cocceji et plus tard comtesse de Campanini; avec la landgrave Caroline de Hesse-Darmstadt; avec l'électrice douairière Antonie de Saxe; avec la comtesse Skorzewska, veuve d'un général polonais; et enfin avec madame de Kannenberg, sœur du ministre d'État comte de Finckenstein. Nous avons lieu de croire que l'intéressante correspondance avec la reine Julienne, femme de Frédéric V de Danemark, existe encore en entier; quant aux lettres et aux billets que Voltaire, pendant son séjour de trois années à Potsdam, adressa au<XV> Roi, toutes nos demandes à la famille du dernier possesseur sont demeurées sans réponse.

L'Éditeur n'a pu découvrir jusqu'ici ce que sont devenues quelques lettres écrites par le Roi, dans sa jeunesse, au duc Léopold d'Aremberg, à lord Baltimore, et au comte Ernest-Christophle de Manteuffel. Il ne peut non plus établir d'une manière certaine si le Roi entretint jamais une correspondance avec le comte de Rottembourg, le colonel Quintus Icilius et quelques autres amis. Si ces lettres, dont nous présumons l'existence, étaient retrouvées, elles ne pourraient manquer d'offrir un grand intérêt, comme tout ce qui a rapport au caractère de ce roi si plein de sagesse, de gaieté et de cœur.

Les Œuvres de Frédéric, qui comprendront les ouvrages déjà imprimés et les manuscrits dont nous sommes en possession, seront divisées en cinq parties : les Œuvres historiques, les Œuvres philosophiques, les Œuvres poétiques, auxquelles nous avons joint les Mélanges littéraires, la Correspondance, et enfin les Écrits sur l'art militaire. Ces cinq parties paraîtront en trente volumes.

Nous avons cru nécessaire, d'après l'exemple donné par l'Auteur lui-même, de faire disparaître toute irrégularité orthographique, et de corriger les noms de personnes et de lieux qui se trouvaient être inexacts. Comme le Roi n'a jamais adopté de principe orthographique particulier, il était difficile de décider quel serait celui qu'on suivrait dans l'édition nouvelle de ses Œuvres. L'Éditeur était d'avis qu'on prît pour règle absolue les Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, la dernière édition originale des Mémoires de Brandebourg, et les éditions originales de toutes les autres Œuvres de Frédéric publiées séparément par lui-même, bien que revues par un grand nombre de personnes, telles que Darget, d'Arnaud, Voltaire, l'abbé de Prades, le marquis d'Argens, de Beausobre, de Catt, de Francheville, Thiébault, l'abbé Bastiani : on allait mettre ce dessein à exécution, et les compositeurs recevaient déjà leurs instructions à cet effet, lorsqu'il surgit<XVI> des difficultés de tous genres; de sorte que le Comité académique décida qu'on adopterait, de préférence, l'orthographe de la sixième et dernière édition du Dictionnaire de l'Académie française, de 1835. Ce moyen lui-même n'était pas sans inconvénients; car ce dictionnaire, excellent dans les détails, est toutefois pauvre de mots, et surtout il présente une inconséquence perpétuelle dans la partie grammaticale de l'orthographe, suite naturelle de la diversité des habitudes et des jugements de ce grand nombre d'hommes qui y ont successivement mis la main. Néanmoins on s'est attaché à en suivre l'orthographe le plus exactement possible, afin de ne s'écarter en aucune manière des usages reçus.

Nous en avons usé de même à l'égard des noms de lieux francisés; dans les noms de personnes et de lieux allemands, pour arriver à une plus grande exactitude, nous avons admis la différence établie entre ü et u, et conservé ou seulement pour les noms terminés en bourg; ainsi nous écrivons : Lützen, Schlüter; Ruppin, Blumenthal; Charlottenbourg, Schulenbourg. Pour les noms des lieux célèbres par des victoires, nous avons préféré la forme historique à la forme topographique, par exemple, Blenheim à Blindheim; Lowositz à Lobositz; Hochkirch à Hohkirch; nous avons agi dans le même sens pour quelques noms de familles nobles qui ont adopté l'orthographe étrangère : c'est ainsi que le lieutenant-général Frédéric-Rodolphe comte de Rothenburg s'écrit Rottembourg; que lord Marischal s'est toujours écrit en français Le Maréchal d'Ecosse, et que le fils illustre du commandant général d'artillerie Hans Meinhardt von Schönburgk, a toujours signé Le Maréchal duc de Schonberg, quoiqu'il porte dans tous les ouvrages historiques, sur les médailles, et jusque dans les actes officiels de Brandebourg, le nom de Schomberg. Toutes les fois que l'Éditeur emploie le nom du Roi, il l'écrit Frédéric; mais lorsqu'il s'agit de la signature même des lettres ou des divers écrits, on trouvera jusqu'au premier juin 1737 Frederic, sans accents, et Federic à partir de cette époque.<XVII> Comme le Roi n'avait pas adopté cette orthographe sans dessein, nous l'avons conservée.

L'exactitude des noms propres a été pour nous l'objet d'une sollicitude toute particulière : à l'égard de ceux des généraux et officiers de l'armée prussienne dont Frédéric a consacré la mémoire dans ses ouvrages, nous avons eu recours aux autographes eux-mêmes qui se trouvent déposés aux archives, et surtout à la chancellerie secrète de la guerre; pour les noms de lieux, la chambre des plans du grand état-major de l'armée, le bureau de statistique, et le cabinet des cartes géographiques de la Bibliothèque royale, nous ont été d'un grand secours.

Une fidélité scrupuleuse étant un des premiers caractères d'une bonne édition, nous n'avons rien changé aux expressions, quelque peu correctes qu'elles aient pu être trouvées. On sait d'ailleurs que le Roi ne prétendait pas à une élégance très-recherchée du style, puisqu'il s'appliquait lui-même, peut-être à tort, l'épithète de tudesque. On ne s'étonnera donc pas de trouver régence pour gouvernement, recevoir l'Électorat pour hériter de l'Électorat, etc.; au reste nous avons suivi en cela l'exemple de Voltaire, qui n'a pas corrigé ces expressions, lorsqu'il revit, en 1751, les Mémoires de Brandebourg. Il n'y a que les fautes grammaticales les plus élémentaires que nous nous soyons permis de rectifier, telles que les fautes contre l'accord des genres et des nombres, et en général celles qui peuvent passer plutôt pour des inadvertances de plume ou des fautes d'impression, que pour une manière particulière de concevoir la langue.

Les faits historiques sont aussi conservés dans toute leur intégrité; mais on y a joint des notes pour les expliquer, les appuyer, et quelquefois pour les rectifier. On comprendra qu'elles soient particulièrement nombreuses dans le premier volume des Œuvres historiques, contenant les Mémoires de Brandebourg, cet ouvrage n'étant en grande partie qu'une compilation. L'Éditeur aurait désiré réunir ces notes, et tout<XVIII> ce qui se rapporte à la critique, à la fin de chaque volume ou de chaque série, en partie par respect pour l'œuvre de l'écrivain, en partie aussi dans la crainte de compromettre la beauté typographique; mais il a dû se ranger à l'avis du Comité de l'Académie des Sciences, qui, dès le principe, a décidé unanimement que les notes accompagneraient le texte. Une auguste décision a levé d'ailleurs toutes les incertitudes à cet égard; et lorsque les premières feuilles de l'édition de luxe, imprimées les unes avec notes, les autres sans notes, furent présentées à Sa Majesté, elle se déclara expressément pour le maintien des notes historiques au-dessous du texte.

Deux éditions des Œuvres du Roi sont exécutées en même temps : l'une de luxe, in-4, tirée à deux cents exemplaires, et ornée d'environ soixante portraits historiques, de cent cinquante vignettes au moins, de plusieurs vues de bâtiments exécutés selon les ordres ou sur les dessins de Frédéric le Grand, et de quelques fac-similé; Sa Majesté Frédéric-Guillaume IV se réserve d'en faire des dons particuliers. L'autre édition, in-8, exactement pareille à la première dans ses divisions et sa correction, et littéralement la même quant au texte, a été de la part du monarque l'objet d'une égale sollicitude : il a daigné faire lui-même le choix des types, et entrer dans tous les détails relatifs à l'exécution matérielle.

Jusqu'ici les Œuvres historiques étaient incomplètes et imprimées sans suite; aujourd'hui elles forment sept volumes rangés dans un ordre naturel. Le premier volume renferme les Mémoires de Brandebourg avec les quatre essais historiques qui les suivent; l'histoire du règne de Frédéric le Grand comprend cinq volumes; et les Mélanges historiques, au nombre de douze pièces, occupent le septième. Nous avons cru devoir restituer tout ce que les éditeurs précédents avaient altéré dans le texte, et retrancher ce qu'une étrange vanité les avait portés à y ajouter, par exemple les Pièces authentiques de la négociation de Braunau, de 1778. Les lacunes ont été remplies d'après les manuscrits<XIX> autographes du Roi. L'Avant-propos aux Mémoires pour servir à l'Histoire de Brandebourg, fait en 1748, et celui de 1746, qui devait précéder l'Histoire de mon temps, avaient été tous les deux laissés de côté; nous les avons joints à ceux de 1751 et de 1775. Les Pièces justificatives touchant le vrai motif de la guerre de sept ans, ont été intercalées en la place que leur avait assignée l'Auteur, y compris les deux petites pièces, déjà mentionnées, Sur une ligue allemande. Par des motifs que nous avons développés dans les Avertissements, en tête des différents écrits, nous avons joint comme appendice aux Œuvres historiques une relation faite par le Roi de la bataille de Chotusitz ou de Czaslau, sa première victoire, et dont l'honneur lui revient tout en tier; sa correspondance avec l'ambassadeur d'Angleterre à la cour de Saxe, Thomas Villiers, à l'occasion de la paix de Dresde; celle avec le roi de Pologne, à propos de l'invasion des troupes prussiennes en Saxe, au commencement de la guerre de sept ans, correspondances divulguées à dessein; puis sa Disposition testamentaire, datée du quartier général de Grüssau, le 10 août 1758, et adressée au prince Henri, son frère; enfin le Testament du Roi du 8 janvier 1769. Quant aux testaments politiques de 1752 et 1768, tous deux olographes, une autorité supérieure n'en a pas jugé la publication convenable.

Ce que nous venons de dire s'applique aussi aux vingt et un opuscules des Œuvres philosophiques, que nous avons classés par ordre de date, et qui forment deux volumes, dont l'un contient les quatre traités que l'Auteur composa n'étant encore que prince royal, et l'autre, les dix-sept traités qu'il fit après son avénement au trône. On y trouvera L'Antimachiavel, d'abord tel que l'a donné la première édition fort répandue qui en a été faite, assez arbitrairement il est vrai, par Voltaire (A la Haye, chez Jean van Duren, MDCCXLI.), et qui fut reproduite par les éditeurs de Berlin en 1789; puis tel que nous le possédons dans la rédaction autographe, mais antérieure et plus imparfaite du Roi, dont il ne nous manque qu'un seul chapitre.<XX> L'on a reproduit les autres traités d'après les manuscrits, ou, à leur défaut, d'après l'édition originale; mais, lorsque ces deux secours ont manqué, nous nous sommes vu forcé de suivre l'ancienne édition de Berlin. Selon le désir exprès de l'Auteur, nous avons ajouté le petit mémoire diplomatique, nécessaire pour comprendre un passage des Considérations sur l'état présent du corps politique de l'Europe. Deux essais composés pendant la jeunesse de Frédéric, se sont répandus dans le public par la voie de l'impression; mais ils ne nous ont pas paru écrits dans des circonstances et avec une franchise qui permissent de les considérer comme étant de véritables ouvrages du Roi; ils sont d'ailleurs antérieurs à l'époque où l'esprit de l'Auteur acquit cette force et cette indépendance de pensée qui date de Rheinsberg et de Ruppin, et qui atteignit sa maturité à Sans-Souci. Ces essais sont : Manière de vivre d'un prince de grande naissance, de l'année 1720; et De la politique actuelle de la Prusse (composé à Cüstrin avant que Frédéric eût recouvré sa liberté); ils sont tous les deux écrits en français. Un troisième, en langue allemande, adressé à Frédéric-Guillaume Ier par son fils en exil, et intitulé Plan wegen des Commercii nach Schlesien, n'a jamais été imprimé. Le second de ces ouvrages, qui est adressé sous forme de lettre à M. de Natzmer, gentilhomme de la chambre, trouvera sa place dans la Correspondance. Le dernier doit être considéré comme l'appendice d'une lettre du Prince royal au roi son père. Les Réflexions sur les Réflexions des géomètres sur la poésie, du mois d'avril 1762, et l'Exposé du gouvernement prussien, de l'année 1776, que nous devons aux archives royales du Cabinet, étaient jusqu'ici tout à fait inconnus. Les poésies, et les écrits que leur forme littéraire permet de placer dans la même série, ont été rassemblés et divisés en trois parties. Deux volumes contiendront les poésies que Frédéric fit paraître en 1750, et que, dans une Préface en vers, il consacra à ses amis sous le titre, conservé par nous, d'Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. Contraint plus tard par les circonstances, il en fit réim<XXI>primer la moitié, non sous le premier titre qu'il leur avait donné, mais sous celui de Poésies diverses, en y ajoutant un Avant-propos en prose; il les qualifia au reste de bâtardes, à cause des altérations qu'elles avaient dû subir. Nous suivons fidèlement l'édition originale, améliorée, de 1752; mais nous plaçons, en même temps, sous le texte toutes les variantes de l'édition de 1760, notamment les changements que le Roi y avait apportés par suite de considérations politiques. Ces changements consistent en cent sept nouveaux vers, sur cinq poëmes, et en plusieurs expressions mitigées ou corrigées. L'Ode à la Calomnie et les Stances, paraphrase de l'Ecclésiaste, que le Roi avait ajoutées à dessein à l'édition destinée au public, ont été conservées en leur place, mais ne font point partie du chiffre des poésies contenues dans l'édition que l'Auteur avait fait faire pour ses amis intimes. L'Ode au Temps a été replacée parmi les Poésies éparses, et l'Ode sur la Gloire, dans le second volume des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci. Nous donnons sous forme d'appendice l'Ode VII, Aux Prussiens, et le commencement du grand poëme didactique L'art de la guerre, tels qu'ils existent dans les rédactions primitives, et avec les remarques de Voltaire.

Les deux volumes suivants contiendront les poëmes d'une époque postérieure, intitulés par nous, au défaut d'un titre donné par l'Auteur, Poésies posthumes. Elles seront reproduites d'après le texte des Œuvres posthumes, mais dans l'ordre où elles se trouvaient dans les derniers manuscrits, qui ont été perdus; nous avons suivi, pour le rétablir, des renseignements et des catalogues officiels. Nous donnons comme appendice deux odes et huit épîtres de cette collection, d'après les rédactions antérieures et imparfaites du Roi, entre autres deux essais de l'Ode au prince Henri; nous joignons à trois autres poëmes plus travaillés les variantes des manuscrits originaux : nos longues recherches et nos efforts constants ne nous ont pas permis de faire davantage, dans le manque où nous étions des derniers manuscrits<XXII> autographes, passés tous, comme les manuscrits des Œuvres du Philosophe de Sans-Souci, en des mains étrangères. Les poëmes adressés à Voltaire et au marquis d'Argens, que le Roi reprit dans sa Correspondance pour les placer dans les deux collections de ses poésies, sont reproduits deux fois par nous : en premier lieu, parmi les poëmes, d'après la dernière correction qui en a été faite; secondement, dans la Correspondance et dans les lettres auxquelles ils appartiennent, d'après la rédaction primitive.

Les deux derniers volumes comprennent, sous le titre que nous leur avons donné de Poésies éparses et de Mélanges littéraires, d'abord tous les poëmes et tous les ouvrages littéraires dont Frédéric ne se souvenait plus lorsqu'il fit imprimer sa première collection, puis tous les poëmes qu'il composa après avoir terminé la seconde collection, et enfin les pièces, presque toutes facéties satiriques en prose, qui aussitôt après leur composition se répandirent dans le public, écrites ou imprimées sur de simples feuilles détachées, ou qui souvent ne parvinrent qu'aux amis de l'Auteur, et que lui-même oublia, n'en ayant point, à son propre regret, conservé de copie. Outre les diverses pièces déjà connues, se trouvent dans ces deux volumes quelques acquisitions nouvelles et précieuses : un grand nombre d'odes et d'épîtres; trois livrets d'opéra; une comédie; dix poëmes érotiques, composés pendant les dernières calamités de la guerre de sept ans, et adressés par le Roi, au nom de son secrétaire Henri de Catt, à la fiancée de ce dernier; la Description poétique d'un voyage à Strasbourg, complète; un Éloge de la paresse; deux Rêves, écrits d'un style très-élevé; et un Sermon sur le jour du jugement, composé ironiquement dans le ton de Bossuet. Les deux Rêves nous sont venus de la Bibliothèque impériale de l'Ermitage, à Saint-Pétersbourg, où sont conservés les manuscrits de Voltaire achetés à Ferney par le comte de Suchtelen.

C'est dans ses lettres que se manifestent le mieux les qualités de<XXIII> cœur et d'esprit du Roi, et qu'à son insu il se peint lui-même le plus fidèlement; aussi sa Correspondance forme-t-elle une des parties les plus importantes de ses Œuvres : nous nous estimons donc heureux de pouvoir la donner plus complète que ne l'ont fait nos prédécesseurs. La direction des archives secrètes du Cabinet n'a pas été autorisée à nous livrer toute la correspondance de famille; mais elle a enrichi considérablement les autres, et surtout la collection des lettres au marquis d'Argens et à M. et Mme de Camas; elle nous a aussi communiqué les lettres au comte de Hoditz, jusqu'ici inconnues, et la correspondance complète de Frédéric avec son père, en langue allemande. Nous avons acheté plusieurs lettres importantes; d'autres sont dues à la générosité des particuliers ou des gouvernements qui les possédaient. L'excellente édition des Œuvres de Voltaire par M. Beuchot, nous a été d'un grand secours dans la correspondance du Roi avec Voltaire, surtout pour les lettres de ce dernier. Nous avons également mis à profit la Correspondance de Frédéric II, roi de Prusse, avec le comte Algarotti, publiée en 1799 par M. Oglievi, en Italie, sous l'anonyme et sans indication du lieu d'impression; elle a été toutefois soigneusement vérifiée, et en partie augmentée, au moyen des copies de treize lettres, que M. Frédéric de Raumer a faites sur les autographes conservés à la Bibliothèque royale de Turin.

Nous rangeons parmi les lettres écrites à des amis ou à des parents, celles adressées par le Roi à des généraux de son armée auxquels l'attachaient les liens de l'amitié ou du sang, tels que le prince Henri, le duc Ferdinand de Brunswic, le feld-maréchal Keith, le baron de La Motte Fouqué, bien que ces correspondances aient roulé en partie sur les affaires de la guerre; mais le ton qui règne dans ces lettres indique assez la place qu'on devait leur assigner. A l'égard des correspondances avec la célèbre duchesse Louise-Dorothée de Saxe-Gotha, avec le stadhouder Guillaume V d'Orange, et Gustave III de Suède, tous deux neveux du Roi, bien qu'on n'y puisse méconnaître une<XXIV> teinte politique, nous avons cru devoir les ranger parmi les précédentes, ce qui a eu lieu aussi pour les lettres adressées à milord Marischal, où, à travers l'expression d'une affection véritable, perce quelquefois un certain ton diplomatique.

Il n'entre pas dans notre plan de publier les ordres de Cabinet et les instructions administratives de Frédéric, non plus que ses correspondances purement politiques ou militaires, les comptes-rendus de ses batailles et les bulletins de ses campagnes : ils sont destinés à former un monument d'un autre genre, qui montrera à la postérité, dans tout leur jour, la grandeur et l'activité infatigable de l'homme d'État et du général.

S'il s'agissait ici d'une édition destinée aux écoles ou aux savants, nous aurions, dans les douze gros volumes de la Correspondance du Roi avec ses parents et ses amis, suivi l'ordre chronologique; mais dans l'édition monumentale que nous préparons, il convenait de conserver un ordre analogue à celui qui avait déjà été adopté pour les poëmes et pour les Œuvres entières elles-mêmes, c'est-à-dire de mettre ensemble toutes les lettres adressées à la même personne, d'autant plus que les réponses étaient, quant au nombre et au contenu, d'un égal intérêt; que beaucoup manquaient de date, et que des correspondances entières écrites en langue allemande, par exemple les lettres à son père, à ses amis de jeunesse, le margrave Henri de Schwedt et le lieutenant de Gröben, à son trésorier Fredersdorff, à l'abbé Stusche, et à plusieurs généraux prussiens et savants allemands, ne pouvaient être privées de l'attention qu'elles méritent. Un avantage réel résultera de cet arrangement : les rapports personnels du Roi avec plusieurs célébrités de l'époque, se présenteront à l'esprit du lecteur d'une manière beaucoup plus satisfaisante, et l'intérêt qu'inspirent les personnes et les choses ne se trouvera ni troublé ni interrompu; d'ailleurs, un index à la fin des correspondances rétablira l'ordre chronologique.

<XXV>La dernière section de cette édition comprendra les Instructions militaires du Roi, et formera trois volumes; les pièces qu'ils renfermeront sont au nombre de plus de quarante, dont vingt et une seulement furent rédigées primitivement en français; les autres paraîtront en langue allemande, ainsi qu'elles ont été distribuées aux généraux et officiers de l'armée.

Ce grand homme de guerre a écrit à la fois pour l'infanterie et la cavalerie; il a traité de l'emploi des canons dans les batailles, de l'attaque et de la défense des places, et il a laissé, dans toutes les branches de l'art militaire, des travaux où se montre l'admirable sagacité de son esprit. Savant théoricien en même temps que capitaine expérimenté, il commanda son armée et instruisit ses généraux, et fut également heureux dans ce double emploi de son génie.

L'Éditeur a réussi à rassembler tous ces trésors dans une même collection. Il a lieu de penser qu'on sera satisfait de la manière dont le classement a été exécuté : une place distincte a été assignée aux écrits français, une autre, aux écrits en langue allemande; et l'on a admis de préférence l'ordre chronologique, afin de montrer le progrès successif des idées du Roi dans l'art de la guerre.

Ces Instructions, adressées aux officiers exécuteurs de ses ordres les plus secrets, comme aussi aux plus illustres par leur rang, tels que Fouqué, Winterfeldt, Seydlitz, Keith, le prince Henri et le duc Ferdinand de Brunswic, acquièrent par là une nouvelle importance historique, et nous montrent ce grand prince à la fois comme le chef d'une nouvelle école, et comme le principal représentant des idées militaires de son temps.

Parmi les Instructions composées en langue française et jusqu'ici inconnues, nous citerons les Pensées et règles générales pour la guerre, 1755; l'Avant-propos pour un livre de siége, 1771; et les Règles de ce qu'on exige d'un bon commandeur de bataillon en temps de guerre, 1773;<XXVI> toutes trois communiquées par madame la comtesse d'Itzenplitz-Friedland.

Les Principes généraux de la guerre, dont les archives royales du Cabinet conservent deux rédactions différentes, en français et de la main du Roi, paraissent ici pour la première fois, d'après le dernier autographe, du printemps de l'année 1748, considérablement améliorés, et enrichis de trois importants chapitres, qui ne se trouvent ni dans la traduction authentique allemande de 1753, dont nous ajoutons sous le texte toutes les variantes, traduites en français, ni dans l'édition française non-authentique de 1761.

Les Réflexions sur quelques changements à introduire dans la façon de faire la guerre, du mois de décembre 1758, seront imprimées d'après la copie originale qui, corrigée de la main même de l'Auteur, fut communiquée par lui au prince Ferdinand de Brunswic, et qui est beaucoup plus exacte et plus complète que le texte publié.

Le traité Des marches d'armée et de ce qu'il faut observer à cet égard, sera imprimé d'après l'unique exemplaire connu de l'édition de 1777, qui, avec la plus grande partie de la bibliothèque de Sa Majesté le roi Frédéric-Guillaume III, fut légué par ce prince à la Bibliothèque royale de Berlin.

Nous n'avons pu découvrir aucune preuve matérielle de l'authenticité de l'Instruction secrète dérobée à Frédéric II, roi de Prusse, traduite de l'original allemand par leprince de Ligne, 1779. Les archives secrètes du Cabinet et les archives du grand état-major de l'armée n'en possèdent ni manuscrit original, ni copie vérifiée; les lettres mêmes du Roi n'en font aucune mention; et, qui plus est, Gerhard Scharnhorst, qui, dans sa célèbre collection, fit imprimer, en 1794, la traduction allemande de la prétendue édition du prince de Ligne, n'a donné aucun renseignement à ce sujet.

Parmi les pièces en langue allemande reproduites ici pour la première fois dans leur entier, nous distinguerons l'Instruction pour le<XXVII> feld-maréchal de Lehwaldt, lorsqu'il commandait en chef l'armée contre les Russes, en 1756, et l'Instruction, non moins remarquable, adressée aux Quartier-Meister-Lieutenants, dictée par le Roi lui-même à M. Freund, lieutenant de génie, à Leitmeritz, peu de jours après la bataille de Kolin.

La première Instruction donnée aux hussards est la seule pièce de cette série que nous ne possédions pas. Nous regrettons d'autant plus de n'avoir pu encore la découvrir, qu'au dire de madame de Blumenthal, dans sa biographie du général de Zieten, ce célèbre chef des hussards lui fut redevable de ses premiers succès militaires. Le Roi en fait lui-même mention dans son Instruction générale pour les colonels et officiers de hussards, du 25 mars 1742, en ces termes : « Et comme Sa Majesté a donné, l'année passée, une ample Instruction aux régiments de hussards, elle la réitère et la confirme en tous ses points, et ordonne aux chefs et commandeurs de la faire publier et bien inculquer aux officiers. » S'il était à la connaissance de quelqu'un que cette pièce importante existât encore, nous prions instamment qu'il nous en soit donné communication, afin que nous lui rendions la place qui lui appartient dans les Œuvres du Roi.

L'époque et le caractère de cette édition complète et authentique des Œuvres de Frédéric le Grand, nous placent au-dessus des conseils d'une prudence trop timorée. Toutefois on doit aussi de la reconnaissance aux auteurs de l'édition de 1788, qui, avec une impartialité digne d'éloges, bien qu'ils n'en eussent peut-être pas entièrement conscience, et dans la plus évidente contradiction avec eux-mêmes, ont fait imprimer dans la Correspondance et dans les Poésies tout ce que le Roi a écrit de plus hardi touchant ses principes, ses croyances politiques et religieuses, et ses opinions sur les devoirs d'un prince. Ajoutons cependant que la même impartialité n'a pas été observée aussi scrupuleusement à l'égard des personnages historiques. Quoi qu'il en soit, justice doit être rendue à l'éditeur responsable, avec d'autant<XXVIII> plus de raison, que la publication de plusieurs poëmes, lettres et traités, a été considérée à tort, dans les Mémoires de M. de Dohm (Denkwürdigkeiten meiner Zeit), comme une déloyauté du ministre d'État de Wöllner envers le grand roi.

Nous sommes heureux de pouvoir offrir au lecteur ce que nous avons fidèlement et si péniblement recueilli, sans rien omettre de ce qui rentre dans le domaine des Œuvres que nous publions. De tant de poésies, il n'y en a pas une seule que nous ayons mise de côté; car, à part le mérite littéraire, elles renferment toutes, plus ou moins, quelque particularité ou allusion intéressante : seulement, parmi le grand nombre des lettres, nous nous sommes permis d'en supprimer quelques-unes trop complétement insignifiantes pour figurer dans notre collection.

Quant aux harangues et paroles mémorables prononcées et non écrites par Frédéric, mais que des contemporains nous ont conservées dans leurs mémoires ou dans des recueils d'anecdotes, nous n'avons pas cru devoir les admettre, quelque belles et caractéristiques qu'elles fussent : toutes ont été mentionnées dans l'ouvrage cité cidessus, Friedrich der Grosse als Schriftsteller; et elles seront mises tôt ou tard en lumière, comme elles le méritent à si juste titre.

Chaque écrit particulier sera précédé d'un Avertissement, qui contiendra les éclaircissements indispensables sur le manuscrit et sur l'édition antérieure. L'origine de chaque pièce des Poésies éparses et des Mélanges littéraires sera également indiquée en note. De cette manière, toutes les sources de l'édition se trouvant désignées en leur lieu, elles témoigneront de notre gratitude envers les personnes qui nous en ont ouvert l'accès, et attesteront la fidélité de l'Éditeur.

Les manuscrits qui ont été envoyés, soit à l'Académie des Sciences, soit à l'Éditeur lui-même, ainsi que ceux mis à la disposition de ce dernier aux archives royales du Cabinet, ont été transcrits de sa main, et il a toujours eu le soin de les collationner de nouveau sur les auto<XXIX>graphes. Le peu qu'il a fait transcrire aux archives a été trouvé parfaitement conforme aux manuscrits originaux, ainsi que les pièces dues à la bienveillance de madame la comtesse d'Itzenplitz. Les gouvernements de Schaumbourg-Lippe, de Russie et de Suède ont fait don de plusieurs copies; l'Éditeur croit pouvoir se reposer sur la scrupuleuse exactitude avec laquelle elles ont été prises.

Nous avons soigneusement collationné tous les écrits déjà imprimés, lettres, poëmes ou traités, dont les autographes se trouvent aux archives, ou que nous nous sommes procurés ailleurs.

D'après ce qui vient d'être dit, il serait complétement inutile, et même impossible, d'appeler le public à contrôler les travaux de l'Éditeur; mais ces mêmes manuscrits et les copies originales resteront toujours comme un témoignage à présenter à la critique et aux juges compétents; les particuliers en possession des manuscrits originaux, pourront d'ailleurs s'assurer facilement de la fidélité de notre travail en comparant les pièces imprimées avec les pièces manuscrites qu'ils ont entre les mains; et, s'il arrivait que, pour un motif quelconque, l'on désirât acquérir la même certitude, il serait toujours aisé de s'adresser aux possesseurs. Bien que l'exactitude de l'Éditeur comme historien n'ait jamais été mise en doute, il croit cependant devoir en offrir une dernière garantie, en faisant appel à tous les possesseurs ou conservateurs publics des manuscrits qui ont servi à cette édition, et en les priant de ne pas craindre de faire parvenir leurs observations au public par la voie des journaux, s'ils remarquaient de l'incurie ou des infidélités dans notre édition. Quant aux textes de quelques traités philosophiques, de la collection des Poésies posthumes et de quelques autres poëmes, ainsi que de correspondances entières, que, dans le manque de manuscrits originaux, nous nous sommes vu dans la nécessité d'emprunter aux précédentes éditions de Bâle ou de Berlin, ou aux éditions partieulières des correspondances, nous devons déclarer que nous n'en acceptons pas la responsabilité. Nous indiquons ces<XXX> emprunts dans nos Avertissements, et ne garantissons pas que le texte n'en ait point été altéré par les différents éditeurs, c'est-à-dire, selon eux, amélioré : nous le donnons tel qu'ils nous l'ont transmis. Les éditions originales des Œuvres du Roi seront au besoin une preuve de la conscience avec laquelle nous les reproduisons. Les écrits dont il n'existe ni autographes, ni copies retouchées par l'Auteur, et dont aucun passage, dans la Correspondance, ne mentionne l'existence, ont été cependant conservés par nous comme appartenant légitimement au Roi, en raison de preuves puisées à d'autres sources, bien que les preuves immédiates manquassent.

Lorsque l'Auteur a oublié la date d'un écrit quelconque, nous l'avons déterminée à l'aide de nos recherches, et mise entre parenthèses, ainsi que les noms de lieux et les dates que nous avons suppléés dans les lettres, afin de les distinguer des indications originales. Les remarques du Roi qui accompagnent le texte de ses ouvrages en prose ou en vers, sont indiquées dans tout le cours de notre édition par des chiffres arabes. Les notes de l'Éditeur sont désignées par des lettrines. Les noms et les mots laissés en blanc par les éditeurs précédents dans les lettres et dans les poëmes, n'ont pu être tous restitués par nous : ceux que nous avons suppléés se trouvent entre parenthèses.

Toutes les fois que, dans les Œuvres historiques, l'exactitude du Roi a eu besoin d'être justifiée ou défendue, nous avons pris cette tâche sur nous, ou nous avons indiqué les endroits qui, dans les écrits de ses adversaires ou de leurs amis, avaient rapport aux passages en question. Il nous a paru superflu de mentionner les traités de paix, parce que le lecteur peut les trouver dans les collections de Du Mont et de Rousset, de Dogiel, de Wenck, du comte de Hertzberg et de Martens; nous avons également passé sous silence les bulletins des nations ennemies, notamment ceux des Autrichiens, donnés dans l'excellent journal militaire qui, depuis 1811, paraît à Vienne sous le titre de<XXXI> Oestreichische militärische Zeitschrift; mais nous avons joint aux ouvrages philosophiques et militaires les remarques nécessaires, et avons fait notre possible pour éclaircir les allusions qui se trouvent dans les poëmes et dans les lettres : partout où le Roi cite des vers ou des sentences, nous en avons désigné les sources.

A la fin de chaque volume et de chaque série, une table en indiquera le contenu; le dernier volume offrira une table chronologique générale des divers ouvrages. On ne s'étonnera pas de n'y point trouver quelques écrits qui ont été attribués à Frédéric : c'est qu'en toute assurance nous nous sommes cru autorisé à déclarer ces pièces apocryphes, et par conséquent à les supprimer, à partir des Considérations sur l'état de la Russie sous Pierre le Grand jusqu'aux Matinées royales et aux Dernières pensées du grand Frédéric. Il y faut aussi ajouter un Commentaire sacré sur le conte de Peau d'âne nommé par erreur dans les Souvenirs de Thiébault au lieu du Commentaire théologique de dom Calmet sur Barbe bleue. Jusque dans la liste officielle des manuscrits trouvés à la mort de Frédéric, et dans le catalogue de ceux que possédait son secrétaire de Catt, se sont encore glissés divers écrits apocryphes. D'autres manuscrits se sont perdus avant que ces deux collections aient été déposées aux archives. La tragédie intitulée Alexis, achetée au secrétaire Villaume, n'est autre que la tragédie d'Irène, dernier ouvrage dramatique de Voltaire : le Roi l'avait demandée à la famille du poëte, et elle lui avait été envoyée avec la permission autographe du préfet de police, datée du 6 janvier 1778, qui autorisait la représentation et l'impression de cet ouvrage.

Les fac-similé ajoutés à chaque série, montreront comment Frédéric orthographiait la langue dans laquelle il écrivait.

Le magnifique monument littéraire élevé à la mémoire de ce grand prince par Sa Majesté Frédéric-Guillaume IV, satisfaisant à la fois aux exigences du goût et de la science, restera comme un témoignage de la sagesse et des lumières du monarque régnant; il témoignera en<XXXII> même temps de la haute perfection à laquelle l'art typographique est parvenu de nos jours.

Si ce n'était point une témérité de dire, en terminant, quelques mots sur notre position individuelle, nous ajouterions qu'en choisissant hors de son sein l'homme auquel une œuvre de cette importance allait être confiée, l'Académie des Sciences, qui doit son existence à Frédéric le Grand, a fait preuve d'impartialité et de justice. Nourri des ouvrages de ce prince, et initié par seize ans d'étude aux travaux qu'exige l'édition qui s'exécute, professeur lui-même d'histoire de Prusse et historiographe de la maison royale de Brandebourg, l'Éditeur ose croire que nul plus que lui n'était en droit de consacrer son dévouement à cette grande tâche. Le lecteur comprendra donc que la présente édition soit pour nous une œuvre toute de patriotisme et d'amour pur de la science. Nous avons d'ailleurs, et nous sommes heureux de le dire, rencontré partout le plus sympathique empressement lorsque, dans des questions hors de notre domaine, nous avons dû recourir aux lumières des personnes compétentes; c'est donc pénétré de reconnaissance, que nous adressons ici nos remercîments à ceux qui ont bien voulu nous aider de leurs recherches et de leurs conseils.

Berlin, ce 6 janvier 1846.

J.-D.-E. Preuss,
Historiographe de Brandebourg.

<XXXIII>

MÉMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE LA MAISON DE BRANDEBOURG.

<XXXIV><XXXV>

AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR.

Il existe cinq éditions différentes des Mémoires de Brandebourg. La rédaction primitive des parties que l'Auteur avait achevées, se trouve dans l'Histoire de l'Académie royale des Sciences et Belles-Lettres, année 1746, Berlin, 1748, p. 339—377, et dans les volumes suivants. Pendant le séjour de Voltaire à Potsdam, le Roi lui soumit cet ouvrage, et mit à profit quelques-unes de ses remarques marginales relatives au style et aux faits historiques. Ce fut là l'origine de l'édition publiée à Berlin en 1751 par le libraire Néaulme, avec privilége du Roi, et de l'édition de luxe de la même année, qui indique comme lieu d'impression le Donjon du Chàteau, ainsi que de l'édition publiée chez Voss à Berlin en 1767, également in-4, avec les gravures de l'édition de luxe. Le titre de cette dernière porte avec raison « d'après l'original, » c'est-à-dire d'après l'édition du Donjon du Château. Dans celle de 1789 (Œuvres de Frédéric II, publiées du vivant de l'Auteur, t. Ier), on a changé arbitrairement des termes et même des phrases entières; de plus, on a fait des omissions et des additions sans obtenir d'amélioration réelle.

Nous reproduisons l'édition de 1767, la dernière qui ait été faite sous les yeux de l'Auteur, avec quelques restitutions qui nous ont paru nécessaires. L'édition de luxe de 1751 nous a fourni, à la page 150 de notre édition, « Prussiens et un bataillon, » et, à la page 258, « établirent des fabriques de draps, de serges, » mots<XXXVI> omis dans celle de 1767. Quant au dernier alinéa de la dissertation Du Gouvernement, à la page 464 de l'édition du Donjon du Château : « Tant d'ordre dans les affaires, une bonne économie et des augmentations de finances considérables etc., » l'Auteur l'a retranché à dessein en 1767, parce qu'il avait énoncé la même pensée dans la vie de Frédéric-Guillaume, son père, à la page 201 de notre édition.

Le quatrième alinéa de la page 212, « Après la mort de Frédéric-Guillaume, etc., » est inexact dans toutes les éditions : nous l'avons rectifié d'après le manuscrit original.

Là où les deux éditions originales, ainsi que le manuscrit autographe, avaient la même leçon, nous nous sommes tenu au texte, bien que mainte expression ne nous parût pas entièrement exacte; par exemple, à la page 22, les Institutions de Calvin, au lieu de l'Institution (de la religion chrétienne); p. 67, la Haute-Pologne, pour la Grande ou Basse-Pologne; p. 102, piété, au lieu de pitié; p. 141, à la place de répudia il faudrait un terme plus juste; et à la page 232 où l'on lit ultramontains, il faudrait plutôt cismontains, si ce mot était en usage.

Nous ne nous sommes permis aucun changement, nous bornant à rectifier l'orthographe des noms de lieux et de personnes. Mais comme il est aisé de reconnaître dans ces Mémoires les marques d'une compilation, et que le Roi s'est servi, pour les composer, de matériaux empruntés à un grand nombre d'ouvrages d'une valeur historique très-diverse, nous avons cru devoir nous livrer à la recherche la plus consciencieuse de ces mêmes sources, tant imprimées que manuscrites, afin d'arriver à l'intelligence des passages que le Roi en a tirés, et qu'il a reproduits d'une manière souvent peu exacte, ou même en y laissant des lacunes. L'une des principales sources consultées par le Roi pour les Mémoires de Brandebourg, est l'Enchaînure chronologique de l'Histoire de Brandebourg, manuscrit dont nous faisons quelquefois mention dans les notes. Elle a été composée au printemps de l'année 1747, pour l'usage particulier du Roi, par le recteur Jean-Godefroi Küster, et traduite en français, à ce que nous présumons, parle baron de Bielfeld, qui, comme on sait, était en relations littéraires très-intimes avec Frédéric le Grand. Outre l'exemplaire original de ce manuscrit qui se trouve à la Bibliothèque royale de Berlin, nous en connaissons deux copies : l'une appartenant aux archives royales du Cabinet, et provenant de l'héritage de Son Altesse Royale le prince Auguste-Ferdinand de Prusse, l'autre conservée dans la famille de feu M. le recteur Küster.

<XXXVII>Ce premier volume contient, en raison des faits énoncés ci-dessus, un plus grand nombre de notes qu'aucun des suivants; elles ont été jugées nécessaires, soit pour donner des éclaircissements, soit pour rectifier quelques passages. Nous avons indiqué ces notes par des lettrines, afin de les distinguer de celles du Roi, pour lesquelles nous avons employé des chiffres en continuité. Les corrections historiques aux notes de l'Auteur même, y sont annexées entre parenthèses.

Pour la commodité du lecteur, nous avons placé au haut de chaque page un titre particulier.

Le Roi a donné lui-même quelques indications sur les diverses époques de ses rédactions : dans la Première partie de l'Histoire de Brandebourg, écrite de sa main, et dont le manuscrit est conservé dans les archives royales du Cabinet (Caisse 365, lettre A), on trouve, à la fin du règne de son père, son nom et la date du 24 août 1747. La dissertation Des Mœurs fut achevée le 11 février 1748; le manuscrit de ce morceau académique, corrigé et transcrit, fut signé le 6 mars de la même année. Nous savons d'ailleurs que le conseiller Darget fit lecture de cette histoire de Brandebourg dans les séances publiques de l'Académie des Sciences, devant les princes et princesses de la maison royale et les plus hauts fonctionnaires de l'Etat. Le commencement, jusqu'à l'année 1640, fut lu le 1er juin 1747; la biographie du Grand Électeur, le 25 janvier 1748; celle du roi Frédéric Ier, le 30 mai 1748; le Mémoire de la Superstition et de la Religion, le 23 janvier 1749; et la dissertation intitulée Des Mœurs, le 3 juillet 1749. Le récit de la vie du Grand Électeur parut pour la première fois en 1749, dans l'Histoire de l'Académie, où, un an après, fut aussi insérée l'histoire du roi Frédéric Ier, avec les dissertations Des Mœurs et De la Superstition et de la Religion. L'édition complète, in-4, avec privilége du Roi, publiée à Berlin en 1751 par le libraire Néaulme, fut encore augmentée de la dissertation Du Gouvernement ancien et moderne. Enfin l'édition de luxe, exécutée la même année au Donjon du Château, avec une Epître dédicatoire Au Prince de Prusse, et destinée seulement aux amis de l'Auteur, comprit toutes les parties, séparées jusqu'alors, des Mémoires de Brandebourg; elle offrit de même, pour la première fois, la vie de Frédéric-Guillaume Ier, et le traité Du Militaire. L'Avant-propos de 1748 se trouve déjà dans l'Histoire de l'Académie royale, mentionnée plus haut. Le Discours préliminaire parut pour la première fois dans l'édition publiée chez Néaulme en 1751.

<XXXVIII>Dans le manuscrit original, l'ouvrage a pour titre Première partie de l'Histoire de Brandebourg, parce que le Roi avait nommé Seconde et troisième partie de l'Histoire de Brandebourg l'ouvrage qu'il intitula plus tard, en le refondant, Histoire de mon temps. L'Histoire de l'Académie royale (p. 337 et 339) le désigne sous le nom de Mémoires pour servir à l'Histoire de Brandebourg. Dans l'édition de Néaulme, et dans l'édition de luxe faite au Donjon du Château en 1751, il a également le titre de Mémoires pour servir à l'Histoire de la maison de Brandebourg.

Berlin, ce 5 novembre 1845.

J.-D.-E. PREUSS,
Historiographe de Brandebourg.

<XXXIX>

ÉPITRE DÉDICATOIRE AU PRINCE DE PRUSSE.



Mon cher frère,

J'ai employé depuis quelque temps les moments de mon loisir à faire l'abrégé de l'histoire de la maison de Brandebourg. A qui pourrais-je mieux adresser cet ouvrage, qu'à celui qui sera un jour l'ornement de cette histoire? à celui que la naissance appelle au trône, et auquel j'ai consacré tous les travaux de ma vie?

Vous étiez instruit des actions de vos ancêtres avant que je prisse la plume pour les écrire; les soins que je me suis donnés en faisant cet abrégé, ne pourront servir qu'à vous en rappeler la mémoire. Je n'ai rien déguisé, je n'ai rien tu; j'ai représenté les princes de votre maison tels qu'ils ont été. Le même pinceau qui a peint les vertus civiles et militaires du Grand Électeur, a touché les défauts du premier roi de Prusse, et ces<XL> passions qui, par les desseins cachés de la Providence, ont servi, dans la suite des temps, à porter cette maison au point de gloire où elle est parvenue.

Je me suis élevé au-dessus de tous préjugés. J'ai regardé des princes, des rois, des parents, comme des hommes ordinaires. Loin d'être séduit par la domination, loin d'idolâtrer mes ancêtres, j'ai blâmé le vice en eux avec hardiesse, parce qu'il ne doit pas trouver d'asile sur le trône. J'ai loué la vertu partout où je l'ai trouvée, en me défendant même contre l'enthousiasme qu'elle inspire, afin que la vérité simple et pure régnât seule dans cette histoire.

S'il est permis aux hommes de pénétrer dans les temps qui doivent s'écouler après eux; si l'on peut, en approfondissant les principes, deviner leurs conséquences : je présage, par la connaissance que j'ai de votre caractère, la prospérité durable de cet empire. Ce n'est point l'effet d'une amitié aveugle qui me séduit en votre faveur; ce n'est point le langage d'une basse flatterie, que nous détestons tous deux également : c'est la vérité qui m'oblige de dire, avec une satisfaction intérieure, que vous vous êtes déjà rendu digne du rang où la naissance vous appelle.

Vous avez mérité le titre de Défenseur de la Patrie, en exposant généreusement vos jours pour son salut. Si vous ne dédaignâtes pas de passer par les grades subordonnés du militaire, c'est que vous pensiez que pour bien commander il fallait auparavant savoir obéir; c'est que votre modération vous<XLI> défendait de vous parer de la gloire que le vulgaire des princes est avide d'usurper sur l'expérience des anciens capitaines. Uniquement attaché au bien de l'État, vous avez fait taire toutes passions et tout intérêt particulier, lorsqu'il était question de son service. C'était par un même principe que Boufflers s'offrit au roi de France, la campagne de 1709, et qu'il servit sous Villars, quoiqu'il fût l'ancien de ce maréchal. Souffrez que je vous applique ce mot de Villars; lorsqu'il vit arriver son doyen à l'armée, et qu'il sut qu'il venait pour servir sous ses ordres, il lui dit : « Des compagnons pareils valent toujours des maîtres. »

Ce n'est pas seulement sur ce sang-froid inaltérable dans les plus grands périls, sur cette résolution toujours pleine de prudence dans les moments décisifs, qui vous ont fait connaître des troupes comme un des instruments principaux de leur victoire, que je fonde mes espérances et celles du public. Les rois les plus valeureux ont souvent fait le malheur des États, témoin l'ardeur guerrière de François Ier, de Charles XII, et de tant d'autres princes qui ont pensé se perdre, ou qui ont ruiné leurs affaires par un débordement d'ambition. Permettez-moi de vous le dire, c'est la douceur, l'humanité de votre caractère; ce sont ces larmes sincères et vraies que vous avez versées lorsqu'un accident subit pensa terminer mes jours,XLI-a que je regarde comme des gages assurés de vos vertus, et du bonheur<XLII> de ceux dont le ciel vous confiera le gouvernement. Un cœur ouvert à l'amitié est au-dessus d'une ambition basse : vous ne connaissez d'autres règles de votre conduite que la justice, et vous n'avez d'autre volonté que celle de conserver l'estime des sages. C'était ainsi que pensaient les Antonin, les Tite, les Trajan, et les meilleurs princes, qu'on a nommés avec raison les délices du genre humain.

Que je suis heureux, mon cher frère, de connaître tant de vertus dans le plus proche et le plus cher de mes parents! Le ciel m'a donné une âme sensible au mérite, et un cœur capable de reconnaissance; ces liens, joints à ceux de la nature, m'attacheront à vous à jamais. Ce sont des sentiments qui vous sont connus depuis longtemps, mais que je suis bien aise de vous réitérer à la tête de cet ouvrage, et, pour ainsi dire, à la face de l'univers.

Je suis avec autant d'amitié que d'estime,



Mon cher frère,

Votre fidèle frère et serviteur,
Federic.

<XLIII>

AVANT-PROPOS. (1748.)

Rien ne devrait tant dégoûter d'écrire, que la multitude de livres dont l'Europe est inondée; l'abus que l'on fait de l'ingénieuse invention de l'imprimerie éternise nos sottises, et fournira à la postérité des jugements sévères sur la frivolité de nos ouvrages. Il semble, en effet, que l'on ait épuisé toutes les matières depuis le cèdre jusqu'à l'hysope : peut-être trois cents, peut-être même mille auteurs ont écrit des mémoires et des fragments de l'histoire de France; il n'y a pas de si petite république dont on n'ait composé une grande histoire; on a même fait l'honneur aux insectes de leur consacrer huit gros volumes in-4,XLIII-a dont la reliure sert tout au moins d'ornement dans la bibliothèque des curieux. Il n'y a pas depuis les injures poliment dites jusqu'aux invectives grossières dont on n'ait d'amples recueils, qu'ont fournis ces querelles littéraires que l'envie excite parmi les savants; et il faut avouer que notre siècle est bien louable de s'occuper si laborieusement pour l'instruction du genre humain!

Ne dirait-on pas qu'un homme qui fait de semblables réflexions n'écrira jamais? Cependant cette fureur, ce mal épi<XLIV>démique lui a fait faire un livre. Défions-nous toujours de nousmêmes, nous sommes les sophistes de nos passions! Un mauvais génie ou quelque démon me mit dans l'esprit que l'histoire de la maison de Brandebourg n'avait point été écrite. Voilà l'enthousiasme qui s'empare de mon imagination. Je demande, et j'obtiens la permission de m'instruire dans les archives royales; mes recherches me fournissent d'autres secours, et me voilà auteur en dépit de moi-même. Le recueillement du cabinet me rendant sédentaire, un de mes amis me demanda la raison de cette retraite, et me pressa si fort, que je fus obligé de l'avouer. Il lut cet essai, et me contraignit de l'offrir à l'Académie royale des Sciences.

Je puis garantir l'authenticité des faits qui se trouvent rapportés dans ce petit ouvrage. Les archives, les chroniques, et quelques auteurs qui ont écrit sur ces matières, sont les sources dans lesquelles j'ai puisé; il aurait fallu un architecte plus habile pour employer ces matériaux, et un juge moins porté à l'encouragement de ceux qui travaillent pour les sciences que M. de Maupertuis.XLIV-a C'est au lecteur de juger de mon ouvrage; l'amour-propre ne m'aveugle pas assez pour me persuader que je lui fais un bon présent.

<XLV>

DISCOURS PRÉLIMINAIRE. (1751.)

L'histoire est regardée comme l'école des princes : elle peint à leur mémoire les règnes des souverains qui ont été les pères de la patrie, et des tyrans qui l'ont désolée; elle leur marque les causes de l'agrandissement des empires, et celles de leur décadence; elle déploie une si grande multitude de caractères, qu'il s'en trouve nécessairement de ressemblants à ceux des souverains de nos jours; et, prononçant sur la réputation des morts, elle juge tacitement les vivants. Le blâme dont elle couvre les hommes vicieux qui ne sont plus, est une leçon de vertu qu'elle fait à la génération présente : l'histoire paraît lui révéler quels seront sur elle les arrêts de la postérité.

Quoique l'étude de l'histoire soit proprement celle des princes, elle n'est pas moins utile aux particuliers; c'est la chaîne des événements de tous les siècles jusqu'à nos jours. L'homme de loi, le politique, le guerrier, en y ayant recours,<XLVI> apprennent la connexion que les choses présentes ont avec les choses passées; ils trouvent dans l'histoire l'éloge de ceux qui ont bien servi leur patrie, et combien sont en abomination les noms de ceux qui ont abusé de la confiance de leurs citoyens; ils acquièrent une expérience prématurée. Rétrécir et borner la sphère de ses idées au lieu qu'on habite, restreindre ses connaissances à ses devoirs privés, c'est s'abrutir dans l'ignorance la plus grossière. Pénétrer dans les temps qui nous ont précédés, embrasser le monde entier avec toute l'étendue de son esprit, c'est faire réellement des conquêtes sur l'ignorance et sur l'erreur; c'est avoir vécu dans tous les siècles, et devenir en effet citoyen de tous les lieux et de tous les pays.

Comme les histoires universelles servent à nous orienter dans cette multitude de faits qui sont arrivés dans tous les pays; que, de l'antiquité la plus reculée, elles nous conduisent avec ordre par la succession des temps, en marquant de certaines époques principales qui servent de points d'appui à la mémoire : de même les histoires particulières ont leur utilité, en ce qu'elles détaillent les suites des événements qui se sont passés dans un empire, en se bornant à cet objet unique. Les histoires universelles nous présentent un grand tableau rempli d'un nombre prodigieux de figures, dont de fortes ombres en couvrent quelques-unes trop peu distinctes pour qu'on les remarque : les histoires particulières tirent une figure de ce tableau; elles la peignent en grand; elles l'avantagent des effets<XLVII> de lumière et des clairs-obscurs qui la font valoir, et mettent le public en état de la considérer avec l'attention qu'elle mérite.

Un homme qui ne se croit pas tombé du ciel, qui ne date pas l'époque du monde du jour de sa naissance, doit être curieux d'apprendre ce qui s'est passé dans tous les temps et dans tous les pays. Si son indifférence ne prend aucune part aux destinées de tant de grandes nations qui ont été les jouets de la fortune, du moins s'intéressera-t-il à l'histoire du pays qu'il habite, et verra-t-il avec plaisir les événements auxquels ses ancêtres ont participé. Qu'un Anglais ignore la vie des rois qui ont occupé le trône de Perse; qu'il confonde ce nombre infini de papes qui ont gouverné l'Église : on le lui pardonnera; mais on n'aura pas la même indulgence pour lui, s'il n'est point instruit de l'origine de son parlement, des coutumes de son île, et des différentes races de rois qui ont régné en Angleterre.

On a écrit l'histoire de tous les pays policés de l'Europe : il n'y avait que les Prussiens qui n'eussent point la leur. Je ne compte point au nombre des historiens un Hartknoch, un Pufendorf, auteurs laborieux, à la vérité, qui ont compilé des faits, et dont les ouvrages sont plutôt des dictionnaires historiques que des histoires mêmes; je ne compte point Lockelius, qui n'a fait qu'une chronique diffuse, où l'on achète un événement intéressant par cent pages d'ennui : ces sortes d'auteurs ne sont que des manœuvres, qui amassent, scrupuleusement et sans choix, quantité de matériaux qui restent inutiles jusqu'à<XLVIII> ce qu'un architecte leur ait donné la forme qu'ils devaient avoir. Il est aussi peu possible que ces compilations fassent une histoire, qu'il est impossible que des caractères d'imprimerie fassent un livre, à moins d'être arrangés dans l'ordre qui leur fait composer des mots, des phrases et des périodes. La jeunesse impatiente et les gens de goût avares de leurs moments, ne se prêtent que difficilement à la lecture de ces volumes immenses; des lecteurs qui s'humanisent avec une brochure, s'épouvantent d'un in-folio; et, par ces raisons, les auteurs que je viens de nommer, étaient peu lus, et l'histoire de Brandebourg et de Prusse, peu connue.

Dès le règne de Frédéric Ier, on sentit le besoin qu'on avait d'un auteur qui rédigeât, dans une forme convenable, cette histoire. Teissier fut appelé de Hollande pour se charger de cet ouvrage : mais Teissier fit un panégyrique, au lieu d'une histoire; et il paraît qu'il a ignoré que la vérité est aussi essentielle à l'histoire, que l'âme l'est au corps humain.

J'ai trouvé devant moi cette carrière vide, et j'ai essayé de la remplir, tant pour faire un ouvrage utile, que pour donner au public une histoire qui lui manquait. J'ai puisé les faits dans les meilleures sources que j'ai trouvées : dans les temps reculés, j'ai eu recours à César et à Tacite; dans les temps postérieurs, j'ai consulté la Chronique de Lockelius, Pufendorf, et Hartknoch; et surtout j'ai dressé mes Mémoires sur les fastes et les documents authentiques qui se trouvent dans les archives<XLIX> royales. J'ai rapporté les faits incertains comme incertains; et les lacunes, je les ai laissées comme je les ai trouvées; je me suis fait une loi d'être impartial, et d'envisager tous les événements d'un coup-d'œil philosophique, persuadé que d'être vrai c'est le premier devoir d'un historien.

Si quelques personnes délicates se trouvent offensées de ce que je n'ai pas fait mention de leurs ancêtres d'une manière avantageuse, je n'ai qu'un mot à leur répondre : c'est que je n'ai pas prétendu faire un éloge, mais une histoire; qu'on peut estimer leur mérite personnel, et blâmer les fautes qu'ont faites leurs pères, choses très-compatibles. Il n'est d'ailleurs que trop vrai, qu'un ouvrage écrit sans liberté ne peut être que médiocre ou mauvais, et qu'on doit moins respecter les hommes, qui périssent, que la vérité, qui ne meurt jamais.

Peut-être y aura-t-il des personnes qui trouveront cet abrégé trop court; et j'ai à leur dire que je n'ai point eu intention de faire un ouvrage long et diffus. Qu'un professeur curieux de minuties me sache mauvais gré de n'avoir pas rapporté de quelle étoffe était l'habit d'Albert, surnommé l'Achille, ou quelle coupe avait le rabat de Jean le Cicéron; qu'un pédant de Ratisbonne me trouve très-blâmable de ce que je n'ai pas copié, dans mon ouvrage, des procès, des négociations, des contrats ou des traités de paix, qu'on trouve ailleurs dans de gros livres : j'avertis tous ces gens-là que ce n'est pas pour eux que j'écris; je n'ai pas le loisir de composer un in-folio, à peine puis-je suf<L>fire à un abrégé historique; et je suis d'ailleurs fermement de l'opinion qu'une chose ne mérite d'être écrite, qu'autant qu'elle mérite d'être retenue.

C'est par cette raison que j'ai parcouru rapidement l'obscurité des origines, et l'administration peu intéressante des premiers princes. Il en est des histoires comme des rivières, qui ne deviennent importantes que de l'endroit où elles commencent à être navigables. L'histoire de la maison de Brandebourg n'intéresse que depuis Jean-Sigismond, par l'acquisition que ce prince fit de la Prusse, autant que par la succession de Clèves, qui lui revenait de droit en vertu d'un mariage qu'il avait contracté : c'est depuis cette époque que la matière devenant plus abondante, elle m'a donné le moyen de m'étendre à proportion.

La guerre de trente ans est bien autrement intéressante que les démêlés de Frédéric Ier avec les Nurembergeois, ou que les carrousels d'Albert l'Achille. Cette guerre, qui a laissé des traces profondes dans tous les États, est un de ces grands événements qu'aucun Allemand ni qu'aucun Prussien ne doit ignorer. On y voit, d'un côté, l'ambition de la maison d'Autriche armée pour établir son despotisme dans l'Empire, et, d'un autre, la générosité des princes d'Allemagne qui combattaient pour leur liberté, la religion servant de prétexte aux deux partis. On voit la politique de deux grands rois s'intéresser au sort de l'Allemagne, et réduire la maison d'Autriche au point de consentir, par la paix de Westphalie, au rétablissement de cette balance qui<LI> maintient l'équilibre entre l'ambition des Empereurs et la liberté du collége électoral. Des événements de cette importance, qui influent jusqu'en nos jours dans les plus grandes affaires, demandaient d'être plus détaillés : aussi leur ai-je donné l'étendue que comportait la nature de cet ouvrage.

J'ai revu, corrigé et augmenté cette édition, autant que d'autres occupations plus graves ont pu me le permettre; la première édition ne s'étant faite que sur une copie peu correcte, j'ai tâché de rendre celle-ci plus exacte, tant en considération de la matière, qu'en considération du public, que tout homme qui écrit doit respecter.

Il vient de paraître un abrégé chronologique de l'histoire de France,LI-a qu'on peut regarder comme un élixir des faits les plus remarquables de cette histoire; le judicieux auteur de cet ouvrage a eu l'art de donner des grâces à la chronologie même : savoir ce que ce livre contient, c'est posséder parfaitement l'histoire de France. Je ne me flatte point d'avoir mis les mêmes agréments dans cet essai : mais je croirai mes peines récompensées, si cet ouvrage peut devenir utile à notre jeunesse, et ménager du temps aux lecteurs qui n'en ont point à perdre.

Quoique j'aie prévu les difficultés qu'il y a pour un Allemand d'écrire dans une langue étrangère, je me suis pourtant déterminé en faveur du français, à cause que c'est la plus polie<LII> et la plus répandue en Europe, et qu'elle paraît en quelque façon fixée par les bons auteurs du siècle de Louis XIV. Après tout, il n'est pas plus étrange qu'un Allemand écrive de nos jours en français, qu'il l'était du temps de Cicéron qu'un Romain écrivît en grec. Je n'en dirai pas davantage sur mon livre, ou il arriverait que la préface deviendrait plus longue que l'ouvrage même : c'est aux lecteurs à juger si j'ai rempli la tâche que je me suis proposée, ou si j'ai perdu mes peines et mon temps.

<1>

[Introduction.]

MÉMOIRES POUR SERVIR A L'HISTOIRE DE LA MAISON DE BRANDEBOURG.

La maison de Brandebourg ou plutôt celle de Hohenzollern est si ancienne, que son origine se perd dans les ténèbres de l'antiquité. On pourrait rapporter des fables ou des conjectures sur son extraction; tion; mais les fables ne doivent pas être présentées au public judicieux et éclairé de ce siècle. Peu importe que des généalogistes fassent descendre cette maison des Colonnes, et que, par une bévue grossière, ils confondent le sceptre qui est dans les armoiries de Brandebourg, avec la colonne que cette maison italienne porte dans son écusson; peu importe enfin que l'on fasse descendre les comtes de Hohenzollern de Witikind, des Guelfes ou de quelque autre tige : les hommes, ce me semble, sont tous d'une race également ancienne. Après tout, les recherches d'un généalogiste ou l'occupation des savants qui travaillent sur l'étymologie des mots, sont des objets si minces, que par cela même ils ne sont pas dignes d'occuper des têtes pensantes; il faut des faits remarquables et des choses capables d'arrêter l'attention des personnes raisonnables. Nous ne nous amuserons donc point<2> à nous alambiquer l'esprit sur ces recherches aussi frivoles que peu intéressantes.

Thassilon est le premier comte de Hohenzollern connu dans l'histoire; il vécut à peu près l'année 800.2-a Ses descendants ont été Danco, Rodolphe Ier, Othon, Wolfgang, Frédéric Ier, Frédéric II, Frédéric III, Burchard, Frédéric IV, Rodolphe II, dont les vies obscures ne sont pas connues. Conrad, qui vivait vers l'année 1200, est le premier burgrave de Nuremberg dont l'histoire fasse mention. Ses successeurs furent Frédéric Ier en 1216, Conrad II en 1260, Frédéric II en 1270. On trouve2-b que Frédéric III hérita de son beau-frère, le duc de Méran, les seigneuries de Baireuth et de Cadolzbourg. Jean Ier lui succéda en 1298, et à celui-ci Frédéric IV, en 1332.

Ce burgrave rendit des services importants aux empereurs Albert, Henri VII et Louis de Bavière, dans la guerre qu'ils firent à Frédéric d'Autriche.2-c Le Burgrave le battit, le fit prisonnier, et le livra à l'Empereur, qui, par reconnaissance, lui fit présent de tous les prisonniers qu'il avait faits sur les Autrichiens. Frédéric IV les relâcha, à condition qu'ils lui prêteraient hommage de leurs terres; et c'est l'origine des vassaux que les margraves de Franconie ont encore en Autriche.2-d

Les successeurs de Frédéric IV furent Conrad IV en 1334, Jean II en 1357, Albert VI, dit le Beau, en 1361,2-e et le neveu d'Albert, Frédéric V, que l'empereur Charles IV déclara prince de l'Empire, en 1363, à la diète de Nuremberg, et qu'il nomma même son lieutenant.

<3>Frédéric V partagea, en 1402,3-a les terres de son burgraviat entre ses deux fils Jean III et Frédéric VI; mais Jean III étant mort sans enfants, toute la succession paternelle échut à Frédéric VI.

Ce prince entra, en 1408, avec ses troupes, sur le territoire de la ville de Rotweil,3-b qui était mise au ban de l'Empire, et rasa plusieurs châteaux. En 1412, il prit possession du gouvernement de la Marche, que l'empereur Sigismond lui avait donné.

Les derniers électeurs de Brandebourg n'ayant pas résidé dans la Marche, la noblesse s'en prévalut; elle était indépendante, mutine et séditieuse. Le nouveau gouverneur se ligua avec les ducs de Poméranie, et livra une sanglante bataille à ces rebelles auprès de Zossen. Il fut pleinement victorieux, et rasa quelques-uns des forts qui leur servaient de retraite; mais il ne put entièrement dompter la famille de Quitzow, qu'après lui avoir enlevé vingt-quatre châteaux en état de défense.

Nous voici parvenus à la belle époque de la maison de Hohenzollern; mais, comme la voilà transplantée dans un nouveau pays, il est bon de donner une idée de l'origine et du gouvernement du Brandebourg.

Les pays qui composaient alors l'électorat de Brandebourg, étaient la Vieille-Marche, la Moyenne, la Nouvelle, la Marche-Ukraine, la Priegnitz; mais la Nouvelle-Marche était engagée à l'ordre Teutonique, et l'Ukraine, usurpée par les ducs de Poméranie. Le mot de margraviat signifie originairement gouvernement de frontière.

Les Romains établirent, les premiers, des gouverneurs dans les pays qu'ils avaient conquis en Allemagne. On remarque cependant qu'ils n'ont jamais passé l'Elbe : il semble que le caractère farouche et belliqueux de ces peuples, selon Tacite, les garantit constamment contre les entreprises des Romains. Les Suèves, les plus anciens habitants<4> de la Marche, en furent chassés par les Vandales, les Hénètes, les Saxons et les Francs; et Charlemagne eut bien de la peine à les subjuguer, en 780.4-a Ce ne fut que l'an 927 que l'empereur Henri l'Oiseleur établit des margraves dans ces pays, pour contenir ces peuples enclins à la révolte, aussi bien que leurs voisins, dont la valeur errante s'exerçait par des incursions et des ravages. Sigefroi, beau-frère de l'empereur Henri l'Oiseleur, fut, selon Entzelt, le premier margrave de Brandebourg, en 927. Ce fut sous son administration que les évêchés de Brandebourg et de Havelberg furent établis par l'empereur Othon Ier, et ce ne fut que vingt-huit ans4-b après qu'il fonda celui de Magdebourg.

On compte neuf races différentes de margraves de Brandebourg, depuis Sigefroi jusqu'à nos jours, savoir : celles des Saxons, de Walbeck, de Stade, de Plötzke, d'Anhalt, de Bavière, de Luxembourg, de Misnie, et enfin celle de Hohenzollern, qui subsiste actuellement.

Sous le gouvernement des Saxons, un roi vandale,4-c nommé Mistevoius, ravagea totalement les Marches et en chassa les gouverneurs. L'empereur Henri II reconquit ce pays de nouveau; les barbares furent battus, et Mistevoius y périt avec six mille des siens. Les margraves, pour être rétablis, n'en possédèrent pas plus tranquillement le Brandebourg : ils eurent des guerres à soutenir contre les Vandales et d'autres peuples barbares; et tantôt battus, tantôt battants, leur puissance ne s'affermit que sous Albert l'Ours, le premier de la race anhaltine, qui était la cinquième de celles des margraves. Les empereurs Conrad III et Frédéric Barbe-rousse l'élevèrent, le<5> premier, au margraviat, et le second, à la dignité électorale, environ l'an 1100.5-a Pribislas, prince des Vandales, qui n'avait point d'enfants, prit tant d'amitié pour Albert l'Ours, qu'il lui légua par son testament, en 1144, la Moyenne-Marche. Cet électeur possédait alors la Vieille et la Moyenne-Marche, la Haute-Saxe, le pays d'Anhalt et une partie de la Lusace. Il y a un vide dans les archives, et dans l'histoire une obscurité impénétrable, sur les princes de la race anhaltine. On sait que cette ligne s'éteignit en 1332,5-b par la mort de Waldemar II.5-c L'empereur Louis de Bavière, qui régnait alors, regardant la Marche comme un fief dévolu à l'Empire, le donna à son fils Louis, qui fut le premier de la sixième race. Cet électeur eut trois guerres à soutenir : l'une, avec les ducs de Poméranie, qui envahissaient la Marche-Ukraine; l'autre, avec les Polonais, qui ravageaient le comté de Sternberg; et la troisième, contre un imposteur, qui prenant le nom d'un Waldemar, frère du dernier électeur de la maison anhaltine, se fit un parti, s'empara de quelques villes, mais fut enfin défait. Ce faux Waldemar était le fils d'un meunier de Belitz. Louis le Romain5-1 succéda à son frère; et, comme il mourut de même sans enfants, son troisième frère, Othon, lui succéda. Ce prince était si pusillanime, qu'après la mort de son frère il vendit, en 1373, l'Électorat, pour deux cent mille florins d'or, à l'empereur Charles IV, de la maison de Luxembourg, qui ne lui paya pas même cette somme<6> modique.6-a Charles IV donna la Marche à son fils Wenceslas, qui voulut l'incorporer à la Bohême, dont il était roi.

Après la mort de Wenceslas, Sigismond, de la même maison, reçut l'Électorat. La Nouvelle-Marche, que l'ordre Teutonique avait conquise sur l'électeur Jean, et qu'Othon le Long avait rachetée, fut de nouveau aliénée à cet ordre. Sigismond, ayant besoin d'argent, vendit cette province aux Chevaliers, en 1402. Josse succéda à Sigismond; on prétend qu'il empoisonna son frère Procope. Comme Josse aspirait à l'Empire, il vendit l'Électorat, pour quatre cent mille florins, à Guillaume, duc de Misnie. Ce duc ne posséda l'Électorat que pendant une année, après laquelle l'empereur Sigismond le racheta.

Cette coutume6-b singulière de vendre et d'acheter les États, qui était si fort à la mode dans ce siècle-là, prouve bien certainement la barbarie de ces temps et le misérable état dans lequel étaient ces provinces que l'on vendait à si vil prix. L'Empereur, qui ne pouvait pas vaquer lui-même à l'administration de l'Électorat, y établit un gouverneur son choix tomba sur Frédéric VI du nom, burgrave de Nuremberg, frère de Jean III de la maison de Hohenzollern; et c'est l'histoire de ce prince que nous allons écrire.

<7>

FRÉDÉRIC Ier.

Ce fut l'année 1415 que l'Empereur conféra la dignité électorale et la charge d'archichambellan du Saint-Empire romain à Frédéric VI de Hohenzollern, burgrave de Nuremberg, et qu'il lui fit la donation en propre du pays de Brandebourg. Ce prince, que nous appellerons désormais Frédéric Ier, en reçut l'investiture des mains de son bienfaiteur, à la diète de Constance, l'an 1417. Il jouissait alors de la Vieille et de la Moyenne-Marche. Les ducs de Poméranie avaient usurpé la Marche-Ukraine; l'Électeur leur fit la guerre, les battit à Angermünde, et réunit à la Marche une province qui y était incorporée d'un temps immémorial.

La Nouvelle-Marche était encore engagée à l'ordre Teutonique, comme on l'a dit plus haut; mais l'Électeur, qui étendait les vues de son agrandissement, s'empara de la Saxe, dont l'électorat était vacant par la mort du dernier électeur de la branche anhaltine. L'Empereur, qui n'approuva pas cette acquisition, en donna l'investiture au duc de Misnie, et Frédéric Ier se désista volontairement de sa conquête.

L'Électeur fit le partage de ses États par son testament : son fils aîné,7-a surnommé l'Alchimiste, fut privé de ses droits par son père,<8> qui le laissa avec le Voigtland et son creuset; son second fils, Frédéric, eut l'Électorat; Albert, surnommé l'Achille, eut les duchés de Franconie, et Frédéric, surnommé le Gros, eut la Vieille-Marche; mais la mort de Frédéric le Gros réunit cette province à l'électorat de Brandebourg. Cette équité naturelle qui veut qu'un père fasse un partage égal entre ses enfants, était encore suivie dans ces temps reculés; on s'aperçut dans la suite que ce qui faisait la fortune des cadets, devenait le principe de la décadence des maisons. Nous verrons cependant, dans cette histoire, encore quelques exemples de partages semblables. Frédéric Ier mourut en 1440.

<9>

FRÉDÉRIC II SURNOMMÉ DENT-DE-FER.

Frédéric II fut surnommé Dent-de-fer, à cause de sa force; on aurait dû l'appeler le Magnanime, à cause qu'il refusa la couronne de Bohême, que le pape lui offrit pour en dépouiller George Podiébrad, et la couronne de Pologne, qu'il déclara ne vouloir accepter qu'au refus de Casimir, frère du dernier roi, Ladislas. La grandeur d'âme de cet électeur lui attira la confiance des peuples, et les états de la Basse-Lusace se donnèrent à lui par inclination. La Lusace était un fief de la Bohême; George Podiébrad, qui en était roi, ne voulut point que cette province passât sous la domination de Frédéric II : il porta la<10> guerre en Lusace et dans la Marche. Ces deux princes firent un traité à Guben, en 1462, par lequel Cottbus, Peitz, Sommerfeld, Bobersberg, Storkow et Beeskow furent cédés en propriété à l'Électeur par la couronne de Bohême. L'Électeur, qui ne voulait point faire des acquisitions injustes, savait faire valoir ses droits lorsqu'ils étaient légitimes; il racheta10-2 la Nouvelle-Marche de l'ordre Teutonique, auquel j'ai déjà dit qu'elle avait été engagée. En 1464, Othon III, dernier duc de Stettin, vint à mourir, et l'Électeur entra en guerre avec le duc de Wolgast. En voici la raison : Louis de Bavière, électeur de Brandebourg, avait fait un traité, en 1338, avec les ducs de Poméranie, qui portait que, si leur ligne venait à s'éteindre, la Poméranie retomberait à l'Électorat. Ce traité avait été confirmé par l'Empereur. Ce différend se termina par un accord, en 1464,10-a suivant lequel le duc de Wolgast resta, à la vérité, en possession du duché de Stettin : mais il devint feudataire de l'Électeur, et la Poméranie lui prêta l'hommage éventuel. Frédéric II réunit, en 1469,10-b comme un fief vacant, le comté de Wernigerode à la Marche, et prit les titres de duc de Poméranie, de Mecklenbourg, de Vandalie, de Schwerin et de Rostock,10-c sur lesquels il avait droit de réversion.

Le même esprit de désintéressement qui lui avait fait refuser deux couronnes, lui fit abdiquer l'électorat, l'an 1469,10-d en faveur de son frère Albert, surnommé l'Achille; car il n'avait point d'enfants. Ce prince, qui avait professé le désintéressement et la modération pendant toute sa vie, ne s'écartant point de ces principes, ne se réserva<11> qu'une modique pension de six mille florins, avec laquelle il vécut en philosophe jusqu'à l'année 1471, qu'il mourut accablé d'infirmités.

<12>

ALBERT SURNOMMÉ L'ACHILLE.

Albert fut surnommé Achille et Ulysse, à cause de sa prudence et de sa valeur; il avait cinquante-sept12-a ans lorsque son frère lui céda la régence. Il avait fait ses plus belles actions lorsqu'il n'était que burgrave de Nuremberg; comme margrave de Baireuth et d'Ansbach, il fit la guerre à Louis le Barbu, duc de Bavière, et le fit même prisonnier. Il gagna huit batailles contre les Nurembergeois, qui s'étaient révoltés et lui disputaient les droits du burgraviat. Il enleva un étendard à un guidon de cette ville, au péril de sa vie, combattant seul contre seize hommes jusqu'à ce que le secours des siens lui arrivât. Il s'empara de la ville de Greifenberg,12-b comme Alexandre de la capitale des Oxydraques, sautant lui seul du haut des murailles dans<13> la ville, où il combattit jusqu'à ce que ses troupes, ayant forcé les portes, vinssent le secourir. Albert gouvernait presque tout l'Empire, par la confiance que l'empereur Frédéric III lui témoignait. Il conduisit les armées impériales contre Louis le Riche, duc de Bavière, et contre Charles le Hardi, duc de Bourgogne, qui avait mis le siége devant Nuys;13-3 et Albert disposa ce prince à la paix. Ce fut cette négociation qui lui acquit le surnom d'Ulysse, et il mérita toujours celui d'Achille, soit à la tête des troupes dans les combats, soit dans ces jeux, images de la guerre, qui étaient si fort à la mode dans ce temps-là : il gagna le prix dans dix-sept tournois, et ne fut jamais désarçonné.

L'usage de ces combats semble être originairement français. Peutêtre que les Maures, qui inondèrent l'Espagne, l'établirent dans ce pays avec leur galanterie romanesque. On trouve dans l'histoire de France qu'un certain Godefroi de Preuilly, qui vivait l'an 1060, était le rénovateur de ces tournois. Cependant Charles le Chauve, qui vivait l'an 844, en avait déjà tenu à Strasbourg, lorsque son frère Louis d'Allemagne l'y vint voir. Cette mode passa en Angleterre dès l'an 1114, et Richard, roi de la Grande-Bretagne, l'établit dans son royaume l'an 1194. Jean Cantacuzène dit qu'au mariage d'Anne de Savoie avec Andronic Paléologue, empereur grec, ces combats, dont l'usage était venu des Gaules, se célébrèrent en 1226. Il y périssait souvent du monde lorsqu'ils étaient poussés à outrance : on lit dans Henri Knighton,13-a qu'il se fit un tournoi à Châlons en 1274, au sujet d'une entrevue entre la cour du roi d'Angleterre, Édouard, et celle du duc de Bourgogne, où beaucoup de chevaliers bourguignons et anglais demeurèrent sur la place. Les tournois passèrent en Allemagne dès l'an 1136. Les chevaliers s'envoyaient des lettres de défi<14> d'un bout de l'Europe à l'autre, et il n'était permis qu'à ceux qui étaient armés chevaliers de faire de ces défis. Leurs lettres portaient, à peu près, qu'un tel prince, s'ennuyant dans une lâche oisiveté, désirait le combat, pour donner de l'exercice à sa valeur et pour signaler son adresse. Elles marquaient le temps, le nombre de chevaliers, l'espèce d'armes, et le lieu où le tournoi devait se tenir, et enjoignaient aux chevaliers vaincus de donner aux chevaliers vainqueurs un bracelet d'or, et un bracelet d'argent à leurs écuyers. Les papes s'élevèrent contre ces dangereux divertissements. Innocent II, en 1140, et depuis Eugène III, au concile de Latran, en 1313, fulminèrent des anathèmes14-a et prononcèrent l'excommunication contre ceux qui assisteraient à ces combats. Mais, malgré la soumission qu'on avait alors pour les papes, ils ne purent rien contre ce fatal usage, auquel une fausse gloire et une fausse galanterie donnaient cours, et que la grossièreté des mœurs faisait servir de spectacle, d'amusement et d'occupations, proportionné à la barbarie des siècles qui le virent naître : car, depuis ces excommunications, l'histoire fait mention du tournoi de Charles VI, roi de France, qui se tint à Cambrai, en 1385; de celui de François Ier, qui se tint entre Ardres et Guines, en 1520; et de celui de Paris, en 1559, où Henri II reçut une blessure à l'œil, par un éclat de la lance du comte de Montgomery, dont ce roi mourut onze jours après.

On voit par là que c'était alors un grand mérite à Albert Achille, d'avoir remporté le prix dans dix-sept tournois, et qu'on faisait, dans ces siècles grossiers, le même cas de l'adresse du corps, qu'on en faisait du temps d'Homère. Notre siècle, plus éclairé, accorde, plutôt<15> qu'aux vertus guerrières, son estime aux talents de l'esprit et à ces vertus qui, élevant l'homme presque au-dessus de sa condition, lui font fouler ses passions sous les pieds, et le rendent bienfaisant, généreux et secourable.

Albert Achille réunit donc ses possessions de Franconie à l'Électorat, par l'abdication de son frère, en 1470. Après avoir pris la régence, il fit un traité de confraternité, l'an 1473, avec les maisons de Saxe et de Hesse, qui réglait entre elles la succession de leurs États, en cas qu'une de leurs lignes vînt à s'éteindre. La même année, il ordonna de sa propre succession entre ses fils : l'Électorat tomba en partage à Jean, dit le Cicéron; le second de ses fils eut Baireuth,15-a et le cadet, Ansbach.15-b Albert abdiqua enfin l'électorat, en 1476, en faveur de Jean le Cicéron.15-c Sa fille Barbe, qui épousa Henri, duc de Glogau et de Crossen, fit passer ce dernier duché à la maison de Brandebourg. Son contrat de mariage portait qu'au cas que le duc Henri vînt à mourir sans enfants, l'Électeur serait en droit de lever annuellement cinquante mille ducats sur le duché de Crossen. Le cas vint à échoir : Jean le Cicéron se mit en possession de la ville de Crossen, et maintint cette acquisition. Le troisième fils15-d d'Albert Achille, Frédéric le Vieux, margrave d'Ansbach, fut le grand-père de ce George-Frédéric15-e qui reçut le duché de Jägerndorf du roi de Bohême. Il n'est pas inutile de rapporter, à cette occasion, que ce duc George d'Ansbach et de Jägerndorf fit un contrat avec les ducs d'Oppeln et de Ratibor, par lequel les survivants hériteraient de ceux qui mourraient sans enfants. Ces deux ducs ne laissèrent point de lignée, et George recueillit la succession de ces duchés. Depuis, Ferdinand, frère de<16> Charles V et héritier du royaume de Bohême, dépouilla le margrave George d'Oppeln et de Ratibor, et lui promit, pour dédommagement, une somme de cent trente mille florins, qui ne fut jamais payée.

<17>

JEAN LE CICÉRON.

On lui donna le surnom de Cicéron, à cause de son éloquence naturelle. Il réconcilia trois rois qui se disputaient la Silésie, savoir : Ladislas de Bohême, Casimir de Pologne et Matthias de Hongrie. Jean le Cicéron et l'électeur de Saxe entrèrent en Silésie à la tête de six mille chevaux, et se déclarèrent ennemis de celui des rois qui refuserait de prêter l'oreille aux paroles de paix qu'ils leur portaient. Son éloquence, à ce que disent les annales, moyenna l'accord de ces princes, par lequel la Silésie et la Lusace furent partagées entre les rois de Bohême et de Hongrie. Je voudrais que l'on eût rapporté d'autres exemples de l'éloquence de ce prince; car, dans celui-ci, les six mille chevaux paraissent le plus fort argument. Un prince qui peut décider les querelles par la force des armes, est toujours un grand dialecticien; c'est un Hercule qui persuade à coups de massue.

Jean le Cicéron eut une guerre à soutenir contre le duc de Sagan, qui formait des prétentions sur le duché de Crossen; l'Électeur le battit près de cette ville et le fit même prisonnier.17-a On peut juger<18> des mœurs de ce temps par Jean, duc de Sagan, qui eut la cruauté de laisser mourir de faim un frère avec lequel il s'était brouillé. Jean le Cicéron mourut l'an 1499. Il laissa deux fils, l'un Joachim, qui lui succéda à l'électorat, et le second, Albert, qui devint électeur de Mayence et archevêque de Magdebourg.

<19>

JOACHIM Ier SURNOMMÉ NESTOR.

Il reçut le surnom de Nestor, comme Louis XIII celui de Juste, c'est-à-dire sans que l'on en pénètre la raison. Joachim n'avait que seize ans19-a lorsqu'il devint électeur. Le comté de Ruppin étant devenu vacant par la mort de Wichmann, comte de Lindow, l'Électeur réunit ce fief à la Marche. Il mourut en 1532, laissant deux fils, savoir : Joachim, qui lui succéda, et le margrave Jean, auquel il légua la Nouvelle-Marche, Crossen, Sternberg et Storkow.

<20>

JOACHIM II.

Il paraît qu'on revint, du temps de Joachim II, de l'abus de donner des surnoms aux princes; celui de son père avait si mal réussi, qu'il était devenu plutôt un sobriquet qu'une illustration. La flatterie des courtisans, qui avait épuisé les comparaisons de l'antiquité, se retourna sans doute d'un autre côté; et il faut croire que l'amour-propre des princes n'y perdit rien.

Joachim II hérita l'Électorat de son père, comme nous venons de le dire. Il embrassa la doctrine de Luther en 1539. On ne sait pas les circonstances qui donnèrent lieu à ce changement; ce qu'il y a de certain, c'est que ses courtisans et l'évêque de Brandebourg suivirent son exemple.

Une nouvelle religion qui paraît tout à coup dans le monde, qui divise l'Europe, qui change l'ordre des possessions et donne lieu à de nouvelles combinaisons politiques, mérite que nous donnions quelque attention à ses progrès, et surtout que nous examinions par quelle vertu elle produisait les conversions soudaines des plus grands États.

Dès l'année 1400, Jean Huss commença à prêcher sa nouvelle doctrine en Bohême : c'était proprement les sentiments des Vaudois et de Wiclef, auxquels il adhérait. Huss fut brûlé au concile de Constance.20-4 Son prétendu martyre augmenta le zèle de ses disciples. Les Bohémiens, qui étaient trop grossiers pour entrer dans les disputes<21> sophistiques des théologiens, n'embrassèrent cette nouvelle secte que par un esprit d'indépendance et de mutinerie qui est assez le caractère de cette nation. Ces nouveaux convertis secouèrent le joug du pape, et se servirent des libertés de leurs consciences pour couvrir le crime de leur révolte. Tant qu'un certain Ziska fut leur chef, ce parti fut redoutable : Ziska remporta quelques victoires sur les troupes de Wenceslas et d'Ottocare,21-a rois de Bohême; mais, après sa mort, les Hussites furent en partie chassés de ce royaume; et l'on ne voit point que la doctrine de Jean Huss se soit étendue hors de la Bohême.

L'ignorance était parvenue à son comble dans les XIVe et XVe siècles; les ecclésiastiques n'étaient pas même assez instruits pour être pédants. Le relâchement dans les mœurs et la vie licencieuse des moines, faisaient que l'Europe ne poussait qu'un cri pour demander la réforme de tant d'abus. Les papes abusaient même de leur pouvoir à un point qui n'était plus tolérable; Léon X faisait dans la chrétienté un négoce d'indulgences, pour amasser les sommes dont il avait besoin pour bâtir la basilique de Saint-Pierre à Rome. On prétend que ce pape fit présent à sa sœur Cibo du produit que rapporteraient celles que l'on vendrait en Saxe. Ce revenu casuel fut affermé : ces étranges fermiers, voulant s'enrichir, choisirent des moines et des quêteurs propres à ramasser les plus grandes sommes; et les commis de ces indulgences en dissipèrent une partie par des désordres scandaleux. Un inquisiteur, nommé Tetzel, et des dominicains, furent ceux qui, s'acquittant si mal de cette commission, donnèrent lieu à la réforme. Le vicaire-général des augustins, nommé Staupitz, dont l'ordre avait été en possession de ce négoce, ordonna à un de ses moines, nommé Luther, de prêcher contre les indulgences. Dès l'an 1516, Luther avait déjà combattu les scolastiques; il s'éleva alors avec plus de force contre ces abus : il avança d'autres propositions douteuses, puis il les soutint, en les munissant de nouvelles preuves. Il fut enfin excom<22>munié du pape, en 1520. Il avait goûté le plaisir de dire ses sentiments sans contrainte; il s'y livra depuis sans bornes. Il renonça au froc, et épousa Catherine de Bora, en 1525, encourageant par son exemple les prêtres et les moines à rentrer dans les droits de la nature et de la raison. S'il rendit des citoyens à la patrie, il lui rendit aussi son patrimoine, en mettant dans son parti beaucoup de princes, pour qui la dépouille des biens ecclésiastiques était une douce amorce. L'électeur de Saxe fut le premier qui embrassa sa nouvelle secte. Le Palatinat, la Hesse, le pays de Hanovre, Je Brandebourg, la Souabe, une partie de l'Autriche, de la Bohême, de la Hongrie, toute la Silésie et le Nord reçurent cette nouvelle religion. Les dogmes en sont si connus, que je me crois dispensé de les rapporter.

Peu de temps après, Calvin parut en France, en 1533. Un Allemand, nommé Wolmar, qui était luthérien, avait inspiré ses sentiments à Calvin, avec lequel il fit connaissance à Bourges. Malgré la protection que Marguerite de Navarre accordait à ce nouveau dogme, Calvin fut obligé de quitter la France à différentes reprises. Poitiers fut l'endroit où il fit le plus de prosélytes. Ce convertisseur, qui croyait connaître le génie de sa nation, s'imagina qu'elle serait plutôt persuadée par des chansons que par des arguments; et il composa, dit-on, un vaudeville, dont le refrain était : « O moines! ô moines! il vous faut marier; »22-5 ce qui eut un succès étonnant. Calvin se retira à Bâle, où il fit imprimer ses Institutions. Il convertit ensuite la duchesse de Ferrare, fille de Louis XII. En 1536, il acheva de ranger la ville de Genève à ses sentiments; et il y fit brûler Michel Servet, qui était son ennemi : de persécuté il devint persécuteur. La religion réformée, tantôt persécutée, tantôt tolérée en France, servit souvent de prétexte à des guerres sanglantes, qui pensèrent plus d'une fois bouleverser ce royaume.

Henri VIII, roi d'Angleterre, auquel le pape Léon X avait donné<23> le titre de Défenseur de la Foi, parce qu'il avait écrit contre Luther, Henri VIII, devenu amoureux d'Anne de Boleyn, et ne pouvant persuader le Pape de rompre son mariage avec Catherine d'Aragon, s'en sépara de sa propre autorité. Clément VII, qui succéda à Léon X,23-a l'excommunia imprudemment; et dès l'année 1533, il secoua le joug du pape : il se fit pape à Londres, et fraya lui-même le chemin à la nouvelle religion qui s'établit après lui en Angleterre.

Si donc on veut réduire les causes des progrès de la réforme à des principes simples, on verra qu'en Allemagne, ce fut l'ouvrage de l'intérêt; en Angleterre, celui de l'amour; et en France, celui de la nouveauté ou peut-être d'une chanson. Il ne faut pas croire que Jean Huss, Luther ou Calvin, fussent des génies supérieurs; il en est des chefs de sectes comme des ambassadeurs : souvent les esprits médiocres y réussissent le mieux, pourvu que les conditions qu'ils offrent soient avantageuses. Les siècles de l'ignorance étaient le règne des fanatiques et des réformateurs; il semble que l'esprit humain se soit enfin rassasié de disputes et de controverses : on laisse argumenter les théologiens et les métaphysiciens sur les bancs de l'école; et depuis que dans les pays protestants les ecclésiastiques n'ont plus rien à perdre, les chefs des nouvelles sectes n'ont plus rien à gagner.

L'électeur Joachim II acquit, par la communion sous les deux espèces, les évêchés de Brandebourg, de Havelberg et de Lebus, qu'il incorpora à la Marche.

Il n'entra point dans l'union que les princes protestants firent à Smalcalde, en 1535;23-b et il maintint la tranquillité dans l'Électorat, tandis que la guerre désolait la Saxe et les pays voisins. La guerre de religion commença en 1546, et finit par la paix de Passau et d'Augsbourg.

<24>L'empereur Charles-Quint s'était mis à la tête des catholiques : l'illustre et malheureux Jean-Frédéric, électeur de Saxe, et Philippe le Magnanime, landgrave de Hesse, étaient les chefs des protestants. L'Empereur les battit en Saxe, auprès de Mühlberg. Lui et le cardinal Granvelle se servirent d'un stratagème indigne pour tromper le landgrave de Hesse : Charles-Quint se crut autorisé, par la phrase équivoque d'un sauf-conduit, à mettre le Landgrave dans la prison où il passa une grande partie de sa vie. L'électeur Joachim, qui avait été le garant de ce sauf-conduit, fut outré de ce manque de foi; il tira son épée, dans sa colère, contre le duc d'Albe,24-6 mais on les sépara. Jean-Frédéric de Saxe fut déposé; l'Empereur donna cet électorat au prince Maurice, qui était de la ligne albertine. Cependant Joachim ne se conforma point à l'Intérim, que l'Empereur avait fait publier.24-a

Les électeurs de Saxe et de Brandebourg furent chargés par l'Empereur de mettre le siége devant Magdebourg; cette ville se rendit, après s'être défendue quatorze mois. La capitulation était conçue avec tant de douceur, que l'Empereur eut peine à la confirmer. L'archevêque de Magdebourg étant décédé, les chanoines élurent à sa place Frédéric, évêque de Havelberg, second fils de l'électeur Joachim; et après la mort de celui-là, l'Électeur eut assez de crédit pour y faire succéder le troisième de ses fils, nommé Sigismond, qui était protestant. Ce lut cet électeur qui fit bâtir la forteresse de Spandow, en 1555. L'ingénieur qui la construisit s'appelait Chiaramela. Il fallait bien que l'on fût extrêmement privé de toutes sortes d'arts dans ces temps, pour avoir recours aux étrangers dans les moindres choses.<25> Mais comment pouvait-on défendre des places, si on ne savait pas les fortifier? Le margrave Jean, frère de l'Électeur, fit en même temps travailler aux ouvrages de Cüstrin. C'était peut-être une mode alors de fortifier les places; l'empereur Charles-Quint en donna l'exemple à Gand, à Anvers et à Milan : si l'on avait eu une idée distincte de l'usage que l'on en peut faire, on aurait eu des ingénieurs.

Joachim II obtint, en 1569, de son beau-frère Sigismond-Auguste, roi de Pologne, le droit de succéder à Albert-Frédéric de Brandebourg, duc de Prusse, au cas qu'il mourût sans héritiers; et il s'engagea de secourir la Pologne d'un certain nombre de troupes, toutes les fois qu'elle serait attaquée. Le règne de ce prince fut doux et paisible. On l'accusa de pousser la libéralité au point d'être prodigue. Il mourut en 1571.

<26>

JEAN-GEORGE.

Jean-George hérita, par cette mort, l'Électorat de son père, Joachim II, et la Nouvelle-Marche, de son oncle, le margrave Jean. Son gouvernement fut pacifique, et ne tient ici que par le fil de l'histoire chronologique. Il est à remarquer qu'une de ses femmes fut une princesse de Liegnitz, nommée Sophie. La branche des margraves de Baireuth et d'Ansbach vint à s'éteindre; il partagea cette succession entre ses deux fils cadets :26-a Christian, l'aîné des deux, devint l'auteur de la nouvelle tige de Baireuth; et Ernest, de celle d'Ansbach. L'Électeur mourut l'an 1598.

<27>

JOACHIM-FRÉDÉRIC.

Joachim-Frédéric avait cinquante-deux ans lorsqu'il parvint à la régence. Pendant la vie de son père il jouissait des évêchés de Magdebourg, de Havelberg et de Lebus; lorsqu'il succéda à Jean-George, il se démit de l'archevêché de Magdebourg, en faveur d'un de ses fils, nommé Christian-Guillaume. Il administra la Prusse pendant la démence du duc Albert-Frédéric. Il recueillit la succession du duché de Jägerndorf, qu'il céda à un de ses fils, nommé Jean-George, pour le dédommager de l'évêché de Strasbourg, auquel il avait été obligé de renoncer. Dans ces temps-là, les successions se réunissaient souvent, et se divisaient de même; la mauvaise politique de ces princes rendait le travail que la fortune faisait pour l'agrandissement de leur maison, ingrat et inutile.

Joachim-Frédéric fut le premier prince qui établit un conseil d'État. Il reste à juger quelle devait avoir été l'administration du gouvernement, la justice et la conduite des finances dans ce pays grossier et sauvage, où il n'y avait pas même des personnes préposées pour vaquer à ces emplois.

L'Électeur s'aperçut sans doute de la nécessité qu'il y avait de pourvoir à l'éducation de la jeunesse; car ce fut à cette intention<28> qu'il fonda le collége de Joachimsthal. Cent vingt personnes y sont élevées, nourries et instruites, selon l'institution, dans les belleslettres. Le Grand Électeur transféra depuis ce collége à Berlin. La pauvreté du pays et le peu d'espèces qui roulaient, donnèrent lieu aux lois somptuaires que l'Électeur fit publier. Il mourut l'année 1608, âgé de soixante-trois ans.

<29>

JEAN-SIGISMOND.

Jean-Sigismond avait épousé à Königsberg, l'an 1594, Anne, fille unique d'Albert,29-a duc de Prusse, héritière de ce duché et de la succession de Clèves. Cette succession était composée des pays de Juliers, Berg, Clèves, la Mark, Ravensberg et Ravenstein. Le morceau était trop tentant, pour ne pas exciter l'avidité de tous ceux qui avaient espérance d'y participer.

Avant que de parler des droits des électeurs de Brandebourg et des ducs de Neubourg, il est bon d'expliquer les prétentions de la Saxe, pour ne point embrouiller les matières.

L'empereur Maximilien avait donné l'expectative de cette succession aux princes des deux lignes de Saxe, à savoir l'ernestine et l'albertine, au défaut de tous les héritiers mâles et femelles des ducs de Clèves, car les patentes que le duc de Juliers, George-Guillaume, obtint de l'Empereur, font foi que ce fief tombait en quenouille. Jean-Frédéric, dernier électeur de Saxe de la maison ernestine, épousa Sibylle, fille de Jean III, duc de Juliers.

Le duc Guillaume de Clèves, fils de Jean de Juliers, épousa la fille de Ferdinand, nièce de l'empereur Charles-Quint. Ce mariage joint au mécontentement que l'Empereur avait de ce que Frédéric de Saxe<30> était un des membres de l'union de Smalcalde, le portèrent à confirmer au duc Jean-Guillaume30-a le droit qu'il avait de disposer de la succession en faveur de ses filles, au défaut des héritiers mâles. Le fils de ce duc, nommé comme lui Jean-Guillaume, mourut sans enfants, en 1609; ainsi cette succession retomba à ses sœurs. L'aînée, nommée Marie-Éléonore, avait épousé le duc de Prusse, Albert-Frédéric; la seconde, Anne, était mariée au prince palatin de Neubourg; la troisième, Madeleine, était femme du comte palatin de Deux-Ponts; la quatrième, Sibylle, était mariée à un prince d'Autriche, comte de Burgau : ces quatre princesses et leurs enfants prétendirent à cette succession.

La maison de Saxe ajoutait au droit de réversion, le mariage de l'électeur Frédéric avec la princesse Sibylle, tante du défunt.

Marie-Éléonore, femme d'Albert30-b de Prusse, fondait ses droits sur son contrat de mariage, en 1572, qui portait, en termes exprès, que si son frère venait à mourir sans enfants, elle et sa postérité hériteraient des six duchés, en vertu des pactes fondamentaux des années 1418 et 1496, par lesquels les filles aînées ont le droit de succéder. Le duc de Prusse s'engagea à payer deux cent mille florins d'or aux sœurs de sa femme, pour les satisfaire par cette somme sur toutes leurs prétentions. Si Marie-Éléonore eût été en vie au décès de son frère, il est fort probable qu'il n'y aurait point eu de démêlé; mais, étant morte, sa fille Anne, femme de l'électeur Jean-Sigismond, rentrait dans les droits de sa mère. Cette succession devait donc tomber sur son chef, puisqu'elle représentait Marie-Éléonore; et c'était le point de la contestation.

Les prétentions d'Anne, duchesse de Neubourg, se fondaient sur ce que sa sœur Marie-Éléonore étant morte, elle rentrait dans ses droits, et devenait par conséquent l'aînée de ses autres sœurs, étant<31> plus proche parente qu'Anne de Brandebourg, qui était nièce du défunt. Il n'y avait que les pactes de famille et le contrat de mariage de Marie-Éléonore de contraires à ces raisons.

Les deux sœurs cadettes du duc Jean-Guillaume ne demandaient pas la succession entière; elles ne proposaient que le démembrement.

Ce qui rendait nul de toute nullité le droit de ces trois sœurs cadettes, c'est qu'elles avaient passé, dans leur contrat de mariage, une renonciation à tous leurs droits, tant qu'il y aurait des enfants de leur sœur aînée.

L'électeur Jean-Sigismond et le duc Wolfgang-Guillaume de Neubourg convinrent de se mettre en possession de la succession litigieuse, en se réservant cependant leurs droits respectifs. L'empereur Rodolphe, qui voulait s'emparer de cet héritage sous prétexte de le mettre en séquestre, facilita cet accord. L'archiduc Léopold se mit effectivement en devoir de s'en emparer; mais les princes protestants s'y opposèrent, et formèrent cette célèbre alliance qu'on nomma l'Union, et dans laquelle Jean-Sigismond entra des premiers.31-a Pour contre-balancer l'Union, les princes catholiques firent un traité semblable à Würzbourg, qu'on nomma la Ligue. L'Électeur était favorisé des Hollandais, qui craignaient le séquestre impérial; et le duc de Neubourg, par Henri IV, roi de France : mais lorsque ce prince se préparait à le secourir, il fut assassiné par Ravaillac.31-7

L'Électeur avait tenté un accommodement avec le duc de Neubourg : mais, à une entrevue qu'ils eurent, dans la chaleur de la dispute, Jean-Sigismond donna un soufflet à ce prince;31-b ce qui brouilla les choses de nouveau. On peut juger, par ce trait singulier, de la<32> politesse et des mœurs de ce temps. En 1611, on tenta un autre accommodement, à Jüterbog, avec l'électeur de Saxe,32-a au sujet de la même succession, sans que les princes s'y trouvassent, car les entrevues étaient devenues dangereuses; mais le duc de Neubourg protesta contre ce traité, et il ne fut jamais mis en exécution.

Le duc Albert de Prusse, époux de Marie-Éléonore et beau-père de Jean-Sigismond, avait eu le malheur de tomber en démence.32-b Joachim-Frédéric avait administré la Prusse depuis qu'il se trouvait dans cette triste situation, et Jean-Sigismond se chargea ensuite du même soin. Il reçut de Sigismond III, roi de Pologne, l'investiture de la Prusse pour lui et ses descendants; c'était la troisième investiture32-c qui avait été donnée à la maison électorale.

Comme la Prusse fut réunie à la maison de Brandebourg par Jean-Sigismond, il n'est pas hors de propos de donner, en peu de mots, une idée de ce que ce pays était originairement, de son gouvernement, et comment il passa au duc Albert, beau-père de l'Électeur.

Le nom de Borussia, dont on a fait Prusse, est composé de Bo, auprès, et de Russia, la Russe, rivière qui est une branche du Niémen, qu'on nomme à présent la Memel. La Prusse fut habitée originairement par des Bohémiens, des Sarmates, des Russes et des Vénèdes. Ces peuples étaient plongés dans l'idolâtrie la plus grossière : ils adoraient les dieux des forêts, des lacs, des rivières, et même des serpents et des élans. Leur dévotion rustique et sauvage ne connaissait pas la<33> somptuosité des temples. Leurs principales idoles, Potrimpos, Percunos et Picollos, avaient leur culte établi sous des chênes où elles étaient placées, à Romowe et à Heiligenbeil. Les Prussiens sacrifiaient à leurs faux dieux jusqu'à leurs ennemis prisonniers. Saint-Adelbert fut le premier qui prêcha le christianisme à ces peuples, vers l'an 1000, et il reçut la couronne du martyre. Selon Crispus,33-a trois rois de Pologne, nommés tous trois Boleslas, firent la guerre aux Prussiens pour les convertir; mais ces peuples, devenus aguerris, ravagèrent la Mazovie et la Cujavie. Conrad, duc de Cujavie, appela à son secours les chevaliers Teutons de l'Allemagne. Hermann de Salza en était alors le grand maître. En 1239, il entra en Prusse;33-b et il établit, à l'aide des chevaliers Livoniens, qui étaient une espèce de templiers, les quatre évêchés de Culm, Pomesan, Ermland et Samland. La guerre que l'Ordre fit aux Prussiens, dura cinquante-trois ans. Les Chevaliers soutinrent ensuite des guerres, tantôt contre la Pologne, et tantôt contre les ducs de Poméranie, qui étaient jaloux de leur établissement. Dès lors les familles des Chevaliers commencèrent à s'établir en Prusse; et c'est d'eux, en grande partie, que descend la noblesse qui l'illustre aujourd'hui.

Sous le grand maître Conrad d'Erlichshausen, en 1450,33-c les villes de Danzig, Thorn et Elbing lui déclarèrent qu'étant lasses de lui obéir, elles s'étaient données à Casimir, fils de Jagellon, roi de Pologne. La guerre que les Chevaliers et les Polonais se firent pour la Prusse, dura treize ans. Les Polonais, victorieux, donnèrent la loi : la Prusse citérieure de la Vistule fut annexée à ce royaume, et<34> s'appela Prusse-Royale; l'Ordre garda la Prusse ultérieure, mais il fut obligé d'en prêter hommage aux vainqueurs.

En 1510,34-a Albert de Brandebourg fut élu grand maître par l'Ordre; c'était l'arrière-petit-fils34-b d'Albert l'Achille, comme on l'a dit plus haut. Le nouveau grand maître, pour venger l'honneur de l'Ordre, entreprit une nouvelle guerre contre les Polonais, qui finit très-heureusement pour lui, puisqu'il fut créé duc de Prusse par Sigismond Ier, roi de Pologne, qui rendit cette dignité héréditaire pour ce prince et ses descendants. Albert ne s'engagea qu'à prêter l'hommage accoutumé à la Pologne.

Le duc Albert, maître de la Prusse ultérieure, quitta alors l'habit, la croix et les armes de l'ordre Teutonique. Les Chevaliers se conduisirent comme font les plus faibles : ils se contentèrent de protester contre ce qu'ils ne pouvaient pas empêcher. Le nouveau duc eut une guerre à soutenir, en 1563, contre Éric, duc de Brunswic34-c et commandeur de Memel. Éric entra en Prusse, à la tête de douze mille hommes, mais Albert l'arrêta aux bords de la Vistule. Comme il ne s'y passa rien de remarquable, et que les deux bords de la rivière étaient couverts de soldats qui cueillaient des noix, on appela cette expédition la Guerre des Noix.

Albert se fit protestant en 1519,34-d et la Prusse imita son exemple. Son fils, Frédéric-Albert, lui succéda en 1568. Il reçut l'investiture du roi Sigismond-Auguste, à laquelle eut part l'envoyé de l'électeur Joachim II. C'est cet Albert-Frédéric qui épousa Marie-Éléonore, fille de Jean-Guillaume et sœur du dernier duc de Clèves. Jean-<35>Sigismond fut le gendre et le tuteur de ce duc de Prusse; la mort de son beau-père le fit entrer entièrement dans la possession de ce duché, l'an 1618.

Jean-Sigismond s'était fait réformé dès l'an 1614, pour complaire aux peuples du pays de Clèves, qui devaient devenir ses sujets. L'empereur Rodolphe II mourut pendant la régence de l'Électeur. Le collége électoral élut en sa place Matthias, frère du défunt. L'Électeur, sentant les approches de l'âge et se voyant accablé d'infirmités, remit la régence à son fils35-a George-Guillaume, et mourut peu de temps après.

<36>

GEORGE-GUILLAUME.

George-Guillaume parvint à l'Électorat l'an 1619. Sa régence fut la plus malheureuse de toutes celles des princes de sa maison : ses États furent désolés pendant le cours de la guerre de trente ans, dont les traces funestes furent si profondes, qu'on en voit encore des marques au temps que j'écris cette histoire. Tous les fléaux de l'univers fondirent à la fois sur ce malheureux électorat : il voyait à sa tête un prince incapable de gouverner, qui avait choisi pour son ministre un traître à sa patrie;36-8 une guerre ou plutôt un bouleversement général, survint en même temps; il fut inondé par des armées amies et ennemies, également pillardes et barbares, qui se heurtant comme des vagues agitées par une tempête, tantôt le couvraient de leur<37> nombre et tantôt se retiraient après l'avoir ruiné; et enfin, pour mettre le comble à la désolation, ce qui échappa de ses habitants au fer du soldat, périt par des maladies malignes et contagieuses.

La même fatalité qui persécuta cet électeur, parut s'acharner sur tous ses parents. George-Guillaume avait épousé la fille de Frédéric IV, électeur palatin; il était par conséquent beau-frère du malheureux Frédéric V, élu et couronné roi de Bohême, battu au Weissenberg, dépouillé du Palatinat et mis au ban de l'Empire par l'empereur Ferdinand II. Le duc de Jägerndorf, oncle de George-Guillaume, fut dépossédé de son pays, parce que ce prince avait embrassé le parti de Frédéric V; et l'Empereur donna ses biens confisqués à la maison de Lichtenstein, qui en est actuellement en possession. L'Électeur protesta en vain contre cette violence. Enfin son second oncle, l'administrateur de Magdebourg, fut déposé et mis au ban de l'Empire, pour être entré dans la ligue de Lauenbourg, et pour s'être allié avec le roi de Danemark. L'Empereur, victorieux de ses ennemis, était presque despotique dans l'Empire.

La guerre de trente ans avait commencé dès l'an 1618, à l'occasion de la révolte des Bohémiens, qui élurent pour leur roi Frédéric V, électeur palatin; mais comme nous nous bornons aux événements qui regardent directement l'histoire de la maison de Brandebourg, nous ne ferons mention de cette guerre, qu'autant qu'elle aura de rapport avec cette histoire.

La trêve que les Hollandais et les Espagnols avaient conclue en 1609, pour douze ans, était prête d'expirer; et les duchés de la succession de Clèves, où ces deux nations avaient des troupes, devinrent le théâtre de la guerre. Les Espagnols forcèrent la garnison de Juliers, que les Hollandais tenaient pour l'Électeur; Clèves et Lippstadt se rendirent à Spinola. Les Hollandais chassèrent cependant, en 1629, les Espagnols du pays de Clèves, et reprirent quelques villes pour l'Électeur. George-Guillaume et le duc de Neubourg dis<38>posèrent les Espagnols, en 1630, à évacuer une partie de ces provinces. Les Hollandais mirent garnison dans les places de l'Électeur, et les Espagnols, dans celles du Duc; mais cet arrangement ne fut pas de durée.

En 1635, la guerre recommença dans ces provinces avec plus de violence qu'auparavant; et, pendant toute la régence de l'Électeur, les provinces de cette succession furent en proie aux Espagnols et aux Hollandais, qui s'emparaient des postes, surprenaient des villes, gagnaient des avantages les uns sur les autres, les reperdaient de même, et où cependant il ne se passa rien de considérable : les actions des officiers et le brigandage des soldats faisaient, dans ces temps-là, la partie principale de l'art militaire.

Quoique l'Empereur affectât une souveraineté indépendante, les princes de l'Empire ne laissaient pas que d'opposer à son despotisme une fermeté qui l'arrêtait quelquefois; ces princes formaient des ligues qui donnaient souvent l'alarme à Vienne.

Les électeurs de Brandebourg et de Saxe intercédèrent auprès de l'Empereur, pour leur collègue l'Électeur palatin, mis au ban de l'Empire; et ils reiùsèrent de reconnaître l'électeur Maximilien, duc de Bavière, que Ferdinand II avait élevé à cette dignité au préjudice de la maison palatine et contre les lois de l'Empire. Selon la bulle d'or, un empereur n'est point en droit de mettre au ban de l'Empire, ni de dégrader un électeur, sans le consentement unanime de toute la diète assemblée en corps.38-a Ces intercessions ne produisirent aucun effet; et l'Empereur, qui n'était occupé que de sa vengeance personnelle, se trouvant en force, ne fit aucun cas des libertés du corps germanique, ni des lois de l'équité.

<39>Dès ce temps, l'Électeur et son conseil prévirent les approches de la guerre, et la nécessité qui les y entraînerait par la complication d'événements qui la rendaient presque inévitable : d'un côté, des droits à soutenir sur la succession de Clèves; de l'autre, la guerre de trente ans, et de plus les dissensions que la religion avait fait naître et qui occasionnaient des cabales et des ligues puissantes. Des guerres déjà allumées, et d'autres prêtes à embraser son État, avertissaient George-Guillaume de se préparer à les soutenir lorsqu'il ne pourrait plus l'éviter : son premier ministre, le comte de Schwartzenberg, proposa, par différentes reprises, de lever un corps de vingt mille hommes, qu'il voulait faire passer au service de l'Empereur; mais on prit de si mauvaises mesures, et l'on fit des arrangements si ridicules, qu'on assembla à peine six mille hommes.

Les progrès de la réforme, qui divisait l'Allemagne en deux puissants partis, acheminèrent insensiblement les choses à une guerre ouverte.

Les protestants, intéressés à soutenir l'exercice libre de leur religion, et à retenir les biens des ecclésiastiques qu'ils avaient confisqués, firent une confédération à Lauenbourg. Christian IV, roi de Danemark, et les ducs de Lünebourg, de Holstein, de Mecklenbourg, et l'administrateur de Magdebourg, oncle de l'Électeur, y entrèrent. L'Empereur en prit ombrage; et jugeant au-dessous de lui d'employer les voies de la négociation et de la douceur pour ramener les esprits à un accommodement, il envoya Tilly, à la tête de douze mille hommes, dans le cercle de la Basse-Saxe. Tilly se présenta devant Halle; et quoique la ville se fût rendue sans résistance, il la livra au pillage. Wallenstein s'approcha dans le même temps des évêchés de Halberstadt et de Magdebourg, avec douze mille Autrichiens. Les états de la Basse-Saxe, étonnés de ces hostilités, demandèrent à l'Empereur de s'accommoder; mais ces propositions n'empêchèrent point Tilly ni Wallenstein d'envahir les pays de Halberstadt et de Magdebourg.<40> Christian-Guillaume, administrateur de Magdebourg, fut déposé;40-9 et, contre l'attente de la cour impériale, le chapitre donna sa nomination à un fils cadet de l'électeur de Saxe, nommé Auguste.

L'administrateur déposé joignit ses troupes à celles que le roi de Danemark avait fait entrer en Basse-Saxe pour soutenir la confédération de Lauenbourg. Christian-Guillaume et le comte de Mansfeld, qui commandait cette armée, attaquèrent Wallenstein au pont de Dessau, et furent battus : ils se sauvèrent, après leur défaite, dans la Marche de Brandebourg, qu'ils pillèrent. Un autre corps, que le roi de Danemark avait en Basse-Saxe du côté de Lutter, fut battu en même temps par Tilly. Le voisinage et les victoires des Impériaux obligèrent George-Guillaume de se soumettre enfin aux volontés de l'Empereur, et de reconnaître la nouvelle dignité de Maximilien de Bavière.

Le roi de Danemark, qui se releva de ses défaites, reparut l'année suivante avec deux armées, dont il commandait l'une, et l'Administrateur, l'autre; mais, découragé par les mauvais succès qu'il avait eus, il n'osa pas se présenter devant Tilly, qui occupait Brandebourg, Rathenow, Havelberg et Perleberg.

Mansfeld, qui rassembla de même les débris de son armée, entra dans les Marches, malgré la volonté de l'Électeur. Les Impériaux détachèrent contre lui sept mille hommes, auxquels l'Électeur en joignit huit cents, sous les ordres du colonel Kracht; ce corps passa la Warthe et dissipa les troupes fugitives de Mansfeld. Par ces faibles secours que l'Électeur donna alors, il paraît clairement qu'il n'avait que peu de troupes sur pied.

Les Impériaux profitèrent de leurs avantages, et ils mirent garnison dans toute la Poméranie; et comme il y avait quelque apparence que le roi de Suède, à l'exemple de celui de Danemark,<41> embrasserait le parti des princes protestants d'Allemagne, que les catholiques allaient opprimer, l'Empereur se servit de ce prétexte pour paraître le défenseur de l'Empire, lors même que son intention secrète était de disposer selon sa volonté de ce duché, dont la succession retombait à l'Électeur après la mort du duc Bogislas, qui n'avait point de lignée. Stralsund résista aux Impériaux; Wallenstein y mit le siége, et le leva après y avoir perdu douze mille hommes. Ce nombre me paraît exagéré de beaucoup, vu la faiblesse des corps dont on se servait alors; et il est apparent que les chroniqueurs de ces temps y ont ajouté quelque chose, par amour du merveilleux. La ville de Stralsund, qui s'était maintenue par son courage, se méfiant de ses forces, conclut une alliance avec le roi de Suède, Gustave-Adolphe, et reçut une garnison suédoise41-a de neuf mille hommes.

L'Empereur cependant, enflé des succès que ses généraux avaient eus en Allemagne, et croyant l'occasion favorable pour abaisser les princes protestants et la nouvelle religion, publia son fameux édit de restitution. Cette ordonnance enjoignait aux princes protestants de rendre à l'Église les biens dont la réforme les avait mis en possession depuis la transaction de Passau :41-10 tous y auraient fait des pertes considérables; la maison de Brandebourg se serait vue dépouillée des évèchés de Brandebourg, de Havelberg et de Lebus; ce fut le signal qui arma de nouveau les protestants contre les catholiques.

Les projets ambitieux de Ferdinand II ne se bornaient pas à rabaisser les princes de l'Empire; il avait toujours des vues sur l'archevêché de Magdebourg : cependant Wallenstein qui assiégeait depuis<42> plus de sept mois cette capitale, fut obligé d'en lever le siége honteusement.

Les troubles de l'Allemagne ne doivent pas nous empêcher de considérer pour un moment ceux qui s'élevèrent en Pologne. Sigismond, roi de Pologne, forma des prétentions sur le royaume de Suède, que Gustave-Adolphe gouvernait alors. Le roi de Suède, plus actif, plus grand homme que son adversaire, le prévint : et pendant que Sigismond se préparait à lui faire la guerre, Gustave-Adolphe passa en Prusse,42-11 prit le fort de Pillau, et fit de grands progrès tant en Livonie que dans la Prusse polonaise, et signa, à Danzig,42-a une trêve de six ans avec les Polonais, dans laquelle l'Électeur fut compris, et qu'on prolongea jusqu'à vingt-six ans. Il fut question, dans ce traité, de George-Guillaume, en qualité de feudataire de la Pologne; l'année 162642-b il avait pris en personne, à Varsovie, l'investiture de la Prusse.

Le roi de Suède avait dessein d'entrer en Allemagne, afin de profiter des divisions qui la déchiraient, et des troubles, qui augmentaient encore par l'édit de restitution que l'Empereur avait fait publier. Gustave, selon l'usage des rois, fit paraître un manifeste, dans lequel il détaillait les griefs qu'il avait contre l'Empereur. Ses sujets de plainte consistaient en ce que l'Empereur avait assisté le roi de Pologne d'un puissant secours;42-12 qu'il avait déposé son allié, le duc de Mecklenbourg, et qu'il avait usé de violence envers la ville de Stralsund, avec laquelle Gustave était en alliance. L'Empereur aurait pu répondre qu'étant en alliance avec le roi de Pologne, il avait été obligé de le secourir en vertu de ses engagements; que le duc de Mecklenbourg n'aurait point été déposé, s'il ne s'était pas joint à la<43> ligue de Lauenbourg, et qu'enfin il n'était point permis à une ville anséatique, comme Stralsund, de faire d'autres traités avec les rois et princes étrangers, que relativement à son commerce.

A bien considérer les raisons de Gustave, elles ne valaient pas mieux que celles que Charles II d'Angleterre employa pour chercher querelle aux Hollandais; les voici en peu de mots : le roi se plaignait que les sieurs de Witt avaient dans leur maison un tableau scandaleux.43-13 Faut-il que des sujets aussi frivoles arment des nations les unes contre les autres, causent la ruine des plus florissantes provinces, et que l'espèce humaine répande son sang et prodigue sa vie, pour contenter l'ambition et le caprice d'un seul homme?

Pendant que les Suédois faisaient des préparatifs pour venir fondre sur l'Allemagne, Wallenstein qui s'était établi dans l'électorat de Brandebourg, en tirait des sommes exorbitantes. Il était bien singulier que les Impériaux traitassent avec cette dureté excessive un pays ami, dont le prince n'avait donné aucun sujet de plainte à l'Empereur. La situation déplorable dans laquelle se trouvait George-Guillaume, paraît rendue avec bien de la vérité dans une réponse qu'il fit à Ferdinand II, sur ce qu'il l'avait invité de se rendre à la diète de Ratisbonne; il y dit : « L'épuisement de la Marche me met hors d'état de fournir à mes dépenses ordinaires et, à plus forte raison, à celles d'un pareil voyage. »

Les auteurs rapportent que les régiments de Pappenheim et de Saint-Julien qui avaient leurs quartiers dans la Moyenne-Marche, en tirèrent trois cent mille écus en seize mois. Le marc d'argent était alors à neuf écus; il est à présent à douze : moyennant quoi, cette somme ferait quatre cent mille écus de notre monnaie. Ces auteurs assurent de même que Wallenstein tira de l'Électorat la somme de vingt millions de florins, qu'on peut évaluer à dix-sept millions,<44> 777 mille, 777 écus; ce qui est assurément exagéré de plus de la moitié. Les écrivains de ces temps ne se piquaient point d'exactitude; ils ramassaient des bruits populaires, qu'ils rendaient comme des vérités, et ils ne faisaient pas réflexion que des personnes ruinées trouvent une espèce de consolation à amplifier leurs malheurs et à grossir leurs pertes.

Les orages qui avaient grondé depuis quelques années autour de l'Électorat, se réunirent enfin, et vinrent de tous côtés fondre sur lui. Gustave-Adolphe entra en Allemagne; il fit une descente dans l'île de Rügen,44-a dont il délogea les Impériaux à l'aide de sa garnison de Stralsund. A l'approche des Suédois, l'Empereur signifia aux électeurs de Saxe et de Brandebourg qu'ils préparassent des vivres et des munitions pour ses troupes, les assurant qu'en faveur de ce service, il modifierait à leur égard son édit de restitution.

Pendant que la diète de Ratisbonne déplorait en beaux discours les malheurs de l'Allemagne, et qu'elle délibérait sur les moyens de la délivrer de tant de maux et surtout de l'invasion du roi de Suède, Gustave-Adolphe, qui ne perdait pas son temps en paroles inutiles, s'empara de toute la Poméranie. Il mit garnison à Stettin, et chassa de ce duché Torquato Conti, qui commandait les Impériaux. Ce général, chassé de la Poméranie par les Suédois, se retira par la Nouvelle-Marche, et s'établit avec ses troupes auprès de Francfort-sur-l'Oder.

Gustave-Adolphe, maître de la Poméranie, fit un traité avec le duc Bogislas, dans lequel il fut stipulé que, si quelqu'un venait à disputer la succession de la Poméranie à l'électeur de Brandebourg après la mort du duc, ou que la Suède ne fût pas entièrement indemnisée des frais de la guerre, cette province resterait en séquestre entre les mains de Gustave-Adolphe.

<45>Les protestants, encouragés par l'approche du roi de Suède, tinrent une assemblée à Leipzig, où ils délibérèrent sur leurs intérêts.

La ville de Magdebourg s'était déjà alliée avec lui, et avait accordé à ce prince le passage sur son pont de l'Elbe. En conséquence de cette alliance, elle chassa les Impériaux du plat pays; mais Tilly revint à la tête de son armée, et mit devant cette ville ce blocus si fameux dans l'histoire.

Les électeurs de Brandebourg et de Saxe, désapprouvant la conduite des Magdebourgeois, résolurent de se tenir constamment attachés à l'Empereur, et d'assembler leur arrière-ban pour s'opposer aux Suédois.

A l'approche de Gustave-Adolphe, l'Électeur fit élever à la hâte quelques ouvrages de terre devant les portes de Berlin; il fit planter quelques canons sur les remparts; manquant de troupes et n'ayant pas eu le temps de rassembler l'arrière-ban, il obligea les bourgeois à monter la garde et à veiller à la sûreté de la ville.

Cependant Gustave-Adolphe traversait la Marche, et courait au secours du duc de Mecklenbourg. Ce roi, aussi politique que brave, fit observer à ses troupes une discipline exacte; il avait dessein d'engager tous les protestants dans ses intérêts, publiant partout qu'il n'était venu en Allemagne que dans l'intention de délivrer les princes du joug que l'Empereur leur imposait, et surtout pour défendre la liberté de la religion. La France et la Suède avaient le même intérêt de s'opposer au despotisme de la maison d'Autriche : elles s'allièrent bientôt; et leur traité, entamé longtemps auparavant, fut conclu à Bärwalde.

Les Impériaux, dont les forces étaient divisées, songèrent à se joindre pour tenir tête aux Suédois. Tilly laissa quelques troupes qui continuèrent à bloquer Magdebourg, et marcha avec le gros de ses forces à Francfort-sur-l'Oder, où il se joignit avec Torquato Conti; il traversa ensuite l'Électorat, pour attaquer les Suédois, qui faisaient des<46> progrès dans le Mecklenbourg. Mais la fortune de Gustave-Adolphe avait un ascendant marqué sur celle du général impérial : le roi de Suède quitta le Mecklenbourg; il passa l'Oder à Schwedt; il prit Landsberg en passant, et mit le siége devant Francfort, que sept mille Impériaux défendaient; il prit la ville et une nombreuse artillerie qui y était gardée; il s'empara encore de Crossen; et puis il tourna brusquement vers Berlin, pour secourir Magdebourg, que Tilly était revenu assiéger en personne.

Lorsque Gustave-Adolphe arriva à Cöpenick, il demanda à l'Électeur qu'il lui remît les forteresses de Spandow et de Cüstrin, sous prétexte d'assurer sa retraite, mais véritablement dans l'intention d'engager malgré lui George-Guillaume dans ses intérêts. L'Électeur, étonné de cette proposition singulière, ne put se résoudre à rien; les ministres proposèrent une entrevue entre ces deux princes. George-Guillaume alla au-devant du Roi, à un quart de mille de Berlin; l'entrevue se fit dans un petit bois : l'Électeur y trouva le Roi, escorté de mille fantassins et de quatre canons. Gustave-Adolphe réitéra les propositions qu'il avait déjà faites à George-Guillaume; l'Électeur, jeté dans le plus cruel embarras, ne sachant à quoi se déterminer, demanda une demi-heure pour consulter ses ministres. Le monarque suédois s'entretint, en attendant, avec les princesses et les dames de la cour. Les ministres de George-Guillaume, après avoir donné leur avis, en revenaient toujours à ce refrain : « Que faire? ils ont des canons. » Après avoir longtemps délibéré et rien conclu, on pria le roi de Suède de se rendre à Berlin. Gustave-Adolphe entra dans cette capitale avec toute son escorte : deux cents Suédois montèrent la garde au château de Berlin; le reste des troupes fut logé chez les bourgeois. Le lendemain, toute l'armée suédoise se campa aux portes de la ville; et l'Électeur, qui n'était plus le maître chez lui, consentit à tout ce que voulait le roi de Suède. Les troupes suédoises qui occupèrent les forteresses de Cüstrin et de Spandow, prêtèrent serment<47> à l'Électeur; et le Roi lui promit de lui remettre ces places, dès que le besoin qu'il en avait serait passé. Gustave-Adolphe s'avança au delà de Potsdam; et les Impériaux, qui tenaient Brandebourg et Rathenow, se replièrent à son approche sur l'armée qui faisait le siége de Magdebourg. L'électeur de Saxe refusa aux Suédois le passage sur le pont de l'Elbe à Wittenberg; ce qui empêcha Gustave de secourir la ville de Magdebourg, comme il en avait l'intention.

Cette malheureuse ville, que Wallenstein ni Tilly n'avaient pu prendre par la force, succomba à la fin à la ruse. Les Impériaux avaient entamé une négociation avec les Magdebourgeois, par l'entremise des villes anséatiques. Ils affectaient, pendant ces pourparlers, de ne point tirer sur la place. Les Magdebourgeois, crédules et négligents à la fois, s'endormirent dans cette sécurité apparente. Les bourgeois qui avaient fait de nuit la garde sur le rempart, se retiraient vers le matin en grande partie dans leurs maisons. Pappenheim, qui dirigeait le siége, et qui était avancé avec ses attaques jusqu'à la contrescarpe du fossé, s'en aperçut et en profita; il fit ses dispositions; et un matin, que peu de monde était sur le rempart, il donna quatre assauts à la fois, et se rendit maître des remparts sans grande résistance. En même temps les Croates, qui côtoyaient l'Elbe, dont le lit était bas alors, la longèrent sans trop s'éloigner des bords, et prirent les ouvrages à revers. Tilly, maître des canons du rempart, les fit diriger de façon qu'ils enfilaient les rues; et le nombre des Impériaux, qui augmentait à tout moment, rendit enfin inutiles tous les efforts que les habitants auraient pu faire. Cette ville, une des plus anciennes et des plus florissantes de l'Allemagne, fut prise ainsi lorsqu'elle s'y attendait le moins, et fut barbarement livrée trois jours de suite au pillage.

Tout ce que peut inventer la licence effrénée du soldat, lorsque rien n'arrête sa fureur; tout ce que la cruauté la plus féroce inspire aux hommes, lorsqu'une rage aveugle s'empare de leurs sens, fut<48> commis alors par les Impériaux dans cette ville désolée : les soldats attroupés, les armes à la main, couraient par les rues et massacraient indifféremment les vieillards, les femmes et les enfants, ceux qui se défendaient et ceux qui ne leur faisaient point de résistance; les maisons étaient pillées et saccagées; les rues, inondées de sang et couvertes de morts. On ne voyait que des cadavres encore palpitants, entassés ou étendus tout nus; les cris lugubres de ceux qu'on égorgeait et les cris furieux de leurs assassins, se mêlaient dans les airs et inspiraient de l'horreur. Cette cruelle boucherie fit périr le plus grand nombre des citovens; il ne s'en sauva que quatorze cents, qui, s'étant enfermés dans le dôme, obtinrent leur grâce de Tilly. Aux massacres succédèrent les embrasements : les flammes s'élevèrent de tous les côtés, et dans peu d'heures les maisons des particuliers et les édifices publics ne formèrent qu'un même monceau de cendres; à peine sauva-t-on cent quarante maisons de cet incendie général. Douze cents filles se noyèrent, dit-on, pour conserver leur virginité; mais ce sont de ces contes fabuleux qui auraient plutôt réussi du temps d'Hérodote que du nôtre.

Toute l'Allemagne, amis et ennemis, plaignit le sort de cette ville, et déplora la fin funeste de ses habitants; la cruauté des Impériaux fut d'autant plus en horreur, que l'histoire ne présente que peu d'exemples d'une aussi grande inhumanité.

Après la perte de Magdebourg, Gustave-Adolphe vint camper auprès de Berlin pour la seconde fois; il était outré de n'avoir pu sauver cette ville alliée, et il en rejetait la faute sur les électeurs de Brandebourg et de Saxe. George-Guillaume députa l'Électrice et toutes les princesses de sa cour au camp du roi de Suède, pour l'apaiser : il s'y rendit enfin lui-même, et il accorda au roi tout ce qu'il voulut lui demander. Lorsque l'Électeur s'en retourna à Berlin, l'armée suédoise le salua d'une triple décharge de canons. Comme ces pièces étaient chargées à balles et braquées vers la ville, il y eut<49> beaucoup de maisons et de toits que les boulets endommagèrent; les habitants trouvèrent cette civilité un peu gothique et hérule. Le lendemain l'armée suédoise passa la Sprée et défila par la ville.

L'Électeur excusa sa conduite auprès de Ferdinand II, en lui représentant qu'il n'avait pas été en état de résister à la violence d'un prince puissant qui lui avait prescrit des lois à main armée; l'Empereur répondit sèchement que les Suédois ne ménageraient pas plus les Marches, que n'avaient fait les Impériaux.

L'électeur de Saxe, qui voyait prospérer les armes des Suédois, se rangea du côté de la fortune, et donna l'exemple à tous les princes protestants. Les Suédois rendirent à l'Électeur Spandow et Cüstrin; ils inondèrent ensuite la Basse-Saxe, entrèrent dans la Vieille-Marche, et prirent le camp de Werben, poste d'une assiette admirable et situé au confluent de la Havel dans l'Elbe. Tilly, craignant pour Pappenheim, qui avait été obligé de s'enfermer dans Magdebourg, quitta la Thuringe, et vint à son secours. Il s'avança vers le camp du roi de Suède. Le génie heureux de ce prince, qui facilitait toutes ses entreprises, lui fit naître le dessein de surprendre l'avant-garde de Tilly, composée de trois régiments, que ce général avait trop aventurés. Il exécuta ce projet lui-même, tailla ce corps en pièces, après quoi il retourna dans son camp. Tilly, qui voulait laver cet affront, marcha droit aux Suédois; mais l'assiette du camp était si forte, et les dispositions du Roi, si bonnes, qu'il n'osa pas en courir le hasard. Il manqua de vivres; et, se trouvant obligé de se retirer, il tourna du côté de Halle, dans l'intention de forcer Leipzig et de contraindre l'électeur de Saxe à quitter le parti des Suédois. Gustave-Adolphe, pénétrant son dessein, quitte son camp de Werben, passe l'Elbe à Wittenberg, se joint aux Saxons à Düben, et fond sur les Impériaux, qu'il défait totalement. Parmi la nombreuse artillerie que le Roi prit aux Impériaux dans cette bataille de Leipzig, on remarqua beaucoup de pièces aux armes de Brandebourg, de Saxe et de Lünebourg, que<50> les Impériaux s'étaient appropriées. Tilly, après avoir laissé six mille des siens sur la place, s'enfuit en Thuringe, où il rassembla les débris de sa défaite.

Nous ne suivrons point les Suédois dans le cours de leurs triomphes; il suffit de savoir que Gustave-Adolphe devint l'arbitre de l'Allemagne, et qu'il pénétra jusqu'au Danube, tandis que Baner, à la tête d'un autre corps suédois, chassait les Impériaux des évêchés de Magdebourg et de Halberstadt, et qu'il établissait dans ces pays une régence au nom de son maître. Il ne resta aux Impériaux que la ville de Magdebourg, où ils avaient une forte garnison.

Pendant que l'Allemagne était ravagée et pillée, Sigismond, roi de Pologne, mourut, et Ladislas fut élu à sa place.

Les Suédois, qui ne s'endormaient pas sur leurs lauriers, mirent le siége devant Magdebourg; et Pappenheim accourut du duché de Brunswic, où il était, pour la secourir. Baner leva le siége à son approche; en même temps, le duc de Lünebourg, qui était allié des Suédois, vint joindre Baner avec une belle armée. Pappenheim, se trouvant trop faible pour résister à tant de forces, évacua la ville de Magdebourg, et se retira dans les cercles de Westphalie et de Franconie, où la guerre le suivit. Les Suédois entrèrent à Magdebourg, et ils encouragèrent le peu qui restait de ses anciens habitants, à relever les murs de leur patrie.

L'Empereur, que l'infortune de ses armes rendait plus doux, se servit d'un langage plus insinuant, afin de détacher les électeurs de Saxe et de Brandebourg du parti des Suédois; mais ceux-ci avaient de fortes raisons pour en user autrement. L'électeur de Saxe se flattait qu'à la faveur de la supériorité qu'avaient les Suédois, il pourrait jouer un grand rôle dans l'Empire; et l'électeur de Brandebourg, qui craignait également les Impériaux et les Suédois, ne sachant à quoi se déterminer, crut prendre un parti avantageux à ses États, en s'attachant à la fortune de Gustave-Adolphe, qui paraissait alors si bien<51> affermie; il envoya même quelques faibles secours aux Saxons, qui poursuivaient en Silésie un corps d'Impériaux, commandé par Balthasar de Maradas.

L'Empereur, irrité du refus de ces princes et encore plus de l'irruption qu'ils faisaient en Silésie, voulut en marquer son ressentiment il envoya Wallenstein à la tête d'une forte armée, pour s'emparer de ces deux électorats. Pappenheim quitta la Westphalie, et se joignit à Wallenstein. Comme le roi de Suède se trouvait alors en Bavière, ces deux généraux profitèrent de son éloignement : ils entrèrent en Saxe, et prirent Leipzig, Naumbourg, Mersebourg, Halle et Giebichenstein.

Le roi de Suède apprend cette nouvelle, et accourt au secours de la Basse-Saxe : il arrive; il gagne la fameuse bataille de Lützen, et perd la vie en combattant. Les Suédois, vainqueurs, crurent être battus, n'ayant plus leur héros à leur tête; et les Impériaux, quoique défaits, se croyaient victorieux, n'ayant plus Gustave-Adolphe à combattre.

Ainsi finit ce roi qui avait fait trembler l'Empereur, qui avait rétabli la liberté des princes d'Allemagne, et auquel on ne peut reprocher d'autre défaut que trop d'ambition, qui est malheureusement celui de la plupart des grands hommes. Après sa mort, les Suédois chassèrent les Impériaux de la Basse-Saxe; et toutes les villes dont Wallenstein s'était emparé, furent reprises par l'électeur de Saxe. Oxenstjerna prit la direction des affaires des Suédois en Allemagne; et il conclut, au nom de la Suède, une alliance à Heilbronn avec les cercles de Franconie, de Souabe, du Haut et du Bas-Rhin.

Quoique l'Électeur ne fût pas de l'alliance de Heilbronn, il envoya de nouveau quelques secours à Arnim, qui commandait les troupes saxonnes en Silésie; toutes celles de l'Électeur ne consistaient qu'en trois mille cavaliers et en cinq mille fantassins. Lorsqu'il apprit que Wallenstein et Gallas rentraient en Silésie, il convoqua l'arrière-ban, ou plutôt il fit un armement général de tous ses sujets; mais, comme<52> il manquait de fonds pour les entretenir, il ne rassembla jamais des forces assez nombreuses pour s'opposer à la violence de ses ennemis.

Wallenstein s'avança en Silésie avec une armée de quarantecinq mille hommes; il amusa Arnim par des propositions d'accommodement; il lui donna des jalousies sur la Saxe : mais tournant brusquement vers Steinau, il y défit huit cents Suédois, s'empara de Francfort, et envoya des partis qui désolèrent la Poméranie et la Marche-Électorale. Il somma Berlin de lui porter ses clefs : mais il apprit, d'un côté, que Bernard de Weimar avait repris Ratisbonne, et de l'autre, que neuf mille Saxons et Brandebourgeois s'avançaient vers lui; et, sans s'opiniâtrer dans ses projets, il se retira en Silésie, laissant une forte garnison à Francfort et dans quelques autres villes. Arnim et Baner couvrirent Berlin avec leur armée. L'Électeur, assisté des troupes suédoises, se trouva à la tête d'une armée de vingt mille hommes, dont à peine la sixième partie lui appartenait. On a conservé le nom des régiments brandebourgeois qui étaient de cette armée, à savoir : Burgsdorff, Volckmann, François-Lauenbourg52-a et Ehrentreich-Burgsdorff. Avec ces troupes, il se présenta devant Francfort, et mille Autrichiens en sortirent par capitulation; la garnison impériale de Crossen en sortit le bâton blanc à la main.

Pendant que Baner dirigeait les opérations militaires de la Suède, Oxenstjerna devenait l'âme des négociations. Ce chancelier ayant trouvé avantageuse l'alliance qu'il avait faite, à Heilbronn, avec les cercles de l'Empire, en proposa une pareille aux cercles de la Haute et Basse-Saxe. Elle se conclut effectivement à Halberstadt; et les électeurs de Saxe et de Brandebourg en devinrent les membres principaux. Ce ministre, voyant les armées de Suède partout triomphantes et<53> les princes de l'Empire alliés ou dépendants de la Suède, crut sa puissance si bien établie, que rien ne pourrait désormais lui résister : dans cette persuasion, il leva le masque dans l'assemblée qui se tint à Francfort-sur-le-Main, et il proposa que pour dédommager la Suède des dépenses qu'elle avait faites en faveur des princes protestants, l'Empire lui cédât la Poméranie après la mort de son dernier duc.

Cette proposition, soit dit en passant, était le vrai commentaire du manifeste que Gustave-Adolphe avait publié lorsqu'il entra en Allemagne. L'électeur de Brandebourg se trouva extrêmement blessé de cette proposition d'Oxenstjerna, qui tendait à le frustrer de ses droits sur la Poméranie; et l'électeur de Saxe, qui s'était flatté de gouverner l'Allemagne, était dans une jalousie extrême du pouvoir de ce chancelier et de la fierté qu'affectaient les Suédois. Le malheur voulut que, dans ces circonstances, l'archiduc Ferdinand et le Cardinal-Infant remportassent, à Nordlingue, une victoire complète sur les Suédois; ce qui acheva d'ébranler des alliés qui avaient d'ailleurs, comme nous l'avons dit, de véritables sujets de mécontentement.

L'Empereur, attentif à diviser l'Allemagne liguée contre lui, profita avec habileté des dispositions pacifiques de ces deux électeurs, et il fit avec eux sa paix à Prague.53-a Les conditions de ce traité, signé le 20 de mars 1635, furent : que le second fils de l'électeur de Saxe resterait administrateur de Magdebourg, et que les quatre bailliages53-14 démembrés de cet archevêché demeureraient en toute propriété à la Saxe; l'Empereur promit à l'électeur de Brandebourg de maintenir ses droits sur la Poméranie, et de ne plus revendiquer les biens d'église qu'il possédait; il confirma de plus les pactes de confraternité entre les maisons de Brandebourg, de Saxe et de Hesse.

<54>Après cette paix, les troupes impériales et saxonnes nettoyèrent les évêchés de Magdebourg et de Halberstadt des Suédois qui les infestaient; la ville de Magdebourg tint seule pour les Suédois. La Poméranie, le Mecklenbourg et la Vieille-Marche, se ressentirent de nouveau des troubles de la guerre : les Impériaux et les Saxons occupaient tous les bords de l'Elbe et de la Havel; mais cela n'empêchait pas les Suédois de faire des courses bien avant dans le pays, et de pousser même leurs partis jusqu'à Oranienbourg.

Baner, pour éloigner la guerre de la Poméranie, qu'il voulait conserver à la couronne de Suède, assembla son armée à Rathenow, et marcha par Wittenberg à Halle, espérant encore de délivrer la garnison suédoise de Magdebourg, que les Impériaux tenaient extrêmement pressée. L'électeur de Saxe accourut en Misnie, où il se joignit à un corps d'Impériaux que Morosini commandait. La guerre s'arrêta longtemps aux bords de la Saale; les Saxons contraignirent cependant Baner à se retirer, et les Impériaux prirent Magdebourg. Baner passa par le pays de Lünebourg, et revint dans la Marche; Wrangel le joignit avec un renfort de huit mille hommes : ils surprirent et forcèrent Brandebourg et Rathenow, où il y avait garnison impériale. Ainsi ce malheureux électorat devenait la proie du premier occupant; ceux qui prenaient le nom d'amis, de même que ceux qui se disaient ennemis déclarés, en tiraient des contributions exorbitantes, pillaient, saccageaient, dévastaient le pays, et y faisaient les maîtres pendant qu'ils y étaient : toutes les villes situées le long de la Havel furent, en moins de six semaines, deux fois pillées par les Suédois, et une fois par les Impériaux. Cette désolation était universelle; le pays n'était pas ruiné, mais il était abîmé totalement.

La fatalité de ces temps fit que la fortune ne se déclara jamais entièrement pour un parti, et que, semblant vouloir perpétuer la guerre, elle relevait inopinément ceux qu'elle avait abattus, et rabaissait ensuite ceux qu'elle avait relevés.

<55>La manière dont on faisait la guerre alors, était différente de celle dont on la fait à présent : les princes ne faisaient que rarement de grands efforts pour lever des troupes; ils entretenaient, en temps de guerre, une ou, selon leur puissance, plusieurs armées; le nombre de chacune ne passait pas d'ordinaire vingt-quatre mille hommes; ces troupes vivaient du pays où elles étaient employées; elles cantonnaient ordinairement, et ne campaient que lorsqu'elles voulaient donner bataille, ce qui leur rendait les subsistances faciles. Lorsque l'Empereur ou le roi de Suède voulaient exécuter quelque grand projet, ils joignaient deux armées, au moyen desquelles ils gagnaient la supériorité. Les généraux dont les corps étaient les plus faibles, ayant comparé les forces des ennemis avec les leurs, se retiraient sans combattre; et comme ils vivaient également partout à discrétion, il leur était indifférent d'abandonner un pays, parce qu'ils en trouvaient toujours un autre à piller. Cette méthode prolongeait la guerre, ne décidait rien, consommait plus de monde par sa durée que celles d'à présent; et la rapine et le brigandage des troupes dévastaient totalement les provinces qui servaient de théâtre de guerre aux armées.

Baner remporte une victoire, à Wittstock, sur les Impériaux et les Saxons : les Suédois reprennent tout d'un coup la supériorité; les troupes battues et fugitives ne s'arrêtent qu'à Leipzig. Les Suédois inondent la Marche de nouveau; Wrangel entre à Berlin, et y met cinq compagnies en garnison; après quoi il redemande à l'Électeur ses forteresses. George-Guillaume, qui s'était retiré à Peitz, lui répondit qu'il s'abandonnait à la discrétion des Suédois, mais que les Impériaux étaient maîtres de ses places, et qu'il n'en pouvait pas disposer. Wrangel prit ses quartiers, et hiverna dans la Nouvelle-Marche.

Dans ce temps mourut Ferdinand II, ce fier oppresseur de l'Allemagne. Son fils Ferdinand III, qu'il avait fait élire roi des Romains,<56> lui succéda, comme si ce trône avait été héréditaire. Bogislas, dont la famille avait possédé le duché de Poméranie pendant sept cents ans, mourut de même pendant ces troubles, et avec lui s'éteignit toute sa maison. Les armées suédoises, maîtresses de la Poméranie et des États du Brandebourg même, empêchèrent l'Électeur de faire valoir ses droits sur ce duché; il se contenta d'envoyer un trompette aux états de la Poméranie, pour leur ordonner de traiter les Suédois comme des ennemis. Cette ambassade singulière n'eut aucun effet; sans doute que l'Électeur se servit d'un trompette, à cause qu'il crut qu'il passerait plus facilement qu'un homme de condition à travers les troupes suédoises.

Cependant les Impériaux, sous les ordres de Hatzfeld et de Morosini, chassèrent Baner de la Saxe, le poussèrent au delà de Schwedt, et reprirent Landsberg. Klitzing, à la tête des Saxons, nettoya en même temps la Marche et les bords de la Havel, et délivra ce pays des Suédois. La guerre, qui voyageait d'une province à l'autre, se transporta de nouveau en Poméranie, où les Impériaux furent joints par trois mille Hongrois. La Poméranie eut le sort des Marches : exposée aux mêmes brigandages, elle fut prise, reprise, brûlée et ruinée.

Alors la fatalité voulut que les Suédois reçurent de puissants secours; ce qui leur donna le moyen de contraindre les Impériaux à fuir devant eux jusqu'en Bohême. Mais quelques revers qu'éprouvassent les troupes autrichiennes, rien ne fut capable de détacher les électeurs de Brandebourg et de Saxe de l'alliance qu'ils avaient faite avec l'Empereur.

Les Suédois parurent pour la quatrième fois devant les portes de Berlin, et quatre cents Brandebourgeois évacuèrent la ville à leur approche. L'Électeur, pour se venger des maux que les Suédois faisaient souffrir à l'Électorat, projeta une diversion : quatre mille Prussiens entrèrent en Livonie, et y firent quelques ravages; mais<57> négligeant de s'emparer des villes pour y assurer leur établissement, ils abandonnèrent promptement leurs conquêtes, et leur expédition devint inutile. Les Suédois firent ressentir à la Marche les pertes qu'ils avaient faites en Livonie; ils surprirent à Bernau quinze cents Brandebourgeois que Burgsdorff commandait. Dewitz prit la route de la Silésie; et Baner saccagea la Saxe et le pays de Halberstadt.

Axel Lilje, qui commandait à Berlin, serra Spandow de près, et bloqua légèrement Cüstrin, où l'Électeur s'était retiré avec sa cour fugitive. Dans ces temps, les états de Poméranie se tinrent, et l'Électeur y envoya des députés. Les états ne favorisèrent point les Suédois; et les envoyés de l'Électeur à la diète de Ralisbonne, y tinrent la place des ducs de Wolgast et de Stettin.

Comme les états de la Prusse devaient se tenir cette année à Königsberg, George-Guillaume s'y rendit pour y solliciter le payement de quelques subsides arriérés : mais il mourut à Königsberg, le 3 de décembre,57-a laissant à son fils Frédéric-Guillaume un pays désolé dont ses ennemis étaient en possession, peu de troupes, des alliés dont l'affection était équivoque, et presque aucune ressource.

On ne saurait, sans blesser les lois de l'équité, charger George-Guillaume de tous les malheurs qui arrivèrent pendant sa régence. S'il fit des fautes capitales, elles consistèrent en ce qu'il plaça sa confiance dans le comte de Schwartzenberg, qui le trahit, et qui, selon quelques historiens, avait formé le projet de se faire lui-même électeur de Brandebourg :57-b il était catholique; il avait toujours tenu le parti de l'Empereur; et il se flattait d'autant plus de sa protection, que les forteresses de l'Électorat avaient été livrées à l'Empereur,<58> auquel les commandants avaient prêté serinent. On doit surtout reprocher à ce prince de n'avoir pas levé, avant que la guerre vînt ravager ses États, un corps de vingt mille hommes, qu'il était en état d'entretenir : ces troupes auraient servi à soutenir ses droits sur la succession de Clèves, et plus utilement encore à défendre ses provinces. Si l'Électeur avait été armé de la sorte, Mansfeld et l'administrateur de Magdebourg n'auraient pas entrepris, comme ils le firent, de traverser l'Électorat; l'empereur Ferdinand II se serait empressé de lui témoigner des égards, et il n'aurait dépendu que de lui de devenir ou l'allié ou l'ennemi des Suédois, au lieu d'être l'esclave du premier venu, comme il le fut.

Dès lors que George-Guillaume ne prit pas ces mesures, la complication bizarre des conjonctures ne lui laissa plus que le choix des fautes : il fut obligé d'opter entre les Impériaux et les Suédois; et comme il était faible, ses alliés furent toujours ses maîtres.

Le zèle avec lequel l'Empereur persécutait les protestants, son fameux édit de restitution, les vues qu'il avait sur l'archevêché de Magdebourg, et surtout la manière despotique dont il voulait gouverner l'Allemagne, ne pouvaient inspirer à l'Électeur que de l'éloignement pour ce prince. D'un autre côté, les dangers qu'il y avait à s'allier avec une puissance étrangère, les pillages inouïs que les Suédois exerçaient dans les pays de Brandebourg, la fierté d'Oxenstjerna, et le dessein que cette couronne avait formé d'acquérir la Poméranie, empêchaient George-Guillaume d'entrer dans l'alliance des Suédois : il appréhendait de plus qu'ils ne se servissent de lui, comme d'un instrument principal, pour lui arracher la succession de la Poméranie. En certains temps, révolté contre la dureté de Ferdinand II, il se jetait, comme par désespoir, dans les bras de Gustave-Adolphe; et dans d'autres, poussé à bout par les projets d'Oxenstjerna, il recherchait l'appui de la cour de Vienne. Dans une incertitude continuelle, sans force et sans puissance, il tournait de<59> gré ou de force du côté du plus fort; et la fortune, qui passait tous les jours des armées impériales aux suédoises, et des suédoises aux impériales, se plut à rendre ce prince la victime de sa légèreté : de sorte que les alliés n'eurent jamais des avantages assez suivis pour le protéger, comme ils l'auraient dû, contre les entreprises de leurs ennemis communs.

<60>

FRÉDÉRIC-GUILLAUME LE GRAND ÉLECTEUR.

Frédéric-Guillaume naquit à Berlin le 6 de février60-a 1620. Il était digne du nom de Grand que ses peuples et ses voisins lui ont donné d'une commune voix. Le ciel l'avait formé exprès pour rétablir, par son activité, l'ordre dans un pays où la mauvaise administration de la régence précédente avait mis une confusion totale, afin d'être le défenseur et le restaurateur de sa patrie, l'honneur et la gloire de sa maison. Le mérite d'un grand roi était uni en lui à la fortune médiocre d'un électeur; au-dessus du rang qu'il occupait, il déploya dans sa régence les vertus d'une âme forte et d'un génie supérieur, tantôt tempérant son héroïsme par sa prudence, et tantôt s'abandonnant à ce bel enthousiasme qui enlève notre admiration. Il rétablit ses anciens États par sa sagesse, et en acquit de nouveaux par sa politique. Il forma ses projets, et lui-même les mit en exécution. Les effets de sa bonne foi furent qu'il assista ses alliés, et les effets de sa valeur, qu'il défendit ses peuples. Dans les dangers imprévus, il<61> trouvait des ressources inopinées; et dans les petites choses, comme dans les affaires importantes, il parut toujours également grand.

L'éducation de ce prince avait été celle d'un héros : il apprit à vaincre dans un âge où le commun des hommes apprend à bégayer ses pensées. Le camp de Frédéric-Henri d'Orange fut son école militaire; il assista aux siéges des forts de Schenk et de Bréda.

Schwartzenberg, ministre de George-Guillaume, connaissant l'esprit transcendant du jeune prince, l'éloigna de la cour de son père, et le tint en Hollande autant qu'il le put, ne sentant pas ses vertus assez pures pour qu'elles soutinssent l'examen d'un surveillant aussi éclairé. Le jeune prince vint cependant trouver son père, malgré le ministre; et il fit avec l'Électeur le voyage de Prusse, où la mort de George-Guillaume le mit en possession de ses États.

Frédéric-Guillaume avait vingt ans lorsqu'il parvint à la régence; mais ses provinces étaient en partie entre les mains des Suédois, qui avaient fait de l'Électorat un désert affreux, où l'on ne reconnaissait les villages que par des monceaux de cendres qui empêchaient l'herbe d'y croître, et les villes, que par des décombres et des ruines. Les duchés de la succession de Clèves étaient en proie aux Espagnols et aux Hollandais, qui en tiraient des contributions exorbitantes, et qui les pillaient sous prétexte de les défendre. La Prusse, que Gustave-Adolphe avait envahie peu de temps auparavant, saignait encore des plaies qu'elle avait reçues durant cette guerre.

Dans des conjonctures aussi désespérées, où son héritage était envahi par tant de souverains, prince, sans être en possession de ses provinces, électeur, sans en avoir le pouvoir, allié, sans avoir d'amis, Frédéric-Guillaume commença sa régence; et dans cette première jeunesse qui, étant l'âge des égarements, rend à peine les hommes capables d'obéissance, il donna des marques d'une sagesse consommée et de toutes ces vertus qui le rendaient digne de commander aux hommes.

<62>Il commença par établir de l'ordre dans ses finances; il proportionna sa dépense à sa recette, et se défit des ministres dont la mauvaise administration avait le plus contribué aux malheurs de ses peuples. Le comte de Schwartzenberg, qui voyait son autorité limitée, se démit de lui-même de ses emplois : il était gouverneur de la Marche, président du conseil, grand chambellan et grand commandeur de Malte. Il avait réuni sur lui toutes les charges importantes; il était plus souverain que son maître; et comme il avait été une créature de la maison d'Autriche, il se réfugia à Vienne, où il mourut la même année.62-a Son fils, qu'il avait fait élire coadjuteur de l'ordre et de la commanderie de Malte, ne fut point reconnu par l'Électeur; ce prince lui fit de plus restituer tous les bailliages appartenant à l'État que le comte son père s'était appropriés.

Après la mort de ce comte, l'Électeur envoya le baron de Burgsdorff à Spandow et à Cüstrin, pour apposer son scellé sur les effets du défunt : les commandants de ces forteresses refusèrent de lui obéir, sous prétexte qu'ils ne dépendaient que de l'Empereur, auquel ils avaient prêté serment. Burgsdorff dissimula; et, sans relever par d'inutiles paroles l'insolence de ce refus, il fit observer Rochow, commandant de Spandow, qu'il saisit un jour que par imprudence il était sorti de sa forteresse. L'Électeur fit trancher la tête à ce sujet rebelle, comme il le méritait;62-b et les commandants de ses autres places, intimidés par cet exemple, se rangèrent incontinent à l'obéissance.

Ladislas, roi de Pologne, donna l'investiture de la Prusse à Frédéric-Guillaume, qui la reçut en personne, et s'engagea de lui payer un tribut annuel de cent vingt mille florins, et de ne faire ni trêve ni paix avec les ennemis de cette couronne. Le baron de Löben<63> reçut celle de l'Électorat de l'empereur Ferdinand III; mais il n'obtint point celle des duchés de la succession de Clèves, parce que les différends pour cette succession n'étaient pas décidés entre les prétendants.

Après avoir satisfait à ces formalités, l'Électeur ne pensa qu'aux moyens de retirer ses provinces d'entre les mains de ceux qui les avaient usurpées; il négocia, et sa politique le fit rentrer dans la possession de ses biens. Il conclut une trêve63-15 pour vingt63-a ans avec les Suédois, qui évacuèrent la plus grande partie de ses États; il paya cent quarante mille écus63-16 aux garnisons suédoises qui tenaient encore quelques villes, et leur fit livrer mille boisseaux de blé par an; il fit de même un traité avec les Hessois, qui lui remirent une partie du pays de Clèves dont ils s'étaient emparés, et il obtint des Hollandais l'évacuation de quelques autres villes.

Les puissances de l'Europe, enfin lassées d'une guerre dont le poids s'appesantissait, et qui de jour en jour devenait plus ruineuse, sentirent toutes un même désir de rétablir la paix entre elles. Les villes d'Osnabrück et de Münster furent choisies comme les lieux les plus propres pour ouvrir les conférences; et Frédéric-Guillaume y envoya ses ministres.

La multitude des matières, la complication des causes, tant d'ambitieux à contenter, la religion, les prééminences, le compromis de l'autorité impériale et des libertés du corps germanique, tout ce chaos énorme à débrouiller occupa les plénipotentiaires jusqu'à l'année 1647, qu'ils convinrent entre eux des articles principaux de la paix.

Nous ne rapporterons point le traité de Westphalie dans toute son étendue, et nous nous contenterons de rendre compte des articles de ce traité qui sont relatifs à celte histoire. La France qui avait<64> épousé les intérêts de la Suède, demandait que ce royaume conservât la Poméranie, en dédommagement des frais que la guerre avait coûtés à Gustave-Adolphe et à ses successeurs : et, quoique l'Empire et l'Électeur refusassent de se désister de la Poméranie, on convint enfin que Frédéric-Guillaume céderait aux Suédois la Poméranie citérieure, les îles de Rügen et de Wollin, les villes de Stettin, de Garz, de Gollnow, et les trois embouchures de l'Oder; ajoutant que si les descendants mâles de la ligne électorale venaient à manquer, la Poméranie et la Nouvelle-Marche retomberaient à la Suède, et qu'en attendant il serait permis aux deux maisons de porter les armes de ces provinces. En équivalent de cette cession, on sécularisa en faveur de l'Électeur les évêchés de Halberstadt, de Minden et de Cammin, dont on le mit en possession, de même que du comté de Hohnstein et de Regenstein; et il reçut l'expectative sur l'archevêché de Magdebourg, dont Auguste de Saxe était alors administrateur. Quant à la religion, on convint que la luthérienne et la calviniste seraient désormais autorisées dans le Saint-Empire romain.

Cette paix, qui sert de base à toutes les possessions et à tous les droits des princes d'Allemagne, dont Louis XIV devint le garant, fut publiée l'année 1648.

L'Électeur, dont on avait ainsi fixé les intérêts, conclut l'année suivante un nouveau traité avec les Suédois pour le règlement des limites, et pour l'acquit de quelques dettes, dont la Suède ne voulut payer que le quart; ce ne fut que l'année 1650 que l'Électorat, la Poméranie et les duchés de Clèves, furent entièrement évacués par les Suédois64-a et par les Hollandais.

Le duc de Neubourg pensa jeter alors les affaires dans la même confusion dont on venait de les tirer avec tant de peine : il s'avisa de persécuter avec rigueur les protestants du duché de Juliers et de<65> Berg; sur quoi Frédéric-Guillaume se déclara leur protecteur, et envoya son général Sparr avec quelques troupes sur le territoire du Duc, lui faisant en même temps proposer un accommodement par la médiation des Hollandais.

Charles IV, duc de Lorraine, prince errant et vagabond, chassé de ses États par la France, et qui avec un petit corps de troupes menait plutôt la vie d'un Tartare que d'un souverain, vint dans ces entrefaites au secours du duc de Neubourg. Son arrivée pensa faire évanouir les dispositions pacifiques des deux partis; on s'accorda cependant : quant à l'ordre des possessions, on s'en tint au traité de Westphalie;65-17 et, quant à la liberté de conscience, à ceux qu'on avait faits depuis l'année 1612 jusqu'à l'année 1647.

Dans ces temps, il arriva en Suède un événement dont la singularité attira les yeux de toute l'Europe : la reine Christine abdiqua la couronne de Suède, en faveur de son cousin Charles-Gustave, prince de Deux-Ponts. Les politiques, qui n'ont l'esprit rempli que d'intérêt et d'ambition, condamnèrent beaucoup cette reine; les courtisans, qui cherchent des finesses partout, débitaient que l'aversion qu'elle avait pour Charles-Gustave, qu'on lui voulait faire épouser, avait poussé cette princesse à quitter la souveraineté; les savants la louèrent trop de ce qu'elle avait renoncé aux grandeurs par amour de la philosophie : si elle avait été véritablement philosophe, elle ne se serait point souillée du meurtre de Monaldeschi, et elle n'aurait point regretté, comme elle le fit à Rome, les grandeurs qu'elle avait quittées. Aux yeux des sages la conduite de cette reine ne parut que bizarre; elle ne méritait ni louange ni blâme d'avoir quitté le trône : une action pareille n'acquiert de grandeur que par l'importance des motifs qui la font résoudre, par les circonstances qui l'accompagnent, et par la magnanimité dont elle est soutenue.

<66>A peine Charles-Gustave fut-il monté sur le trône, qu'il s'occupa des moyens de se signaler par les armes. Il s'en fallait de six ans que la trêve que Gustave-Adolphe avait faite avec la Pologne, ne fût expirée : son dessein était de porter Jean-Casimir, qui depuis l'an 1648 avait été élu roi à la place de Ladislas, à renoncer aux prétentions que la couronne de Pologne formait sur celle de Suède, et à lui céder la Livonie. Frédéric-Guillaume, qui se défiait de Charles-Gustave, pénétra dès lors quels étaient ses desseins; mais pour flatter ce prince, il termina par sa médiation les démêlés que la régence suédoise de Stade avait avec la ville de Brême, relatifs aux libertés de cette ville anséatique.

Les Suédois, qui publiaient que leurs armements ne regardaient que la Russie, demandèrent à l'Électeur ses ports de Pillau et de Memel, de même que Gustave-Adolphe avait demandé à George-Guillaume ses forteresses de Cüstrin et de Spandow. Les conjonctures avaient bien changé depuis ces temps-là; et le prince auquel les Suédois s'adressaient, était bien un autre homme que George-Guillaume : l'Électeur rejeta avec hauteur les demandes qu'on lui avait faites avec indiscrétion, ajoutant que si l'intention du roi de Suède était positivement d'attaquer la Russie, il s'engageait de fournir un corps de huit mille hommes pour cette guerre; d'autant plus que les progrès des Moscovites en Pologne lui faisaient appréhender qu'ils ne s'approchassent de ses frontières. Cette défaite artificieuse fit connaître aux Suédois que l'Électeur n'était ni timide ni dupe.

Il avertit cependant la république de Pologne du danger qui la menaçait; et celle-là le pria de l'assister de son artillerie, de ses troupes et de ses bons conseils. Cette prière fut suivie d'une ambassade, qui demanda sa médiation, afin de hâter son accommodement avec la Suède; et celle-ci, par une autre, qui le pressa de fournir des subsides pour subvenir aux frais de la guerre. L'Électeur, qui connaissait les délibérations tumultueuses de cette république, incertaine<67> dans ses résolutions, légère dans ses engagements, prête à faire la guerre sans en avoir préparé les moyens, épuisée par la rapine des grands et mal obéie par ses troupes, répondit qu'il ne pouvait pas se charger des malheurs qu'il appréhendait, ni sacrifier le bien de ses provinces pour sauver cette république, qui payerait ses services d'ingratitude.

Afin d'assurer la tranquillité de ses États à la veille d'une guerre prête à s'allumer, il fit avec les Hollandais une alliance défensive, qui devait durer huit ans; il rechercha l'amitié de Cromwell, cet usurpateur heureux qui, sous le titre de protecteur de sa patrie, y exerçait un despotisme absolu; il essaya de se lier avec Louis XIV, qui, depuis la paix de Westphalie, était devenu l'arbitre de l'Europe; il flatta de même la hauteur de Ferdinand III, afin de l'engager dans ses intérêts : mais il ne reçut en réponse que de ces vaines paroles dont la politesse des ministres assaisonne l'âpreté des refus; Ferdinand III augmenta ses troupes, et l'Électeur suivit son exemple.

Les soupçons que l'Électeur avait eus des desseins de la Suède, ne tardèrent pas à se confirmer : un corps de Suédois, commandé par le général de Wittenberg, traversa la Nouvelle-Marche sans en avoir fait la réquisition, et marcha vers les frontières de la Pologne : à peine Stenbock attaqua-t-il ce royaume, que deux palatinats de la Haute-Pologne se rendirent à lui.

Comme tout l'effort de la guerre se portait du côté des frontières de la Prusse, l'Électeur y marcha à la tête de ses troupes, afin d'être plus à portée de prendre des mesures, et de les exécuter avec promptitude. Il conclut à Marienbourg une alliance défensive avec les états de la Prusse polonaise, qui roula sur un secours mutuel de quatre mille hommes que se promettaient les parties confédérées, et sur l'entretien des garnisons brandebourgeoises dans Marienbourg, Graudenz et quelques autres villes.

Les Suédois n'étaient pas alors les seuls ennemis de la Pologne :<68> le Czar avait pénétré jusqu'en Lithuanie dès l'année précédente. Cette irruption avait pour prétexte l'omission frivole de quelques titres que la chancellerie polonaise avait oublié de donner au Czar; et il était bien étrange qu'une nation qui ne savait peut-être pas lire, fît la guerre à ses voisins pour la vétille grammaticale d'une adresse de lettre.

Cependant les Suédois, profitant de l'embarras de leurs ennemis, faisaient des progrès considérables; maîtres de la Prusse, ils y prirent des quartiers en s'approchant de Königsberg. Ces entreprises rendaient la situation de l'Électeur plus dure de jour en jour; il touchait au moment qu'il ne pouvait plus conserver sa neutralité sans exposer la Prusse à une ruine inévitable. Comme les Suédois lui avaient fait à plusieurs reprises des propositions avantageuses, il s'attacha à leur fortune, et conclut à Königsberg son traité avec cette couronne, par lequel il se reconnaissait vassal de la Suède, et lui promettait hommage de la Prusse-Ducale, à condition qu'on séculariserait l'évêché de Warmie en sa faveur. Pour fortifier son parti, Frédéric-Guillaume entra en alliance avec Louis XIV, qui lui garantit ses provinces situées le long du Rhin et du Wéser.

Il changea depuis, à Marienbourg, son traité avec les Suédois en alliance offensive. Le Roi et l'Électeur eurent ensuite une entrevue en Pologne, où ils convinrent des projets de leur campagne, et surtout des moyens de reprendre Varsovie des mains des Polonais, qui venaient d'en déloger les troupes suédoises. L'Électeur marcha ensuite par la Mazovie, et joignit l'armée suédoise au confluent du Bug et de la Vistule; les alliés passèrent le Bug en même temps que l'armée polonaise passa la Vistule à Varsovie, de sorte qu'il n'y avait plus d'obstacle qui les séparât.

Les ministres de France, d'Avaugour et de Lombres, se flattaient de concilier les esprits par le moyen de leurs négociations; ils passèrent pour cet effet souvent d'un camp à l'autre : mais les Polonais,<69> fiers de leur nombre,69-18 méprisant les alliés, dont les forces ne montaient qu'à seize mille hommes, rejetèrent avec insolence toutes les propositions que leur firent ces médiateurs.

L'armée polonaise était dans un camp retranché : sa droite s'étendait vers un marais; et la Vistule, qui coulait en ligne transversale de leur dos vers leur gauche, couvrait en même temps cette aile. Charles-Gustave et Frédéric-Guillaume marchèrent à eux le 28 de juillet,69-a de grand matin.

Le Roi, qui menait la première colonne, passa un petit bois, et appuya sa droite à la Vistule; mais le terrain était si étranglé, qu'en se déployant il ne pouvait présenter à l'ennemi qu'un front de douze escadrons et de trois bataillons. Le camp des Polonais était fort de ce côté-là et difficile à attaquer, ce qui obligea le Roi de rester en colonne, et la journée se passa en escarmouches et en canonnades. L'Électeur, qui commandait la gauche, laissa le bois que le Roi avait passé, sur sa droite; et comme la nuit survint, l'armée demeura dans cette position, sans repaître et sans quitter les armes, jusqu'au retour de l'aurore.

Le lendemain, 29, l'Électeur s'empara d'une colline qui était vers sa gauche, d'où il découvrit, au delà de ce petit bois, une plaine propre à étendre ses troupes : il fit défiler sa colonne par sa gauche, en la déployant dans la plaine, et assurant son flanc par six escadrons qui le couvraient. Les Tartares aperçurent ce mouvement, et attaquèrent l'Électeur de tous côtés : mais ils furent repoussés, et son aile se forma entièrement dans la plaine; sur quoi les Tartares firent une nouvelle tentative, qui leur réussit aussi mal que la première, et ils se retirèrent en confusion vers leur camp.

Le Roi, voyant qu'il était impossible d'attaquer le retranchement des ennemis du côté de la Vistule, se prépara à changer sa disposition.<70> L'infanterie polonaise, qui faisait mine de sortir de son retranchement, le contint pendant un temps; mais quelques canons, qu'il mit en batterie vis-à-vis des ouvertures de ce retranchement, firent un si grand effet, que toutes les fois que les troupes polonaises essayèrent de déboucher, elles furent mises en confusion, et contraintes d'abandonner leur entreprise. Pendant ce temps, Charles-Gustave, changeant son ordre de bataille, retira ses troupes par le bois qu'il avait passé la veille, et vint se former sur la plaine, à la gauche des troupes que l'Électeur avait déjà déployées.

L'armée polonaise sortit alors de son retranchement par sa droite, et forma un front supérieur à celui des alliés; elle avait disposé toute sa cavalerie sur sa droite, que couvrait un village garni d'infanterie, qui était flanqué et défendu par une batterie placée sur une éminence. Le roi de Suède se porta avec sa gauche sur leur flanc droit; aussitôt les Polonais mirent le feu au village, l'abandonnèrent, et se rallièrent derrière un village plus en arrière, qu'un marais couvrait. Le Roi les poursuivit, et leur gagna le flanc pour la seconde fois; ce qui produisit de la part des Polonais un nouvel incendie de village, et une nouvelle retraite. Dans ce danger, la cavalerie polonaise fit un effort général : elle attaqua les alliés en flanc, en dos et de front, tout à la fois. Comme toutes les troupes étaient disposées pour les bien recevoir, la réserve repoussa ceux qui venaient par derrière; les troupes qui étaient dans les flancs, ceux qui vinrent de ce côté-là; et le corps de bataille les mit en désordre après quelques décharges, de sorte qu'ils fuyaient de tous les côtés. La nuit déroba pour cette fois une victoire complète aux Suédois; ils attendirent sur le champ de bataille, les armes à la main, que le jour vînt achever leur triomphe.

Le lendemain, de bonne heure, le roi de Suède jugea à propos de changer son ordre de bataille : il forma ses deux premières lignes d'infanterie, et mit sa cavalerie sur la troisième, à l'exception des<71> cuirassiers et des dragons brandebourgeois, que l'Électeur mit à la droite de ses troupes, trouvant l'occasion convenable de s'en servir.

L'ennemi était demeuré en possession d'un bois situé vis-à-vis de la gauche; on y détacha une brigade d'artillerie, soutenue de cinq cents chevaux : après quelques décharges de canons, la cavalerie chassa l'ennemi du bois, et les alliés le firent occuper par deux cents fantassins. Cette opération était d'autant plus nécessaire, que tant que les ennemis restaient maîtres de ce bois, ils protégeaient leur cavalerie, de manière qu'on aurait pu difficilement l'entamer. L'Électeur attaqua alors la cavalerie polonaise, qui était en bataille sur une hauteur, la culbuta dans un marais qu'elle avait à dos, et la dissipa entièrement. L'infanterie ennemie, abandonnée de ses gens de cheval, et ayant perdu ses canons dès la veille, sans attendre les Suédois et les Brandebourgeois, s'enfuit dans une confusion totale; elle passa en hâte la Vistule, dans un si grand désordre, que beaucoup de monde se noya; et ne se croyant pas même en sûreté derrière cette rivière, elle abandonna Varsovie, qui se rendit dès le lendemain aux vainqueurs.

L'armée polonaise perdit six mille hommes dans ces combats différents; et les alliés, fatigués de tant de travaux, et exténués de n'avoir point pris de nourriture depuis trois jours, se trouvèrent hors d'état de poursuivre les vaincus.

Jean-Casimir avait assisté en personne à la défaite de ses troupes; la reine son épouse et quelques-unes des premières sénatrices de ce royaume en avaient été les spectatrices du pont de la Vistule : mais elles ne servirent qu'à multiplier les embarras, la confusion et la honte d'une déroute totale.

Après que l'armée victorieuse eut pris quelque repos, elle fit une marche de six milles d'Allemagne à la poursuite des Polonais; mais l'Électeur laissa quelques troupes aux ordres du roi de Suède, et retourna en Prusse avec le gros de son armée, pour en chasser des Tartares qui y faisaient des incursions. Comme il remarquait le besoin<72> extrême que Charles-Gustave avait de son assistance, il se servit de cette conjoncture avec tant d'habileté, qu'il obtint l'entière souveraineté de la Prusse par le traité de Liebau;72-a la Suède ne se réserva que la succession éventuelle de ce duché. L'Électeur notifia à l'Empereur le gain de la bataille de Varsovie; mais Ferdinand III, qui appréhendait encore les Suédois, qui voyait à contre-cœur la bonne intelligence qui régnait entre eux et les Brandebourgeois, et qui de plus enviait les succès brillants de ces deux héros, se contenta de lui répondre : « Qu'il plaignait les Polonais d'avoir affaire à deux aussi braves princes. »

L'Empereur, qui était alors en paix avec tous ses voisins, crut qu'il était de sa dignité de se mêler des troubles de la Pologne, soit pour défendre ce royaume, soit pour abaisser le roi de Suède, soit pour en profiter lui-même : il envoya Hatzfeld à la tête de seize mille hommes au secours de cette république. Le Danemark épousa également les intérêts de la Pologne, en haine de la Suède. Cette ligue puissante devenait pour Gustave un présage certain de l'inconstance de la fortune. Ferdinand III, non content d'assister les Polonais de ses troupes, voulut les délivrer d'un ennemi redoutable, et il sollicita Frédéric-Guillaume, dans les termes les plus pressants, de se détacher des Suédois.

L'Électeur, pressé de tous les côtés, se résolut de prévenir les lois de la nécessité : il se prêta de bonne grâce à ce qu'il n'était pas en état de refuser; et, prévoyant que l'Empereur et le roi de Danemark pouvaient le contraindre de quitter le parti des Suédois en faisant une irruption dans ses États d'Allemagne, il signa à Wehlau sa paix avec les Polonais. Cette couronne reconnut la souveraineté de la Prusse; elle lui céda les bailliages de Lauenbourg et de Bütow, en dédommagement de l'évêché de Warmie; la ville d'Elbing lui fut engagée moyennant une somme d'argent; et la succession de Prusse fut<73> étendue sur ses cousins les margraves de Franconie; la Pologne et le Brandebourg se promirent un secours réciproque de deux mille hommes; l'Électeur évacua toutes les villes dépendantes de cette république où il avait garnison : et ce traité important fut confirmé à Braunsberg.73-a

Comme les anciennes liaisons que l'Électeur avait eues avec la Suède et avec la France, étaient rompues par la paix qu'il venait de faire avec les Polonais, il trouva à propos d'y suppléer par des liaisons nouvelles, et il fit une alliance avec l'Empereur et le roi de Danemark. Par ce traité, Ferdinand III s'engageait de fournir six mille hommes, et Frédéric-Guillaume, un contingent de trois mille cinq cents hommes, à celles des parties contractantes qui pourraient en avoir besoin. L'archiduc Léopold,73-b que dès l'année 1653 son père avait fait élire roi des Romains, malgré la bulle d'or et contre l'intention de la plupart des princes de l'Empire, remplit alors le trône impérial, devenu vacant par la mort de l'empereur Ferdinand III.

Cependant le roi de Suède, irrité de ce que l'Empereur et le roi de Danemark faisaient avorter dès leur naissance les projets qu'il avait sur la Pologne, s'en vengea sur le Seeland, où il fit une irruption, et força le roi de Danemark à signer sa paix à Roeskilde. A peine cette paix fut-elle conclue, que le roi de Danemark la rompit; et le retour de la liberté détruisit l'ouvrage de la contrainte. Frédéric III de Danemark, quoiqu'agresseur, sollicita les secours de l'Empereur et de l'Électeur contre la Suède, et les obtint.

Frédéric-Guillaume, prêt à secourir le roi de Danemark, établit le prince d'Anhalt gouverneur de ses États pendant son absence. Il partit de Berlin à la tête de sa cavalerie et de trois mille cuirassiers<74> impériaux; il força les Suédois qui étaient dans le Holstein, à se retirer au delà de l'Eyder, et mit garnison brandebourgeoise et impériale à Gottorp. Après avoir chassé les Suédois de l'île d'Aland, il mit ses troupes en quartier d'hiver en Jütland.

L'année d'après, il ouvrit la campagne par la prise de Friedrichsodde et de l'île de Fionie;74-a mais l'entreprise qu'il forma sur l'île de Fuynen74-b lui manqua, à cause que huit vaisseaux de guerre suédois dissipèrent les barques chargées de ses troupes de débarquement.

Pour diviser davantage les forces des Suédois, de Souches entra avec les Impériaux et deux mille Brandebourgeois74-19 dans la Poméranie citérieure; lui et Starhemberg s'emparèrent de quelques petites villes de l'île de Wollin, et mirent le siége devant Stettin. Würtz, qui en était commandant, fit une belle défense. La renommée annonça cette expédition en Danemark, où Wrangel commandait les Suédois; il vola au secours de la Poméranie, débarqua à Stralsund, surprit deux cents Brandebourgeois dans l'île d'Usedom, et jeta seize cents hommes de secours dans Stettin. Würtz ne laissa pas languir ce secours dans l'oisiveté; il fit une furieuse sortie, chassa les Impériaux de leurs approches, encloua leur canon, porta la terreur dans leur camp, et les contraignit de lever le siége, qui avait déjà duré quarante-six jours.

La guerre se rapprochait des pays de Brandebourg depuis que Wrangel avait marché en Poméranie; ce qui porta l'Électeur à quitter le Jütland. Il suivit Wrangel; il prit Warnemünde et Tribbesées, battit en personne un détachement de trois cents chevaux auprès de Stralsund, et finit sa campagne par la prise de Demmin.

Tandis que la guerre se faisait vivement dans le Holstein et en Poméranie, les Suédois avaient délogé les Polonais du Grand et du<75> Petit-Werder et de la ville de Marienbourg dans la Prusse-Royale : ils en furent chassés l'année d'après par les Impériaux et les Polonais; et Polentz, général75-a de l'Électeur, fit une irruption en Courlande, où il leur prit quelques villes.

Il est nécessaire d'ajouter, pour le plus grand éclaircissement de ces faits militaires, que la plupart des villes qui soutenaient des siéges alors, ne résisteraient pas vingt-quatre heures à la manière dont on les attaque à présent, à moins qu'elles ne fussent soutenues par une armée entière.

Charles-Gustave mourut à la fleur de son âge, parmi le trouble et les agitations où il avait plongé le Nord. La minorité de son fils Charles XI, qui avait cinq ans, modéra l'instinct belliqueux des Suédois, accoutumés à être animés par l'exemple de leurs maîtres. Jean-Casimir, roi de Pologne, avait abdiqué presque en même temps la couronne,75-b et les Polonais avaient élu à sa place Michel Korybut. Après la mort du roi de Suède et l'abdication du Polonais, les animosités cessèrent de part et d'autre.

Les parties belligérantes, qui soupiraient après la paix, ne demandaient que leur sûreté; et comme elles se trouvaient toutes dans les mêmes dispositions, elles convinrent d'ouvrir les conférences dans l'abbaye d'Oliva proche de Danzig. Comme l'ambition n'eut aucune part à ces négociations, elles parvinrent bientôt à une fin heureuse :75-c on garantit à l'Électeur le traité de Braunsberg, et l'on reconnut sa souveraineté sur la Prusse. Les autres puissances convinrent entre elles de rétablir l'ordre des possessions sur le pied qu'elles avaient été avant le commencement de cette guerre.

Les états de la Prusse se soumirent avec peine au traité de Braunsberg ils prétendaient que la Pologne n'avait aucun droit de disposer<76> de leur liberté. Un gentilhomme, nommé Rode,76-a plus séditieux que les autres, fut arrêté; et après que les premiers mouvements de cette révolte se furent apaisés, l'Électeur reçut en personne l'hommage des Prussiens, à Königsberg.

La tranquillité qui régnait dans toute l'Europe, permit à l'Électeur de tourner toute son attention au bien de ses peuples. S'il devenait le défenseur de ses États en temps de guerre, il n'en avait pas moins la noble ambition de leur servir de père en temps de paix : il soulageait les familles ruinées par les ennemis; il relevait les murailles détruites des villes; les déserts devenaient des champs cultivés; les forêts se changeaient en villages, et des colonies de laboureurs nourrissaient leurs troupeaux dans des endroits que les ravages de la guerre avaient rendus l'asile des bêtes sauvages. L'économie rurale, cette industrie si méprisée et si utile, était encouragée par ses soins : on voyait journellement quelques nouvelles créations; et l'on parvint à former le cours d'une rivière artificielle76-b qui, joignant la Sprée à l'Oder, facilitait le commerce de ses provinces, et abrégeait le transport des marchandises tant pour la Baltique que pour l'Océan. Frédéric-Guillaume était plus grand encore par la bonté de son caractère et par son application au bien public, que par ses vertus militaires et sa politique mesurée, qui lui faisaient faire toutes choses de la façon dont il le fallait pour réussir, et dans le temps où elles devaient être faites. La valeur fait les grands héros; l'humanité fait les bons princes.

Durant cette paix, l'Électeur reçut l'hommage éventuel de l'archevêché de Magdebourg, et mit garnison dans cette capitale; il réunit de même à ses domaines la seigneurie de Regenstein, qui était un fief<77> de la principauté de Halberstadt, et maintint ses droits contre les prétentions des ducs de Brunswic.

Après avoir rapporté les soins que l'Électeur prit pour l'intérieur du gouvernement, il sera nécessaire de marquer en peu de mots la part qu'il eut aux affaires générales de l'Europe : il envoya à l'Empereur, que les Turcs attaquaient en Hongrie, un secours de deux mille hommes, sous le commandement du duc de Holstein;77-a il assista de même Michel Korybut, roi de Pologne, dans la guerre qu'il avait à soutenir contre les Infidèles. Ce fut aussi par son entremise que les fils du duc de Lünebourg s'accordèrent touchant l'héritage paternel; et il ajusta avec le duc de Neubourg tous les différends qui restaient à accommoder touchant la succession de Clèves. Les Suédois firent avec lui une alliance défensive, et il conclut à la Haye une quadruple alliance avec le roi de Danemark, la république de Hollande et le duc de Brunswic, à laquelle l'Empereur accéda.

Ces alliances, dont l'objet était d'assurer la tranquillité de l'Allemagne, perdaient de leur force par leur nombre; elles dénotaient trop la supériorité de la France et la faiblesse de l'Empire, dont tant d'États réunis pouvaient à peine s'opposer à la puissance d'un seul monarque.

On vit bientôt combien ces précautions des princes de l'Empire étaient vaines. Louis XIV, qui commençait à régner par lui-même, brûlait d'impatience de signaler son règne par quelque action digne d'attacher sur lui les regards de l'Europe : il marcha à la tête de son armée pour attaquer la Flandre espagnole. Une dot, qui n'avait point été payée à Marie-Thérèse, fournit à la France le sujet d'un manifeste : quoique les raisons ne parussent pas aussi valables à Madrid qu'à Paris, Louis XIV crut procéder selon les règles en envahissant les Pays-Bas espagnols, alors défendus par peu de troupes.

La France, attentive à prévenir les ligues qui se formaient pour<78> le soutien de l'Espagne, crut qu'il lui convenait de ménager l'amitié de l'Électeur; et ce prince promit de ne point se mêler d'une guerre qui en effet lui était étrangère.

Louis XIV s'empara d'une partie de la Flandre espagnole presque sans résistance; l'hiver d'après, il prit la Franche-Comté par les soins du prince de Condé, qui, envieux de la belle campagne que Turenne avait faite en Flandre, voulut le surpasser par celle qu'il fit alors. Les Espagnols, dans ce pressant besoin, eurent recours aux Hollandais, qu'ils avaient autrefois opprimés et méprisés; et cette république les protégea dans cette occasion contre les entreprises du roi de France. De Witt, pensionnaire de Hollande, le chevalier Temple, ministre d'Angleterre, et Dohna, ambassadeur de Suède, résolurent d'arrêter les progrès de Louis XIV : bientôt après, la Suède, la Hollande et l'Angleterre conclurent une alliance à la Haye. Louis XIV dissipa cet orage, en proposant lui-même la paix aux Espagnols; elle se conclut effectivement à Aix-la-chapelle. Les conditions en furent que le Roi garderait les places de la Flandre qu'il avait conquises, et qu'il rendrait la Franche-Comté aux Espagnols. Les Hollandais auraient bien voulu qu'il eût rendu la Flandre; mais quelques soins qu'ils prissent pour y porter ce prince, ce fut d'autant plus inutilement, qu'il était irrité contre les Hollandais, et que, méditant de s'en venger, la Flandre lui devenait d'autant plus nécessaire. Les desseins que Louis XIV formait sur les Provinces-Unies, n'étaient pas si cachés qu'il n'en transpirât quelque chose : ceux qui sont les moins intéressés dans les affaires, y sont souvent les plus clairvoyants. Frédéric-Guillaume prévit que la paix que la France venait de faire avec l'Espagne, pourrait devenir funeste aux Hollandais; il essaya de détourner l'orage qui menaçait cette république. Louis XIV, bien loin d'adopter des sentiments aussi pacifiques, tâcha d'entraîner l'Électeur lui-même dans la guerre qu'il voulait faire aux Hollandais : il chargea de cette commission le prince de Fürstenberg, qui se rendit à Berlin; et ce prince vit avec<79> étonnement un souverain qui préférait les sentiments de l'amitié et de la reconnaissance aux amorces de l'intérêt et aux appas de l'ambition.

Il se forma bientôt une ligue pour le soutien des Provinces-Unies : l'électeur de Brandebourg et celui de Cologne, l'évêque de Münster et le duc de Neubourg, signèrent ce traité à Bielefeld; mais à peine cet engagement fut-il pris, que l'électeur de Cologne et le duc de Neubourg79-a passèrent dans le parti contraire.

La Hollande, attaquée par la France en 1672, harcelée en même temps par l'électeur de Cologne et l'évêque de Münster, était dans une situation à n'oser attendre des secours de la générosité de ses alliés. Les malheureux font une expérience certaine du cœur humain : le déclin de leur fortune est comme un thermomètre qui indique en même temps le refroidissement de leurs amis. Leurs provinces étaient conquises par Louis XIV; leurs troupes, intimidées et fugitives, et la ville d'Amsterdam, sur le point d'être prise : dans cet état, comment osaient-elles espérer qu'un prince eût l'âme assez magnanime pour affronter les hasards que cette république avait à craindre pour elle et pour ses défenseurs, en s'opposant au monarque le plus puissant et le plus heureux de l'Europe, dans le cours triomphant de ses prospérités? Cependant ce défenseur se trouva; et Frédéric-Guillaume eut l'âme assez grande pour conclure une alliance avec cette république, lorsque toute l'Europe comptait la voir submergée par les flots, sur lesquels elle avait régné avec un empire si absolu. Il s'engagea de fournir un corps de vingt mille hommes, dont la moitié devait être à la paye de la République; l'Électeur et la Hollande se promirent de plus de ne point faire de paix séparée avec leurs ennemis. Peu de temps après, l'empereur Léopold accéda à cette alliance.

Cependant les succès rapides de Louis XIV avaient fait changer la forme du gouvernement de Hollande : le peuple, que la calamité<80> publique et les intrigues du prince d'Orange rendaient furieux, accusa le Pensionnaire de tous ses malheurs, et vengea sur les frères de Witt, avec une cruauté inouïe, les maux que la Hollande avait à souffrir. Guillaume d'Orange fut élu stadhouder tumultuairement par le peuple; et ce prince, âgé de dix-neuf80-a ans, devint l'ennemi le plus infatigable que l'ambition de Louis XIV ait eu à combattre.

L'Électeur, parent du nouveau stadhouder, s'empressa de le secourir; à peine eut-il assemblé ses troupes, qu'il s'avança à Halberstadt, où Montécuculi le joignit avec dix mille Impériaux. Il continua incontinent sa marche vers la Westphalie; sur le bruit de son approche, Turenne quitta la Hollande, prit quelques villes dans le pays de Clèves, et vint à sa rencontre à la tête de trente mille Français. La ville de Groningue évacuée par l'évêque de Münster, et le siége de Mastricht levé par les Français, furent les seuls fruits de cette diversion. L'Électeur voulait combattre Turenne, et marcher tout droit au secours des Hollandais : mais Montécuculi, qui avait des ordres secrets de ne point agir offensivement, ne voulut point y consentir; il allégua toute sorte de mauvaises raisons pour en dissuader l'Électeur, qui, n'étant pas assez puissant pour agir avec ses propres forces, fut contraint de se conformer aux intentions de l'Empereur. Il marcha donc du côté de Francfort-sur-le-Main, en donnant avis au prince d'Orange des raisons de sa conduite; cette marche obligea pourtant Turenne de repasser le Rhin à Andernach, et débarrassa les Hollandais de trente mille ennemis.

Turenne aurait été suivi, si la chose n'avait dépendu que de l'Électeur; il avait fait des préparatifs pour passer le Rhin à Nierstein mais Montécuculi s'y opposa hautement, et lui déclara que les Impériaux ne passeraient pas cette rivière. La campagne s'écoula ainsi infructueusement; et l'Électeur prit ses quartiers d'hiver en Westphalie.

<81>Les Français profitèrent de cette inaction : Turenne passa le Rhin à Wésel, s'empara des duchés de Clèves et de la Mark, et s'avança vers le Wéser; et l'évêque de Münster tenta inutilement de prendre Bielefeld. On conseilla à l'Électeur de remettre ses affaires à la décision d'une bataille; le prince d'Anhalt81-a était de cet avis, et le fortifiait de bonnes raisons : il soutint que si Turenne était battu, il serait obligé de repasser le Rhin; et que, s'il était vainqueur, il ne pouvait pas poursuivre les troupes vaincues, à cause qu'il se serait trop éloigné des frontières de la France. L'Électeur penchait assez pour cet avis. C'était un dimanche; et les ministres, autant timides vis-à-vis des Français qu'envieux de la réputation du prince d'Anhalt, engagèrent le prédicant à allonger son discours : le sermon dura près de trois heures;81-b ce qui leur donna le temps d'arranger les choses, de façon que ce projet vint à manquer. Les troupes de l'Empereur refusèrent d'agir; et l'Électeur crut qu'il n'était pas assez fort pour se mesurer seul contre la France, sans le secours de ses alliés.

Ce prince, ne pouvant pas vaincre Turenne par les armes, le vainquit dans cette campagne par générosité. Un Français, nommé Villeneufve, qui était dans le camp de Turenne, offrit à l'Électeur81-c d'assassiner son général : Frédéric-Guillaume eut horreur de ce crime, et avertit Turenne de se garder du traître, ajoutant qu'il embrassait avec plaisir l'occasion de lui témoigner que l'estime qu'il avait pour son mérite, n'était point altérée par le mal que les Français avaient fait souffrir à ses provinces.

Les Hollandais devaient les subsides qu'ils s'étaient chargés de payer; l'Empereur et l'Espagne n'avaient point encore pris parti<82> contre la France, et toutes les provinces que l'Électeur possédait en Westphalie étaient perdues. Tant de raisons, jointes à son impuissance, disposèrent Frédéric-Guillaume à faire son accommodement avec la France : la paix fut conclue à Vossem, et Louis XIV la ratifia dans son camp devant Mastricht. On lui rendit toutes ses provinces, à l'exception des villes de Rees et de Wésel, que les Français gardèrent jusqu'à ce que la paix avec la Hollande fût conclue. L'Électeur promit de ne plus assister les Hollandais, se réservant toutefois la liberté de défendre l'Empire au cas qu'il fût attaqué : le reste de ces articles de paix roulait sur l'indemnisation des dommages qu'avaient faits les troupes françaises, que Louis XIV promit de payer à l'Électeur. Tous les efforts qu'il fit pour disposer le roi de France à comprendre les Hollandais dans cette paix, furent inutiles; il s'était sacrifié pour sauver cette malheureuse république. Si tant de princes plus puissants que lui eussent imité en partie sa générosité, la Hollande aurait été sauvée plus tôt, et l'Électeur ne se serait pas vu contraint de plier sous la puissance du roi le plus formidable de l'Europe.

Louis XIV avait terrassé les Hollandais, obligé leurs alliés à les abandonner, et contenu les deux maisons d'Autriche dans l'inaction; cependant l'arc de triomphe qu'on lui fit ériger devant la porte Saint-Denis pour la conquête de la Hollande, n'était pas encore achevé que cette conquête fut perdue. Les Français avaient occupé trop de places, ce qui affaiblit considérablement leurs armées; ils avaient négligé de s'emparer d'Amsterdam, l'âme de cet État; les Hollandais lâchèrent leurs écluses pour se sauver; Turenne ne put empêcher la jonction du prince d'Orange et de Montécuculi : toutes ces choses jointes ensemble firent perdre aux Français leur avantage, et les contraignirent d'évacuer la Hollande. Louis XIV, afin de regagner la supériorité d'un autre côté, s'empara de la Franche-Comté; Turenne entra dans le Palatinat; ses troupes y commirent des excès énormes. L'Électeur palatin, qui de son château avait vu brûler plusieurs villages, s'en<83> plaignit à la diète; et l'Empereur, qui avait tranquillement vu subjuguer la Hollande, sortit de sa léthargie pour secourir l'Empire : il rompit avec le roi de France; et c'est peut-être la seule guerre que la maison d'Autriche ait entreprise pour la sûreté et la défense de l'Allemagne.

Léopold se joignit à l'Espagne et à la Hollande; et Frédéric-Guillaume s'engagea de conduire seize mille hommes au secours de l'Empire; les Hollandais et les Espagnols lui promirent de le soulager en partie dans l'entretien de ses troupes. Comme Louis XIV attaquait l'Empire, la résolution que l'Électeur prit de le secourir dans cette occasion, n'était point contraire aux engagements qui subsistaient avec la France depuis la paix de Vossem.

Le commencement de cette campagne fut malheureux pour les alliés : le prince d'Orange venait d'être battu à Seneffe par le prince de Condé; Turenne, qui avait passé le Rhin à Philippsbourg, remporta une victoire sur le vieux Caprara, combattit le duc de Lorraine, Charles IV, à Sinzheim, et marcha de là à Holzheim, où il défit Bournonville, qui commandait un gros corps d'Impériaux.

L'Électeur passa le Rhin à Strasbourg, et joignit Bournonville peu de jours après sa défaite : il trouva les généraux qui commandaient cette armée divisés et animés les uns contre les autres, et plus occupés à se nuire qu'à vaincre les ennemis.

Depuis la jonction des Brandebourgeois, l'armée impériale était forte de plus de cinquante mille hommes; l'Électeur, qui cherchait la gloire et qui voulait combattre, pressa Bournonville d'y consentir, mais vainement. L'armée prit le camp de Kochersberg; les Brandebourgeois s'emparèrent du petit château de Wasselnheim; et Turenne, qui méditait un plus grand coup, repassa la Sarre et se retira en Lorraine.

Ainsi se perdit infructueusement cette campagne, où les troupes de l'Empire, manquant de profiter de leur supériorité, laissèrent à<84> leurs ennemis le temps et les moyens de leur porter les coups les plus dangereux. L'Électeur établit ses quartiers depuis Colmar jusqu'à Masmünster, et les Impériaux bloquèrent Brisach.

Turenne était toujours bien fort vis-à-vis d'une armée où régnait la discorde. Il reçut un secours de dix mille hommes de l'armée de Flandre; après avoir reculé comme Fabius, il avança comme Annibal.

L'Électeur avait prévu ce qui devait arriver, et il avait conseillé à Bournonville, à différentes reprises, de resserrer ses quartiers éparpillés. Bournonville était confiant; la retraite des Français l'endormait dans une sécurité dont on ne put pas le faire sortir; il ne voulut jamais consentir à rapprocher ses quartiers. Cependant Turenne passe les défilés de Thann et de Belfort, pénètre dans les quartiers des Impériaux, en enlève deux, fait prisonnier un régiment des dragons brandebourgeois,84-20 bat Bournonville dans le Sundgau auprès de Mühlhausen, et poursuit ce général, qui se joint en hâte à l'Électeur, qui avait assemblé ses troupes à Colmar. Turenne arrive, il présente sa première ligne vis-à-vis du front de ce camp, qui était inattaquable, et le tourne avec la seconde. L'Électeur, posté dans un terrain serré, pris en flanc par Turenne, et contrarié par Bournonville, décampa pendant la nuit, et repassa le Rhin à Strasbourg. Les Impériaux levèrent le siége de Brisach, et les Français devinrent les maîtres de l'Alsace. Frédéric-Guillaume prit ses quartiers en Franconie avec ses Brandebourgeois.

Les mauvais succès que l'Électeur eut dans cette campagne, ne doivent pas surprendre ceux qui connaissent les principes selon lesquels se conduit la cour de Vienne. Les ministres de l'Empereur étaient bien inférieurs aux ministres du roi de France, et Bournonville ne pouvait pas se comparer à Turenne. A Vienne, des ministres qui n'étaient que politiques, dressaient dans la retraite de leur cabinet<85> des projets de campagne qui n'étaient point militaires, et ils prétendaient mener les généraux par la lisière, dans une carrière où il faut voler pour la remplir. A Versailles, des ministres qui savaient que le détail des expéditions militaires n'était pas leur fort, s'en tenaient aux idées générales des projets de campagne, et croyaient les Condé et les Turenne d'assez grands hommes pour s'en rapporter à eux sur la manière de les exécuter.85-21 Les généraux français, presque souverains dans leurs armées, s'abandonnaient à la libre impulsion de leur génie; ils profitaient de l'occasion lorsqu'elle se présentait, au lieu que les ennemis la perdaient souvent par l'envoi de courriers qui demandaient à l'Empereur la permission d'entreprendre des choses qui n'étaient plus faisables à leur retour.

L'Empereur, qui dans ses armées décorait l'Électeur de la représentation, ne mettait sa confiance qu'en ses propres généraux : de là vint que Montécuculi fit manquer les projets de la campagne de 1672, et que Bournonville fut cause des malheurs qu'on éprouva en Alsace. Le conseil de Vienne, qui n'était point sur les lieux, intimidé par la perte des batailles de Seneffe, de Sinzheim et de Holzheim, pensait que l'Allemagne serait perdue s'il risquait la quatrième; ajoutons à cela la mésintelligence des généraux de l'Empereur : et ces raisons prises ensemble firent que Frédéric-Guillaume ne parut jamais aussi admirable à la tête des Impériaux qu'à la tête de ses propres troupes.

Pendant que Turenne assurait les frontières de la France par son habileté, le conseil de Louis XIV travaillait à le débarrasser d'un ennemi dangereux; et, afin de séparer Frédéric-Guillaume des Impériaux, la France lui suscita une diversion qui le rappela dans ses propres États.

Quoiqu'en 1673 la Suède eût fait une alliance défensive avec l'Élec<86>teur, la France trouva le moyen de la rompre, et Wrangel entra dans les Marches de Brandebourg à la tête d'une armée suédoise. Le prince d'Anhalt, qui en était gouverneur, se plaignit amèrement de cette irruption : Wrangel se contenta de lui répondre que les Suédois se retireraient avec leurs troupes, dès que l'Électeur aurait fait sa paix avec la France. Le prince d'Anhalt informa l'Électeur de la désolation de ses États, et des pillages que les Suédois y exerçaient; et comme il avait trop peu de troupes pour se présenter devant une armée, l'Électeur approuva qu'il se renfermât dans Berlin pour y attendre son arrivée.

Tandis que les troupes brandebourgeoises se refaisaient des fatigues de la campagne d'Alsace dans les quartiers d'hiver de la Franconie, les paysans de la Marche, désespérés des vexations des Suédois, s'attroupèrent et remportèrent quelques avantages sur leurs ennemis. Ils avaient formé des compagnies; l'on voyait sur leurs drapeaux le nom de l'Électeur, avec cette légende :

« Pour le prince et pour la patrie,
Nous sacrifierons notre vie. »

Wrangel, qui tenait pourtant une espèce d'ordre parmi les Suédois, tomba malade; et son inaction augmenta les concussions et les pillages : les églises n'étaient point épargnées; et l'avidité intéressée du soldat le poussa aux plus grandes cruautés.

Les Marches qui soupiraient après leur libérateur, ne l'attendirent pas longtemps : Frédéric-Guillaume, qui se préparait à se venger de la mauvaise foi des Suédois, partit de ses quartiers de la Franconie, et arriva le 11 de juin86-a à Magdebourg. Il fit fermer les portes de cette forteresse incontinent après son arrivée, et il usa de toutes les précautions possibles, pour dérober aux ennemis les nouvelles de son approche. L'armée passa l'Elbe vers le soir,86-b et arriva par des chemins<87> détournés, la nuit d'après, aux portes de Rathenow. Il fit avertir de son arrivée le baron de Briest,87-22 qui était dans cette ville, et concerta avec lui en secret les moyens de surprendre les Suédois.

Briest s'acquitta habilement de sa commission : il donna un grand souper aux officiers du régiment de Wangelin, qui étaient en garnison à Rathenow;87-a les Suédois s'y livrèrent sans retenue aux charmes de la boisson; et, pendant qu'ils cuvaient leur vin, l'Électeur fit passer la Havel sur différents bateaux à des détachements d'infanterie, pour assaillir la ville de tous les côtés. Le général Derfflinger, se disant commandant d'un parti suédois poursuivi par les Brandebourgeois, entra le premier dans Rathenow. Il fit égorger les gardes, et en même temps toutes les portes furent forcées; la cavalerie nettoya les rues, et les officiers suédois eurent de la peine à se persuader à leur réveil, qu'ils étaient prisonniers d'un prince qu'ils croyaient encore avec ses troupes dans le fond de la Franconie. Si dans ces temps les postes avaient été établies comme à présent, cette surprise aurait presque été impossible; mais c'est le propre des grands hommes de mettre à profit jusqu'aux moindres avantages.

L'Électeur, qui savait de quel prix sont les moments à la guerre, n'attendit point à Rathenow que toute son infanterie l'eût joint : il marcha avec sa cavalerie droit à Nauen, afin de séparer le corps des Suédois qui était auprès de Brandebourg, de celui qui était auprès de Havelberg. Quelque diligence qu'il fît dans cette conjoncture décisive, il ne put point prévenir les Suédois, qui avaient quitté Brandebourg au bruit de son approche, et s'étaient retirés par Nauen une heure avant qu'il arrivât. Il les suivit avec vivacité; et il apprit par la dépo<88>sition des prisonniers et des déserteurs, que ce corps marchait à Fehrbellin où il s'était donné rendez-vous avec celui de Havelberg.

L'armée brandebourgeoise consistait en cinq mille six cents chevaux; elle n'avait point d'infanterie, et menait cependant douze canons avec elle. Les Suédois comptaient dix régiments d'infanterie et huit cents dragons dans leur camp. Malgré l'inégalité du nombre et la différence des armes, l'Électeur ne balança point d'aller aux ennemis, afin de les combattre.

Le 18 de juin, il marche aux Suédois; il confie seize cents chevaux de son avant-garde au prince de Hombourg,88-a avec ordre de ne rien engager, mais de reconnaître l'ennemi. Ce prince part; et, après avoir traversé un bois, il voit les troupes suédoises campées entre les villages de Hakenberg et de Tarmow, ayant un marais à leur dos, le pont de Fehrbellin au delà de leur droite, et une plaine rase devant leur front. Il pousse les grand'gardes, les poursuit et les mène battant jusqu'au gros de leur corps; les troupes sortent en même temps de leur camp, et se rangent en bataille; le prince de Hombourg, plein d'un courage bouillant, s'abandonne à sa vivacité, et engage un combat qui aurait eu une fin funeste, si l'Électeur, averti du danger dans lequel il se trouvait, ne fût accouru à son secours.

Frédéric-Guillaume, dont le coup d'œil était admirable et l'activité étonnante, fit dans l'instant sa disposition : il profita d'un tertre pour y placer sa batterie; il en fit faire quelques décharges sur les ennemis. L'infanterie suédoise en fut ébranlée; et lorsqu'il vit qu'elle commençait à flotter, il fondit avec toute sa cavalerie sur la droite des ennemis, l'enfonça et la défit. Les régiments suédois du corps et d'Ostrogothie furent entièrement taillés en pièces; la déroute de la droite entraîna celle de la gauche; les Suédois se jetèrent dans des marais, où ils furent tués par les paysans, et ceux qui se sauvèrent, s'enfuirent par Fehrbellin, où ils rompirent le pont derrière eux.

<89>Il est digne de la majesté de l'histoire de rapporter la belle action que fit un écuyer de l'Électeur dans ce combat. L'Électeur montait un cheval blanc; Froben, son écuyer, s'aperçut que les Suédois tiraient plus sur ce cheval, qui se distinguait par sa couleur, que sur les autres : il pria son maître de le troquer contre le sien,89-asous prétexte que celui de l'Électeur était ombrageux; et à peine ce fidèle domestique l'eut-il monté quelques moments, qu'il fut tué, et sauva ainsi par sa mort la vie à l'Électeur.

Ce prince, qui n'avait point d'infanterie, ne put ni forcer le pont de Fehrbellin, ni poursuivre l'ennemi dans sa fuite; il se contenta d'établir son camp sur ce champ de bataille où il avait acquis tant de gloire; il pardonna au prince de Hombourg d'avoir exposé avec tant de légèreté la fortune de tout l'État, en lui disant : « Si je vous jugeais selon la rigueur des lois militaires, vous auriez mérité de perdre la vie; mais à Dieu ne plaise que je ternisse l'éclat d'un jour aussi heureux, en répandant le sang d'un prince qui a été un des principaux instruments de ma victoire! »

Les Suédois perdirent, dans cette journée aussi célèbre que décisive, deux étendards, huit drapeaux, huit canons, trois mille hommes, et grand nombre d'officiers.

Derfflinger arriva avec l'infanterie, les poursuivit le lendemain, fit beaucoup de prisonniers, et reprit, avec leur bagage, une partie du butin qu'ils avaient fait dans les Marches de Brandebourg. L'armée suédoise, qui était fondue et réduite à quatre mille combattants, se retira par Ruppin et Wittstock, dans le duché de Mecklenbourg.

Peu de capitaines ont pu se vanter d'avoir fait une campagne pareille à celle de Fehrbellin. L'Électeur forme un projet aussi grand que hardi, et l'exécute avec une rapidité étonnante : il enlève un quartier des Suédois, lorsque l'Europe le croyait encore en Franco<90>nie; il vole aux plaines de Fehrbellin, où les ennemis s'assemblaient; il rétablit un combat engagé avec plus de courage que de prudence; et, avec un corps de cavalerie inférieur et harassé des fatigues d'une longue marche, il parvient à battre une infanterie nombreuse et respectable, qui avait subjugué par sa valeur l'Empire et la Pologne : par l'habileté de sa conduite, il laisse à juger ce qu'il aurait fait, s'il avait été le maître d'agir en Alsace selon sa volonté. Cette expédition, aussi brillante que valeureuse, mérite qu'on lui applique le Veni, vidi, vici, de César. Il fut loué par ses ennemis, béni par ses sujets; et sa postérité date de cette fameuse journée, le point d'élévation où la maison de Brandebourg est parvenue dans la suite.

Les Suédois, battus par l'Électeur, furent déclarés ennemis de l'Empire, pour l'avoir attaqué dans un de ses membres; s'ils avaient été secondés de la fortune, peut-être auraient-ils trouvé des alliés.

L'Électeur, fort des secours des Impériaux et des Danois, attaqua à son tour les Suédois dans leurs provinces : il entra en Poméranie, et se rendit maître des trois principaux passages de la Peene. Les Brandebourgeois prirent la ville de Wolgast et l'île de Wollin; et Wismar ne se rendit aux Danois qu'après que le prince de Hombourg les eut joints avec un renfort des troupes électorales.

Les intérêts qui liaient également le roi de Danemark et le Grand Électeur dans la guerre qu'ils faisaient aux Suédois, furent resserrés plus étroitement par une alliance qu'ils conclurent ensemble au commencement de l'année 1676.

La forte garnison que les Suédois avaient à Stralsund, incommodée du voisinage des troupes brandebourgeoises, tenta, pendant l'hiver, de les déloger de l'île de Wollin : Mardefeld y passa avec un détachement suédois, et assiégea les troupes électorales qui en défendaient la capitale. La vigilance du maréchal Derfflinger leur fit payer assez cher leur entreprise : il rassembla quelques-uns de ses quartiers, passa dans l'île de Wollin, battit Mardefeld, et l'aurait entièrement<91> défait, si le Suédois n'eût gagné ses vaisseaux en hâte et ne se fût sauvé à Stralsund.

Au commencement de la campagne, la Baltique se vit couverte de deux puissantes flottes, qui bloquèrent les Suédois dans leurs ports, et les empêchèrent d'envoyer des secours en Poméranie : l'une était la flotte que les Hollandais envoyaient au secours des alliés, commandée par l'amiral Tromp, le plus grand marin de son siècle; et l'autre était celle du roi de Danemark, sous les ordres de l'amiral Juel, qui ne le cédait guère en réputation au premier; les capres brandebourgeois se distinguèrent même dans cette campagne, et firent des prises sur les Suédois.

Cette nation, prévoyant qu'il lui serait impossible de résister au nombre d'ennemis qu'elle venait de s'attirer, hasarda quelques propositions de paix, pour détacher l'Électeur de ses alliés, et peut-être même pour le commettre avec eux; voici comme la Suède s'y prit.

Wangelin, qui avait été fait prisonnier à Rathenow, fit quelques ouvertures, promit de grands avantages, et se servit de toutes les séductions de la politique, pour engager l'Électeur à se réconcilier avec la Suède : mais Frédéric-Guillaume, loin d'entrer dans aucune négociation, rejeta loin de lui des propositions aussi contraires à sa gloire. Il se mit à la tête de ses troupes, et prit Anclam, malgré l'opposition qu'y mit le général Königsmarck : il tourna ensuite ses armes victorieuses vers Stettin, qu'il se contenta de bloquer, la saison étant trop avancée pour en faire le siége dans les formes.

La campagne suivante s'ouvrit sur mer par une bataille navale, où la flotte suédoise fut défaite par celle des Danois. Charles XI, qui n'avait été que pupille jusqu'alors, parvenu à l'âge de majorité, commença à paraître comme roi : il se mit à la tête de son armée, et, pour son coup d'essai, il gagna la fameuse bataille de Lund en Scanie, où Christian V fut mis en fuite, après avoir laissé six mille hommes sur la place.

<92>La fortune des Suédois, qui prévalait contre le roi de Danemark, devenait impuissante contre l'Électeur; cette campagne de Poméranie fut pour les Suédois une des plus malheureuses.

L'Électeur, qui pendant l'hiver avait bloqué Stettin, fit ouvrir la tranchée le 6 de juin92-a devant cette place; les Brandebourgeois attaquèrent cette ville par la rive gauche de l'Oder; et les Lünebourgeois, qui s'étaient joints à l'Électeur, poussèrent leurs approches du côté de la rive droite de cette rivière :92-b le siége dura six mois de tranchée ouverte.

Les fortifications de Stettin consistaient dans des boulevards de terre, entourés d'un fossé et défendus par une mauvaise contrescarpe; quelques redoutes étaient ses seuls ouvrages extérieurs. Selon la méthode dont on se sert pour assiéger les places à présent, cette bicoque aurait été incapable de faire une longue résistance : alors les troupes de l'Électeur, accoutumées aux guerres de campagne, n'avaient point l'expérience des siéges; elles étaient excellentes pour des coups de main, mais elles menaient peu de gros canons, peu de mortiers avec elles, et elles manquaient surtout d'habiles ingénieurs.

Stettin capitula le 14 décembre.92-c La garnison était réduite à trois cents hommes; et les relations de ces temps assurent que les assiégeants y perdirent dix mille hommes. Il paraît cependant clairement que ce nombre a été grossi, soit que ces auteurs crussent qu'un siége ne devenait fameux qu'à proportion du monde qu'il coûtait, soit qu'ils fussent trompés eux-mêmes par de fausses nouvelles : les plus grandes forteresses maçonnées, casematées et minées, que de grandes armées assiégent, ne coûtent pas aussi cher aux princes qui les prennent, que ce mauvais retranchement coûta, selon ces auteurs, aux Bran<93>debourgeois. Après la prise de cette ville, les Lünebourgeois se retirèrent chez eux.

Les avantages brillants que l'Électeur remporta sur ses ennemis, ne firent pas sur la cour impériale l'impression favorable à laquelle on devait s'attendre : l'Empereur voulait avoir de faibles vassaux et de petits sujets, et non pas des princes riches et des électeurs puissants. Comme sa politique tendait au despotisme, il comprenait de quelle importance il était de tenir les princes dans la médiocrité et dans l'impuissance; ses conseillers, et entre autres un certain Hocherus, eurent même l'impudence de dire : « Qu'on voyait à Vienne avec chagrin qu'un nouveau roi des Vandales s'agrandît sur les bords de la Baltique. » Ou il fallait le souffrir et se taire, ou il fallait avoir des moyens pour l'empêcher.

Pendant que les expéditions militaires de l'Électeur n'étalaient qu'une suite de prospérités et de triomphes, Louis XIV donnait des lois à l'Europe, et lui prescrivait des conditions de paix. Par le traité de cette année, la France resta en possession de la Franche-Comté, qui lui fut annexée pour jamais, d'une partie de la Flandre espagnole, et de la forteresse de Fribourg. Après que cette paix eut été signée à Nimègue, le prince d'Orange tenta vainement de la rompre, en livrant l'inutile combat de Saint-Denis, où le duc de Luxembourg triompha malgré la ruse et la mauvaise foi de son adversaire. Les Hollandais, en faisant cette paix, avaient pensé à eux et point à leurs alliés. Frédéric-Guillaume leur reprocha leur ingratitude; mais la chose était dès lors sans remède.

La France proposa à l'Électeur de rendre aux Suédois les conquêtes qu'il avait faites sur eux, et de les indemniser des frais de la guerre. Il aurait été difficile que Louis XIV eût prescrit des conditions plus humiliantes à un prince abattu par ses défaites; aussi l'Électeur n'en voulut-il point entendre parler : ses vœux s'élevaient plus haut, et il espérait de conserver par des traités ce qu'il avait acquis<94> par des combats. Il gagna plus par ses négociations à la paix de Westphalie, qu'il ne gagna pendant tout le cours de sa vie par les armes et par ses nombreuses victoires.

La guerre continua en Poméranie : les Suédois enlevèrent sur l'île de Rügen deux détachements, l'un danois, l'autre brandebourgeois, chacun fort de six cents hommes; et le roi de Danemark perdit Christiania et l'île94-a de Blekinge.

La fortune de l'Électeur ou, pour mieux dire, son habileté, n'étant assujettie à aucun hasard, parut dans cette guerre également stable. Il reçut un secours de quatre mille Lünebourgeois, avec lesquels et à l'aide des vaisseaux danois, il fit une descente dans l'île de Rügen, en chassa les Suédois, et leur enleva la Fahrschanze; il s'empara tout de suite de l'île de Bornholm,94-b passa à Stralsund, et fit bombarder cette ville avec tant de vivacité, qu'elle se rendit au bout de deux jours. Il termina enfin cette belle campagne par la prise de Greifswald.

Il semblait que la fortune se plût à fournir des occasions à ce prince, où il pût déployer ses grands talents : à peine avait-il fini sa campagne, qu'il apprit que le général Horn était venu de la Livonie inonder la Prusse avec seize mille Suédois. Il reçut cette nouvelle sans étonnement, et y remédia sans embarras : son esprit fertile en expédients lui fournissait en foule des projets, dont il ne lui restait à faire que le choix et l'application. Il pensa et il exécuta dans le même moment : le général Görtzke fut détaché avec trois mille hommes; il arriva heureusement à Königsberg, où il se joignit à Hohendorff,94-c et se tint dans l'inaction jusqu'à l'arrivée de l'Électeur.

Pour fortifier son parti, Frédéric-Guillaume fit une alliance défensive avec ces mêmes Hollandais qui l'avaient abandonné avec tant<95> de lâcheté : il les dispensa de lui payer les subsides arriérés, leur fit la cession réelle du fort de Schenk, et n'en reçut en récompense que de frivoles garanties, que ces républicains ingrats refusèrent même d'accomplir.

Les Suédois avançaient, en attendant, et faisaient des progrès en Prusse. Ils avaient brûlé en passant le faubourg de Memel, et s'étaient emparés de Tilse et d'Insterbourg; leurs troupes s'étaient étendues, et leurs partis couraient tout le pays.

L'Électeur répara bientôt ces pertes par sa prodigieuse diligence. Le 10 de janvier95-a il part de Berlin, se met à la tête de neuf mille hommes, avec lesquels Derfflinger avait pris les devants; il passe la Vistule le 15,95-b précédé par la terreur de son nom, qui était devenu redoutable aux Suédois. Horn se confond à son approche; il perd l'espérance de résister au vainqueur de Fehrbellin; il se retire, et ses troupes se découragent. Görtzke profite de ce trouble, le suit, le harcèle, le retarde; et ce commencement de désordre fait perdre huit mille hommes aux Suédois. Un grand nombre de paysans qui s'étaient joints au corps de Görtzke, se jetèrent sur les traîneurs et sur ceux qui s'écartaient de l'armée suédoise, les firent prisonniers ou les massacrèrent.

L'Électeur, qui ne perdait pas ses moments dans l'oisiveté, se trouvait sur les bords du Frisch-Haff; il avait fait préparer des traîneaux, sur lesquels il mit95-c toute son infanterie et ses troupes dans l'ordre où elles devaient combattre; la cavalerie à leurs côtés suivait l'Électeur, qui faisait de cette façon étrange et nouvelle sept grands milles d'Allemagne par jour : on était surpris de voir cette course de traîneaux d'une armée sur la glace unie d'un golfe qui, deux mois<96> auparavant, avait été couvert de vaisseaux de toute la terre, que le commerce de la Prusse y attirait. La marche de l'Électeur avec son armée ressemblait au spectacle d'une fête galante et superbe : l'Électrice et toute sa cour étaient avec lui sur des traîneaux; et ce prince était reçu dans tous les endroits où il passait, comme le libérateur de la patrie.

Arrivé à Labiau, il détacha le général Treffenfeldt avec cinq mille chevaux, pour arrêter les Suédois et lui donner le temps de les joindre : il fit le même jour une traite considérable sur le golfe de Courlande, et arriva, le 19 de janvier,96-a avec son infanterie, à trois milles de Tilse, où les Suédois avaient leur quartier. Il apprit le même jour que Treffenfeldt avait battu deux régiments des ennemis auprès de Splitter, et qu'il leur avait pris vingt-huit drapeaux96-23 et étendards, deux paires de timbales et sept cents chariots de bagage.

Les Suédois, battus par Treffenfeldt, harcelés par Görtzke, et intimidés par le voisinage de l'Électeur, abandonnèrent Tilse, et se retirèrent du côté de la Courlande. Görtzke atteignit leur arrière-garde, forte de quatorze cents hommes, entre Schulzenkrug96-b et Coadjuthen, et la défit entièrement.96-c Il revint d'un côté, et Treffenfeldt de l'autre,<97> tous deux chargés de trophées, ramenant le butin que les ennemis avaient fait, et conduisant avec eux grand nombre de prisonniers. La retraite des Suédois ressemblait à une déroute; de seize mille qu'ils étaient, à peine trois mille retournèrent-ils en Livonie. Ils étaient entrés en Prusse comme des Romains; ils en sortirent comme des Tartares.

Ainsi se termina cette expédition, unique dans son espèce, dans laquelle le génie de l'Électeur se déploya tout entier, où ni la rigueur de la saison dans ce climat sauvage, ni la longueur du chemin de l'Oder jusqu'aux frontières de la Livonie, ni les fatigues, le nombre des ennemis, où rien enfin ne l'arrêta. Cette campagne si bien projetée, si bien exécutée, ne valut à l'Électeur que de la réputation : c'est la monnaie des héros; mais ce n'est pas toujours celle dont les princes se contentent.

Les ennemis de Frédéric-Guillaume l'avaient attiré de l'Alsace dans la Marche, et de la Poméranie en Prusse : à peine en eut-il expulsé les Suédois, que les cris de ses sujets lui annoncèrent que trente mille Français, sous les ordres du général Calvo, étaient entrés dans le duché de Clèves.

Louis XIV insistait sur l'entier rétablissement des Suédois, et rien ne put le fléchir sur cet article; Colbert rejeta avec hauteur toutes les propositions que lui avaient faites les ministres de l'Électeur. La partie devenait trop inégale; l'électeur de Brandebourg et le roi de Danemark, qui étaient restés les seuls champions dans la lice, ne pouvaient pas l'emporter de haute lutte sur Charles XI et sur Louis XIV ensemble : malgré la répugnance que l'Électeur avait de se désister de ses conquêtes, il fit pour quinze jours une trêve avec les Français, et leur remit les villes de Wésel et de Lippstadt jusqu'à l'entière conclusion de la paix.

Ce terme s'étant écoulé sans qu'on eût pu convenir de rien, Créqui entra avec dix mille hommes dans la principauté de Minden : les<98> Lünebourgeois l'y joignirent; et ces troupes renfermèrent conjointement entre elles et le Wéser un corps brandebourgeois que le général Spar98-a commandait : c'était le même régiment de dragons fait prisonnier en Alsace, qui fut pris auprès de Minden pour la seconde fois; depuis, l'Électeur le supprima entièrement.

Frédéric-Guillaume, abandonné par l'Empereur, et ne recevant que des refus de la part des Hollandais, qui étaient bien éloignés de remplir leur garantie, résolut enfin de s'accommoder. Il envoya le baron de Meinders98-b à Saint-Germain-en-Laye, où la cour de France se tenait, et où l'on convint, après beaucoup de difficultés, des conditions suivantes, à savoir : que le traité de Westphalie servirait de base à cette paix; que l'Électeur aurait en propriété tous les péages des ports de la Poméranie ultérieure, avec les villes de Cammin, Garz, Greifenberg98-c et Wildenbruch. Il consentit de son côté à remettre les Suédois en possession de toutes les conquêtes qu'il avait faites sur eux, et à ne point assister le roi de Danemark; moyennant quoi, la France évacua ses provinces de Westphalie, et lui paya trois cent mille ducats, pour l'indemniser des dommages que les troupes de Créqui avaient faits dans ses États.

Cette paix ainsi conclue et ratifiée, fut mise en exécution sans qu'aucun incident en suspendît l'accomplissement. Le roi de Danemark ne tarda point à suivre l'exemple de l'Électeur : il fit sa paix avec la France et la Suède à Fontainebleau; avec cette différence, que l'Électeur y trouva du moins quelques avantages, et que le roi de Danemark, pour avoir attendu trop longtemps, n'en profita en aucune manière.

La paix de Saint-Germain termina les exploits militaires de Frédéric-Guillaume; ses dernières années furent pacifiques, et s'écou<99>lèrent avec moins d'éclat; cependant son grand génie se manifesta jusque dans les moindres actions de sa vie.

Les vertus de ce prince se modifiaient selon les circonstances où il se trouvait, paraissant tantôt plus héroïques et plus sublimes, tantôt plus douces et plus secourables. Un préjugé assez général fait que la plupart des hommes idolâtrent l'heureuse témérité des ambitieux l'éclat brillant des vertus militaires offusque à leurs yeux la douceur des vertus civiles; ils préfèrent les Érostrates qui brûlent les temples aux Amphions qui élèvent des villes, et les victoires d'Octave au règne d'Auguste. Frédéric-Guillaume était également admirable à la tête de ses armées, où il paraissait comme le libérateur de sa patrie, et à la tête de son conseil, où il administrait la justice à ses peuples. Ses belles qualités lui attiraient la confiance de ses voisins; son équité lui avait élevé une espèce de tribunal suprême qui s'étendait au delà de ses frontières, et d'où il jugeait ou conciliait des souverains et des rois. Il fut choisi médiateur entre le roi de Danemark et la ville de Hambourg; Christian V reçut cent vingt-cinq mille écus de cette ville, qui était une éponge que les Danois pressaient dans le besoin; elle aurait été mise à sec, sans l'appui de Frédéric-Guillaume.

L'Orient rendit un hommage à ce prince, dont la réputation avait pénétré jusqu'aux frontières de l'Asie : Murad Ghérai, kan des Tartares, rechercha son amitié par une ambassade. L'interprète du Budgjak avait un nez de bois et point d'oreilles; et l'on fut obligé d'habiller l'ambassadeur, dont les haillons ne couvraient pas la nudité, avant que de l'admettre à la cour.

L'Électeur, recherché des Tartares, se fit respecter des Espagnols. Cette cour lui devait des subsides dont il ne pouvait obtenir le payement : il envoya vers la Guinée neuf petits vaisseaux dont il s'était servi dans la Baltique; et cette escadre médiocre enleva un gros vaisseau de guerre espagnol, qu'elle conduisit dans le port de Königsberg.

<100>Environ dans ce temps, Frédéric-Guillaume entra en possession du duché de Magdebourg, qui fut à jamais incorporé à l'électorat de Brandebourg, après la mort du dernier administrateur, qui était un prince de la maison de Saxe.

L'Électeur eut depuis, comme directeur du cercle de Westphalie, la commission impériale de protéger les états de l'Ost-Frise contre leur prince, qui les chicanait sur leurs priviléges; et comme il avait le droit de succession éventuelle sur cette principauté, il profita de cette occasion pour mettre garnison brandebourgeoise à Gretsyhl, et il établit à Emden une compagnie de négociants, qui commercèrent en Guinée et y bâtirent le Grand-Friedrichsbourg.

Ces petits progrès n'étaient pas comparables à ceux de Louis XIV : ce monarque avait fait de la paix un temps de conquêtes; il avait établi des chambres de réunion qui, par l'examen d'anciennes chartes et d'anciens documents, lui adjugeaient des villes et des seigneuries, dont il se mettait en possession, sous prétexte que c'était originairement des fiefs ou des dépendances de la préfecture de Strasbourg et de l'Alsace.

L'Empire, épuisé par une longue guerre, se contenta d'en faire par écrit des reproches à Louis XIV; mais l'Électeur, qui n'avait point été compris dans la paix de Nimègue, refusa de signer cette lettre, et conclut une alliance avec l'électeur de Saxe et le duc de Hanovre, pour le maintien de la paix de Westphalie et de Saint-Germain.

Louis XIV, qui ne voulait point être troublé par l'Empereur ni par l'Empire dans ses conquêtes pacifiques, fit jouer des ressorts en Orient, qui ne tardèrent pas à mettre Léopold dans des embarras extrêmes. Il s'en fallait de deux ans que la trêve que les Infidèles avaient faite avec les Chrétiens,100-24 ne fût écoulée : cependant les Turcs, appelés par les protestants de Hongrie, qui s'étaient révoltés contre la<101> maison d'Autriche, vinrent avec une armée formidable jusqu'aux portes de Vienne.

Léopold, qui, de même que les princes de sa maison, n'était pas guerrier, se sauva à Linz, malgré toute sa hauteur. Cependant, Vienne fut secourue par Jean Sobieski, roi de Pologne, un des grands hommes de son siècle; et l'Empereur rentra à Vienne avec moins de gloire que de bonheur. Il ne voulait plier ni devant la France, qui investissait Luxembourg, ni devant le Turc, qui avait assiégé sa capitale, quoique dans l'impuissance de résister à aucun de ses ennemis. Les représentations du Pape, des électeurs de Brandebourg et de Bavière, et des principaux princes de l'Allemagne, le portèrent enfin à conclure une trêve avec la France, qui fut signée le 15 d'août 1684.101-a

L'Électeur fit, la même année, une alliance avec les cercles de la Basse-Saxe et de la Westphalie, pour leur commune défense. On y stipula que les princes qui rassembleraient les troupes confédérées, tireraient des contributions des États voisins; ces traits caractérisent trop les mœurs de ces temps-là pour les omettre.

L'Électeur avait des prétentions sur les duchés de Jägerndorf, Ratibor, Oppeln, Brieg, Wohlau et Liegnitz, situés en Silésie : ces duchés lui étaient dévolus en toute justice par des traités de confraternité faits avec les princes qui les avaient possédés, et confirmés par les rois de Bohême. Il se flatta d'avoir trouvé une conjoncture favorable pour demander à l'Empereur qu'il fît justice à ses prétentions, et il sollicita en même temps l'investiture de Magdebourg. Léopold, qui ne connaissait de droits que les siens, de prétentions que celles de la maison d'Autriche, et de justice que sa fierté, accorda ce qu'il ne pouvait pas refuser, c'est-à-dire l'investiture du duché de Magdebourg. Il fit une tentative pour obtenir deux mille hommes de troupes brandebourgeoises, qu'il voulait faire servir dans la guerre contre les Turcs; mais l'Électeur était trop mécontent de lui, pour les lui<102> accorder : deux mille Brandebourgeois se joignirent aux troupes de Sobieski, et aidèrent les Polonais à repousser les Turcs qui les attaquaient.

Tous les événements semblaient concourir aux avantages de l'Électeur. Louis XIV dont la politique avait protégé les protestants d'Allemagne contre l'Empereur, persécuta ceux de son royaume qui étaient inquiets et remuants, et il troubla la France par la révocation du fameux édit de Nantes. Il se fit une émigration dont on n'avait guère vu d'exemples dans l'histoire : un peuple entier sortit du royaume par esprit de parti, en haine du pape, et pour recevoir sous un autre ciel la communion sous les deux espèces. Quatre cent mille âmes s'expatrièrent ainsi et abandonnèrent tous leurs biens, pour détonner dans d'autres temples les vieux psaumes de Clément Marot; beaucoup enrichirent l'Angleterre et la Hollande de leur industrie; vingt mille Français s'établirent dans les États de l'Électeur. Leur nombre répara en partie le dépeuplement causé par la guerre de trente ans. Frédéric-Guillaume les reçut avec la compassion qu'on doit aux malheureux, et avec la générosité d'un prince qui encourage les possesseurs d'arts utiles à ses peuples. Cette colonie prospéra toujours, et récompensa son bienfaiteur de sa protection; l'électorat de Brandebourg puisa depuis dans son propre sein une infinité de marchandises qu'auparavant il avait été obligé d'acheter de l'étranger.

Frédéric-Guillaume s'aperçut que sa piété le brouillerait avec Louis XIV; et comme on regardait en France de mauvais œil l'asile qu'il avait accordé aux réfugiés, il contracta de nouvelles liaisons avec l'Empereur, et lui envoya, sous la conduite du général Schöning, huit mille hommes, pour s'en servir contre les Turcs en Hongrie. Ces troupes eurent grande part à la prise de Bude; elles acquirent une réputation distinguée à l'assaut général de cette ville, où elles entrèrent des premières. L'Empereur leur refusa cependant, après cette campagne, des quartiers en Silésie, et elles retournèrent hiverner<103> dans la Marche de Brandebourg. En récompense de ce service, l'Empereur céda ensuite le cercle de Schwiebus à l'Électeur, en forme de dédommagement de ses justes prétentions.

Le refuge des Français à Berlin et les secours que l'Électeur avait accordés à l'Empereur, achevèrent d'indisposer Louis XIV contre lui, et il refusa de lui continuer le subside annuel qu'il lui payait depuis la paix de Saint-Germain.

Cependant Louis XIV violait ouvertement la trêve qu'il avait conclue avec l'Empereur, sous prétexte de remplir l'esprit du traité de Nimègue : il s'emparait d'un grand nombre de places de la Flandre; il prit Trèves, et en fit raser les ouvrages; et l'on travaillait à force à relever les fortifications de Huningue; il soutenait les prétentions de Charlotte, princesse palatine, épouse du duc d'Orléans, sur quelques bailliages du Palatinat, droits auxquels elle avait renoncé par son contrat de mariage. Un voisin aussi entreprenant donna enfin l'alarme à l'Allemagne; et les cercles de Souabe, de Franconie et du Bas-Rhin firent une alliance à Augsbourg, pour se garantir des entreprises continuelles que formait l'ambition de ce monarque.

Tant de sujets de plaintes ne purent exciter l'Empereur à s'en faire raison : la guerre des Turcs rendait Léopold circonspect, et le gouvernement faible d'Espagne ne sortait point de sa léthargie. Nous verrons cependant, dans la suite, que l'élection du prince de Fürstenberg, que le chapitre de Cologne fit par les intrigues de la France, obligea enfin l'Empereur de rompre avec un voisin dont les entreprises ne gardaient aucunes mesures, et qui ne connaissait aucunes bornes à sa puissance.

L'Électeur ne vit point le commencement de cette guerre. Il accorda, pour la seconde fois, sa protection à la ville de Hambourg, que le roi de Danemark assiégeait en personne : ses envoyés, Paul Fuchs et Schmettau, firent consentir Frédéric V à lever son camp de devant cette ville, et à rétablir toutes les choses sur le pied où elles étaient<104>avant cette nouvelle entreprise. Environ dans ce temps, le duc de Weissenfels s'accorda avec l'Électeur sur les quatre bailliages démembrés du duché de Magdebourg, dont ce duc était en possession : l'Électeur acheta celui de Bourg pour trente-quatre mille écus, et renonça aux prétentions qu'il avait sur ceux de Querfurt, Jüterbog et Dahme.

Le Nord fut sur le point d'être troublé inopinément par les différends que le roi de Danemark eut avec le duc de Gottorp, touchant la paix de Roeskilde, par laquelle le roi de Suède, Charles-Gustave, avait procuré à ce duc l'entière souveraineté de ses États : les Danois, en haine de cette paix, chassèrent ce prince du Schleswig, et déclarèrent qu'ils étaient résolus de conserver la possession de ce duché comme celle du Danemark même. L'empereur Léopold voulut se mêler de ces différends : mais le roi de Danemark ne consentit à s'en remettre de ses intérêts qu'entre les mains de l'électeur de Brandebourg. On tint des conférences à Hambourg et à Altona; Frédéric V offrit au duc de Gottorp de lui céder de certains comtés dont les produits égaleraient les revenus du Schleswig, à l'exception de la souveraineté; le Duc refusa ces offres. L'Électeur n'eut point la satisfaction de conclure l'accommodement, et la mort termina sa régence glorieuse.

Frédéric-Guillaume avait été attaqué de la goutte depuis longtemps; cette maladie dégénéra par la suite en hydropisie : il sentit les progrès de son mal, et vit les approches de la mort avec une fermeté inébranlable. Deux jours avant sa fin, il fit assembler son conseil : après avoir assisté aux délibérations, et avoir décidé toutes les affaires avec un jugement sain et une liberté d'esprit entière, il tint un discours à ses ministres, les remercia des fidèles services qu'ils lui avaient rendus, et les exhorta à servir son fils avec ce même attachement; après quoi il s'adressa au Prince électoral, lui exposa les devoirs d'un bon prince, et lui fit une courte analyse de l'état où il laissait ses<105> affaires; il lui recommanda affectueusement de secourir le prince d'Orange dans l'expédition qu'il méditait sur l'Angleterre; il insista surtout sur l'amour et la conservation des peuples qu'il allait gouverner, et les lui recommanda, comme un bon père peut recommander ses enfants en mourant. Il fit ensuite quelques actes de piété, et attendit tranquillement la mort; il expira le 28 d'avril105-a 1688, avec cette indifférence héroïque dont il avait donné tant de marques dans le cours fortuné de ses victoires.

Il eut deux femmes, Henriette105-b d'Orange, mère de Frédéric III qui lui succéda, et Dorothée de Holstein, mère des margraves Philippe, Albert et Louis, et des princesses Élisabeth-Sophie et Marie-Amélie.105-c

Frédéric-Guillaume avait toutes les qualités qui font les grands hommes, et la Providence lui fournit toutes les occasions de les déployer. Il donna des marques de prudence dans un âge où la jeunesse n'en donne que de ses égarements; il n'abusa jamais de ses vertus héroïques, et n'employa sa valeur qu'à défendre ses États et à secourir ses alliés. Il était prévoyant et sage, ce qui le rendait grand politique; il était laborieux et humain, ce qui le rendait bon prince. Insensible aux séductions dangereuses de l'amour, il n'eut de faiblesse que pour sa propre épouse. S'il aimait le vin et la société, c'était cependant sans s'abandonner à une débauche outrée. Son tempérament vif et colère le rendait sujet aux emportements; mais s'il n'était pas maître du premier mouvement, il l'était toujours du second, et son cœur réparait avec abondance les fautes qu'un sang trop facile à émouvoir, lui faisait commettre. Son âme était le siége de la vertu; la prospérité n'avait pu l'enfler, ni les revers l'abattre. Magnanime, débonnaire,<106> généreux, humain, il ne démentit jamais son caractère. Il devint le restaurateur et le défenseur de sa patrie, le fondateur de la puissance du Brandebourg, l'arbitre de ses égaux, l'honneur de sa nation, et pour le dire enfin en un mot, sa vie fait son éloge.

Dans ce siècle, trois hommes attirèrent sur eux l'attention de toute l'Europe : Cromwell, qui usurpa l'Angleterre, et couvrit le parricide de son roi d'une modération apparente et d'une politique soutenue; Louis XIV, qui fit trembler l'Europe devant sa puissance, protégea tous les talents, et rendit sa nation respectable dans tout l'univers; Frédéric-Guillaume, qui avec peu de moyens fit de grandes choses, se tint lui seul lieu de ministre et de général, et rendit florissant un État qu'il avait trouvé enseveli sous ses ruines. Le nom de Grand n'est dû qu'à des caractères héroïques et vertueux : Cromwell, dans sa profonde politique, fut souillé des crimes de son ambition; ce serait donc avilir la mémoire de Louis XIV et de Frédéric-Guillaume, que de mettre leur vie en opposition avec celle d'un tyran heureux.

Ces deux princes étaient regardés, chacun dans sa sphère, comme les plus grands hommes de leur siècle. Leur vie fournit des événements dont la ressemblance est frappante, et d'autres dont les circonstances en éloignent les rapports : comparer ces princes en fait de puissance, ce serait mettre en parallèle les foudres de Jupiter et les flèches de Philoctète; examiner leurs qualités personnelles, en faisant abstraction des dignités, c'est mettre en évidence que l'âme et les actions de l'Électeur n'étaient pas inférieures au génie et aux exploits du Monarque.

Ils avaient tous les deux la physionomie prévenante et heureuse, des traits marqués, le nez aquilin, des yeux où se peignaient les sentiments de leur âme, l'abord facile, l'air et le port majestueux. Louis XIV était plus haut de taille; il avait plus de douceur dans son maintien, et l'expression plus laconique et plus nerveuse : Frédéric-Guillaume avait contracté aux universités de Hollande un air plus<107> froid et une éloquence plus diffuse. Leur origine est également ancienne : mais les Bourbons comptaient au nombre de leurs aïeux plus de souverains que les Hohenzollern; ils étaient rois d'une grande monarchie, qui avait eu longtemps des princes parmi leurs vassaux : les autres étaient électeurs d'un pays peu étendu, et alors dépendant en partie des empereurs.

La jeunesse de ces princes eut une destinée à peu près semblable; le Roi, mineur, poursuivi dans son royaume par la Fronde et les princes de son sang, fut, d'une montagne éloignée, le spectateur de ce combat que ses sujets rebelles livrèrent à ses troupes au faubourg Saint-Antoine : le Prince électoral, dont le père avait été dépouillé de ses États par les Suédois, fugitif en Hollande, fit son apprentissage de la guerre sous le prince Frédéric-Henri d'Orange, et se distingua aux siéges des forts de Schenk et de Bréda. Louis XIV, parvenu à la régence, soumit son royaume par le poids de l'autorité royale : Frédéric-Guillaume, succédant à son père dans un pays envahi, rentra en possession de son héritage à force de politique et de négociations.

Richelieu, ministre de Louis XIII, était un génie du premier ordre; des mesures prises de longue main, soutenues avec courage, jetèrent les fondements solides de grandeur sur lesquels Louis XIV n'eut qu'à bâtir : Schwartzenberg, ministre de George-Guillaume, était un traître, dont la mauvaise administration contribua beaucoup à plonger les États de Brandebourg dans l'abîme où les trouva Frédéric-Guillaume lorsqu'il parvint à la régence. Le monarque français est digne de louange, pour avoir suivi le chemin de la gloire que Richelieu lui avait préparé : le héros allemand fit plus, il se fraya le chemin seul.

Ces princes commandèrent tous deux leurs armées : l'un, ayant sous lui les plus célèbres capitaines de l'Europe; se reposant de ses succès sur les Turenne, les Condé, les Luxembourg; encourageant l'audace et les talents, et excitant le mérite par l'ardeur de lui plaire.<108> Il aimait plus la gloire que la guerre; il faisait des campagnes par grandeur; il assiégeait des villes, mais il évitait les batailles. Il assista à cette campagne fameuse dans laquelle ses généraux enlevèrent toutes les places de Flandre aux Espagnols; à la belle expédition par laquelle Condé assujettit la Franche-Comté, en moins de trois semaines, à la France; il encouragea ses troupes par sa présence, lorsqu'elles passèrent le Rhin au fameux gué du Tolhuys, action que l'idolâtrie des courtisans et l'enthousiasme des poëtes fit passer pour miraculeuse. L'autre, n'ayant qu'à peine des troupes, et manquant de généraux habiles, suppléa lui seul par son puissant génie aux secours qui lui manquaient : il formait ses projets et les exécutait; s'il pensait en général, il combattait en soldat; et par rapport aux conjonctures où il se trouvait, il regardait la guerre comme sa profession. Au passage du Rhin j'oppose la bataille de Varsovie, qui dura trois jours, et dans laquelle le Grand Électeur fut un des principaux instruments de la victoire. A la conquête de la Franche-Comté j'oppose la surprise de Rathenow, et la bataille de Fehrbellin, où notre héros, à la tête de cinq mille cavaliers, défit les Suédois, et les chassa au delà de ses frontières; et, si ce fait ne paraît pas assez merveilleux, j'y ajoute l'expédition de Prusse, où son armée vola sur une mer glacée, fit quarante milles en huit jours, et où le nom seul de ce grand prince chassa, pour ainsi dire, sans combattre, les Suédois de toute la Prusse.

Les actions du Monarque nous éblouissent par la magnificence qu'il y étale, par le nombre de troupes qui concourent à sa gloire, par la supériorité qu'il acquiert sur tous les autres rois, et par l'importance des objets, intéressants pour toute l'Europe : celles du Héros sont d'autant plus admirables, que son courage et son génie y font tout, qu'avec peu de moyens il exécute les entreprises les plus difficiles, et que les ressources de son esprit se multiplient à mesure que les obstacles augmentent.

Les prospérités de Louis XIV ne se soutinrent que pendant la vie<109> des Colbert, des Louvois, et des grands capitaines que la France avait portés : la fortune de Frédéric-Guillaume fut toujours égale, et l'accompagna tant qu'il fut à la tête de ses propres armées. Il paraît donc que la grandeur du premier était l'ouvrage de ses ministres et de ses généraux, et que l'héroïsme du second n'appartenait qu'à lui-même.

Le Roi ajouta par ses conquêtes, la Flandre, la Franche-Comté, l'Alsace et, en quelque façon, l'Espagne à sa monarchie, en attirant sur lui la jalousie de tous les princes de l'Europe : l'Électeur acquit par ses traités, la Poméranie, le Magdebourg, le Halberstadt et Minden, qu'il incorpora au Brandebourg; et il se servit de l'envie qui déchirait ses voisins, de sorte qu'ils devinrent les instruments de sa grandeur.

Louis XIV était l'arbitre de l'Europe par sa puissance, qui en imposait aux plus grands rois : Frédéric-Guillaume devint l'oracle de l'Allemagne par sa vertu, qui lui attira la confiance des plus grands princes. Pendant que tant de souverains portaient impatiemment le joug du despotisme que le roi de France leur imposait, le roi de Danemark et d'autres princes soumettaient leurs différends au tribunal de l'Électeur, et respectaient ses jugements équitables.

François Ier avait essayé vainement d'attirer les beaux-arts en France : Louis XIV les y fixa; sa protection fut éclatante; le goût attique et l'élégance romaine renaquirent à Paris; Uranie eut un compas d'or entre ses mains; Calliope ne se plaignit plus de la stérilité de ses lauriers; et des palais somptueux servirent d'asile aux Muses. George-Guillaume fit des efforts inutiles pour conserver l'agriculture dans son pays : la guerre de trente ans, comme un torrent ruineux, dévasta tout le nord de l'Allemagne. Frédéric-Guillaume repeupla ses États; il changea des marais en prairies, des déserts en hameaux, des ruines en villes; et l'on vit des troupeaux nombreux dans des contrées où il n'y avait auparavant que des animaux féroces. Les arts utiles sont les aînés des arts agréables; il faut donc nécessairement qu'ils les précèdent.

<110>Louis XIV mérita l'immortalité pour avoir protégé les arts : la mémoire de l'Électeur sera chère à ses derniers neveux, parce qu'il ne désespéra point de sa patrie. Les sciences doivent des statues à l'un, dont la protection libérale servit à éclairer le monde : l'humanité doit des autels à l'autre, dont la magnanimité repeupla la terre.

Mais le Roi chassa les réformés de son royaume, et l'Électeur les recueillit dans ses États. Sur cet article, le prince superstitieux et dur est bien inférieur au prince tolérant et charitable; la politique et l'humanité s'accordent à donner sur ce point une préférence entière aux vertus de l'Électeur.

En fait de galanterie, de politesse, de générosité, de magnificence, la somptuosité française l'emporte sur la frugalité allemande; Louis XIV avait autant d'avance sur Frédéric-Guillaume, que Lucullus en avait sur Mithridate.

L'un donna des subsides en foulant ses peuples : l'autre les reçut en soulageant les siens. En France, Samuel Bernard fit banqueroute pour sauver le crédit de la couronne :110-a dans la Marche, la banque des états paya, malgré l'irruption des Suédois, le pillage des Autrichiens et le fléau de la peste.

Tous deux firent des traités et les rompirent, l'un par ambition, l'autre par nécessité : les princes puissants éludent l'esclavage de leur parole par une volonté libre et indépendante; les princes qui ont peu de forces manquent à leurs engagements, parce qu'ils sont souvent obligés de céder aux conjonctures.

Le Monarque se laissa gouverner vers la fin de son règne par sa maîtresse, et le Héros, par son épouse : l'amour-propre du genre hu<111>main serait trop humilié, si la fragilité de ces demi-dieux ne nous apprenait pas qu'ils sont hommes comme nous.

Ils finirent tous deux en grands hommes, comme ils avaient vécu : voyant les approches de la mort avec une fermeté inébranlable; quittant les plaisirs, la fortune, la gloire et la vie, avec une indifférence stoïque; conduisant d'une main sûre le gouvernail de l'État, jusqu'au moment de leur mort; tournant leurs dernières pensées sur leurs peuples, qu'ils recommandèrent à leurs successeurs avec une tendresse paternelle; et ayant justifié, par une vie pleine de gloire et de merveilles, le surnom de Grand qu'ils reçurent de leurs contemporains, et que la postérité leur confirme d'une commune voix.

<112>

FRÉDÉRIC III112-25 PREMIER ROI DE PRUSSE.

Frédéric III naquit à Königsberg-en-Prusse le 22 de juillet112-a 1657, de Louise-Henriette d'Orange, première femme du Grand Électeur. Il perdit de bonne heure sa mère, et l'électrice Dorothée lui donna des chagrins violents dans sa jeunesse : elle trouva le moyen d'aigrir l'esprit de Frédéric-Guillaume contre ce fils du premier lit, qui était infirme, contrefait, et dont l'éducation avait été assez négligée; l'aigreur du père alla jusqu'au point qu'il aurait vu sans regret passer sa succession à son second fils, le prince Philippe.

On osa soupçonner l'Électrice d'avoir tenté de se défaire par le poison de son beau-fils :112-b mais comme on n'en apporte aucune preuve certaine, et que ce fait est avancé assez légèrement, il ne doit point trouver place dans l'histoire; il ne faut pas souiller la mémoire des grands par de telles imputations, sans avoir en main la conviction de ces crimes.

<113>Les faits justifient l'Électrice : Frédéric III vécut. Il épousa en 1679, en premières noces, Élisabeth-Henriette, fille de Guillaume VI, landgrave de Hesse; il se remaria en 1684, après la mort de cette princesse, avec Sophie-Charlotte, fille du duc de Hanovre, Ernest-Auguste, et sœur de George, qui depuis devint roi d'Angleterre.

L'électrice Dorothée en voulait plutôt aux biens qu'à la vie de ce prince : on assure que le Grand Électeur s'était déterminé, sur ses sollicitations, à faire un testamenta par lequel il partageait toutes les acquisitions qu'il avait faites pendant son règne, entre ses enfants du second lit. Le parti autrichien se servit habilement de ce testament pour indisposer le nouvel électeur contre la France : l'Empereur s'engage113-a d'annuller cette disposition paternelle, à condition que Frédéric III lui rendît le cercle de Schwiebus; nous verrons dans la suite de cette histoire, comment cette convention s'exécuta.

L'avénement de Frédéric III à la régence fut l'époque d'une nouvelle guerre; Louis XIV en fut l'auteur. Il demandait quelques bailliages du Palatinat comme devant revenir à Madame d'Orléans; il se plaignait de l'injure que les princes allemands lui avaient faite de se liguer à Augsbourg contre la France; il déclarait que son honneur était engagé à soutenir l'élection que les chanoines de Cologne avaient faite du prince de Fürstenberg, à laquelle l'Empereur mettait opposition.

Cette déclaration de guerre fut soutenue par des armées. Le maréchal de Duras prit Worms, Philippsbourg et Mayence; le Dauphin fit en personne les siéges de Mannheim et de Frankenthal; presque tout le cours du Rhin passa en moins d'une campagne sous la domination française.

<114>L'Électeur, qui chargeait la France de tous les chagrins que sa belle-mère lui avait donnés, à cause qu'elle avait engagé Frédéric-Guillaume, par des raisons d'intérêt, dans le parti de Louis XIV, était rempli d'une haine aveugle pour tout ce qui était français. Les partisans de l'Empereur nourrissaient soigneusement ce prince dans cette disposition, dont il ne pouvait résulter pour eux que des avantages; ils la fomentaient encore en créant le fantôme de la monarchie universelle de Louis XIV, avec lequel ils ensorcelaient la moitié de l'Europe. L'Allemagne fut souvent émue par cette machine puérile, et plongée dans des guerres qui lui étaient tout à fait étrangères; mais comme la trempe des meilleures armes vient enfin à s'émousser, ces arguments perdirent insensiblement la force de l'illusion, et les princes allemands comprirent que s'il y avait pour eux un despotisme à craindre, ce n'était pas celui de Louis XIV.

Dans ces temps-là, le charme était encore dans sa première force, et il opéra avec efficace sur un esprit préparé par ses préjugés à en recevoir favorablement l'impression. Frédéric III se crut donc obligé de secourir l'Empereur : il envoya le général Schöning avec un corps considérable sur le Haut-Rhin;114-a les Brandebourgeois s'emparèrent de Rheinberg; l'Électeur prit en personne le commandement de l'armée, et il mit le siége devant Bonn. Mayence se rendit aux alliés; les troupes qui avaient pris cette ville se joignirent à celles de l'Électeur, et empêchèrent Boufflers de secourir Bonn : d'Asfeld, qui en était gouverneur, rendit cette ville par capitulation, le 12114-b d'octobre.

L'Électeur fit encore la campagne suivante, et continua de fournir des secours considérables aux alliés contre la France. Le prince d'Orange ne commanda point, cette année, l'armée des alliés en Flandre; son ambition l'occupait ailleurs, comme nous l'allons dire, d'objets qui lui étaient plus personnels.

<115>Depuis la mort de Cromwell, son fils Richard, plus philosophe que politique, ayant renoncé à la puissance que le protecteur lui avait laissée par son usurpation, les Anglais appelèrent d'une commune voix Charles II au trône de son père. Après sa mort, Jacques II lui succéda. Guillaume, stadhouder de Hollande, qui avait épousé sa fille aînée, nommée Marie, profita de l'indisposition de la nation anglaise contre son roi, dont le crime principal était d'être catholique. Il s'était formé de longue main en Angleterre un parti considérable contre ce prince : ce parti éclata peu de temps après la mort du Grand Électeur; et ce fut alors que le prince d'Orange entreprit de détrôner son beau-père, et ne voulut devoir qu'à ses armes ce que ses intrigues tardaient trop à lui procurer. Un juif d'Amsterdam, nommé Schwartzau, lui prêta deux millions pour cette expédition, en lui disant : « Si vous êtes heureux, je sais que vous me les rendrez; si vous êtes malheureux, je consens de les perdre. »

Guillaume passa avec cette somme en Angleterre, détrôna le roi Jacques, battit le parti des opposants, et devint en quelque façon souverain légitime de ces trois royaumes par l'approbation du peuple, qui sembla autoriser son usurpation. Jacques, qui n'avait pu se faire considérer sur le trône, ni régner sur une nation dont il devait respecter les priviléges, laissa échapper le sceptre de ses mains; et, poursuivi par ses propres enfants, qui lui avaient arraché la couronne, il se réfugia en France, où sa dignité et ses malheurs ne purent le faire estimer.

Le nouveau roi d'Angleterre prit le commandement de l'armée des alliés; il gouvernait l'Europe par ses intrigues, en excitant la jalousie de tous les princes contre la puissance de Louis XIV, qu'il haïssait. Le monde était armé et en guerre, pour lui conserver le despotisme avec lequel il gouvernait les Provinces-Unies, qu'il aurait perdues en temps de paix; on l'appelait le roi de Hollande et le stadhouder d'Angleterre. Malheureux à la guerre, où il fut presque<116> toujours battu, fécond en ressources, et vigilant à réparer ses pertes, c'était l'hydre de la fable qui se reproduisait sans cesse; il était aussi respecté de ses ennemis après ses défaites, que Louis XIV l'était après ses victoires.

Il eut une entrevue avec l'Électeur, au sujet des intérêts politiques du temps : le caractère de chacun de ces deux princes était trop différent, pour qu'il résultât quelque chose d'important de leurs délibérations. Guillaume était froid, simple dans ses mœurs, et rempli de choses solides : Frédéric III était impatient, préoccupé de sa grandeur, réglant ses moindres actions sur l'exact compas du cérémonial et sur les nuances des dignités; un fauteuil et une chaise à dos pensèrent brouiller ces princes pour jamais. Cependant quinze mille Brandebourgeois joignirent l'armée de Flandre, que le roi Guillaume commandait, et l'Électeur envoya un autre secours considérable à l'Empereur contre les Infidèles; ces troupes se distinguèrent à la bataille de Salankemen, que le prince Eugène116-a gagna sur les Turcs. Le roi Guillaume, ou moins heureux ou moins habile, perdit en Flandre les batailles de Leuse et de Landen.

Le duc Ernest-Auguste de Hanovre, beau-père de Frédéric III, fournit de son côté à l'Empereur un corps de six mille hommes, pour la guerre de Hongrie; et, en récompense de ce secours, il obtint la dignité électorale. La création de ce neuvième électorat rencontra beaucoup d'oppositions dans l'Empire : il ne se trouva que les électeurs de Brandebourg et de Saxe qui l'appuyèrent; mais l'Empereur qui avait besoin de secours réels, ne crut pas les acheter trop cher en les payant par des titres frivoles.

Il semblait que cette époque favorisât l'ambition des princes de l'Europe : à peu près dans le même temps que le prince d'Orange mit la couronne d'Angleterre sur sa tête, Ernest, duc de Hanovre, devint électeur; Auguste, électeur de Saxe, se frayait le chemin au trône<117> de Pologne; et Frédéric III roulait déjà dans sa tête le projet de sa royauté.

Comme c'est une des actions principales de la vie de ce prince; que cet événement est des plus importants pour la maison de Brandebourg, et qu'il sert de nœud à la politique de Frédéric III : il est nécessaire que nous exposions ici ce qui y donna lieu, par quels moyens on l'exécuta, et tous les détails qui influèrent sur ce projet et sur cette négociation.

L'ambition de Frédéric III se trouvait resserrée, tant par son état que par ses possessions; sa faiblesse ne lui permettait pas de s'agrandir aux dépens de ses voisins, aussi forts et aussi puissants que lui : il ne restait de ressources à ce prince que l'enflure des titres, pour suppléer à l'intrinsèque de la puissance; et, par ces raisons, tous ses vœux se tournèrent du côté de la royauté.

On trouve dans les archives un mémoire raisonné qu'on attribue au père Vota, jésuite :117-a il roule sur le choix des titres de roi des Vandales ou de roi de Prusse, et sur les avantages que la maison de Brandebourg retirera de sa royauté; on crut même que c'était ce jésuite qui avait inspiré à Frédéric III l'idée de cette nouvelle dignité. On s'abuse d'autant plus, que sa société ne pouvait prendre aucun intérêt à l'agrandissement d'un prince protestant; il est plus naturel de croire que l'élévation du prince d'Orange et les espérances d'Auguste de Saxe, avaient donné de la jalousie à Frédéric III, et excité en lui l'émulation de se placer sur un trône à leur exemple. On se trompe toujours, si l'on cherche hors des passions et du cœur humain les principes des actions des hommes.

Ce projet était si difficile dans son exécution, qu'il parut chimérique au conseil de l'Électeur : ses ministres Danckelman et Fuchs se<118> récriaient sur la frivolité de l'objet, sur les obstacles insurmontables qu'ils prévoyaient à le faire réussir, sur le peu d'utilité qu'on devait s'en promettre, et sur la pesanteur du fardeau dont on se chargeait par une dignité onéreuse à soutenir, qui, dans le fond, ne rapporterait que de vains honneurs; mais toutes ces raisons ne purent rien sur l'esprit d'un prince amoureux de ses idées, jaloux de ses voisins, et avide de grandeur et de magnificence.

Danckelman data sa disgrâce de ce jour :118-a il fut envoyé à Spandow dans la suite du temps, pour avoir dit son sentiment avec hardiesse, et pour avoir montré la vérité avec trop peu d'adoucissement à une cour corrompue par la flatterie, et contredit un prince vain dans les projets de sa grandeur. Heureux sont les princes dont les oreilles moins délicates aiment la vérité, lors même qu'elle est prodiguée par des bouches indiscrètes! Mais c'est un effort de vertu dont peu d'hommes sont capables.

A la faveur de Danckelman succéda un jeune courtisan, qui n'avait de mérite qu'une connaissance parfaite des goûts de son maître; c'était le baron de Kolb, depuis comte de Wartenberg. Sans avoir ces qualités brillantes qui enlèvent les suffrages, il possédait l'art de la cour, qui est celui de l'assiduité, de la flatterie, et, en un mot, de la bassesse; il entra aveuglément dans les vues de son maître, persuadé que servir ses passions, c'était affermir sa fortune particulière. Kolb n'était pas assez simple pour ne pas s'apercevoir qu'il avait besoin d'un guide habile dans sa nouvelle carrière : d'Ilgen, secrétaire dans le bureau des affaires étrangères, gagna sa confiance, et le dirigea avec tant de sagesse, que Kolb fut déclaré premier ministre, et qu'il fut mis à la tête du département des affaires étrangères.

<119>Frédéric III n'était en effet flatté que par les dehors de la royauté, par le faste de la représentation, et par un certain travers de l'amour-propre qui se plaît à faire sentir aux autres leur infériorité. Ce qui fut dans son origine l'ouvrage de la vanité, se trouva dans la suite un chef-d'œuvre de politique : la royauté tira la maison de Brandebourg de ce joug de servitude où la maison d'Autriche tenait alors tous les princes d'Allemagne. C'était une amorce que Frédéric III jetait à toute sa postérité, et par laquelle il semblait lui dire : « Je vous ai acquis un titre, rendez-vous-en digne; j'ai jeté les fondements de votre grandeur, c'est à vous d'achever l'ouvrage. » Il employa toutes les ressources de l'intrigue, et fit jouer tous les ressorts de la politique, pour conduire son projet jusqu'à sa maturité.

C'était un préalable, dans cette affaire, de s'assurer des bonnes dispositions de l'Empereur; son approbation entraînait les suffrages de tout le corps germanique. Pour prévenir favorablement l'esprit de ce prince, l'Électeur lui remit le cercle de Schwiebus, et se contenta de l'expectative qu'on lui donna sur la principauté de Frise119-a et la baronnie de Limbourg, sur lesquelles la maison électorale avait d'ailleurs des droits incontestables. Par les mêmes principes, les troupes brandebourgeoises servirent dans les armées impériales en Flandre, sur le Rhin et en Hongrie : les intérêts de l'Électeur, qui n'avait directement ni indirectement part à ces guerres, auraient été plutôt d'observer une exacte neutralité. Quoique Frédéric III eût préparé tous les moyens qui devaient mettre la dignité royale dans sa maison, il ne pouvait pas poursuivre ce dessein en le brusquant, et il fallait attendre que les conjonctures le favorisassent; nous verrons dans la suite comment tous les événements concoururent à lui en faciliter l'exécution.

Pendant que l'Europe était déchirée par des guerres violentes, il accommoda, à l'exemple de son père, les ducs de Mecklenbourg-<120>Schwerin et de Strelitz, qui avaient entre eux des démêlés touchant la succession. Il fonda l'université de Halle, et y attira d'habiles professeurs; et, afin de faciliter le commerce que cette ville fait de ses sels, il fit construire de belles écluses sur la Saale, qui la rendirent plus navigable.

Berlin vit alors une ambassade qui parut d'autant plus extraordinaire, qu'un nommé Le Fort représentait l'ambassadeur moscovite, et qu'il avait à sa suite le czar Pierre Alexeiwitsch.

Ce jeune prince s'était aperçu, à force de génie, qu'il était un barbare, et que sa nation était sauvage. Il sortit alors pour la première fois de ses États, ayant formé le noble projet de s'instruire et de rapporter dans le sein de sa patrie les lumières de la raison et l'industrie, qui lui manquaient. La nature avait fait de ce prince un grand homme; mais un défaut total d'éducation l'avait laissé sauvage : de là résultait sans cesse dans sa conduite un mélange extraordinaire d'actions véritablement grandes et de singularités, de reparties spirituelles et de manières grossières, de desseins salutaires et de vengeances cruelles; il se plaignait lui-même de ce que, parvenant à policer sa nation, il ne pouvait encore dompter sa propre férocité. En morale, c'était un phénomène bizarre qui inspirait l'admiration et l'horreur; pour ses sujets, c'était un orage dont la foudre abattait les arbres et les clochers, et dont la pluie rendait les contrées fécondes. De Berlin il se rendit en Hollande, et de là, en Angleterre.

L'Europe s'acheminait dès lors à grands pas vers la paix générale; les alliés étaient rebutés du mauvais succès de leurs armes, et Louis XIV, qui voyait Charles II, roi d'Espagne, sur son déclin et d'un tempérament à ne pas promettre une longue vie, se prêta facilement à la paix. Quoiqu'il rendît ses conquêtes presque sans restriction, il sacrifia ces avantages passagers à des desseins plus durables; il avait besoin de la paix, pour faire les préparatifs d'une guerre dont l'objet était de la dernière importance pour la maison de Bourbon. La paix<121> fut conclue à Ryswyk; et l'Électeur, qui n'avait concouru à cette guerre que par complaisance, n'en retira non plus aucun avantage.

Dans le Nord, Auguste de Saxe obtint la couronne de Pologne par une seconde élection, qui l'emporta sur celle du prince de Conti par les soins de Flemming, son ministre et son général, par l'approche de ses troupes, et par ses libéralités réelles, plus efficaces que les magnifiques promesses du cardinal de Polignac.121-a Le nouveau roi de Pologne s'était épuisé par ses dépenses, ce qui l'obligea de vendre à Frédéric III l'advocatie de l'abbaye de Quedlinbourg et du Pétersberg de Halle.121-b

L'Électeur profita des troubles de la Pologne, et s'empara d'Elbing, pour se rembourser d'une somme que les Polonais lui devaient; on moyenna un accommodement, par lequel les Polonais lui engagèrent une couronne et des bijoux russiens, qui sont encore conservés à Königsberg.121-c Après quoi l'Électeur fit évacuer la ville, et conserva, du consentement de la République, la possession du territoire d'Elbing.

L'Europe ne tarda pas à être agitée par des troubles nouveaux au commencement de ce siècle, à cause de la succession de Charles II, roi d'Espagne, qui vint à mourir; la maison de Bourbon et celle d'Autriche se la disputaient.

On avait essayé de prévenir les guerres sanglantes auxquelles cette succession devait donner lieu. Louis XIV était convenu d'abord d'un traité de partage avec les puissances maritimes; Charles II, indigné de ce traité, avait institué par un testament le jeune prince électoral de Bavière, son neveu, héritier de tous ses États. Mais toutes les espé<122>rances furent trompées : le prince de Bavière mourut; on fit un second traité de partage, qui n'eut pas plus lieu que le premier. Le destin de l'Europe était d'avoir la guerre.

L'Empereur protestait contre tout partage; il soutenait l'indivisibilité de la monarchie espagnole, et prétendait qu'étant d'une même maison divisée en deux branches, elles avaient droit de succéder l'une à l'autre, celle d'Espagne à celle d'Autriche, et celle d'Autriche à celle d'Espagne. L'empereur Léopold et Louis XIV étaient au même degré : tous deux petits-fils de Philippe III, tous deux avaient épousé des filles de Philippe IV. Le droit d'aînesse était dans la maison de Bourbon, et Louis XIV fondait principalement ses droits sur ce fameux testament de Charles II que le cardinal Portocarrero et son confesseur lui firent signer, agonisant et d'une main tremblante : ce testament changea la face de l'Europe.

Louis XIV céda ses droits au second de ses fils,122-a Philippe d'Anjou, espérant d'aplanir, par le choix de ce prince éloigné du trône de France, les difficultés et les obstacles que la jalousie de l'Europe pourrait porter à sa grandeur. Philippe passa en Espagne; il fut reconnu roi par tous les princes, à l'exception de l'empereur Joseph.

Au commencement de cette guerre, la France était au comble de sa grandeur : elle se voyait victorieuse de tous ses ennemis; la paix de Ryswyk faisait l'éloge de sa modération; Louis XIV déployait dans l'univers entier sa splendeur et sa magnificence; il était craint et respecté. La France était comme un athlète préparé seul au combat, qui entrait dans une lice où il ne paraissait encore aucun adversaire; rien n'était épargné pour les préparatifs des armements de mer et de terre, également nombreux. Dans ses plus violents efforts, cette monarchie entretint quatre cent mille combattants : mais les grands généraux étaient morts, et il se trouva, avant que le mérite de Villars se fût fait connaître, que la France avait huit cent mille bras, mais<123> point de tête; tant il est vrai de dire que la fortune des États ne dépend souvent que d'un seul homme!

La maison d'Autriche était bien éloignée de se trouver dans une situation aussi heureuse : elle était presque épuisée par les guerres continuelles qu'elle avait soutenues; son gouvernement était dans la langueur et dans la faiblesse; et cette puissance, jointe au corps germanique, ne pouvait rien sans le secours des Hollandais et des Anglais; mais, avec moins de ressources et de troupes que la France, elle avait à la tête de ses armées le prince Eugène de Savoie.

Le roi Guillaume, qui gouvernait l'Angleterre et la Hollande, était dans l'engourdissement de la surprise en apprenant la mort de Charles II, et il reconnut le duc d'Anjou roi d'Espagne, par une espèce de précipitation; mais dès que la réflexion l'eut ramené à son flegme naturel, il se déclara pour la maison d'Autriche, parce que la nation anglaise le voulait, et que son intérêt semblait le demander.

Le Nord était lui-même plongé dans la guerre que Charles XII portait en Danemark. La jeunesse de ce prince avait inspiré à ses voisins l'audace de l'attaquer; mais ils trouvèrent un héros qui joignait un courage impétueux à des vengeances implacables.

Frédéric III, qui était en paix, prit part à la grande alliance qui se formait contre Louis XIV, dont le roi Guillaume était l'âme, et l'archiduc d'Autriche, le prétexte. Il prit des subsides, afin de soulager la prodigalité de sa magnificence, et il crut que les secours qu'il fournissait aux alliés lui frayeraient le chemin à la royauté. Par un effet étonnant des contradictions auxquelles l'esprit humain est sujet, ce prince qui avait l'âme si fière et si vaine, s'abaissait à se mettre aux aumônes de princes qu'il ne regardait que comme ses égaux. Toutes les offres que lui fit la France, pour le détacher des alliés, furent inutiles; ses engagements étaient pris, et il se trouvait lié par des subsides, par son inclination et par ses espérances.

Ce fut dans ces conjonctures que se négocia à Vienne le traité de<124> la Couronne, par lequel l'Empereur s'engagea de reconnaître Frédéric III roi de Prusse, moyennant qu'il lui fournît un secours de dix mille hommes, à ses dépens, pendant le cours de toute cette guerre; qu'il entretînt une compagnie de garnison à Philippsbourg; qu'il fût toujours de concert avec l'Empereur dans toutes les affaires de l'Empire; que sa royauté n'altérât en rien les obligations de ses États d'Allemagne; qu'il renonçât au subside que la maison d'Autriche lui devait, et qu'il promît de donner sa voix pour l'élection des enfants mâles de l'empereur Joseph, « à moins qu'il n'y eût des raisons graves et indispensables qui obligeassent les électeurs d'élire un empereur d'une autre maison. »

Ce traité fut signé et ratifié : Rome cria, et Varsovie se tut; l'ordre Teutonique protesta contre cet acte, et osa revendiquer la Prusse. Le roi d'Angleterre, qui ne cherchait que des ennemis à la France, les achetait à tout prix; il avait besoin des secours de l'Électeur dans la grande alliance, et il fut des premiers à le reconnaître. Le roi Auguste, qui affermissait sa couronne sur sa tête, y souscrivit; le Danemark, qui ne craignait et n'enviait que la Suède, s'y prêta facilement; Charles XII, qui soutenait une guerre difficile, ne crut pas qu'il lui convînt de chicaner sur un titre pour augmenter le nombre de ses ennemis; et l'Empire fut entraîné par l'Empereur, comme on l'avait prévu.

Ainsi se termina cette grande affaire, qui avait trouvé de l'opposition dans le conseil de l'Électeur, dans les cours étrangères, chez les amis comme chez les ennemis; à laquelle il fallut une complication de circonstances aussi extraordinaires, pour qu'elle pût réussir; qu'on avait traitée de chimérique, et dont on prit bientôt une opinion différente. Le prince Eugène dit en l'apprenant : « Que l'Empereur devrait faire pendre les ministres qui lui avaient donné un conseil aussi perfide. » Le couronnement se fit l'année suivante : le Roi, que nous appellerons désormais Frédéric Ier, se rendit en Prusse; et, dans<125> la cérémonie du sacre, on observa qu'il se mit lui-même la couronne sur la tête. Il créa en mémoire de cet événement l'ordre des chevaliers de l'Aigle noir.

Le public ne pouvait cependant pas revenir de la prévention dans laquelle il était contre cette royauté; le bon sens du vulgaire désirait une augmentation de puissance avec une augmentation de dignité. Ceux qui n'étaient pas peuple pensaient de même; il échappa à l'Électrice de dire à quelqu'une de ses femmes : « Qu'elle était au désespoir d'aller jouer en Prusse la reine de théâtre vis-à-vis de son Ésope. » Elle écrivit à Leibniz : « Ne croyez pas que je préfère ces grandeurs et ces couronnes dont on fait ici tant de cas, aux charmes des entretiens philosophiques que nous avons eus à Charlottenbourg. »125-a

Aux pressantes sollicitations de cette princesse, se forma à Berlin l'Académie royale des Sciences, dont Leibniz fut le chef : on persuada à Frédéric Ier qu'il convenait à sa royauté d'avoir une académie, comme on fait accroire à un nouveau noble qu'il est séant d'entretenir une meute. On se propose de parler en son lieu de cette académie avec plus d'étendue.

Le Roi s'abandonna, après son couronnement, au penchant qu'il avait aux cérémonies et à la magnificence, sans plus y mettre de bornes : à son retour de Prusse, il fit une entrée superbe à Berlin. Pendant le divertissement de ces fêtes et de ces célébrités, on apprit que Charles XII, cet Alexandre du Nord, qui aurait ressemblé en tout au roi de Macédoine, s'il eût eu sa fortune, venait de remporter sur les Saxons, auprès de Riga, une victoire complète.125-b Le roi de Dane<126>mark et le Czar avaient attaqué, comme on l'a dit, ce jeune héros, l'un, en Norwège, et l'autre, en Livonie : Charles XII força dans sa capitale le monarque danois à faire la paix; de là, il passa avec huit mille Suédois en Livonie, défit quatre-vingt mille Russes auprès de Narwa, et battit trente mille Saxons au passage de la Düna.

La fuite des Saxons les entraîna vers les frontières de la Prusse; Frédéric Ier en fut d'autant plus inquiet, que la plus grande partie de ses troupes servait dans les armées impériales, et que la guerre s'approchait de son nouveau royaume : Charles XII promit cependant la neutralité pour la Prusse, en considération de l'intercession de l'Empereur, de l'Angleterre et de la Hollande.

Ces années étaient l'époque des triomphes du roi de Suède : il disposait en souverain de la Pologne; ses négociations étaient des ordres, et ses batailles, des victoires; mais ces victoires, toutes brillantes qu'elles étaient, consumaient les vainqueurs, et obligeaient le Héros à renouveler souvent ses armées. Un transport de troupes suédoises se rendit en Poméranie; Berlin en prit l'alarme; ces troupes n'en traversèrent pas moins l'Électorat, et se rendirent en Pologne, lieu de leur destination.

Le Roi leva huit mille hommes de nouvelles troupes; au lieu de les employer à la sûreté de ses États, il les envoya en Flandre à l'armée des alliés. Il se rendit lui-même au pays de Clèves, pour recueillir l'héritage de Guillaume d'Orange, roi d'Angleterre, au trône duquel Anne, seconde fille du roi Jacques, succéda. Les droits de Frédéric Ier se fondaient sur le testament de Frédéric-Henri d'Orange, qui avait substitué ses biens, au cas d'extinction des mâles, à sa fille, épouse du Grand Électeur; le roi Guillaume laissa un testament tout contraire, en faveur du prince Frison de Nassau, dont les états généraux devaient être les exécuteurs. Les biens de la succession consistaient dans la principauté d'Orange, de Meurs, et dans différentes seigneuries et fonds de terre situés en Hollande et en Zélande.

<127>Frédéric Ier menaçait de retirer ses troupes de la Flandre, si on ne lui rendait justice; cette menace persuada aux Hollandais que ses droits étaient légitimes. On parvint cependant à régler les conditions d'un accord provisionnel qui partageait l'héritage en deux parties égales : un gros diamant fut d'abord remis à Frédéric Ier, et il consentit à laisser ses troupes en Flandre. Louis XIV mit le prince de Conti en possession d'Orange : le Roi s'en trouva grièvement offensé; il augmenta son armée, et prit même des troupes de Gotha et de Wolfenbüttel à son service; il déclara peu après la guerre à la France, à cause que l'armée de Boufflers avait commis quelques excès dans le pays de Clèves. Louis XIV ne s'aperçut pas qu'il eût un ennemi de plus; et le nouveau roi fit en cela beaucoup pour sa passion, mais rien pour ses intérêts. Il manifestait sa haine pour la France dans toutes les occasions : il obligea le duc Antoine-Ulrich de Wolfenbüttel à renoncer aux engagements qu'il avait pris avec Louis XIV, après que les ducs de Hanovre et de Celle eurent dissipé les troupes qu'il entretenait au moyen des subsides français.

Dans ce temps, l'Angleterre faisait des efforts prodigieux pour la maison d'Autriche; ses flottes transportèrent l'archiduc Charles, qui depuis devint empereur, dans le royaume d'Espagne, qu'une armée anglaise devait aider à lui conquérir. L'enthousiasme de l'Europe pour la maison d'Autriche surpassait tout ce qu'on en peut imaginer.

Tant que dura la guerre de succession, les troupes prussiennes soutinrent avec éclat la réputation qu'elles avaient acquise sous le Grand Électeur : elles prirent Kayserswerth près du Rhin, et dans cette action de Höchstädt, où Villars surprit et battit Styrum, le prince d'Anhalt127-a fit une belle retraite avec les huit mille Prussiens qu'il commandait. Je lui ai ouï dire que, lorsqu'il s'aperçut de la confusion et de la fuite des Autrichiens, il forma un quarré de ses troupes, et traversa une grande plaine en bon ordre jusqu'à un<128> bois qu'il gagna vers la nuit, sans que la cavalerie française osât l'entamer.

Le succès des troupes prussiennes sur le Rhin et leur bonne conduite en Souabe, ne rassurèrent pas Frédéric Ier contre l'appréhension que lui donnait le voisinage des Suédois; rien ne leur résistait alors : le génie de Pierre Ier, la magnificence d'Auguste, étaient impuissants contre la fortune de Charles XII; ce héros était à la fois plus valeureux que le Czar, et plus vigilant que le roi de Pologne. Pierre préférait la ruse à l'audace; Auguste, les plaisirs aux travaux; et Charles, l'amour de la gloire à la possession du monde entier. Les Saxons étaient souvent surpris ou battus : les Moscovites avaient appris à leurs dépens l'art de se retirer à propos; ils ne faisaient qu'une guerre d'incursions. Les armées suédoises étaient seules jusqu'alors assaillantes et victorieuses : mais Charles XII, dont l'inflexible opiniâtreté ne mollissait jamais, ne savait exécuter ses projets que par la force; il voulait assujettir les événements comme il domptait ses ennemis. Le Czar et le roi de Pologne suppléaient à cet enthousiasme de valeur par les intrigues du cabinet : ils réveillaient la jalousie de l'Europe, et suscitaient l'envie contre le bonheur d'un jeune prince ambitieux, implacable dans ses haines, et qui ne savait se venger des rois ses ennemis qu'en les détrônant.

Ces intrigues n'empêchèrent pas Frédéric Ier, qui n'avait point de troupes à sa disposition, de conclure une alliance défensive avec Charles XII, qui avait une armée victorieuse dans le voisinage. Frédéric Ier et Stanislas reconnurent réciproquement leur royauté. Ce traité ne dura qu'autant que la fortune de Charles XII ne se démentit point.

Quoique cette alliance dût rassurer le Roi, il fournit toutes ses places de la Prusse de garnisons suffisantes, et il envoya de nouveaux secours à l'armée alliée, en Souabe. Ce fut dans cette province que les Prussiens eurent une part considérable au gain de la fameuse bataille<129> de Höchstädt. Ils étaient à la droite, sous les ordres du prince d'Anhalt, et de ce corps d'armée que le prince Eugène commandait. A la première attaque, la cavalerie et l'infanterie impériale plièrent devant les Français et les Bavarois; mais les Prussiens soutinrent le choc, et enfoncèrent les ennemis. Le prince Eugène vint se mettre à leur tête, piqué de la mauvaise manœuvre des Autrichiens; il dit qu'il voulait combattre avec de braves gens, et non pas avec des troupes qui lâchaient le pied. C'est un fait connu que mylord Marlborough prit vingt-sept bataillons et quatre régiments de dragons prisonniers dans le village de Blenheim, et que le gain de cette bataille fit perdre aux Français la Bavière et la Souabe.

Mylord Marlborough se rendit à Berlin, après avoir terminé cette glorieuse campagne, pour disposer Frédéric Ier à l'envoi d'un corps de ses troupes en Italie. Cet Anglais, qui avait jugé des projets de Charles XII en voyant une carte géographique étendue sur sa table, pénétra facilement le caractère de Frédéric Ier en jetant un regard sur sa cour. Il était rempli de soumission et de souplesse devant ce prince; il flattait adroitement sa vanité, et s'empressait à lui présenter l'aiguière lorsqu'il se levait de table. Frédéric ne put lui résister, et il accorda aux flatteries du courtisan ce qu'il aurait peut-être refusé au mérite du grand capitaine et à l'habileté du profond politique. Le fruit de cette négociation fut que le prince d'Anhalt marcha en Italie, à la tête de huit mille hommes.

La mort de la reine Sophie-Charlotte mit alors toute la cour en deuil. C'était une princesse d'un mérite distingué, qui joignait tous les appas de son sexe aux grâces de l'esprit et aux lumières de la raison. Elle avait voyagé, dans sa jeunesse, en Italie et en France, sous la conduite de ses parents; on la destinait pour le trône de France.129-a<130> Louis XIV fut touché de sa beauté; mais des raisons de politique firent échouer son mariage avec le duc de Bourgogne. Cette princesse amena en Prusse l'esprit de société, la vraie politesse, et l'amour des arts et des sciences. Elle fonda, comme on l'a dit plus haut, l'Académie royale; elle appela Leibniz et beaucoup d'autres savants à sa cour. Sa curiosité voulait saisir les premiers principes des choses; Leibniz, qu'elle pressait un jour sur ce sujet, lui dit : « Madame, il n'y a pas moyen de vous contenter; vous voulez savoir le pourquoi du pourquoi. » Charlottenbourg était le rendez-vous des gens de goût; toutes sortes de divertissements et de fêtes variées à l'infini, rendaient ce séjour délicieux et cette cour brillante.

Sophie-Charlotte avait l'âme forte; sa religion était épurée; son humeur, douce; son esprit, orné de la lecture de tous les bons livres français et italiens. Elle mourut à Hanovre, dans le sein de sa famille; on voulut introduire un ministre réformé dans son appartement : « Laissez-moi mourir, lui dit-elle, sans disputer. » Une dame d'honneur qu'elle aimait beaucoup, fondait en larmes : « Ne me plaignez pas, reprit-elle, car je vais à présent satisfaire ma curiosité sur les principes des choses, que Leibniz n'a jamais pu m'expliquer, sur l'espace, sur l'infini, sur l'être et sur le néant; et je prépare au roi mon époux, le spectacle d'une pompe funèbre où il aura une nouvelle occasion de déployer sa magnificence. » Elle recommanda, en mourant, à l'Électeur, son frère, les savants qu'elle avait protégés, et les arts qu'elle avait cultivés; Frédéric Ier se consola, par la cérémonie de ses obsèques, de la perte d'une épouse qu'il n'aurait jamais pu assez regretter.

En Italie, la guerre commençait à devenir plus vive. Les Prussiens que mylord Marlborough y avait fait marcher, furent battus à Cas<131>sano avec le prince Eugène, et à Calcinato, lorsque le général Reventlow qui les commandait, y fut surpris par le grand prieur de Vendôme. Le prince Eugène pouvait être battu : mais il savait réparer ses pertes en grand homme; et l'échec de Cassano fut bientôt oublié par le gain de la fameuse bataille de Turin, auquel les Prussiens eurent une part principale.

Quoique le duc d'Orléans proposât aux Français de sortir de leurs retranchements, son avis ne fut point suivi : La Feuillade et Marsin avaient des ordres de la cour qui portaient, à ce qu'on assure, de ne point hasarder de bataille; celle de Höchstädt avait intimidé le conseil de Louis XIV. Les Français, qui auraient été du double supérieurs aux alliés, s'ils les avaient attaqués hors de leurs retranchements, leur furent inférieurs partout, à cause que les quartiers différents qu'ils avaient à défendre, étaient d'une étendue immense, et de plus séparés par la Doire. Les Prussiens, qui avaient l'aile gauche de l'armée des alliés, attaquèrent la droite du retranchement français qui s'appuyait à la Doire : le prince d'Anhalt était déjà au bord du fossé, et la résistance des ennemis ralentissait la vigueur de son attaque, lorsque trois grenadiers se glissèrent le long de la Doire, et tournèrent le retranchement par un endroit où il n'était pas bien appuyé à cette rivière. Tout d'un coup une voix s'entendit dans l'armée française : « Nous sommes coupés! » Elle abandonne son poste, prend la fuite; et en même temps le prince d'Anhalt escalade le retranchement, et gagne la bataille. Le prince Eugène en fit un compliment au Roi; l'éloge de ses troupes devait lui faire d'autant plus de plaisir, qu'il partait d'un prince qui devait bien s'y connaître.

Frédéric Ier fit pendant cette guerre quelques acquisitions pacifiques : il acheta le comté de Tecklenbourg, en Westphalie, du comte de Solms-Braunfels; et madame de Nemours, qui était en possession de la principauté de Neufchâtel, venant de mourir, le conseil d'État de Neufchâtel prit la régence, et élut quelques-uns de ses membres<132> pour juger des prétentions que le roi de Prusse formait d'un côté, et tous les parents de la maison de Longueville d'un autre. La principauté de Neufchâtel fut adjugée au Roi, comme ayant les meilleurs droits en qualité d'héritier de la maison d'Orange. Louis XIV s'éleva contre cette sentence : mais il avait de si grands intérêts à discuter, qu'ils firent évanouir devant eux ces petits litiges; et la souveraineté de Neufchâtel fut assurée à la maison royale par la paix d'Utrecht.

Charles XII était parvenu alors au plus haut période de ses prospérités : il avait détrôné Auguste de Pologne, et lui avait prescrit les lois d'une paix dure, à Alt-Ranstädt, au milieu de la Saxe. Le Roi voulait disposer le roi de Suède à quitter la Saxe : il lui envoya son grand maréchal Printzen, pour le prier de ne point troubler la paix de l'Allemagne par le séjour qu'il y faisait avec ses troupes. Charles XII, qui avait d'ailleurs le dessein de quitter les États d'un prince qu'il avait mis aux abois, pour renouveler la même scène avec le Czar à Moscou, trouva mauvais que Printzen lui fît de pareilles propositions, et lui demanda ironiquement si les troupes prussiennes étaient aussi bonnes que les brandebourgeoises? « Oui, Sire, lui répondit l'envoyé, elles sont encore composées de ces vieux soldats qui se trouvèrent à Fehrbellin. »

Charles XII obligea l'Empereur, en passant par la Silésie, à restituer cent vingt-cinq églises aux protestants de ce duché; le Pape en murmura, et n'épargna pas les protestations et les plaintes. Joseph lui répondit : « Que si le roi de Suède lui eût proposé de se faire luthérien lui-même, il ne savait pas trop ce qui en serait arrivé. »

Ces mêmes Suédois, qui faisaient alors la terreur du Nord, rétablirent avec les Prussiens et les Hanovriens, dans la ville de Hambourg, le calme qu'une sédition populaire avait troublé. Frédéric Ier y envoya quatre mille hommes, pour soutenir les prérogatives des échevins et des syndics; il eut quelques démêlés avec ceux de Cologne, à cause que la populace de cette ville avait enfoncé les portes du rési<133>dent prussien, qui tenait une chapelle réformée dans sa maison. Le Roi fit arrêter des marchandises des négociants de cette ville, qui descendaient le Rhin et passaient par Wésel; et il menaça d'interdire le culte catholique dans ses États, comme il en avait usé lorsque l'électeur palatin avait persécuté les protestants du Palatinat. La crainte de ces représailles fit rentrer la ville de Cologne dans son devoir, et lui apprit que la tolérance est une vertu dont il est quelquefois dangereux de s'écarter.

La cour de Frédéric Ier était alors pleine d'intrigues : l'esprit de ce prince était flottant entre les cabales de ses favoris, comme une mer agitée par des vents différents. Ceux qui l'approchaient de plus près n'avaient que peu de génie; leurs artifices étaient grossiers, et leur manége, peu adroit; tous se haïssaient, et brûlaient en secret du désir de se supplanter : s'ils s'accordaient, ce n'était que sur une égale disposition de s'enrichir aux dépens de leur maître. Le Prince royal avait peine à cacher le mécontentement qu'il avait de leur conduite.

Les marques de sa mauvaise volonté leur suggérèrent le dessein d'affermir leur crédit par un nouvel appui : ils persuadèrent au Roi de passer à de troisièmes noces, quoiqu'il fût infirme, qu'il ne vécût que par l'art des médecins, et qu'il chicanât, par un reste de tempérament, un souffle de vie qu'il allait perdre. Le maréchal de Biberstein133-a se chargea de cette intrigue : il représenta au Roi que le Prince royal n'aurait point d'enfants de son épouse, fille de l'électeur George de Hanovre, quoiqu'alors même elle fût enceinte; que le bonheur de ses peuples demandait qu'il songeât sérieusement à affermir sa succession; qu'il était encore vigoureux, et qu'après ce mariage, il serait sûr de voir passer à ses descendants cette couronne qui lui avait coûté tant de peine à acquérir. Ce même discours répété par différentes personnes, persuada ce bon prince qu'il était l'homme le plus vigoureux de ses États; les médecins achevèrent de le déterminer au ma<134>riage, en l'assurant que son tempérament souffrait du célibat. On lui choisit une princesse de Mecklenbourg-Schwerin, nommée Sophie-Louise, dont l'âge, les inclinations, la façon de penser, ne s'accordaient point avec les siennes. Il n'eut d'agrément de cette union que la cérémonie des noces, qui fut célébrée avec un faste asiatique; le reste du mariage ne fut que malheureux.

La fortune se lassa enfin de protéger les caprices de Charles XII; il avait joui de neuf années de succès : les neuf dernières de sa vie ne furent qu'un enchaînement de revers. Il venait de rentrer victorieux en Pologne avec une armée nombreuse, chargée de trésors, et des dépouilles des Saxons. Leipzig fut la Capoue des Suédois : soit que les délices de la Saxe eussent amolli ces vainqueurs, soit que la prospérité enflât l'audace de ce prince, et le poussât au delà de son but, il n'eut plus que des malheurs affreux à essuyer; il voulait disposer de la Russie comme de la Pologne, et détrôner le Czar comme il avait détrôné Auguste.

Dans ce dessein, il s'avança vers les frontières de la Moscovie, où deux chemins le conduisaient, l'un par la Livonie, où tous les secours de la Suède étaient à portée de le joindre par mer, par lequel il aurait pu s'avancer jusqu'à la nouvelle ville que le Czar fondait alors sur les bords de la Baltique, et détruire pour jamais le lien qui devait joindre la Russie avec l'Europe; l'autre chemin traversait l'Ukraine, et conduisait à Moscou par des déserts impraticables. Charles XII se détermina pour ce dernier, ou parce qu'il avait ouï dire qu'on ne vaincrait jamais les Romains que dans Rome, ou que la difficulté de l'entreprise irritât son courage, ou parce qu'il comptait sur Mazeppa, prince des Cosaques, qui lui avait promis de fournir son armée de vivres, et de le joindre avec un nombre considérable des siens. Le Czar fut averti des intrigues de ce Cosaque : il dissipa les troupes que Mazeppa assemblait, et s'empara de ses magasins; de sorte que lorsque le roi de Suède arriva dans l'Ukraine, il ne trouva que des déserts affreux, au<135> lieu d'un pays abondant en subsistances, et un prince fugitif qui venait chercher un asile dans son camp, au lieu d'un allié puissant qui lui amenât des secours.

Ces contre-temps ne rebutèrent point Charles XII : il assiégea Poltawa, comme s'il n'eût manqué de rien; lui, qui avait été invulnérable jusqu'alors, fut blessé à la jambe, en s'amusant à reconnaître cette bicoque de trop près; son général Lewenhaupt, qui lui amenait des vivres, des munitions et un secours de treize mille hommes, fut battu par le Czar à trois reprises, et obligé, dans cette nécessité, de brûler les convois qu'il conduisait; il n'arriva au camp du Roi qu'avec trois mille hommes de troupes, exténués de fatigues, et qui augmentèrent dans le camp la disette qui y régnait.

Le Czar s'approcha bientôt de Poltawa; et dans cette plaine se donna cette bataille si célèbre, entre les deux hommes les plus singuliers de leur siècle. Charles XII, qui jusqu'alors, comme l'arbitre des destins, n'avait rien trouvé qui arrêtât ses volontés, fit tout ce qu'on pouvait attendre d'un prince blessé et porté sur des brancards. Pierre Alexeiwitsch, qui n'avait été que législateur jusqu'alors, assisté de Menschikoff, marqua dans cette journée qu'il possédait les parties d'un grand capitaine, et que ses ennemis lui avaient appris à vaincre. Tout était fatal aux Suédois : la blessure de leur roi qui l'empêchait d'agir, la misère qui leur ôtait les forces pour combattre, un corps détaché qui s'égara le jour de cette bataille décisive, le nombre de leurs ennemis, et le temps qu'ils avaient eu d'élever des redoutes et de disposer avantageusement leurs troupes; enfin les Suédois furent battus, et perdirent, par un instant décisif et malheureux, le fruit de neuf années de travaux et de tant de prodiges de valeur. Charles XII fut réduit à chercher un asile chez les Turcs : ses haines implacables le suivirent à Bender, d'où il essaya vainement par ses intrigues de soulever la Porte contre les Moscovites; il devint ainsi la victime de son inflexibilité d'esprit, qu'on aurait appelée opiniâtreté, s'il n'eut<136> pas été un héros. Après cette défaite, l'armée suédoise mit bas les armes devant le Czar, aux bords du Borysthène, comme l'armée moscovite l'avait fait devant Charles XII, aux rives de la Baltique, après la bataille de Narwa.

Auguste, qui vit son antagoniste renversé, se crut dégagé de sa parole et du traité d'Alt-Ranstädt; il s'aboucha à Berlin avec le roi de Danemark et Frédéric Ier, ensuite de quoi Auguste rentra avec une armée en Pologne; et le roi de Danemark attaqua les Suédois en Scanie. Frédéric Ier, que ces puissances ne purent ébranler, demeura neutre.

En Pologne, tous les partisans des Suédois se tournèrent du côté des Saxons. Stanislas était auprès de l'armée suédoise que Krassow commandait. Ce général, se trouvant resserré par les Moscovites et les Saxons, traversa la Nouvelle-Marche, et se rendit à Stettin, sans qu'il en pût demander la permission à Frédéric Ier, qui voyait avec déplaisir ces passages et ces armées nombreuses dans son voisinage.

Le Roi fit un voyage à Königsberg, où il obtint du Czar,136-a qui s'y était rendu, qu'il rétablirait le jeune duc de Courlande, neveu de Frédéric Ier, dans ses États, à condition qu'il épouserait la nièce de Pierre Alexeiwitsch.

Ce prince ne recevait que de bonnes nouvelles de ses troupes : elles ne se distinguèrent pas moins en Flandre qu'en Italie; elles firent des merveilles sous le commandement du comte de Lottum, tant à la bataille d'Oudenarde qu'au siége de Lille.

Les Français, découragés par le mauvais succès de leurs armes et par la perte de trois grandes batailles rangées, faisaient à la Haye des propositions de paix; mais la fermentation des esprits était encore trop grande, et les espérances des deux partis et leurs prétentions<137> trop outrées pour qu'on pût parvenir à s'accorder. Si les hommes étaient capables de raison, feraient-ils des guerres si longues, si acharnées et si onéreuses, pour en revenir tôt ou tard à des conditions de paix qui ne leur paraissent intolérables que dans les moments où la passion les gouverne, ou dans lesquels la fortune les favorise?

Les alliés ouvrirent la campagne par la prise de Tournai et la bataille de Malplaquet, où le Prince royal se trouva en personne. Le comte de Finck137-a eut beaucoup de part à cette victoire; il fut le premier qui força le retranchement français avec les Prussiens; il forma ses troupes sur le parapet, et de là il soutint la cavalerie impériale, que les Français repoussèrent par deux reprises, jusqu'à ce qu'un plus grand nombre de troupes se joignant aux siennes, vinrent mettre le dernier sceau à cette victoire.

En Poméranie, les Suédois faisaient appréhender par leurs démonstrations qu'ils n'eussent dessein de pénétrer en Saxe. Le Roi craignit que la guerre ne se portât enfin dans ses propres États; et, dans l'intention d'assoupir les troubles du Nord, il prit toutes les mesures qui pouvaient les augmenter. Il proposa l'entretien d'une armée de neutralité; mais cette armée ne s'assembla jamais. Krassow consentit à une suspension d'armes; Charles XII, qui l'apprit, protesta, du fond de la Bessarabie, contre toute neutralité : ce traité ébauché fut rompu, et il eut le sort de tous ces actes publics que la nécessité et l'impuissance font faire dans un temps, et que la force, secondée de conjonctures favorables, rompt dans un autre.

Du côté du Sud, la France renoua les négociations de la paix à Gertruydenberg; et, dès les premières conférences, elle s'engagea à reconnaître la royauté de Prusse et la souveraineté de Neufchâtel. L'ouvrage de la paix avorta encore; et les Prussiens furent employés dans cette campagne, sous le prince d'Anhalt, aux siéges d'Aire et de Douai, qu'ils prirent. Le Roi déclara alors qu'il ne rendrait pas la ville<138> de Gueldre, où il avait garnison, que les Espagnols ne lui payassent les subsides qu'ils lui devaient; et il conserva la possession de cette ville par la paix.

Dans ce temps mourut le duc de Courlande, neveu du Roi. Les Moscovites s'emparèrent de nouveau de la Courlande : ils prirent Elbing; mais comme le Roi avait des droits sur cette ville, un bataillon prussien y fut mis en garnison.

Le passage et le voisinage de tant d'armées avait porté la contagion en Prusse; la disette, qui commençait à s'y faire sentir vivement, augmenta la violence et le venin de la peste. Le Roi, auquel on cachait une partie du mal, abandonna ces peuples à leur infortune; et, tandis que ses revenus et ses subsides ne suffisaient pas même à la magnificence de sa dépense, il vit périr malheureusement plus de deux cent mille âmes qu'il aurait pu sauver par quelques libéralités.

Le Prince royal, révolté de la dureté que son père marquait aux Prussiens, parla fortement aux comtes de Wartenberg et de Wittgenstein,138-26 afin de procurer des secours et des vivres à ces peuples, qui périssaient autant par la misère que par la contagion. Il trouva ces ministres inflexibles; ils lui refusèrent sèchement d'acheter pour dix mille écus de blé, dont on aurait au moins pu soulager les habitants de Königsberg. Vivement piqué de ce refus, ce prince résolut de perdre ces ministres iniques; il fit jouer toutes sortes de ressorts pour les éloigner. La fortune a ses revers; la cour a ses orages : le parti des Kameke,138-a envieux de la faveur de Wartenberg, fut charmé d'employer le prétexte du bien public, pour servir aux vues de son ambition. Un jeune courtisan de cette famille, qui jouait souvent aux échecs avec le Roi, trouva le moyen de lui faire tant d'insinuations contre ces<139> ministres, et de lui répéter si souvent la même chose, que Wittgenstein fut envoyé à la forteresse de Spandow, et Wartenberg exilé. Le Roi se sépara du grand chambellan qu'il chérissait, en fondant en larmes; Wartenberg se retira dans le Palatinat avec une pension de vingt mille écus, et il y mourut peu après sa disgrâce.

Dans le Nord, Charles XII avait refusé la neutralité, comme nous venons de le dire; le Czar, les rois de Pologne et de Danemark se servirent de ce prétexte, pour l'attaquer en Poméranie. Frédéric Ier refusa constamment d'entrer dans cette ligue; il ne voulait point exposer ses États aux incursions, aux ravages et aux hasards de la guerre, et il espéra même de gagner, par sa neutralité, aux dissensions de ses voisins. Le commencement des opérations ne leur fut pas favorable : les Danois levèrent le siége de Wismar; et Auguste leva ceux de Stralsund et de Stettin.

Pendant que l'Europe était travaillée par ces convulsions, que l'espérance, l'intérêt et l'ambition soufflaient la discorde dans les cœurs des deux partis, mourut l'empereur Joseph. L'Empire élut à sa place l'archiduc Charles, qui était alors bloqué dans Barcelone, après avoir été couronné, et chassé ensuite de Madrid après la perte de la bataille d'Almanza.

La mort de Joseph aplanit le chemin à la paix générale : les Anglais, qui commençaient à se lasser de tant de dépenses, ouvrirent les yeux sur l'objet de cette guerre, à mesure que les nuages de leur enthousiasme vinrent à se dissiper; ils se convainquirent que la maison d'Autriche serait assez puissante en conservant ses pays héréditaires, le royaume de Naples, le Milanais et la Flandre; et ils se disposèrent à tenir des conférences à Utrecht, dans le dessein de faire la paix.

Le Roi qui désirait de terminer les démêlés de la succession d'Orange par un traité définitif, se rendit dans le pays de Clèves pour régler cette affaire avec le prince de Frise : mais ce malheureux prince se noya au passage du Mœrdyk, en voulant se rendre à la Haye.<140> En revanche, Frédéric Ier fit une autre acquisition par l'extinction des comtes de Mansfeld : ce pays fut mis en séquestre entre les mains du roi de Prusse et de l'électeur de Saxe; la régence prussienne se tint à Mansfeld, et la saxonne, à Eisleben.

Cependant tout s'acheminait insensiblement à la paix : les conférences continuaient à Utrecht; les comtes de Dönhoff, de Metternich et de Bieberstein s'y rendirent en qualité de plénipotentiaires du Roi.

Pendant qu'on tenait ces conférences, il arriva en Angleterre une révolution dont l'Europe accusa le maréchal de Tallard, qui avait été prisonnier à Londres. Soit que ce maréchal ou que ce qu'on appelle le hasard en fût la cause, le parti de mylord Marlborough fut culbuté : ceux de la nation qui désiraient la paix l'emportèrent; le duc d'Ormond eut le commandement des troupes anglaises en Flandre, et il se sépara des alliés au commencement de la campagne. Le prince Eugène, quoiqu'affaibli par la défection des Anglais, continua l'offensive; le prince d'Anhalt et les Prussiens furent chargés du siége de Landrecies : mais Villars marcha à Denain, fondit sur le camp que mylord Albemarle y commandait, et le battit avant que le prince Eugène pût le secourir. Cette victoire remit au pouvoir des Français Marchiennes, le Quesnoi, Douai et Bouchain.

Les alliés suivirent l'exemple des Anglais, et songèrent sérieusement à la paix : l'Empereur était le seul qui voulût continuer la guerre, soit que la lenteur de son conseil n'eût pas le temps de se décider, ou que ce prince se crût assez fort pour résister seul à Louis XIV; sa condition n'en devint que plus mauvaise.

Le Roi fit alors surprendre la garnison hollandaise qui était à Meurs, et maintint par la possession les droits qu'il avait sur cette place.

Mais les sentiments pacifiques du Sud n'influèrent point sur le Nord : le roi de Danemark entra dans le duché de Brême et prit Stade; le Czar et le roi de Pologne tentèrent une descente dans l'île<141> de Rügen, que les bonnes mesures des Suédois firent manquer. Les alliés ne furent pas plus heureux au siége de Stralsund, qu'ils furent obligés de lever. Stenbock venait de remporter une victoire sur les Saxons et sur les Danois, à Gadebusch, dans le Mecklenbourg; et un renfort de dix mille Suédois étant arrivé en Poméranie, tout le pays fut délivré d'ennemis. Les Danois, obligés d'abandonner Rostock, remirent cette ville aux troupes du Roi comme directeur du cercle de la Basse-Saxe : mais les Suédois en délogèrent les Prussiens. La neutralité du Roi n'en souffrit aucune atteinte; et il continua de négocier, afin de porter les esprits à quelque conciliation, et pour conjurer les orages qui s'assemblaient autour de ses États.

Au commencement de 1713, Frédéric Ier mourut d'une maladie lente qui avait depuis longtemps miné ses jours; il ne vit point la consommation de la paix, ni le rétablissement du repos dans son voisinage.

Il eut trois femmes : la première fut une princesse de Hesse, dont il eut une fille, mariée au prince héréditaire de Hesse à présent roi de Suède141-27 Sophie-Charlotte de Hanovre mit au monde Frédéric-Guillaume, qui lui succéda; et il répudia la troisième, qui était une princesse de Mecklenbourg, à cause de sa démence.

Nous venons de voir tous les événements de la vie de Frédéric Ier; il ne nous reste qu'à jeter rapidement quelques regards sur sa personne et sur son caractère. Il était petit et contrefait; avec un air de fierté, il avait une physionomie commune. Son âme était comme les miroirs, qui réfléchissent tous les objets qui se présentent; flexible à toutes les impressions qu'on lui donnait, ceux qui avaient gagné un certain ascendant sur lui, savaient animer ou calmer son esprit, emporté par caprice, doux par nonchalance. Il confondait les choses vaines avec la véritable grandeur, plus attaché à l'éclat qui éblouit, qu'à l'utile qui n'est que solide : il sacrifia trente mille hommes de ses sujets dans les différentes guerres de l'Empereur et des alliés, afin de<142> se procurer la royauté; et il ne désirait cette dignité avec tant d'empressement, quafin de contenter son goût pour le cérémonial, et de justifier par des prétextes spécieux ses fastueuses dissipations. Il était magnifique et généreux; mais à quel prix n'acheta-t-il pas le plaisir de contenter ses passions? il trafiquait du sang de ses peuples avec les Anglais et les Hollandais, comme ces Tartares vagabonds qui vendent leurs troupeaux aux bouchers de la Podolie pour les égorger. Lorsqu'il vint en Hollande pour recueillir la succession du roi Guillaume, il fut sur le point de retirer ses troupes de Flandre : on lui remit un gros brillant de cette succession; et les quinze mille hommes se firent tuer au service des alliés.

Les préjugés du vulgaire semblent favoriser la magnificence des princes : mais autre est la libéralité d'un particulier, et autre est celle d'un souverain. Un prince est le premier serviteur et le premier magistrat de l'État; il lui doit compte de l'usage qu'il fait des impôts; il les lève, afin de pouvoir défendre l'État par le moyen des troupes qu'il entretient, afin de soutenir la dignité dont il est revêtu, de récompenser les services et le mérite, d'établir en quelque sorte un équilibre entre les riches et les obérés, de soulager les malheureux en tout genre et de toute espèce, afin de mettre de la magnificence en tout ce qui intéresse le corps de l'État en général. Si le souverain a l'esprit éclairé et le cœur droit, il dirigera toutes ses dépenses à l'utilité du public et au plus grand avantage de ses peuples.

La magnificence qu'aimait Frédéric Ier n'était pas de ce genre; c'était plutôt la dissipation d'un prince vain et prodigue : sa cour était une des plus superbes de l'Europe; ses ambassades étaient aussi magnifiques que celles des Portugais; il foulait les pauvres, afin d'engraisser les riches; ses favoris recevaient de fortes pensions, tandis que ses peuples étaient dans la misère; ses bâtiments étaient somptueux, ses fêtes, superbes; ses écuries et ses offices tenaient plutôt du faste asiatique, que de la dignité européenne. Ses libéralités parais<143>saient plutôt l'effet du hasard, que celui d'un choix judicieux : ses domestiques faisaient leur fortune, lorsqu'ils avaient souffert des premières saillies de son emportement; il donna un fief de quarante mille écus à un chasseur qui lui fit tirer un cerf de haute ramure. La bizarrerie de sa dépense ne frappe jamais plus vivement, que lorsqu'on en compare la totalité avec celle de ses revenus, et qu'on ne fait de toute sa vie qu'un seul tableau; on est alors étonné de voir des parties d'un corps gigantesque à côté de membres desséchés qui périssent. Ce prince voulut engager ses domaines de la principauté de Halberstadt aux Hollandais, afin d'acheter le fameux Pitt, brillant dont Louis XV fit l'acquisition du temps de la régence; et il vendait vingt mille hommes aux alliés, pour avoir le nom d'en entretenir trente mille. Sa cour était comme une grande rivière qui absorbe l'eau de tous les petits ruisseaux : ses favoris regorgeaient de ses libéralités, et ses profusions coûtaient chaque jour des sommes immenses, tandis que la Prusse et la Lithuanie étaient abandonnées à la famine et à la contagion, sans que ce monarque généreux daignât les secourir : un prince avare est pour ses peuples comme un médecin qui laisse étouffer un malade dans son sang; le prodigue est comme celui qui le tue à force de le saigner.

Frédéric Ier n'eut jamais d'inclinations constantes, soit qu'il se repentît de son mauvais choix, soit qu'il n'eût point d'indulgence pour les faiblesses humaines : depuis le baron de Danckelman jusqu'au comte de Wartenberg, ses favoris eurent tous une fin malheureuse.

Son esprit faible et superstitieux avait un attachement singulier pour le calvinisme, auquel il aurait voulu ramener toutes les autres religions : il est à croire qu'il aurait été persécuteur, si les prêtres se fussent avisés de joindre des cérémonies aux persécutions; il composa un livre de prières, que pour son honneur on n'imprima pas.143-a

<144>Si Frédéric Ier est digne de louange, c'est pour avoir toujours conservé ses États en paix, tandis que ceux de ses voisins étaient ravagés par la guerre; pour avoir eu le cœur naturellement bon, et, si l'on veut, pour n'avoir pas donné d'atteintes à la vertu conjugale : enfin il était grand dans les petites choses, et petit dans les grandes; et son malheur a voulu qu'il fût placé dans l'histoire entre un père et un fils dont les talents supérieurs le font éclipser.

<145>

FRÉDÉRIC-GUILLAUME SECOND ROI DE PRUSSE.

Frédéric-Guillaume était né à Berlin le 15 d'août145-a de l'année 1688, comme nous l'avons dit, de Frédéric Ier, roi de Prusse, et de Sophie-Charlotte, princesse de Hanovre. Son règne commença sous les auspices favorables de la paix. Cette paix fut conclue à Utrecht, entre la France, l'Espagne, l'Angleterre, la Hollande, et la plupart des princes de l'Allemagne. Frédéric-Guillaume obtint que Louis XIV reconnût sa royauté, la souveraineté de la principauté de Neufchâtel, et qu'il lui garantît le pays de Gueldre et de Kessel, en forme de dédommagement de la principauté d'Orange, à laquelle il renonça pour lui et pour ses descendants. La France et l'Espagne lui accordèrent en même temps le titre de Majesté, qu'elles ont refusé encore longtemps aux rois de Danemark et de Sardaigne.

Après le rétablissement de la paix, toute l'attention du Roi se tourna sur l'intérieur du gouvernement. Il travailla au rétablissement de l'ordre dans les finances, la police, la justice et le militaire, parties qui avaient été également négligées sous le règne précédent. Il avait<146> une âme laborieuse dans un corps robuste; jamais homme ne fut né avec un esprit aussi capable de détails. S'il descendait jusqu'aux plus petites choses, c'est qu'il était persuadé que leur multiplicité fait les grandes. Il ramenait tout son ouvrage au tableau général de sa politique, et travaillant à donner le dernier degré de perfection aux parties, c'était pour perfectionner le tout.

Il retrancha toutes les dépenses inutiles, et boucha les canaux de la profusion, par lesquels son père avait détourné les secours de l'abondance publique à des usages vains et superflus. La cour se ressentit la première de cette réforme; il ne conserva qu'un nombre de personnes nécessaires à sa dignité ou utiles à l'État : de cent chambellans qu'avait eus son père, il en resta douze; les autres prirent le parti des armes ou devinrent des négociateurs. Il réduisit sa propre dépense à une somme modique, disant qu'un prince doit être économe du sang et du bien de ses sujets. C'était, à cet égard, un philosophe sur le trône, bien différent de ces savants qui font consister leur science stérile dans la spéculation des matières abstraites qui semblent se dérober à nos connaissances. Il donnait l'exemple d'une austérité et d'une frugalité dignes des premiers temps de la république romaine : ennemi du faste et des dehors imposants de la royauté, sa stoïque vertu ne lui permettait pas même les commodités les moins recherchées de la vie. Des mœurs aussi simples, une frugalité aussi grande, formaient un contraste parfait avec la hauteur et la profusion de Frédéric Ier.

Les objets politiques que ce prince se proposait par ses arrangements intérieurs, étaient de se rendre formidable à ses voisins par l'entretien d'une armée nombreuse. L'exemple de George-Guillaume lui avait appris combien il était dangereux de ne pouvoir pas se défendre; et celui de Frédéric Ier, dont les troupes étaient moins à ce prince qu'aux alliés qui les payaient, lui avait fait connaître qu'un souverain n'est respecté, qu'autant qu'il se rend redoutable par sa<147> puissance. Lassé des humiliations que tantôt les Suédois et tantôt les Russes donnèrent à Frédéric Ier, dont ils traversaient impunément les États, il voulut protéger efficacement ses peuples contre l'inquiétude de ses voisins, et se mettre en même temps en état de soutenir ses droits sur la succession de Berg, qui allait être ouverte à la mort de l'Électeur palatin, dernier prince de la maison de Neubourg. Quoique le public soit dans la prévention que le projet d'un gouvernement militaire ne venait pas du Roi même, mais qu'il lui avait été suggéré par le prince d'Anhalt, nous n'avons point adopté cette opinion, à cause qu'elle est erronnée, et qu'un esprit aussi transcendant que l'était celui de Frédéric-Guillaume, pénétrait et saisissait les plus grands objets, et connaissait mieux les intérêts de l'État qu'aucun de ses ministres ni de ses généraux.

Si des hasards peuvent faire naître les plus grandes idées, nous pouvons dire que des officiers anglais donnèrent lieu à Frédéric-Guillaume de former les projets qu'il exécuta dans la suite. Ce prince fit dans sa jeunesse les campagnes de Flandre, et comme il assistait au siége de Tournai, il trouva deux généraux anglais qui disputaient vivement ensemble : l'un soutenait que le roi de Prusse aurait de la peine à payer quinze mille hommes sans subsides, et l'autre soutenait qu'il en pouvait entretenir vingt mille. Le jeune prince, tout en feu, leur dit : « le roi mon père en entretiendra trente mille lorsqu'il le voudra. » Les Anglais prirent cette réponse pour la saillie d'un jeune homme ambitieux, qui relevait avec exagération les avantages de sa patrie; mais Frédéric-Guillaume, parvenu au trône, prouva plus qu'il n'avait avancé, et la bonne administration de ses finances fit que, dès la première année de son règne, il entretint cinquante mille hommes, sans qu'aucune puissance lui payât des subsides.

La paix d'Utrecht, qui avait apaisé en partie les troubles qui agitaient le Sud, n'empêchait pas que la guerre ne continuât dans le Nord, entre Charles XII, qui était encore prisonnier à Adrianople, et<148> le Czar, le roi Auguste, et Frédéric IV de Danemark, qui s'étaient ligués contre lui.

Frédéric-Guillaume ne voulait point se mêler des troubles du Nord; et, à l'exemple de son père, il observa une exacte neutralité. La situation avantageuse dans laquelle il se trouvait, le nombre de ses troupes, et le besoin que l'on avait de son assistance, le firent rechercher des deux partis. Il voyait que la nature et le voisinage de cette guerre l'obligerait tôt ou tard de s'en mêler : mais il ne perdait rien pour attendre, et peut-être voulut-il voir de quel côté tournerait la fortune, avant que de prendre des engagements qui le lieraient dans la suite.

Cette fatalité, que le vulgaire appelle hasard, les théologiens, prédestination, et dont les sages rejettent la cause sur l'imprudence des hommes, cette fatalité, dis-je, s'opiniâtrait encore également à persécuter Charles XII. Tandis que ce roi perdait son temps à cabaler contre le Czar à Constantinople, son général Stenbock, qui avait exercé des cruautés inouïes sur les malheureux habitants d'Altona, se retira à Tönningen à l'approche des Moscovites et des Saxons. Son dessein était d'y passer l'Eyder sur la glace : son malheur voulut qu'il survint un dégel inopiné; manquant de pont pour passer, et se trouvant entouré des ennemis, il fut contraint de se rendre prisonnier avec les douze mille hommes qu'il commandait.

La perte de ces troupes, et l'ignominie que leur reddition imprimait aux armes suédoises, ne furent que des avant-coureurs de plus grands malheurs qui menaçaient ce royaume. La mauvaise conduite de ce général rejaillit principalement sur la Poméranie suédoise. Les armées moscovites et saxonnes, qui n'avaient plus d'ennemis en tête, se préparaient déjà à entrer dans cette province, qui allait de nouveau devenir le théâtre de la guerre : dans cette appréhension, le duc administrateur de Holstein, et le général Wellingk, gouverneur de la Poméranie, proposèrent au Roi de lui remettre la Poméranie<149> suédoise en séquestre. Leur embarras était d'autant plus grand, qu'ils manquaient de troupes pour défendre cette province; et ils eurent recours à ce remède désespéré, par la haine qu'ils portaient aux Moscovites, qui les aveuglait si fort sur les intérêts de leur maître, qu'ils auraient plutôt vu passer la Poméranie entière sous la domination prussienne, qu'un seul village sous le pouvoir du Czar.

Le Roi, qui regardait les propositions de l'Administrateur et de Wellingk comme très-avantageuses, se prêta avec plaisir au séquestre de la Poméranie, se flattant que ce serait le moyen de maintenir la paix dans cette province voisine de ses États. Vingt mille Prussiens se mirent incessamment en marche, et se campèrent sur les frontières de la Poméranie, en même temps que Bassewitz, ministre du duc de Holstein, accompagné du général Arnim, que le Roi y avait envoyé, se rendit à Stettin, et ordonna, au nom de Wellingk, à Meyerfeld, qui était gouverneur de cette place, de la remettre aux Prussiens. Meyerfeld, qui connaissait la façon de penser de son maître, refusa d'obéir, et demanda du temps pour qu'il pût recevoir de la régence de Stockholm des instructions positives sur la conduite qu'il devait tenir. La désobéissance de Meyerfeld était un témoignage authentique de ce que Wellingk avait trop présumé de son autorité, et que sa précipitation l'avait engagé, dans toute cette affaire, plus avant qu'il ne le devait et qu'il n'en avait le pouvoir. Le Roi qui ne s'était chargé de ce séquestre que par complaisance, s'en désista sans témoigner le moindre ressentiment. Il retira aussitôt ses troupes, abandonnant la Poméranie au sort des événements. Il était plus glorieux aux Suédois de perdre la Poméranie en combattant, que de la conserver à la faveur du séquestre.

Menschikoff, qui avait désarmé Stenbock en Holstein, vint fondre sur la Poméranie, à la tète des Moscovites et des Saxons. Il mit d'abord le siége devant Stettin. Cette ville, qu'il fit bombarder, et qu'il pressait vivement, fut dans peu de jours réduite aux abois. Bassewitz,<150> Wellingk et Meyerfeld crurent encore bien servir Charles XII en remettant cette place entre les mains du Roi : on y fit entrer deux mille Prussiens et un bataillon de troupes de Holstein, qui en composèrent la garnison.

Les alliés consentirent à ce séquestre, à condition que le Roi empêcherait les Suédois de pénétrer de la Poméranie en Pologne, de même que cette république s'engagea de son côté à maintenir la neutralité; et pour lever les scrupules qui pouvaient rester aux alliés sur cette affaire, le Roi leur paya quatre cent mille écus. Il donna une seigneurie150-a et une bague de grand prix à Menschikoff, qui aurait peut-être vendu son maître, si le Roi avait voulu l'acheter. De pâtissier, Menschikoff était parvenu à devenir premier ministre et généralissime du Czar. Lui et toute cette nation étaient si barbares, qu'il ne se trouvait dans cette langue aucune expression qui signifiât l'honneur et la bonne foi.

Charles XII et le roi de Danemark, celui de Pologne et l'Empereur, étaient également mécontents de ce séquestre : le roi de Suède, parce qu'il voyait bien qu'il perdait la Poméranie, ou qu'il aurait le roi de Prusse pour ennemi, lui qui en avait déjà tant. Le roi de Danemark et le roi de Pologne s'étaient proposé, à la vérité, de dépouiller Charles XII de ses provinces : pleins de cet unique objet de leur vengeance, ils n'avaient point réglé le partage de leur conquête, et ils voyaient avec envie que le séquestre mît le roi de Prusse en possession de la Poméranie; moyennant quoi, il retirait tout le fruit de la guerre, sans en avoir partagé avec eux les hasards.

L'Empereur, chassé de l'Espagne, et soutenant seul une guerre malheureuse contre la France, avait l'esprit aigri de ses mauvais succès, et voyait avec chagrin que Frédéric-Guillaume fît des acquisitions, quand il ne faisait que des pertes. Cependant la place était livrée, l'argent payé, Menschikoff corrompu, et de plus le roi de Prusse était<151> un prince qui s'était rendu formidable. Ces raisons obligèrent ses voisins d'étouffer leur jalousie, et de continuer à ménager Frédéric-Guillaume.

Le roi de Suède écrivit au roi de Prusse, du fond de la Bessarabie, qu'il protestait contre la conduite de Wellingk; qu'il ne rembourserait jamais les quatre cent mille écus payés à ses ennemis, et qu'il ne souscrirait de sa vie au séquestre. Quelque dur que fût le procédé de Charles XII, le Roi, conjointement avec l'Empereur, prit les mesures les plus convenables pour le rétablissement de la paix. Ces deux princes proposèrent d'assembler un congrès à Brunswic; mais ils échouèrent contre l'opiniâtreté du roi de Suède, et contre les haines du Czar et du roi de Pologne, qui avaient appris dans l'école de Charles XII à ne point mettre de bornes aux sentiments de leur vengeance.

Pendant que la discorde régnait dans le Nord, Frédéric-Guillaume fit l'acquisition de la baronnie de Limbourg.151-28 Frédéric Ier en avait reçu l'expectative de l'Empereur, en faveur de la cession de la principauté de Schwiebus.

Dans le Sud, Philippe V régnait déjà paisiblement en Espagne; et Victor Amédée, duc de Savoie, reconnu roi de Sicile par la paix d'Utrecht, s'était fait couronner à Palerme, malgré les menaces de l'Empereur et les cris du Pape. Louis XIV, qui venait de faire sa paix avec la plus grande partie de l'Europe, pressait vivement Charles VI, que son obstination roidissait contre la paix. Dans le cours de cette campagne, Villars prit Landau et Philippsbourg,151-a sans que l'habileté du prince Eugène pût s'y opposer.

L'Empereur soutenait cette guerre plutôt par orgueil que par raison : trop faible par lui-même pour résister à Louis XIV, ses troupes étaient fondues, ses ressources, épuisées; et la bourse des puissances<152> maritimes était fermée pour lui. Le mauvais succès de cette campagne, et la crainte d'un avenir plus malheureux, firent connaître à l'Empereur que, sans force, l'arrogance est vaine, et qu'il y a une politique pour tous les temps, qui cale les voiles dans la tempête, et les déploie lorsque le vent est favorable. La hauteur autrichienne plia pour cette fois sous la nécessité.

Eugène et Villars se rendirent à Rastadt dans le marquisat de Bade; ils convinrent entre eux des préliminaires, ce qui achemina l'ouverture du congrès de Bade en Suisse, où la paix fut signée le 7 de septembre. L'Empereur céda Landau à la France; il reconnut Philippe V, et renonça à ses prétentions sur le royaume d'Espagne. Louis XIV restitua les conquêtes qu'il avait faites au delà du Rhin; il promit de raser les fortifications d'Huningue, et de ne point troubler l'Empereur dans la possession du royaume de Naples, du Milanais et du Mantouan; il reconnut le neuvième électorat; et l'on convint de régler, par un traité particulier, ce qui restait à discuter touchant la barrière de Flandre.

Dans ce temps mourut la reine d'Angleterre, après une maladie longue et cruelle. Quelques-uns de ses ministres avaient fait d'inutiles efforts pour appeler le Prétendant à sa succession. George de Hanovre, petit-fils de la princesse palatine, fille de Jacques Ier, fut proclamé roi d'Angleterre, et porté sur ce trône par les vœux de toute cette nation. C'est ce prince que nous avons vu gouverner l'Angleterre en respectant la liberté, se servant des subsides que lui accordait le parlement, pour le corrompre; roi sans faste, politique sans fausseté, et qui s'attira par sa conduite la confiance de toute l'Europe.

Après avoir parlé des affaires du Sud, il est temps de revenir au Nord, où la complication des événements embrouillait les choses plus que jamais. Charles XII, lassé de cette opiniâtreté sans exemple qui le retenait au lit à Démotica, toujours résolu d'exciter la Porte contre le Czar, tandis que ses ennemis, profitant de son absence,<153> détruisaient ses armées et lui enlevaient ses plus riches provinces, Charles XII, dis-je, passa subitement, et sans admettre de nuances, de cette inactivité aux plus rudes travaux. Il partit de Démotica,153-a faisant une diligence prodigieuse; et, traversant à cheval les États héréditaires de l'Empereur, la Franconie et le Mecklenbourg, il arriva le onzième jour à Stralsund, lorsqu'on l'y attendait le moins.

Sa première démarche fut de protester contre le séquestre de Stettin, et de déclarer que n'ayant signé aucune convention, il n'était point obligé de reconnaître celle que ses généraux avaient faite en son absence. Avec un caractère comme celui de ce prince, il n'y avait d'autres arguments que ceux de la force : Frédéric-Guillaume fit avertir Charles XII qu'il ne souffrirait point que les Suédois entrassent en Saxe, et il fit en même temps avancer un corps considérable de troupes auprès de Stettin. Le peu d'attention que les Suédois semblaient faire à ces remontrances, obligea le Roi d'entrer dans l'alliance des Russes, des Saxons et des Hanovriens, afin de maintenir ses engagements contre l'opiniâtreté de Charles XII. Ce monarque s'empara d'Anclam, de Wolgast et de Greifswald, où il y avait garnison prussienne; cependant, par un reste de ménagement, il renvoya ces troupes sans leur faire de violence. Mais la modération de ce caractère violent n'était que passagère : au commencement de la campagne suivante, les Suédois délogèrent les Prussiens de l'île d'Usedom, et firent prisonniers de guerre un détachement de cinq cents hommes. Ils rompirent par cette hostilité la neutralité des Prussiens, et devinrent les agresseurs. Le Roi, jaloux de sa gloire, fut irrité du procédé des Suédois. Quoiqu'il eût peine à digérer, dans ce premier moment, l'affront qu'on lui faisait, il ne put s'empêcher de s'écrier : « Ah! faut-il qu'un roi que j'estime me contraigne à devenir son<154> ennemi! » Flemming se trouvait alors à Berlin; c'était le même qui, par ses intrigues, avait rendu son maître roi de Pologne, et qui fut cause qu'on le détrôna, par l'imprudente conduite qu'il tint comme général.

Flemming apprenant l'infraction que les Suédois venaient de faire à la neutralité, se rendit d'abord chez le Roi, et profita si bien des premiers moments de son emportement, qu'il le poussa à l'heure même à déclarer la guerre à Charles XII.

Dès le mois de juin, vingt mille Prussiens joignirent les Saxons et les Danois en Poméranie. Le Roi se rendit à Stettin, où, après avoir fait désarmer le bataillon de troupes de Holstein qui y était en garnison, il fit prêter le serment de fidélité à la bourgeoisie; et de là il vint en personne se mettre à la tête de son armée.

L'Europe vit alors un roi qui se trouvait assiégé par deux rois en personne : mais ce roi, c'était Charles XII, à la tête de quinze mille Suédois aguerris et amoureux jusqu'à l'idolâtrie de l'héroïsme de leur prince; de plus, sa grande réputation et les préjugés de l'univers combattaient encore pour lui. Dans l'armée des alliés, le roi de Prusse examinait les projets, décidait des opérations, et persuadait aux Danois de s'y prêter. Le roi de Danemark, mauvais soldat et peu militaire, ne s'était rendu au siége de Stralsund, que dans l'espérance d'y jouir du spectacle de Charles XII humilié. Sous ces deux rois, le prince d'Anhalt était l'âme de toutes les opérations militaires. C'était un homme d'un caractère violent et entier; vif, mais sage dans ses entreprises, qui, avec la valeur d'un héros, avait l'expérience des plus belles campagnes du prince Eugène. Ses mœurs étaient féroces, son ambition démesurée; savant dans l'art des siéges, heureux guerrier, mauvais citoyen, et capable de toutes les entreprises des Marius et des Sylla, si la fortune avait favorisé son ambition de même que celle de ces Romains. Les généraux danois étaient des fanfarons, et leurs ministres, des pédants.

<155>Cette armée, composée comme nous venons de le dire, vint mettre le siége devant Stralsund. Cette ville est assise au bord de la mer Baltique : la flotte suédoise pouvait la rafraîchir de vivres, de munitions et de troupes. Son assiette est forte : un marais impraticable défend les deux tiers de sa circonférence; le seul côté dont elle est accessible, était défendu par un bon retranchement, qui du septentrion prenait au bord de la mer, et allait s'appuyer, à l'orient, au marais dont nous avons parlé. Dans ce retranchement campaient douze mille Suédois, et Charles XII à leur tête. Le nombre d'obstacles qu'il y avait à vaincre, obligea les assiégeants à les lever successivement.

Le premier point était d'éloigner la flotte suédoise des côtes de la Poméranie, afin de priver Charles XII de toutes les sortes de secours qu'il pouvait attendre de la Suède. Le roi de Danemark ne voulait point risquer un combat avec l'escadre qu'il avait dans ces parages; et ce préalable du siége devint une affaire de négociation. Il est aussi facile de prouver à un homme clairvoyant la nécessité d'une chose par de bonnes raisons, qu'il est, pour ainsi dire, impossible de faire sentir l'évidence à un esprit borné, qui se défie de soi-même, et qui craint que les autres ne l'égarent. Cependant l'ascendant que le génie du roi de Prusse avait sur celui du roi de Danemark, força en quelque manière ce prince à voir la victoire que son amiral remporta sur l'escadre suédoise. Les deux rois furent spectateurs de ce combat, qui se donna à une lieue des côtes; et la mer devint libre aux alliés. Les Prussiens, commandés par le général Arnim, firent ensuite une descente sur l'île d'Usedom, d'où ils chassèrent les Suédois, et prirent le fort de Peenemünde, l'épée à la main.

Après que cet obstacle fut levé, on se prépara à l'attaque du retranchement. Pour le malheur des Suédois, il se trouva un officier prussien qui facilita cette entreprise, la plus difficile et la plus déci<156>sive de tout le siége. Cet officier s'appelait Gaudi.156-a Il se ressouvint que, dans le temps qu'il faisait ses humanités au collége de Stralsund, il s'était souvent baigné dans ce bras de mer, qui n'était ni profond ni fangeux, proche du retranchement. Pour plus de sûreté, il le sonda de nuit, et trouva qu'on y pouvait passer à gué, tourner le retranchement par sa gauche, et prendre les ennemis en flanc et à dos.

Ce projet fut heureusement exécuté : on attaqua les Suédois de nuit; tandis qu'un corps marchait droit au retranchement, un autre passait la mer proche du rivage, et se trouva dans leur camp avant même qu'ils s'en aperçussent. La surprise d'une attaque inopinée, la confusion qui est inséparable de toutes les affaires de nuit, et surtout le corps considérable qui leur tombait en flanc, les mit promptement en déroute; ils abandonnèrent leur retranchement, et se sauvèrent vers la ville. Charles XII, au désespoir d'être abandonné de ses troupes, voulut combattre seul. Ses généraux ne le sauvèrent qu'à peine de la poursuite des assiégeants; tout ce qui ne gagna pas promptement Stralsund, fut tué ou fait prisonnier. Le nombre de ceux qu'on prit ce jour-là passait quatre cents hommes.

Pour resserrer entièrement la ville, il fut résolu de se rendre maître de l'île de Rügen, d'où les assiégés pouvaient encore tirer quelque secours. Le prince d'Anhalt, à la tête de vingt mille hommes, passa, sur des vaisseaux de transport, le bras de mer qui sépare la<157> Poméranie de cette île. Cette flotte conservait l'ordre de bataille que les troupes observent sur terre. On fit mine d'aborder à l'île du côté de l'orient; mais, tournant tout d'un coup à gauche, le prince d'Anhalt débarqua ses troupes au petit port de Stresow, où l'ennemi ne l'attendait point. Il se posta en quart de cercle, de sorte que ses deux ailes étaient appuyées à la mer; il fit travailler avec beaucoup de diligence à des retranchements, qu'il fortifia de chevaux de frise. Sa disposition était telle, que deux lignes d'infanterie soutenaient le retranchement; la cavalerie formait la troisième, à l'exception de six escadrons, qu'il avait postés au dehors de ses lignes, afin d'être à portée de tomber sur le flanc gauche de ceux qui pourraient venir l'attaquer de ce côté-là.

Charles XII, trompé par la feinte du prince d'Anhalt, ne put arriver à temps pour s'opposer à son débarquement. Connaissant l'importance de cette île, quoiqu'il n'eût que quatre mille hommes, il s'avança de nuit vers le prince d'Anhalt, tant pour lui cacher le petit nombre de ses troupes, que dans l'espérance de le surprendre. Il marchait à pied, l'épée à la main, à la tête de son infanterie, qu'il conduisit jusqu'au bord du fossé. Il arracha de ses propres mains les chevaux de frise qui le bordaient; il fut blessé légèrement dans cette attaque, et le général Düring, tué à ses côtés.

L'inégalité du nombre, l'obscurité de la nuit, l'effort de ces six escadrons prussiens qui tombèrent sur le flanc des Suédois, les obstacles d'un retranchement garni de chevaux de frise, et surtout la blessure du Roi, toutes ces raisons, dis-je, firent perdre aux Suédois les fruits de leur valeur. La fortune avait tourné le dos à cette nation; tout s'acheminait à son déclin.

Le Roi, blessé, se retira pour se faire panser; ses troupes, rebutées, s'enfuirent; le lendemain douze cents Suédois furent laits prisonniers à la Fahrschanze; et l'île de Rügen fut entièrement occupée par les alliés. On donna beaucoup de regrets à la mémoire du brave colonel<158> Wartensleben,158-a qui fut tué à la tête des gendarmes prussiens, après avoir contribué en grande partie à la défaite des Suédois.

Après cette infortune, Charles XII abandonna l'île de Rügen, et repassa à Stralsund. Cette ville était presque réduite aux abois : les assiégeants, parvenus à la contrescarpe, commençaient déjà à construire leur galerie sur le fossé principal. Le caractère du roi de Suède était de se roidir contre les revers; il voulait s'opiniâtrer contre la fortune, et défendre en personne la brèche, à laquelle les assiégeants allaient donner un assaut général. Ses généraux se jetèrent à ses pieds, pour le conjurer de ne pas s'exposer aussi inutilement; et voyant qu'ils ne pouvaient pas le fléchir par les prières, ils lui firent voir le danger qu'il courrait de tomber entre les mains de ses ennemis. Cette appréhension le détermina enfin à abandonner cette ville : il s'embarqua sur une légère nacelle, avec laquelle il passa, à la faveur de la nuit, au milieu de la flotte danoise qui bloquait le port de Stralsund, et il gagna avec peine le bord d'un de ses vaisseaux, qui le transporta en Suède. Quatorze années auparavant, il était parti de ce royaume comme un conquérant qui allait assujettir le monde à sa fortune, et il y revint alors comme un fugitif, poursuivi par ses ennemis, dépouillé de ses plus belles provinces, et abandonné de son armée.

Dès que le roi de Suède fut parti, la ville de Stralsund ne songea qu'à se rendre; la garnison capitula le 27158-b de décembre. Le général Dücker, qui en était gouverneur, envoya au quartier du roi de Prusse, pour traiter des articles de la capitulation. La garnison se rendit prisonnière de guerre; et deux bataillons prussiens, autant de Saxons, et autant de Hanovriens, prirent possession de cette ville.<159> De tous les Suédois faits prisonniers dans le cours de cette campagne le Roi forma un nouveau régiment d'infanterie, qu'il donna au prince Léopold d'Anhalt, second fils de celui qui commandait ses armées.

Ensuite de cette expédition, les vainqueurs se partagèrent les dépouilles des vaincus : le Roi conserva cette partie de la Poméranie qui est située entre l'Oder et la Peene, petite rivière, qui sort du Mecklenbourg, et qui va se jeter dans la mer à Peenemünde; la Poméranie située entre la Peene et le duché de Mecklenbourg, fut restituée à la Suède par la paix de Stockholm; et George, roi d'Angleterre, acheta les duchés de Brême et de Verden, que le roi de Danemark avait conquis sur la Suède, et que la maison de Hanovre possède encore de nos jours.

Quoique la paix ne fût pas encore conclue, le Roi jouissait déjà tranquillement de ses conquêtes; il alla en Prusse, où il ne se fit point couronner.159-a Il pensait que cette cérémonie vaine convenait mieux à des royaumes électifs qu'à des royaumes héréditaires. En méprisant tous les dehors de la royauté, il n'en était que plus attaché à en remplir les véritables devoirs. Il parcourut la Prusse et la Lithuanie, et il fit le projet de rétablir ces provinces de la misère et du dépeuplement que la peste y avait occasionnés.

Pour ne point interrompre l'enchaînement des faits, nous avons rapporté de suite les événements principaux de la campagne de Poméranie il est temps de voir à présent les changements qui arrivèrent pendant cette guerre dans le reste de l'Europe, et comment les combinaisons politiques des puissances, venant à s'altérer, donnèrent lieu à de nouveaux systèmes.

La mort de Louis XIV fit prendre au gouvernement de la France une face toute nouvelle. De la nombreuse postérité de ce monarque il ne restait que son arrière-petit-fils. Ce prince était au berceau; son<160> bisaïeul avait établi son fils légitimé, le duc du Maine, président du conseil de la régence. Ce roi, si absolu pendant sa vie, fut mal obéi après sa mort : le parlement jugea entre le duc d'Orléans et le duc du Maine, ou, pour mieux dire, il s'érigea en arbitre de la dernière volonté du feu roi, et décida que Philippe d'Orléans, premier prince du sang, avait des droits incontestables à la régence.

La politique du nouveau régent se rapporta à deux objets principaux, dont l'un était de maintenir la paix avec ses voisins, ce qui l'engagea à ménager l'amitié de l'Empereur et à s'unir étroitement avec le roi d'Angleterre; et l'autre était d'acquitter les dettes de la couronne, qui étaient immenses, ce qui donna lieu au système de Law, dont le plan était aussi utile que l'abus qu'on en fit devint pernicieux.

Le Régent, doué d'un génie supérieur, avait les défauts des esprits vifs et hardis : les plus vastes idées lui paraissaient aussi simples que les communes; il s'abandonnait aux impressions d'une imagination ardente qui souvent outrait les choses. Né pour les beaux-arts, qu'il cultiva, il eut les faiblesses des héros : son tempérament encourageait son cœur à la sensibilité; il fit l'abbé du Bois cardinal, moins parce qu'il servait l'État, que parce qu'il était le ministre secret de ses passions. La calomnie osa charger ce prince doux et humain du plus horrible des forfaits, du dessein d'empoisonner son pupille et son roi. Un crime utile n'inspire pas moins d'horreur aux âmes bien nées, qu'une mauvaise action perdue; mais l'apologie véritable du Régent, c'est le règne de Louis XV.

Pour assurer la paix du royaume, et pour écarter toutes les occasions de disputes, le Régent conclut le traité de Barrière, à Anvers, par lequel il fut arrêté que les Hollandais entretiendraient garnison dans Namur, Furnes, Tournai, Ypres, Menin et le fort de Knocke, moyennant six cent mille florins d'Allemagne que la maison d'Autriche s'engageait de leur payer par an; en vertu de quoi,<161> ils renonçaient à la régie des Pays-Bas, dont l'entière possession resta à l'empereur Charles VI.

Les guerres qui se succédaient les unes aux autres, empêchaient l'Europe de jouir des fruits de la paix. Dès l'année 1715, les Turcs étaient entrés dans la Morée, qu'ils avaient enlevée aux Vénitiens. Le Pape, qui craignait pour l'Italie, conjura l'Empereur de prendre la défense de la chrétienté. Charles VI assembla des troupes en Hongrie, afin de favoriser les Vénitiens par la diversion qu'il allait faire contre les Turcs.

Dès l'année 1716, le prince Eugène avait battu le grand vizir auprès de Témeswar.161-a Cette année, il entreprit le siége de Belgrad, et fortifia son camp d'un bon retranchement. Les Turcs vinrent assiéger l'armée du prince Eugène; et, non contents de la bloquer, ils s'avancèrent à lui par des approches et des tranchées. Eugène, après leur avoir laissé passer un ruisseau qui les séparait de son camp, sortit de ses retranchements le 16 août, les attaqua, les battit, et leur prit canons, bagages, en un mot, tout leur camp; et Belgrad, qui n'avait plus de secours à espérer, se rendit au vainqueur par capitulation. Le maréchal de Starhemberg, ennemi du mérite d'Eugène, déclama contre sa conduite, qu'il taxait d'imprudente, et parla avec tant de force, qu'il s'en fallut peu que l'Empereur ne fît traduire le héros de l'Allemagne devant un conseil de guerre, pour avoir exposé l'armée impériale à périr sans ressource. Cependant la gloire d'Eugène était si brillante, qu'elle fit éclipser l'envie et ses envieux.

L'année suivante, les Turcs firent la paix à Passarowitz, et cédèrent à l'Empereur Belgrad et tout le banat de Témeswar. Les Vénitiens, qui avaient servi de prétexte aux conquêtes de Charles VI, payèrent les acquisitions que l'Empereur fit, par la perte de la Morée, et ils s'aperçurent, mais trop tard, que le secours d'un allié puissant est toujours dangereux.

<162>Charles VI était à peine sorti de cette guerre, qu'il eut d'autres ennemis à combattre. Il s'était élevé en Espagne un homme d'un esprit étendu et entreprenant, profond, hardi, fécond en ressources, et fait, en un mot, pour agrandir ou bouleverser les empires. C'était l'abbé Alberoni, Italien de naissance, que le duc de Vendôme emmena en Espagne, où son habileté se fit d'abord connaître par le renvoi du cardinal del Giudice, qui gouvernait ce royaume, et dont il occupa la place. Alberoni fit des pas de géant vers la fortune; il s'insinua dans l'esprit de la Reine, qui était une princesse de Parme, et il seconda les vues quelle avait d'établir ses fils en Italie. La flotte que le roi d'Espagne avait d'abord destinée au secours des Vénitiens, fut employée à la conquête de l'île de Sardaigne, qui appartenait à l'Empereur; Cagliari passa sous le pouvoir des Espagnols, et toute la province fut dans peu subjuguée.

Les représentations de l'Angleterre et de la France n'empêchèrent pas la reine d'Espagne de suivre les desseins qu'Alberoni, devenu cardinal, lui suggérait. Cette princesse avait secrètement résolu de conquérir tout ce qu'elle pourrait de l'Italie. L'Empereur, aux pressantes sollicitations de l'Angleterre, avait consenti de donner l'investiture de la Toscane, du Parmesan et du Plaisantin, à l'infant Don Carlos : mais Philippe V s'obstinait à demander le royaume de Naples.

Ce débordement d'ambition d'une puissance nouvellement établie, porta l'Empereur, le roi de France et celui d'Angleterre, à la conclusion de la quadruple alliance, comme une digue puissante qu'ils opposaient aux entreprises de Philippe. Les Hollandais, qui devaient accéder à cette ligue, se réservèrent pour la médiation, et ils furent remplacés par le duc de Savoie.

Cette formidable alliance n'altéra ni les projets d'Alberoni, ni la fermeté de la reine d'Espagne, ni le désir qu'avait le roi son époux d'établir sa famille. La flotte espagnole, que l'Europe croyait destinée pour Naples, aborda à Palerme, qui se rendit; et le marquis de Leyde<163> prit le titre de vice-roi de Sicile. Cependant l'amiral Byng vint avec vingt vaisseaux anglais dans la Méditerranée, battit la flotte espagnole dans le Fare; mais, quoiqu'il eût pris quatorze de ses plus beaux vaisseaux, il ne put empêcher que le marquis de Leyde ne prît Messine. Le duc de Savoie se détermina, dans cette nécessité, à troquer avec l'Empereur la Sicile contre le royaume de Sardaigne, dont il prit le nom dans la suite.

Le génie d'Alberoni, trop peu occupé d'une entreprise, était si vaste, qu'il en méditait plusieurs à la fois. Ses desseins s'étendaient de tous les côtés, comme ces mines qui poussent plusieurs rameaux, éloignés les uns des autres, au loin dans la campagne, qui jouent successivement, et font sauter les ennemis aux endroits où ils s'y attendent le moins. Une mine était crevée en Italie, une autre fut éventée en France.

C'était la fameuse conjuration que le prince Cellamare forma contre le Régent. Selon ce projet, l'Espagne devait faire un débarquement sur les côtes de Bretagne, rassembler les mécontents du Poitou, saisir le Roi et le duc d'Orléans, assembler les états généraux, qui représentent la nation en corps, et faire nommer le roi d'Espagne tuteur de Louis XV et régent de France. Un hasard singulier fit avorter ce dessein. Le secrétaire du prince Cellamare était un des chalands de la Fillon, personne renommée pour les mariages clandestins qui se faisaient chez elle. L'industrie de cette femme avait servi plus d'une fois le Régent et le cardinal du Bois. La Fillon trouvant un jour le secrétaire d'Espagne plus rêveur qu'à son ordinaire, et ne pouvant tirer de lui le sujet de sa mauvaise humeur, lui lâcha une fille adroite et rusée, qui le fit boire et parler. Cette fille le fouilla dans son ivresse. Les papiers dont il était chargé parurent à la Fillon de si grande conséquence, quelle les porta dans l'instant au Régent. Ce prince fit arrêter sur le champ le secrétaire. Tous les complices de la conjuration furent découverts; il en coûta la vie à<164> cinq gentilshommes bretons; le duc du Maine, le cardinal de Polignac et quelques autres seigneurs furent exilés. La Cour envoya des troupes en Bretagne; et lorsque le duc d'Ormond s'y présenta avec la flotte espagnole, personne ne remua. La constance du Régent ne fut jamais aussi ébranlée que par cet événement : quelques personnes ont prétendu qu'il méditait son abdication, mais qu'il fut retenu par la fermeté du cardinal du Bois, qui admirait les voies dont la Providence s'était servie dans cette affaire pour conserver la régence entre les mains du duc d'Orléans. L'Europe était comme une mer agitée qui gronde encore après l'orage, et ne se calme que successivement.

Les malheurs de Charles XII ne l'avaient point corrigé de ses passions : son ressentiment, qui le suivit en Suède, éclata contre le Danemark. Il attaqua la Norwége, ayant avec lui le prince héréditaire de Hesse, qui venait d'épouser sa sœur, la princesse Ulrique.164-a Il prit Christiania; mais, ne pouvant forcer la citadelle de Friedrichshall, et manquant de subsistances, il abandonna ses conquêtes.

L'appréhension des Russes l'avait retenu en Scanie; il fit cependant cette année une nouvelle irruption en Norwége : il assiégea Friedrichshall, et fut tué dans la tranchée. Cette valeur dont il était si prodigue, lui devint funeste : un coup de fauconneau, tiré d'une bicoque, termina la vie d'un prince qui faisait trembler le Nord, dont la valeur tenait de l'héroïsme, et qui aurait été le plus grand homme de son siècle, s'il avait été modéré et juste. La mort de ce prince fut le signal de l'armistice : les Suédois levèrent le siége de Friedrichshall; ils repassèrent leurs frontières, et les Danois ne les suivirent pas.

Avec Charles XII expirèrent ses projets de vengeance. Il était encore occupé des plus vastes desseins : animé contre le roi George d'Angleterre, qui lui avait enlevé les duchés de Brême et Verden,<165> il allait former une alliance avec le Czar, afin de chasser la maison de Hanovre d'Angleterre, et d'y rétablir le Prétendant. Görtz, qui succéda au comte de Piper dans le ministère de Suède, était dans le Nord ce qu'Alberoni était dans le Sud : ses intrigues agitaient tous les cabinets des princes. Ses desseins ne se bornaient point à l'Europe. Il était né pour devenir le ministre d'Alexandre ou de Charles XII, mais en formant les plus grands desseins, il surchargeait la Suède d'impôts, afin de pouvoir les exécuter. La misère du peuple, et la faveur dont il jouissait, lui attirèrent la haine du public. Dès que la nouvelle de la mort du Roi se répandit, la nation fit le procès à son ministre; l'envie inventa un nouveau crime pour le charger : il fut accusé d'avoir calomnié la nation auprès du Roi, et il eut la tête tranchée. En punissant Görtz, les Suédois flétrissaient indirectement la réputation d'un héros dont ils adorent encore à présent la mémoire; mais le peuple est un monstre composé de contradictions, qui passe impétueusement d'un excès à l'autre, et qui, dans ses caprices, protége ou opprime le vice et la vertu indifféremment. Le trône vacant de Suède fut rempli par Ulrique, sœur de Charles XII et épouse du prince héréditaire de Hesse-Cassel.

Frédéric-Guillaume ne put s'empêcher de répandre quelques larmes, lorsqu'il apprit la mort prématurée de Charles XII. Il estimait les grandes qualités de ce prince, dont il était devenu l'ennemi à regret et par une espèce de violence. L'exemple de Charles XII avait fait tourner la tête à bien des petits princes d'Allemagne trop faibles pour l'imiter. Le duc Charles-Léopold de Mecklenbourg forma le projet ambitieux de lever une armée; et, pour fournir aux frais de son entretien, il foula ses sujets par des vexations énormes. Le poids des impôts s'appesantit à un point, que la noblesse, excédée, en porta ses plaintes à Vienne, où elle fut appuyée par Bernstorff, ministre de Hanovre, mais Mecklenbourgeois de naissance. Il obtint de l'Empereur un décret fulminant contre le duc. Quoique ce prince eût<166> épousé la nièce du Czar, pour s'assurer d'une puissante protection, cela n'empêcha pas l'Empereur, poussé par Bernstorff, de donner un décret de commission à l'électeur de Hanovre et au duc de Brunswic, pour prendre ce pays en séquestre. Le roi de Prusse se plaignit à Vienne de ce qu'étant directeur du cercle de la Basse-Saxe, ce décret ne lui avait point été adressé. L'Empereur lui répondit : qu'il était contre les lois de l'Empire de charger le Roi de ce séquestre, à cause qu'il avait l'expectative sur le Mecklenbourg; sur quoi le Czar déclara qu'il ne souffrirait jamais qu'on opprimât un prince qui venait d'entrer dans sa famille. Ce qui arrêta le plus Frédéric-Guillaume dans cette affaire, c'est que le roi d'Angleterre ayant eu l'adresse de se faire médiateur de la paix que la Prusse négociait en Suède, devait alors être traité avec beaucoup de ménagement, de sorte que les Hanovriens restèrent en possession du séquestre, dont ils font monter les frais à quelques millions. Cette affaire est demeurée en ces termes, et elle y est encore au temps que nous écrivons cette histoire.

Quoique la paix ne fût pas conclue avec la Suède, elle était autant que faite. Le Roi qui voyait la tranquillité de ses États assurée, commença dès lors véritablement à régner, c'est-à-dire à faire le bonheur de ses peuples. Ce prince haïssait ces génies remuants qui communiquent leurs passions tumultueuses dans toutes les régions où l'intrigue peut pénétrer. Il n'aspirait point à la réputation de ces conquérants qui n'ont d'autre amour que celui de la gloire, mais bien à celle des législateurs qui n'ont d'autre objet que le bien et la vertu : il pensait que le courage d'esprit, si nécessaire pour réformer des abus et pour introduire des nouveautés utiles dans un gouvernement, était préférable à cette valeur de tempérament qui fait affronter les plus grands dangers, sans crainte à la vérité, mais souvent aussi sans connaissance. Les traces que la sagesse de son gouvernement a laissées dans l'État, dureront autant que la Prusse subsistera en corps de nation.

<167>Frédéric-Guillaume établit alors véritablement son système militaire, et le lia si étroitement avec le reste du gouvernement, qu'on ne pouvait y toucher sans hasarder de bouleverser l'État même. Pour juger de la sagesse de ce système, peut-être qu'il ne sera pas inutile d'entrer ici dans quelque discussion sur cette matière.

Dès le règne de Frédéric Ier, il s'était glissé quantité d'abus touchant les taxes, qui étaient devenues arbitraires; les cris de tout l'État en demandaient la réforme. Lorsque cette matière fut examinée, il se trouva qu'il n'y avait aucun principe selon lequel les possesseurs des terres fussent taxés de payer les contributions; que dans quelques endroits on avait conservé les impôts sur le pied où ils étaient avant la guerre de trente ans; mais que tous les propriétaires des terres défrichées depuis ce temps, dont le nombre était considérable, étaient taxés différemment. Afin de rendre ces impôts proportionnels, le Roi fit exactement mesurer tous les champs cultivables, et rétablit l'égalité des contributions selon les différentes classes de bonnes et de mauvaises terres; et comme le prix des denrées était de beaucoup haussé depuis la régence du Grand Électeur, il haussa de même les impôts à proportion de ce prix; ce qui augmenta considérablement ses revenus.

Mais afin de répandre d'une main ce qu'il recevait de l'autre, il créa quelques régiments d'infanterie nouveaux, et augmenta sa cavalerie, de sorte que l'armée montait à soixante mille hommes; et il distribua ces troupes dans toutes ses provinces, de sorte que l'argent qu'elles payaient à l'État, leur retournait sans cesse par le moyen des troupes; et, afin que le paysan ne fût point chargé par l'entretien des soldats, toute l'armée, tant cavalerie qu'infanterie, entra dans les villes. Par ce moyen, les accises augmentaient les revenus, la discipline s'affermissait dans les troupes, les denrées haussaient de prix, et nos laines, que nous vendions aux étrangers et que nous rachetions lorsqu'ils les avaient travaillées, ne sortirent plus du pays. Toute l'armée fut habillée de neuf régulièrement tous les ans, et Berlin se<168> peupla d'un nombre d'ouvriers qui ne vivent que de leur industrie, et qui ne travaillent que pour les troupes. Les manufactures, solidement établies, devinrent florissantes, et elles fournirent d'étoffes de laine une grande partie des peuples du Nord. Afin que cette armée, qui dès l'an 1718 montait à près de soixante mille hommes, ne devînt point à charge à l'État par le nombre de recrues dont elle avait besoin, le Roi fit une ordonnance par laquelle chaque capitaine était obligé d'enrôler du monde dans l'Empire; et quelques années après, les régiments se trouvèrent composés à moitié de citoyens, et l'autre, d'étrangers.

Le Roi repeupla la Prusse et la Lithuanie, que la peste avait dévastées : il fit venir des colonies de la Suisse, de la Souabe et du Palatinat, qu'il y établit avec des frais énormes. A force de temps et de peine, il parvint enfin à rebâtir et à repeupler ce pays désolé, que la ruine avait effacé pour un temps du nombre des terres habitables. Il parcourait annuellement toutes ses provinces; et, dans cette évolution périodique, il encourageait en tout lieu l'industrie, et faisait naître l'abondance. Beaucoup d'étrangers étaient appelés dans ses États; ceux qui établissaient des manufactures dans les villes, et ceux qui y faisaient connaître des arts nouveaux, étaient excités par des bénéfices, des priviléges et des récompenses.

L'esprit d'intrigue et la malice d'un simple particulier altéra pour un temps la tranquillité dont jouissaient la cour et l'État. Ce malheureux était un gentilhomme hongrois; il se nommait Clément. Il fondait les espérances de sa fortune sur la subtilité de sa fourberie. Il avait été employé dans les affaires en subalterne par le prince Eugène, et depuis par le maréchal de Flemming : à force d'impostures, il était parvenu à semer la mésintelligence entre la cour impériale et celle de Saxe. Comme il ne vivait que d'artifices, il lui fallait souvent des dupes nouvelles : il résolut d'étendre ses contributions jusque sur la bourse du Roi. Il vint à Berlin, et s'introduisit à la cour en s'of<169>frant de découvrir des secrets de la dernière importance. Ses secrets consistaient dans une conjuration imaginaire, tramée entre l'Empereur et le roi de Pologne, dans laquelle les principales personnes de la cour étaient impliquées. Clément assurait que ces personnes mécontentes avaient été corrompues par l'appât des richesses et par des vues d'ambition. Le plan de la conjuration était, à ce qu'il prétendait, de saisir la personne du Roi dans un château nommé Wusterhausen, où il passait régulièrement deux mois de l'automne, et de le livrer à l'Empereur. Ce qui donnait, en quelque sorte, de la vraisemblance à ce projet, c'est que ce château n'était qu'à quatre milles des frontières de la Saxe, et que le Roi y était sans gardes.

Frédéric-Guillaume méprisa du commencement ces insinuations, et il ne fut ébranlé que par une lettre du prince Eugène remplie de ce dessein, que Clément lui montra. Ce scélérat se fit fort de convaincre entièrement le Roi de tout ce qu'il avait avancé, en lui produisant des lettres du prince d'Anhalt, du général Grumbkow et d'autres seigneurs de la cour. Tant d'effronterie et de hardiesse jeta le Roi dans de cruels soupçons et dans des méfiances continuelles. Il se proposa enfin d'éprouver en sa présence si Clément connaîtrait l'écriture des personnes qu'il accusait : on jeta sur une table une liasse de lettres de différentes mains, en l'obligeant d'en reconnaître l'écriture. Clément s'y trompa, et sa fourbe fut découverte. Il avoua dans sa prison qu'il avait contrefait l'écriture et le sceau du prince Eugène. Il reçut le juste salaire que méritaient ses impostures et ses méchancetés : on lui coupa la tête.169-a Cependant ces fausses accusations ne laissèrent pas de renverser quelques fortunes, et de causer pour un temps des méfiances et des ombrages. La calomnie s'introduit plus facilement dans l'esprit des princes que la justification : ils connaissent assez les hommes pour savoir qu'il n'est guère de vertu sans tache, et ils voient tant d'exemples de la méchanceté du cœur<170> humain, qu'ils sont plus sujets à être trompés que des particuliers qui vivent éloignés du monde. Les mensonges de Clément avaient pris crédit en quelque manière, à la faveur de la conjuration du prince Cellamare, dont l'exemple était encore tout récent.

Cette conjuration, bien plus réelle que celle de Clément, eut aussi des suites bien plus importantes. Au moyen de la quadruple alliance qui venait de se conclure, le Régent avait la facilité de se venger, sans courir le moindre risque, des entreprises du cardinal Alberoni : il n'en laissa pas échapper l'occasion, et il publia, en déclarant la guerre à l'Espagne, qu'il n'en voulait qu'au premier ministre. Berwick, à la tête de l'armée de France, prit Saint-Sébastien et Fontarabie, tandis que la flotte anglaise désola les ports Saint-Antoine et de Vigo, et que Mercy, passant en Sicile avec l'armée de l'Empereur, obligea le marquis de Leyde à lever le siége de Melazzo, et reprit la ville et la citadelle de Syracuse.

Le roi d'Espagne marcha avec son armée sur les frontières de son royaume. Il conduisait une colonne de ses troupes; la Reine, la seconde; et le Cardinal, la troisième : mais ils n'étaient pas faits tous les trois pour commander des armées; et le Roi, découragé par la mauvaise tournure que prenait pour lui le commencement de cette guerre, aima mieux sacrifier son ministre, que d'exposer sa monarchie à de plus grands hasards. C'était effectivement l'unique moyen pour rétablir dans l'Europe une paix solide. Qu'on eût donné deux mondes comme le nôtre à bouleverser au cardinal Alberoni, il en aurait encore demandé un troisième. Ses desseins étaient trop vastes, et son imagination, trop fougueuse : il avait résolu de chasser l'Empereur de l'Italie, de rendre son maître régent de la France; et, afin de remettre le Prétendant sur le trône d'Angleterre, il voulait animer Charles XII contre le roi George, et armer les Turcs et les Russes contre l'empereur Charles VI. La raison qui fait échouer tous ces vastes projets des ambitieux, c'est, à ce qu'il paraît, qu'en politique<171> comme en mécanique, les machines simples ont un avantage extrême sur celles qui sont trop composées : plus les ressorts qui concourent à un même mouvement sont compliqués, et moins ils sont d'usage.

L'enthousiasme d'Alberoni ne se communiqua point aux princes qui devaient être les exécuteurs de son projet; il était vivement frappé de ses idées, les autres l'étaient faiblement. Lors même que le bon sens se laisse entraîner dans la carrière hasardeuse de l'imagination, il n'y fait pas un long chemin : la réflexion l'arrête, la prévoyance l'intimide, et souvent les obstacles le découragent. C'est ce qu'Alberoni éprouva des princes qu'il voulait engager dans ses vues. Il tomba lui-même dans le piége qu'il avait tendu à la tranquillité de l'Europe, et il repassa en Italie à la faveur des passe-ports qu'il reçut des puissances qu'il avait le plus grièvement offensées. On prévint un embrasement qui pouvait devenir funeste à l'Europe, en éteignant le flambeau qui était prêt à le causer. La chute d'Alberoni remit l'Espagne dans son vrai point d'équilibre. Elle rechercha l'amitié de la France, et accéda même à la quadruple alliance, pour que sa réconciliation en fût plus sincère.

Le Régent qui parvint à terminer si glorieusement les démêlés qui s'étaient élevés entre la France et l'Espagne, n'eut pas le bonheur de préserver ce royaume d'un bouleversement plus grand et plus général que ceux dont les guerres longues et ruineuses sont d'ordinaire suivies. Le système de Law avait poussé l'entêtement des Français pour le papier jusqu'à la folie; quelques fortunes subites firent extravaguer la nation, et ce fut en outrant les choses qu'elle les perdit.

Dès l'an 1716, Law était devenu directeur de la banque royale. Il commença dès lors à déployer son fameux système, en établissant la compagnie d'Occident ou du Mississippi, et la banque dont le roi de France était tout à la fois le protecteur et le propriétaire. Les desseins du Régent et de Law étaient de doubler les fonds du royaume,<172> en balançant le crédit du papier par le réel de l'argent, pour attirer peu à peu les espèces dans les coffres du souverain.

L'arrêt du 2 août 1719172-a porte défense aux particuliers, sous les plus fortes peines, de garder chez eux en argent au delà de cinq cents livres. Aux premières actions en succédèrent de nouvelles, qu'on nomma les filles; enfin ces filles enfantèrent des petites-filles; et le papier créé par ce système monta à trois milliards septante millions. Toutes les dettes de l'État furent acquittées par des billets timbrés à un certain coin. Les fondements de cet édifice n'avaient été faits au commencement que pour une certaine proportion : on voulut la porter au double et au quadruple; il s'écroula bientôt, bouleversa le royaume, et renversa en même temps l'architecte qui l'avait construit. Law pensa plus d'une fois être lapidé par le peuple, lorsque son papier tomba en décadence. Il quitta enfin le royaume, abandonnant la charge de contrôleur général des finances, dont il avait été revêtu au commencement de l'année, et les grands établissements qu'il avait dans ce royaume. Law n'était pas riche lorsqu'il vint en France : il en repartit de même, et se réfugia à Venise, où il finit ses jours dans l'indigence.

Il y a peu d'histoires qui, dans un aussi court espace, représentent autant d'ambitieux humiliés : les fortunes rapides de Görtz, d'Alberoni, de Law, se précipitèrent aussi subitement qu'elles s'étaient élevées; mais l'ambition n'est pas capable de conseil, elle s'égare en suivant un chemin bordé de précipices.

Après les chutes d'Alberoni et de Görtz, le sud et le nord de l'Europe respirèrent également. La paix que le Roi négociait à Stockholm, fut enfin conclue. Sa modération diminua ses avantages. D'Ilgen ne cessait de lui représenter, selon l'usage des ministres, qu'il devait profiter de ses avantages, et qu'en se roidissant encore, la Suède serait contrainte de lui céder l'île de Rügen et la ville de<173> Wolgast; et qu'il obtiendrait de même des Danois les franchises des péages du Sund. La réponse du Roi se trouve dans les archives, écrite de sa propre main : « Je suis content du destin dont je jouis par la grâce du ciel, et je ne veux jamais m'agrandir aux dépens de mes voisins. » Il paya deux millions à la Suède pour l'enclavure de la Poméranie, de sorte que cette acquisition était plutôt un achat qu'une conquête.

Le roi d'Angleterre qui avait par sa médiation accéléré la paix de Stockholm, fit peu de temps après la sienne avec l'Espagne;173-a et Philippe V céda Gibraltar et Port-Mahon à l'Angleterre, à condition que le roi George ne se mêlerait plus des affaires d'Italie.

A Vienne, on était mécontent et envieux des avantages dont jouissait le roi de Prusse. La maison d'Autriche voulut que les princes d'Allemagne, qu'elle regarde comme ses vassaux, la servissent contre ses ennemis, et non pas qu'ils fissent usage de leur force pour leur propre agrandissement. Le Grand Électeur avait secondé l'Empereur, à cause que leurs intérêts étaient souvent liés ensemble. Le roi Frédéric Ier l'avait secouru, tant par ses préjugés, qu'afin d'être reconnu roi de Prusse. Frédéric-Guillaume, qui n'avait ni préjugés ni intérêts qui jusqu'alors l'attachassent à la maison d'Autriche, ne lui fournit point de secours dans les guerres de Hongrie ni de Sicile. Il n'était lié avec l'Empereur par aucun traité; et de plus il s'excusa, sous prétexte qu'il avait à craindre des entreprises nouvelles de la part des Suédois. Dans le fond, il était trop clairvoyant pour forger ses propres chaînes, en travaillant à l'agrandissement de la maison d'Autriche, qui aspirait en Allemagne à une domination absolue.

La politique sage et mesurée de Frédéric-Guillaume se tournait entièrement à l'arrangement intérieur de ses États. Il avait établi sa résidence à Potsdam, maison de plaisance qui originairement n'était qu'un chétif hameau de pêcheurs. Il en fit une belle et grande ville,<174> où fleurirent toutes sortes d'arts, depuis les plus communs jusqu'à ceux qui servent au raffinement du luxe. Des Liégeois qu'il avait attirés par ses libéralités, y établirent une manufacture d'armes, qui fournit non seulement l'armée, mais encore les troupes de quelques puissances du Nord. On y fabriqua bientôt des velours aussi beaux que ceux de Gênes. Tous les étrangers qui possédaient quelque industrie, étaient reçus, établis et récompensés à Potsdam. Le Roi établit dans cette ville, dont il était le fondateur, un grand hôpital, où sont entretenus annuellement deux mille cinq cents enfants de soldats, qui peuvent apprendre toutes les professions auxquelles leur génie les détermine. Il établit de même un hôpital de filles, qui sont élevées aux ouvrages convenables à leur sexe. Par ces arrangements charitables, il soulagea la misère des soldats chargés de famille, et il procura une bonne éducation à des enfants auxquels les pères n'étaient pas en état d'en donner. Il augmenta, la même année, le corps des cadets, où trois cents jeunes gentilshommes font leur noviciat du métier des armes. Quelques vieux officiers veillent à leur éducation; et ils ont des maîtres pour leur donner des connaissances, et pour leur apprendre les exercices qui conviennent à des personnes de condition. Il n'est aucun soin plus digne d'un législateur que celui de l'éducation de la jeunesse. Dans un âge encore tendre ces jeunes plantes sont susceptibles de toutes sortes d'impressions : si on leur inspire l'amour de la vertu et de la patrie, ils deviennent de bons citoyens; et les bons citoyens sont les derniers remparts des empires. Si les princes méritent nos louanges en gouvernant leurs peuples avec justice, ils enlèvent notre amour en étendant leurs soins jusqu'à la postérité.

Le Roi envoya la même année le comte de Truchsess174-a en France, pour féliciter Louis XV, qui, ayant atteint l'âge de majorité, fut sacré à Rheims.

<175>Les calomnies que l'on avait répandues contre le duc d'Orléans, avaient fait des impressions si fortes dans le public, que la France s'attendait chaque jour à la mort de son roi, lorsqu'elle vit arriver inopinément celle du Régent. Ce prince, ayant passé le temps où il avait coutume de se faire saigner, fut attaqué d'apoplexie entre les bras de la duchesse de Falaris, dans un moment d'extase, qui fit douter s'il avait rendu l'âme par un sentiment de plaisir ou de douleur. Lorsque le roi Auguste de Pologne apprit les détails de cette mort, il dit ces mots de l'Écriture : « Ah que mon âme meure de la mort de ce juste! » Le cardinal du Bois avait précédé le Régent de quelques mois, et le peuple divulguait qu'il était parti pour préparer un quartier au Régent chez quelque Fillon de l'autre monde.

La Régence finit par la mort du duc d'Orléans, et le duc de Bourbon devint premier ministre. Ce changement dans le gouvernement de la France, et quelques entreprises de la maison d'Autriche contraires aux traités de paix, firent changer tout le système de l'Europe. Voici de quoi il était question : l'Empereur avait fait expédier des lettres de commission aux marchands d'Ostende pour trafiquer aux Indes. Cela réveilla l'attention de toutes les nations commerçantes; la France, l'Angleterre et la Hollande, alarmées d'un projet qui leur était également préjudiciable, s'unirent pour demander la suppression de cette nouvelle compagnie; mais la cour de Vienne ne s'en émut point, et voulut soutenir son projet de commerce avec hauteur.

On eut recours aux voies de conciliation, comme aux moyens les plus équitables pour terminer ces différends, et pour concilier d'autres intérêts, tels que la succession éventuelle de Parme et de Plaisance. On assembla un congrès à Cambrai, où personne ne voulut céder de son terrain. Les ministres disputèrent, comme de raison, avec chaleur; chacun soutenait sa cause par des arguments qu'il croyait sans réplique. Les maîtres d'hôtels et les marchands de vins<176> s'enrichirent, les princes en payèrent les frais, et le congrès se sépara sans avoir rien décidé.

Pendant que ces politiques discutaient vainement d'aussi grands intérêts, Philippe V s'échappa à la vigilance de son épouse, et abdiqua subitement en faveur de son fils Louis. C'était pour lui procurer cette couronne dont il se démettait volontairement, que la France avait prodigué tant de trésors; mais la mort de son fils, qui lui remettait les rênes du gouvernement entre les mains, ne lui laissa pas le temps de se repentir de son abdication.

A peine était-il remonté sur le trône, qu'il fit un traité de commerce avec l'Empereur, à l'insu de l'Angleterre. Le comte de Königsegg, ambassadeur de Charles VI à Madrid, avait leurré la reine d'Espagne du mariage de Don Carlos avec l'archiduchesse Marie-Thérèse, héritière de la maison d'Autriche; et l'espérance de réunir dans leurs maisons toutes les possessions de Charles V, porta la reine et le roi d'Espagne à faire des conditions très-avantageuses à l'Empereur. Le roi George soupçonnait que ce traité contenait des articles secrets à l'avantage du Prétendant; la France était mécontente de ce que l'Espagne, par ses subsides, mettait l'Empereur en état de soutenir la compagnie d'Ostende; le roi de Prusse était fâché de quelques décrets fulminants que Charles VI lui avait envoyés au sujet de certaines redevances qu'il exigeait des fiefs de Magdebourg : ces trois puissances, ayant toutes des griefs contre la cour de Vienne, s'unirent par des engagements étroits, qui devaient être d'autant plus durables, qu'ils étaient soutenus par leurs intérêts particuliers. Cette conformité de sentiments donna lieu au traité de Hanovre.

La forme du traité était défensive, et roulait sur des garanties réciproques. La France et l'Angleterre s'engageaient d'une façon vague, et susceptible de toutes sortes d'interprétations, d'employer leurs bons offices, pour que les droits de la Prusse sur la succession de Berg ne reçussent aucune atteinte après la mort de l'Électeur<177> palatin. La Suède, le Danemark et la Hollande accédèrent ensuite à ce traité. La France et l'Angleterre en voulaient effectivement à la maison d'Autriche. Dans cette intention, ils espéraient se servir du Roi pour enlever la Silésie à l'Empereur. Frédéric-Guillaume n'était pas éloigné de se charger de l'exécution de ce projet : il demandait qu'on joignît une seule brigade des Hanovriens à ses troupes, afin de ne pas s'engager tout seul dans une entreprise aussi importante, ou que les alliés convinssent avec lui d'une diversion qu'ils feraient d'un autre côté, en même temps qu'il commencerait les opérations en Silésie. Quoique cette alternative parût raisonnable, le roi d'Angleterre ne voulut jamais s'expliquer sur cette matière.

A peine les alliés eurent-ils signé leur traité à Hanovre, qu'une autre alliance se fit à Vienne entre l'Empereur, le roi d'Espagne, le Czar, et quelques princes d'Allemagne. C'est par le moyen de ces grandes alliances qui séparent l'Europe en deux puissants partis, que la balance des pouvoirs se soutient en équilibre, que la force des uns tient la puissance des autres en respect, et que la sagesse des habiles politiques prévient souvent des guerres, et maintient la paix, lors même qu'elle est sur le point d'être rompue.

Dès que le Czar eut signé le traité de Vienne, il fit de fortes remontrances au roi de Prusse sur le parti qu'il avait pris, lui insinuant, avec ces espèces de menaces auxquelles les expressions polies servent de véhicule, qu'il ne verrait pas indifféremment que les États héréditaires de l'Empereur fussent attaqués.

Pierre Ier mourut dans ces circonstances, laissant dans le monde plutôt la réputation d'un homme extraordinaire que d'un grand homme, et couvrant les cruautés d'un tyran des vertus d'un législateur. L'impératrice Catherine, sa femme, lui succéda. Elle était Livonienne de naissance, et de la plus basse extraction, étant veuve d'un bas officier suédois. Elle devint maîtresse tour à tour de quelques officiers russes; depuis, de Menschikoff; enfin le Czar en devint amou<178>reux, et se l'appropria. En 1711, lorsque le Czar s'approcha du Pruth avec son armée, les Turcs passèrent cette rivière, et vinrent se retrancher vis-à-vis de son camp : il avait en front deux cent mille ennemis, et à dos une rivière qu'il ne pouvait passer, manquant de pont. Le grand vizir, qui l'attaqua par différentes reprises, voyant ses troupes souvent repoussées, changea de dessein. Il apprit par la déposition d'un transfuge que l'armée moscovite souffrait une disette cruelle, et que dans le camp du Czar il n'y avait de vivres que pour peu de jours. Sur cela, il se contenta de bloquer les Russes; c'était ce que Pierre Ier craignait le plus. Son armée était presque fondue; il lui restait à peine trente mille hommes, accablés de misère, énervés par la faim, sans espérance et par conséquent sans courage. Dans cette situation désespérée, le Czar prit une résolution digne de sa grandeur d'âme. Il ordonna au général Czerbatof178-a que l'armée se préparât à combattre le lendemain, afin de se frayer un chemin à travers les ennemis au bout de la bayonnette. Il fit ensuite brûler tous les bagages, et se retira dans sa tente, accablé de douleur. Catherine conserva seule la liberté d'esprit, dans ce désespoir commun où tout le monde attendait la mort ou la servitude. Elle témoigna un courage au-dessus de son sexe et de sa naissance; elle tint conseil avec les généraux, et résolut de demander la paix aux Turcs. Le chancelier Schafiroff dressa la lettre du Czar au vizir, que Catherine fit signer à Pierre Ier à force de caresses, de prières et de larmes; elle ramassa ensuite toutes les richesses qu'elle put trouver dans le camp, et les envoya au vizir.

Après quelques renvois, les présents opérèrent leur effet : la paix fut conclue, et le Czar, en cédant Asow aux Turcs, se tira d'un pas aussi dangereux que celui que Charles XII trouva à Poltawa, l'écueil de sa fortune. La reconnaissance du Czar fut proportionnée au service que Catherine lui avait rendu; il la trouva digne de gouverner<179> un État qu'elle avait sauvé; il la déclara son épouse, et elle fut couronnée impératrice. Cette princesse gouverna la Russie avec sagesse et avec fermeté, et elle continua d'observer les engagements que le Czar avait pris avec l'empereur Charles VI.

Pendant que toute l'Europe s'armait, Louis XV épousa la fille de Stanislas Leszczynski, roi détrôné de Pologne. Le duc de Bourbon, qui avait choisi la reine de France, se maria peu de temps après avec la princesse de Rheinfels, dont la beauté était touchante. On prétend que le roi de France lui dit qu'il choisissait mieux pour lui-même que pour les autres. Cependant la reine de France marqua, dans la suite, qu'elle réparait, par son cœur et par son caractère, les charmes passagers d'une beauté que le moindre accident fait évanouir.

Toute l'année 1726 se passa en préparatifs de guerre. Trois vaisseaux de ligne moscovites vinrent hiverner en Espagne, dans le port de Saint-André. Les Anglais mirent trois flottes en mer, dont l'une fit voile aux Indes, l'autre, sur les côtes d'Espagne, et la troisième, vers la Baltique. La France augmenta ses régiments, et créa une milice forte de soixante mille hommes.

Le Roi se trouvait dans une situation difficile et embarrassante, à la veille d'une guerre dont il courait le plus grand risque, sans assurances des secours de ses alliés, exposé à l'irruption des Moscovites et devenant l'exécuteur d'un plan qu'on lui cachait. On avait désigné les provinces qu'on voulait conquérir, mais on n'avait pas réglé le partage qu'on en voulait faire; et, pour tout dire, le ministre hanovrien du roi George affectait de traiter le roi de Prusse en puissance subalterne. Tant de dangers, si peu d'avantage, et cet excès d'arrogance, dégoûtèrent le Roi du ton impérieux que ses alliés affectaient de prendre avec lui; et, dès ce temps, il pensa à trouver ses sûretés ailleurs.

Cette année fut funeste aux premiers ministres. Le duc de Ripperda fut congédié et arrêté à Madrid, pour avoir fait le traité de<180> Vienne; il se sauva de prison, et passa chez le roi de Maroc, où il mourut peu de temps après. Le duc de Bourbon eut un sort plus doux, mais à peu près semblable : l'adresse de l'ancien évêque de Fréjus, précepteur du roi de France, le fit exiler; le précepteur devint premier ministre et cardinal. Les premières fonctions de son ministère furent de soulager le peuple des impôts qui l'accablaient; il fit autant de bien aux finances du Roi, où il mit de l'économie, que de mal au militaire, et surtout à la marine, qu'il négligea. Souple, timide et rusé, il conserva les vices d'un prêtre dans les fonctions du ministère; tant il est vrai que les emplois décorent les hommes, mais ne les changent pas. Nous pourrions ajouter à ces disgrâces l'élection et la chute de Maurice, comte de Saxe, devenu duc de Courlande par le choix des états, et chassé de son pays par la violence des Russes.180-a C'est ce même comte de Saxe que nous avons vu briller à la tête des armées de Louis XV, et dont les grandes qualités tiennent lieu de la plus noble origine.

L'Europe perdit cette année deux têtes couronnées : l'impératrice Catherine mourut, et Pierre Alexeiwitsch, petit-fils de Pierre Ier, lui succéda. C'était un enfant qui croissait sous les yeux de quelques boyars attachés aux anciens usages de leur nation, et qui préparaient à ce jeune prince une tutelle éternelle. En Angleterre, George II succéda à son père, qui venait de mourir.

Frédéric-Guillaume et George II, quoique élevés presque ensemble, quoique beaux-frères, ne purent se souffrir dès leur tendre jeunesse. Cette haine personnelle, cette forte antipathie, pensa devenir funeste à leurs peuples lorsqu'ils occupèrent tous deux le trône. Le roi d'Angleterre appelait celui de Prusse mon frère le sergent, et Frédéric-Guillaume appelait le roi George mon frère le comédien.

<181>Cette animosité passa bientôt des personnes aux affaires, et ne manqua pas d'influer dans les plus grands événements. Tel est le sort des choses humaines, que des hommes conduits par des passions les gouvernent, et que des causes puériles dans leur origine deviennent les principes d'une suite de faits qui donnent lieu aux plus grandes révolutions.

D'abord après l'avénement de George II au trône, le comte de Seckendorff vint à Berlin.181-a Il servait, comme général, en même temps l'Empereur et la Saxe; il était d'un intérêt sordide; ses manières étaient grossières et rustres; le mensonge lui était si habituel, qu'il en avait perdu l'usage de la vérité : c'était l'âme d'un usurier, qui passait tantôt dans le corps d'un militaire, tantôt dans celui d'un négociateur. Ce fut cependant de ce personnage que se servit la Providence pour rompre le traité de Hanovre. Seckendorff avait servi en Flandre au siége de Tournai, et à la bataille de Malplaquet, où le Roi s'était trouvé. Ce prince avait une prédilection singulière pour tous les officiers qu'il avait connus dans cette guerre. Il se plaignit à ce général du mécontentement que lui donnaient les alliés. Seckendorff entra d'abord dans son sens, et il condamna sans peine les mauvais procédés de la France, et surtout de l'Angleterre. Il parla de l'Empereur comme d'un prince plus solide dans ses engagements, et plus ferme dans ses amitiés. Il fit envisager l'union de la Prusse et de l'Autriche dans le point de vue le plus avantageux; il représenta, comme une perspective riante, la facilité avec laquelle l'Empereur accorderait au Roi toutes ses sûretés pour l'entière possession de la succession de Berg; enfin il s'empara de l'esprit du Roi avec tant d'adresse, qu'il le disposa à signer, à Wusterhausen, un traité avec<182> l'Empereur. Il consistait dans des garanties réciproques et dans quelques articles relatifs au commerce de sel que le Brandebourg fait par l'Oder avec la Silésie.

A peine ce traité fut-il conclu, qu'il pensa s'allumer une guerre en Allemagne, entre les rois de Prusse et d'Angleterre, sur un sujet de si peu d'importance, qu'il n'en pouvait servir de prétexte qu'à des princes très-disposés à se nuire. La dispute vint sur deux petits prés situés aux confins de la Vieille-Marche et du duché de Celle, dont les limites n'étaient pas réglées, et sur quelques paysans hanovriens que des officiers prussiens avaient enrôlés. Le roi d'Angleterre, qui était à Hanovre, fit arrêter, par représailles, quarante soldats prussiens qui traversaient son pays avec des passe-ports. Ces princes ne cherchaient que des prétextes pour se brouiller; quelquefois même les rois s'épargnent cette peine. Le roi de Prusse trouva son honneur intéressé dans l'affaire des petits prés et dans l'arrêt des quarante soldats, et il s'abandonnait à sa haine et à son ressentiment. L'Empereur attisait ce feu; il aurait été bien aise de voir que les princes les plus puissants de l'Allemagne s'entre-détruisissent. Il promit un secours de douze mille hommes; le roi de Pologne, mécontent de celui d'Angleterre, en offrit un de huit mille hommes.

Toute la Prusse était déjà en mouvement; les troupes filaient toutes vers l'Elbe : Hanovre trembla. George, qui ne s'attendait point à la guerre, somma la Suède, le Danemark, la Hesse et le Brunswic, qui recevaient des subsides anglais, de lui fournir des troupes; et il sonna le tocsin en France, en Russie et en Hollande. L'Empereur, dans l'intention d'encourager le Roi à cette rupture, lui garantit toutes ses possessions du Wéser et du Rhin. Cette affaire allait devenir des plus sérieuses, lorsqu'elle prit inopinément une face différente. Le Roi assembla un conseil, composé de ses principaux ministres et de ses plus anciens généraux; il leur proposa l'état de la question, et leur demanda leur sentiment. Le maréchal de Natzmer,<183> qui était un janséniste protestant, fit un long discours par lequel il déplora la religion protestante, prête à se voir éteinte par la dissension des deux seuls princes d'Allemagne qui en étaient les protecteurs. Les ministres appuyèrent sur les raisons secrètes qu'avait la cour impériale d'aigrir les esprits avec tant de malice, dans une affaire d'ellemême peu importante, et qui était encore en termes d'accommodement. Un prince qui écoute des conseils est capable de les suivre. Le Roi remporta ce jour sur lui-même une victoire plus belle que toutes celles qu'il eût pu remporter sur ses ennemis : il fit taire ses passions pour le bien de ses peuples, et les ducs de Brunswic et de Gotha furent choisis de part et d'autre pour accommoder ces petits différends.

L'Empereur fit ce qu'il put pour traverser cette négociation; mais elle fut terminée promptement. On relâcha les soldats prussiens, on rendit les paysans de Hanovre; et l'affaire des prés fut terminée. Ces sortes d'accommodements faits à l'amiable, sont d'autant plus sages, que les princes, après les guerres les plus heureuses, sont tôt ou tard obligés d'en revenir là, sans obtenir de plus grands avantages. Cet exemple de modération de la part de Frédéric-Guillaume est peutêtre unique dans l'histoire.

Ce prince, toujours plus occupé du bien de ses sujets que de son ambition particulière, fonda l'hôtel de la Charité à Berlin, sur le modèle de l'Hôtel-Dieu à Paris. Il bâtit la Friedrichsstadt, dont l'étendue, la régularité des rues, toutes tirées au cordeau, et la beauté des édifices, surpassent de beaucoup ceux de l'ancienne cité; et il eut le plaisir d'y recevoir le roi de Pologne. L'entrevue de ces deux princes se passa dans les festins et dans les magnificences.

Cependant on ne cessait de négocier pour prévenir les troubles de la guerre. Les puissances convinrent d'assembler un congrès à Soissons, où se rendirent les ministres de toutes les cours intéressées au traité de Hanovre et de Vienne; et les avantages que la France et<184> l'Angleterre offrirent à l'Espagne, la détachèrent de l'intérêt de l'Empereur. Le traité de Séville fut une suite du congrès de Soissons. Les articles de ce traité sont d'autant plus remarquables, qu'ils ouvrent à l'Espagne l'entrée de l'Italie, et que l'Angleterre s'engage à faire tomber la succession des ducs de Parme et de Plaisance à l'infant Don Carlos, en considération des avantages que l'Espagne permet aux Anglais de gagner par le trafic de l'Assiento.

Le roi de Pologne, qui était venu à Berlin l'an 1728, voulut à son tour étaler sa magnificence aux yeux du Roi, en lui donnant des fêtes toutes militaires. Il rassembla ses troupes184-29 dans un camp auprès de Radeberg,184-a village situé sur l'Elbe; les manœuvres qu'il fit faire à son armée étaient une image de la guerre des Romains, mêlée aux visions du chevalier Folard. Les connaisseurs jugèrent que ce camp était plutôt un spectacle théâtral, qu'un emblème véritable de la guerre.

Pendant ces démonstrations apparentes d'amitié, les intrigues d'Auguste dans toutes les cours de l'Europe tendaient à frustrer Frédéric-Guillaume de la succession de Berg, et à la faire retomber à la Saxe. Ce camp, cette magnificence, et ces fausses marques d'estime, étaient des artifices par lesquels le roi de Pologne crut endormir le roi de Prusse; mais celui-ci en pénétra les motifs, et n'en détesta que plus sa fausseté. Ces sortes d'actions semblent permises en politique; mais elles ne le sont guère en morale; et, à le bien examiner, la réputation de fourbe est aussi flétrissante pour le prince même, que désavantageuse à ses intérêts.

On crut que de semblables réflexions dégoûtèrent le roi Victor de sa royauté; mais effectivement ce ne fut que l'amour qu'il avait pour madame de Saint-Sébastien, qu'il épousa à Chambéry après son abdication. On prétend qu'il conserva toujours ce caractère d'auto<185>rité qu'il avait eu comme roi, et qu'ayant quelque mécontentement contre le duc d'Ormea et quelques autres ministres, il voulut contraindre son fils à les disgracier. Le comte d'Ormea, informé des intentions du roi Victor, craignit de voir sa perte assurée, s'il ne prévenait ce prince. Il alla chez le roi de Sardaigne, et lui persuada que son père conspirait et voulait remonter sur le trône, et il le pressa si vivement, que le père fut arrêté, et conduit au château de Chambéry, où il mourut. Un prince est bien à plaindre se trouvant vis-à-vis de son père dans des circonstances aussi épineuses, où il a la nature, l'intérêt et la gloire à combattre.

En Russie, mourut la même année le jeune czar Pierre II. Il était fiancé avec une princesse Dolgoruki. Cette maison eut des vues pour placer cette princesse fiancée sur le trône; mais la nation voulut unanimement que le sceptre demeurât dans la maison de Pierre Ier : on l'offrit à Anne, duchesse douairière de Courlande, qui l'accepta. Du commencement, les Russes limitèrent son pouvoir; mais la famille des Dolgoruki tomba, et son autorité devint despotique. Elle entretint, de même que ses prédécesseurs, les liaisons qui subsistaient depuis longtemps avec la maison d'Autriche.

L'Empereur oublia bientôt les services que le Roi lui avait rendus en quittant l'alliance de Hanovre. Il s'accommoda avec le roi d'Angleterre, et lui donna l'investiture du duché de Brême et du Hadelerland, sans songer aux intérêts de la Prusse. L'ingratitude est une monnaie décriée, et qui cependant a cours partout.

La mort de tant de princes, le déplacement de tant de ministres, le renouvellement et le changement de tant d'alliances, produisirent des combinaisons d'intérêts tout nouveaux en Europe. L'Angleterre, réconciliée avec l'Espagne et l'Autriche, joignit une flotte nombreuse à celle d'Espagne, pour transporter Don Carlos en Italie.

Au commencement du siècle, la Grande-Bretagne s'était ruinée pour chasser les Espagnols du royaume de Naples et du Milanais,<186> parce qu'ils croyaient la puissance de Philippe V trop redoutable avec ses possessions; et à peine vingt ans s'étaient écoulés, que les navires anglais ramenèrent les Espagnols en Italie, et donnèrent à l'Infant Parme et Plaisance, dont le dernier duc venait de mourir.

En ce même temps, les Corses se révoltèrent contre les Génois, à cause de la dureté de leur gouvernement. L'Empereur y envoya des troupes au secours des Génois, qui réduisirent les rebelles à l'obéissance. Ces révoltes se renouvelèrent souvent, jusqu'à l'année 1736, que les Corses choisirent pour leur roi un aventurier, nommé Théodore de Neuhof. On présuma que le duc de Lorraine, qui depuis devint Empereur, fomentait cette rébellion; cependant, par le secours des Français, l'île de Corse fut entièrement rangée sous l'obéissance de ses maîtres.

On crut alors que l'Italie était menacée d'une nouvelle guerre. La reine d'Espagne, toujours inquiète et toujours en action, faisait de grands armements; cependant, au lieu de tomber sur l'Italie, ses troupes allèrent en Afrique, et s'emparèrent d'Oran. La reine d'Espagne obtint un bref du Pape, qui enjoignit au clergé de payer le dixième de ses revenus, autant que durerait la guerre contre les Infidèles. Dès ce moment, la Reine se proposa de perpétuer cette guerre à jamais; et, en sacrifiant tous les ans une centaine d'Espagnols qui périrent en escarmouchant contre les Mores, elle resta en possession des dîmes de l'Église, qui font un revenu très-important pour la couronne. Ainsi les maîtres du Pérou et du Potosi, manque d'argent, se mettaient aux aumônes des prêtres de leur royaume.

Après toutes ces digressions, il est temps que nous revenions à Berlin, où Seckendorff, par ses intrigues, avait beaucoup étendu son crédit. Il aurait bien voulu gouverner la cour tout à fait. Dans ce dessein il proposa au Roi de s'aboucher avec l'Empereur, qui s'était rendu à Prague, espérant de se rendre si utile, pendant ce séjour, que la confiance que le Roi avait en lui ne pourrait que s'accroître<187> infiniment. Le Roi, qui mettait dans les affaires la bonne foi de ses mœurs, consentit sans peine à ce voyage, sans prendre aucune mesure sur le but de cette entrevue, ni sur l'étiquette, qu'il méprisait. Son exemple servit de témoignage que la bonne foi et les vertus, si opposées à la corruption du siècle, ne sauraient y prospérer. Les politiques ont relégué la candeur dans la vie civile; et ils se voient si au-dessus des lois qu'ils font observer aux autres, qu'ils se livrent sans retenue à la dépravation de leur cœur. Les mœurs unies du Roi devinrent les victimes de l'étiquette impériale.

La garantie de la succession de Berg, que Seckendorff avait formellement promise au nom de l'Empereur, s'en alla en fumée; et les ministres de l'Empereur étaient dans des dispositions si contraires à la Prusse, que le Roi vit très-clairement que s'il y avait en Europe une cour portée à contrecarrer ses intérêts, c'était sûrement celle de Vienne. Ce prince s'était trouvé auprès de l'Empereur comme Solon auprès de Crésus; et il revint à Berlin, toujours riche de sa propre vertu. Les censeurs les plus pointilleux ne purent reprocher à sa conduite qu'une probité poussée à l'excès. Cette entrevue eut le sort qu'ont la plupart des visites que les rois se rendent : elle refroidit ou, pour le dire en un mot, elle éteignit l'amitié qui régnait entre les deux cours. Frédéric-Guillaume partit de Prague, plein de mépris pour la mauvaise foi et l'orgueil de la cour impériale; et les ministres de l'Empereur dédaignaient un souverain qui voyait sans préoccupation la frivolité des préséances. Sinzendorff trouvait les prétentions du Roi sur la succession de Berg trop ambitieuses, et le Roi trouvait les refus de ces ministres trop grossiers. Il les regardait comme des fourbes, qui manquaient impunément à leur parole.

Malgré tant de sujets de mécontentement, le Roi maria son fils aîné, par complaisance pour la cour de Vienne, avec une princesse de Brunswic-Bevern, nièce de l'Impératrice. Pendant la célébration de ces noces, on apprit que le roi de Pologne était mort à Varsovie.

<188>Dans le temps que la mort le surprit, il était occupé des plus vastes desseins : il pensait à rendre la souveraineté héréditaire en Pologne. Afin de parvenir à ce but, il avait imaginé le partage de cette monarchie, comme le moyen par lequel il croyait apaiser la jalousie des puissances voisines. Il avait besoin du Roi dans l'exécution de ce projet; il lui demanda le maréchal de Grumbkow afin de s'en ouvrir à lui. Le roi de Pologne voulut pénétrer Grumbkow, et celui-ci voulut également le pénétrer. Ils s'enivrèrent réciproquement dans cette intention, ce qui causa la mort du roi Auguste, et à Grumbkow, une maladie dont il ne se releva jamais. Cependant le Roi fit semblant d'entrer dans les vues d'Auguste; mais en sentant trop bien les conséquences dangereuses, il se concerta avec l'Empereur et la Czarine pour les contrecarrer : ils convinrent d'exclure la maison de Saxe du trône de Pologne, et d'y placer le prince Emmanuel de Portugal. Mais la mort, qui détruisit l'homme et le projet, fit envisager les affaires de Pologne dans un tout autre point de vue.

La cour impériale voulut s'attacher la Saxe, et elle promit de soutenir à main armée l'élection du fils d'Auguste au trône de Pologne, pourvu qu'il garantît cette loi domestique que Charles VI avait établie dans sa maison, loi si connue dans l'Europe sous le nom de Sanction pragmatique. L'impératrice de Russie, qui craignait que Stanislas Leszczynski ne redevînt roi de Pologne, soutenu par la protection de Louis XV, se déclara la protectrice de l'heureux Auguste. De tous les candidats à cette couronne, Stanislas était le plus convenable aux intérêts de la Prusse. La France essaya de porter le Roi à faire entrer un corps de troupes dans la Prusse polonaise, et de la garder en séquestre, de même qu'il en avait usé avec la Poméranie. Mais Frédéric-Guillaume ne voulut rien donner au hasard : il craignait de s'engager dans une guerre qui pourrait le mener trop loin, et qui distrairait ses forces d'un autre côté, tandis que l'Électeur palatin, infirme et déjà fort âgé, pouvait venir à mourir. Il croyait ses droits<189> sur la succession de Juliers légitimes, et l'entreprise sur la Prusse polonaise injuste.

La diète d'élection, qui se tint à Varsovie, élut d'une commune voix Stanislas roi de Pologne, malgré les intrigues des cours de Vienne et de Pétersbourg, et malgré les armées russes et autrichiennes qui menaçaient cette république. Quelques palatins qui tenaient pour la Saxe, passèrent la Vistule, allèrent au village de Praga, s'assemblèrent dans une auberge, et y élurent pour roi Auguste, électeur de Saxe; sur quoi, les troupes moscovites s'approchèrent de Varsovie. L'orage succéda au calme, et Stanislas descendit pour la seconde fois du trône de Pologne, où les vœux d'une nation libre l'avaient fait monter. Il se réfugia à Danzig, où Münnich vint l'assiéger avec les Russes et les Saxons. Une dame polonaise, nommée Masalska, tira le premier coup de canon du rempart sur les assiégeants, pour déterminer la bourgeoisie à une défense généreuse. Louis XV envoya trois bataillons au secours de son beau-père, trop tard pour sauver Danzig, et trop tôt pour le malheur qui leur arriva. Le marquis de Plélo, qui les conduisait, fut tué, et ces trois bataillons, débarqués sur une île, ne pouvant regagner le bord de leurs vaisseaux, et manquant de vivres, furent faits prisonniers, et conduits à Saint-Pétersbourg.

Les Russes attaquèrent ensuite les ouvrages du Hagelsberg, où ils perdirent quatre mille hommes. La ville, déchirée par des dissensions intestines, et qui d'ailleurs n'avait plus de secours à attendre, était sur le point de capituler. Dans cette extrémité, Stanislas se sauva la veille de sa réduction. Il souffrit, pendant sa fuite, la plus cruelle misère; et, après avoir couru des risques inouïes pour sa personne, que les Russes poursuivaient, et avoir eu les aventures les plus singulières, il arriva à Marienwerder, déguisé en paysan, et de là il se rendit à Königsberg, après que le Roi l'eut assuré de sa protection.

Les troubles de la Pologne gagnèrent toute l'Europe. Dès qu'on eut appris à Versailles que l'Empereur assemblait des troupes auprès<190> de Glogau, et que les Russes étaient entrés sur les terres de la République, la France déclara la guerre à l'Empereur. Son manifeste annonçait qu'elle n'en voulait qu'à l'Empereur, et point à l'Empire; mais, par une contradiction que le cardinal Fleury aurait pu éviter facilement, les armées françaises, ayant passé le Rhin à Strasbourg, prirent Kehl, qui est une forteresse de l'Empire. Les ennemis de la France profitèrent de cette faute, et tirèrent des inductions malignes d'une conduite qu'ils avaient intérêt de rendre suspecte. En même temps, la guerre s'alluma en Italie. Les troupes françaises joignirent celles du roi de Sardaigne auprès de Verceil; elles prirent Pavie, Milan, Pizzighetone et Crémone. Le marquis de Montemar se joignit aux alliés, et les Espagnols se préparèrent à la conquête du royaume de Naples.

Quoique l'Angleterre ne fût point impliquée dans cette guerre, elle pensa être ébranlée par des troubles domestiques. George II avait formé le projet de se rendre entièrement souverain dans la Grande-Bretagne. C'était une entreprise qu'il ne pouvait pas conduire à force ouverte, mais sourdement et par des vues détournées. Introduire l'accise en Angleterre, c'était enchaîner la nation; si l'affaire eût réussi, elle aurait donné au Roi un revenu fixe et assuré, dont il aurait augmenté le militaire, et affermi sa puissance : Walpole proposa l'introduction des accises190-a à quelques membres du parlement dont il se croyait assuré; mais ceux-ci lui déclarèrent que s'il les payait, c'était pour souscrire au courant des sottises, mais non pas aux extraordinaires, comme l'était celle-là.

Malgré ces représentations, Walpole porta l'affaire au parlement, où il harangua avec tant de force, que son éloquence l'emporta sur<191> Pulteney et sur la cabale contraire à la cour. Sa victoire parut si complète, que le bill des accises passa par une grande majorité de voix. Le lendemain il pensa y avoir une émeute dans la ville. Les seigneurs et les principaux marchands présentèrent une adresse au Roi pour demander la suppression du bill. Quoique le parlement fût entouré de gardes, le peuple s'attroupa en grand nombre; il jetait des cris séditieux, et commençait à faire des avanies aux gens du Roi : il ne leur manquait qu'un chef, et la révolte éclatait. Walpole, qui vit que cette affaire devenait sérieuse, jugea qu'il fallait céder; il cassa le bill sur le champ, et sortit du parlement, couvert d'un mauvais manteau qui le déguisait, en criant : « liberté! liberté! et point d'accises! » Il trouva le Roi à Saint-James, qui s'armait de toutes pièces : il avait mis son chapeau qu'il portait à Malplaquet; il essayait son épée avec laquelle il avait combattu à Oudenarde, et il voulait se mettre à la tête de ses gardes, qui s'assemblaient dans la cour, pour soutenir avec fermeté l'affaire des accises. Walpole eut toutes les peines du monde à modérer son impétuosité, et il lui représenta avec la généreuse hardiesse d'un Anglais attaché à son maître, qu'il n'était pas temps de combattre, mais bien d'opter entre le bill et la couronne. Enfin le projet de l'accise tomba; et le Roi, très-mécontent de son parlement, se défia de son autorité, dont il avait pensé faire une triste expérience. Ces troubles intérieurs l'empêchèrent alors de se mêler de la guerre d'Allemagne.

Nous avons dit que Kehl avait été pris par les Français, et que la rupture était ouverte. L'Empereur, à qui la France avait donné si beau jeu, n'eut point de peine à faire déclarer l'Empire en sa faveur. Il demanda au Roi les secours stipulés par l'alliance de 1728, et il menaçait qu'en cas de refus, il rétracterait la garantie qu'il avait donnée du duché de Berg. Le Roi, qui était demeuré neutre dans les troubles de la Pologne, quoique ses intérêts le sollicitassent en faveur de Stanislas, se déclara dans cette occasion pour l'Empereur, quoique<192> ses intérêts y fussent contraires. Il n'avait d'autre politique que la probité, et il observait ses engagements si scrupuleusement, que son avantage ni son ambition n'étaient jamais consultés lorsqu'il s'agissait de les remplir. En conséquence de ces principes, il fit marcher dix mille hommes au Rhin, qui servirent pendant cette guerre sous le prince Eugène de Savoie.

Au commencement du printemps, le maréchal de Berwick força les lignes d'Ettlingen, que le duc de Bevern avait fait construire pendant l'hiver, et il vint mettre le siége devant Philippsbourg. Eugène, qui avait à peine vingt mille hommes avec lui, se retira à Heilbronn, où il attendit que les secours qu'on lui avait promis fussent arrivés. Il revint ensuite se camper au village de Wiesenthal, à une portée de canon du retranchement français. Le Roi se rendit dans l'armée de l'Empereur, accompagné du Prince royal, tant par curiosité que par l'attachement extrême qu'il avait pour ses troupes; et il vit que les héros, comme les autres hommes, sont sujets à la caducité : il n'y avait plus dans cette armée que l'ombre du grand Eugène. Il avait survécu à lui-même; et il craignait d'exposer sa réputation, si solidement établie, au hasard d'une dix-huitième bataille. Un jeune homme audacieux aurait attaqué le retranchement français, qui n'était qu'à peine ébauché lorsque l'armée vint à Wiesenthal : les troupes françaises étaient si proches de Philippsbourg, que leur cavalerie n'avait pas assez de terrain pour se mettre en bataille entre la ville et le camp, sans souffrir beaucoup de la canonnade; elle n'avait qu'un pont de communication sur le Rhin; et en cas qu'on eût emporté le retranchement, toute l'armée française, qui n'avait point de retraite, aurait péri infailliblement. Mais le destin des empires en ordonna autrement : les Français prirent Philippsbourg, à la vue du prince Eugène, sans que personne s'y opposât. Berwick fut tué d'un coup de canon. Le maréchal d'Asfeld lui succéda dans le commandement. Le Roi, dont les fatigues avaient achevé de déranger la santé, prit un<193> commencement d'hydropisie, qui l'obligea de quitter l'armée; et le reste de cette campagne se passa en marches et contre-marches, d'autant moins décisives, que le Rhin séparait les Français et les Impériaux.

En Italie, les Français prirent Tortone, battirent le maréchal de Mercy à Parme, et s'emparèrent de presque toute la Lombardie. Cependant le prince de Hildbourghausen fournit au maréchal de Königsegg le projet de surprendre l'armée française, qui était campée sur les bords de la Secchia; ce qui s'exécuta de façon que Coigny et Broglie furent attaqués de nuit, surpris, et chassés. Le roi de Sardaigne répara leur faute par sa sagesse, et les alliés remportèrent la victoire de Guastalla sur les Autrichiens.

Don Carlos entra en même temps dans le royaume de Naples, et en reçut l'hommage. Montemar affermit son trône par le gain de la bataille de Bitonto. Visconti et les Autrichiens furent chassés de ce royaume; et Montemar passa de la conquête de Naples à celle de la Sicile : il prit Syracuse, et se rendit maître de Messine, qui capitula après avoir fait une assez bonne défense.

En Lombardie, les Autrichiens furent encore battus à Parme; et sur le Rhin, la campagne fut plus stérile que l'année précédente. L'armée impériale fut augmentée par un secours de dix mille Russes. L'inquiet Seckendorff obtint du prince Eugène un détachement de quarante mille hommes, avec lequel il marcha sur la Moselle. Il rencontra l'armée française auprès de l'abbaye de Clausen : la nuit sema la confusion et l'alarme dans les deux camps; et les troupes chargèrent des deux parts, sans qu'il parût d'ennemis. Le lendemain, Coigny repassa la Moselle, et se campa sous Trèves. Seckendorff le suivit; et les deux généraux apprirent, dans ce camp, que les préliminaires de la paix entre l'Empereur et le roi de France étaient signés.

Cette négociation avait été conduite secrètement entre le comte<194> de Wied et le sieur du Theil. Ils étaient convenus qu'Auguste serait reconnu roi de Pologne par la France; que Stanislas renoncerait à toutes ses prétentions à cette couronne, en faveur du duché de Lorraine, dont il jouirait, et qui serait réversible à la France après sa mort; qu'en échange de cette cession, on donnerait au duc de Lorraine, gendre de Charles VI, la Toscane en dédommagement. De plus, l'Empereur reconnut Don Carlos roi des deux Siciles, et il reçut le Parmesan et le Plaisantin pour équivalent de cette perte. Il fut encore obligé de céder le Vigevanasc au roi de Sardaigne; en faveur de quoi, Louis XV lui promit la garantie de la pragmatique sanction.

L'Empereur et la France firent cette paix sans consulter leurs alliés, dont ils négligèrent les intérêts. Le Roi se plaignit de ce que la cour de Vienne n'avait pris aucune mesure avec celle de Versailles pour assurer la succession de Berg.

Ce prince s'était remis de son hydropisie; mais ses forces étaient si énervées, que son corps ne secondait plus les intentions de son âme. Il eut cependant le plaisir de voir prospérer une nouvelle colonie qu'il avait établie en Prusse dès l'année 1732. Il était sorti plus de vingt mille âmes de l'évêché de Salzbourg, par zèle pour la religion protestante. L'évêque194-a avait persécuté quelques-uns de ces malheureux avec plus de fanatisme que de prudence : l'envie de quitter leur patrie gagna le peuple, et devint épidémique; cette émigration se fit, à la fin, plutôt par esprit de libertinage que par attachement à une secte. Le Roi établit ces Salzbourgeois en Prusse; et, sans examiner les motifs de leur désertion, il repeupla par ce moyen des contrées que la peste avait dévastées sous le règne de son père.

La guerre générale était à peine finie, qu'il en survint aussitôt une nouvelle; elle s'alluma aux extrémités de l'Europe et de l'Asie. Les<195> Tartares, qui vivent sous la protection des Turcs, faisaient des incursions fréquentes en Russie. Les plaintes qu'en porta l'Impératrice à Constantinople, ne firent point cesser ces hostilités. Elle s'impatienta enfin de souffrir ces affronts, et elle se fit justice elle-même : Lacy s'avança contre les Tartares, et prit Asow; Münnich entra en Crimée, força les lignes de Pérécop, s'empara de cette ville, prit Bagtcheh-Seraï, et mit toute la Tartarie à feu et à sang. Cependant la disette d'eau et de vivres, et la chaleur ardente de ces climats, firent périr un grand nombre de Moscovites. L'ambition de Münnich ne comptait pour rien le nombre des soldats qu'il sacrifiait à sa gloire : mais son armée se fondit; et l'excès de misère auquel les Russes étaient réduits, rendit les vainqueurs semblables aux vaincus.

Dans ce temps mourut le dernier duc de Courlande de la maison de Kettler. Les états élurent pour la seconde fois le comte de Saxe :195-a mais l'impératrice de Russie éleva Biron à cette dignité. C'était un gentilhomme courlandais qui s'était attaché à sa personne, et dont le mérite consistait uniquement dans le bonheur qu'il avait de lui plaire.

Les armées de cette princesse continuèrent d'être victorieuses contre les Turcs. Münnich assiégea Oczakow, que trois mille Janissaires et sept mille Bosniaques défendaient. Une bombe qu'il fit jeter, mit le feu, par hasard, au grand magasin à poudre de la ville, qui sauta aussitôt, et bouleversa en même temps la plupart des maisons. Münnich saisit ce moment, et fit donner un assaut général à la place. Les Turcs, qui ne pouvaient revenir de leur perplexité, ni se défendre sur des remparts étroits où touchaient des maisons abandonnées aux flammes, ne savaient s'ils devaient éteindre l'incendie, ou repousser l'effort des Moscovites. Dans cette confusion, la ville fut emportée l'épée à la main, et le soldat effréné y commit toutes les cruautés dont une fureur aveugle est capable.

<196>Les premiers progrès des Russes contre les Turcs réveillèrent l'ambition des Autrichiens. On persuada à l'Empereur que c'était le moment d'attaquer les Turcs par la Hongrie; que si les Moscovites les pressaient en même temps du côté de la mer Noire, c'en serait fait de l'empire ottoman. On fit même courir des prophéties qui annonçaient que la période fatale au croissant était arrivée. La superstition agit à son tour : le confesseur de Charles VI lui représentait que c'était le devoir d'un prince catholique d'extirper l'ennemi du nom chrétien. Toutes ces insinuations différentes ne partaient effectivement que de l'Impératrice, de Bartenstein, de Seckendorff, et du prince de Hildbourghausen, qui, s'étant liés ensemble, faisaient jouer secrètement tous ces ressorts; et des haines et des intrigues de cour firent résoudre cette guerre sans raison valable, dans laquelle l'Empereur fut en quelque façon étonné de se voir engagé.

Le grand-duc de Toscane, ci-devant duc de Lorraine, fut créé généralissime des armées impériales. Seckendorff commanda sous lui, ou, pour mieux dire, Seckendorff commanda en chef. Au commencement de la campagne, les Impériaux prirent Nissa; ce fut où se borna leur fortune. Le prince de Hildbourghausen se fit battre avec un détachement qu'il commandait à Banjaluka. Khevenhüller leva le siége de Widdin, et fut vivement pressé par les Turcs, qui passèrent le Timoc, et donnèrent sur son arrière-garde. Le Dost-Pascha reprit Nissa, et l'Empereur fit trancher la tête à Doxat, qui avait rendu cette place sans faire assez de résistance.

Vers la fin de cette année mourut la reine d'Angleterre, qui avait joui d'une espèce de réputation, due à la bonté dont elle honorait les savants.

La campagne suivante fut malheureuse pour les Moscovites et pour les Autrichiens. Münnich entreprit vainement de pénétrer, du côté de Bender, dans la Bessarabie. Ce pays avait été ruiné par les Tartares; et il n'osa s'y enfoncer sans craindre pour ses troupes les<197> mêmes malheurs que les Suédois y avaient éprouvés. La peste, qui fit des ravages extraordinaires à Oczakow, l'obligea d'abandonner cette ville, et Lacy ne put faire aucun progrès dans la Crimée.

La mauvaise tournure que prit la guerre de Hongrie, abattait l'esprit de l'Empereur. Il regretta le grand Eugène, mort en 1737,197-a auquel il devait la gloire de son règne : « la fortune de l'État, disait-il, est-elle donc morte avec ce héros? » Mais aigri des malheurs de la guerre, il s'en prit à ses généraux : Seckendorff fut mis en prison au château de Grätz, et Königsegg eut en Hongrie le commandement de l'armée.

Les Impériaux furent battus en plusieurs rencontres. Les Turcs prirent le vieux Orsowa et Mehadia. Ils mirent le siége devant le nouvel Orsowa, qu'ils levèrent ayant été repoussés à Cornia : mais Königsegg, qui se retira mal à propos après sa victoire, leur donna le moyen de recommencer ce siége. Le nouvel Orsowa ne tint pas longtemps, et les Turcs y prirent tout le gros canon de l'Empereur. Il se donna encore une bataille auprès de Mehadia, aussi peu décisive que la première, où les Impériaux eurent le dessous. L'Empereur, irrité de ses pertes, ne savait à qui s'en prendre; il punissait ses généraux, mais c'étaient les projets de campagne qu'il devait réprouver.

L'expérience a fait voir, dans les guerres de Hongrie, que toutes les armées qui se sont éloignées du Danube ont été malheureuses, à cause qu'elles s'éloignaient en même temps de leur subsistance. Lorsqu'Eugène fit la guerre contre les Turcs, il ne sépara jamais son armée; et, dans ces temps modernes, l'envie qu'avaient les généraux en crédit à la cour de commander des corps séparés, fit que toute l'armée, étant en détachements, n'était nulle part formidable. Les vieilles maximes étaient négligées, et les généraux étaient d'autant plus à plaindre, que la cour les jetait dans des incertitudes perpétuelles par le nombre d'ordres contradictoires qu'elle leur envoyait.<198> On ôta le commandement de l'armée à Königsegg, de même qu'à ses prédécesseurs; et, pour le consoler, on le fit grand maître de la maison de l'Impératrice. Olivier Wallis fut choisi pour le remplacer; ce maréchal écrivit au Roi, et il dit dans sa lettre : « L'Empereur m'a confié le commandement de son armée : le premier qui l'a conduite avant moi, est en prison; celui auquel je succède, a été fait eunuque du sérail; il ne me reste que d'avoir la tête tranchée à la fin de ma campagne. »

L'armée impériale, forte de soixante mille hommes, s'assembla auprès de Belgrad; celle des Turcs était plus nombreuse du double. Wallis marcha à l'ennemi, sans savoir précisément sa force; et, sans avoir fait la moindre disposition, il attaqua avec sa cavalerie, par un chemin creux, un gros corps de Janissaires posté dans des vignes et des haies, auprès du village de Krozka; et il fut battu dans ce défilé, avant que son infanterie eût le temps d'arriver. Celle-là fut menée à la boucherie avec la même imprudence; de sorte que les Turcs pouvaient tirer à couvert sur elle. Sur la fin du jour, les Impériaux se retirèrent, après avoir laissé vingt mille hommes sur le carreau. Si l'armée turque les eût poursuivis, c'en était fait de Wallis et de tout le corps qu'il commandait. Ce maréchal, étourdi de cette disgrâce, au lieu de reprendre ses esprits, accumula ses fautes. Quoique Neipperg l'eût joint avec un gros détachement, il ne se crut en sûreté que dans les retranchements de Belgrad, qu'il abandonna encore, et repassa le Danube à l'approche du grand vizir. Les Turcs, qui ne trouvèrent dans leur chemin aucune résistance, mirent le siége devant Belgrad.

Les mauvais succès des Impériaux étaient balancés par les progrès des Russes. L'armée moscovite, plus heureuse sous la conduite de Münnich, battit les Turcs auprès de Chotzim, prit cette ville, et pénétra par la Moldavie en Valachie, dans le dessein de joindre les<199> armées impériales en Hongrie. Mais l'Empereur, rebuté de ses malheurs et d'une guerre qui le couvrait de honte, eut recours à la médiation de la France pour moyenner la paix. Le sieur de Villeneufve, ambassadeur de France à la Porte, se rendit dans le camp des Turcs; et les Russes, alarmés de cette démarche, y envoyèrent un Italien, nommé Cagnoni.

Le maréchal de Neipperg fut chargé par l'Empereur de cette négociation. L'Empereur et le grand-duc de Toscane en pressaient également la fin; les ordres du maréchal étaient de faire la paix, à quelque prix que ce fût. Il eut l'imprudence de se rendre chez les Turcs sans aucune sûreté, et sans être muni des passe-ports qu'on demande toujours en pareilles occasions. Il fut arrêté, la peur le saisit, et il signa la paix avec précipitation : il en coûta à l'Empereur le royaume de Servie et la ville de Belgrad.199-a La fermeté de Cagnoni en imposa au vizir : cet Italien eut l'adresse de conclure en même temps la paix pour les Moscovites, dont les conditions furent que l'Impératrice rendrait Asow et toutes ses conquêtes.

Olivier Wallis ne se trompa pas beaucoup dans le pronostic qu'il avait fait. Il fut mis en prison dans la forteresse de Brünn; et Neipperg, moins coupable encore, fut conduit dans la citadelle de Glatz.199-b Ce maréchal avait eu, outre les ordres de l'Empereur, des instructions positives du grand-duc pour hâter l'ouvrage de la paix. Ce prince craignait que l'Empereur, son beau-père, ne mourût avant la fin de cette guerre, et ne lui attirât sur les bras, par la succession litigieuse des pays héréditaires, de nouveaux ennemis, auxquels il n'aurait pas été en état de résister.

Bientôt une nouvelle guerre s'alluma dans le Sud, entre l'Angleterre et l'Espagne, à cause de la contrebande que les marchands<200> anglais faisaient dans les ports de la domination espagnole. L'objet de ce différend roulait peut-être sur une somme de cinquante mille pistoles par an, et les parties dépensèrent de chaque côté plus de dix millions pour la soutenir.

Le Roi n'avait pris aucune part à toutes ces guerres : il n'avait fourni de troupes, ni reçu de subsides de personne. D'ailleurs, depuis l'attaque d'hydropisie qu'il avait eue en 1734, il ne vivait que par l'art des médecins. Vers la fin de cette année, sa santé s'affaiblit considérablement. Dans cet état valétudinaire, il passa une convention avec la France,200-a dont il obtint la garantie du duché de Berg, à l'exception de la ville de Düsseldorf, et d'une banlieue large d'un mille, tout le long du bord du Rhin. Il se contenta d'autant plus facilement de ce partage, que la perte de son activité lui faisait désespérer de faire des acquisitions plus considérables.

L'hydropisie dont il était incommodé augmenta considérablement; et il mourut enfin le 31 mai 1740, avec la fermeté d'un philosophe et la résignation d'un chrétien. Il conserva une présence d'esprit admirable jusqu'au dernier moment de sa vie, ordonnant de ses affaires en politique, examinant les progrès de sa maladie en physicien, et triomphant de la mort en héros.

Il avait épousé en 1707200-b Sophie-Dorothée, fille de George de Hanovre, qui devint roi d'Angleterre. De ce mariage naquirent : Frédéric II, qui lui succéda; les trois princes, Auguste-Guillaume, Louis-Henri,200-c et Ferdinand; Wilhelmine, margrave de Baireuth; Frédérique, margrave d'Ansbach; Charlotte, duchesse de Brunswic; Sophie, margrave de Schwedt; Ulrique, reine de Suède; Amélie, abbesse de Quedlinbourg.

<201>Les ministres de Frédéric-Guillaume lui firent signer quarante traités ou conventions, que nous nous sommes dispensé de rapporter, à cause de leur frivolité. Ils étaient si éloignés de la modération de ce prince, qu'ils songeaient moins à la dignité de leur maître, qu'à augmenter les bénéfices de leurs emplois. Nous avons de même passé sous silence les chagrins domestiques de ce grand prince : on doit avoir quelque indulgence pour la faute des enfants, en faveur des vertus d'un tel père.

La politique du Roi fut toujours inséparable de sa justice : moins occupé à s'étendre qu'à bien gouverner ce qu'il possédait, toujours armé pour sa défense, et jamais pour le malheur de l'Europe, il préférait les choses utiles aux choses agréables. Bâtissant avec profusion pour ses sujets, et ne dépensant pas la somme la plus modique pour se loger lui-même, circonspect dans ses engagements, vrai dans ses promesses, austère dans ses mœurs, rigoureux sur celles des autres, sévère observateur de la discipline militaire, gouvernant son État par les mêmes lois que son armée, il présumait si bien de l'humanité, qu'il prétendait que ses sujets fussent aussi stoïques qu'il l'était.

Frédéric-Guillaume laissa, en mourant, soixante-six mille hommes201-a qu'il entretint par sa bonne économie, ses finances augmentées, le trésor public rempli, et un ordre merveilleux dans toutes ses affaires.

S'il est vrai de dire qu'on doit l'ombre du chêne qui nous couvre, à la vertu du gland qui l'a produit, toute la terre conviendra qu'on<202> trouve, dans la vie laborieuse de ce prince et dans les mesures qu'il prit avec sagesse, les principes de la prospérité dont la maison royale a joui après sa mort.

<203>

DU MILITAIRE DEPUIS SON INSTITUTION JUSQU'À LA FIN DU RÈGNE DE FRÉDÉRIC-GUILLAUME.

Les premiers électeurs de la maison de Brandebourg n'entretenaient aucune milice réglée; ils n'avaient qu'une garde à cheval de cent hommes, et quelques compagnies de lansquenets partagées dans les châteaux ou places fortes, dont ils augmentaient ou diminuaient le nombre selon le besoin. Lorsqu'ils appréhendaient la guerre, eux et les états convoquaient l'arrière-ban; c'était, pour ainsi dire, l'armement général de tout le pays : la noblesse devait former la cavalerie, et ses vassaux, enrégimentés, devaient composer l'infanterie de cette armée. Cette manière de lever des troupes et de former des aimées, était alors générale en Europe; les Gaulois, les Germains, les Bretons en avaient toujours usé de même; et elle s'est conservée encore jusqu'à présent chez les Polonais, qui appellent cet armement de toute la nation la Pospolite Ruszenie. De même que les Polonais, les Turcs ne se sont pas éloignés de cette coutume : à l'exception d'un corps réglé<204> de trente mille janissaires qu'ils entretiennent, ils ne font jamais la guerre sans armer les nations de l'Asie Mineure, de l'Égypte, de l'Arabie et de la Grèce, qui sont sous leur domination.

Pour en revenir à l'histoire de Brandebourg, lorsque Jean-Sigismond se crut à la veille de recueillir la succession de Juliers et de Berg, prévoyant qu'il serait obligé de soutenir ses droits par la force des armes, il ordonna un armement général de sept cent quatre-vingt-sept chevaliers, qui se trouvèrent au lieu de l'assemblée. Il en choisit quatre cents des plus lestes; la noblesse fournit d'ailleurs mille fantassins, sans compter les piquiers, dont le colonel Kracht204-a reçut le commandement; et de plus, les villes mirent deux mille six cents hommes en campagne. Ces troupes étaient entretenues aux dépens des états, et, pour l'ordinaire, elles ne recevaient la paye que pour trois mois, terme après lequel chacun s'en retournait chez soi. L'Électeur nommait les officiers; et dès que le besoin de ces armements cessait, ces troupes étaient licenciées tout à fait. La régence orageuse de George-Guillaume nous fournit quelques exemples de ces sortes d'armements.

En 1620,204-30 à l'occasion de la guerre de trente ans, les états levèrent des troupes, en leur donnant le privilége de faire des quêtes dans tout le pays pour fournir à leur subsistance; les paysans avaient ordre de leur donner un liard chaque fois qu'ils gueuseraient, et des coups de bâton s'ils ne s'en contentaient pas. Que produisit cet arrangement ridicule? au lieu d'acquérir des soldats, le prince n'établit qu'un corps de mendiants.

L'an 1623, la cour enjoignit par un édit à tous les sujets, à l'exception des prêtres et des échevins, de se rendre avec armes et bagage à un lieu marqué, où des commissaires devaient les passer en revue : on choisit de ce nombre trois mille neuf cents hommes, qui<205> furent partagés en vingt-cinq compagnies d'infanterie, et en dix escadrons.

Après la paix de Prague, le comte de Schwartzenberg persuada à George-Guillaume d'augmenter ses troupes, et de les entretenir moyennant les subsides que les Espagnols et l'Empereur lui payeraient. Selon le projet de ce ministre, le nombre devait en être porté à vingt-cinq mille hommes.

Les levées se firent; et ces troupes prêtèrent serment à l'Empereur et à George-Guillaume. Lorsqu'elles passèrent en revue à Neustadt-Eberswalde, on en fit le dénombrement suivant, savoir :

INFANTERIE.CAVALERIE.
GRADES DES COMMANDANTES.NOMS DES RÉGIMENTS.NOMBRE DES FANTASSINS.GRADES DES COMMANDANTES.NOMS DES RÉGIMENTS.NOMBRE DES CAVALIERS.
Le généralKlitzing850ColonelsJean Rochow500
ColonelsKracht205-a960Ehrentreich Burgsdorff500
Brugsdorff1300Lieutenants-colonelsPotthausen500
Dargitz700Schapelow350
Volckmann700Goldacker160
Didier Kracht660Erichson350
Rochow205-b980Vorhauer190
Lieutenants-colonelsMintzich205-c550 Dragons350
Waldow-Kehrberg1300   
 Total des fantassins8000 Total des cavaliers2900
Goldacker206-c200  
Total des fantassins3600Total des cavaliers2500

Klitzing, qui commandait ce corps, est le premier général dont il soit fait mention dans l'histoire du Brandebourg. Ces troupes furent augmentées et diminuées selon les temps, les moyens et les occasions :<206> mais elles ne passèrent jamais onze mille hommes. George-Guillaume laissa, en mourant, la milice suivante à son fils :

INFANTERIE.CAVALERIE.
NOMS DES RÉGIMENTS.NOMBRE DES FANTASSINS.NOMS DES RÉGIMENTS.NOMBRE DES CAVALIERS.
Burgsdorff206-a800Goldacker206-d900
Kracht206-b600Lütke600
Volckmann800Rochow206-e1000
Trotha1200  
Goldacker206-c200  
Total des fantassins3600Total des cavaliers2500

Frédéric-Guillaume parvint à la régence dans un temps de calamité. Pour soulager ses provinces, épuisées d'hommes et d'argent, il fit une réforme dans ses troupes : la cavalerie, sur ce qu'elle refusa de lui prêter le serment ordinaire, fut congédiée; et l'Électeur, afin de s'en faire un mérite auprès de l'Empereur, lui céda deux mille chevaux; l'Électeur ne conserva que deux cents maîtres et deux mille fantassins, qui formaient les régiments des gardes, de Burgsdorff, de Trotha et de Ribbeck.

Frédéric-Guillaume fut le premier électeur qui entretint à son service un corps d'armée discipliné régulièrement. Les bataillons d'infanterie étaient composés de quatre compagnies, à cent cinquante têtes chacune; un tiers du bataillon était armé de piques, le reste avait des mousquets; l'infanterie portait des habits d'ordonnance et des manteaux. Les cavaliers se pourvoyaient eux-mêmes d'armes et de<207> chevaux; ils avaient la demi-armure; ils combattaient par escadrons, et ils menaient souvent du canon avec eux.

En 1653,207-a il survint une brouillerie entre l'Électeur et le palatin de Neubourg, touchant la succession de Clèves. A cette occasion, l'Électeur augmenta ses troupes : il leva cinquante-deux compagnies de cavalerie, et quatre-vingt-deux compagnies d'infanterie; et le comte de Wittgenstein passa à son service avec les régiments de cavalerie de Wittgenstein, de Storckow, et d'Osten, et ceux d'infanterie de Pissart, de Hanau, et de Maillard.207-b Après que l'Électeur eut accommodé ses différends avec le Palatin, il licencia la plus grande partie de ses troupes.

La guerre qui s'alluma peu de temps après entre Charles-Gustave et la république de Pologne, donna lieu à une nouvelle augmentation : l'Électeur, soutenu des subsides suédois, fit les derniers efforts pour mettre une armée sur pied; selon les archives, sa cavalerie montait à quatorze mille quatre cents chevaux.207-c Ce nombre paraît exagéré de beaucoup; cependant ce qui pourrait rendre ce fait croyable, ce sont les noms des chefs et des corps, que l'on nous a conservés, à savoir : les gardes; les généraux Waldeck,207-d Kannenberg, Derfflinger; les colonels Lottum, Spaen, Siegen, Manteuffel, Schenck, Wohlraht,207-e Strantz, Reinau, Halle, Eller, Quast; dragons : Waldeck, Canitz, Kalckstein, Lesgewang, Lehndorff, Sack et Schlieben. Comme le dessein de l'Électeur était d'attaquer les Polonais, dont la force principale consiste en cavalerie, il se peut qu'il voulût leur opposer les mêmes armes et un corps en état de se faire respecter d'eux. Son<208> infanterie monta jusqu'à dix mille six cents hommes, consistant dans les régiments des gardes à pied, du grand maître d'artillerie Sparr, de Waldeck, Groote, comte de Waldeck, Kalckstein, Klingspor, Taubenkehr,208-a Götze, Hugt et Ellenberg :208-b pendant tout le cours de la guerre, que ce prince fit avec les Suédois en Pologne, Waldeck, en qualité de lieutenant-général, commanda les troupes sous lui. Une partie de cette armée suivit l'Électeur en Pologne : le reste des troupes fut distribué dans les provinces.

Après que Frédéric-Guillaume eut fait sa paix avec les Polonais, il secourut le roi de Danemark, que Charles-Gustave assiégeait à Copenhague : il marcha en personne dans le Holstein, à la tête de quatre mille hommes d'infanterie, et de douze mille chevaux, dont la moitié était composée des cuirassiers de l'Empereur.

Après la paix d'Oliva, l'Électeur fit encore une réduction dans ses troupes; mais elle ne fut pas considérable : il entretint depuis un nombre de généraux, ce qui prouve bien qu'il devait avoir des soldats à proportion. Le maréchal Sparr est le premier qui ait porté ce caractère dans le service de Brandebourg; les généraux qu'il avait alors étaient : Derfflinger, grand maître d'artillerie; lieutenants-généraux : le prince Jean-George d'Anhalt, le comte Dohna, le baron de Kannenberg et le sieur de Goltz; généraux-majors : les sieurs de Pfuel, de Bär,208-c de Görschen,208-d de Quast, d'Eller, de Spaen et de Trotha.

Lorsque la guerre de 1672 commença, l'Électeur entretint vingttrois mille cinq cent soixante-deux hommes; l'armée qu'il conduisit en Alsace au secours de l'Empereur, était de dix-huit mille combattants; il augmenta ensuite ses troupes jusqu'au nombre de vingt-six mille hommes, et s'en servit dans ses campagnes glorieuses de la Poméranie, qu'il conquit, et de la Prusse, dont il chassa les Suédois.

<209>A l'avénement de la régence de Frédéric-Guillaume, les troupes étaient mal payées et mal entretenues; cette espèce de confusion dura jusqu'à l'année 1676, que Grumbkow, ministre des finances, introduisit l'accise dans les villes.209-a Ce revenu fixe et assuré fut assigné à la caisse de guerre; le prêt du fantassin allait à un écu et demi par mois, et la paye des officiers était assez mince. Pendant la guerre de Pologne et celle de 1672, Frédéric-Guillaume entretint ses troupes, tantôt par les subsides des Suédois, et tantôt par ceux des Autrichiens, des Espagnols et des Français; mais depuis l'année 1676, l'augmentation de ses revenus par le moyen des accises, et le duché de Magdebourg dont il entra en possession, avec l'amélioration de ses provinces qui se relevaient insensiblement des calamités que leur avait fait souffrir la guerre de trente ans, toutes ces ressources, bien administrées, lui fournirent le moyen d'entretenir par lui-même un corps de troupes considérable.

A la mort du Grand Électeur, son armée se trouva forte des troupes de campagne suivantes :

INFANTERIE.
NOMS DES RÉGIMENTS.BATAILLONS.NOMS DES RÉGIMENTS.BATAILLONS.
Gardes6Transport22
Électrice2Barfus2
Prince électoral2Zieten2
Prince Philippe2Courlande2
Prince d'Anhalt2Belling2
Derfflinger2Varenne2
Holstein2Pöllnitz2
Spaen2Cournuaud2
Dönhoff2Briquemault2
Latus22Total de l'infanterie36
<210>
CAVALERIE.
NOMS DES RÉGIMENTS.ESCADRONS.NOMS DES RÉGIMENTS.ESCADRONS.
Cuirassiers.   
Gardes du corps2Transport23
Grands mousquetaires2Lüttwitz3
Grenadiers à cheval1Du Hamel3
Régiment du corps3Prince Henri de Saxe3
Prince électoral3Total des cuirassiers32
Anhalt3  
Derfflinger3Dragons. 
Spaen3Régiment du corps4
Briquemault3Derfflinger4
Latus23Total de la cavalerie40

Outre ce nombre de troupes, les garnisons étaient à part; et il y avait :

à Memel3 compagnies
à Colberg4 compagnies
à Cüstrin4 compagnies
à Spandow2 compagnies
à Peitz3 compagnies
à Friedrichsbourg1 compagnie
à Francfort1 compagnie
Total des garnisons18 compagnies

Pendant la régence de l'Électeur, les bataillons étaient composés de quatre compagnies; la compagnie, de cent cinquante hommes. Selon ce calcul, un bataillon faisait six cents têtes; l'infanterie de campagne, vingt et un mille combattants; les troupes de garnison, deux mille sept cents; et la cavalerie, comptant l'escadron à cent vingt maîtres, quatre mille huit cents chevaux : de sorte que le total de l'armée montait à vingt-huit mille cinq cents combattants.

<211>L'infanterie combattait alors sur cinq ou six files de hauteur; les piquiers faisaient un tiers d'un bataillon; le reste des soldats étaient armés de mousquets à l'allemande. L'infanterie, quoique assez mal vêtue, avait, outre ses habits d'ordonnance, de longs manteaux roulés et repliés sur les épaules, à peu près de la façon que des bustes antiques nous représentent les consulaires romains. Lorsque l'Électeur fit cette célèbre expédition de Prusse en hiver, il fit distribuer des bottines à tous les fantassins.

Sa cavalerie avait encore l'ancienne armure en entier; elle ne pouvait guère être disciplinée, car chaque cavalier se pourvoyait de chevaux, d'habits et d'armes, d'où il résultait une bigarrure étrange pour tout le corps. Il paraît que Frédéric-Guillaume préférait sa cavalerie à son infanterie : il combattit à la tête de la première aux batailles de Varsovie et de Fehrbellin. Il avait tant de confiance dans cette troupe, qu'on trouve fréquemment dans l'histoire que sa cavalerie menait du canon avec elle. Il est très-apparent que cette prédilection n'était pas sans fondement, et que l'Électeur, ayant fait ses remarques sur la nature de ses États, qui sont plaines pour la plupart, et sur les troupes de ses voisins, principalement des Polonais, qui consistent presque toutes en gens de cheval, préféra par ces raisons sa cavalerie à son infanterie, comme lui étant d'un usage plus universel.

Du temps de Frédéric-Guillaume, on ne formait point de magasin : le pays où l'on faisait la guerre fournissait à l'entretien des troupes, tant pour la paye que pour les vivres. On ne campait que lorsque l'ennemi s'approchait de l'armée, et qu'on pouvait ou voulait en venir aux mains. Par ces raisons, on quittait un pays après l'avoir mangé; les armées vagabondes désolaient une province après l'autre; et les guerres se perpétuaient d'autant plus que les armées étaient petites, leur entretien, peu coûteux, et que les généraux qui conduisaient les troupes trouvaient le moyen de s'enrichir en prolongeant la guerre.

<212>Parmi les généraux de l'Électeur, le vieux Derfflinger et le prince Jean-George d'Anhalt avaient la plus grande réputation. Si le conseil du prince d'Anhalt avait été suivi en 1673, l'Électeur aurait attaqué Turenne, et peut-être l'aurait-il battu. Le prince d'Anhalt passait pour sage, et Derfflinger, pour entreprenant; ce dernier servit bien son maître à la surprise de Rathenow, à la poursuite des Suédois après la bataille de Fehrbellin, et à hâter la diligence extraordinaire des troupes dans l'expédition de Prusse. Après Derfflinger, les plus estimés de ses généraux étaient Görschen,212-a qui surprit les Suédois en Prusse auprès de Splitter, et Treffenfeldt, qui les expulsa entièrement de ce duché.212-b

L'art de fortifier régulièrement les places, ainsi que celui de l'attaque et de la défense, était entièrement inconnu; l'Électeur n'avait pas même un ingénieur médiocre à son service : il s'amusa six mois devant Stettin, quoique la place fût très-mauvaise; il ne prit Stralsund qu'en la brûlant par ses bombes; les ouvrages dont il entoura les murs de Berlin, étaient mal construits, ayant de longues courtines et des bastions avec des faces plates, de sorte qu'aucun ouvrage ne se flanquait. Il en est de la guerre comme des autres arts : elle ne se perfectionne point tout d'un coup, et c'est assez qu'en fait de tactique l'Électeur ait laissé des exemples qui serviront, dans tous les temps, de leçons aux plus habiles capitaines.

Le règne de Frédéric, premier roi de Prusse, est rempli des fréquentes réductions et augmentations de l'armée; les subsides étrangers, selon qu'il en recevait, étaient le thermomètre qui réglait leur nombre, tantôt plus considérable, et tantôt de beaucoup diminué.

Après la mort de Frédéric-Guillaume, on fit une augmentation dans les troupes : les bataillons furent mis à cinq compagnies, et on<213> leva sept nouveaux bataillons, à savoir : deux de Lottum, deux de Schonberg, deux de Dohna, et un de Sydow. La cavalerie fut augmentée de même de vingt escadrons, à savoir : deux des gardes du corps, trois de Baireuth, trois de Schöning, quatre d'Ansbach, quatre de Sonsfeld, et quatre de Brandt.

L'année d'après, en 1689, dix bataillons et six escadrons brandebourgeois passèrent au service de la Hollande. Après la paix de Ryswyk, les bataillons furent réduits à quatre compagnies, et la compagnie, à quatre-vingts hommes; de sorte que quatre-vingts compagnies, tant d'infanterie que de cavalerie, furent congédiées. En 1699, les bataillons furent remis à cinq compagnies. En 1702, les régiments d'Albert, de Varenne, de Schlabrendorff, d'Anhalt-Zerbst et de Sydow, furent mis à douze compagnies, et passèrent au service des Hollandais; ils y demeurèrent tant que dura la guerre de succession. En 1704 et 1705, le Roi mit tous les régiments de cuirassiers à trois escadrons, et ceux de dragons, à quatre.

A la mort de ce prince, son armée était composée des régiments suivants :

INFANTERIE.
NOMS DES RÉGIMENTS.BATAILLONS.NOMS DES RÉGIMENTS.BATAILLONS.
Garde blanche2Transport24
Gardes3Arnim2
Régiment du Roi4Dönhoff2
Margrave Albert2Finck2
Margrave Louis2Varenne1
Anhalt2Du Troussel1
Holstein2Grumbkow1
Lottum2Truchsess1
Dohna2Heiden1
Prince de Hesse1Margrave Henri2
Jeune Dohna2Anhalt-Zerbst1
Latus24Total de la cavalerie38
<214>

Compagnies de garnisons 18.

CAVALERIE.
NOMS DES RÉGIMENTS.ESCADRONS.NOMS DES RÉGIMENTS.ESCADRONS.
CUIRASSIERS.    
Gardes du corps4Total des cuirassiers.29
Gendarmes1   
Régiment du corps3DRAGONS.  
Prince royal3Régiment du corps4 
Margrave Frédéric3Margrave Albert4 
Wartensleben3Ansbach4 
Heiden3Derfflinger4 
Schlippenbach3Pannwitz4 
Baireuth3Von der Albe4 
Katte3  24
Total des cuirassiers29Total de la cavalerie 53

Le total de cette armée pouvait faire trente mille combattants.

Au commencement de ce siècle, l'usage des piques fut aboli, et on y substitua des chevaux de frise. Ces piques n'étaient utiles que pour défendre les gens de pied contre la cavalerie; dans des siéges, dans des retranchements et dans cent autres occasions pareilles, les piquiers n'étaient d'aucun usage. Les vieux officiers eurent bien de la peine à quitter cette arme, pour laquelle ils avaient les préjugés d'une longue habitude; mais comme la guerre perfectionne la guerre, on se défit encore des mousquets, à cause que les mèches s'éteignaient souvent par la pluie, et on les remplaça par les fusils.

Sous le règne de Frédéric Ier, la discipline s'affermit dans les troupes; elles s'aguerrirent tant en Flandre qu'en Italie. Les officiers qui servirent en Flandre apprirent leur métier des Hollandais; ils furent alors nos maîtres, et l'on imita la grande propreté dont les troupes anglaises donnaient l'exemple.

Le margrave Philippe, grand maître de l'artillerie, fut le premier qui rechercha la taille des hommes; les compagnies de grenadiers<215> de son régiment étaient exhaussées au-dessus de la taille ordinaire. Le prince d'Anhalt suivit cet exemple, et le Prince royal l'imita de même; depuis il s'introduisit parmi les officiers un esprit de choix pour l'espèce d'hommes qu'ils employaient pour soldats, et on ne prit plus que des gens grands, forts et robustes.

Toutes les troupes avaient des habits d'ordonnance : ceux qui voulaient servir dans la cavalerie, payaient, à la vérité, pour être reçus, mais ils étaient armés et habillés aux dépens de la couronne.

Les fantassins étaient prodigieusement chargés en campagne : ils portaient, outre leurs armes et leur manteau, leur tente, leur havre-sac et des chevaux de frise; et ils combattaient encore sur quatre files.

Le prince d'Anhalt, qui avait fait la guerre avec le prince Eugène tant dans l'Empire qu'en Italie et en Flandre, avait fait une étude profonde du métier des armes. Il commanda souvent les troupes auxiliaires des Prussiens, comme on l'a pu voir dans l'Histoire. Ce prince leur fit observer une discipline rigoureuse; et sévère observateur de la subordination, il la poussa à ce grand point d'obéissance qui fait la plus grande force d'une armée; mais comme ses attentions se bornaient à l'infanterie, la cavalerie fut beaucoup négligée.

Tant d'officiers qui faisaient la guerre dans les pays des places fortes, où l'on ne fait qu'assiéger et défendre des villes, nous enrichirent enfin de l'art de la fortification; beaucoup acquirent assez d'intelligence pour conduire les attaques et les tranchées, ou pour défendre une forteresse assiégée.

Frédéric Ier fit fortifier Magdebourg et Wésel selon la méthode de Vauban et de Coehorn; il avait à son service le général Schöning,215-a commandant de Magdebourg, qui entendait bien cette partie<216> du militaire, et Bodt, qu'on accusa cependant d'être plus habile maçon que savant ingénieur.

Les guerres de Flandre, du Rhin et d'Italie avaient formé chez les Prussiens beaucoup d'officiers de réputation. Le margrave Charles, qui mourut en Italie, se couvrit de gloire à la bataille de Nerwinde. Le général Lottum fut très-estimé; il commanda des détachements de l'armée de Flandre, et fut enfin tué à la bataille de Malplaquet.216-a Dans cette même bataille, le comte de Finck donna des marques de sa capacité : il emporta le retranchement français, et s'y maintint quoique la cavalerie impériale en fût rechassée par trois fois. A la bataille d'Oudenarde, le général Natzmer, à la tête des grands mousquetaires,216-b perça trois lignes de la cavalerie française, et y fit des prodiges de valeur.

Au-dessus de tous ceux-là s'élevait le prince d'Anhalt; il avait par devers lui les actions les plus brillantes et la confiance générale des troupes : ce fut lui qui sauva l'armée de Styrum, à Höchstädt, par une belle retraite dont nous avons parlé en son lieu; ce fut lui qui contribua beaucoup au gain de la seconde bataille de Höchstädt, si funeste aux Français; et ce fut lui que le prince Eugène reconnut comme l'auteur principal de la victoire de Turin. Ce prince joignait beaucoup de prudence à une rare valeur; mais avec beaucoup de grandes qualités, il n'en avait guère de bonnes.

Telle était à peu près l'armée et les généraux qui la commandaient, lorsque Frédéric-Guillaume, second roi de Prusse, parvint au trône. Ce prince augmenta le prêt du soldat, qu'il mit à deux écus par mois, outre six gros pour les chemises, guêtres, souliers, etc.

<217>L'an 1714, les compagnies d'infanterie furent mises à cent vingt hommes. En 1717,217-a il créa le régiment de Léopold, et le forma des prisonniers faits sur Charles XII. L'année 1720,217-b il mit tous les régiments de cavalerie sur cinq escadrons; deux compagnies firent l'escadron, et soixante maîtres, la compagnie. En 1718, il créa les dragons de Schulenbourg, forts de cinq escadrons; et il troqua douze pots du Japon contre un régiment de dragons que le roi de Pologne voulait licencier; le colonel Wensec le reçut, et on l'appela depuis le régiment de porcelaine.217-d L'année 1726, les grenadiers à cheval de Schulenbourg, Wense,217-c et Platen, furent doublés, et chaque régiment forma ensuite dix escadrons.

De 1726217-e à 1734, il augmenta l'infanterie d'un officier par compagnie; il leva les régiments de Dossow, Thiele, Mosel, Bardeleben, et les bataillons de Beaufort et de Kröcher;217-f il ajouta ensuite à chaque bataillon une compagnie de grenadiers de cent hommes. L'artillerie fut partagée en deux bataillons, dont l'un fut destiné pour servir en campagne, et l'autre, en garnison. Il créa un corps de milice de cinq mille hommes, dont les officiers et les bas officiers reçoivent la demi-paye : ces milices se rassemblaient tous les ans, pendant quinze jours, pour faire l'exercice. Après toutes ces augmentations, l'armée prussienne se trouva forte de septante-deux mille combattants; tel en était l'état, le 31 mai de l'année 1740. Cette armée était composée des troupes suivantes :

<218>
INFANTERIE.CAVALERIE.
NOMS DES RÉGIMENTS.BATAILLONS.NOMS DES RÉGIMENTS.ESCADRONS.
Gardes3   
Prince royal2   
Prince Charles2Cuirassiers.  
Anhalt3Gendarmes5 
Wartensleben218-a2Prince Guillaume5 
Holstein2Régiment du corps5 
Bredow2Carabiniers5 
Flanss2Buddenbrock5 
Didier218-b2Katte5 
Röder2Bredow5 
Grävenitz2Waldow5 
Wedell2Gessler5 
Marwitz2Frédéric218-g5 
Lehwaldt2Jeune Waldow5 
Dönhoff2Eugène218-h5 
Glaubitz2  60
Löben218-c2   
La Motte2   
Borcke2Dragons  
Schwerin2   
Derschau2Schulenbourg, grenadiers10 
Kleist2Baireuth10 
Henri218-d2Platen10 
Zerbst218-e2Thümen5 
Sydow2Möllendorf5 
Léopold218-f2Sonsfeld5 
Dohna2  45
Jeetze2   
Kalckstein2   
Bardeleben2Hussards.  
Dossow2   
Kröcher1Wurm3 
Beaufort1Bronikowski3 
Artillerie1  6
Total de l'infanterie67Total de la cavalerie 111
<219>
RÉGIMENTS DE GARNISONS.
Artillerie1 bataillon
De l'hôpital, à Memel1 bataillon
Wobeser, à Pillau1 bataillon
Sack, à Colberg1 bataillon
Persode, à Magedebourg1 bataillon
Total des garnisons5 bataillons

Toute l'armée, tant infanterie que cavalerie, fut mise en quartier dans les villes, afin d'y introduire et d'y maintenir la discipline. Le Roi publia un règlement militaire qui instruisait chaque officier de son devoir; il y tenait la main lui-même; des officiers respectables par l'âge et par le service, étaient à la tête de tous les corps, et ceux-là affermissaient la subordination par leur exemple et par leur sévérité. Le Roi faisait tous les ans la revue des troupes; il leur faisait faire quelques évolutions; et comme il était lui-même l'inspecteur de son armée, il n'y fut point trompé.

Dans les commencements qu'on introduisit ces nouveaux exercices, les officiers ignoraient la méthode facile qu'on a trouvée depuis de les enseigner, et ils n'étaient rhétoriciens qu'à coups de bâton, ce qui rendit cet ouvrage long et difficile. On purgea, dans chaque régiment, le corps d'officiers de ces gens dont la conduite ou la naissance ne répondait point au métier de gens d'honneur qu'ils devaient faire; et depuis, la délicatesse des officiers ne souffrit parmi leurs compagnons que des gens sans reproche.

On rangeait les bataillons sur quatre files; mais ils chargeaient sur trois. Les bataillons contenaient quatre divisions, et chaque division, deux pelotons, la compagnie de grenadiers à part.

Le prince d'Anhalt, qui avait étudié la guerre comme un métier, s'était aperçu qu'on ne tirait pas des fusils tout l'avantage qu'on pouvait en attendre : il imagina des baguettes de fer, et trouva le moyen d'apprendre aux soldats à charger avec une vitesse incroyable;<220> depuis l'année 1733, le premier rang chargea, la bayonnette au bout du fusil.

L'exercice se faisait alors de la façon suivante : on commençait par le maniement des armes; ensuite on chargeait par pelotons et par divisions; on avançait lentement en faisant le même feu; on faisait la retraite à peu près également; après quoi, on formait deux quarrés, impraticables vis-à-vis des ennemis; et l'on finissait par un feu de haie très-inutile. Cependant toutes ces évolutions se faisaient déjà avec tant de précision, que les mouvements d'un bataillon étaient semblables au jeu des ressorts de la montre la mieux faite.

Le Roi abolit les manteaux, et raccourcit l'habillement dans l'infanterie; et, pour la rendre plus légère dans sa marche, il affecta à chaque compagnie deux chevaux de bât, pour porter en campagne les tentes et les couvertures des soldats.

Le Roi institua par prévoyance, dans toutes ses provinces, des magasins d'abondance, qui servaient à soulager le peuple en temps de disette, et qui lui procuraient des magasins tout faits pour l'armée en temps de guerre.

Vers l'année 1730, la fureur des grands hommes parvint à un point que la postérité aura peine à le croire : le prix commun d'un homme de cinq pieds dix pouces du Rhin, était de sept cents écus; un homme de six pieds était payé mille écus; et, s'il était plus grand, le prix augmentait encore de beaucoup; il y avait plusieurs régiments qui n'avaient point d'hommes au-dessous de cinq pieds huit pouces; le plus petit homme de l'armée avait cinq pieds six pouces, bien mesurés.

Pour mettre de l'ordre dans ces enrôlements, qui se faisaient dans le pays avec confusion, et qui donnaient lieu à mille procès entre les régiments, dès l'année 1733 le Roi partagea toutes les provinces en cantons : ces cantons furent assignés aux régiments, d'où ils pouvaient tirer en temps de paix trente hommes par an, et en<221> temps de guerre jusqu'à cent; ce qui rendit l'armée immortelle, en lui fournissant un fonds assuré, par lequel elle s'est sans cesse renouvelée depuis.

La cavalerie, de même que l'infanterie, était composée de très-grands hommes, montés sur des chevaux énormes; c'étaient des colosses sur des éléphants, qui ne savaient ni manœuvrer ni combattre : il ne se faisait aucune revue sans que quelque cavalier tombât par terre par maladresse; ils n'étaient pas maîtres de leurs chevaux, et leurs officiers n'avaient aucune notion du service de la cavalerie, nulle idée de la guerre, aucune connaissance du terrain, ni théorie ni pratique des évolutions qu'il convient à la cavalerie de faire dans un jour de combat. Ces bons officiers étaient des économes qui regardaient leurs compagnies comme des fermes, qu'ils faisaient valoir le plus qu'ils pouvaient.

Outre les choses que nous venons de dire, la longue paix avait abâtardi le service. Au commencement du règne de Frédéric-Guillaume, on avait raffiné sur l'ordre des régiments et sur la discipline; mais comme il n'y avait plus rien à faire de ce côté-là, les spéculations s'étaient tournées sur ces sortes de choses qui ne donnent que dans la vue : le soldat vernissait son fusil et sa fourniture; le cavalier, sa bride, sa selle, et même ses bottes; les crins des chevaux étaient tressés avec des rubans; et, à la fin, la propreté, qui de soi-même est utile, dégénéra en abus ridicule. Si la paix avait duré au delà de l'année 1740, il est à croire que nous en serions à présent au fard et aux mouches; mais ce qui était plus déplorable encore, c'est que les grandes parties de la guerre étaient tout à fait négligées, et que notre génie se rétrécissait de jour en jour davantage par les petits détails.

Malgré tous ces abus, l'infanterie était bonne; il y régnait une discipline sévère et un grand ordre : mais la cavalerie était absolument négligée; le Roi, qui s'était trouvé à la bataille de Malplaquet,<222> avait vu repousser par trois fois celle des Impériaux; et, dans les siéges de Menin, de Tournai, et de Stralsund, où il se trouva, il n'y avait aucune occasion pour la cavalerie de briller. Le prince d'Anhalt était à peu près dans des préjugés semblables : il ne pouvait pardonner à la cavalerie de Styrum la défaite de la première bataille de Höchstädt;222-a et il s'imaginait que cette espèce de milice était si journalière, qu'on ne pouvait pas compter dessus. Ces malheureux préjugés furent si funestes à notre cavalerie, qu'elle demeura sans discipline, et qu'elle ne fut par conséquent d'aucun usage, lorsque dans la suite on voulut s'en servir.

Les officiers d'infanterie s'appliquèrent beaucoup à leur métier : ceux de la cavalerie, presque tous répandus dans les petites villes, avaient moins d'intelligence et de vivacité que les autres. Parmi les généraux, il y avait plus de braves gens que de gens de tête; le prince d'Anhalt était d'eux tous l'unique capable de commander une armée : il le savait, et il tirait tout le parti qu'il pouvait de sa supériorité, afin de se faire rechercher davantage, et de primer sur les autres.

Pendant le règne du Roi, les fortifications de Magdebourg et de Wésel s'achevèrent, et celles de Stettin furent commencées sous la conduite du colonel Walrave, mais dirigées par le prince d'Anhalt.

Le Roi créa un corps de trente ingénieurs, qui se formèrent dans ces différents travaux; il remplit son arsenal de trains d'artillerie pour la campagne et pour les siéges; il eut d'excellents officiers d'artillerie; et les cadets, cette pépinière d'officiers, réparaient dans l'armée toutes les pertes que la mort y causait : ce qui réussissait d'autant mieux, que ces jeunes gens sortaient d'une école militaire avec toutes les connaissances qu'un officier doit avoir.

<223>Tels furent les progrès de la milice prussienne jusqu'à la mort du feu roi. On pourrait appliquer à cette milice ce que Végèce dit de celle des Romains : « Leur discipline les fit triompher des ruses des Grecs, de la force des Germains, de la grande taille des Gaulois, et de toutes les nations de la terre. »

<224>

DE LA SUPERSTITION ET DE LA RELIGION.

Je divise en trois parties ce morceau qui concerne la religion et la superstition; et je présenterai, pour plus de clarté et d'ordre, la religion sous le paganisme, sous le papisme, et sous la réforme.

ARTICLE PREMIER. DE LA RELIGION SOUS LE PAGANISME.

Le Brandebourg a suivi les cultes différents des divers peuples qui l'ont habité : les Teutons, qui furent ses plus anciens habitants, adoraient un dieu nommé Tuiston; César224-a dit que c'est le Dis-pater engendré par la Terre, et qui avait lui-même un fils nommé Man.

Le culte que les Germains rendaient à leurs dieux, était proportionné à leurs mœurs simples, mais sauvages et grossières : ils s'assemblaient dans des bois sacrés, chantaient des hymnes à l'honneur de leurs idoles, et leur sacrifiaient même des victimes humaines.

<225>Il n'y avait point de contrée qui n'eût son dieu particulier : les Vandales en avaient un nommé Triglaf. On en trouva encore un au Harlungerberg, auprès de Brandebourg : il était représenté avec trois têtes, ce qui marquait qu'il régnait au ciel, sur la terre et dans les enfers;225-31 c'était apparemment la Trinité du paganisme. Tacite rapporte que les Germains avaient un certain nombre de chevaux blancs qu'ils croyaient être instruits des mystères de leurs dieux, et qu'on nourrissait pour la déesse Trigla un cheval noir qui passait pour l'interprète de ses volontés.225-a Ces peuples adoraient aussi des serpents, et l'on punissait de mort ceux qui en tuaient.225-32

Dans le cinquième siècle, les Vandales abandonnèrent leur patrie, pour inonder la France, l'Espagne et même l'Afrique.225-33 Les Saxons, qui revenaient alors d'Angleterre, firent une descente à l'embouchure de l'Elbe, et prirent possession de ces contrées entre l'Elbe, la Sprée et l'Oder, que les naturels du pays avaient abandonnées; leurs dieux et leur religion passèrent avec eux dans le Brandebourg. La principale de leurs idoles s'appelait Irmansäule, ce qui signifie colonne d'Irman. Les savants étymologistes d'Allemagne n'ont pas manqué de faire dériver le nom d'Irman, de Hermès, qui est le même que le Mercure des Grecs et des Égyptiens : il est connu à tous ceux qui sont versés dans la littérature allemande, que c'est une fantaisie générale parmi leurs savants, de trouver des rapports entre les divinités de la Germanie et celles des Égyptiens, des Grecs, et des Romains.

Il n'est malheureusement que trop vrai que l'erreur et la superstition semblent être le partage de l'humanité : tous les peuples ont eu la même pente pour l'idolâtrie; et, comme ils ont tous à peu près les mêmes passions, les effets n'ont pas manqué d'y répondre. La<226> crainte donna le jour à la crédulité, et l'amour-propre intéressa bientôt le ciel au destin des hommes : de là naquirent tous ces cultes différents, qui n'étaient, à proprement parler, que des soumissions, modifiées en cent façons extravagantes, pour apaiser la colère céleste, dont on redoutait les effets. La raison humaine, altérée et abrutie par la terreur que toutes sortes de grandes calamités lui inspiraient, ne savait à qui se prendre pour se rassurer contre ses craintes; et, comme les malades ont recours à tous les remèdes, pour essayer s'ils n'en trouveront point un qui les guérisse, le genre humain supposa, dans son aveuglement, une essence divine et une vertu secourable dans tous les objets de la nature : depuis les plus sublimes jusqu'aux plus abjects, tout fut adoré; l'encens fuma pour des champignons; le crocodile eut des autels; les statues des grands hommes qui les premiers avaient gouverné des nations, eurent des temples et des sacrificateurs; et, dans les temps où des afflictions générales désolaient un pays, la superstition redoublait.

Les savants allemands ont raison de dire, en ce sens, que la superstition est la même chez toutes les nations; mais quoiqu'elle soit en général une suite de la crédulité, elle se manifeste cependant sous des nuances variées à l'infini, et proportionnées au génie des nations. J'aurais peine à me persuader que les fables ingénieuses des Grecs, Minerve, Vénus, et Apollon, eussent été connues, dans ce pays, du temps du paganisme; mais nos profonds étymologistes ne s'embarrassent pas des vraisemblances : ils croient ennoblir leur mythologie, en donnant à leurs dieux des origines grecques ou romaines, comme si le nom de ces peuples pouvait rendre l'idolâtrie plus respectable, et que l'extravagance des Grecs valût mieux que celle des Allemands.

Irmansäule n'était pas le seul dieu des Saxons; on trouva sous une de leurs idoles l'inscription suivante : « Je fus autrefois le duc des Saxons, j'en suis devenu le dieu. » Angelus soutient qu'ils adoraient le Soleil sous la forme d'une tête radieuse, et que cette idole<227> donna son nom à la ville de Sonnenbourg, où elle était placée.227-a Le même auteur227-b prétend qu'ils adoraient de même Vénus représentée à demi-nue, ayant la mamelle gauche percée par une flèche, et trois Grâces, plus petites qu'elle, qui l'entouraient; ces peuples la nommaient Magada, ce qui veut dire fille, et Angelus227-b assure qu'elle donna son nom à Magdebourg où elle avait ses autels;227-34 on voyait encore des ruines de son temple dans cette ville, avant que Tilly l'eût saccagée. Ce qui paraît de plus remarquable dans le culte que les Saxons rendaient à cette divinité, étaient les jeux qu'ils célébraient en son honneur. Ils consistaient en des tournois que faisaient tous les jeunes gens des bourgades voisines : ils déposaient une somme d'argent entre les mains des juges, pour doter une jeune fille, qui était donnée en mariage comme le prix dû à celui qui l'avait emporté à la joute. Les Annales de Magdebourg témoignent que ces jeux se célébraient encore, comme des restes du paganisme, l'année 1279 et l'année 1387.

Le luxe s'introduisit dans la religion lorsque les richesses augmentèrent. Anciennement les peuples tenaient qu'il n'était pas convenable de placer leurs dieux dans des temples bâtis de mains d'hommes, et ils les adoraient dans leurs bois sacrés;227-35 mais, à mesure que les mœurs s'adoucirent, leurs dieux vinrent habiter les villes. Cependant l'ancien usage ne fut pas entièrement aboli; car on trouve que Charlemagne défendit aux Saxons d'adorer des chênes, et de les arroser du sang des victimes.

<228>Les prêtres de ces temps étaient plus artificieux et plus fourbes que le peuple; outre leur sacerdoce, ils exerçaient une triple charlatanerie : ils fabriquaient des oracles, et se mêlaient d'astrologie et de médecine.228-36 Il ne fallait pas tant de ruses, pour abuser ce peuple imbécille et grossier; aussi fut-il bien difficile de détruire une religion ancrée par tant de superstitions dans les esprits. Toute l'Allemagne était encore attachée au culte des idoles, quand Charlemagne et, après lui, Henri l'Oiseleur entreprirent de convertir ces peuples : après bien des efforts inutiles, ils n'y réussirent qu'en noyant l'idolâtrie dans des torrents de sang humain, qu'ils versèrent.

ARTICLE SECOND. CONVERSION DES PEUPLES AU CHRISTIANISME ET DE L'ÉTAT DE LA RELIGION CATHOLIQUE DANS LE BRANDEBOURG.

La folie de tous les peuples est d'illustrer la noblesse de leurs lois, de leurs coutumes et de leur religion, par l'antiquité de leur origine. Les Allemands, non contents d'avoir dérobé leurs dieux aux Grecs, ont encore voulu passer pour aussi vieux chrétiens que les autres nations de l'Europe : ils ont trouvé dans saint Jérôme je ne sais quel passage qui dit, à ce que Staphonius228-a et Schmidtius prétendent, que l'apôtre Thomas vint prêcher l'Évangile au nord de l'Allemagne; il n'y prêcha donc que l'incrédulité, car le peuple demeura païen bien longtemps après lui.

<229>Quoi qu'on dise, il ne se trouve aucune trace du christianisme dans le Brandebourg que du temps de Charlemagne :229-37 cet empereur, après avoir remporté différentes victoires sur les Saxons et les Brandebourgeois, vint établir son camp à Wolmirstädt,229-38 auprès de Magdebourg, et il n'accorda la paix à ces provinces, qu'il avait subjuguées, qu'à condition qu'elles embrasseraient le christianisme. L'impuissance de résister à un ennemi aussi redoutable, et la crainte des menaces, conduisirent ces peuples au baptême, qui leur fut administré dans le camp de l'Empereur : mais la sécurité les ramena tous à l'idolâtrie, dès que l'Empereur se fut éloigné avec son armée de leur voisinage.

L'empereur Henri l'Oiseleur triompha ensuite, à l'exemple de Charlemagne, des habitants des bords de l'Elbe et de l'Oder; et, après bien du sang répandu, ces peuples furent subjugués et convertis. Les chrétiens détruisirent par zèle les idoles du paganisme, de sorte qu'il ne nous en est presque resté aucun vestige. Les niches de ces idoles vacantes furent remplies de saints de toute espèce; et de nouvelles erreurs succédèrent aux anciennes.

Environ l'année 939,229-a l'empereur Othon Ier fonda les évêchés de Brandebourg et de Havelberg :229-39 il crut apparemment opposer par ce moyen une digue au débordement de l'idolâtrie, à laquelle ces peuples étaient enclins, comme les princes bâtissent des citadelles dans des villes nouvellement conquises, pour réprimer l'indocilité et la mutinerie de leurs habitants.

Le Brandebourg, une fois converti au christianisme, tomba bientôt dans l'excès du faux zèle; il se rendit à la fois tributaire du pape, de l'Empereur, et du margrave qui le gouvernait. Le peuple ne tarda<230> pas à se repentir de sa sottise : il regretta ses idoles, qui étaient des objets palpables de son culte, et qui lui étaient bien moins onéreuses que les tributs qu'il payait tous les ans au pape, qu'il ne voyait jamais. L'amour de la liberté, la force d'un ancien préjugé, l'avantage de son intérêt, tout le ramena à ses faux dieux. Mistevoius, roi des Vandales, se mit à la tête du parti du paganisme renaissant; et il rétablit l'ancien culte, après avoir chassé le margrave Thierry de Brandebourg.

Ce furent encore des guerriers qui, pour la troisième fois, rétablirent le christianisme dans le Brandebourg; la religion catholique, triomphante, y parut alors sans contrainte, et entraîna après elle les plus grands scandales. Les évêques étaient ignorants, cruels, ambitieux, et de plus guerriers; ils portèrent les armes en personne contre les margraves et contre d'autres voisins, pillant, ravageant, brûlant les contrées, et s'arrogeant, malgré une vie aussi souillée de crimes, un pouvoir absolu sur les consciences.

Ces désordres étaient si communs dans ces temps, que l'histoire en fourmille d'exemples; je me contenterai d'en rapporter deux seulement :230-40 en 1278, l'archevêque Günther de Magdebourg fit la guerre à l'électeur Othon, surnommé le Sagittaire, le fit prisonnier, et l'obligea de se rançonner moyennant une somme de sept mille marcs d'argent; en 1391, l'archevêque Albert, qui était toujours armé, se saisit du sieur de Bredow, qui était gouverneur général de la Marche, prit la ville de Rathenow, et pénétra le long de la Havel, le flambeau dans une main et l'épée dans l'autre, et désola ainsi tout le pays.

L'ignorance crasse où vivaient ces peuples pendant le XIIIe siècle, était un terrain où la superstition devait fructifier : aussi ne manqua-t-on pas de miracles, ni d'aucune supercherie capable d'affermir l'autorité des prêtres. Lockelius raconte gravement que le prince Othon, ayant été excommunié par l'archevêque de Magdebourg pour des raisons frivoles, se moqua des censures de l'Eglise;<231> mais qu'il fut bien attrapé à son tour, lorsqu'il vit que des chiens affamés ne voulaient point manger des viandes de sa table; et il rentra en lui-même. Ces chiens étaient sans doute orthodoxes; malheureusement l'espèce en est perdue.

Les vierges miraculeuses, les images secourables et les reliques des saints, avaient alors une vertu toute singulière. Le sang de Belitz entre autres était fort renommé; voici ce que c'était : une cabaretière de cette ville vola une hostie consacrée, et l'enterra sous un tonneau, dans sa cave, pour avoir meilleur débit de sa bière; elle en eut des remords, car les cabaretières ont la conscience délicate; elle dénonça son crime au curé, qui vint en procession, avec tout son attirail sacerdotal, pour déterrer l'hostie; en enfonçant la pelle en terre, on vit bouillonner du sang, et tout le monde cria au miracle.231-41 L'imposture était trop grossière, et l'on sut que c'était du sang de bœuf que la cabaretière y avait versé. Ces miracles ne laissaient pas que de faire impression sur l'esprit des peuples; mais ce n'en était pas assez :231-42 la cour de Rome, toujours attentive à étendre sa domination à l'ombre des autels, ne négligeait aucun des moyens qui pouvaient l'y conduire.

Dans le XIIIe siècle se formèrent la plupart des ordres religieux; le pape en établit en Allemagne et dans le Brandebourg le plus qu'il put, sous prétexte d'affermir par là les esprits dans le christianisme. Les misanthropes, les fainéants, les paresseux et toutes sortes de gens qui s'étaient déshonorés dans le monde, se réfugièrent dans ces asiles sacrés; ils appauvrirent l'État de sujets, en se séquestrant de la société, et en renonçant à la bénédiction que Dieu donna à nos premiers parents; ils furent à la charge des citoyens, ne se nourrissant que<232> d'aumônes, ou faisant des acquisitions illicites; et quoique ces établissements fussent également contraires aux lois de la société et de la politique, le pape les introduisit dans toute l'Europe, et parvint sans opposition à lever une puissante armée de prêtres aux dépens de tous les princes, et d'entretenir de grosses garnisons dans des pays sur lesquels il n'avait aucune souveraineté : mais, dans ces temps, les peuples étaient abrutis; les princes, faibles; et la religion, triomphante.

Quand une fois le christianisme eut poussé de profondes racines, il produisit des fanatiques de toute espèce : la peste ravagea le Brandebourg en 1351, et c'en fut assez pour faire extravaguer la superstition. Pour apaiser la colère céleste, on baptisa des juifs par force, on en brûla d'autres, on fit des processions, des vœux aux images miraculeuses; et l'imagination, échauffée par tant d'inventions folles ou bizarres, enfanta enfin l'ordre des flagellants.232-43 C'étaient des chrétiens mélancoliques et atrabilaires, qui se fouettaient avec des verges d'archal dans les processions publiques; cependant le pape eut horreur de ces macérations monstrueuses, et réprouva l'ordre et ses abus.

On tourna la dévotion du public sur des objets plus doux : le pape Jean XXII établit des bureaux d'indulgences dans le Brandebourg; les augustins trafiquaient de ces indulgences, et en envoyaient le produit à Rome. Les miracles devinrent à la fin si fréquents, que les auteurs rapportent qu'il tomba, l'année 1500, une pluie de croix rouges et blanches sur tous les passants; on trouva même de ces croix dans le pain, ce qui fut regardé comme le présage d'un grand malheur.232-44

Le siècle que Léon X illustra en Italie, y ressuscitant les beaux-arts et les sciences, ensevelies depuis longtemps sous l'ignorance et le mauvais goût, ce siècle, dis-je, n'était point aussi célèbre pour les ultramontains : l'Allemagne était encore plongée dans l'ignorance la plus<233> grossière, et elle languissait sous un gouvernement tout barbare; point de mœurs; aucunes connaissances; et la raison humaine, privée des lumières de la philosophie, demeurait abrutie dans sa stupidité. Le clergé et le peuple, dans le même cas sur ces articles, n'avaient aucun reproche à se faire.

Dans ce temps où les prêtres abusaient si grossièrement de la crédulité des hommes, où ils se servaient de la religion pour s'enrichir, où les ecclésiastiques menaient la vie la plus scandaleuse, un simple moine entreprit de réformer tant d'abus : il rendit aux hommes, par son exemple, l'usage de la raison, qui leur avait été interdit pendant tant de siècles; et l'esprit humain, enhardi par le recouvrement de sa liberté, étendit de tous côtés la sphère de ses connaissances.

ARTICLE TROISIÈME. DE LA RELIGION SOUS LA RÉFORME.

Je ne considérerai point l'ouvrage de la réforme du côté de la théologie et de l'histoire; les dogmes de cette religion et les événements qu'elle fit naître, sont si connus, que ce n'est pas la peine de les répéter : une révolution si grande et si singulière, qui changea presque tout le système de l'Europe, mérite d'être examinée avec des yeux philosophiques.

La religion catholique, qui s'était élevée sur la ruine de celle des juifs et des païens, subsistait depuis quinze siècles; humble et douce sous les persécutions, mais fière après son établissement, elle persécuta à son tour. Tous les chrétiens étaient soumis au pape, qu'ils croyaient infaillible; ce qui rendait son pouvoir plus étendu que celui du souverain le plus despotique. Un misérable moine s'éleva contre<234> une puissance si solidement établie; et la moitié de l'Europe secoua le joug de Rome.

Toutes les raisons qui contribuèrent à ce changement extraordinaire, subsistant longtemps avant qu'il vînt à éclore, préparaient d'avance les esprits à ce dénouement. La religion chrétienne était si dégénérée, qu'on n'y reconnaissait plus les caractères de son institution. Rien ne surpassait, dans son origine, la sainteté de sa morale; mais la pente du cœur humain à la corruption en pervertit bientôt l'usage. Ainsi les sources les plus pures du bien sont devenues des principes de toutes sortes de maux pour les hommes : cette religion, qui enseignait l'humilité, la charité et la patience, s'établit par le fer et par le feu; les prêtres des autels, dont la sainteté et la pauvreté devaient être le partage, menèrent une vie scandaleuse; ils acquirent des richesses; ils devinrent ambitieux; quelques-uns furent des princes puissants; le pape, qui originairement relevait des empereurs, s'arrogea le pouvoir de les faire et de les déposer; il fulmina des excommunications; il mit des royaumes en interdit; et il outra si prodigieusement les choses, que de quelque manière que ce fût, il fallait à la fin que le monde se révoltât contre tant d'abus.

La religion changea, ainsi que les mœurs : elle perdit de siècle en siècle sa simplicité naturelle; et, à force de fard, elle devint méconnaissable. Tout ce qu'on y ajouta n'était que l'ouvrage des hommes : il devait périr comme eux. Au concile de Nicée,234-45 la divinité du Fils fut déclarée égale à celle du Père;234-46 et le Saint-Esprit, annexé à ces deux personnes, forma la Trinité. On défendit aux prêtres de se marier, par les ordonnances d'un concile de Tolède;234-47 cependant ils ne se soumirent à la volonté de l'Église que dans le XIIIe siècle; le concile<235> de Trente en fit depuis un dogme. Le culte des images avait été autorisé par le second concile de Nicée;235-48 et la transsubstantiation fut établie par les Pères du concile de Trente.235-49 Les écoles de théologie soutenaient déjà l'infaillibilité du pape, depuis que les évêchés de Rome et de Constantinople se trouvaient en opposition. Quelques solitaires fondèrent des ordres religieux, et rendirent toute spéculative une vie qui doit se passer en action pour le bien de la société : les couvents se multiplièrent à l'infini, et une grande partie du genre humain y fut ensevelie. Enfin toutes sortes de supercheries s'inventèrent, pour surprendre la bonne foi du vulgaire; et les faux miracles devinrent presque communs.

Ce n'était pas cependant par des changements qui regardaient l'objet de la foi, que la réforme pouvait venir dans la religion : du nombre des gens qui pensent, la plupart tournent toute la sagacité de leur esprit du côté de l'intérêt et de l'ambition; peu combinent des idées abstraites, et encore moins réfléchissent profondément sur des matières aussi importantes; et le peuple, la plus respectable, la plus nombreuse et la plus infortunée partie de la société, suit les impressions qu'on lui donne.

Il n'en était pas ainsi du pouvoir tyrannique que le clergé exerçait sur les consciences : les prêtres dépouillaient les hommes de leurs biens et de leur liberté; cet esclavage, qui s'appesantissait chaque jour, excitait déjà des murmures. L'homme le plus stupide comme le plus spirituel, dès qu'il a de la sensibilité, s'aperçoit du mal qu'il souffre; tous tendent à leur bien-être; ils endurent un temps, mais à la fin la patience leur échappe; et les vexations que tant de peuples souffraient, auraient immanquablement donné lieu à quelque réforme, si le clergé romain, fortement agité par des dissensions intestines, n'eût enfin donné lui-même le signal de la liberté, en arborant l'éten<236>dard de la révolte contre le pape. Les vaudois, les wicléfites et les hussites avaient déjà commencé à remuer; mais Luther et Calvin, aussi audacieux, et nés dans des conjonctures plus favorables, consommèrent enfin ce grand ouvrage.

Les augustins étaient en possession du trafic des indulgences; le Pape chargea les dominicains de les prêcher, ce qui excita une querelle furieuse entre ces deux ordres. Les augustins déclamèrent contre le Pape; Luther, qui était de leur ordre, attaqua avec véhémence les abus de l'Église; il arracha d'une main hardie une partie du bandeau de la superstition; il devint bientôt chef de parti; et, comme sa doctrine dépouillait les évêques de leurs bénéfices, et les couvents de leurs richesses, les souverains suivirent en foule ce nouveau convertisseur.

La religion prit alors une forme nouvelle, et se rapprocha beaucoup de son ancienne simplicité. Ce n'est point ici le lieu d'examiner s'il n'eût pas mieux valu lui laisser plus de pompe et d'extérieur, pour qu'elle en imposât davantage au peuple, qui n'est frappé et ne juge que par les sens : il paraît qu'un culte tout spirituel, et aussi nu que l'est celui des protestants, n'est pas fait pour des hommes matériels et grossiers, incapables de s'élever par la pensée à l'adoration des plus sublimes vérités.

La réforme fut utile au monde, et surtout aux progrès de l'esprit humain : les protestants, obligés de réfléchir sur des matières de foi, se dépouillèrent tout d'un coup des préjugés de l'éducation, et se virent en liberté de se servir de leur raison, de ce guide qui est donné aux hommes pour les conduire, et dont au moins ils devraient faire usage pour l'objet le plus important de leur vie. Les catholiques, vivement attaqués, furent obligés de se défendre; les ecclésiastiques étudièrent, et ils sortirent de l'ignorance crasse et honteuse dans laquelle ils croupissaient presque généralement.

S'il n'y avait qu'une religion dans le monde, elle serait superbe et<237> despotique sans retenue; les ecclésiastiques seraient autant de tyrans, qui, exerçant leur sévérité sur le peuple, n'auraient d'indulgence que pour leurs crimes; la foi, l'ambition et la politique leur asserviraient l'univers. A présent qu'il y en a plusieurs, aucune de ces sectes ne sort, sans s'en repentir, des voies de la modération : l'exemple de la réforme est un frein qui empêche le pape de se livrer à son ambition, et il craint avec raison la défection de ses membres, s'il abuse de son pouvoir; aussi devient-il sobre d'excommunications, depuis qu'une pareille démarche lui enleva Henri VIII et le royaume d'Angleterre. Le clergé catholique et le protestant, qui s'observent avec une disposition égale à la critique, sont obligés des deux côtés à garder au moins une décence extérieure; ainsi tout reste en équilibre : heureux, si l'esprit de parti, le fanatisme et un excès d'aveuglement ne les précipitent jamais dans des guerres dont la fureur est le partage, et que des chrétiens ne devraient jamais se faire!

En regardant la religion simplement du côté de la politique, il paraît que la protestante est la plus convenable aux républiques et aux monarchies; elle s'accorde le mieux avec cet esprit de liberté qui fait l'essence des premières : car, dans un État où il faut des négociants, des laboureurs, des artisans, des soldats, des sujets en un mot, il est sûr que des citoyens qui font vœu de laisser périr l'espèce humaine, deviennent pernicieux. Dans les monarchies, la religion protestante, qui ne relève de personne, est entièrement soumise au gouvernement : au lieu que la catholique établit un État spirituel, tout puissant, fécond en complots et en artifices, dans l'État temporel du prince; que les prêtres, qui dirigent les consciences et qui n'ont de supérieur que le pape, sont plus maîtres des peuples que le souverain qui les gouverne; et que, par une adresse à confondre les intérêts de Dieu avec l'ambition des hommes, le pape s'est vu souvent en opposition avec des souverains, sur des sujets qui n'étaient aucunement du ressort de l'Église.

<238>Dans le Brandebourg et dans la plupart des provinces de l'Allemagne, le peuple portait impatiemment le joug du clergé romain : c'était une religion trop onéreuse pour des pays aussi peu opulents; le purgatoire, la messe des morts et des vivants, le jubilé, les annates, les indulgences, les péchés véniels et mortels, les pénitences changées en amendes pécuniaires, les affaires matrimoniales, les vœux, les offrandes, étaient autant d'impôts que le pape levait sur la crédulité, et qui lui donnaient des revenus aussi solides que le Mexique en fournit à l'Espagne. Ceux qui les payaient étaient épuisés et mécontents; il n'était donc pas même nécessaire d'employer l'évidence des arguments, pour disposer ces esprits à recevoir la réforme; ils criaient contre le clergé qui les opprimait; un homme vint, qui promit de les en délivrer, et ils le suivirent.

Joachim II fut le premier électeur qui embrassa la religion luthérienne; sa mère, qui était une princesse de Danemark, lui communiqua ses sentiments, car la nouvelle doctrine avait pénétré en Danemark, avant que d'être reçue dans le Brandebourg. Le pays suivit l'exemple du prince, et tout le Brandebourg se fit protestant. Matthieu Jagow, évêque de Brandebourg, administra le sacrement sous les deux espèces dans le couvent des moines noirs; ce couvent devint ensuite la cathédrale de Berlin. Joachim II se distingua dans le parti, tant par les lettres de controverse qu'il écrivit au roi de Pologne, que par les discours éloquents, à ce que disent les auteurs,238-50 que ce prince prononça à la diète d'Augsbourg, en faveur des protestants.

La réforme ne put point détruire toutes les erreurs; quoiqu'elle eût ouvert les yeux du peuple sur une infinité de superstitions, il s'en conserva encore beaucoup d'autres, tant la pente de l'esprit humain<239> vers l'erreur est inconcevable. Luther, qui ne croyait point au purgatoire, admettait les revenants et les démons dans son système; il soutint même que Satan lui apparut à Wittenberg, et qu'il l'exorcisa en lui jetant un cornet d'encre à la tête. Il n'y avait alors presque aucune nation qui ne fût imbue de pareils préjugés; la cour et à plus forte raison le peuple, avaient l'esprit rempli de sortiléges, de divinations, de revenants et de démons. En 1553, deux vieilles femmes passèrent par l'épreuve du feu, pour se purger de l'accusation de sorcellerie. La cour avait son astrologue; l'un prédit à la naissance de Jean-Sigismond, que ce prince serait heureux, à cause qu'au même temps on avait découvert au ciel une étoile nouvelle dans la constellation de Cassiopée; l'astrologue n'avait pas prédit cependant que Jean-Sigismond se ferait réformé pour gagner les Hollandais,239-a dont les secours lui devinrent utiles dans la poursuite de ses droits sur le duché de Clèves.

Depuis que le schisme de Luther divisait l'Église, les papes et les empereurs firent toute sorte d'efforts pour amener les esprits à la réunion. Les théologiens des deux partis tinrent des conférences tantôt à Thorn,239-b tantôt à Augsbourg;239-c on agitait les matières de religion à toutes les diètes de l'Empire; mais toutes ces tentatives furent inutiles : il s'ensuivit enfin une guerre cruelle et sanglante, qui s'apaisa et se ranima à différentes reprises. L'ambition des empereurs, qui voulaient opprimer la liberté des princes et la conscience des peuples, l'alluma souvent; mais la rivalité de la France et l'ambition de Gustave-Adolphe, roi de Suède, sauvèrent l'Allemagne et la religion du despotisme de la maison d'Autriche.

Les électeurs de Brandebourg se conduisirent dans ces troubles avec sagesse : ils furent modérés et tolérants. Frédéric-Guillaume,<240> qui avait acquis, par la paix de Westphalie, des provinces qui lui donnaient des sujets catholiques, ne les persécuta point; il permit même à quelques familles juives de s'établir dans ses États, et leur accorda des synagogues.

Frédéric Ier fit quelquefois fermer les églises catholiques, par représailles des persécutions que l'Électeur palatin fit souffrir à ses sujets protestants; mais le libre exercice de religion fut toujours rendu aux catholiques. Les réformés essayèrent de persécuter les luthériens dans le Brandebourg; ils profitèrent des dispositions où le Roi était en leur faveur, pour établir des prêtres réformés dans des villages où il y en avait eu de luthériens; ce qui prouve bien que la religion ne détruit pas les passions dans les hommes, et que les gens d'Église, de quelque opinion qu'ils soient, sont toujours prêts à opprimer leurs adversaires, quand ils se croient les plus forts.

Il est honteux à l'esprit humain d'avouer qu'au commencement d'un siècle aussi éclairé que l'est le XVIIIe, toutes sortes de superstitions ridicules se soient encore conservées; les gens raisonnables, comme les esprits faibles, croyaient encore aux revenants. Je ne sais quelle tradition populaire portait qu'un spectre blanc se faisait voir à Berlin toutes les fois qu'un prince de la maison devait mourir : le feu roi fit saisir et punir un malheureux qui avait joué le revenant; les esprits, rebutés d'une aussi mauvaise réception, ne se montrèrent plus, et le public fut désabusé.

En 1708, une femme, qui avait le malheur d'être vieille, fut brûlée comme sorcière.240-a Ces suites barbares de l'ignorance affectèrent vivement Thomasius, savant professeur de Halle; il couvrit de ridicule les juges et les procès de sorcellerie; il tint des conférences publiques sur les causes physiques et naturelles des choses, et déclama si fort,<241> qu'on eut honte de continuer l'usage de ces procès; et, depuis lui, le sexe put vieillir et mourir en paix.

De tous les savants qui ont illustré l'Allemagne, Leibniz et Thomasius rendirent les plus grands services à l'esprit humain : ils enseignèrent les routes par lesquelles la raison doit se conduire pour parvenir à la vérité; ils combattirent les préjugés de toute espèce; ils en appelèrent, dans tous leurs ouvrages, à l'analogie et à l'expérience, qui sont les deux béquilles avec lesquelles nous nous traînons dans la carrière du raisonnement; et ils firent nombre de disciples.

Les réformés devinrent plus pacifiques sous le règne de Frédéric-Guillaume, et les querelles de religion cessèrent. Les luthériens profitèrent de ce calme : Francke, ministre de leur parti, établit, sans y mettre du sien, un collége à Halle, où se formaient de jeunes théologiens, et dont sortirent dans la suite des essaims de prêtres, qui formèrent une secte de luthériens rigides, auxquels il ne manquait que le tombeau de saint Pâris,241-a et un abbé Bécherand241-b pour gambader dessus; ce sont des jansénistes protestants, qui se distinguent des autres par leurs rigidités mystiques. Depuis parurent toutes sortes de quakers, les zinzendorffiens, les gichteliens, sectes plus ridicules les unes que les autres, qui, outrant les principes de la primitive Église,241-51 tombèrent dans des abus criminels.

Toutes ces sectes vivent ici en paix, et contribuent également au bonheur de l'État. Il n'y a aucune religion qui, sur le sujet de la morale, s'écarte beaucoup des autres; ainsi elles peuvent être toutes<242> égales au gouvernement, qui, conséquemment, laisse à un chacun la liberté d'aller au ciel par quel chemin il lui plaît : qu'il soit bon citoyen, c'est tout ce qu'on lui demande. Le faux zèle est un tyran qui dépeuple les provinces : la tolérance est une tendre mère qui les soigne et les fait fleurir.

<243>

DES MŒURS, DES COUTUMES, DE L'INDUSTRIE, DES PROGRÈS DE L'ESPRIT HUMAIN DANS LES ARTS ET DANS LES SCIENCES.

[Introduction.]

Pour acquérir une connaissance parfaite d'un État, il ne suffit pas d'en savoir l'origine, les guerres, les traités, le gouvernement, la religion, d'être instruit des revenus du souverain : ces parties sont, à la vérité, les principales auxquelles s'attache le pinceau de l'histoire; il en est cependant encore d'autres qui, sans avoir le brillant des premières, n'en sont pas moins utiles. Nous comptons de ce nombre tout ce qui se rapporte aux mœurs des habitants, comme l'origine des nouveaux usages, l'abolition des anciens, la naissance de l'industrie, les causes qui l'ont développée, les raisons de ce qui a hâté ou ralenti les progrès de l'esprit humain, et surtout ce qui caractérise le plus le génie de la nation dont on parle. Ces objets intéresseront toujours les politiques et les philosophes; et nous osons avancer avec hardiesse que cette sorte de détails n'est en aucune façon indigne de la majesté de l'histoire.

<244>Nous ne présentons au lecteur, dans cet ouvrage, qu'un choix des traits les plus frappants et les plus caractéristiques du génie des Brandebourgeois en chaque siècle; mais quelle différence entre ces siècles! Des nations qu'un océan immense sépare, et qui habitent sous les tropiques opposés, ne diffèrent pas plus dans leurs usages, que les Brandebourgeois d'eux-mêmes, si nous les comparons du temps de Tacite au temps de Henri l'Oiseleur, ceux de Henri l'Oiseleur à ceux de Jean le Cicéron, et enfin ceux-là aux habitants de l'Électorat sous Frédéric Ier, roi de Prusse.

Le grand nombre des hommes, distrait par la variété infinie des objets, regarde sans réflexion la lanterne magique de ce monde; il s'aperçoit aussi peu des changements successifs qui se font dans les usages, que l'on passe légèrement, dans une grande ville, sur ces ravages que la mort y fait journellement, pourvu quelle y épargne le petit cercle de personnes avec lesquelles on est le plus lié : cependant, après une courte absence, on trouve à son retour d'autres habitants et des modes nouvelles.

Qu'il est instructif et beau de passer en revue tous les siècles qui ont été avant nous, et de voir par quel enchaînement ils tiennent à nos temps! Prendre une nation dans la stupidité grossière, la suivre dans ses progrès, et la conduire jusqu'au temps qu'elle s'est civilisée, c'est étudier dans toutes ses métamorphoses le ver à soie devenu chrysalide et enfin papillon. Mais que cette étude est humiliante! Il ne paraît que trop qu'une loi immuable de la nature oblige les hommes à passer par bien des impertinences, pour arriver à quelque chose de raisonnable. Remontons aux origines des nations, nous les trouverons également barbares : les unes sont arrivées par une allure lente et par bien des détours, à un certain degré de perfection; les autres y sont parvenues par un essor rapide; toutes ont tenu des routes différentes; et encore la politesse, l'industrie et tous les arts, ont-ils pris, dans les différents pays où ils ont été transplantés, un<245> goût de terroir, qu'ils ont reçu du caractère indélébile de chaque nation. Ceci se fera sentir davantage, si nous lisons des ouvrages écrits à Padoue, à Londres ou à Paris : ils se distingueront sans peine, quand même les auteurs y traiteraient la même matière; je n'en excepte que la géométrie.

La variété inépuisable que la nature jette dans ces caractères généraux et particuliers, est une marque de son abondance, mais en même temps de son économie : car, quoique tant de nations innombrables qui couvrent la terre aient chacune leur génie différent, il semble cependant que certains grands traits, qui les distinguent des autres, sont inaltérables; tout peuple a un caractère à soi, qui peut être modifié par le plus ou le moins d'éducation qu'il reçoit, mais dont le fond ne s'efface jamais. Nous pourrions facilement appuyer cette opinion sur des preuves physiques; mais il ne faut pas nous écarter de notre sujet. Il s'ensuit donc que les princes n'ont jamais totalement changé la façon de penser des peuples; qu'ils n'ont jamais pu forcer la nature à produire des grands hommes, lorsqu'elle s'y refusait. Quoique le travail des mines soit soumis à leurs ordres, les veines fécondes ne le sont pas; elles s'ouvrent tout à coup en fournissant des richesses abondantes, et se perdent dans le temps qu'on les poursuit avec le plus d'avidité. Quiconque a lu Tacite et César, reconnaîtra encore les Allemands, les Français et les Anglais, aux couleurs dont ils les peignent; dix-huit siècles n'ont pu les effacer : comment donc un règne pourrait-il effectuer ce que tant de siècles n'ont pu faire? Un statuaire peut tailler un morceau de bois dans la forme qu'il lui plaît : il en fera un Ésope ou un Antinoüs; mais il ne changera jamais la nature inhérente du bois; certains vices dominants et certaines vertus resteront toujours à chaque peuple. Si donc les Romains nous paraissent plus vertueux sous les Antonins que sous les Tibères, c'est que les crimes étaient sévèrement punis; le vice n'osait lever sa tête impure; mais les vicieux n'en subsistaient pas<246> moins. Les souverains donneront un certain vernis de politesse à leur nation; ils maintiendront les lois dans leur vigueur, et les sciences dans la médiocrité : mais ils n'altéreront jamais l'essence des choses; ils n'ajoutent que quelque nuance passagère à la couleur dominante du tableau. C'est ce que nous avons vu de nos jours en Russie. Pierre Ier fit couper la barbe à ses Moscovites; il leur ordonna de croire à la procession du Saint-Esprit; il en fit habiller quelquesuns à la française; on leur apprit même des langues : cependant on distinguera encore longtemps les Russes des Français, des Italiens, et des autres nations de l'Europe. Il n'y a, je crois, que la dévastation entière des États, et leur repeuplement par des colonies étrangères, qui puissent produire un changement total dans l'esprit d'un peuple : mais qu'on y prenne bien garde, ce n'est dès lors plus la même nation; et il resterait encore à savoir si l'air et la nourriture ne rendraient pas, avec le temps, ces nouveaux habitants semblables aux anciens.

Nous nous sommes cru obligé de séparer ce morceau, qui traite des mœurs des Brandebourgeois, du reste de l'Histoire, à cause que dans celle-là on s'est restreint à la politique et à la guerre, et que ces détails qui regardent les usages, l'industrie et les arts, étant répandus dans tout un ouvrage, auraient peut-être échappé au lecteur; au lieu qu'il les trouve à présent sous un seul point de vue, où ils forment seuls un petit corps d'histoire.

Les auteurs latins m'ont servi de guide dans les commencements de cet ouvrage, au défaut total de ceux du pays; Lockelius, que j'aurai lieu de citer souvent, m'a éclairé dans les régences ténébreuses des margraves des quatre premières races; et les archives m'ont fourni des matériaux pour ce qu'il y a de plus remarquable à dire des temps que la maison de Hohenzollern a possédé cet électorat, ce qui nous ramène jusqu'à nos jours.

<247>

ÉPOQUE PREMIÈRE.

Dans la longue énumération que Tacite fait des peuples d'Allemagne, il s'est trompé sur le mot d'Ingevoner, qui signifie habitants; et sur celui de Germanier, qui veut dire gens de guerre, que l'ignorance de la langue lui fait prendre pour des nations particulières : la quantité de ces guerriers dont l'Allemagne était remplie, lui donna le nom de Germanie.

Les premiers habitants de la Marche furent des Teutons, et après eux les Semnons, dont Tacite dit que c'étaient les plus nobles d'entre les Suèves.

Dans ces temps reculés, l'Allemagne était tout à fait barbare; les peuples, grossiers et à moitié sauvages, habitaient les forêts; de mauvaises cabanes leur servaient de demeures; ils se mariaient jeunes, et peuplaient d'autant plus que les femmes étaient rarement stériles. La nation allait toujours en se multipliant; et comme les enfants se bornaient à cultiver les champs de leurs pères, au lieu de défricher des terres nouvelles, il s'ensuivait que ces petits héritages ne fournissant pas, dans les meilleures années mêmes, à l'entretien d'un peuple aussi nombreux, les obligeaient à s'expatrier pour trouver ailleurs leur subsistance : de là ces grands débordements de barbares qui inondèrent les Gaules, l'Afrique et même l'empire romain.

Les Germains étaient chasseurs par nécessité, et guerriers par instinct; leur pauvreté rendait les guerres intestines qu'ils se faisaient, courtes, car l'intérêt ne s'en mêlait jamais. Leurs généraux, qui depuis devinrent leurs princes, s'appelaient Fürsten, ce qui est une dérivation du mot de conducteur. Ils étaient renommés par leur taille haute, et pour avoir des corps robustes et endurcis aux travaux les plus pénibles. Leurs vertus principales étaient la valeur, et la fidélité<248> avec laquelle ils observaient leurs engagements; ils célébraient ces vertus par des hymnes, qu'ils apprenaient à leurs enfants pour les transmettre à leur postérité.

Les auteurs latins rendent eux-mêmes un illustre témoignage à la valeur des Germains, en nous apprenant la défaite de Varus et de quelques autres chefs des armées romaines. Si l'on applaudit au courage d'une nation qui, toutes choses égales, est victorieuse d'une autre, combien plus ne doit-on pas admirer la bravoure de ces Germains qui, n'ayant pour eux que la confiance en leur propre force, et une inflexible opiniâtreté à ne point céder la victoire, triomphèrent de la discipline romaine, et de ces légions qui avaient à peine achevé de subjuguer la moitié du monde connu?

Quoi qu'en aient dit la plupart des historiens, il n'en est pas moins vraisemblable que les Romains passèrent l'Elbe malgré les Suèves; car on a découvert auprès de Zossen,248-52 dans un champ carré de huit cents pas, quantité d'urnes pleines de médailles de l'empereur Antonin, de l'impératrice Faustine, et de quelques affiquets dont se paraient les dames romaines. Ce n'est pas assurément un champ de bataille, car les Suèves n'auraient pas enfoui sous terre l'argent de leurs ennemis, pour honorer leurs funérailles; on peut en conjecturer, ce me semble, avec certitude, que ce lieu servit de camp à quelques cohortes détachées, auxquelles les Romains avaient fait passer l'Elbe pour être avertis des mouvements et de l'approche des barbares.

Brandebourg est la plus ancienne ville de la Marche : les Annales248-53 fixent sa fondation à l'an du monde 3588,248-a ce qui serait 416 ans avant l'ère vulgaire. On dit qu'elle fut bâtie et reçut son nom du même Brennus qui saccagea Rome. On entrevoit, dans l'obscurité, les noms<249> de quelques rois vandales,249-54 qui furent apparemment plus ambitieux et plus inquiets que les autres. On trouve de plus, dans les Annales, que Witikind, roi des Saxons, Hermanfried, roi de Thuringe, et Richimire, roi des Francs, s'allièrent, domptèrent les Semnons, et entourèrent les premiers de murailles ces villes conquises, pour contenir le pays dans l'obéissance.

ÉPOQUE SECONDE.

Charlemagne prit enfin Brandebourg;249-55 et Henri l'Oiseleur, ayant entièrement subjugué les Saxons qui habitaient ces contrées, établit les margraves ou gouverneurs de frontières.249-56

Les mœurs s'adoucirent sous les margraves; mais le pays était très-pauvre : il ne produisait que les denrées les plus nécessaires à la vie; il avait besoin de l'industrie de ses voisins; et comme personne ne recherchait la sienne, l'argent ressortait en plus grande quantité qu'il n'entrait. Cette disproportion dans la circulation des espèces, qui allait toujours à leur diminution, baissait le prix de toutes choses; les denrées étaient à un si vil prix, que, du temps de l'électeur Jean II d'Ascanie, le boisseau de froment se vendait vingt-huit liards, celui de seigle, vingt-huit deniers,249-a et six poules s'achetaient au marché pour un gros.

Les Berlinois passaient dès lors pour des maris aussi fidèles que jaloux; les Chroniques249-57 en rapportent un exemple sensible. Sous la régence de l'électeur Othon de Bavière, un secrétaire de l'archevêque<250> de Magdebourg, voulant aller à Berlin aux bains publics, rencontra dans la rue une jeune femme de bourgeois, et lui proposa, en badinant, de se baigner avec lui. La femme se trouva offensée de cette proposition : le peuple s'attroupa; et les bourgeois de Berlin, qui n'entendaient pas raillerie, traînèrent le pauvre secrétaire dans une place publique, où ils le décapitèrent sans autre forme de procès. S'ils sont jaloux, du moins exercent-ils à présent des vengeances plus douces.

Le pays croupissait dans une misère affreuse sous la régence des princes des quatre premières races, et il n'en pouvait sortir, passant sans cesse d'une main à une autre. Othon de Bavière fut obligé de vendre l'Électorat à l'empereur Charles IV.250-58 Celui-ci s'établit à Tangermünde; il y tint une cour brillante, et y bâtit un assez vaste château, dont on voit encore les ruines. Pendant que Josse administrait le Brandebourg, les Vaudois, persécutés en France, se réfugièrent dans la ville d'Angermünde, à laquelle on donna le surnom d'Hérétique. On ne voit pas pourquoi les Vaudois cherchèrent un asile dans le Brandebourg, qui était alors catholique, et pourquoi ils y furent reçus, quoiqu'on détestât leur hérésie.

Les princes de la maison de Luxembourg foulèrent les peuples le plus impitoyablement; ils engageaient l'Électorat, dans leurs besoins, à ceux qui leur prêtaient les plus grosses sommes. Ces créanciers, qui regardaient ce malheureux pays comme une hypothèque, commettaient toutes sortes de vexations pour s'enrichir; ils y vivaient à discrétion, comme dans une province ennemie. Les voleurs infestaient les grands chemins; la police était inconnue, et la justice, hors d'activité. Les seigneurs de Quitzow et de Neuendorff,250-a indignés du joug odieux que portait leur patrie, firent une guerre ouverte aux soustyrans qui l'opprimaient. Dans cette confusion totale, et pendant cette espèce d'anarchie, le peuple gémissait dans la misère; les nobles<251> étaient tantôt les instruments, tantôt les vengeurs de la tyrannie; et le génie de la nation, abruti par la dureté de l'esclavage et par la rigueur d'un gouvernement barbare, demeurait engourdi et paralytique.

ÉPOQUE TROISIÈME.

L'empereur Sigismond débrouilla ce chaos, en conférant le Brandebourg et la dignité électorale à Frédéric de Hohenzollern, burgrave de Nuremberg. Ce prince exigea l'hommage de ses nouveaux sujets; mais le peuple, qui ne connaissait que des maîtres cruels, eut de la peine à se soumettre à cette domination douce et légitime. Frédéric Ier réduisit les gentilshommes à l'obéissance, par la terreur que répandit le gros canon avec lequel il forçait les châteaux des rebelles; ce canon était une pièce de vingt-quatre livres, en quoi consistait toute son artillerie. L'esprit de sédition ne se perdit pas si vite; les bourgeois de Berlin se révoltèrent à différentes reprises contre leurs magistrats : Frédéric II appaisa ces émeutes avec douceur et sagesse.

La nécessité obligea ce prince d'hypothéquer les péages de Schivelbein et de Drambourg au sieur Denis d'Osten, pour obtenir la somme de mille cinq cents florins, dont il avait besoin pour se rendre à la diète de Nuremberg.

Les choses restèrent dans cette situation jusqu'à Jean le Cicéron : cet électeur fit les premiers efforts pour tirer le peuple de son imbécillité et de son ignorance. C'était beaucoup, dans ce temps de ténèbres, de s'apercevoir qu'on était ignorant. Quoique cette première aurore du bon esprit ne fût qu'un faible crépuscule, elle produisit toutefois la fondation de l'université de Francfort-sur-l'Oder.251-59<252> Conrad Wimpina, professeur de Leipzig, devint le premier recteur de cette nouvelle université, et il en dressa les statuts. Mille étudiants se firent inscrire dès la première année dans les fastes de l'université.

Il arriva, pour les progrès des sciences, que Joachim Nestor les protégea autant que son père; c'était le Léon X du Brandebourg : il possédait les mathématiques, l'astronomie et l'histoire; il parlait avec facilité le français, l'italien et le latin; il aimait les belles-lettres, et il fit des dépenses considérables pour encourager ceux qui s'y appliquaient.

Ce n'était pas l'ouvrage d'un jour, que de civiliser une nation qui avait été sauvage pendant tant de siècles; il faut bien du temps pour que la douceur du commerce des sciences se communique à tout un peuple. Les jeunes gens étudiaient, à la vérité; mais ceux qui étaient d'un âge mûr, demeuraient attachés à leurs anciens usages et à leur grossièreté; les nobles volaient encore sur les grands chemins; la dépravation des mœurs était si générale en Allemagne, que la diète de l'Empire, assemblée à Trèves, voulant y mettre un frein, défendit de blasphémer, et de s'abandonner à ces excès de débauche qui ravalent l'humanité et rendent les hommes inférieurs aux animaux.

Il y avait dès lors des vignes plantées dans l'Électorat; le baril de vin se vendait de ce temps à trente gros, et le boisseau de seigle, à vingt et un liards : les espèces commençaient à circuler davantage. Joachim Nestor fit même construire quelques bâtiments, entre autres le château de Potsdam. Tout le monde était habillé à l'allemande, ce qui répond à peu près à l'ancien habillement espagnol : les hommes portaient des pourpoints et de larges fraises; les princes, les comtes et les chevaliers portaient des chaînes d'or au cou;252-60 il n'était permis aux gentilshommes que d'avoir trois anneaux d'or à la cravate; l'habillement des femmes ressemblait à celui des Augsbourgeoises ou des filles de Strasbourg.

<253>On commença enfin à connaître un certain luxe, proportionné à ces temps; mais comme on ne trouve point que l'industrie ni le commerce du Brandebourg fissent des progrès à proportion des dépenses, l'augmentation des richesses et leur cause demeurent un problème difficile à résoudre.

Dès l'année 1560, on s'aperçoit d'une grande différence dans les dépenses des électeurs; car lorsque Joachim II se rendit à la diète de Francfort,253-61 il eut soixante-huit gentilshommes à sa suite, et quatre cent cinquante-deux chevaux dans ses équipages.253-62 Le grand jeu s'introduisit à Berlin au retour de ce voyage; cette mode passa de la cour à la ville, où on fut obligé de la défendre, à cause que quelques bourgeois avaient perdu plus de mille écus dans une séance.

Les Annales disent qu'au mariage de Joachim II avec Sophie,253-a fille de Sigismond, roi de Pologne, l'Électeur coucha la nuit des noces, armé de toutes pièces, auprès de sa jeune épouse, comme si les tendres combats de l'amour demandaient des préparatifs aussi redoutables. Un mélange de férocité et de magnificence entrait dans toutes les coutumes de ces temps : ces singularités venaient de ce que le siècle voulait sortir de la barbarie; il cherchait le bon chemin et le manquait; sa grossièreté confondait les cérémonies avec la politesse, la magnificence avec la dignité, les débauches avec le plaisir, la pédanterie avec le savoir, et les platitudes grossières des bouffons avec les ingénieuses saillies de l'esprit.

On doit rapporter au règne de Joachim II la fondation de l'université de Königsberg par Albert de Prusse.

Les dépenses allèrent toujours en augmentant : Jean-George fit des obsèques superbes à son père; c'est la première pompe funèbre accompagnée de magnificence dont l'histoire de Brandebourg fait<254> mention. Le goût des fêtes était la passion de ce prince; il aimait à donner sa grandeur en spectacle. Il célébra254-63 la naissance de l'aîné de ses princes par des fêtes qui durèrent quatre jours. Ces divertissements consistaient dans des tournois, des combats de barques, des feux d'artifice et des courses de bague. Les seigneurs qui composaient les quatre quadrilles, étaient vêtus en velours richement brodé en or et en argent; mais le caractère du siècle perçait à travers toute cette magnificence : à la tête de chaque quadrille était un bouffon, qui sonnait du cor d'une façon ridicule, en faisant cent extravagances; et la cour monta au donjon du château pour voir tirer le feu d'artifice.254-64 Au passage de Christian, roi de Danemark, par Berlin, l'Électeur lui fit une réception superbe : il alla au-devant du Roi, accompagné de nombre de princes, de comtes, de seigneurs, et d'une garde de trois cents chevaux. Le Roi fit son entrée dans un char de velours noir galonné en or, tiré par huit chevaux blancs dont les mors et les caparaçons étaient d'argent; on l'accabla de fêtes dans le goût des précédentes.

Peut-être qu'on poussa le luxe trop loin; car Joachim-Frédéric fit des lois somptuaires. Il employa ses revenus à des usages utiles : il fonda le collége de Joachim, depuis transféré à Berlin par l'électeur Frédéric-Guillaume, où cette école est de nos jours la plus florissante et la mieux réglée de tous les États de la Prusse.

Il manquait encore, sous la régence de Jean-George, beaucoup d'inventions qui contribuent à la commodité de la vie. L'usage commun des carrosses ne remonte pas plus haut qu'à Jean-Sigismond; il en est parlé à l'occasion de l'hommage de la Prusse que ce prince<255> rendit à Varsovie : il eut à sa suite trente-six carrosses à six chevaux, outre un cortége de quatre-vingts chevaux de main. L'ambassade qui se rendit à la diète de l'Empire pour l'élection de l'empereur Matthias, eut trois carrosses avec elle; c'étaient de mauvais coches, composés de quatre ais grossièrement joints ensemble. Qui eût dit alors que cet art se perfectionnerait dans le XVIIIe siècle, au point qu'on ferait des carrosses pour vingt mille écus, et qu'ils trouveraient des acheteurs?

Les efforts que le Brandebourg et l'Allemagne faisaient pour se civiliser, n'étaient pas tout à fait inutiles : le nombre des universités augmentait; celle de Halle fut fondée alors. En même temps255-a se forma à Dessau une académie pour la langue allemande, sous le nom de Société fructifiante, qui aurait pu devenir utile, d'autant plus que la langue allemande, divisée en une infinité de dialectes, manque de règles assez sûres pour en fixer l'usage véritable; que nous n'avons aucun livre classique; et que s'il nous reste encore quelque chose de notre ancienne liberté républicaine, c'est le stérile avantage d'estropier selon notre fantaisie une langue grossière et presque encore barbare.

Ces beaux établissements, qui nous auraient peut-être avancés d'un siècle, étaient encore à peine ébauchés lorsque la guerre de trente ans survint, qui détruisit et bouleversa toute l'Allemagne.

Les états jouissaient sous la régence de Jean-Sigismond d'une grande autorité.

Sous George-Guillaume, le comte de Schwartzenberg diminua le pouvoir de ces états, dont cependant ils n'avaient jamais abusé. Enfin, dans le cours de cette cruelle guerre, l'année 1636 fut la plus malheureuse pour cet électorat : les Suédois étaient à Werben, les Impériaux à Magdebourg et à Rathenow, Wrangel à Stettin, Morosini dans la Nouvelle-Marche, quand trente-six mille Autrichiens traver<256>sèrent le pays, pillèrent et désolèrent tout dans leur passage. C'en fut trop à la fois : le Brandebourg, énervé par le nombre des troupes qui en avaient subsisté, et qui l'avaient pillé les années précédentes, succomba enfin. La cherté y devint exorbitante : un bœuf s'achetait cent écus,256-a le boisseau de blé, cinq, l'orge, trois; et les espèces haussèrent de prix par leur rareté; la valeur numéraire du ducat fut évaluée dix écus.

Quelques gentilshommes, qui avaient soustrait leurs provisions à l'avidité des ennemis, voulurent profiter des circonstances de la disette : mais les paysans, qui n'avaient pas de quoi acheter ces grains, réduits au désespoir par la famine, assommèrent ces maîtres inhumains, et pillèrent leurs greniers.

La famine continua avec la même violence, la peste s'ensuivit, et la désolation parvint à son comble. Les restes de ces malheureux habitants que la mort et les ennemis avaient épargnés, ne pouvant tenir contre tant de calamités, abandonnèrent leur patrie infortunée, et se réfugièrent dans les pays voisins. Toute la Marche n'était qu'un affreux désert; elle offrait un spectacle déplorable de ruines, d'incendies, et de tous les fléaux qu'une guerre longue et furieuse entraîne après elle : à peine découvrait-on, sous tant d'horreurs et de saccagements, dans des lieux devenus tout sauvages, les traces des anciens habitants.

C'en eût été fait du Brandebourg, si Frédéric-Guillaume ne se fût obstiné à son rétablissement : sa prudence, sa fermeté et le temps vainquirent tous ces obstacles; il fit la paix, il prit des arrangements, et tira enfin l'État de sa ruine. Le Brandebourg devint effectivement un nouveau pays, formé du mélange de différentes colonies de toutes sortes de nations, qui s'allièrent dans la suite à ceux des anciens habitants qui étaient échappés à sa destruction. Soit que l'année fût<257> abondante, soit défaut de consommation, les denrées furent à un si bas prix, que le boisseau de blé se vendait à douze gros.

La guerre de trente ans, entre les maux qu'elle causa, détruisit en particulier le peu de commerce que le nord de l'Allemagne faisait. Nous tirions anciennement nos sels de Hollande et de France : les provisions, qui ne pouvaient être renouvelées pendant ces troubles, s'épuisèrent; ce défaut d'une denrée aussi nécessaire, fit avoir recours à l'industrie, et l'on trouva des sources salées à Halle, qui fournirent non seulement aux besoins du Brandebourg, mais encore à ceux des pays voisins.

Les Hollandais formèrent la première colonie qui vint s'établir dans l'Électorat : ils renouvelèrent l'espèce des professionnaires et des artisans; ils formèrent des projets pour la vente des bois de haute futaie, qui se trouvaient en grande abondance, la guerre de trente ans ayant fait de tout le pays une vaste forêt. Sur la vente de ces bois roula ensuite une des branches principales de notre commerce. L'Électeur permit même à quelques familles juives de se domicilier dans ses États; le voisinage de la Pologne rendit leur ministère utile, pour débiter dans ce royaume les rebuts de nos friperies.

Il arriva depuis un événement favorable qui avança considérablement les projets du Grand Électeur : Louis XIV révoqua l'édit de Nantes;257-65 et quatre cent mille Français, pour le moins, sortirent de ce royaume. Les plus riches passèrent en Angleterre et en Hollande; les plus pauvres, mais les plus industrieux, se réfugièrent dans le Brandebourg, au nombre de vingt mille ou environ; ils aidèrent à repeupler nos villes désertes, et nous donnèrent toutes les manufactures qui nous manquaient.

Afin de juger des avantages qui revinrent à l'État par cette colonie, il est nécessaire d'entrer dans le détail de ce qu'étaient nos manufactures avant la guerre de trente ans, et de ce qu'elles de<258>vinrent après la révocation de l'édit de Nantes. Notre commerce roulait anciennement sur la vente de nos grains, du vin, et de nos laines; quelques manufactures de drap subsistaient encore, mais elles n'étaient pas considérables. Il n'y avait, du temps de Jean le Cicéron, que sept cents manufacturiers en drap dans tout le pays. Durant la régence de Joachim II, le duc d'Albe opprimait tyranniquement la liberté des Flamands : la sage Élisabeth, reine d'Angleterre, se prévalut de la sottise de ses voisins, en attirant dans ses États les manufacturiers de Gand et de Bruges; ils y travaillèrent les laines d'Angleterre, et obtinrent qu'on en défendit la sortie. Nos manufacturiers n'avaient fait jusqu'alors de bons draps que par le mélange des laines anglaises avec les nôtres; et comme celles-là vinrent à manquer, nos draps tombèrent. Les électeurs de Saxe, Auguste et Christian, suivirent l'exemple de la reine Élisabeth, en attirant dans leurs pays des ouvriers flamands, qui rendirent leurs manufactures florissantes. Le manque de laines étrangères, la décadence de nos manufactures et l'accroissement de celles de nos voisins, accoutumèrent la noblesse du Brandebourg à vendre ses laines aux étrangers; ce qui détruisit presque entièrement nos fabriques. Jean-Sigismond, pour les relever, défendit l'entrée des draps étrangers dans ses États : mais cette défense devint préjudiciable, à cause que les fabriques du Brandebourg ne pouvaient pas fournir les draps dont le pays avait besoin; ce qui obligeait d'avoir recours à l'industrie des voisins. Il y a grande apparence qu'on aurait imaginé des expédients plus heureux; mais la guerre de trente ans survint, et elle renversa les projets, les manufactures, et l'État.

A l'avénement de Frédéric-Guillaume à la régence, on ne faisait, dans ce pays, ni chapeaux, ni bas, ni serges, ni aucune étoffe de laine : l'industrie des Français nous enrichit de toutes ces manufactures; ils établirent des fabriques de draps, de serges, d'étamines, de petites étoffes, de droguets, de grisettes, de crêpon, de bonnets et de bas<259> tissus sur des métiers, des chapeaux de castor, de lapin et de poil de lièvre, des teintures de toutes les espèces. Quelques-uns de ces réfugiés se firent marchands, et débitèrent en détail l'industrie des autres : Berlin eut des orfèvres, des bijoutiers, des horlogers, des sculpteurs; et les Français qui s'établirent dans le plat pays, y cultivèrent le tabac, et firent venir des fruits et des légumes excellents dans les contrées sablonneuses, qui, par leur soin, devinrent des potagers admirables. Le Grand Électeur, pour encourager une colonie aussi utile, lui assigna une pension annuelle de quarante mille écus, dont elle jouit encore.

Ainsi l'Électorat se trouva plus florissant vers la fin de la régence de Frédéric-Guillaume, qu'il ne l'avait été sous aucun de ses ancêtres; et la grande augmentation des manufactures étendit les branches du commerce, qui roula dans la suite sur nos blés, sur les bois, sur les étoffes et les draps, et sur nos sels. L'usage des postes, inconnu jusqu'alors en Allemagne, fut introduit par le Grand Électeur dans tous ses États, depuis Emmerich jusqu'à Memel. Les villes payaient des taxes arbitraires, qui furent abolies; l'établissement de l'accise les remplaça. Les villes commencèrent à se policer; on pava les rues, et on plaça de distance en distance des lanternes pour les éclairer. Cette police était d'une nécessité indispensable; car les courtisans étaient obligés daller en échasses au château de Potsdam, lorsque la cour s'y tenait, à cause des boues qu'il fallait traverser dans les rues.

Le Grand Électeur, quoique généreux et magnifique pour sa personne, fit des lois somptuaires. Sa cour était nombreuse, et sa dépense se faisait avec dignité : aux fêtes qu'il donna au mariage de sa nièce, la princesse de Courlande,259-a cinquante-six tables de quarante couverts furent servies à chaque repas. L'activité infatigable de ce<260> grand prince donna à sa patrie tous les arts utiles; il n'eut pas le temps d'y ajouter les arts agréables.

Les guerres continuelles et le mélange des nouveaux habitants avaient déjà fait changer les anciennes mœurs; beaucoup d'usages des Hollandais et des Français devinrent les nôtres. Les vices dominants

étaient l'ivrognerie et l'intérêt; la débauche avec les femmes était ignorée de la jeunesse, et les maladies qui en sont les suites étaient inconnues alors. La cour aimait les pointes, les équivoques et les bouffons. Les enfants des nobles se remettaient aux études; et l'éducation de la jeunesse tomba insensiblement entre les mains des Français; nous leur devons encore une douceur dans le commerce, et des manières plus aisées que n'en ont ordinairement les Allemands.

Le changement qui arriva dans cet État après la guerre de trente ans, était universel; les monnaies s'en ressentirent ainsi que tout le reste. Autrefois le marc d'argent était sur le pied de neuf écus dans tout l'Empire, jusqu'à l'année 1651, que les malheurs des temps forcèrent le Grand Électeur d'avoir recours à toutes sortes d'expédients pour fournir aux dépenses de l'État. Il fit publier la même année un édit qui fixait le prix des monnaies courantes; et il fit battre des gros et des fenins pour des sommes considérables, dont la valeur intrinsèque répondait à peu près au tiers de la valeur numéraire de ces espèces. Le prix de cette monnaie étant idéal, elle fut aussitôt décriée, et tomba à la moitié de sa valeur : les vieux écus de bon aloi montèrent à vingt-huit, à trente gros; et de là vient ce que nous appelons l'écu de banque. Pour remédier à ces abus, les électeurs de Brandebourg et de Saxe s'abouchèrent à Zinna,260-66 et ils convinrent d'évaluer les monnaies sur un nouveau pied, moyennant lequel le marc fin d'argent, avec ce qu'on appelle, en style de monnaie, le remède, devait être rendu au public, généralement dans toutes les espèces de monnaies, de l'écu jusqu'au fenin, à dix écus seize gros;<261> depuis, on frappa les florins et les demi-florins; et le prix du marc d'argent demeura fixé à dix écus.

En 1690, Frédéric Ier se concerta avec l'électeur de Saxe et le duc de Hanovre sur les moyens de soutenir la monnaie sur le pied de la convention de Zinna : mais en ayant reconnu l'impossibilité, ils convinrent que l'espèce courante des florins et des huit-gros serait frappée dans leurs États à raison de douze écus le marc; c'est ce qu'on appelle le pied de Leipzig, qui subsiste encore de nos jours.

Toutes les nouvelles colonies que le Grand Électeur avait établies, ne furent véritablement florissantes que sous Frédéric Ier. Ce prince jouit des travaux de son père. Nous eûmes alors une manufacture de haute lisse égale à celle de Bruxelles; nos galons égalèrent ceux de France; nos miroirs de Neustadt surpassèrent par leur blancheur ceux de Venise; l'armée fut habillée de nos propres draps.

La cour était nombreuse et brillante; les espèces y devenaient abondantes par les subsides étrangers; le luxe parut dans les livrées, les habits, les tables, les équipages et les bâtiments; le Roi eut à son service deux des plus habiles architectes de l'Europe, et un sculpteur, nommé Schlüter, aussi parfait dans son art261-a que l'étaient les premiers. Bodt fit la belle porte de Wésel; il donna les dessins du château et de l'arsenal de Berlin; il bâtit la maison de poste au coin du grand pont, et le beau portique du château de Potsdam, trop peu connu des amateurs. Eosander éleva la nouvelle aile du château de Königsberg,261-b et la tour des monnaies, qui fut abattue dans la suite. Schlüter décora l'arsenal de ces trophées et de ces beaux mascarons qui font l'admiration des connaisseurs, et il fit fondre la statue équestre du Grand Électeur, qui passe pour un chef-d'œuvre. Le Roi embellit la ville de<262> Berlin de l'église du Cloître,262-a des Arcades, et de quelques autres édifices encore; et il orna les maisons de plaisance d'Oranienbourg, de Potsdam et de Charlottenbourg par toutes sortes d'augmentations et d'embellissements.

Les beaux-arts, enfants de l'abondance, commencèrent à fleurir : l'Académie des Peintres, dont Pesne, Mayer,262-b Weideman et Leygebe262-c étaient les premiers professeurs, fut fondée; mais il ne sortit de leur école aucun peintre de réputation. Ce qu'il y eut de plus remarquable, et ce qui intéresse le plus les progrès de l'esprit humain, ce fut la fondation de l'Académie royale des Sciences, en 1700. La reine Sophie-Charlotte y contribua le plus : cette princesse avait le génie d'un grand homme et les connaissances d'un savant; elle croyait qu'il n'était pas indigne d'une reine d'estimer un philosophe. On sent bien que ce philosophe dont nous parlons était Leibniz; et comme ceux qui ont reçu du ciel des âmes privilégiées, s'élèvent à l'égal des souverains, elle admit Leibniz dans sa familiarité; elle fit plus, elle le proposa comme seul capable de jeter les fondements de cette nouvelle académie. Leibniz, qui avait plus d'une âme, si j'ose m'exprimer ainsi, était bien digne de présider dans une académie, qu'au besoin il aurait représentée tout seul. Il institua quatre classes, dont l'une de physique et de médecine, l'autre de mathématiques, la troisième de la langue et des antiquités d'Allemagne, et la dernière des langues et des antiquités orientales. Les plus célèbres de nos académiciens furent messieurs Basnage, Bernoulli, la Croze, Guglielmini, Hart<263>soeker, Hermann, Kirch, Römer, Sturm, Varignon, des Vignoles, Werenfels et Wolff; depuis on y reçut messieurs de Beausobre et Lenfant, savants dont les plumes auraient fait honneur aux siècles d'Auguste et de Louis XIV.

Othon de Guericke fleurissait encore à Magdebourg; c'est le même auquel nous devons l'invention de la pompe pneumatique, et qui par une heureuse destinée a rendu son esprit philosophique et inventif263-a héréditaire à ses descendants.

Les universités prospéraient en même temps; Halle et Francfort étaient fournies de savants professeurs : Thomasius, Gundling, Ludewig, Wolff et Stryke tenaient le premier rang pour la célébrité,263-b et faisaient nombre de disciples. Wolff commenta l'ingénieux système de Leibniz sur les monades, et noya dans un déluge de paroles, d'arguments, de corollaires et de citations, quelques problèmes que Leibniz avait jetés peut-être comme une amorce aux métaphysiciens. Le professeur de Halle écrivit laborieusement nombre de volumes, qui, au lieu de pouvoir instruire des hommes faits, servirent tout au plus de catéchisme de dialectique pour des enfants. Les monades ont mis aux prises les métaphysiciens et les géomètres d'Allemagne, et ils disputent encore sur la divisibilité de la matière.

Le Roi fonda même à Berlin une académie pour des jeunes gens de condition, sur le modèle de celle de Lunéville; malheureusement elle ne subsista pas longtemps.

Ce siècle ne produisit aucun bon historien. On chargea Teissier d'écrire l'histoire du Brandebourg : il en fit le panégyrique. Pufen<264>dorf écrivit la vie de Frédéric-Guillaume; et, pour ne rien omettre, il n'oublia ni ses clercs de chancellerie ni ses valets de chambre dont il put recueillir les noms. Nos auteurs ont, ce me semble, toujours péché faute de discerner les choses essentielles des accessoires, d'éclaircir les faits, de resserrer leur prose traînante et excessivement sujette aux inversions, aux nombreuses épithètes, et d'écrire en pédants plutôt qu'en hommes de génie.

Dans cette disette de tout bon ouvrage en prose, le Brandebourg eut un bon poëte; c'était le sieur de Canitz. Il traduisit heureusement quelques épîtres de Boileau; il fit des vers à l'imitation d'Horace, et quelques ouvrages où il est tout à fait original : c'est le Pope de l'Allemagne, le poëte le plus élégant, le plus correct et le moins diffus qui ait fait des vers en notre langue. Communément, en Allemagne, le pédantisme affecte jusqu'aux poëtes : la langue des dieux est prostituée par la bouche de quelque régent d'un collége obscur, ou par quelque étudiant dissolu; et ce qu'on appelle honnêtes gens sont ou trop paresseux ou trop fiers pour manier la lyre d'Horace ou la trompette de Virgile. Monsieur de Canitz, quoique d'une maison illustre, crut que l'esprit et le talent de la poésie ne dérogeait pas : il le cultiva, comme nous l'avons dit, avec succès; il eut une charge à la cour, et puisa dans l'usage de la bonne compagnie cette politesse et cette aménité qui plaît dans son style.

Les spectacles allemands étaient peu de chose : ce qu'on appelle tragédie est communément un monstre composé d'enflure et de basse plaisanterie; les auteurs dramatiques ignorent jusqu'aux moindres règles du théâtre. La comédie est plus pitoyable encore : c'est une farce grossière qui choque le goût, les bonnes mœurs et les honnêtes gens. La Reine entretenait un opéra italien, dont le fameux Buononcini était le compositeur; nous eûmes dès lors de bons musiciens. A la cour il y avait une comédie française, qui donnait dans ses représentations les chefs-d'œuvre des Molière, des Corneille et des Racine.

<265>Le goût du théâtre français passa en Allemagne avec celui des modes de cette nation : l'Europe, enthousiasmée du caractère de grandeur que Louis XIV imprimait à toutes ses actions, de la politesse qui régnait à sa cour, et des grands hommes qui illustraient son règne, voulait imiter la France, qu'elle admirait. Toute l'Allemagne y voyageait : un jeune homme passait pour un imbécille, s'il n'avait séjourné quelque temps à la cour de Versailles. Le goût des Français régla nos cuisines, nos meubles, nos habillements, et toutes ces bagatelles sur lesquelles la tyrannie de la mode exerce son empire. Cette passion, portée à l'excès, dégénéra en fureur; les femmes, qui outrent souvent les choses, la poussèrent jusqu'à l'extravagance.265-67

La cour ne donnait pas tant dans les modes étrangères que la ville; la magnificence et l'étiquette y décoraient l'ennui; on s'enivrait même en cérémonie. Le Roi institua l'ordre de l'Aigle noir, tant pour avoir un ordre comme en ont tous les rois, que pour se procurer à cette occasion une fête, qui ressemble assez à une mascarade. Ce roi, qui avait fondé une académie par complaisance pour son épouse, entretenait des bouffons pour satisfaire à sa propre inclination. La cour de la reine Sophie-Charlotte était toute séparée de l'autre : c'était un temple où se conservait le feu sacré des Vestales, l'asile des savants et le siége de la politesse. On regretta d'autant plus les vertus de cette princesse, que celle qui lui succéda265-68 se livra aux dévots, et passa sa vie avec des hypocrites, race médisante qui verse ses poisons sur la<266> vertu, en sanctifiant ses propres vices. Enfin des adeptes parurent à la cour : un Italien, nommé Caetano, assura le Roi qu'il avait le secret de faire de l'or; il en dépensa beaucoup, et n'en fit point. Le Roi se vengea de sa crédulité sur ce malheureux, et Caetano fut pendu.

L'État changea presque entièrement de forme sous Frédéric-Guillaume : la cour fut congédiée, et les grosses pensions souffrirent une réduction; beaucoup de personnes qui avaient entretenu carrosse, allèrent à pied, ce qui fit dire au public que le Roi avait rendu l'usage des jambes aux perclus. Sous Frédéric Ier, Berlin était l'Athènes du Nord : sous Frédéric-Guillaume, elle en devint la Sparte. Tout ce gouvernement fut militaire : l'augmentation de l'armée se fit, et, dans l'ardeur de ces premiers enrôlements, quelques artisans furent faits soldats; ce qui répandit la terreur parmi les autres, qui se sauvèrent en partie. Cet accident imprévu causa de nouveau un dommage considérable à nos manufactures.

Le Roi porta un prompt remède à ces abus, et il s'attacha avec une attention singulière au rétablissement et aux progrès de l'industrie : il défendit par un arrêt sévère la sortie de nos laines; il établit le Lagerhaus,266-69 magasin d'où l'on avance des laines aux pauvres manufacturiers, qu'ils restituent par leur ouvrage. Nos draps trouvèrent un débit assuré dans la consommation de l'armée, qui fut habillée de neuf tous les ans. Ce débit s'étendit jusques chez l'étranger; la compagnie de Russie fut formée l'année 1725. Nos marchands fournissaient les draps pour toutes les troupes russes; mais les guinées anglaises passèrent en Moscovie, et elles furent bientôt suivies de leurs draps, de sorte que notre commerce cessa. Nos manufactures en souffrirent au commencement; mais d'autres sorties s'ouvrirent. Les ouvriers n'eurent plus assez de nos propres laines : on permit aux Mecklenbourgeois de nous vendre les leurs; et dès l'année 1733, nos manufactures étaient si florissantes, qu'elles débitèrent<267> quarante-quatre mille pièces de drap, de vingt-quatre aunes chacune, chez l'étranger.

Berlin fut comme un magasin de Mars : tous les ouvriers qui peuvent être employés pour une armée, y prospérèrent; et leurs ouvrages furent recherchés par toute l'Allemagne. On établit à Berlin des moulins de poudre à canon; à Spandow, des fourbisseurs; à Potsdam, des armuriers; et à Neustadt, des ouvriers qui travaillaient en ferronnerie et en cuivre.

Le Roi donna des immunités et des récompenses à tous ceux qui s'établiraient dans les villes de sa domination; il ajouta tout le quartier de la Friedrichsstadt à sa capitale, et couvrit de maisons les places qu'avait occupées l'ancien rempart. Il créa la ville de Potsdam,267-70 et il la peupla. Il ne fit pas le moindre bâtiment pour lui-même, mais tout pour ses sujets. L'architecture de son règne est généralement infectée par le goût hollandais; il serait à désirer que les grandes dépenses que ce prince fit en bâtiments, eussent été dirigées par de plus habiles architectes. Il eut le sort de tous les fondateurs des villes, qui occupés par la solidité de leurs desseins, ont la plupart négligé ce qui, avec la même dépense, les aurait embellies et ornées davantage.

Berlin, après son augmentation, reçut une police nouvelle,267-71 sur le pied à peu près de celle de Paris : on établit dans tous les quartiers de la ville des officiers de police; l'usage des fiacres fut institué en même temps; on purgea la ville de ces fainéants qui se nourrissent à force d'importunités; et ces malheureux objets de nos dégoûts et de notre compassion envers lesquels la nature n'a été qu'une marâtre, trouvèrent des asiles dans les hôpitaux publics.

Pendant que tous ces changements se firent, le luxe, la magnificence et les plaisirs disparurent; l'esprit d'épargne s'introduisit dans<268> tous les états, chez le riche comme chez le pauvre. Sous les règnes précédents, beaucoup de nobles vendaient leurs terres pour acheter du drap d'or et des galons; cet abus cessa. Dans la plupart des États prussiens, les gentilshommes ont besoin d'une bonne économie, pour soutenir leurs familles, à cause que le droit de primogéniture n'a point lieu, et que les pères, ayant beaucoup d'enfants à établir, ne peuvent procurer que par leur épargne un revenu honnête à ceux qui, après leur mort, partagent leur maison dans des branches nouvelles. Cette diminution dans la dépense du public n'empêcha pas beaucoup d'artisans de se perfectionner; nos carrosses, nos galons, nos velours, et nos ouvrages d'orfèvrerie, se répandirent par toute l'Allemagne.

Mais ce qu'il y eut de déplorable, ce fut que, pendant qu'on faisait des arrangements si utiles et si grands, on laissa tomber dans une décadence entière l'Académie des Sciences, les universités, les arts libéraux et le commerce. On remplissait mal et sans choix les places qui venaient à vaquer dans l'Académie royale des Sciences; et, par une dépravation singulière, le siècle affectait de mépriser une société dont l'origine était aussi illustre, et dont les travaux tendaient autant à l'honneur de la nation, qu'aux progrès de l'esprit humain.

Pendant que tout ce corps tombait en léthargie, la médecine et la chimie se soutinrent : Pott, Marggraf, et Eller, combinaient et décomposaient la matière; ils éclairaient le monde par leurs découvertes; et les anatomistes obtinrent un théâtre pour leurs dissections publiques, qui devint une école florissante de chirurgie.

Mais la faveur et les brigues remplissaient les chaires de professeurs dans les universités; les dévots, qui se mêlent de tout, acquirent une part à la direction des universités; ils y persécutaient le bon sens, et surtout la classe des philosophes : Wolff fut exilé pour avoir déduit avec un ordre admirable les preuves sur l'existence de Dieu. La jeune noblesse, qui se vouait aux armes, crut déroger en étudiant;<269> et comme l'esprit humain donne toujours dans les excès, ils regardèrent l'ignorance comme un titre de mérite, et le savoir comme une pédanterie absurde.

La même raison fit que les arts libéraux tombèrent en décadence : l'Académie des Peintres cessa : Pesne, qui en était le directeur, quitta les tableaux pour les portraits; les menuisiers s'érigèrent en sculpteurs, et les maçons, en architectes. Un chimiste, nommé Böttger, passa de Berlin à Dresde, et donna au roi de Pologne le secret de cette porcelaine qui surpasse celle de la Chine par l'élégance des formes et la finesse de la diaprure.

Notre commerce n'était pas encore né : le gouvernement l'étouffait, en suivant des principes qui s'opposaient directement à ses progrès. Il n'en faut point conclure que la nation manque de génie propre au négoce. Les Vénitiens et les Génois furent les premiers qui le saisirent : la découverte de la boussole le fit passer chez les Portugais et les Espagnols; il s'étendit ensuite en Angleterre et en Hollande; les Français s'y appliquèrent des derniers, et ils regagnèrent de vitesse ce qu'ils avaient négligé par ignorance. Si les habitants de Danzig, de Hambourg, de Lübeck, si les Danois et les Suédois s'enrichissent tous les jours par la navigation, pourquoi les Prussiens n'en feraientils pas autant? Les hommes deviennent tous des aigles, quand on leur ouvre les chemins de la fortune; il faut que l'exemple les anime, que l'émulation les excite, et que le souverain les encourage. Les Français ont été tardifs, nous le sommes de même; peut-être est-ce que notre heure n'est pas encore venue.

On songeait moins alors à étendre le commerce, qu'à réprimer les dépenses inutiles. Les deuils avaient été autrefois ruineux pour les familles : on donnait des festins aux enterrements; la pompe funèbre était même coûteuse. Toutes ces coutumes furent abolies : on ne drapa plus les maisons ni les carrosses; on ne donna plus de livrées noires; et depuis on mourut à fort bon marché.

<270>Ce gouvernement tout militaire influa dans les mœurs, et régla même les modes : le public avait pris par affectation un air aigrefin; personne, dans tous les Étas prussiens, n'avait plus de trois aunes de drap dans son habit, ni moins de deux aunes d'épée pendues à son côté. Les femmes fuyaient la société des hommes, et ceux-ci s'en dédommageaient entre le vin, le tabac et les bouffons. Enfin nos mœurs ne ressemblaient plus ni à celles de nos ancêtres ni à celles de nos voisins : nous étions originaux, et nous avions l'honneur d'être copiés de travers par quelques petits princes d'Allemagne.

Vers les dernières années de ce règne, le hasard conduisit à Berlin un homme obscur, d'un esprit malfaisant et rusé;270-72 c'était une espèce d'adepte, qui faisait de l'or pour le souverain, aux dépens de la bourse de ses sujets. Ses artifices lui réussirent un temps; mais comme la méchanceté se découvre tôt ou tard, ses prestiges disparurent, et sa malheureuse science rentra dans les ténèbres dont elle était sortie.

Telles ont été les mœurs du Brandebourg sous tous ses différents gouvernements. Le génie de la nation fut étouffé par une longue suite de siècles barbares; il s'éleva de temps en temps, mais il s'affaissa aussitôt sous l'ignorance et le mauvais goût; et lorsque des circonstances heureuses semblèrent favoriser ses progrès, survint une guerre dont les suites funestes anéantirent les forces de l'État. Nous avons vu cet État renaissant de ses cendres; nous avons vu par quels nouveaux efforts la nation parvint à se civiliser; et si ce beau feu n'a jeté que de faibles étincelles, il ne faut qu'un rien pour le faire paraître au grand jour. Comme les semences ont besoin d'un terrain propre pour leur développement, de même les nations demandent un concours de conjonctures heureuses, pour qu'elles sortent de leur engourdissement, et qu'elles reçoivent, pour ainsi dire, une nouvelle vie.

<271>Tous les États ont eu un certain cercle d'événements à parcourir, avant que d'atteindre à leur plus haut degré de perfection : les monarchies y sont arrivées avec une allure plus lente que les républiques, et s'y sont moins soutenues; et s'il est vrai de dire que la forme de gouvernement la plus parfaite est celle d'un royaume bien administré, il n'est pas moins certain que les républiques ont rempli le plus promptement le but de leur institution, et se sont le mieux conservées, parce que les bons rois meurent, et que les sages lois sont immortelles.

Sparte et Rome, qui furent fondées pour être guerrières, produisirent, l'une, cette phalange invincible, l'autre, ces légions qui subjuguèrent la moitié du monde connu. Sparte enfanta les plus illustres capitaines : Rome devint une pépinière de héros. Athènes, à laquelle Solon avait donné des lois plus pacifiques, devint le berceau des arts; à quelle perfection ses poëtes, ses orateurs et ses historiens ne parvinrent-ils point? Cet asile des sciences se conserva jusqu'à l'entière ruine de l'Attique. Carthage, Venise, et même la Hollande, furent par leur institution liées au commerce; et elles le poussèrent et le soutinrent constamment, reconnaissant que c'était le principe de leur grandeur et le soutien de leur État.

Continuons encore cet examen pour un moment : en touchant aux lois fondamentales des républiques, on est sûr de les renverser de fond en comble, à cause que la sagesse des législateurs a formé un tout, auquel les parties du gouvernement tiennent essentiellement; rejeter les unes, c'est détruire les autres, par l'enchaînement des conséquences qui les lient ensemble, et qui en forment un système assortissant et complet.

Dans les royaumes, la forme du gouvernement n'a de base que le despotisme du souverain : les lois, le militaire, le négoce, l'industrie, et toutes les autres parties de l'État, sont assujetties au caprice d'un seul homme, qui a des successeurs qui ne se ressemblent jamais; d'où<272> il s'ensuit, pour l'ordinaire, qu'à l'avénement d'un nouveau prince, l'État est gouverné par de nouveaux principes, et c'est ce qui porte préjudice à cette forme de gouvernement. Il y a de l'unité dans le but que les républiques se proposent, et dans les moyens quelles emploient pour y parvenir; ce qui fait qu'elles ne le manquent presque jamais : dans les monarchies, un fainéant succède à un prince ambitieux; celui-ci est suivi d'un dévot; celui-là, par un guerrier; celui-ci, par un savant; celui-là, par un autre qui s'abandonne à la volupté; et pendant que ce théâtre mouvant de la fortune présente sans cesse des scènes nouvelles, le génie de la nation, diverti par la variété des objets, ne prend aucune assiette fixe. Il faut donc que, dans les monarchies, les établissements qui doivent braver la vicissitude des siècles, aient des racines si profondes, qu'on ne puisse les arracher, sans ébranler en même temps les plus solides fondements du trône.

Mais la fragilité et l'instabilité sont inséparables des ouvrages des hommes; les révolutions que les monarchies et les républiques éprouvent, ont leurs causes dans les lois immuables de la nature : il faut que les passions humaines servent de ressorts, pour amener et mouvoir sans cesse de nouvelles décorations sur ce grand théâtre; que la fureur audacieuse des uns enlève ce que la faiblesse des autres ne peut défendre; que des ambitieux renversent des républiques; et que l'artifice triomphe quelquefois de la simplicité. Sans ces grands bouleversements dont nous venons de parler, l'univers resterait sans cesse le même; il n'y aurait point d'événements nouveaux; il n'y aurait point d'égalité entre le destin des nations; quelques peuples seraient toujours civilisés et heureux, et d'autres, toujours barbares et infortunés.

Nous avons vu des monarchies naître et mourir; des peuples, de barbares qu'ils étaient, se policer et devenir le modèle des nations : ne pourrions-nous pas en conclure, que ces nations ont une révolution semblable, si on ose le dire, à celle des planètes, qui, après avoir<273> parcouru en dix mille ans tout l'espace des cieux, se retrouvent au point d'où elles étaient parties? Nos beaux jours arriveront donc comme ceux des autres; nos prétentions sont d'autant plus justes, que nous avons payé le tribut à la barbarie quelques siècles de plus que les méridionaux. Ces siècles précieux s'annoncent par le nombre des grands hommes en tout genre qui naissent à la fois : heureux sont les princes qui viennent au monde dans des conjonctures aussi favorables! les vertus, le talent, le génie, les emportent, d'un mouvement commun, avec eux, aux choses grandes et sublimes.

<274>

DU GOUVERNEMENT ANCIEN ET MODERNE DU BRANDEBOURG.

Lorsque le Brandebourg était païen, il fut gouverné par des druides, comme toute l'Allemagne l'était anciennement. Sous les Vandales, les Teutons et les Suèves, leurs princes étaient proprement les généraux de la nation : ils s'appelaient Fürsten, ce qui signifie conducteurs. Les empereurs qui domptèrent ces barbares, établirent des gouverneurs de frontières, qu'on nommait Margraves, pour tenir en bride cette nation belliqueuse, et fière de sa liberté. Il nous reste si peu de mémoires de ces temps reculés, que, pour ne point mêler de fables à l'histoire, nous ne ferons mention que du gouvernement de l'Électorat sous les princes de la maison de Hohenzollern.

Du temps que les burgraves de Nuremberg s'établirent dans la Marche, les gentilshommes, devenus sauvages sous les dernières régences, leur refusèrent l'hommage. Cette noblesse, soutenue dans son indépendance par les ducs de Poméranie, devenait redoutable à son souverain : les grandes familles étaient puissantes; elles armaient leurs<275> sujets; elles se faisaient la guerre, et elles détroussaient même les passants sur les grands chemins; des châteaux massifs et entourés de fossés leur servaient de repaires. Ces petits tyrans, ayant partagé entre eux l'autorité légitime, foulaient impunément ceux qui cultivaient les champs; et, comme il n'y avait point de domination assez bien établie pour faire respecter les lois, le pays était dans le désordre et dans la plus affreuse misère. Les grandes familles qui s'élevèrent pendant cette anarchie, furent les Quitzow, les Putlitz, les Bredow, les Holtzendorff, les Uchtenhagen, les Torgow, les Arnim, les Rochow, et les seigneurs de Hohenstein; ce fut à celles-là que l'électeur Frédéric Ier eut affaire.

Quoique Frédéric Ier les soumît, les états restèrent toujours maîtres du gouvernement : ils accordaient les subsides; ils réglaient les impôts; ils fixaient le nombre des troupes, qu'on ne levait que dans les extrémités, et les payaient; on les consultait sur les mesures qu'il convenait de prendre pour la défense du pays; et c'était par leurs avis que s'administraient les lois et la police.

L'histoire nous fournit plus d'un exemple du pouvoir des états. L'électeur Albert Achille devait cent mille florins :275-73 il pria les états de se charger de ce payement. Pour cet effet, ils imposèrent une taxe sur la bière, qu'ils n'accordèrent que pour sept ans;275-a ils la haussèrent dans la suite, et elle devint l'origine de ce qu'on appelle la Landschaft, ou la Banque publique.

Du temps de l'électeur Joachim Ier,275-74 les états levèrent une taxe<276> sur les moulins, sur les censes et sur les bergeries, pour soudoyer deux cents cavaliers que ce prince envoyait à l'Empereur contre les Infidèles.

Sous l'électeur Joachim II, le crédit des états était si puissant, qu'ils dégagèrent quelques bailliages sur lesquels ce prince avait contracté des dettes, à condition que ni lui ni ses successeurs ne pourraient dorénavant emprunter dessus, ni les aliéner. L'Électeur les consultait sur toutes les affaires, et leur promit même de ne rien entreprendre sans leur consentement. Les états entrèrent en correspondance avec Charles V, et lui marquèrent qu'ils ne trouvaient pas à propos que l'Électeur se rendît à la diète de l'Empire; aussi Joachim II se dispensa-t-il de ce voyage.

Jean-Sigismond et George-Guillaume276-75 conférèrent avec eux sur le sujet de la succession de Juliers et de Berg, et les états nommèrent quatre députés qui suivirent la cour, tant pour lui servir de conseil, que pour être employés à des négociations, et à l'usage que les circonstances pourraient demander pour le service de ces princes.

George-Guillaume consulta les états pour la dernière fois,276-76 pour savoir s'ils trouvaient bon que l'Électeur fît alliance avec les Suédois, en leur remettant ses places, ou s'il devait suivre le parti de l'Empereur. Depuis, Schwartzenberg, ministre tout-puissant d'un prince faible, attira à sa personne toute l'autorité du souverain et des états : il imposa des contributions de sa propre autorité; et il ne resta aux états, de cette puissance dont ils n'avaient jamais abusé, que le mérite d'une soumission aveugle aux ordres de la cour.

Les électeurs n'avaient eu d'autre conseil que les états jusqu'au règne de Joachim-Frédéric : ce prince forma un conseil composé du<277> ministre de la justice, du ministre des finances, de celui qui avait les affaires de l'Empire, et du maréchal de la cour; un statthalter y présidait. De ce conseil émanaient toutes les sentences en dernier ressort, les ordres tant au civil qu'au militaire, les règlements de la police; et c'était lui également qui dressait l'instruction des ministres qui étaient employés à des cours étrangères. Lorsqu'un voyage ou la guerre obligeait l'Électeur à quitter ses États, ce conseil exerçait les fonctions de la souveraineté : il donnait des audiences aux ministres étrangers; il avait, en un mot, le même pouvoir que la régence d'une minorité pendant la tutelle d'un prince.

Le pouvoir du premier ministre et du conseil était presque illimité; le comte de Schwartzenberg, sous George-Guillaume, avait augmenté son autorité au point qu'elle était pareille à celle des maires du palais du temps des rois de France de la première race; mais l'abus énorme qu'il en fit, dégoûta l'électeur Frédéric-Guillaume de tout premier ministre. Nous voyons, par les règlements que ce prince donna,277-77 qu'il distribua à chacun de ses ministres des départements différents, et qu'il établit dans chaque province deux conseillers, pour régler les affaires qui la concernaient, et en rendre compte.

Frédéric-Guillaume résida à Königsberg-en-Prusse pendant les premières années de sa régence; et il pourvut le conseil qu'il laissa à Berlin d'amples instructions relatives au temps et aux circonstances où il se trouvait : les troupes recevaient leurs ordres des plus anciens généraux qui se trouvaient dans la province; et les gouverneurs des places les recevaient immédiatement de sa personne.

A la mort du chancelier Götze, cette dignité fut supprimée, et le baron de Schwerin devint premier président du conseil.277-a Les dépar<278>tements se trouvèrent partagés, de sorte que tout ce qui était du ressort des lois se portait au conseil de la justice, qui avait un président à sa tête; la juridiction des officiers de la cour dépendait du capitaine du château; les finances du prince se trouvaient administrées par la chambre des domaines, qui était partagée en différents départements; le baron de Meinders et, après lui, le sieur de Jena en eurent la direction générale.

Un consistoire, composé moitié de prêtres, moitié de laïques, gouvernait les affaires ecclésiastiques. Outre ces colléges susmentionnés, la chancellerie des fiefs décidait de toutes les affaires féodales.

Les choses restèrent à peu près sur le même pied sous le règne de Frédéric Ier,278-78 avec cette différence qu'il se laissa sans cesse gouverner par ses ministres : Danckelman, qui avait été son précepteur, devint maître de l'État; après sa disgrâce, le comte de Wartenberg succéda à sa faveur et à son pouvoir; Kameke aurait de même succédé au grand chambellan, si la mort du Roi n'avait mis fin à sa faveur naissante.

Frédéric-Guillaume II278-79 changea toute la forme de l'État et du gouvernement : il limita le pouvoir des ministres; et de maîtres qu'ils avaient été de son père, ils devinrent ses commis.

Les affaires étrangères furent remises aux sieurs d'Ilgen et de Knyphausen : ces ministres conféraient avec les envoyés, et entretenaient la correspondance avec les ministres prussiens dans les différentes cours de l'Europe; ils étaient chargés surtout des affaires de l'Empire, des limites de l'État et des droits de la maison. Le sieur de<279> Cocceji, ministre d'État, eut la direction générale de la justice, et faisait la charge de chancelier : sous lui, le sieur d'Arnim avait le département des appels et de la justice civile de Prusse et de Ravensberg; et le sieur de Katsch fut mis à la tête de la justice criminelle.

Le sieur de Printzen, grand maréchal de la cour, devint président du consistoire supérieur, et fut chargé de l'inspection des universités, des fondations pieuses, des canonicats, et des affaires des juifs.

Les finances étaient, des parties du gouvernement, celle qui avait été le plus négligée : le Roi y fit des arrangements tout nouveaux; il établit le grand directoire en 1724. Ce collége279-a est divisé en quatre départements, à la tête de chacun desquels est un ministre d'État. La Prusse, la Poméranie et la Nouvelle-Marche, avec les postes, formèrent le premier département, qu'eut le sieur de Grumbkow. L'électorat de Brandebourg, le duché de Magdebourg, le comté de Ruppin, et le commissariat de guerre, formèrent le second département, qu'eut le sieur de Kraut. Les États du Rhin et du Wéser, avec les salines, furent le partage du troisième, qu'eut le sieur de Görne; et le quatrième eut la direction de la principauté de Halberstadt, du comté de Mansfeld, des manufactures, du papier timbré et des monnaies : il échut au sieur de Viereck.

Le Roi combina le commissariat avec les finances. Autrefois ces colléges occupaient quarante avocats, pour soutenir les procès qu'ils se faisaient, en négligeant les affaires pour lesquelles ils étaient préposés : depuis leur réunion, ils travaillèrent d'un commun accord au bien de l'État.

Sous ces départements principaux, le Roi établit dans chaque province un collége de justice et un collége de finance, subordonnés<280> aux ministres. Les ministres des affaires étrangères, ceux de la justice et ceux des finances, faisaient journellement leur rapport au Roi, qui décidait en dernier ressort de toutes les affaires. Pendant tout son règne, il ne parut pas la moindre ordonnance qu'il n'eût signée de sa main, ni la moindre instruction dont il ne fût l'auteur.

Il déclara tous les fiefs allodiaux, moyennant une certaine redevance annuelle, que les propriétaires payèrent à l'État. Frédéric-Guillaume employa quatre millions cinq cent mille écus au rétablissement de la Lithuanie; il mit six millions pour rebâtir les villes de ses États, augmenter Berlin, et fonder Potsdam; et il acheta pour cinq millions de terres, qu'il ajouta à ses domaines.


10-2 En 1445 [1454], pour cent mille [quarante mille] florins d'or. [Voyez Gercken, Cod. dipl. t. V, p. 261, 262.]

10-a 1466.

10-b 1449.

10-c D'après le traité de Soldin, conclu en 1466, l'Électeur prit les titres de « Stettinensis, Pomeraniae, Cassuborum, Slavorum et ceterorum Dux. » Quant aux titres de duc de Mecklenbourg, de Vandalie, de Schwerin et de Rostock, ils ne furent pris que par le roi Frédéric Ier, en 1708.

10-d 1470.

100-24 Après la bataille de Saint-Gotthard.

101-a A Ratisbonne; la durée en fut fixée à vingt ans.

105-a 29 avril (9 mai, nouveau style).

105-b Louise-Henriette, première femme du Grand Électeur, porte sur toutes les médailles, ainsi que dans les oraisons funèbres, le simple nom de Louise, qu'elle-même a aussi toujours signé.

105-c Les enfants du Grand Électeur ne sont pas tous mentionnés ici; et la naissance de Marie-Amélie est antérieure à celle d'Elisabeth-Sophie.

110-a Le banquier Samuel Bernard laissa à sa mort, arrivée en 1739, la somme de trente-trois millions de livres. Il n'est rapporté nulle part qu'il ait fait banqueroute; mais, dans les embarras financiers amenés par la guerre de succession, flatté et touché à la fois de l'affabilité du Roi à son égard, il donna de plus grandes sommes que ne lui en avait demandées le ministre des finances Desmarest. Il dit à cette occasion « qu'il aimait mieux risquer sa ruine, que de laisser un tel monarque dans l'embarras. »

112-25 En qualité d'électeur.

112-a 1 (11, nouv. style) juillet.

112-b Le Roi fait ici allusion à la légèreté avec laquelle le baron de Pöllnitz traite l'histoire dans ses Nouveaux Mémoires, de 1737, où il a répété témérairement, t. I, p. 6, la fable du poison donné au Prince électoral par sa belle-mère. Le Roi avait déjà vertement tancé le baron dans le Congé qu'il lui adressa de Potsdam, le 1 avril 1744.

113-a L'original de ce testament se trouve à Vienne, mais la copie vidimée en est conservée à Berlin. Il est daté de Potsdam, le 16 janvier 1686, et fut envoyé à Vienne le 21-31 janvier, pour obtenir confirmation de l'Empereur; elle lui fut accordée le 10 avril 1686. Nous donnons ici les trois dates exactes, telles que nous les ont fournies les documents.

114-a Le Bas-Rhin.

114-b 2, vieux style.

116-a Le margrave Louis de Baden.

117-a Ce mémoire du père Vota, écrit tout entier de sa main, se trouve dans le premier des vingt volumes in-fol. des Actes de la couronne, à Berlin, aux archives secrètes de l'Etat. Charles-Maurice Vota, originaire de Venise, était alors à Berlin.

118-a Danckelman ne paraît pas s'être opposé à ce que le titre de roi fût conféré à Frédéric III; car deux mois après sa disgrâce, il fut accusé par de Fuchs, son ancien collègue, dans une lettre autographe, datée du 30 janvier (vieux style) 1698, et adressée à l'Électeur, d'avoir employé auprès de lui des sollicitations continuelles tendant à obtenir de la cour impériale que la Prusse fût élevée au rang de royaume, ce que de Fuchs regardait comme tout à fait impossible.

119-a D'Ost-Frise.

12-a Cinquante-six.

12-b Gräfenberg.

121-a L'abbé Melchior de Polignac ne reçut le chapeau de cardinal qu'en 1713.

121-b Le bailliage de Pétersberg près de Halle.

121-c Les joyaux polonais dont il est ici question, furent remis, le 1er février 1700, au lieutenantgénéral brandebourgeois de Brandt; ils furent transportés, en 1741, de Pillau à Berlin, par les dragons de Möllendorff, et par le général de cavalerie de Buddenbrock, à qui le soin en avait été confié, et qui en reçut décharge en 1743.

122-a Au second fils du Dauphin.

125-a Le château de Lietzenbourg, bâti par le célèbre André Schlüter, et inauguré en 1696, le jour de naissance de l'Électeur, ne reçut le nom de Charlottenbourg que le 5 avril 1705, époque à laquelle le monarque, en mémoire de son épouse, la feue reine, accorda les droits de ville à ce château, ordonnance qui se trouve expressément répétée dans le testament du Roi, daté du 5 mai de la même année.

125-b Le siége de Riga traînant en longueur, Auguste II saisit un prétexte pour se retirer sans honte, le 9 septembre 1700.

127-a Léopold, prince régnant d'Anhalt-Dessau, alors lieutenant-général.

129-a Sophie-Charlotte n'a jamais été en Italie; et quant à son voyage de France, elle le fit à l'âge de onze ans, accompagnée seulement de sa mère. Elles arrivèrent le 22 août 1679 chez l'abbesse de Maubuisson, sœur de la duchesse Sophie de Hanovre, dans le couvent de Maubuisson, près Paris, où elles passèrent deux mois; mais il ne fut jamais question de marier Sophie-Charlotte à un prince français, car le Dauphin était fiancé depuis plusieurs années avec une princesse de Bavière, qu'il épousa le 7 mars 1680, et dont il eut, en 1682, le duc de Bourgogne.

13-3 La ville de Nuys est dans l'électorat de Cologne.

13-a L'Auteur a trouvé le nom de ce chroniqueur anglais dans le grand Dictionnaire historique de Moréri, art. Tournois.

133-a Le sieur Marschall de Bieberstein.

136-a C'est à Marienwerder qu'eut lieu, en octobre 1709, l'entrevue entre Frédéric Ier et Pierre le Grand. La peste avait éclaté en septembre à Königsberg; et dès le mois de novembre, la ville était entièrement cernée par un cordon sanitaire.

137-a Albert-Conrad, comte Finck de Finckenstein, alors lieutenant-général.

138-26 Directeurs des finances.

138-a C'est en 1710 qu'Ernest-Bogislas de Kameke, ministre d'Etat, amena la chute du comte de Wartenberg, en affermant à terme les bailliages et domaines royaux, qui auparavant étaient héréditaires; il fut secondé par le colonel Paul-Antoine de Kameke.

14-a Le Roi a emprunté ce qu'il dit ici des tournois du grand Dictionnaire historique de Moréri, art. Tournois; mais après les mots Eugène III, au concile de Latran, il a omis ceux-ci « tenu l'an 1179 », et le nom de « Clément V » devant en 1313. Quant à Moréri lui-même, dans l'édition d'Amsterdam de 1740, comme dans celle de Paris de 1759, le passage Eugène III, au concile de Latran, tenu l'an 1179, est inexact; il devrait y avoir Alexandre III, car Eugène III mourut en 1153.

141-27 L'an 1751.

143-a On ne connaît aucun livre de prières composé par Frédéric Ier; il existe seulement une pièce détachée, qui a pour titre : Ein Königliches Gebet, welches Seine Königliche Majestät Friedrich, der erste christliche König in Preussen, am dritten Tage nach Dero Krönung und Salbung selbst gemacht, und eigenhändig aufgesetzt, auf allergnädigsten Befehl wieder aufgeleget. (Prière royale, que sa majesté royale Frédéric, premier roi chrétien de Prusse, a composée lui-même trois jours après son couronnement et son sacre, et écrite de sa propre main; publiée de nouveau par son très-gracieux commandement.) 1708, 14 pages in-8.

145-a Le 4 d'août, vieux style.

15-a Ansbach.

15-b Baireuth.

15-c L'Électeur n'abdiqua pas; il se déchargea seulement des soins du gouvernement sur son fils aîné.

15-d C'était le second fils.

15-e Il faut lire : « le père de ce George le Pieux. » Voyez, Rentsch, p. 127 et 131.

150-a Le bailliage de Biegen, auprès de Francfort.

151-28 Vollrath, qui en était en possession, vint à mourir, et avec lui s'éteignit sa race.

151-a Fribourg. C'est le marquis d'Asfeld qui prit Philippsbourg, en 1734.

153-a Charles atteignit, le 3 novembre 1714, la ville valaque de Pitescht. C'est de là que, le 6, il entreprit son audacieux voyage de deux cent quatre-vingt-six milles : dans la nuit du 21 au 22 novembre, il arriva aux portes de Stralsund, après seize jours de course.

156-a Le Roi rapporte aussi dans l'Histoire de mon temps, que cet officier contribua fortement à la prise de Stralsund, tandis que selon les autres sources, Hilmar Curas, Morgenstern, Seckendorff, Fassmann, Pöllnitz, et les journaux de siége de ce temps, tout l'honneur de ce fait revient à l'adjudant général, lieutenant-colonel de Köppen. Frédéric-Guillaume récompensa ce dernier d'une manière extraordinaire, en le nommant, le 8 novembre, lendemain du jour de cette action, colonel et chambellan en service ordinaire, et joignant à cette distinction la capitainerie de Stettin et de Jasenitz.
Le colonel Maximilien-Auguste de Köppen est mort le 11 avril 1717; il avait été anobli vers 1712.
Gaudi périt en 1745, au combat de Habelschwerdt, ayant le grade de colonel.

158-a Le comte Henri-Frédéric-Christian de Wartensleben, fils aîné du feld-maréchal, naquit le 15 juillet 1694, et fut tué devant Stralsund le 18 décembre 1715, major au régiment d'infanterie de Finckenstein. Il n'a jamais été colonel des gendarmes. La Fährschanze fut occupée le 17 novembre.

158-b Le 23.

159-a Le roi Frédéric-Guillaume Ier reçut la prestation de foi et hommage à Königsberg, le 11 septembre 1714.

161-a Il faut lire : « Auprès de Péterwardein (5 août 1716), et pris Témeswar (13 octobre). »

164-a Ulrique-Éléonore.

169-a Clément fut pendu à Berlin le 18 avril 1720.

17-a Il n'est pas certain que Jean, duc de Sagan, ait été fait prisonnier dans le Brandebourg par Jean le Cicéron. Il fit sa paix avec l'Électeur, à Camenz, en 1482; et ce fut en juillet 1472 qu'il laissa mourir de faim son frère Balthasar, alors détenu à Priebus dans une tour qui depuis porta le nom de Tour de la faim.

172-a Cet arrêt ne date pas du 2 août 1719, mais bien du 27 février 1720.

173-a Le Roi veut dire la paix d'Utrecht, qui fut conclue en 1713.

174-a Charles-Louis comte de Truchsess-Waldbourg, général-major.

178-a Feld-maréchal comte Scheremetjeff.

180-a Le 26 juin 1725, les états du duché de Courlande choisirent le comte Maurice de Saxe pour successeur présomptif du duc Ferdinand, qui ne mourut que le 4 mai 1737, à Danzig : ainsi Maurice n'a jamais été véritablement duc de Courlande.

181-a Le comte Seckendorff arriva à Berlin le 25 juin 1726, et le 12 octobre de la même année il avait déjà négocié le traité de Wusterhausen. Le 23 décembre 1728, il arrangea définitivement le traité secret de Berlin. C'est ce traité que le Roi paraît avoir eu présent à l'esprit, lorsqu'à propos des différends survenus, en 1729, entre la Grande-Bretagne et la Prusse, il dit, à la page qui suit : « A peine ce traité fut-il conclu, etc. »

184-29 Vingt-trois mille hommes.

184-a Radewitz.

19-a Joachim Ier naquit le 21 février 1484 : lorsque son père mourut, le 9 janvier 1499, il n'avait donc pas encore atteint sa quinzième année. Il ne mourut pas en 1532, mais le 11 juillet 1535. Le margrave Jean n'hérita pas Storkow, mais bien Cottbus et Peitz.

190-a L'accise, introduite pour la première fois en Angleterre durant les guerres civiles de 1643, fut conservée à la restauration, et par la suite augmentée peu à peu. Les principales marchandises sujettes à l'accise furent premièrement le malt, le sel et l'eau-de-vie. Sir Robert Walpole voulait qu'on imposât surtout le vin et le tabac; mais, dans son discours du 14 mars 1733, il ne parla que du tabac.

194-a L'archevêque comte de Firmian.

195-a Aucune histoire de Courlande ne parle d'une seconde élection du comte Maurice de Saxe, mais seulement de ses efforts infructueux à faire valoir ses prétentions sur le duché.

197-a Mort en 1736, le 21 avril.

199-a Le royaume de Servie et la Valachie autrichienne.

199-b Le comte Neipperg était en prison à Raab.

2-a Cet aperçu généalogique de la maison de Hohenzollern, du IXe siècle au XIIIe, est tiré des anciens auteurs, mais reproduit inexactement.

2-b Rentsch, Brandenburgischer Ceder-Hein, p. 293.

2-c Il faut lire : « Ce burgrave rendit des services importants aux empereurs Albert et Henri VII, mais principalement à Louis de Bavière, dans la guerre que celui-ci fit à Frédéric d'Autriche (en 1322). »

2-d La paix de Teschen, article XI, rompit ce lien féodal, dont l'origine remonte certainement à un temps beaucoup plus reculé que la bataille de Mühldorf.

2-e 1334, 1357 et 1361, sont les dates de la mort de Conrad IV, de Jean II et d'Albert (l'unique burgrave de ce nom), et non pas celles du commencement de leurs règnes.

20-4 L'an 1415, sous le pape Jean XXIII.

200-a Ce traité fut conclu à la Haye, le 5 avril 1739, entre l'ambassadeur français, le marquis de Fenelon, et l'ambassadeur de Prusse, Abraham-George Luiscius. Il consistait en cinq articles, plus trois articles secrets.

200-b Le 28 novembre 1706.

200-c Frédéric-Henri-Louis.

201-a Dans la dissertation qui suit ici, intitulée Du militaire, l'Auteur dit que l'armée était forte de soixante-douze mille hommes, et au commencement de l'Histoire de mon temps, il parle de soixante-seize mille hommes : aucun de ces chiffres n'est exact. Il résulte d'un rapport officiel du général de Massow, du 10 janvier 1748, adressé au Roi, qu'elle se montait à quatre-vingttrois mille quatre cent soixante-huit hommes, y compris l'Unterstab, qui comptait mille cent seize personnes. L'Unterstab, dénomination qui pourrait se traduire par sous-état-major, se composait d'individus non-combattants attachés au régiment : c'étaient le médecin, l'aumônier, le juge et le payeur.

204-30 Sebaldus, Chronique.

204-a Isaac de Kracht, en 1610.

205-a Hildebrand de Kracht, fils du colonel Isaac de Kracht.

205-b Maurice-Auguste de Rochow.

205-c M. de Hertzberg nomme cet officier Mengzey, dans les matériaux historiques qu'il rassembla pour le Roi sur le militaire du Brandebourg.

206-a Conrad Burgsdorff, colonel.

206-b Didier Kracht, colonel.

206-c Hermann Goldacker.

206-d Hartmann Goldacker.

206-e Ce colonel Rochow appartient à l'infanterie, et doit être rangé entre Volckmann et Trotha.

207-a En 1651.

207-b M. de Hertzberg nomme ces trois officiers Bissürt, comte de Hanau, et Maillard.

207-c Le Roi a tiré le chiffre de l'effectif de l'armée en 1655, du Theatrum europaeum. t. 7, p. 806; cependant il a omis, d'après Manteuffel, le régiment Lesgewang, fort de huit cents hommes de cavalerie : de là vient que son chiffre total n'est pas d'accord avec celui de quinze mille deux cents, donné par le Theatrum europaeum.

207-d George-Frédéric comte de Waldeck, alors lieutenant-général.

207-e George-Henri de Wallenrodt, colonel.

208-a Christoph-Frédéric de Dobeneck, colonel.

208-b Jonas baron d'Eulenbourg, colonel.

208-c Bawyr.

208-d Görtzke.

209-a D'après le vœu des villes, l'accise fut introduite au lieu de la contribution, le 1er juin 1667; Joachim-Ernest de Grumbkow n'était alors encore que capitaine. Il quitta le service militaire en 1678, devint commissaire-général de la guerre le 21 décembre 1679, et conseiller d'État actuel ou ministre le 4 septembre 1684. C'est par les ordonnances de 1680 et de 1684 qu'il eut le mérite de régler l'accise.

21-a Sigismond.

212-a Görtzke.

212-b C'est Treffenfeldt, et non pas Görtzke, qui battit les Suédois auprès de Splitter : Görtzke vainquit le feld-maréchal Horn entre Schanzenkrug et Coadjuthen. Ces deux faits sont rapportés plus haut avec exactitude.

215-a Lüdecke-Ernest de Schöning, général-major et commandant de la garde à pied depuis 1689, fut à la vérité nommé gouverneur de Magdebourg le 23 mai (2 juin) 1691, mais il n'est jamais entré en fonctions : au lieu de se rendre à Magdebourg, il suivit son cousin Hans-Adam de Schöning, en qualité de lieutenant-général, au service de l'électeur de Saxe, après la campagne du Rhin de 1692.

216-a Philippe-Charles comte de Wylich et Lottum, promu au grade de feld-maréchal en 1713, ne mourut qu'en 1719 : c'est le général-major Daniel de Tettau qui fut tué à la bataille de Malplaquet.

216-b A la tête des gendarmes.

217-a 1715.

217-b 1718.

217-c Le général Wuthenow.

217-d Le régiment de porcelaine était autrefois le sixième régiment de dragons; il forme aujourd'hui le troisième et le quatrième de cuirassiers, et le premier de dragons. Frédéric-Guillaume Ier offrit au roi de Pologne une collection de porcelaines précieuses et de morceaux d'ambre jaune, en échange de six cents cuirassiers et dragons, qui avaient été tirés de l'année saxonne. Ce régiment fut livré le 1er mai 1717 au général-major de Wuthenow, à Barulh.

217-e 1723.

217-f Ces bataillons appartenaient depuis leur création aux généraux de Raders et de Lilien.

218-a Glasenapp.

218-b Prince d'Anhalt-Dessau.

218-c Leps.

218-d Margrave Henri.

218-e Prince d'Anhalt-Zerbst.

218-f Prince d'Anhalt-Dessau.

218-g Margrave Frédéric.

218-h Prince d'Anhalt-Dessau.

22-5 Voyez le Dictionnaire de Moréri [édit. d'Amsterdam, 1740], art. Calvin.

222-a La cavalerie prussienne se distingua à la première rencontre qui eut lieu près de Höchstädt, sous les ordres du général de Natzmer; elle se comporta d'une manière plus brillante encore à la bataille de Blenheim. sous les ordres du prince héréditaire Frédéric de Hesse-Cassel; mais le prince de Dessau a été accusé d'avoir négligé la cavalerie, qui néanmoins contribua beaucoup à sa victoire de Kesselsdorf.

224-a César, dans La Guerre des Gaules, livre VI, chapitre 18, dit seulement : « Les Gaulois se vantent d'être descendus de Pluton; » la fin de cet alinéa a été puisée parle Roi dans la Germanie de Tacite, chapitre 2.

225-31 Valentin ab Eickstet.

225-32 Olaus, Arnkiel.

225-33 Orose et Grégoire de Tours.

225-a Tacite, dans son livre De la Germanie, chap. 10, parle en effet des chevaux blancs dont il est ici question, mais il ne dit rien d'un cheval noir, en parlant, au chap. 40, de la déesse Hertha.

227-34 Annales de Magdebourg.

227-35 Lindenbrog.

227-a Angelus rapporte, conformément au récit de Christophe Entzelt, qu'on a fait dériver le nom de Soltwedel de celui du dieu Sol, adoré, dit-on, par les anciens habitants du lieu, qui étaient païens. Dans Angelus, il n'est pas question de Sonnenbourg; mais l'Enchaînure, après avoir parlé des Saxons, de leurs dieux, de leurs idoles, et en particulier de la colonne d'Irmen, dit, p. 8 : « Ils avaient, outre cela, le dieu Sol, Sonne, dont la ville de Sonnenbourg a pris son nom. » Le Roi a souligné le passage de sa propre main, en y ajoutant le mot Religion.

227-b Le Roi veut dire Pomarius.

228-36 Freinshemius [Trithemius] et Schmidt.

228-a L'Auteur veut dire Stapletonus. Thomas Stapletonus, Tres Thomae. Coloniae Agrippinae, 1612, in-8, p. 12. Heinrich Schmidt, Einleitung zur Brandenburgischen Kirchen-Historie. Berlin, 1740, in-4, p. 3.

229-37 Dans le VIIIe siècle.

229-38 Henri Meibomius.

229-39 Angelus.

229-a 949 et 946.

23-a Entre le règne de Léon X et celui de Clément VII il y eut encore celui d'Adrien VI, mort en 1523.

23-b 27 février 1531.

230-40 Lockelius.

231-41 1249. Annales de Brandebourg. [Le Roi parle du sang de Zehdenick; mais il rend le nom inexactement par celui de Belitz, ville où, selon Angelus, se trouvait, l'année 1247, un autre sang merveilleux.]

231-42 1270. [On ne voit pas à quoi cette date se rapporte.]

232-43 Cramer, Baronius, Lockelius.

232-44 Lockelius; Annales de Brandebourg. [L'année 1501.]

234-45 L'an 321 [325].

234-46 Origène et Saint-Justin n'étaient pas de ce sentiment; ce dernier dit, dans son Dialogue [Francof. ad Viadr. 1686. Fol.], p. 316, que la grandeur du Fils n'approche pas de celle du Père.

234-47 Tenu l'année 400.

235-48 Tenu en 781 [787].

235-49 En 1545.

238-50 Lockelius; Annales de Brandebourg. [Ces auteurs ne parlent pas de discours éloquents prononcés par Joachim II; mais Angelus fait mention des trois discours que l'électeur Joachim Ier prononça à la diète d'Augsbourg, en 1530.]

239-a Hartknoch, Preussische Kirchen-Historie, p. 524.

239-b En 1645.

239-c En 1548.

24-6 Ambassadeur de l'Empereur à Berlin. [Le duc d'Albe n'a pas été ambassadeur impérial à Berlin; et ce n'est pas contre lui que l'Électeur se laissa emporter jusqu'à vouloir le frapper de son épée, mais bien contre Granvelle, évêque d'Arras, à l'occasion des événements de Halle.]

24-a Jean, margrave de Cüstrin, refusa de la manière la plus formelle de se conformer à l'Intérim. L'Électeur, son frère, convoqua au contraire les ecclésiastiques à Berlin, pour le leur faire signer. Cela donna lieu à beaucoup de mouvements divers. Leuthingeri opera, ed. Krausii, p. 218.

240-a On ne peut établir sur aucun témoignage authentique qu'une sorcière ait été brûlée en 1708; de plus, Thomasius commença déjà en 1701 sa polémique contre les procès de sorcellerie, qui furent restreints, en Prusse, par la sage ordonnance du 13 décembre 1714.

241-51 La communauté des biens et l'égalité des conditions : on dit même qu'ils lisent également des femmes dans leurs assemblées.

241-a François de Pâris, diacre de la paroisse de Saint-Médard à Paris, mort le 1er mai 1727, était un prêtre jésuite, qui hâta sa mort par des mortifications volontaires; il passait alors pour un saint, et l'on croyait généralement que des miracles avaient lieu sur son tombeau.

241-b Cet abbé avait une jambe plus courte que l'autre; et, pour l'allonger, il allait gambader sur le tombeau du diacre Pâris. Ce fut lui qui le premier eut des convulsions, en 1731. Arrêté et mis à Saint-Lazare en février 1732, il ne recouvra sa liberté que le 5 avril de la même année.

248-52 A six milles de Berlin.

248-53 Imprimées en 1595.

248-a Cette date est bien certainement une erreur de transcription, car Angelus, dont les Annales furent composées en 1595, et imprimées en 1598, donne l'an 3555 comme la date de la fondation de Brandebourg.

249-54 Hoterus et Wenceslas [Witislas].

249-55 En 781 [789].

249-56 En 928 [927].

249-57 Lockelius, en 1364.

249-a Ces indications de prix sont tirées de l'Enchaînure, année 1280; mais il faut lire : « un boisseau de froment coûtait vingt-huit fenins ou liards, un boisseau de seigle, dix fenins, » etc.

250-58 En 1373.

250-a Holtzendorff.

251-59 En 1495 [1506].

252-60 Lockelius.

253-61 En 1562, convoquée par l'empereur Ferdinand pour l'élection d'un roi des Romains.

253-62 Lockelius.

253-a Hedwige.

254-63 Lockelius.

254-64 L'Électeur, disent les Annales, mit la tête hors d'une lucarne, et cria à l'artificier : « Maître Jean, boute quand je sifflerai. » [D'après les Annales d'Angelus, le feu d'artifice dont il est question ici, n'eut pas lieu à la naissance du prince électoral Joachim-Frédéric, mais bien le 14 décembre 1592, à l'occasion du baptême du margrave Sigismond, qui était le vingt et unième enfant de l'Électeur.]

255-a L'université de Halle ne fut fondée qu'en 1694, et la Société fructifiante (Die fruchtbringende Gesellschaft) se forma à Weimar en 1617.

256-a On lit à la p. 145 de l'Enchaînure, dont le Roi a tiré les prix indiqués ici : « Deux bœufs de Pologne coûtaient 100 Rthlr. »

257-65 En 1684 [1685].

259-a La princesse Louise-Élisabeth épousa Frédéric II, landgrave de Hesse-Hombourg; le mariage fut célébré le 23 octobre 1670.

26-a Le partage eut lieu en effet entre Christian et Joachim-Ernest, le second et le troisième fils de l'électeur Jean-George; mais ils n'entrèrent en possession de Baireuth et d'Ansbach qu'après l'extinction de la branche aînée de Franconie. Ce fut le résultat du pacte de famille qui avait été conclu à Géra, en 1598, par leur frère aîné, l'électeur Joachim-Frédéric.

260-66 En 1667.

261-a Schlüter fut en même temps excellent architecte : c'est lui qui bâtit à Berlin la plus grande partie du château, l'hôtel des postes au coin du grand pont, et la tour des monnaies, qui fut abattue dans la suite.

261-b Charlottenbourg.

262-a Le roi Frédéric Ier n'a pas fait bâtir la vieille église du couvent des franciscains, qui fut construite en 1271, mais l'église paroissiale de la rue du Cloître, dont il posa lui-même la première pierre le 15 août 1695. La Stechbahn (les Arcades) a été bâtie par Jean de Bodt, en 1702.

262-b Au lieu de Mayer, il Faut lire Werner. Cet artiste naquit à Berne en 1637, et était alors très-estimé à Paris comme peintre d'histoire et de portraits. Il fut appelé à Berlin en 1695, où il fut investi, pour la première fois, l'an 1697, du rectorat de l'Académie des Arts, nouvellement fondée.

262-c Paul-Charles Leygebe, peintre de la cour, était fils du célèbre Godefroi Leygebe, mort à Berlin en 1683, et qui avait si admirablement ciselé en fer la victoire du Grand Électeur sur la Chimère.

263-a Il est difficile de reconnaître à quoi ces mots ont trait; car bien que nous sachions d'une manière certaine que le père et le fils d'Othon de Guericke, lequel mourut en 1686, ont suivi, comme lui, la carrière diplomatique, nous ne connaissons rien d'eux qui justifie ces épithètes de philosophique et d'inventif.

263-b Parmi les célébrités universitaires, Frédéric Hoffmann et George-Ernest Stahl, professeurs à Halle, semblent avoir été oubliés. Hoffmann retourna à Halle, après avoir été, de 1709 à 1712, médecin du roi Frédéric Ier; il y professa jusqu'à sa mort, arrivée en 1742. Stahl professait à Halle depuis vingt-deux ans, lorsque le Roi l'appela à Berlin, où il mourut en 1734.

265-67 La mère du poëte Canitz, ayant épuisé la France en modes nouvelles, pour renchérir sur les autres dames de Berlin, commit à un marchand de faire venir de Paris un mari jeune, beau, vigoureux, poli, spirituel et noble, supposant que cette marchandise s'y trouvait aussi communément que des pompons dans une boutique. Le marchand, tout nouveau dans celte espèce de métier, s'acquitta de sa commission comme il put; ses correspondants trouvèrent enfin un épouseur : c'était un homme de cinquante ans; il se nommait le sieur de Brunbosc, d'un tempérament faible et valétudinaire. Il arrive [en 1676]; madame de Canitz le voit, s'effraye, et l'épouse. Ce fut un bonheur pour les Prussiens que ce mariage tourna au mécontentement de la dame : autrement son exemple aurait été suivi; nos beautés auraient passé dans les mains des Français; et les Berlinois auraient été réduits, comme les Romains, à enlever les Sabines de leur voisinage.

265-68 Une princesse de Mecklenbourg, qui tomba ensuite en démence.

266-69 En 1714.

267-70 A peine y avait-il quatre cents habitants dans cette ville, au lieu qu'il y en a à présent plus de vingt mille.

267-71 En 1734 [1735].

270-72 Eckhard.

275-73 En 1472.

275-74 En 1530. [Nous devons à la source historique d'où le Roi a tiré lui-même ces faits sans les reproduire exactement, les indications suivantes : « En 1527, les états accordèrent une taxe qui devait être payée pendant trois ans, pour l'entretien des deux cents cavaliers que les états devaient fournir contre les Turcs. » — « Les états assemblés à Bernau en 1544 consentirent à une taxe pour augmenter le produit des contributions. Elle devait se lever sur les terres, censes (Hebungen), moulins, et sur les bergeries. »]

275-a La taxe sur la bière (die Bierziese), levée pour la première fois en 1467, puis en 1472, ne fut fixée pour sept années qu'en 1488. En 1513, elle fut établie à perpétuité.

276-75 En 1628. [En 1609, 1610, 1628, 1629.]

276-76 En 1631. [En 1630. L'électeur George-Guillaume appela, en 1634 et en 1635, les états à délibérer sur les traités de Pirna et de Prague. Le Grand Électeur les convoqua également en 1643, au sujet de la trêve conclue avec les Suédois : mais il ne paraît pas qu'on les ait consultés sur le traité de paix qui se négociait en Westphalie.]

277-77 En 1651.

277-a Le chancelier de Götze mourut le 15 décembre 1650. L'Électeur alors ne jugea pas à propos de le remplacer, parce qu'il voulait lui-même conserver en main tous les papiers, afin de les distribuer à chaque conseiller selon sa compétence. Cependant, pour favoriser la marche des affaires, il nomma, le 18 octobre 1652, Joachim-Frédéric de Blumenthal directeur du conseil privé; après sa mort, arrivée en 1657, le baron Othon de Schwerin fut créé, le 30 août (9 septembre) 1658, premier président du conseil, avec le pas sur le feld-maréchal et sur le grand chambellan.

278-78 Depuis 1688.

278-79 Depuis 1713.

279-a L'aperçu donné ici de l'institution du grand directoire, décrétée le 20 décembre 1722 dans le pavillon de chasse de Schönebeck, repose en partie sur son organisation primitive, en partie sur la constitution telle qu'elle fut modifiée le 7 septembre 1723, cinq jours après la mort du ministre de Kraut : cet aperçu manque donc à la fois d'exactitude dans les noms, dans l'ensemble, et dans l'enchaînement des faits.

29-a Fille aînée d'Albert-Frédéric.

3-a Le partage des États de Frédéric V n'eut pas lieu en 1402, mais en 1397.

3-b Rothenbourg.

30-a Il s'appelait seulement Guillaume.

30-b Albert-Frédéric.

31-7 Voyez les Mémoires de Sully [édit. d'Amsterdam, 1725, in-12, t. XI, p. 208, 209].

31-a L'Électeur n'entra pas dans l'union d'Auhausen, formée le 4 mai 1608, et contre-balancée par la ligue de Munich, formée le 10 juillet 1609; mais il assista à la diète de l'Union, tenue à Hall en Souabe, et y signa le recez, du 3 février 1610.

31-b La source, jusqu'ici inconnue, où ce fait a été puisé, est l'ouvrage publié, en 1633, par Henri II, duc de Rohan, et intitulé De L'Intérêt des Princes et États de la Chrétienté.

32-a L'Électeur se trouva en effet à Jüterbog avec quelques autres princes; c'est là que fut conclu un traité avec la Saxe, le 21 mars 1611. La scène du château de Düsseldorf n'eut lieu qu'en 1613.

32-b Le duc Albert-Frédéric tomba en démence l'an 1573; et, à dater de 1578, le margrave d'Ansbach, George-Frédéric, lui fut donné pour curateur. Après la mort de ce dernier, qui eut lieu en 1603, l'électeur Joachim-Frédéric le remplaça dans ces fonctions, en 1605.

32-c Cette investiture de la Prusse, du 16 novembre 1611, fut la quatrième investiture donnée à la maison électorale, si l'on admet comme la première celle du 19 juillet 1569, et comme la seconde et la troisième, celles que les ambassadeurs de l'électeur Jean-George reçurent le 27 février 1578 et le 16 avril 1589. Voyez Dogiel, Codex diplom. regni Poloniae, t. IV.

33-a Duisbourg ou Dusbourg.

33-b Hermann de Salza n'est jamais venu en Prusse, mais bien Hermann Balk, précepteur de l'Ordre en Slavonie et en Prusse. D'après Voigt, le Précepteur arriva en 1228 chez le duc Conrad de Mazovie; d'après la tradition populaire, reproduite par les auteurs qui ont précédé Voigt, ce serait en 1230.

33-c Au lieu de « Conrad d'Erlichshausen, en 1450 », il faudrait « Louis d'Erlichshausen, en 1454 »; Conrad était mort dès 1449.

34-a Le 13 février 1511.

34-b Le petit-fils.

34-c L'Auteur confond ici deux cousins de même nom : l'un, le commandant de Memel, qui mourut en 1525, était fils de Henri l'aîné, duc de Wolfenbüttel; l'autre, qui commença la guerre des noix contre son beau-frère, était le successeur de son père, Eric l'aîné, duc de Calenberg. Tous les deux étaient petit-fils de Guillaume le jeune, duc de Wolfenbüttel.

34-d 1525.

35-a L'électeur Jean-Sigismond n'abdiqua le pouvoir que dans la Marche de Brandebourg, en deçà et au delà de l'Oder, le 12 novembre 1619. Voyez Mylius, C. C. M. t. VI, sect. I, p. 283.

36-8 Le comte de Schwartzenberg, stadhouder de la Marche. [Ce jugement sévère porté sur Schwartzenberg, paraît emprunté à l'Enchaînure, qui d'un bout à l'autre parle de lui à peu près dans les mêmes termes; il y est même dit (p. 149) que le comte avait été manifestement un traître. Voltaire trouva trop de dureté dans ce jugement, que d'ailleurs aucun témoignage précis ne justifiait : et au sujet des préventions défavorables dont ce ministre continue d'être l'objet dans la suite de cette histoire, il témoigna des scrupules contre ce manque de preuves; mais le Roi n'en tint pas compte.]

38-a A la marge de ce passage, Voltaire écrivit ces mots : « Il me semble que cet article n'est point touché dans la bulle d'or; cela est très-important. » Mais le Roi ne tint pas compte de la remarque, bien qu'elle soit juste, et qu'il en ait accueilli d'autres du même genre qui lui ont été faites par Voltaire.

4-a 789.

4-b Ce chiffre n'est pas exact, car les évêchés de Havelberg et de Brandebourg furent fondés en 946 et 949, et l'archevêché de Magdebourg, en 968.

4-c Ici, comme dans plusieurs autres endroits, et même dans les Œuvres de Frédéric publiées du vivant de l'auteur, t. III, p. 446, le Roi emploie Vandale pour Vénède (Wende). Plus loin, au commencement du traité De la Superstition et de la Religion, il paraît même vouloir désigner sous le nom de Vandales d'abord les Vénèdes, puis les Vandales proprement dits.

40-9 L'Empereur avait dessein de donner ce bénéfice à son fils. [L'Administrateur ne fut déposé qu'après sa défaite près du pont de Dessau, au commencement de l'année 1628.]

41-10 En 1552; il y était stipulé que, touchant les affaires de religion, on demeurerait tranquille, et que personne ne serait inquiété, jusqu'à ce que la diète de l'Empire en eût décide.

41-a Voltaire fit sur ce passage la remarque suivante : « Il me semble que Stralsund se mit sous la protection de Gustave-Adolphe avant le siége, et que cette ville, qui n'eût pu se défendre seule, résista par le secours des Suédois et des Danois : après quoi Oxenstjerna attacha cette ville uniquement à la Suède. » Le Roi ne jugea pas à propos de faire usage de la correction.

42-11 En 1625 [1626].

42-12 Dix mille hommes.

42-a Cette trêve fut signée à Altmark, près de Stuhmsdorf, en plein champ, le 16 (26, nouv. style) septembre 1629.

42-b Le 23 septembre 1621.

43-13 Ce tableau représentait une bataille navale, que Jean de Witt, général-amiral, avait gagnée sur les Anglais.

44-a Gustave-Adolphe jeta l'ancre, le 24 juin, près de la petite île de Ruden; ce ne fut que le lendemain qu'il débarqua à Usedom.

5-1 Ce surnom lui fut donné parce qu'il était né à Rome.

5-a En 1134, Albert l'Ours fut créé margrave de la Marche du Nord par l'empereur Lothaire. A la mort de Pribislas, en 1142, il entra en possession des États slaves de ce prince; il est authentique qu'à dater de 1144, il porta le titre de Margrave de Brandebourg. Frédéric Barbe-rousse régna de 1152 à 1190.

5-b 1322.

5-c Le Roi a tiré ce renseignement d'une compilation manuscrite, faite par un littérateur de ses amis et intitulée Enchaînure chronologique de l'histoire de Brandebourg (Ms. boruss. in-4°, n° 127, de la Bibliothèque royale de Berlin), et qui indique comme sources Brottuff, Angelus et Sebaldus. On sait que la famille d'Anhalt ne compte qu'un Waldemar, et qu'elle s'est éteinte en septembre 1320.

52-a Ce François Lauenbourg, chef, en 1634, d'un régiment de cavalerie brandebourgeois, est François-Charles, duc de Saxe-Lauenbourg, frère aîné du duc François-Albert, qui, immédiatement après la bataille de Lutzen, passa du service suédois au service de l'électeur de Saxe, en qualité de feld-maréchal.

53-14 Querfurt, Jüterbog, Bock [Bourg] et Dahme.

53-a L'Empereur lit sa paix à Prague le 20 (30, nouv. style) mai 1635, mais seulement avec la Saxe. On fit, dans le traité, la réserve que George-Guillaume aurait la liberté d'y accéder : après en avoir reçu communication par l'électeur Jean-George de Saxe, il y accéda en effet à Cöln-sur-la-Sprée, le 29 juillet 1635.

57-a Le 21 novembre (1 décembre, nouveau style).

57-b Outre l'Enchaînure, le Roi semble avoir mis à profit l'avis écrit, donné, au mois d'août 1750, par M. de Hertzberg, depuis ministre d'État, sur cette question : Si Schwartzenberg avait ambitionné la dignité électorale? Quoiqu'il en soit, dans l'exemplaire unique, imprimé en 1751 pour être soumis à Voltaire, ce passage était ainsi conçu : « qui avait formé des projets au-dessus de l'ambition et des vœux d'un particulier. »

6-a Le marché se conclut dans le camp établi sous les murs de Fürstenwalde, le 15 août 1373; l'Électorat fut cédé à Charles IV, non pas pour la somme de deux cent mille florins d'or, mais bien pour six cent mille, dont le margrave Othon a été exactement payé. Ce que l'alinéa suivant renferme d'inexact sur l'histoire de la maison de Luxembourg, peut être facilement constaté au moyen des ouvrages postérieurs à ceux qu'a consultés le Roi.

6-b Ce dernier passage, qui se rapporte particulièrement à la maison de Luxembourg, commençait primitivement ainsi : « Sigismond établit Frédéric VI, burgrave de Nuremberg, gouverneur ou margrave de Brandebourg » et Voltaire avait écrit en marge « Vous ne voulez donc pas parler des quatre cent mille florins? soit. »

60-a Le 16 février, nouveau style.

62-a Le comte de Schwartzenberg ne se démit pas de ses charges, mais mourut, de mort naturelle, revêtu de toutes ses dignités, le 4 (14, nouv. style) mars 1641, à Spandow.

62-b Le colonel Maurice-Auguste de Rochow fut en effet arrêté, le 12 mai 1641, et condamné à mort; mais il réussit à s'échapper.

63-15 A Stockholm; Götze et Leuchtmar furent ses envoyés.

63-16 Oui font près de deux cent mille écus de notre monnaie.

63-a Pour deux ans.

64-a On ne fixa définitivement les frontières de la Poméranie que le 14 mai 1653; la Poméranie ultérieure fut évacuée par les Suédois dans le mois de juin de la même année.

65-17 Les duchés de Clèves, de la Mark et de Ravensberg échurent à l'Électeur; Juliers, Berg et Ravenstein, au Duc.

69-18 Ils avaient quarante mille combattants.

69-a Le 18 de juillet, vieux style.

7-a Jean.

72-a Labiau.

73-a Bromberg.

73-b Ce ne fut point l'archiduc Léopold que son père, l'empereur Ferdinand III, fit élire roi des Romains en 1653, mais son frère aîné Ferdinand IV, roi de Hongrie. Celui-ci étant mort l'année suivante, l'archiduc Léopold, après le décès de son père, fut unanimement élu empereur, en 1658.

74-19 Le comte de Dohna y commandait les troupes de l'Électeur.

74-a Fanöe.

74-b Fünen, en français Fionie.

75-a Colonel.

75-b Ce rapprochement n'est pas d'une exactitude rigoureuse, car Charles X-Gustave mourut le 23 février 1660, et Jean-Casimir abdiqua le 16 septembre 1668.

75-c 23 avril (3 mai, nouv. style) 1660.

76-a Jérôme Roth (c'est ainsi que lui-même écrivait son nom), qui fut détenu à Peitz depuis le mois d'octobre 1662 jusqu'à sa mort, arrivée en 1678, n'était pas gentilhomme; mais il paraît que son fils obtint en Pologne des lettres de noblesse.

76-b 1662 - 1669.

77-a Auguste, duc de Holstein-Plön, alors général-major.

79-a L'évêque de Münster.

80-a Il était alors âgé de vingt-deux ans.

81-a Jean-George, prince régnant d'Anhalt-Dessau, feld-maréchal de l'Électeur.

81-b Ce récit est tiré des nouvelles historiques de l'armée brandebourgeoise-prussienne, consistant en dix feuilles manuscrites, en langue allemande, et envoyées au Roi, d'après son désir, le 14 mars 1747, par le prince régnant Léopold d'Anhalt-Dessau, fils de Jean-George.

81-c 10 février 1673. Les documents sont imprimés d'après les originaux dans le Militair-Wochenblatt (Feuille hebdomadaire de l'armée). Berlin, 1836, n° 33.

84-20 Régiment de Spar [Spaen].

85-21 Le cardinal de Richelieu montrant un jour sur une carte l'endroit où Bernard de Weimar devait passer une rivière, le général allemand lui donna sèchement sur les doigts, et lui dit : « M. le cardinal, votre doigt n'est pas un pont. »

86-a Le 21 juin, nouveau style.

86-b 12 (22, nouveau style).

87-22 Il était conseiller de province, et très-attaché à l'Électeur.

87-a Le récit de celte orgie de la soirée du 14 (24, nouv. style) juin, ne repose sur aucun fondement, au moins à l'égard de Briest, car il se trouvait ce jour-là même au quartier général du Grand Électeur, à Hohenseeden, entre Bourg et Genthin, donnant sur l'insouciance des Suédois des renseignements qui décidèrent l'Électeur à marcher aussitôt sur Rathenow. Il parut en effet devant cette ville le 15 (25, nouv. style), un peu après deux heures du matin.

88-a Frédéric II, à la jambe d'argent, landgrave de Hesse-Hombourg.

89-a Jacques-Paul Gundling, dans sa biographie manuscrite du Grand Électeur, composée en 1708 (Ms. boruss. in-fol., n° 167, de la Biblioth. roy. de Berlin), rapporte ce fait de la même manière.

92-a Le Theatrum europaeum, t. XI, p. 1038, et les autres sources, diffèrent sur cette date.

92-b Les Brandebourgeois et les Lünebourgeois attaquèrent également Stettin par la rive gauche de l'Oder, mais les premiers, au-dessus de la ville, et les derniers, au-dessous.

92-c Le 27 décembre 1677 est indiqué sur toutes les médailles comme le jour de la capitulation de Stettin et de l'entrée triomphale du Grand Électeur.

94-a Le district.

94-b Dänholm.

94-c Gaspard de Hohendorff, colonel de cavalerie.

95-a Le 30 décembre 1678 (9 janvier 1679, nouveau style).

95-b L'Électeur passa la Vistule le 10 (20, nouv. style) janvier.

95-c Le 16 (26, nouv. style), il fit le trajet de Carben à Königsberg; le 18 (28, nouv. style), de Königsberg à Labiau.

96-23 Ou les Suédois étaient extrêmement fondus, pour avoir eu tant de drapeaux auprès d'un corps aussi faible, ou il s'est glissé quelque faute de nombre; j'aurais hésité de rapporter ce fait, s'il n'était pas constaté par différentes relations qui se trouvent dans les archives royales. [D'après le rapport fait par le Grand Électeur aux puissances alliées, et daté de Kuckernese, 24 janvier (3 février, nouv. style) 1679, Treffenfeldt détruisit trois régiments de dragons et un de cuirassiers, mais ne prit que huit étendards aux dragons, avec deux cornettes et deux timbales. Le jour même de l'action, le 20 (30, nouv. style) janvier, Treffenfeldt fut promu au grade de général-major.]

96-a L'Électeur passa la nuit du 19 (29, nouv. style) à Gilge, et n'arriva que le 20 (30, nouv. style) à Kuckernese, à trois milles de Tilse ou Tilsit.

96-b Il n'existe aucun lieu ni établissement du nom de Schulzenkrug, que donnent toutes les éditions; il faut lire vraisemblablement Schanzenkrug, village qui possède un bac, et situé sur la rive droite de la Gilge, à l'endroit où la Memel se partage pour former la Gilge et la Russe. C'est dans cette direction, qu'arrivant de Tilsit et de Splitter, et longeant ce bras de la Memel, les deux généraux Görtzke et Treffenfeldt poursuivirent les Suédois.

96-c Le 21 (31, nouv. style) janvier.

98-a Spaen.

98-b Ce n'est qu'en 1682 que François Meinders fut anobli par l'Empereur; l'Électeur lui confirma son titre de noblesse le 31 août de la même année.

98-c Greifenhagen.

LI-a Hénault, Nouvel abrégé chronologique de l'Histoire de France, première édition, 1744.

XLI-a En février 1747, le Roi eut une attaque d'apoplexie. C'est à cette occasion qu'il écrivit à Voltaire : « J'ai pensé très-sérieusement trépasser, ayant eu une attaque d'apoplexie imparfaite. »

XLIII-a Allusion aux Mémoires pour servir à l'Histoire des insectes, par René-Antoine Ferchault de Réaumur, dont six volumes in-4 parurent de 1734 à 1742.

XLIV-a Ce passage a trait à la réponse que fit le président de l'Académie des Sciences, le 1er juin 1747, à M. Darget, conseiller privé, après que celui-ci, en présence des princes, frères du Roi, et de la princesse Amélie, sa sœur, eut donné lecture du commencement des Mémoires de Brandebourg jusqu'à la fin du règne de l'électeur George-Guillaume. La Réponse de M. de Maupertuis se trouve dans l'Histoire de l'Académie royale des Sciences et Belles-Lettres, année 1746. Berlin, 1748, p. 377.